Figaro Histoire n°25 - La Grèce Antique

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H

H AVRIL-MAI 2016 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 25

LOIS Architecture PHILOSOPHIE

sculpture THÉÂTRE

ÉPOPÉE

POÉSIE MÉDECINE

BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 12 FS - D : 8 € - DOM : 8 € - GRE : 7,60 € - LUX : 7,60 € - MAR : 78 DH - PORT. CONT : 8 €

POLITIQUE MONNAIE

CE QUE NOUS DEVONS À LA G RÈCE

JEANNE LA BAGUE AU DOIGT

L’ÉPOPÉE DES BRIGANDS ITALIENS

LES VACANCES DE LOUIS XV



É

DITORIAL

© BLANDINE TOP

Par Michel De Jaeghere

C

LE MIRACLE GREC

e n’est pas là que tout a commencé, bien sûr. On bâtissait des pyramides, quand les Grecs étaient encore plongés dans les ténèbres de la préhistoire. Pharaon faisait édifier ses temples des millions d’années et sculpter des statues gigantesques à son effigie, qu’ils érigeaient des citadelles qui font figure de châteaux forts rupestres. Les astronomes chaldéens observèrent, avant eux, les mouvements du ciel. Les Phéniciens leur fournirent les caractères de leur écriture. L’épopée de Gilgamesh fut couchée par écrit mille ans avant les poèmes d’Homère. N’empêche que c’est là que prit forme un mode de pensée qui allait marquer notre appréhension du monde pour toujours. Là que seraient jetés les fondements de la civilisation dont nous sommes issus. Celle qui ferait prévaloir la raison critique, la recherche d’une vérité objective sur les explications magiques. C’est en Grèce que, dans la foulée, s’épanouirent, à défaut de toujours naître, les mathématiques aussi bien que la rhétorique, l’histoire, la philosophie, le théâtre, la poésie épique, les beaux-arts, l’architecture classique. Le phénomène a eu une ampleur telle qu’il a longtemps été considéré comme le fruit d’un inexplicable miracle. Il plonge en réalité ses racines dans l’histoire. Car sans l’effondrement du monde mycénien, l’aventure n’aurait, sans doute, pas pris le même tour. Agamemnon aurait pu continuer de dormir sous son masque d’or, au cœur de sa forteresse de pierres cyclopéennes. La vie urbaine se fût, longtemps encore, pressée au pied des citadelles de quelques chefs de guerre. La viesocialeeûtétécantonnéeàuneélitedeguerriersréunisautourd’unroiconcentrant tous les attributs du pouvoir. La Grèce serait restée une province de l’Orient. Tout change lorsque s’efface, au XIIe siècle av. J.-C., cette civilisation palatiale. Ce sont d’abord les siècles obscurs, le recul brutal des conditions de la vie matérielle. Les rois ont disparu en même temps que leurs royaumes riches en or. Avec eux, pour quatre siècles, l’écriture. Restent face à face les communautés villageoises et l’ancienne aristocratie. C’est souvent l’instabilité et la tyrannie, la misère, à l’image d’Ithaque livrée aux luttes fratricides des prétendants de Pénélope. Mais nul n’est plus assez fort pour imposer, à long terme, un pouvoir absolu. Vient le temps où il faut composer, débattre. Trouver entre tribus un nouvel équilibre. Ce sera, à l’issue de longs siècles de tâtonnements, l’invention, décisive, de la cité, la polis. Une communauté politique définie par la recherche d’un bien commun au terme d’un débat contradictoire. Une ville dont le centre n’est plus la citadelle, mais l’agora où se discutent les affaires publiques. Une patrie dont on hérite comme du bien suprême, parce qu’elle est l’apanage de tous. Comme l’a souligné Jean-Pierre Vernant dans son maître livre, Les Origines de la pensée grecque, le tournant va très au-delà de la seule répartition du pouvoir politique. Car de la souveraineté de la parole naissent bientôt la rhétorique, l’art de la persuasion, la sophistique. Avec eux, une conception du monde où la recherche du vrai prend soudain la première place, en même temps qu’un art politique qui fait un idéal de l’unité obtenue par la mesure, le compromis. La philosophie, comme recherche du Beau, du Bien et du Vrai, connaissance de soi-même et des fins dernières, n’aura, en définitive, pas d’autre

origine. La science naît en Ionie, au VIe siècle av. J.-C., de l’idée que la nature obéit à des règles rationnelles, qu’il importe de découvrir ; qu’elle répond à un ordre dont les lois sont accessibles à l’intelligence humaine, à l’image de celles qui régissent la vie publique. Parce que leur objectif n’est pas de disposer, comme y aspiraient les monarchies orientales, de sujets obéissant aveuglément, mais d’hommes libres conscients de leurs devoirs vis-à-vis de leur communauté, et prêts à offrir leur temps, leur talent et s’il le faut leur vie pour leur patrie, la formation dispensée par les Grecs se propose de guider le libre arbitre de l’individu pour le convaincre qu’il ne s’accomplira qu’en se donnant à plus haut et plus grand que lui. Tous leurs arts porteront la marque de cette ambition, avec leur statuaire ennemie de tout hiératisme, idéalisant le corps humain dans ses proportions et dans sa liberté de mouvement, et présentant des dieux semblables aux hommes comme pour inviter à la perfection les mortels ; leur architecture à hauteur d’homme, visant à l’harmonie plutôt qu’au colossal ; leur littérature explorant les méandres du cœur. Le miracle tient à ce que les Grecs ne se contentèrent pas de tirer ainsi les fruits de leurs choix politiques. A l’image d’Ulysse dont la figure prend forme dans les épopées que chantent les aèdes, l’esprit d’aventure et le sens du commerce, la recherche de métaux précieux, la pression de la démographie les relancent dès le VIIIe siècle av. J.-C. sur la mer violette. Les fait toucher aux rives de la mer Noire, au Proche-Orient, à l’Egypte, à l’Afrique, à l’Espagne autant qu’à la Sicile et à l’Italie du Sud. Ils y multiplient les rencontres, ils en rapportent des produits, ils y engrangent des connaissances. L’alphabet phénicien leur permet bientôt de renouer avec l’écriture. Elle leur offre, partant, de fixer non plus comme autrefois les titulatures des officiers royaux ou les provisions consignées dans leurs entrepôts, mais bien les opinions et les idées nouvelles. La cité devient le lieu où ces découvertes sont rapportées, disséquées, hiérarchisées, débattues. Où s’opère l’alchimie qui préside à la fois à la transmission des valeurs ancestrales et à la remise en cause des habitudes obsolètes. Où l’enracinement dans un profond patriotisme ne fait pas obstacle à l’assimilation de ce que l’étranger peut apporter de meilleur. Où, sans renoncer aux plus anciennes appartenances, la tradition devient, soudain, critique. L’ultime paradoxe tient à ce que c’est alors même qu’au VIe siècle av. J.-C. la raison s’imposait ainsi au cœur de l’identité grecque que les poèmes d’Homère furent, sur l’ordre de Pisistrate, définitivement fixés par écrit. Que les dithyrambes dionysiaques alternant processions, chants et danses en l’honneur des dieux de la plus ancienne mythologie donnèrent naissance au théâtre. Et qu’à l’emplacement où avaient été autrefois construits les palais de leurs rois, les Grecs firent couronner leurs villes d’acropoles dédiées au culte de leurs dieux. Comme s’ils avaient compris que le mystère de la condition humaine laissait place à des questions auxquelles la réponse ne pouvait être donnée que sous le voile du mythe et de la littérature. Et que le triomphe de la raison sur les forces obscures de la pensée magique ne pouvait avoir, pour autant, toujours réponse à tout.

H CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.


© ILN/CAMERAPRESS/GAMMA-RAPHO.

PÂQUES SANGLANTES À DUBLIN IL Y A UN SIÈCLE, DUBLIN SE SOULEVAIT CONTRE LONDRES AU PRIX D’UNE RÉPRESSION SANS MERCI. UNE RÉVOLUTION POLITIQUE ET CULTURELLE QUI ALLAIT ABOUTIR À L’INDÉPENDANCE DE L’IRLANDE.

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L’EMPEREUR

QUI NE DORMAIT JAMAIS IL FUT MOINS LE DERNIER

© COLLECTION DAGLI ORTI/AURIMAGES

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

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DES EMPEREURS ROMAINS QUE LE PREMIER DES EMPEREURS BYZANTINS.

PLUTÔT QU’UN CHEF MILITAIRE SOUCIEUX DE RECONSTITUER L’EMPIRE,

JUSTINIEN CHERCHA EN RÉALITÉ À ASSURER SON UNITÉ RELIGIEUSE.


© AFP/JEAN-SEBASTIEN EVRARD.

28 J

EANNE LA BAGUE AU DOIGT

SIX SIÈCLES APRÈS AVOIR ÉTÉ DONNÉ AUX ANGLAIS PAR L’ÉVÊQUE CAUCHON, L’ANNEAU DE JEANNE D’ARC A DE NOUVEAU FRANCHI LA MANCHE. ENQUÊTE

ET AUSSI À LA DROITE DE L’AIGLE BOUTANG, VU DE HAUT ILLUSIONS PERDUES CÔTÉ LIVRES

CRÉPUSCULE DE LA MODERNITÉ À LA TABLE DE L’HISTOIRE EXPOSITIONS

© RMN GRAND PALAIS (MUSEE DU LOUVRE) T. LE MAGE/SP.

SUR L’HISTOIRE TOURMENTÉE D’UN BIJOU NATIONAL.


À

8 h

Pâques sanglantes à Dublin

Le 24 avril 1916, quelques centaines d’Irlandais se soulevèrent contre la couronne britannique. La répression, féroce, eut pour conséquence de rallier la population irlandaise à la cause nationaliste.

P

PHOTOS : © TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE

L’A F F I C H E Par Philippe Maxence

rintemps 1916 : la guerre fait rage sur le continent et la France vit au rythme de la bataille de Verdun. Le mercredi 26 avril, Le Figaro annonce pourtant en deuxième page que des « désordres » ont éclaté à Dublin. C’était il y a tout juste cent ans. Que se passe-t-il exactement en Irlande ? Toujours selon Le Figaro, reprenant un communiqué de Londres tombé la veille : « Hier, à midi, un groupe considérable d’hommes, la plupart armés, appartenant à l’organisation politique dite “Sinn Féin”, occupèrent une des principales places de Dublin appelée “Stephen’s Green”, s’emparèrent du bureau central des postes et télégraphes d’Irlande, coupèrent les fils des télégraphes et des téléphones, occupèrent les principales artères, Sackville Street, Abbey Street, et le long des quais. » Sur la même page, le quotidien consacre un autre article à l’arrestation de sir Roger Casement, qui devait ravitailler en armes le soulèvement irlandais. Car le « désordre » évoqué est en réalité plus que cela. Il s’agit d’une tentative de révolution nationaliste dont le but clairement affiché est d’imposer par la force à l’Empire britannique l’indépendance de l’Irlande. Dans la semaine précédant la fête de Pâques, Dublin avait observé un nombre inhabituel d’hommes prenant le chemin des confessionnaux. Le dimanche pascal

UN POÈTE INSURGÉ Ci-contre : l’écrivain Patrick Pearse, l’un des principaux leaders de l’insurrection irlandaise de 1916, proclama, le 24 avril, l’indépendance de l’Irlande et la République. Il sera exécuté le 3 mai 1916. Page de droite : le 24 avril 1916, la Grande Poste de Dublin est occupée par les hommes des Irish Volunteers et de l’Irish Citizen Army.

s’était tranquillement passé quand, le lendemain, deux colonnes d’hommes armés avaient chacune remonté les rues de la ville avant d’opérer leur jonction non loin de la Grande Poste, un imposant bâtiment de style georgien, typique de la fin du XIXe siècle. A Dublin, les badauds ont l’habitude de ces démonstrations de force exécutées périodiquement par les Irish Volunteers, une milice nationaliste créée en 1913, et

par les militants syndicalistes, regroupés au sein de l’Irish Citizen Army (ICA). Rien de particulièrement inquiétant donc, sauf que ce 24 avril 1916, les miliciens s’emparent de la Grande Poste ainsi que d’autres points de la ville. Au total, entre 700 et 1 000 hommes sont répartis dans Dublin, barricadés, attendant l’arme au poing, dans une tension inhabituelle. Deux drapeaux ont été dressés sur le toit



© MUSÉE NICÉPHORE NIÉPCE, VILLE DE CHALON-SUR-SAÔNE/ADOC-PHOTOS. © ILN/CAMERAPRESS/GAMMA-RAPHO.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 10 h

du bâtiment postal : le tricolore des nationalistes, vert, blanc et orange, et la bannière bleue avec la charrue d’or et les étoiles d’argent du mouvement ouvrier irlandais. A midi, un homme de 36 ans, l’écrivain Patrick Pearse, monte sur une table et proclame solennellement, « au nom de Dieu et des générations disparues », l’indépendance de l’Irlande et la République. Une grande banderole sur le fronton de la Poste le rappelle à tous : « Poblacht na hEireann » (république d’Irlande).

Cette révolution n’est pas seulement politique. Ses fondements sont culturels. Avant même de tenter militairement de rendre « l’Irlande aux Irlandais », des générations de militants avaient lutté pour rendre « les Irlandais à l’Irlande » en leur restituant leur langue, leur foi et leurs mœurs, conscients que l’irrédentisme irlandais au sein du Royaume-Uni était, d’abord, le fruit d’une histoire singulière. Peuplée de Gaëls (une population celte) aux derniers siècles du IIIe millénaire avant notre ère, l’île n’avait pas connu l’invasion romaine. Evangélisée au Ve siècle, elle dut faire face trois siècles plus tard aux envahisseurs nordiques qui accostèrent sur l’île et s’installèrent le long des côtes. Divisé en petits royaumes, le pays peina longtemps à établir son unité politique. Et c’est de cette désunion que lui viendrait finalement son malheur. Au XIIe siècle, en effet, privé par le grand roi d’Irlande, Rory O’Connor, de son royaume du Leinster (est de l’île), Dermot MacMurrough se réfugie en Angleterre. En 1167, ayant fait acte d’allégeance à Henri II d’Angleterre, il rentre dans son pays, mais il n’est plus seul. Avec lui une armée de barons anglo-normands, premiers éléments d’un flot qui ne cessera plus de grossir. Désormais,l’Irlandeestattachéeàl’Angleterre. Une réunion difficile, chaotique,

sanglante même. Au fil du temps, les Anglais colonisent le pays, imposent leurs lois et leur gouvernement, matent les révoltes et remplacent les élites. Or, tout différencie les deux peuples : la langue, la culture, le droit (celte et non romain en Irlande) et même le catholicisme qui sur l’île est d’inspiration monastique plutôt qu’épiscopal. A partir de la Réforme anglicane, cette simple différence se transforme en véritable guerre de religion, qui devient déterminante puisqu’elle oppose le protestantisme des colons britanniques au catholicisme celtique des populations occupées. Entre 1649 et 1653, le puritain Cromwell n’hésite pas à recourir aux massacres de masse et à la déportation des populations pour soumettre les irrédentistes. Les terres sont redistribuées à ses soldats qui, s’empressant de les revendre à leurs compatriotes, accélèrent le passage du pouvoir et de la propriété à l’oligarchie d’origine britannique au détriment d’une population catholique de plus en plus prolétarisée. C’est du sein des élites protestantes de l’île que naquit pourtant la rébellion. Jonathan Swift (1667-1745), le père de Gulliver, dénonce ainsi dans ses écrits l’exploitation économique de son pays. Theobald Wolfe Tone fonde en 1791 le mouvement des « Irlandais unis » qui s’inspire de la Révolution française. Robert Emmet échoue, en


légale pour entraîner ses hommes au maniement des armes en vue du coup de force. Parmi les chefs de l’IRB, on trouve ainsi des hommes comme Patrick Pearse, qui sera le président de l’éphémère république d’Irlande mais aussi Thomas Clarke, Seán MacDiarmada, Eamonn Ceannt et Joseph Plunkett. Tous sont des militants nationalistes éprouvés et plusieurs d’entre eux – c’est le cas de Pearse – ont fait leurs armes au sein de la « Gaelic League », une association qui milite pour l’usage de la langue gaélique. Après bien des hésitations, ils se sont adjoint James Connolly, le chef de l’ICA, la milice constituée par les syndicalistes pour se défendre contre les hommes de main du patronat. A sa foi socialiste, celui-ci associe un profond amour pour l’Irlande. Et sa petite armée rouge, d’environ 250 hommes déterminés, représente un apport non négligeable pour les insurgés. Les heures précédant le soulèvement sont fiévreuses. Peu confiant, Eoin MacNeill, le chef officiel des Irish Volunteers, a interdit, le samedi saint, à ses hommes de se lancer dans l’aventure et de suivre Pearse. Ce dernier, ainsi que ses amis, ne bougent pas jusqu’au soir du dimanche de Pâques où ils envoient des ordres pour la mobilisation du lendemain. Dès le départ, pourtant, le soulèvement est voué à l’échec. Dans leurs uniformes verts, les insurgés occupent plusieurs points de la ville et attendent. Quoi, exactement ? La riposte britannique ! Quand le « Château » de Dublin, siège de l’autorité

© TOPFOTO / ROGER-VIOLLET.

1803, dans sa tentative de soulèvement et laisse la place, en 1823, à un jeune avocat catholique, Daniel O’Connell qui obtient l’émancipation de ses coreligionnaires. Désormais, les catholiques irlandais pourront siéger au Parlement, exercer des professions libérales ou servir le gouvernement. Reconnus socialement, ils s’investissent en politique. L’avenir semble se dégager quand, à partir de 1845, l’île est touchée par la « grande famine ». Née du mildiou qui ravage la culture des pommes de terre, aliment de base de la population, cette tragédie décime l’Irlande et oblige les plus vaillants de ses fils à l’exil. Malgré tout, un mouvement nationaliste appelé la « Jeune Irlande » tente, en 1848, un coup de force qui échoue lamentablement. Dix ans après, c’est une organisation clandestine qui voit le jour : « The Irish Republican Brotherhood » (IRB). Pour obtenir l’indépendance, elle n’hésite pas à recourir aux attentats, jusqu’en Angleterre même. Non sans succès puisque le paiement par les catholiques de la dîme à l’Eglise d’Irlande est aboli et que l’éventualité du Home Rule (statut d’autonomie) commence à faire l’objet des débats politiques. Il est alors principalement porté par le protestant Charles Stewart Parnell qui, au Parlement de Londres, fait et défait les majorités en fonction de leur vote pour l’Irlande. Si le sud de l’île vibre à l’idée de l’autonomie, l’Ulster, à majorité protestante depuis l’arrivée massive de colons écossais et anglais en 1609 au nord de l’île, voit le risque d’être submergé par la majorité catholique, d’où le slogan : « Home Rule is Rome Rule. » D’année en année, ce projet est donc repoussé avant d’être finalement voté en 1912, puis ajourné en raison de la déclaration de guerre. Mais pour les nationalistes, la question est déjà dépassée. Ils veulent désormais l’indépendance,pasl’autonomie.Etcomme, selon le vieil adage, « England’s difficulty is Ireland’s opportunity », ils entendent profiter de la guerre en France pour tenter un soulèvement. Mais qui sont-ils exactement ? Il est difficile de répondre de manière simple. Depuis la création des Irish Volunteers, l’IRB a noyauté cette milice, profitant de sa façade

D’UNE GUERRE À L’AUTRE Page de gauche, en haut et en bas : des soldats et des volontaires irlandais en 1916. Parmi eux, certains revenaient du front français, tout comme les Britanniques (ci-dessus) appelés en renfort pour mater l’insurrection. légale, apprend l’occupation de la Grande Poste, il envoie un détachement de lanciers, lesquels avancent tranquillement sur leur monture quand les premiers coups de feu éclatent. Dans Sackville Street (aujourd’hui O’Connell Street), le sang des bêtes se mêle à celui des hommes. Informé, Londres réagit avec force. Quatre divisions sont envoyées en urgence en Irlande. Au total, 50 000 hommes sont ainsi mobilisés. Ce soulèvement est-il une vraie surprise pour les Anglais ? En partie, seulement. Les services secrets de Sa Majesté avaient bien signalé l’agitation des Irish Volunteers qu’ils avaient infiltrés. Une centaine d’arrestations préventives avait même eu lieu. Mais constatant l’opposition radicale d’Eoin MacNeill à toute idée de soulèvement, le

DES FEMMES ET DES ENFANTS, AUSSI Parmi les insurgés de Pâques 1916, on trouve aussi des femmes. La plus célèbre est l’élégante comtesse Constance Markievicz (1868-1927). Issue d’une famille protestante, elle doit son nom polonais à son mari. C’est une artiste, une militante du droit des femmes et, malgré son titre, une socialiste convaincue. Trésorière de l’Irish Citizen Army, elle est aussi présidente du Cumann na mBan, association de femmes nationalistes. Elle est une des rares femmes à prendre part au combat. Les autres, essentiellement regroupées au sein de l’Inghinidhe na hEireann, assurent un rôle médical et jouent les estafettes. Ce qui est aussi le cas des membres du Fianna na hEireann, des jeunes scouts nationalistes irlandais.

11 h


« Château » s’était rassuré à bon compte. C’était sans compter sur le fait que désormais sa milice était en fait dirigée par le comité secret de l’IRB. A partir du mardi de Pâques, les Britanniques organisent la contre-offensive. L’attaque des positions nationalistes est précédée par les tirs d’artillerie qui détruisent les bâtiments de la ville. Contrairement à l’espoir des insurgés, les Dublinois sont révoltés par l’insurrection qui n’apporte à leurs yeux que destructions, accroissement de la pauvreté et inquiétude quant à l’avenir. Ils en profitent même pour se lancer dans de véritables scènes de pillages, pénétrant dans les commerces éventrés pour s’emparer des denrées mises ainsi à leur disposition. De son côté, l’armée bloque le ravitaillement en nourriture et accentue sa pression sur les nationalistes. Pour les renforts arrivés d’Angleterre, dont la plupart des hommes se sont battus en France, la situation est telle qu’ils la surnomment d’un nom terriblement évocateur : « Ypres-sur-la-Liffey », du nom de la rivière qui traverse la ville. Et la province ? Elle aurait dû, elle aussi, se soulever. Mais du fait du manque de communication, peu de villes bougent. Les Britanniques peuvent donc tranquillement concentrer leur effort sur Dublin. Finalement, le samedi 29 avril 1916, constatant la supériorité de leur adversaire, le nombre de morts et de blessés, la ville en ruine, les chefs du soulèvement décident de se rendre. Ils sont aussitôt envoyés en prison puis exécutés, entre le 3 et le 12 mai. La vigueur de la répression, son extrême brutalité, sa totale absence de respect du droit entraînent de vives protestations au plan international, mais aussi de la part de l’opinion anglaise. Elle constitue surtout une terrible erreur psychologique. Retournés par les événements, les Irlandais prennent

désormais position en faveur des nationalistes. Aux élections de 1918, ils donnent la majorité au Sinn Féin, un petit parti nationaliste qui sert désormais de refuge légal aux républicains. Ses élus refusent alors de siéger à Londres et constituent un Parlement national. Cette décision unilatérale entraîne une nouvelle répression, mais cette fois l’Irish Republican Army (IRA), conduite par Michael Collins, oblige Londres à négocier et à accepter la création de l’Etat libre d’Irlande dans le cadre du Commonwealth. Au prix, cependant, de la partition de l’île (l’Ulster restant liée à l’Angleterre) et d’une terrible guerre civile qui oppose les forces légales conduites par Collins, favorable au compromis avec la Grande-Bretagne, aux républicains qui, derrière Eamon De Valera (futur chef du gouvernement), entendent obtenir l’indépendance totale. Si cette guerre fratricide prend fin en 1923, il faudra attendre le lundi de Pâques 1949 pour que l’Etat irlandais adopte le nom de république d’Irlande. Mais, d’un lundi de Pâques à l’autre, le rêve de Patrick Pearse et de ses compagnons sera devenu réalité. 2

© TOPFOTO/ROGER-VIOLLET. © RUE DES ARCHIVES/TALLANDIER.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 12 h

MARTYRS DE LA NATION Face à la violente répression des Britanniques, les chefs des insurgés irlandais se rendirent le 29 avril. Ils seront immédiatement emprisonnés puis fusillés, entre le 3 et le 12 mai, dans la prison de Kilmainham, à Dublin (ci-dessus). Parmi les prisonniers, Eamon De Valera (à droite, lors de son arrestation) fut épargné grâce à sa citoyenneté américaine. Il sera président de la République irlandaise, de 1959 à 1973.

LE PRIX DE LA RÉPRESSION A peine ont-ils été vaincus que la répression s’abat sur les insurgés. Quinze responsables sont passés par les armes (Patrick Pearse, Thomas Clarke, Thomas MacDonagh, Edward Daly, Michael O’Hanrahan, William Pearse, Joseph Plunkett, John MacBride, Con Colbert, Eamonn Ceannt, Michael Mallin, Seán Heuston, Thomas Kent, James Connolly et Seán MacDiarmada). Leurs corps sont jetés dans une fosse commune et recouverts de chaux. Eamon De Valera, futur chef de l’Etat irlandais, échappe à la mort en raison de sa double nationalité, irlando-américaine. Plus de 3 200 personnes sont arrêtées – bien plus que le nombre des insurgés – dont 77 femmes. 1 862 hommes et 5 femmes sont déportés dans des camps en Angleterre.


Histoire de l’Irlande. De 1912 à nos jours

À LIRE de Philippe Maxence Irlande 1916. Le printemps d’une insurrection, Via Romana, 200 pages, 12 €. Pâques 1916. Renaissance de l’Irlande, Via Romana, 400 pages, 29,50 €. Outre le récit de la révolution irlandaise, 1919-1949, ce livre comprend quatre dictionnaires sur les protagonistes et les mouvements de cette période.

Alexandra Slaby « It will be grand ! » (« Demain sera meilleur ! ») C’est sur ces mots que s’achève ce livre qui s’intéresse surtout à l’Irlande de l’après-insurrection de 1916, même si un retour en arrière se révèle nécessaire pour comprendre une réalité complexe. Ces lendemains ne sont pas forcément roses comme le montre l’évocation de la guerre pour l’indépendance (1919-1921), la guerre civile (1922-1923) ou le conflit en Irlande du Nord pendant toute la fin du XXe siècle. Mais l’auteur sait décrire l’émergence d’un Etat démocratique, les orientations diverses des gouvernements, les difficultés économiques ou les tensions qui traversent l’île (la question de la place de l’Eglise, par exemple) jusqu’à aujourd’hui, donnant à voir une Irlande bien loin du rêve des combattants républicains. Tallandier, 464 pages, 23,90 €.

13 h


NAISSANCE © LUISA RICCIARINI/LEEMAGE.

DE LA PHILOSOPHIE DES RUINES DE LA CIVILISATION MYCÉNIENNE JAILLIT LA GRÈCE CLASSIQUE. ET AVEC ELLE, L’AMOUR DE LA SAGESSE ET L’EXERCICE DE LA RAISON, QUI DEVAIENT TRANSFORMER LE DESTIN DE L’EUROPE ET DU MONDE.

© MAURIZIO RELLINI/SOPA RF/WWW.SIMEPHOTO.COM/GRAND TOUR/CORBIS.

EN COUVERTURE

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LES ENFANTS

DU MIRACLE

C’EST LE PLUS BEAU DES

HÉRITAGES DONT ON PUISSE RÊVER. DE L’ARCHITECTURE AUX MATHÉMATIQUES, DE LA SCULPTURE À LA POÉSIE, DE L’HISTOIRE À LA LÉGISLATION, LE MONDE N’EN FINIT PAS DE PUISER DANS LE LEGS INESTIMABLE QUE LUI FIT LA GRÈCE IL Y A VINGT-CINQ SIÈCLES.


LES SŒURS ENNEMIES

LE MATCH ATHÈNES-SPARTE A FAIT LES BEAUX JOURS DE L’HISTORIOGRAPHIE.

LES CITÉS RIVALES POURSUIVAIENT POURTANT LE MÊME BUT : LA FORMATION DE CITOYENS

CE QUE NOUS DEVONS À LA G RÈCE ET AUSSI

LA FABRIQUE DU CITOYEN PÉRICLÈS ET SON DOUBLE DES HOMMES D’EXCEPTION LA GRANDE ILLUSION LA GRÈCE N’ÉTAIT PAS BLANCHE À L’ÉCOLE D’ATHÈNES LA GRANDE ODYSSÉE

© FINEARTIMAGES/LEEMAGE.

© SITES & PHOTOS/AKG-IMAGES/SAMUEL MAGAL.

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DÉVOUÉS CORPS ET ÂME À LA PATRIE.


106A

DANS LES MONTAGNES DE L’ANTIQUE LUCANIE, LE SOUVENIR DE LEURS EXPLOITS ET DE LEURS MÉFAITS EST ENCORE À VIF. ENQUÊTE SUR LES TRACES DES BRIGANDS QUI PRIRENT LES ARMES CONTRE

© SIME/PHOTONONSTOP.

L’UNITÉ ITALIENNE ET SUR LA FÉROCE RÉPRESSION QUI S’ENSUIVIT.

© MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET.

L’ESPRIT DES LIEUX

U PAYS DES BRIGANDS

114 L

A TRAVERSÉE DE PARIS

DEPUIS QUATRE SIÈCLES, IL ALLONGE MAJESTUEUSEMENT SES BRAS SCULPTÉS SUR LA SEINE. EMBLÈME PARISIEN PAR EXCELLENCE, LE PONT-NEUF DÉVOILE L’HISTOIRE DE SON QUARTIER DE MARCHANDS, DE VOLEURS ET DE BRETTEURS.


126 A

ZAY-LE-RIDEAU À CIEL OUVERT POSÉ SUR SON MIROIR

D’EAU, IL EST CONNU © PHILIPPE BERTHÉ/CENTRE DES MONUMENTS NATIONAUX.

COMME LE PLUS PUR JOYAU DES CHÂTEAUX DE LA LOIRE. MAIS LA RESTAURATION DE SON ÉTONNANTE TOITURE RÉVÈLE AUJOURD’HUI D’AZAY-LE-RIDEAU UN VISAGE FASCINANT ET INATTENDU.

LES VACANCES DE LOUIS XV LOUIS XV EN AVAIT FAIT SON SÉJOUR D’AUTOMNE, POUR S’Y ADONNER AUX PLAISIRS DE LA CHASSE. UNE MAGNIFIQUE EXPOSITION FAIT REVIVRE LES TRÈS RICHES HEURES DE SA COUR

À FONTAINEBLEAU, ENTRE RÉCEPTIONS FASTUEUSES ET DIVERTISSEMENTS RAFFINÉS.

© RMN-GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE FONTAINEBLEAU)/GÉRARD BLOT/SP.

ET AUSSI


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