Algérie, la guerre sans nom

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H DÉCEMBRE 2014-JANVIER 2015 – BIMESTRIEL – NUMÉRO 17

ALGÉRIE,

LA GUERRE SANS NOM BEL : 7,60 € - CAN : 14 $C - CH : 11 FS - DOM : 8 € - LUX : 7,60 € - MAR : 75 DH - NL : 8 € - PORT CONT : 8 €

L’étrange défaite Quand De Gaulle avançait masqué Les sacrifiés de la paix

CARRÈRE :

LES CLÉS DU ROYAUME

LOUIS XV LE MAL-AIMÉ VOYAGER AU MOYEN ÂGE


© EDUARDO DIEGUEZ/PHOTOCALL 3000/SIPA/1406191717.


É

DITORIAL

Par Michel De Jaeghere

© BLANDINE TOP.

LA GUERRE D’ALGÉRIE EST-ELLE TERMINÉE ?

I

l arrive, parfois, que l’Histoire se venge. Parmi les conflits dans lesquels la France a été engagée au XXe siècle, la guerre d’Algérie est peut-être celui dont les plaies ont été les plus longues à cicatriser. La Grande Guerre a pu se traduire par une saignée des forces vives de la population française ; elle nous émeut par la somme des héroïsmes individuels qui s’y sont manifestés. Le deuxième conflit mondial a été l’occasion d’un déchaînement de barbarie sans exemple ; il a atteint une dimension eschatologique par le fait même que l’Allemagne hitlérienne y avait donné au mal un visage, et qu’elle avait fini par être terrassée. La guerre d’Indochine a signé le recul décisif de notre vocation de grande puissance ; elle reste nimbée par la beauté des paysages qui lui avaient servi de théâtre. La guerre d’Algérie échappe à toute transfiguration littéraire, toute idéalisation sentimentale. Soixante ans après son déclenchement, l’amertume qui marque son souvenir n’a rien perdu de son âpreté. Elle est le lieu du sous-entendu, du non-dit, de l’esquive. Comme s’il y avait un (ou plusieurs) cadavre(s) dans le placard. Elle avait commencé par un meurtre abject : celui d’un instituteur de 23 ans, arrivé dans la région un mois plus tôtpour participer àl’œuvre d’alphabétisation.C’étaitle1er novembre1954,ilyatoutjustesoixanteans.Terreurcontre terreur, elle avait obéi aux lois d’airain de la guerre révolutionnaire : la montée aux extrêmes, la spirale du cycle provocation-répression. Elle s’était déroulée sur un invisible champ de bataille, contre un ennemi insaisissable. Elle avait vu se succéder les embuscades, les tueries, auxquelles avaient répondu d’impitoyables opérations de ratissage, les douars et les mechtas brûlés. Elle avait été ponctuée par les attentats aveugles, qui avaient frappé les populations au hasard, et auxquels l’armée avait été chargée de mettre fin par des dirigeants civils peu désireux de savoir quels moyens elle utiliserait. Mais ce qui lui donne son exceptionnelle âcreté, c’est sans doute la place qu’y tint le mensonge. Mensonge d’une guerre qu’on refusa, longtemps, d’appeler par son nom, parce que, répétaient des gouvernants promis à devenir, plus tard, les icônes de la gauche française, Mendès France, Mitterrand, l’Algérie, c’était la France. Mensonge d’un FLN qui parvint à se faire reconnaître comme le seul représentant légitime du peuple algérien, quand le nombre de ses militants n’approcha jamais celui des harkis qui servaient dans l’armée française ; quand son action se traduisit, sur le terrain, par une politique de terreur à l’égard de ses propres concurrents, ainsi que des musulmans acquis à l’Algérie française. Mensonge de l’allié américain ruinant à Suez le prestige de la France au lendemain d’une victoire militaire qui aurait privé la rébellion de ses principaux soutiens. Mensonge d’un général De Gaulle proclamant, en juin 1958, à Oran et à Mostaganem : « L’Algérie est une terre française, organiquement, aujourd’hui et pour toujours. » « Vive

l’Algérie française ! » Et encore à Saïda, en août 1959 : « Moi vivant, le drapeau vert et blanc du FLN ne flottera jamais sur Alger. » Mensonge d’une paix qui se traduisit par un renouveau de violence contre les Européens, les disparitions, la torture et le massacre de dizaines de milliers de harkis que la France avait promis de ne jamais abandonner, l’exode forcé d’un million de pieds-noirs, le basculement du pays dans l’anarchie. On a beaucoup spéculé, beaucoup écrit sur le retournement qui vit le général De Gaulle, installé au pouvoir sous la pression des plus ardents soutiens de l’Algérie française, se faire, derrière « un voile épais de tromperies » (Vers l’armée de métier), l’artisan de l’indépendance après avoir engagé son armée à tous les sacrifices pour obtenir une victoire sur le terrain. On lui fait souvent créditaujourd’huid’avoir,contresesproprespartisans,comprisquel’empire était devenu pour la France un fardeau insupportable, et que les évolutions démographiques allaient rendre la pression migratoire irrésistible si l’on ne tranchait pas les liens qui l’unissaient au Maghreb. C’est balayer d’un revers de main les solutions confédérales qui auraient pu concilier autonomie et coopération et, créant les conditions de la prospérité, fixer les populations sur leur sol. Tenir pour rien l’abandon du pétrole saharien, qui aurait changé la situation géopolitique de la France. Négliger la soumission ultérieure de l’Algérie indépendante à une dictature corrompue qui, en dépit de la rente pétrolière laissée par l’ancienne métropole, l’a maintenue dans le sous-développement, conduite à l’islamisme et à une guerre civile qui a fait plus de 60 000 morts. Mais c’est souligner, en réalité, l’ultime mensonge, celui que la population française s’est fait à elle-même, en soutenant à une majorité écrasante une politique présentée comme indispensable à la véritable grandeur de la France, parce qu’elle donnait un habillage honorable à un abandon dicté avant tout par un lâche soulagement : celui d’être débarrassé du poids de l’empire pour jouir sans entraves des délices de la société de consommation. Notre pays en a été payé par la crise morale de Mai 1968, le choc pétrolier qui l’a trouvé sans ressources énergétiques en 1973, la vague migratoire qui a fait passer depuis 1962 la population algérienne en France de 300 000 à 5 millions de personnes (binationaux compris). On peut penser que la guerre d’Algérie s’est inscrite dans le mouvement irrépressible de l’émancipation des peuples du tiers-monde. Que la France n’a fait, en quittant ses anciens territoires, que consentir à l’inévitable. Ce n’est pas une raison pour refuser de scruter les circonstances qui ont fait de la tragédie algérienne l’un de ces drames qui continuent, longtemps après leur conclusion, à développer leurs conséquences comme la braise sous les cendres d’un feu mal éteint. 2

H CONSEIL SCIENTIFIQUE. Président : Jean Tulard, de l’Institut. Membres : Jean-Pierre Babelon, de l’Institut ; Marie-Françoise Baslez, professeur d’histoire

ancienne à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Simone Bertière, historienne, maître de conférences honoraire à l’université de Bordeaux-III et à l’ENS Sèvres ; Jean-Paul Bled, professeur émérite (histoire contemporaine) à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Maurizio De Luca, ancien directeur du Laboratoire de restauration des musées du Vatican ; Eric Mension-Rigau, professeur d’histoire sociale et culturelle à l’université de Paris-IV Sorbonne ; Arnold Nesselrath, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, délégué pour les départements scientifiques et les laboratoires des musées du Vatican ; Dimitrios Pandermalis, professeur émérite d’archéologie à l’université Aristote de Thessalonique, président du musée de l’Acropole d’Athènes ; Jean-Christian Petitfils, historien, docteur d’Etat en sciences politiques ; Jean-Robert Pitte, de l’Institut, ancien président de l’université de Paris-IV Sorbonne, délégué à l’information et à l’orientation auprès du Premier ministre ; Giandomenico Romanelli, professeur d’histoire de l’art à l’université Ca’ Foscari de Venise, ancien directeur du palais des Doges ; Jean Sévillia, journaliste et historien.

3 h


U ROYAUME DE ARRÈRE

JÉSUS EN VEDETTE DE L’ACTUALITÉ LITTÉRAIRE ?

UNE TRADITION BIEN FRANÇAISE. MAIS S’IL S’ÉCARTE DE LA FICTION ROMANESQUE,

LE ROYAUME D’EMMANUEL CARRÈRE N’EN EST PAS POUR AUTANT UNE ENQUÊTE HISTORIQUE.

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LE CHAUDRON

DE LA RÉVOLUTION D’ABORD CÉLÉBRÉ COMME LE BIEN-AIMÉ, LOUIS XV EST POURTANT VICTIME D’UN PROFOND DÉSAMOUR. L’OUVRAGE DE

JEAN-CHRISTIAN PETITFILS TRACE LE PORTRAIT PÉNÉTRANT DU ROI ET DE SON RÈGNE, VÉRITABLE ANTICHAMBRE DE LA RÉVOLUTION.

© LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. © PHOTO JOSSE/LEEMAGE.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

8A C


32 © ARCHAEOLOGICAL RECEIPTS FUND/THE HELLENIC MINISTRY OF CULTURE.

AMPHIPOLIS,

ET AUSSI PAS PLEURER, L’HISTOIRE EN LARMES

COMME SI VOUS Y ÉTIEZ

EXPOSITIONS

LA CUISINE À TOUTES LES SAUCES

© MATHIEU FIOL LIER.

CADAVRES EXQUIS SOUS L’ÉTENDARD DE JEANNE CÔTÉ LIVRES L’AVERTISSEMENT DE SOLJÉNITSYNE CINÉMA À LA GUERRE

L’ÉNIGME DU TOMBEAU MACÉDONIEN AU NORD-EST DE LA GRÈCE, LES ARCHÉOLOGUES ONT MIS AU JOUR UNE TOMBE D’EXCEPTION REMONTANT À ALEXANDRE LE GRAND.

RICHE DE SURPRISES, LE FEUILLETON D’AMPHIPOLIS CONNAÎT DE NOUVEAUX REBONDISSEMENTS.


L’ÉTRANGE DÉFAITE VICTOIRE SUR LE TERRAIN MAIS DÉFAITE POLITIQUE : LA GUERRE D’ALGÉRIE LAISSA À LA FRANCE LE GOÛT AMER D’UN PARADOXE INÉDIT.

60 A

NATOMIE D’UNE GUERRE SANS NOM

GUERRE SANS NOM, L’ALGÉRIE A POURTANT UNE IDENTITÉ : CELLE D’UNE DOUBLE GUERRE CIVILE, MARQUÉE PAR LE RECOURS AU TERRORISME.

© RENE BAIL/KEYSTONE-FRANCE/GAMMA.

EN COUVERTURE

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84 D

ES HOMMES DANS LA TOURMENTE ILS ÉTAIENT CIVILS ET MILITAIRES, FRANÇAIS ET ALGÉRIENS.

LA GUERRE D’ALGÉRIE FUT LE TOMBEAU

ALGÉRIE,

LA GUERRE SANS NOM ET AUSSI

QUAND DE GAULLE AVANCE MASQUÉ LES JOURS LES PLUS LONGS LEUR APRÈS-GUERRE SAS EN KABYLIE TRAGÉDIE INACHEVÉE CHRONIQUES ALGÉRIENNES

© KEYSTONE-FRANCE/GAMMA. © FABIEN CLAIREFOND.

© AKG-IMAGES/ERICH LESSING.

OU LE FRUIT DE LEURS ESPÉRANCES.


L’ESPRIT DES LIEUX

© FLORENCE, MUSEO NAZIONALE DEL BARGELLO/MINISTERO PER I BENI E LE ATTIVITA CULTURALI-SOPRINTENDENZA SPECIALE PER IL POLO MUSEALE DELLA CITTÀ DI FIRENZE. PHILIPPE PROST, ARCHITECTE/AAPP © ADAGP, 2014-PIERRE DI SCIULLO, GRAPHISTE. © AITOR ORTIZ.

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LE MIRAGE

DE PALMYRE L’OMBRE DE LA REINE ZÉNOBIE Y PLANE ENCORE. MENACÉE PAR LA GUERRE EN SYRIE, PALMYRE LA FASTUEUSE DÉROULE UNE HISTOIRE MILLÉNAIRE.

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AU NOM DE TOUS LES NÔTRES

INAUGURÉ LE 11 NOVEMBRE, LE MÉMORIAL INTERNATIONAL DE NOTRE-DAME-DE-LORETTE REND HOMMAGE À TOUS LES MORTS

DE LA GRANDE GUERRE.


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RENDEZ-VOUS © MANUEL COHEN.

EN TERRE INCONNUE IMMOBILE, LE MOYEN ÂGE ? À REBOURS DES IDÉES REÇUES, LE MUSÉE DE CLUNY DÉPLOIE UNE FASCINANTE COLLECTION D’ENLUMINURES, DESSINS, STATUES, PLACÉS SOUS LE SIGNE DU VOYAGE.

ET AUSSI

CHEF-D’ŒUVRE SECRET ET RAFFINÉ, LE BOUDOIR TURC DE MARIE-ANTOINETTE À FONTAINEBLEAU A FAIT AU TRAVAIL MINUTIEUX D’UNE DES DERNIÈRES CANUSES DE LYON.

© MANUEL COHEN.

PEAU NEUVE, GRÂCE


À

L’A F F I C H E

Par Marie-Françoise Baslez

Au

8 h

de

Carrère

Emmanuel Carrère, fait revivre les origines chrétiennes au rythme d’un roman captivant. Il prouve cependant qu’il ne suffit pas de s’affranchir des dogmes de l’Eglise pour atteindre au sérieux de l’enquête historique.

L

e Goncourt n’a pas été au bout, mais le livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume, poursuit sur sa voie triomphale. Formidable succès de librairie, il multiplie les occasions d’échanges pour les dîners en ville ou les groupes paroissiaux et il fournit même des sujets de réflexion à l’historien. Ce succès ne devrait pas étonner : de Renan (1863) à Carrère (2014), en passant par Duquesne (1994) entre quelques autres, il s’inscrit dans une tradition française, qui érige Jésus en vedette de l’actualité littéraire dès qu’on revendique d’en présenter l’« histoire vraie » sous la forme d’une quête personnelle, hors des sentiers battus par l’Eglise. Surtout, si l’on a affaire à un vrai talent littéraire et si c’est écrit avec style, savant mais simple et direct.

Quand l’« histoire vraie » prend la forme d’une quête particulière

Tel avait déjà été la clé du succès inouï de la Vie de Jésus par Renan, qui fonctionne manifestement comme un modèle pour Emmanuel Carrère et qui ne connut pas moins de dix éditions l’année de sa parution en 1863. Succès et scandale à la fois, puisqu’en même temps Napoléon III suspendait l’enseignement de Renan au Collège de France. Succès paradoxal en un sens. La démarche de Renan s’inscrivait pleinement dans

© STÉPHANE GRANGIER/FIGARO PHOTO. © BRIDGEMAN IMAGES.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE

Royaume

les courants intellectuels d’une époque qui était celle du modernisme (ce courant immanentiste qui distinguait pour la première fois le « Jésus de la foi », le « Jésus de l’histoire », celui de la tradition chrétienne, interprété théologiquement en Christ, du « Jésus historique » ou « terrestre ») et du rationalisme (qui avait conduit l’auteur à écarter, par principe, tout miracle).

ICONOCLASTE ? Avec Le Royaume, Emmanuel Carrère (à gauche) s’inscrit dans une tradition française qui, depuis Ernest Renan, érige Jésus en vedette de l’actualité littéraire. En se mettant dans les pas de saint Paul et de saint Luc, il donne sa version de la naissance du christianisme. A droite : le Christ de La Résurrection (Noli me tangere), détail des Scènes de la vie du Christ, par Giotto, 13031305 (Padoue, Cappella degli Scrovegni).

Son histoire du christianisme eut certes le mérite de porter sur la place publique le cœur d’un débat tout à la fois historique et théologique en s’efforçant de reconstruire une histoire de Jésus et des origines chrétiennes différente de celle que proposait l’Eglise depuis des millénaires, c’est-à-dire dégagée de tout présupposé dogmatique et de toute interprétation théologique. Les Evangiles étaient à ses yeux à traiter « de la


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ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE

même manière que l’helléniste, l’arabisant et l’indianiste traitent les documents légendaires qu’ils étudient ». Renan opposait ainsi l’étude scientifique et l’étude critique à l’approche croyante des textes, ce que l’exégèse dite « historico-critique » se donnera au contraire pour objet d’associer en analysant le « Jésus de l’histoire » pour retrouver le « Jésus historique », le personnage dans son vécu terrestre. L’histoire selon Renan se voulait de ce fait objective. Le problème est qu’elle relevait en réalité continûment d’une interprétation personnelle. Contemporain de Michelet, Renan est en effet aussi un historien romantique, qui pallie la rareté des textes et leurs silences par des anachronismes contrôlés, des notations impressionnistes, et qui reconstruit en définitive un Jésus idéal, qui lui convient. Il en alla de même cent trente ans plus tard de Jacques Duquesne, qui associait étude érudite et lecture croyante des textes pour y trouver un Jésus correspondant au mieux au chrétien moderne et critique qu’il se voulait être : Jésus annonçait un Dieu d’amour en invitant les hommes à la construction d’un « Royaume » fraternel. C’est ce Jésus, aussi, qu’Emmanuel Carrère a cru trouver il y a vingt ans. Dans tous les cas, il s’agit d’une quête du Jésus historique individuelle et empathique, qui se fait à partir d’une « foi » particulière et ne peut éviter les projections de la subjectivité de l’auteur. Si Jésus n’est plus prisonnier du dogme, il devient le reflet de l’historien qui le reconstitue. Ainsi, on retrouve le même procédé d’anachronisme calculé chez Carrère que chez Renan. Il éclaire l’histoire des premiers chrétiens à la lumière des doutes et des angoisses contemporains. L’anachronisme devient flagrant quand il © BRITISH LIBRARY/ROBANA/LEEMAGE.

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LE PASSEUR D’ÉVANGILE Saint Luc assis, avec son matériel pour écrire posé sur la table devant lui. Miniature ouvrant l’Evangile de saint Luc dans un Nouveau Testament de Constantinople, milieu du Xe siècle (Londres, The British Library). Le Luc de Carrère, véritable double de l’auteur, entame son enquête pour restituer un Jésus plus authentique que le Christ de Paul ou celui de Jean.


MYTHMAKER » Ci-contre : saint Paul, mosaïque, VIe siècle (Ravenne, Cappella Arcivescovile). Carrère prend le parti de minorer le rôle fondateur de Paul. En bas : trois fragments d’un manuscrit sur papyrus appelé « l’Evangile inconnu », relatant les mêmes épisodes que les Evangiles canoniques, 100-150 (Londres, The British Library). dépeint l’impact du christianisme dans le monde romain comme une dynamique de substitution venue de l’Orient, analogue à celle que représente aujourd’hui le bouddhisme et autres éléments de culture orientale (incluant les arts martiaux !) dans le monde occidental contemporain. En réalité, dans l’Antiquité, les religions orientales (celle d’Isis et celle de Mithra, par exemple) n’ont pas submergé un monde romain désabusé, vidé de sa substance spirituelle où la religion n’aurait plus tenu que du conformisme politique. Une meilleure connaissance de la sociologie de l’Antiquité, du judaïsme contemporain de Jésus et des forces de résistance du paganisme jusqu’à la fin du IVe siècle, lui aurait permis de savoir au contraire que la christianisation passa par le filtre du judaïsme hellénisé, participa des dynamiques de l’époque et les utilisa. Mais Emmanuel Carrère fait-il de l’histoire ?

L’histoire au risque de la subjectivité

Le but du livre est moins de raconter en définitive celle d’une période que de composer une histoire de la foi, celle que l’auteur a cru avoir pendant trois ans et celle des premiers convertis à l’Evangile. Son

© BRITISH LIBRARY/ROBANA/LEEMAGE. CI-CONTRE : © LUISA RICCIARINI/LEEMAGE.

«

originalité est d’avoir réussi à mêler et à articuler dans un récit très bien construit l’histoire vécue, la sienne propre, et l’histoire narrée, celle de la génération apostolique, ce qui donne un livre captivant et attachant, en permettant d’aborder un problème historique complexe avec des mots simples et des figures attractives. L’histoire vécue, celle de l’auteur, couvre la première partie, intitulée « Une crise », et sert de catalyseur à la quête et à l’enquête. L’organisation des trois séquences suivantes a le grand mérite de faire l’histoire des origines chrétiennes en suivant la seule chronologie qui soit historiquement incontestable, celle des sources textuelles conservées. On ne commence donc pas par Jésus, sa naissance, sa vie et sa mort, en y accédant directement à travers les Evangiles, mais par « Paul » (titre de la deuxième partie), dans la phase d’une religion en train de se constituer. La quatrième partie, construite autour de« Luc »,véritablehérosdulivreetdouble de l’auteur, correspond à la phase d’écriture des Evangiles, des Actes des apôtres et de l’Apocalypse dans le contexte de la fin du Ier siècle. C’est en prenant conscience que les textes s’élaborent en réaction les uns par rapport aux autres, dans un contexte chaque fois différent, que le Luc de Carrère entame son enquête pour restituer un Jésus plus authentique que le Christ de Paul ou celui de Jean. La période intermédiaire entre

ces années 80-90 et celle des Epîtres de Paul datées des années 50, période pour laquelle nous ne disposons d’aucune source directe, esttraitéeàlafaçond’une« Enquête »(titre de la troisième partie) au sens étymologique du mot historia en grec, l’accès à Jésus ne pouvant se faire qu’à travers des souvenirs. On est donc bien dans une démarche historique documentaire. La technique narrative de l’auteur, extrêmement habile, est de déplacer les protagonistes de cette période, les personnalités du Nouveau Testament, dans un espace dont la tradition de l’Eglise a maintenu le souvenir, en réinventant des rencontres entre apôtres qui sont autant d’occasions de confrontations. C’est ainsi que tous ou presque sont censés se retrouver à Rome en 62 et le lecteur se demande d’abord pourquoi, avant de se rappeler que cette année-là fournit un des rares repères en chronologie absolue, celui de la mise à mortdeJacques,« frère »deJésusetchefde la communauté de Jérusalem. Carrère fait donc sienne, implicitement, la reconstruction systématique des Actes des apôtres suivant laquelle c’est la persécution qui crée une dynamique de mission, même si l’on est en droit de penser que Pierre, qui avait précédé Paul à Corinthe avant 52, avait dû atteindre Rome avant 62. Il y a beaucoup d’implicite dans le livre de Carrère. Il n’avance certes pas dans le champ (parfois miné !) de l’histoire antique en

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© LUISA RICCIARINI/LEEMAGE.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE 12 h

aventurier isolé, pas plus qu’il n’avance masqué. Il cite ses mentors : outre Renan, Paul Veyne, qui interprète la christianisation du monde antique comme une rupture, contrairement à la vision dialectique qu’en propose un Peter Brown ; Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, auteurs à succès, on s’en souvient, des trois séries télévisées Corpus Christi, L’Origine du christianisme (Jésus après Jésus) et L’Apocalypse (Jésus sans Jésus), dont la thèse et l’organisation se fondaient sur l’affirmation de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue. » Ce jugement n’a-t-il pas fourni à Carrère le titre de son livre ? L’enjeu ou le défi de sa quête personnelle est quoi qu’il en soit de faire de l’Evangile, du message de Jésus, le juge de la religion qui s’en réclame – avec, comme question subsidiaire, « Qui est le fondateur de la religion chrétienne, Jésus ou Paul ? ». Il intègre donc parmi ses références, sans pourtant s’y rallier, l’ouvrage radical de Hyam Maccoby, qui fait de Paul un mythmaker, l’inventeur du Christ, Grec et non Juif de naissance, ancien guérillero au service du Sanhédrin. Pour Emmanuel Carrère, ce qui est important

LES APÔTRES Détail de La Cène, par Léonard de Vinci, 1495-1497 (Milan, Santa Maria delle Grazie). Autour du Christ sont réunis Judas, Pierre et Jean (à gauche), Thomas, Jacques le Majeur et Philippe (à droite). Dans Le Royaume, Carrère rétablit l’importance d’apôtres comme Philippe ou Jacques. La quête de Luc y est déclenchée par un rouleau de paroles du Christ remis par l’évangéliste Philippe (il s’agirait en fait de l’Evangile de Thomas). dans la recherche historique, c’est de faire bouger les lignes. Peut-être à n’importe quel prix. On peut l’admettre, mais on regrette qu’il ne procède jamais à un véritable état de la question en exposant toutes les pièces du dossier, en se contentant de nous transmettre les fiches de lectures qui l’ont retenu. On garde l’impression d’une pensée à deux termes : celle de l’Eglise et l’autre. La vision d’ensemble que nous propose Carrère de la période de Jésus et des temps apostoliques n’est donc ni inédite ni incontestable. Il fait sienne une interprétation très courante, même s’il la nuance de façon très personnelle. Mais on en revient toujours aux mêmes objectifs. Il s’agit de minorer le rôle fondateur de Paul en rétablissant l’importance d’autres apôtres comme Philippe ou Jacques (c’est là un des progrès indéniable de l’historiographie récente) et surtout, ce qui est propre à l’auteur, de faire littéralement court-circuiter l’œuvre de

Paul par celle de Luc. Il s’agit aussi d’opposer l’édification d’un système théologique, qui serait le christianisme de Paul, à un message – révolutionnaire parce que compassionnel – qui serait celui du Jésus historique, celui que l’Evangile de Luc permettrait de retrouver, selon lui. Sa bête noire est sans doute Jean et le christianisme apocalyptique qui est attaché à ce nom. Traitant de l’incendie de Rome en 64, il n’hésite pas à soulever une question que, dit-il, « on ne soulève jamais » : les chrétiens, désignés par Néron comme boucs émissaires, « auraient pu être bel et bien coupables » ! Certes, il faut bien s’interroger sur leur efficacité comme boucs émissaires alors qu’ils étaient si peu importants et en rendre compte ; certes, les historiens pensent souvent qu’ils avaient pu prêcher avec quelque imprudence dans les rues l’urgence de la conversion en interprétant l’incendie comme un signe eschatologique de la fin


À LIRE Hérode. Le roi architecte. Jean-Michel Roddaz (texte) et Jean-Claude Golvin (aquarelles) Pour son malheur, Hérode est connu par le massacre des Innocents, un épisode de l’Evangile de Matthieu dont la réalité est au demeurant douteuse. On oublie que ce roi de Judée fut un fin politique, allié fidèle de Rome, ami de l’empereur Auguste, que son règne fut éclatant, qu’il sut saisir les innovations de son temps et qu’il se passionna pour l’architecture. Revisiter son règne en compagnie de Roddaz, le meilleur historien de cette époque, et de Golvin, le plus exact des dessinateurs du monde antique, est un bonheur. D’autant que l’un et l’autre savent se mettre à la portée de tous. Leur beau livre satisfait à la rigueur de l’historien en laissant ouvertes les portes du rêve. J-LV Editions Errance, 168 pages, 39 €.

Les Chrétiens de l’Antiquité tardive et leurs identités multiples. Afrique du Nord, 200-450 après J.-C.

des temps et qu’ils étaient tombés de ce fait sous l’accusation de prosélytisme… mais de là à poser d’emblée l’hypothèse d’un passage à l’acte, fût-ce d’« éléments incontrôlés », hypothèse que rien ne vient étayer alors qu’il y a d’autres explications possibles, cela sent le procès d’intention. On n’est pas dans la fiction romanesque, puisque Emmanuel Carrère se préoccupe d’établir des critères d’historicité pour construire une histoire événementielle. Mais on n’est pas dans l’histoire non plus, puisque l’auteur ne retient pas les critères de critique textuelle des exégètes, ni ceux de l’historien pour qui l’avéré ou le vraisemblable résultent de la contextualisation des textes, du croisement et de la mise en série des documents. Il utilise en leur lieu et place un critère-limite, celui du plausible et même du « non-impossible ». On est là au cœur de la tension entre foi et raison. Dans les récits des Evangiles, beaucoup de choses apparaissent historiquement possibles, mais peu sont avérées, si bien qu’on peut choisir de croire jusqu’à preuve du contraire, ou, à l’opposé, de rester critique sinon sceptique tant qu’on n’a pas d’évidences

Eric Rebillard Sous-titre capital, tant les habitants de l’Afrique du Nord conservent leurs spécificités ! Ces trois exposés discontinus (Carthage à la fin du IIe siècle ; la persécution et les attitudes des chrétiens au IIIe siècle ; être chrétien à l’époque d’Augustin) sont reliés par le thème de l’identité chrétienne. Parfois encombrées de concepts sociologiques et oublieuses du cadre historique qui est censé être connu, ces études stimulantes reflètent les tendances actuelles de la recherche : quelle est la place du christianisme dans le pluralisme religieux de l’époque ? En quoi un chrétien se distinguet-il ? Pourquoi veut-on être chrétien ? J-LV Les Belles Lettres, « Histoire », 240 pages, 25,50 €.

Théodose. Bertrand Lançon

Les hasards de l’édition pourraient laisser l’impression que cet auteur est en compétition avec Pierre Maraval. Ce dernier écrit-il un Constantin ? Lançon fait le sien. Maraval sort un Théodose en 2009 (Fayard), première biographie en français de cet empereur qui régna de 379 à 395, voici celui de Lançon. En réalité, l’ouvrage date de 2007. Mais, l’éditeur ayant disparu, le livre a été repris et complété. Si le parallèle s’impose, leurs perspectives diffèrent : Maraval opte pour une biographie chronologique ; Lançon la complète par des chapitres thématiques. Il met l’accent sur la « renaissance théodosienne » et sur les questions religieuses, Théodose ayant interdit le culte païen. Pour autant, ses lois ne sont pas appliquées de façon systématique, malgré des « dérapages », telle la destruction du Sérapéion d’Alexandrie en 392. Lançon nuance aussi l’image d’un bigot soumis aux évêques. Il aurait même, pense-t-il, trouvé un accord avec le terrible Ambroise de Milan pour « inventer une forme indiscutable de laïcité dans l’Empire romain ». L’idée est audacieuse. La fameuse bataille de la Rivière froide du 5 septembre 394 est bien racontée comme un affrontement de guerre civile, mais on regrette plus généralement que les problèmes militaires soient minimisés ou traités un peu rapidement. Reste un bel ouvrage, équilibré et agréable à lire. J-LV Perrin, 396 pages, 23 €.

13 h


© LA COLLECTION/JEAN-PAUL DUMONT.

ACTUALITÉ DE L'HISTOIRE

JACQUES LE MINEUR Sculpture du portail des Apôtres de la cathédrale Notre-Dame de Dax, fin XIIIe-début XIVe siècle. Identifié, en Occident, à Jacques le Juste, il fut, selon les Actes des apôtres (12, 37 ; 15, 13 ; 21,18), le premier chef de la communauté judéochrétienne de Jérusalem. Il mourut en martyr, lapidé vers 62.

14 h documentaires suffisantes et concordan-

tes. Compte tenu du critère d’historicité très extensif et même impressionniste qu’a retenu Emmanuel Carrère, le débat tourne vite court. Par exemple, Carrère ne s’interroge jamais sur la réalité historique des rapports entre Paul et Luc. Se sont-ils vraiment rencontrés et connus ? Ou est-ce peu probable, étant donné les écarts théologiques notés par tous les exégètes entre les épîtres pauliniennes et les Actes des apôtres ? Emmanuel Carrère n’entre pas dans le débat, mais se sert de ces écarts pour illustrer l’idée d’une rupture entre le disciple déçu et son maître vieillissant. Quant aux fameux « passages en “nous” » des Actes des apôtres, qui insèrent la première personne du pluriel lors du passage de Paul en Macédoine, lors de son dernier embarquement pour la Judée et, surtout, tout au long de son voyage de captivité vers Rome, ils sont ressentis spontanément par l’auteur comme des témoignages oculaires, qui permettent d’introduire Luc dans la vie de Paul, sans que la possibilité qu’il s’agisse de stéréotypes littéraires ne soit abordée. De même, les paraboles évangéliques, définies comme « us et coutumes du Royaume »,

sont lues par lui au premier degré et interprétées de façon réaliste, puisque dépouillées de leur sens eschatologique. On reste dans le domaine de l’éthique.

L’histoire du passeur d’Evangile

Si Emmanuel Carrère ne veut pas entrer dans le débat historique et même si son interprétation globale de l’âge apostolique est ainsi discutable, il apporte en revanche une réflexion neuve sur ce qu’a été l’évangélisation, en s’intéressant à la circulation de ce qu’on appelait au IIe siècle les « Mémoires des apôtres » pour rendre compte de leur caractère de souvenirs historiques. La séquence de « L’Enquête », puis la monographieconsacréeà« Luc »construisent une magnifique figure de « passeur d’Evangile », et même plusieurs. En effet, la quête de Luc est déclenchée par un rouleau de logia (paroles de Jésus), que lui remet à Césarée l’« évangéliste Philippe », une figure des Actes des apôtres et de la tradition chrétienne. Ce qui étonne à nouveau le familier de ces textes, c’est que ce rouleau de logia, tel que le décrit Carrère, ressemble à s’y méprendre à ce que nous connaissons

aujourd’hui comme l’Evangile de Thomas, alors que l’Evangile de Philippe, dont on possède aujourd’hui quelques fragments, relève de la construction d’une théologie systématique, que récuse justement Emmanuel Carrère : alors, pourquoi ne pas rendre à Thomas ce qui est à Thomas ? Le Luc de Carrère est une création littéraire, mais cette figure de « passeur d’Evangile », même si rien de précis ne vient l’étayer dans le cas particulier de Luc, est néanmoins « nonimpossible ». Nous possédons au moins un témoignage autobiographique de l’un de ces « passeurs d’Evangile », au début du IIe siècle. Papias, évêque de Hiérapolis, écrit qu’il voulut voyager pour s’« inform[er] des paroles des presbytres » (il entend par là les disciples de Jésus), avant de rédiger son Exégèse des discours du Seigneur, convaincu comme il l’était que « la parole vivante » devait primer sur les textes, selon une idée qui se répandit au tournant des Ier et IIe siècles, davantage portée d’ailleurs par les milieux professionnels, comme celui des médecins, que par les intellectuels. L’intuition de l’écrivain rejoint ainsi quelquefois une réalité de l’histoire. Cela justifie-t-il que l’on présente ce livre comme le parfait vade-mecum, qui fournit le bagage nécessaire et suffisant pour apprendre sans peine l’histoire des débuts de l’ère chrétienne ?2 Professeur d’histoire des religions de l’Antiquité à l’université ParisSorbonne, Marie-Françoise Baslez vient de publier Chrétiens persécuteurs (Albin Michel).

LE ROYAUME Emmanuel Carrère P.O.L 640 pages 23,90 €


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