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TFE - MEMOIRE DE FIN D’ETUDE MOTS CLEFS : interstice - appropriation - berlin - entre - deux MEMORANT : FLORIAN BOUR PROMOTEUR : JEAN-MARC STERNO

INTER[ ]STICE URBAIN


ARCHITECTURE ET ANTHROPOLOGIE JEAN-MARC STERNO // GUY ADAM ECOLE D’ARCHITECTURE LA CAMBRE-HORTA 2016

REMERCIEMENTS

L‘élaboration de ce mémoire n‘aurait pu être possible sans l‘aide et la participation de certaines personnes. En premier lieu, je tiens à remercier l‘équipe pédagogique de l’atelier de master « Architecture & Anthropologie » encadré par Jean-Marc Sterno et Guy Adam pour leur suivi, et tout particulièrement Jean Marc pour ses conseils et l’intérêt porté à mon sujet. En second lieu, les personnes qui m’ont accompagné à Berlin et qui m’ont soutenu pour ce mémoire : Jean Knoch, Charlotte Leonardon et Hughes Loeve. En troisième lieu, je remercie les diverses personnes rencontrées sur les sites de ces appropriations intermédiaires à Berlin, qui ont pu m’introduire et m’intégrer à leurs actions. Je remercie également ma famille pour les relectures et la maitrise de la langue allemande : Françoise Bour et Roger Bour.

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SOMMAIRE AVANT - PROPOS

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INTRODUCTION

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PARTIE 1 : INTERSTICE

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1 // LIEU

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2 // DÉMARCHE

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3// TEMPS

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PARTIE 2 : BERLIN

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1 // HISTORIQUE

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2 // AUJOURD’HUI

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3 // EXEMPLES

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PARTIE 3 : PROCESSUS

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1 // PHÉNOMÈNE

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2 // STRATÉGIES

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3 // BOITE À OUTILS

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CONCLUSION

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SOURCES

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AVANT - PROPOS

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Le dynamisme, l’impression de liberté et de solidarité, les mutations, les paysages inhabituels et fracturés, le rythme de vie particulier de la ville de Bucarest et tant d’autres atouts sont ceux qui me poussèrent à m’y installer pour l’année de mon Erasmus, organisée par l’école d’architecture LaCambre-Horta de Bruxelles. C’est ainsi que de Septembre 2014 à Septembre 2015 je pus découvrir cette ville totalement inconnue pour moi mais qui dès les premiers instants m’a rappellé une ville que je connais bien, Berlin. Pour un étudiant en architecture, intéressé par le développement urbain, l’art et les pratiques culturelles et sociétales, ce fut plaisant d’observer les particularités de cette nouvelle ville, et très interessant de pouvoir la comparer à la ville de Berlin. En effet, de nombreux phénomènes liés à l’urbanisme, l’histoire, la culture et la vie quotidienne à Bucarest ont éveillé mon interet et mon désire de comparaison avec la capitale allemande. C’est donc au sein de cette ville encore en perpétuelle construction, d’un point de vue spatial comme identitaire, que la libre appropriation des espaces exterieurs délaissés m’a été donnée de découvrir, et peu à peu de commencer à comprendre. Que ce soit dans le centre-ville histoirique, ou dans des quartiers plus en périphérie, Berlin présente bien un nombre démesuré d’interstices urbains, d’espaces d’entre-deux, de terrains encore à l’abandon. Nombre d’entre eux sont réinvestis pour divers usages, programmes, communautés. Il semblerait que les berlinois sachent s’approrier l’espace qui leur est offert, le tout dans une recherche d’interaction, de partage, de rassemblement. Ce sont ces phénomènes précis que j’ai donc décidé d’étudier, en passant par l’analyse de leurs historiques, leurs cultures, leurs aspects sociaux. Car s’ils se font par des biais architecturaux, urbains, politiques ou encore artistiques, leurs buts semblent communs : dynamiser, ou plutot redynamiser, revitaliser et rassembler. Emerveillé par ces phénomènes, je suis donc pendant ce second semestre de master 2 grâce à l’atelier architecture et anthropologie parti à la recherche et à la redécouverte de ces lieux d’entre-deux, afin d’y rencontrer des acteurs, de pouvoir communiquer avec eux et de tenter de comprendre leurs motivations et leurs engagements ancrés dans ces actions. J’ai été amené à redécouvrir des lieux, précédemment visités lors de mes voyages, mais qui avaient alors évolués du tout au plus : nouveaux usages spontanés, nouveaux paysage, nouveaux occupants. Vacillant entre explorations urbaines, expositions organisés et institutionnalisées, et nombreuses librairies consacrant des rayons entiers à ce sujet qui se développe de manière exponentielle à Berlin. Un terme très précis de la langue m’est alors apparu, celui de Zwischennutzung. La langue française ne permettant pas une traduction exacte de ce terme, mon travail de mémoire tend à faire comprendre et communiquer au lecteur toute la force que contient ce terme, à travers les analyses et recherches plus théoriques qui vont suivre, puis les cas les plus pratiques qui cloturent cet écrit. En effet, ce terme est composé d’une préposition : zwischen qui signifie «entre», et d’un nom : nutzung qui signifie «utilisation». L’important réside dans le fait que la préposition «entre» ne parle pas uniquement d’espace, comme l’interstice peut être un lieu d’entre-deux, mais plutot de temporalité, comme un entre-deux-temps, quelque chose d’intermédiaire. C’est d’ailleurs sur cette notion précise de temporalité que le terme allemand s’appuie, alors que sa traduction française laisse plutot transparaitre la notion d’espace, et dans mon travail de mémoire la considération de ces deux notions est finalement effectué à part égale. En effet, cet aspect d’intermédiaire est très riche dans la reflexion de mon mémoire portée sur l’interstice urbain, car ces processus ont un avant (un passé), un après (un futur), et un pendant (un présent). Aussi, cette notion est très importante dans mon travail car les processus d’appropriations d’interstices étudiés ne sont pas simplement des actions éphémères. Leur temporalité est très précise et engendre de nombreux phénomènes en matière social, de politique, d’histoire ou encore d’hurbanisme. Il importe également de mettre en cause cette temporalité, et de se questionner sur un possible devenir de ces phénomènes. 7


INTRODUCTION

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En comparaison avec les autres métropoles européennes, Berlin dispose d’un excédent d’espaces, même centraux, inoccupés et disponibles pour tous projets futurs. Ces grands espaces libres constituent le réel aimant de la ville, tant pour les investisseurs du développement urbain que pour les habitants ou les étrangers curieux de s’approprier ces espaces qui leur sont offerts. Une nouvelle forme de micro-urbanisme participatif, ponctuel et temporaire des interstices urbains commence à naître à Berlin depuis la fin des années 1990 ; un nouveau développement urbain qui ne va plus de pair avec la stricte planification urbaine et les grands plans masses devenus désuets.

NAISSANCE Cimetières délaissés et superflus, vastes terrains vagues le long du Mur, le long de la Spree, anciennes gares ferroviaires (Lehrter, Wriezener, etc.) et bien d’autres interstices urbains sont la réflexion physique de l‘histoire de la ville et de son bouleversement structurel du siècle dernier. Dans le sillage de la seconde guerre mondiale, tandis que les métropoles de l’ouest de l’Allemagne se concentrent sur leur reconstruction et la consolidation constante de leurs structures urbaines, la ville de Berlin reste dans un flux permanent. Même après la profusion des masterplans qui suivit l’euphorie de la chute du Mur, des plans urbains directeurs visant le renouvellement à grande échelle des zones détruites par la guerre, le taux du tissu existant d‘inoccupation a considérablement augmenté. En effet seul un nombre très réduit de ces plans ont été mis en oeuvre, et après le bref essor de la construction de la première moitié des années 90, la plupart des projets ont été mis en attente, et les objectifs des planifications ont été radicalement vus à la baisse. Même le très contesté plan de la ville intérieure – Planwerk Innenstadt – n’a été que très partiellement réalisé, plan qui à bien des égards se résumait à de la pure planification. C’est paradoxalement dans un même temps que la ville s’est développée d’une puissance rarement observée auparavant, sans aucune logique de planification. Ce qui constituait le « nouveau Berlin » de ce temps-là a donc pris forme en dehors de toute logique d’urbanisme, de planification ou stratégie urbaine. C’est de cette manière que les espaces interstitiels sont nés, et que la réappropriation temporaire et temporelle de ces lieux a vu le jour et s’est propagée dans toute la capitale allemande.

PHÉNOMÈNE L’interstice comme intermédiaire spatial existe à Berlin par l’héritage de son histoire et de son développement urbain, et les formes d’appropriation de ces espaces qui ont su attirer mon intérêt et ma curiosité sont celles dont les acteurs sont les simples habitants, les passants, les citoyens, les artistes, les touristes, quelconque personne dont la volonté est de participer et d’améliorer la qualité de la vie, de l’espace et de la ville vécue. Ces formes d’appropriation sont également celles dont la temporalité est définie, c’est pourquoi le thème de l’intermédiaire dans le temps sera un axe majeur de ce mémoire. Mon travail sur ce thème de l’intermédiaire dans le temps et dans l’espace, exprimé à travers l‘appropriation des interstices urbains dans la ville de Berlin, cherchera à comprendre si de tels phénomènes à petites échelles peuvent avoir un impact sur le développement urbain d’une grande capitale. En effet, il importe de définir le devenir de ces phénomènes, en se demandant si leur considération et leur pérennisation pourraient constituer une nouvelle solution, un nouveau concept générateur et compatible au développement urbain, à l’instar des grands projets urbains comme MediaSpree contre lesquels s’indignent tant de berlinois. En effet, la position politique actuelle de la ville est ambigüe, entre subvention des lieux culturels officiels, alternatifs et festifs en faveur de son commerce touristique, et mesures prises contre les cultures off en faveurs de la spéculation immobilière. Ville en mutation, en mouvement, en chantier, la ville de Berlin et son développement appartiennent-ils aux acteurs de l’appropriation de ses espaces ? 9


Pour comprendre ce phénomène d’appropriation, il semble primordial de passer par une analyse fine et précise des différentes notions et des processus qui le composent, c’est pourquoi ce mémoire suivra une structure crescendo allant de la théorie à la pratique. De ce fait, dans un premier temps les notions d’appropriation et d’interstice seront étudiées. L’intermédiaire dans l’espace conférant à l’interstice en tant que lieu permettra une compréhension spatiale, presque géométrique du sujet. L’appropriation de l’espace par la suite, analysé comme un processus, énoncera la dimension sociale importante dont ce phénomène fait preuve. Et finalement, l’intermédiaire dans le temps permettra de définir ce terme de Zwischennutzung qui illustre, en allemand, mon sujet de manière on ne peut plus claire, en analysant l’appropriation dans une dimension temporelle et temporaire. Ce premier chapitre présentera donc d’importantes notions et de grandes thèses du domaine de l’anthropologie et du social. Dans un deuxième, je reviendrai donc au cas particulier de la ville de Berlin. De manière plus poussée que dans cette introduction j’expliquerai le développement urbain de cette ville à travers son histoire et ses particularités, avant de mettre en lumière l’importance de ses facteurs économiques, politiques et sociaux actuels. Forte de cette dernière analyse axée sur le « Berlin d’aujourd’hui », ainsi que celles de l’appropriation, de l’interstice et du phénomène comme processus, j’identifierai alors différents cas d’étude concrets, et livrerai une analyse précise de chaque exemple à travers les notions précédemment définies. Dans un troisième et dernier temps, il sera question de ce phénomène d’appropriation observé comme un réel processus à part entière. En France, comme en Allemagne bien sûr et dans nombre d’autres pays, ces phénomènes se font de plus en plus ressentir. Ce phénomène fréquent sera donc remarqué et analysé à travers de nombreux exemples variés, avant d’en énoncer les enjeux, les acteurs et les systèmes. C’est à l’issu de l’analyse de ces trois composants que toute la dimension politique de ce processus sera révélée, et je présenterai alors une sorte d’ébauche de guide pour une réappropriation de l’interstice « réussie », un schéma-type de fonctionnement, sous la forme d’une boîte à outils tirant vers un manuel d’action à utiliser pour s’approprier aisément un interstice urbain. La conclusion de mon travail permettra de comprendre le devenir de ce phénomène d’interstice et de l’intermédiaire dans le temps et dans l’espace au sein d’une métropole comme celle de Berlin, et permettra également de définir l’importance de ce phénomène au sein du Développement Urbain de manière générale et pourquoi pas, applicable dans d’autres situations géographiques.

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INTERSTICE

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1 // LIEU Dans cette notion d’intermédiaire dans l’espace, il semble à première vue que la définition de l’interstice soit simplement constituée d’un lieu géométrique, un lieu d’entre-deux, physiquement visible et identifiable dans l’espace. Mais ces appellations de « lieu » et d’ « espace », nécessaires à l’évocation et la compréhension de l’interstice, sont des notions bien vastes et il serait regrettable d’uniquement considérer l’interstice comme lieu définit dans un espace cartésien, de par sa longueur, sa largeur et sa profondeur définis dans le système orthogonal. En effet, Michel de Certeau proposait déjà une analyse de ces deux notions que nous considérerons comme un préalable obligé. N’opposant pas le « lieu » à l’ « espace » mais au contraire les faisant exister l’un par rapport à l’autre, il affirme que l’espace est un « lieu pratiqué », un « croisement de mobiles »1, idée transmise et reprise quelques années plus tard par Marc Augé affirmant que « ce sont les marcheurs qui transforment en espace la rue géométriquement définie comme lieu par l’urbanisme »2. A l’interprétation de ces deux notions par Michel de Certeau correspondent et s’ajoutent encore de nombreuses références, de nombreuses considérations et écrits qui permettront alors de comprendre l’interstice comme un lieu intermédiaire et propice, situé dans l’espace de la ville.

ESPACE VÉCU L’espace dans son contexte général semble se définir selon la catégorie propre de l’intériorité et de l’extériorité, articulées par des relations géométriques. L’espace qui apriori est d’une continuité et d’une homogénéité complètes demeure une vision objective, qui ne tient pas compte de la relativité, de la complexité et de la pluralité de notre expérience du spatial. Cette subjectivité de l’espace a été dans un premier temps définie par Kant, et par la suite MerleauPonty apporta sa propre lecture plus phénoménologique ; deux notions différentes de la perception de l’espace. En effet, le lieu s’il est définit dans l’espace, existe par rapport à l’expérience que nous en faisons, à travers notre considération, notre perception, notre existence même au sein de l’espace. Ces notions philosophiques semblent être le point de départ idéal pour la compréhension et la définition du lieu interstitiel, car avant tout l’interstice se définit dans un paysage d’espace que nous sommes amené à vivre, à ressentir, à percevoir. Kant pensait détenir la dimension « a priori » de l’espace, à travers ses idées de « prédicats » et de « qualités » de l’espace3 mais pourtant l’espace dont il a tenté de mettre en lumière la subjectivité demeure une réalité homogène et unie. La pluralité des espaces et ses perceptions variées ont par la suite été approfondies au courant du XXe siècle, à travers des recherches scientifiques, des descriptions psychologiques et philosophiques, des réflexions ethnologiques ou encore à travers des expériences artistiques. C’est notamment par le biais de son écrit Phénoménologie de la perception 4 que Merleau-Ponty accède à une connaissance spatiale bien plus poussée et descriptive, et qu’il déchiffre alors ce « savoir absolu » véhiculé par le corps propre, notre vécu à travers la chair de notre existence, qui s’oppose alors à la connaissance discursive dont révèle l’espace universel, l’espace géométrique, l’espace objectif. Sa philosophie du spatial est donc bien fondée sur une doctrine, celle du corps propre, et s’intègre donc totalement dans la théorie de la perception. 1- Michel de Certeau, l’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Folio essais n°146, éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990 (1re éd. 1980). 2- Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XXe siècle, Édition du Seuil, Avril 1992, p.102. 3- Kant, Critique de la raison pure, Folio essais, Editions Gallimard, 1989. 4- Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Tel n°4, Editions Gallimard, 1976, première parution en 1945.

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Nous pouvons donc retenir de Merleau-Ponty que le lieu interstitiel ne s’inscrit donc pas uniquement dans un espace géométrique, euclidien, mais également dans un espace subjectif, fondé et déterminé par le corps propre. Mais si la phénoménologie nous propose une approche du spatial non pas quantitative mais en fonction de la perception, capable d’établir le caractère sui generis de l’espace subjectif à l’égard de l’espace objectif, l’anthropologie pour sa part propose une approche de l’espace à travers des notions plus sociales, celles d’un espace non plus uniquement perçu mais également vécu.

ESPACE SOCIAL De son côté Marc Augé propose une définition du lieu comme espace vécu par un corps. Ce même corps est dans son ouvrage Non-Lieux métaphoriquement exprimé comme un espace lui-même. En effet, avant de nous livrer une interprétation anthropologique de l’espace, l’auteur propose une métaphore et une comparaison du corps humain comme un espace de frontières, de centres vitaux, un espace composite et hiérarchisé qui peut être investi de l’extérieur. Ces frontières physiques, ses centres et sa composition sont à mettre en relation avec sa lecture de la ville et des lieux. Mais si par cette figure de style le corps peut se rapprocher de l’espace dans sa composition matérielle, Marc Augé cherche avant tout à mettre en avant la manière dont le corps vit cet espace. C’est ainsi qu’il introduit une de ses visions du lieu, la vision sociale qu’il définit comme anthropologique. En effet, revenant aux principes géométriques de l’espace, son interprétation sociologique de ces lois cartésiennes rapprochent la ligne, l’intersection des lignes et le point d’intersection au paysage spatial de la ville vécue quotidiennement : les axes et les itinéraires, les chemins qui relient les lieux les uns aux autres, les carrefours, les places. Tant de lieux qui finalement sont ceux des échanges, lieux où se croisent, vivent et s’organisent les individus. Depuis ces propriétés géométriques découlent donc les propriétés sociales et collectives du lieu, compris comme un espace vécu. Il est vrai que la compréhension du lieu et de l’espace passe par la perception que nous en avons, mais avant tout l’être humain vit et occupe l’espace au sein d’une société, espace qui de ce fait devient irrémédiablement espace social. Vivre un espace, vivre la ville, c’est vivre ensemble, c’est s’organiser, c’est exister à travers l’identité et la relation. La constitution de lieux et l’organisation de l’espace au sein d’un même groupe social représentent les enjeux et les modalités des pratiques individuelles et collectives. En effet, l’individu (ou les collectivités constituées de groupe d’individus) a simultanément besoin de penser l’identité et la relation, il vit un espace dans lequel il a besoin de s’inscrire, c’est pourquoi la notion d’ « espace anthropologique » est apparue. Les lieux sont finalement, pour les individus qui les vivent, « identitaires, relationnels et historiques »5, c’est pourquoi nous pouvons également assigner une notion anthropologique à la définition de l’espace. En effet, nous comprenons bien que le lieu anthropologique représente une construction concrète et symbolique de l’espace à laquelle se réfère tout individu à qui elle assigne une place, et le lieu interstitiel serait donc principe de sens pour celui qui l’habite : l’habitant de l’interstice comme lieu anthropologique s’inscrit donc dans une société de relations, il investit un lieu dans lequel se définit son identité, il vit dans l’histoire. 5- Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XXe siècle, Édition du Seuil, Avril 1992, p. 69.

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NON - LIEUX Si le lieu interstitiel peut être défini au travers d’une large échelle comme composant d’un espace perçu et d’un espace vécu, il se doit également d’être compris à travers une échelle plus resserrée. En effet, l’interstice représente un espace d’entre-deux, un espace de taille précise compris sur le territoire de la ville. Le lieu anthropologique précédemment énoncé et analysé, s’oppose dans la vision de Marc Augé aux « non-lieux », néologisme visant à définir des lieux dans lesquels les individus restent anonymes. L’analyse de ces non-lieux en opposition aux lieux permet donc de comprendre la nature de l’interstice en tant que lieu propice aux appropriations. En effet, si l’interstice se définit comme un lieu anthropologique, il se définit également et trouve tout son fondement en opposition avec le concept de non-lieux. Alors que l’interstice est un lieu à investir, donc lieu du possible en matière de relations sociales, le non-lieu représente des territoires où règne l’anonymat, ne répondant pas aux caractéristiques historiques et sociales mais à un principe de contractualité solitaire. Il semblerait que les changements de notre société actuelle, sa perpétuelle course au progrès et à l’accélération ainsi que son économie aient produit nombre de non-lieux qui aujourd’hui font naturellement partie de notre quotidien. En effet, les aéroports, les gares ou encore les autoroutes sont tant de territoires empruntés régulièrement par les individus, où cependant il ne s’agit ni de flâner ni de s’égarer, où les individus circulent silencieusement dans un anonymat sans pareil. Ces non-lieux sont caractérisés par la similitude et la solitude, substituées à la relation et à l’identité, et ils sont à rapprocher avec notre société actuelle où règnent les moyens de télécommunication tels Internet et la télévision. Face à la prolifération de ces non-lieux au sein des villes, il semble donc tout naturel que l’interstice soit le lieu anthropologique adéquat, l’ilot du possible au sein d’un territoire que les individus désirent s’approprier. L’interstice comme espace d’entre-deux regorge de ressources sociales et de potentiel à exploiter, il se positionne en réaction à la société et à l’expérience des non-lieux. La confrontation des non-lieux et de l’interstice comme lieu anthropologique met en lumière les relations localisation-mobilité et identité-relation que l’appropriation des interstices propose finalement de repenser.

LIEU ALTEROTOPIQUE L’interstice est un lieu aux marges de la ville, un lieu ouvert et propice à l’action collective de par sa dimension anthropologique et sociale. L’investissement de l’interstice le définit selon Constantin Petcou et Doina Petrescu comme un lieu « alterotopique », un lieu « de désapprentissage des usages assujettis au capitalisme et de réapprentissage d’usages singularisés, en produisant une subjectivité collective et spatiale propre aux sujets investis […] d’espaces construits et partagés « avec les autres », avec ceux qui diffèrent de nous et qui nous importent »6. L’interstice comme espace d’entre-deux, comme espace délaissé entre deux bâtiments, comme creux entre deux pleins concentre donc une énergie considérable qui représente la figure de l’espace partagé avec autrui : c’est « l’alterotopie ».

6- Constantin Petcou & Doina Petrescu, Agir l’espace (notes transver¬sales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous), éditions Amsterdam, texte tiré de la revue Multitudes n°31, hiver 2008, p. 106.

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L’interstice est alors compris comme un lieu de proximité, qui permet une démocratisation continue de l’espace. Si les individus présentent un tel désir de se les approprier, Gilles Clément proposait de l’expliquer par son idée de « Tiers Paysage » que forment les interstices. Alors que Foucault parlait d’ « hétérotopies » pour définir des espaces qui ont « le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont eux-mêmes incompatibles, des espaces de l’autre »7, Gilles Clément parle de « Tiers Paysage » pour définir ces espaces comme « un territoire pour les multiples espèces ne trouvant place ailleurs »8. En effet, les interstices comme lieux « alterotopiques » ne constituent pas uniquement les lieux « de l’autre » mais plus largement les lieux construits et partagés avec les autres. C’est ainsi que l’agir interstitiel et biopolitique de l’ « en bas de chez soi » peut prendre forme au sein de ces interstices, de par l’agir ensemble et l’agir urbain, notamment rendu possible par les propriétés physiques et ressenties de l’interstice qui sont celles de la porosité.

POROSITÉ Pour comprendre l’agir social motivé par la présence des interstices dans le tissu urbain, il importe de revenir légèrement en arrière, sur une conception plus étymologique de l’interstice en tant que lieu. En effet, la caractéristique propre de l’interstice est de se situer « entre » les choses, se référant ainsi à une notion d’intervalle et donc de porosité : « L’interstice a rapport à la porosité. Le pore est cavité et passage, lieu propice au développement de processus qui échappent au contrôle et contaminent l’ordre statique de la représentation »9. La porosité des interstices représente donc les creux, les fissures, les fractures dans l’espace lissé du capitalisme, donc la possibilité de les investir. En considérant l’interstice comme un lieu poreux qui sépare deux éléments, nous pouvons justifier sa force et son potentiel par la notion d’ « épaisseur biologique » définie par Gilles Clément. En effet, si nous considérons que ces interstices peuvent être rapprochés des interfaces et canopées dans le domaine de la permaculture, alors le constat de l’auteur affirmant que « leur richesse est souvent supérieure à celle des milieux qu’elles séparent » s’applique : la porosité de l’interstice permet à des individus, des milieux différents de se rencontrer, de se chevaucher, créant alors plus de vie dans l’espace interstitiel qu’il n’y en a dans les éléments séparés par l’interstice. La porosité de l’interstice le définit une fois de plus en opposition aux non-lieux car ce ne sont pas des espaces fonctionnels qui imposent l’anonymat, mais bien des espaces d’identité véritable et dépourvus de toute fonctionnalités, failles dans la ville et possible respiration où les flux de la vie peuvent se rencontrer, se transposer. Comme le remarque l’architecte Stéphane Malka, « Il faut transcender l‘âme du lieu en leur trouvant un nouvel usage »10. L’interstice représente donc ce grain de porosité dans le bitume hermétique des villes, elle est incertitude mais surtout potentiel, elle est à la ville ce que le joint est aux pavés : c’est le lieu des possibles de l’investir et de l’expression des individus pour qui la ville est un espace à se réapproprier.

7- Michel Foucault, « Les espaces autres » dans Dits et Ecrits, T.2, Paris, Gallimard, 2001, p.1577-1578. 8- Gilles Clément, Manifeste du Tiers Paysage, Paris, Sujet/Objet, 2004, p.48. 9- AAA/RHYZOM, Urban/Act Tanslocal Act – Cultural Practices within Across, Editions Constantin Petcou, Doina Petrescu et Nishat Awan, 2010. 10- Déborah Antoinat, Porosités urbaines, une piste pour le renouvellement urbain, http://www.midionze.com.

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TERRITORIALISATION Si l’interstice est un lieu anthropologique propice à l’appropriation et au « vivre-ensemble », il est avant tout un lieu inscrit dans un contexte territorial et surtout, local. En effet, la réappropriation des lieux ne peut résider dans une simple volonté de les ré-enchanter, mais de réinventer le local dans lequel ils s’inscrivent. En effet, l’interstice est un espace géographiquement situé dans un contexte urbain, directement relié à son environnement local et donc à ses habitants. Nous comprenons donc que l’agir interstitiel dépend donc directement du territoire, ainsi que du contexte local dans lequel il se doit de s’inscrire afin de rendre la démarche pertinente. La territorialisation des expériences interstitielles permet d’instaurer de « nouveaux morceaux de ville »11 qui permettent alors de faire écho au contexte de décentralisation et de politiques locales. L’interstice dont la potentialité a été relevée et dont les expériences et l’agir sont à venir s’inscrit alors dans une approche qui présente des objectifs d’ordre administratifs et politiques. La participation des habitants et la favorisation de la proximité sont deux caractéristiques de la territorialisation dans lesquels s’inscrit donc parfaitement l’interstice urbain. Les enjeux urbains et sociaux provoqués par la présence des interstices permettent de pouvoir penser la ville autrement, et la localité est donc bien un facteur des plus importants dans ces processus et ces projets. Mais si le lieu interstitiel et son devenir en devient si politique, il est logique qu’il en devienne alors menacé par les logiques inverses à la territorialisation et au local.

MENACE Ces logiques inverses sont celles des modes de production et de gestion territoriale-spatiale capitalistes, des démarches de l’espace capitaliste global. En effet la globalisation menace directement la présence et surtout le devenir des interstices, comme l’annonçait déjà Marc Augé, affirmant que « quand les bulldozers effacent le terroir, […] c’est au sens le plus concret, le plus spatial, que s’effacent, avec les repères du territoire, ceux de l’identité »12. Le capitalisme impose l’occupation et l’exploitation bétonnée du territoire, dans des logiques de construction et de rentabilité économique, contribuant alors à la réduction massive des surfaces de terrain naturel et de ce fait, à la baisse de la biodiversité. Les espaces interstitiels sont plus que jamais menacés par l’urbanisme de masse, l’espace capitaliste à ce point règlementé et contrôlé amène irrémédiablement à une réduction du champ des actions possibles dans le milieu urbain. Les dangers du capitalisme en matière de libre appropriation des espaces urbains ont été également révélés par Henri Lefebvre. Il dénonce effectivement les scénarios planifiés par l’espace capitaliste, se voulant pourtant créatifs et attractifs, mais restant voués à l’échec car l’espace urbain dans cette logique n’est pensé qu’en terme de rentabilité financière : l’économie capitaliste engendre la fabrique de la ville consumériste, abstraite, dé-subjectivée. L’espace capitaliste qui « sert d’instrument à la domination »13 mène à un réel appauvrissement de l’espace urbain, illustré par la disparition progressive des espaces susceptibles d’être appropriés et des espaces collectifs.

11- Clara Guillaud, « Interstices urbains et pratiques culturelles », dans Dossier 2009 – l’Habitat, un monde à échelle humaine, http://www.implications-philosophiques.org. 12- Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XXe siècle, Édition

du Seuil, Avril 1992, p. 63. 13- Henri Lefebvre, La production de l’espace (1974), Anthropos, Paris, 2000, p.52.

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Nous verrons d’ailleurs plus tard, que si libre appropriation de l’interstice il y a, la plupart de ces manifestations et de ces phénomènes se font selon un très grand respect de la nature. Il semblerait que ces interstices, ces brèches de la ville si chères aux individus, soient réellement comprises et perçues comme des terrains de plus en plus rares, à sauvegarder. Dans cette optique se rejoignent les idées de l’IFLA, l’International Foundation of Landscape Architecture, qui assimile les friches industrielles à un paysage en danger, ce que soutient également Gilles Clément qui apporte un soin tout particulier au rôle de sauvegarde des espaces délaissés, critiquant ouvertement ces modes d’anthropisation des espaces, tout droit hérités du capitalisme. Avec les logiques capitalistes qui effacent et brouillent la lecture de la ville, il importe de considérer le potentiel de l’interstice urbain afin de tenter de re-subjectiver la ville, afin de se la réapproprier. Nous l’avons compris, l’interstice urbain concentre nombre de forces : géométriques, anthropologiques, politiques, collectives, sociales, etc. L’interstice est bel et bien un espace à s’approprier, il peut devenir le lieu de désapprentissage des usages assujettis au capitalisme, le lieu de tous les possibles.

LIEU DU POSSIBLE L’interstice ne représente pas uniquement une brèche physique dans le tissu urbain de la ville, mais il déchire l’image performante que la ville se fait d’elle-même : c’est l’espace d’entredeux où les possibilités sont accessibles. L’interstice ouvre littéralement des perspectives pour tout ce que la ville a désinvesti comme les friches urbaines, ou simplement pour ce que la ville ne parvient plus à intégrer comme les mobilités transculturelles. La société par ailleurs ne coïncide jamais parfaitement avec elle-même, laissant en arrière-plan nombre d’hypothèses non encore investies, nombre de socialités ou de citoyennetés capables finalement de susciter les expérimentations les plus ambitieuses : les interstices sont bien présents pour nous le rappeler. La force de l’expérience interstitielle réside d’ailleurs dans les processus qu’elle amorce : son existence, son devenir et sa montée en puissance se justifient et s’autoalimentent par l’intensité vécue et éprouvée de ses expérimentations. En ce sens, « l’interstice représente la parfaite métaphore de ce que peut être le mouvement de l’antagonisme et de la contradiction dans la ville postfordiste : un mouvement qui s’affirme au fur et à mesure de ce qu’il expérimente, qui monte en intensité grâce aux modalités de vie et de désir qu’il libère, qui s’oppose à la hauteur de ce qu’il est susceptible d’inventer et de créer »14. En effet, les interstices et les expérimentations urbaines qu’ils suscitent ne sont pas à sous-estimer, car même si ces phénomènes à première vue semblent mineurs ou minoritaires, ils n’en représentent pas moins une portée constituante et florissante comme le prédisait Michel de Certeau. Nous incitant en 1990 à travers son ouvrage L’invention du Quotidien 15 à renverser et déplacer notre regard sur la société, l’auteur nous dévoile l’idée d’une société d’ontologies multiples. En effet, la société dans laquelle nous vivons présente des développements largement visibles et identifiables, des développements englobants et majeurs. Mais celle-ci se compose également d’une multiplicité de devenirs tout juste ébauchés, encore à l’état de fragments, que nous rapprocherons bien évidement des interstices et de leurs expérimentations.

14- Pascal-Nicolas Le Strat, « Multiplicité interstitielle », Agir Urbain, dans Multitudes, Éditions Multitudes, 2007/4 (n°31). 15- Michel de Certeau, l’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Folio essais n°146, éd. établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990 (1re éd. 1980).

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D’un point de vue moins sociétal, le potentiel de l’interstice a également été révélé par Michel Agier, mettant d’avantage en lumière les notions anthropologiques de l’expérience interstitielle. Nous pouvons alors rapprocher l’agir interstitiel des pratiques du quotidien, car si l’appropriation de l’interstice a lieu, c’est parce que celui-ci est un espace « d’entre-deux, ni trop dedans, ni trop dehors »16 et qu’il présente bien une cohérence anthropologique. Ces espaces interstitiels sont perçus comme des intermédiaires, entre l’espace anonyme de la ville et l’espace domestique de son foyer. Michel Agier associe à cette dimension anthropologique et à la liberté de création et d’expérimentation une notion d’imagination rituelle : « C’est toujours dans les espaces d’entre-deux, c’est l’idée du seuil, et cette idée du seuil est centrale dans l’anthropologie des rituels. Dans le rituel, on se dédouble, on crée d’autres identités imaginées et des communautés imaginées »17. Michel Agier rejoint ici par son idée de ritualisation des interstices la définition du lieu de Marc Augé, en reprenant ces notions d’identité et de communauté, de collectivités. Ces différentes sources se croisent donc pour définir l’interstice comme le lieu de la multiplicité des devenirs qui impose sa perspective et son rayonnement. Souvent ce sont les pratiques artistiques qui révèlent ce potentiel inexploité des interstices, qui dévoilent et déploient leurs potentialités accumulées. L’interstice qui pousse à l’expérience interstitielle représente donc une sorte de forme de radicalité positive, de subversion positive, indexées sur la dynamique qu’il est de ce fait capable d’amorcer. L’interstice représente donc une forme d’intermédiaire dans l’espace en tant que lieu, mais nous l’auront bien compris, l’interstice représente et engendre bien plus. Actuellement son potentiel réside en ce qu’il représente un des seuls espaces urbains résistant encore dans les métropoles, résistant à l’homogénéisation du capitalisme et ses règlementations. Il représente la réserve de disponibilité de la ville, ce qui lui confère son statut provisoire et incertain, mais surtout son statut d’espace attractif pour quiconque souhaite participer à cette nouvelle manière de fabriquer la ville, participer à ce processus d’appropriation ouvert, réactif et transversal.

16- Propos de Michel Agier relevés dans l’entretien avec Constantin Petcou et Anne Querrien, « Politiques urbaines sans auteur. Une Anthropologie des situations », dans Multitudes, Éditions Multitudes, 2007/4 (n°31). 17- op.cit

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2 // DÉMARCHE L’interstice urbain considéré comme un lieu présente donc plusieurs dimensions ; relationnelle, identitaire, historique, politique, etc. Tant de dimensions qui finalement font de ce lieu un espace appropriable, un lieu de tous les possibles. C’est alors que nous comprenons que les individus sont naturellement soumis à une force d’attraction vers ces lieux dont l’imaginaire et le devenir devient possible, la volonté d’appropriation de l’espace ressurgit dans les esprits. Ce chapitre tend à comprendre ce qu’est l’appropriation, dans un premier lieu quels en sont les mécanismes, les motivations, la nature, afin que les individus puissent se rendre propre un espace ainsi postulé comme appropriable. En effet, si les brèches dans le tissu urbain des villes parviennent à nous faire rêver, à susciter notre intérêt et notre curiosité quand nous les apercevons au loin, certains décident alors de passer à l’acte et investissent les lieux. Cette démarche d’appropriation de l’espace semble trouver ses fondements dans plusieurs notions, à commencer par un rapport de l’individu à lui-même, une dimension plutôt individuelle. Mais l’individu ne vivant pas en autarcie, la dimension du rapport à l’autre intervient également, pour finalement nous mettre sur la voie d’une dimension de l’ « agir urbain », l’ « agir interstitiel », l’ « agir social » : l’agir ensemble. Les appropriations de l’espace peuvent donc être catégorisées comme un phénomène social et communautaire, lorsque les acteurs sont dans une optique de sociabilité et de collectivité, visant un bien être dans le fait de se faire d’un espace le leur. Mais l’appropriation de l’espace peut également s’inscrire dans une démarche engagée, lorsque les acteurs profitent de cette démarche pour affirmer revendications et idées. La démarche en devient alors plus sociale que politique. Dans les deux cas, l’appropriation de l’espace puise ses motivations au plus profond des individus dont le potentiel et l’énergie des interstices urbains a su attirer l’intérêt, et l’analyse des rouages de cette démarche propose alors une introduction à la compréhension et l’étude prochaine de ce processus.

APPROPRIATION Nous l’avons compris du chapitre précédent, l’interstice est un espace vécu par les individus. Un espace vécu car avant toute chose, vivre un lieu correspond à la notion d’habiter ce lieu, c’est l’inscription d’une corporalité dans l’espace. L’habiter est à voir sous l’angle de la notion identitaire de l’espace ressenti comme sien et non pas sous l’aspect résidentiel, c’est pourquoi « l’habiter » mène à une appropriation de l’espace de manière sensorielle et esthétique. Cette première façon de s’approprier l’espace correspond à une dimension individuelle d’appropriation, la plus simple et la plus naturelle : l’individu est « dans » l’espace avec pour médias son corps, sa sensibilité et son imaginaire. Cette notion issue de Merleau-Ponty18 apparaît comme un excellent point de départ pour comprendre les motivations premières de l’appropriation, puisque cet espace vécu vise directement à l’épanouissement et au bonheur des individus. En effet, l’appropriation de l’espace n’est-elle pas directement motivée chez l’individu par une recherche de bien-être ? Il semblerait que chez l’individu dont la volonté est de s’approprier un espace, le lien entre sa personne et l’espace du quotidien ait été rompu, lien qu’il tenterait donc à nouveau d’établir par cette démarche d’appropriation, d’harmonisation. Si ce lien a été rompu, nous pouvons alors comprendre l’interstice urbain et sa réappropriation comme la possibilité d’établir un point d’ancrage de l’individu dans l’espace. En effet, avant son appropriation, l’individu connaît l’interstice, le côtois, le longe et l’observe ; c’est un marqueur d’une évidence singulière du territoire vécu, qui représente alors un espace appropriable sous forme d’imaginaires et d’usages. L’interstice comme marqueur mène donc à l’attachement individuel au territoire : en s’y projetant, en imaginant, en se souvenant. 18- Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Tel n°4, Editions Gallimard, 1976, première parution en 1945.

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L’interstice à s’approprier touche la personne dans son individuel propre, en stimulant ses caractéristiques mémorielles, imaginaires, biographiques, sa sensibilité aux ambiances et aux espaces physiques : l’appropriation touche à la réinterprétation de cet espace vécu. Investir l’interstice par sa pratique et sa perception reviendrait donc à vivre l’espace de manière personnelle, c’est la démarche première de l’appropriation individuelle de l’espace.

EXISTER Si l’individu qui s’approprie un espace accède à une projection de lui-même, d’une dimension sensible et personnelle, l’appropriation ne s’inscrit pas moins dans une logique d’agencement et de rapport à l’autre. En effet, toute action qui prendrait place dans un tissu urbain, dans la ville que nous vivons quotidiennement, correspond irrémédiablement à un acte social puisque tout individu vit en société. Cette idée a déjà été développée par une sociologue américaine au courant des années soixante, par le biais de son ouvrage Death and Life of Great American Cities, en affirmant que l’espace de la rue représente bien le lieu de la production sociale. Si ce lieu correspond à l’interstice à s’approprier, les idées des sociologues Deirdre Boden et Harvey Molotch rejoignent alors celles de Jane Jacobs ; « la vie sociale a et aura toujours besoin de moments de proximité physique »19. L’appropriation de l’espace permettrait donc d’accéder à une certaine forme de collectivité et donc d’existence de l’individu par rapport à autrui, en redéfinissant les modalités du vivre-ensemble, en produisant du lien social. Il est évident que de nos jours « le travail n’est plus le mode quasi exclusif de la construction du lien social »20, remplacé par les moments et les activités extérieures. L’individu dont la volonté est de s’approprier un espace interstitiel le fera donc sur ses périodes de temps libre, et le lien social se construit alors dans les relations d’échanges qu’il aura avec autrui, son rapport aux autres est sollicité : s’approprier, c’est exister au sein des autres. La collectivité à laquelle l’individu cherche à appartenir par le biais de l’appropriation de l’espace évoque cette notion du rapport à l’autre, déjà relevée par Rancière qui affirmait que l’individu se pense et existe par rapport aux autres : « la formation d’un un qui n’est pas soi mais la relation d’un soi à un autre »21. Exister par rapport aux autres, c’est en quelque sorte refuser l’anonymat et resubjectiver la ville par le biais de l’action collective.

RESUBJECTIVATION Comme expliqué dans le chapitre précédent, l’économie capitaliste produit continuellement un espace urbain désubjectivé, consumériste et abstrait, qui justifie donc la volonté d’appropriation des individus, qui cherchent alors à résubjectiver la ville, à s’y faire une place. Les individus qui se prêtent au désir de s’approprier des espaces refusent donc tout simplement un certain anonymat, pourtant devenu habituel dans notre vie en société. C’est en investissant les brèches spatiales de la ville homogénéisée et abstraite que leurs actions de l’ « agir ensemble » participent alors à résubjectiver l’espace de la ville. Les acteurs de l’appropriation des interstices en font des espaces « de l’agir », questionnant alors le quotidien et les usages singularisés, et produisant donc une subjectivité collective. Ces micro-pratiques d’appropriation spatiales font se croiser une diversité d’activités, de compétences, de désirs et de dynamiques qui produisent finalement des subjectivités hétérogènes et poreuses, mais bien propres aux individus investis. Agir dans ces interstices de proximité permet donc un ancrage local à l’individu, il trouve sa place dans un territoire en perpétuelle évolution, mais qu’il peut de ce fait s’approprier. 19- Benjamin Pradel, Rendez-vous en ville !, thèse de doctorat de l’université Paris-Est Sociologie, 2010. 20- HUET, 2003, p.77. 21- Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998, p.30.

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Si l’appropriation de l’espace se justifie par un désir de projection de son existence individuelle, ainsi qu’une volonté d’exister par rapport aux autres et de résubjectiver la ville, ce phénomène s’inscrit surtout dans une logique de collectivité, de communauté, d’agencement des individus les uns par rapport aux autres. L’appropriation d’un espace prend tout son sens lorsque plusieurs acteurs sont sollicités et s’organisent ensemble, la collectivité permet de fusionner toutes ces notions d’existence du sujet par rapport à lui-même et du sujet par rapport aux autres.

VOISINAGE La collectivité à laquelle accède l’individu qui s’approprie un espace peut être comprise dans une démarche de relations de voisinage. A l’heure du capitalisme de notre société et de l’accélération du temps social à laquelle chacun est confronté, ces relations tendent justement à disparaître, et les individus sombrent peu à peu dans un anonymat quotidien dès lors qu’ils s’aventurent dans l’espace public de la ville. Il semblerait donc que cette démarche d’appropriation de l’ « en bas de chez soi » permette de s’ancrer dans des relations de voisinage, car cet « agir » de l’appropriation représente un agencement attentif à la singularité de ses acteurs, un agencement de la patience, de la régularité, de l’imprévu et de la disponibilité. Cet agencement est semblable à celui du jardinage, car l’espace investit se constitue un caractère actif, en transformation permanente en fonction des acteurs investis. L’agir de l’appropriation peut être compris à travers cette idée de l’ « agencement jardinier » : des dynamiques d’agencement par voisinage, favorables aux échanges, mobiles, tolérantes et cycliques22. Ce mode d’action d’appropriation par agencement jardinier permet alors à l’individu de prendre place au sein d’un espace constituant pour les modes de fonctionnement collectifs. Les relations de voisinage ont également ce caractère de quotidienneté, c’est pourquoi l’acteur de l’appropriation va s’ancrer dans une démarche de tous les jours où il sera amené à rencontrer autrui, et cette collectivité en formation tend finalement à une sorte de micro-urbanisme quotidien qui permet à l’individu de s’inscrire dans un vivre-ensemble local de tous les jours. En effet, au-delà des domaines physiques culturellement définis de la maison, de l’espace de travail et de l‘établissement, nous pouvons identifier un « espace quotidien » auquel l’acteur de l’appropriation veut appartenir. Cet espace quotidien est le tissu conjonctif qui lie la vie quotidienne ensemble, amorphe et si persuasif qui est difficile même de percevoir. En agissant quotidiennement par l’appropriation d’un espace urbain, il est alors possible de faire de ce lieu un espace de tous les jours, un espace quotidien de la vie de l’individu qui se l’approprie. Mais si cette démarche d’appropriation s’explique par des volontés sociales propres aux individus qui veulent se faire une place dans ce monde, qui veulent exister ensemble, elle n’en est pas moins le reflet d’un certain refus de l’état actuel : l’appropriation de l’espace peut également, et dans bon nombre de cas, s’inscrire dans une démarche des plus engagée2

22- Constantin Petcou & Doina Petrescu, Agir l’espace (notes transver¬sales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous), éditions Amsterdam, texte tiré de la revue Multitudes n°31, hiver 2008.

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RÉSISTANCE Nous évoquions précédemment l’agencement jardinier pour définir les caractéristiques d’un certain « agir », en effet les invitations à modifier, à transformer, à occuper l’espace donc à le jardiner, sont délivrées par l’ « agir urbain ». Cet agir urbain se place aux antipodes du fonctionnement des espaces publics de la ville dans lesquels l’individu se doit de ne laisser aucune trace, où le mot d’ordre oblige à se conformer, à subir l’espace, à le respecter. Nous comprenons alors que cet agir urbain se place dans une certaine logique de critique de la vie quotidienne, engagée et créative car bien différente du militantisme politique. L’agir urbain par le biais de l’appropriation rentre dans la continuité des actions qui utilisent la ville comme terrain ; les occupations, les manifestations, les révoltes ou encore les défilés, car il permet de faire des habitants des acteurs directs de l’action. L’appropriation comme toutes ces diverses actions permet finalement de questionner les circuits fermés et formatés de la société, lorsque les individus résistent et justement refusent cette société du « tout économique ». Face à l’exploitation par le capital et face aux formes de consommation les plus productives, la résistance des individus prend forme dans cet agir urbain. Les interstices à s’approprier représentent alors les espaces d’entre-deux où les questions sont enfin posées, où la volonté d’ouvrir de nouvelles perspectives peut enfin voir le jour. Ces espaces deviennent des lieux de réflexion et de création, où tous les stéréotypes de la société et de son urbanité peuvent être remis en question pour ensemble penser la ville autrement. Les acteurs de l’agir urbain démontrent donc un certain engagement contre des valeurs quotidiennes qu’ils refusent, mais cet agir se place surtout en complément du potentiel dynamique et créatif du désir. En effet, même si cet agir se rapproche du mouvement citoyen, il n’en transforme pas non plus ses acteurs en réels activistes. En dépit de la notion d’« activisme informel » de l’allemand Jochen Becker, nous ne nommerons tout de même pas « activistes » ces acteurs de l’agir urbain, car ceux-ci n’en sont finalement pas plus que des citadins ou des artistes en devenir qui cherchent à faire trace et à désaliéner leur quotidien. L’agir urbain regroupe donc ces formes de pratiques engagées, culturelles et artistiques pour réinterroger plusieurs enjeux sociaux et urbains, l’espace et les individus se ré-instituent et se ré-subjectivisent. Ce certain refus de la société véhiculé par l’appropriation de l’espace interstitiel prend place au sein des trois situations de prises de paroles évoquées par Michel Agier dans son entretient pour le magazine Multitudes : l’occupation urbaine, l’installation artistique et l’agir politique. Cet « agir urbain », cet « agencement jardinier », cet « agir interstitiel » quotidien permet donc une démocratisation continue de l’espace de proximité, et s’inscrit dans une logique locale et donc politique de la ville et de ses protagonistes.

POLITIQUE L’agir de l’appropriation, en produisant cet agencement jardinier, s’inscrit dans un local certain qui permet le croisement de dynamiques et de passages, et qui oeuvre finalement à produire des réseaux de connexions translocales. En effet, « la production de voisinage tend à se réaliser dans des conditions où le système des Etats-nations est le pivot normatif pour la production d’activités locales et translocales »23 : l’appropriation des interstices urbains permet finalement de les mettre en relation les uns aux autres, et de passer alors d’une logique locale à une démarche translocale. 23- APPADURAI, Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001, p.261.

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Les différentes appropriations des espace d’entre-deux des interstices urbains, comprises comme des interventions locales et ponctuelles, produisent donc des espaces nouveaux qui « interrogent radicalement les lois, les règles, les procédures, les politiques, les modèles, les manières de faire, de travailler et de vivre dans la ville d’aujourd’hui »24. Ces lieux réappropriés par les individus ont le potentiel de devenir les catalyseurs d’une démocratie locale capable par ses connexions de mener à de réels réseaux porteurs d’une démocratie translocale. De par le mélange des différentes natures d’appropriation de ces espaces, programmatiques et fonctionnelles, de par cet agencement de voisinage actif et constant des individus les uns par rapport aux autres et de par le croisement des échelles locales et translocales, une production spatiale altérotopique est alors rendue possible. Nous l’avions effectivement vu dans le chapitre précédent, les interstices sont des lieux altérotopiques, et si la mise en réseau de ces différentes altérotopies locales peut avoir lieu, alors il est possible de réintroduire le politique dans l’espace quotidien : des réseaux spatiaux translocaux sont mis en place. L’appropriation des interstices peut donc être perçue comme une démarche sociale nous l’aurons compris, mais également comme une démarche humaine, culturelle et artistique.

24- PETCOU, Constantin, PETRESCU, Doina, QUERRIEN, Anne, Agir urbain, éditions Amsterdam, texte tiré de la revue Multitudes n°31, hiver 2008.

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3 // TEMPS Le phénomène de réappropriation de l’interstice urbain se définit comme un organisme vivant qui présente une temporalité définie, en perpétuelle évolution entre son apparition et sa disparition, mais une différence reste toute de même bien notable : sa pérennisation est parfois rendue possible. Suivant cette même logique, la ville elle-même est un processus dérivé du temps, ouverte à la fois sur le passé et sur l’avenir. La ville se renouvelle en permanence dans l’interaction structurante entre son passé – sa provenance – et ses projets urbains – son propre avenir – vers qui elle tend. Les temporalités des villes sont donc à la fois « celles de leurs formes et de leurs fonctions » dans une réalité physique, ainsi que « celles des pratiques des citadins»25. La pratique de l’appropriation de l’espace s’inscrit donc dans la temporalité d’une ville en y apportant son rythme propre, temporalité de transition définie par ses processus et usages, pour que s’agencent et s’organisent les rendez-vous urbains entre les individus soucieux de retrouver une certaine forme de sociabilité. La temporalité de ces phénomènes participe également à un renouvellement urbain, se rapprochant du micro-urbanisme de transition qui dans certains cas débouche même sur un avenir durable.

ACCÉLÉRATION Les nombreuses analyses sociologiques de ces dernières décennies portant sur la critique du temps ont mis en lumière un phénomène notable caractéristique de la modernité, celui de l’accélération. Notre société et ses innovations dans tous les domaines est effectivement prise dans le flux d’une accélération constante et croissance, dont les causes et conséquences ne sont pas moindres sur les individus et leurs comportements. Il me parait donc logique d’inscrire dans une réaction de refus et de résistance à cette accélération les appropriations temporaires des interstices urbains, ces brèches du tissu urbain qui deviendraient donc des temps de pause dans l’effervescence constante de la ville. La critique sociale de cette accélération du temps dont notre société actuelle souffre encore a été relevée dans un ouvrage majeur du sociologue allemand Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps 26. L’auteur développe une réflexion systématique sur l’accélération comme un moteur certain de notre modernité, accélération constante et croissance qu’il ne définit pas comme un progrès mais comme un phénomène qui s’est finalement retourné contre le projet d’émancipation humaine et d’autonomie de la modernité. Cette accélération aurait finalement donné naissance à des phénomènes de réaction visant à une décélération, à des temps de pause. En effet, l’accélération a finalement engendré la perte des rythmes des évènements sociaux, l’élimination des séquences et des durées, la dissolution de milieux sociaux stables et l’individualisation des conditions de vie. Se définissant selon trois domaines sociaux – l’accélération technique (transports et moyens de communication), l’accélération du changement social (styles de vie, de famille, croyances et appartenances politiques et religieuses) et l’accélération du rythme de vie (manque de temps, impression de stress) – l’accélération a finalement eu un impact défavorable sur les individus : l’Homme se doit de refuser la lenteur pour suivre le mouvement perpétuel de la société dans laquelle il vit, il se voit prisonnier de ce rythme effréné qu’il se doit de suivre.

25- UNIL-Université de Lausanne-Institut de Géographie et de Durabilité, Urbanisme temporaire et projet. La ville malléable, solution ou mirage ?, Edition IRIS Ecologie, article tiré de la revue Vue sur La Ville n°30, mai 2013. 26- Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Edition La Découverte, 2013.

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C’est en réaction à cela que s’inscrit l’appropriation temporaire de l’espace, comme un oasis de décélération, un phénomène intentionnel de réaction à la pression de l’accélération et ses effets, une sorte de niche territoriale sociale et culturelle. Face à une difficulté certaine pour les individus à articuler et organiser des intérêts collectifs dans une société de mutations accélérées, les interstices à s’approprier permettraient donc à nouveau de s’identifier et de se localiser facilement alors que dans la ville alentour rien ne reste en place. A l’heure de l’individualisation et de la compétitivité dans les domaines sociaux et politiques, ces appropriations temporaires permettent alors à l’individu d’exprimer cette réaction humaine de refus de l’accélération du temps, cet acte de révolte optimiste pour tenter de pouvoir se refaire la ville sienne.

RYTHMES Si la ville se rapproche de l’organisme vivant et évoluant constamment dans le temps, elle présente alors de multiples rythmes, comme une musique composée de mesures, de temps et d’accélérations. La ville englobe des rythmes qui cohabitent, s’entremêlent et interagissent entre eux, elle constitue une portée qui structure des mélodies sociales multiples et variées, elle est « polychronique »26. La ville agence des rythmes individuels et collectifs, et l’étude de ces différents rythmes est à même de nous faire comprendre le fonctionnement socio-spatial des métropoles. En poursuivant sur les idées d’accélération du temps social de Hartmut Rosa, il semblerait que ces rythmes qui composent la ville soient fluides et autonomes, ceux des individus pris par la vitesse de la société, pressés par le temps continu. La ville post-moderne serait donc devenue « arythmique, hypermobile »27, à la fois en mouvement permanent mais surtout prisonnière de celui-ci, « une société à la fois figée et frénétique »28. Il semble donc que les individus entretiennent alors entre eux des rapports instables et irréguliers, ainsi qu’avec l’espace et le temps, conséquence inévitable de la morphologie socio-spatiale inconstante et floue d’une société devenue « liquide »29. Les individus semblent donc empris d’une perte de cohésion dans les relations sociales et collectives, se recluant d’avantage dans les rythmes individuels. C’est dans cette société du progrès et de l’accélération que les phénomènes d’appropriations intermédiaires de l’espace apparaissent à nouveau comme un acte de refus, un acte social des individus qui souhaitent retrouver et repenser le rythme social sous le même angle que les premiers sociologues ont pu le théoriser : « une forme de rassemblement périodique du corps social, sur un même lieu et à une même date, s’inscrivant dans un horizon temporel partagé et fini »30. La réappropriation des interstices urbains, définis dans un temps donné, se rapproche alors du rôle des événements ludiques qui envahissent l’espace des villes. Leurs acteurs proposent alors une forme de nouveau rythme collectif, qui finalement participe au fonctionnement de la modernité urbaine. Ce renouvellement du temps et du rythme permet une relecture de l’urbanisation, une réévaluation de l’engagement dans le rassemblement et la rencontre, dans les usages sociaux d’individus soucieux de s’organiser un vivre-ensemble temporaire. Ce nouveau rythme collectif engagé par les réappropriations intermédiaires de l’espace rapproche alors ces phénomènes de l’événement périodique, dont les temporalités peuvent évoluer et différer, mais dont les mécanismes sociaux, spatiaux et temporels instituent bien une forme de rassemblement, une sorte de rendez-vous collectif dans les espaces libres d’une ville qui se meut et se déploie trop intensément. 26- Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, III. De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), Paris : L’Arche, 1981. 27- Benjamin Pradel, « Le rythme : une question de recherche urbaine », Rhuthmos, 2011. http://rhuthmos.eu/spip. php?article460. 28- Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Edition La Découverte, 2013. 29- Zygmunt Bauman, La vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006. 30- Benjamin Pradel, « Le rythme : une question de recherche urbaine », Rhuthmos, 2011. http://rhuthmos.eu/spip. php?article460.

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RENDEZ-VOUS En rapprochant du concept de rendez-vous urbain ces réappropriations d’interstices, il est possible de comprendre en quoi la temporalité de ces phénomènes peut jouer un rôle majeur dans la vie sociale urbaine et son aménagement. En effet, puisque le rendez-vous renvoie à la rencontre d’individus dans un lieu et à un moment donné, il s’inscrit directement dans un espace-temps capable d’informer et de s’actualiser socialement dans la temporalité de sa réalisation. Le rendez-vous est donc à même de pouvoir orienter l’action, il créé une rupture dans le quotidien et il mobilise les consciences individuelles car il « se distingue psychologiquement de la forme habituelle d’existence, par l’accent de l’unique fois, de l’acuité de ce qui ne naît que de l’occasion particulière, et comme il se détache ainsi insulairement du déroulement continu de la vie, il tire justement des facteurs formels du temps et du lieu une teneur particulière pour la conscience »31. La réappropriation intermédiaire de l’interstice urbain se rapprochant du rendez-vous collectif renvoie donc à une appropriation sociale et physique de la ville par les individus. Le rendez-vous suggère une synchronisation des temps libres individuels en agençant un déploiement temporaire d’aménagements et d’usages dans l’espace libre réinvestit : l’appropriation collective de l’espace par les usages se confère à l’interprétation partagée de l’espace-temps actualisé, et l’aménagement temporaire de l’espace urbain renvoie à l’orientation des significations de l’espace-temps. C’est ainsi que s’actualise un moment dans le temps linéaire, un lieu dans l’espace indéterminé, et que le rendez-vous génère une consistance sociale. Nous pouvons donc comprendre que les rendez-vous urbains présentent un potentiel d’impact certain sur l’organisation urbaine et sociale. En effet, s’ils peuvent devenir de réels instruments politiques d’organisation de la vie sociale urbaine, c’est parce qu’ils sont capables de coordonner et de réguler des processus hétérogènes par leur rencontre temporelle. Ils illustrent donc une des fonctions du temps spatialisé et peuvent exister comme des instruments d’action publique : ils ont le potentiel pour donner « des éléments de réponse aux questions d’aménagement de l’espace et d’attraction métropolitaine face aux nouveaux modes de vie »32. Ces rendez-vous à la temporalité déterminée peuvent donc être facteur de renouvellement urbain, mais la raison pour laquelle les individus s’engagent dans des représentations telles les appropriations de l’espace ne tient pas uniquement du refus d’une société dont le rythme serait trop soutenu. En effet, ce nouveau rythme induit par ces phénomènes, cette temporalité de l’éphémère, est capable de générer bien d’autres motivations.

31- Georg Simmel, Soziologie, 1908, traduction française 1999, p.619 32- Benjamin Pradel, thèse de doctorat de l’université de Paris-Est sociologie, Rendez-vous en ville ! Urbanisme temporaire et urbanité événementielle : les nouveaux rythmes collectifs, 2010.

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ÉPHÉMÈRE Dans l’accélération constante de notre société et de nos rythmes de vie, il semblerait que l’espace public soit actuellement en crise et que la place donnée au partage et à l’échange soit devenue quasiment nulle. En effet, la désynchronisation des rythmes sociaux pousse à l’incapacité des espaces publics classiques de la ville de générer des usages, des rencontres. Pour reprendre cette notion de non-lieux, les individus ne se suffisent plus qu’à passer dans ces espaces qui souffrent finalement de l’inexistence du principe d’attraction, du principe de gravitation : l’espace public de la ville « aurait perdu de sa capacité à mettre harmonieusement en présence les personnes par-delà leur appartenance sociétale, sexuelle, générationnelle »33. L’éphémère, comme détournement de l’espace limité dans le temps, apparaît alors comme une solution à la régénération de l’espace public actuellement en crise. L’éphémère est un terme complexe aux multiples significations, il englobe une réalité large à diverses échelles. Il définit l’état qui ne fait que passer, mais les temporalités peuvent être changeantes selon le type d’intervention, l’éphémère est donc pluriel. Ce n’est donc pas un état objectivement déterminé, mais dans le cas des appropriations intermédiaires de l’espace nous pouvons le rapprocher de l’urbanisme temporaire car sa nature même engendre son déploiement sur une plus grande échelle de temps. L’éphémère à l’échelle de l’urbanisme représente donc une construction, une intervention intentionnelle de l’inattendu dans la ville afin de créer une rupture avec le quotidien. C’est ainsi que la temporalité éphémère des réappropriations de l’espace attire les individus en impulsant le regard et la curiosité, en générant un évènement dont le rythme dénote avec celui de la ville. L’éphémère est capable de créer un mouvement dans un espace délaissé, de le réactiver et de donner de nouvelles raisons aux rassemblements des individus dans une société où le lien social est de plus en plus difficile à créer. Ce mouvement qui dynamise les interstices spatiaux de la ville possède une temporalité définie, une force de synergie et un fonctionnement propre et bien différent de l’homogénéité des flux de la ville alentour. L’éphémère apparait comme le pendant d’une société urbaine qui cherche à se réinventer, ce pourquoi des phénomènes comme l’appropriation de l’espace voient de plus en plus le jour. En réactivant les zones délaissées des villes, l’éphémère a le pouvoir de faire de l’espace public le lieu par excellence de l’urbanité, en suscitant de nouveaux usages et en rendant réel un imaginaire urbain attractif. Le mouvement temporel de l’éphémère et de l’urbanisme temporaire répond à celui de complexification de la société, il est source d’une nouvelle attractivité et serait à même de devenir un véritable outil de régénération urbaine, un antidote à la crise du temps que traverse notre société actuelle.

TRANSITION Si la notion d’éphémère prend son sens dans cette analyse temporelle des réappropriations intermédiaires de l’espace, c’est surtout parce qu’en plus d’avoir une temporalité définie, elle s’inscrit dans un temps d’entre-deux. En effet, ces appropriations temporaires s’inscrivent dans un espace qui détient une histoire, un passé, et qui est dans l’attente d’une devenir futur. C’est précisément en s’insérant entre ces deux temporalités que l’action tire son sens et sa force, et prend la forme d’un micro-urbanisme de transition.

33- Denis Delbaere, La Fabrique de l’espace public, 2001.

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Cette expression de micro-urbanisme de transition ouvre de nombreuses opportunités, car les interstices urbains présentent un statut provisoire et incertain, une réelle qualité urbaine car ouverts alors aux principes d’autogestion et de programmation temporaire, flexible et réversible. En effet, ces actions éphémères de transition comportent une condition temporaire capable d’alléger la structure du projet d’intervention, permettant alors aux acteurs de franchir plus facilement les interdictions et d’opérer à des appropriations de l’espace plus ouvertes, innovatrices et hétérotopiques. En effet cette temporalité de transition permet de maintenir l’ouverture des processus de décision collectifs, des usages et de l’évolution de la participation, menant donc à la pérennisation des liens sociaux et culturels générés. Le fait de placer son action dans la transition mène à placer son action dans un mouvement d’évolution et d’adaptabilité continues. C’est ainsi que les interstices urbains, dans la marge, refusent « l’univocité spatiale stéréotypée d’une fonction »34 et permettent une transformation et une multiplication continuelle des usages et des acteurs afin de répondre à un grand nombre de facteurs eux-mêmes en évolution constante. Ce micro-urbanisme de transition propose aux individus d’expérimenter la ville et de l’actualiser dans un mouvement de réinvention permanente de l’espace social et politique, toujours en corrélation avec les nouveaux types d’habitants, d’usagers, d’acteurs. Faire d’un interstice urbain en attente un lieu de vie, de rencontre et d’échange pendant une période définie d’inoccupation administrative de son espace permet de réactiver de nouvelles centralités dans une ville, et permet également l’expérimentation de nouvelles formes de sociabilité et de nouvelles formes culturelles répondant aux réalités urbaines actuelles.

ENJEUX Si la temporalité définie des appropriations de l’espace est un facteur important dans ce processus, c’est parce que lui seul permet d’ancrer ces phénomènes dans le marché foncier de la planification urbaine, de les faire exister de manière légale au sein de la ville. En effet, ces appropriations temporaires s’inscrivent dans la légalité selon plusieurs catégories d’usages, en fonction des collectivités territoriales, des propriétaires fonciers ou bien encore des acteurs temporaires qui prennent possession de l’espace disponible. Et si l’appropriation est rendue possible, c’est au final grâce à une satisfaction et un intérêt tiré par chaque partie : les acteurs d’un côté sont attirés par les coûts de location et de maintenance peu élevés – voire quasi nuls – ainsi que par la flexibilité des usages et l’environnement créatif et propice aux liens sociaux de ces espaces, et de l’autre côté les propriétaires peuvent alors sécuriser leurs sites et assurer une maintenance à moindre coût dans l’attente d’un contexte plus prometteur pour la vente ou pour un projet de régénération. Pour les collectivités locales également, ces espaces réinvestis de manière éphémère peuvent être perçus comme des opportunités de revaloriser symboliquement le lieu occupé et d’améliorer son image. Ces appropriations de l’espace s’effectuent comme des expérimentations temporaires, vecteurs d’une flexibilité des processus et des outils de planification urbaine, et constituent alors une forme d’anticipation sur le renouvellement des territoires. Il semblerait donc que les villes qui tolèrent, supportent ou même encouragent de tels phénomènes soient conscientes du potentiel de mutation et de régénération de ces espaces qui sans occupation participent à une image négative du paysage urbain. « C’est le rapport entre la valeur d’échange et la valeur d’usage qui est ainsi au coeur du processus. »35. 34- Pascal-Nicolas Le Strat, RDS, ISCRA, programme interdisciplinaire de recherche, Interstices urbains temporaires,

espaces interculturels en chantier, lieux de proximité, 2005.

35- ANDRES, Lauren, « Les usages temporaires des friches urbaines, enjeux pour l’aménagement », Métropolitiques, 11 mai 2011. http://www.metropolitiques.eu/Les-usages-temporaires-des-friches.html.

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Il semble donc que la considération des appropriations intermédiaires, temporaires et non planifiées soit une manière de promouvoir la capacité d’adaptation aux aléas du marché, en passant par l’accentuation de la mutabilité des espaces et de la flexibilité. En cela ces processus s’affirment donc comme une sorte de nouvelle façon de faire de l’urbanisme : la durabilité des espaces et des projets urbains n’est plus le mot d’ordre de la planification urbaine, au profit de la flexibilité, de l’adaptabilité, de l’aptitude à faire face aux crises et à l’incertain. En effet, l’appropriation temporaire de l’espace peut être identifiée comme alternative à la remise immédiate et impossible du site sur le marché, afin de permettre d’influencer sa valeur marchande et d’encourager son redéveloppement à court ou moyen terme. Mais elle peut également être identifiée comme un moyen de mettre en lumière le potentiel d’un espace, en démontrant que le contenu de l’appropriation et ses usages élaborés pendant ce temps « de veille » est capable de poser les bases de projets de renouvellement innovants à plus long terme, par le biais d’une stratégie de régénération urbaine, culturelle et économique. Le temporaire devient donc un outil adapté aux temps courts des mandatures, afin de susciter l’appropriation collective et élective de la ville, le tout sans remise en cause de ses évolutions futures. L’analyse de la durée temporaire des phénomènes d’appropriation de l’espace urbain permet donc bien de comprendre les multiples raisons pour lesquelles la temporalité joue un rôle majeur dans ces processus. En effet les rythmes de nos vies et de nos villes se sont transformés sous la pression de nombreux phénomènes concomitants, et la réappropriation des interstices apparaît non seulement comme réaction mais aussi comme solution aux mutations de la société qui ont transformé notre rapport à l’espace et au temps. Cette analyse théorique de l’intermédiaire dans le temps et dans l’espace, à travers son expression par la réappropriation de l’espace, permet de comprendre les bases, les principes et les fondements de ces phénomènes. Il importe à présent de les relever et de les étudier de manière plus pratique et concrète, comme étant des processus fréquents à travers le monde. Après avoir défini différents types de réappropriations en analysant des exemples précis dans différentes villes, ces phénomènes seront analysés en exposant leurs différents enjeux, acteurs et systèmes, pour finalement pouvoir tirer une sorte de plan-type d’action, une boîte à outil pour la mise en oeuvre d’une réappropriation intermédiaire d’un interstice urbain.

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BERLIN

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1 // HISTORIQUE La ville de Berlin est en constante transformation, mais c’est parce qu’elle fut conçue et construite pour le long terme qu’en son sein s’est développé ce phénomène social de l’appropriation des espaces vacants par les usages temporaires. Nous comprendrons dans ce chapitre comment l’historique de cette ville et en particulier son développement urbain ont suscité l’apparition de nombreux espaces interstitiels et terrains vacants, qui ont donné naissance à ce phénomène d’appropriation dont l’évolution a finalement fait de la capitale allemande le terrain idéal de l’appropriation intermédiaire dans le temps et dans l’espace.

DÉTAIL L’évolution du développement urbain de 1950 à 2000 permet de comprendre comment la ville s’est étalée et comment les zones urbaines se sont densifiées, tout en laissant de nombreux terrains vacants jusqu’au centre de la ville, et une prolifération d’espaces verts. Même si le centre de la capitale est progressivement reconstruit suite aux stigmates de la guerre laissant de très nombreuses parcelles démolies, Berlin présente toujours un nombre impressionnant d’espaces détruits, en friches. Sur le même modèle que de nombreuses villes, ces stratégies étaient dominées par les objectifs de planification urbaine globaux, mais elles ont surtout été influencées par la confrontation des politiques entre Berlin-Est et Berlin-Ouest dont l’opposition des systèmes a joué un rôle particulier. C’est ainsi que tout cela a finalement conduit à des développements contradictoires au sein même de la capitale, laissant apparaître des fractures et des plaies douloureuses dans l‘aspect spatial de la ville comme le suggèrent les deux cartes des pages suivante36. L’utilisation des sols par la construction a donc augmenté de 50% de 1950 à 2010, mais pour une population constante. Cela a donc engendré une évolution de la surface par habitant jusqu’à 140m², ce qui n’empêche pas Berlin de rester une ville verte avec la moitié de sa superficie constituée d’espaces ouverts et verts. Ces terrains vacants en attente issus du remarquable développement urbain sont devenus si nombreux que le Département du Sénat pour le Développement urbain et l‘Environnement propose actuellement un recensement de ces espaces. Sous le nom de Baulückenmanagement , « gestion des ‘trous‘ dans la construction », un atlas répertorie les terrains libres dans le centre de Berlin et les endroits les plus attrayants dans les banlieues. Ces zones publiées dans le « BLM » représentent plus de 140 hectares sur 650 endroits dans les quartiers de Mitte, Friedrichshain-Kreuzberg, Pankow, Charlottenburg-Wilmersdorf, Tempelhof-Schöneberg, et Neukölln.

36- d’après http://www.stadtentwicklung.berlin.de/planen/basisdaten_stadtentwicklung/atlas/de/stadtgestalt.shtml

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ESPACE VACANTS 1950

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ESPACE VACANTS 2000

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HÉRITAGE Après 1989, la ville de Berlin a été frappée par une radicale désindustrialisation liée à une correspondante hausse du chômage, et comptait alors plus de 500 hectares d’espaces libres disponibles sous la seule et unique forme d’anciens sites industriels. En addition de ces sites, de nombreuses zones techniques d’infrastructures abandonnées ont émergé le long de l’ancien mur ou encore au niveau des anciennes voies ferroviaires et ports de dépôts le long de la Spree. Ces nombreux espaces vacants sont devenus les clés du redéveloppement urbain de ces zones qui correspondent en outre au dépôt ferroviaire autour de Heidestrasse (50 ha, quartier Mitte, au Nord de la gare centrale), les anciens docks à Osthafen (10 ha, quartier Alt-Treptow, le long de la Spree), l’ancienne base d’entrainement militaire à Lichterfelde (30 ha, dans le Sud-Ouest de Berlin) ou encore les entrepôts des anciens aterliers de maintenance ferroviaire RAW Franz Stenzer (10 ha, quartier Friedrichshain, le long des chemins de fer de la station Warschauerstrasse)37. Parmi ces espaces vacants certains projets ont déjà connus un grand succès, mais ces sites d’infrastructures ne sont pas les seules ressources disponibles de la ville, qui présente également grand nombres d’espaces interstitiels libres au niveau des bords de Spree dans la partie Est de la ville. En effet, 180 hectares de terrains disponibles s’étendent le long de ce cours d’eau à l’Est de Berlin et ont engendré depuis quelques années un très fort débat autour de leur utilisation et réintégration dans le tissus urbain, avec le très controversé projet urbain Mediaspree. La planification urbaine classique vise à exploiter le potentiel des sites localisés le long de la Spree par des développements privés de l’association Mediaspree, vivement rejetés par les habitants et les touristes qui veulent profiter de ce statut indéfini des espaces qui leur est cher à Berlin. L’implication dans les débats de planification urbaine par les individus est très forte et permet souvent de préserver ces espaces interstitiels ou ces espaces libres qui participent à l’urbanisme si particulier de cette ville et au bien-vivre de ses habitants. L’exemple le plus pertinent en date reste celui de l’ancien aéroport de Tempelhof, menacé par un projet architectural d’une ceinture de construction d’habitations visant à resserrer le périmètre du plus grand espace de loisirs et de détente de la ville. Le 25 Mai 2014, plus de 174 000 signatures (minimum requis) ont été rassemblées afin de contraindre le maire à réaliser un référendum pour défendre cet espace de liberté au coeur de Berlin.

RESSOURCES Malgré la prolifération du nombre d’espaces vacants issus de la désindustrialisation et de l’après-guerre, la ville de Berlin a finalement vu ce nombre continuellement augmenter par le biais de certaines décisions gouvernementales. En effet, pour répondre au changement démographique important observé dans l’est de Berlin (avec une chute du taux de population variant de 19 à 25% de 1995 à 2002) le gouvernement fédéral a mis en place un programme d’appui à la restructuration urbaine nommé Stadtumbau Ost , «déconstruction urbaine de l‘est » . C’est par ce biais que Berlin Est a vu ses quartiers se renouveler par la destruction de nombreuses infrastructures et bâtisses inutilisées, comme 200 crèches et écoles et de nombreuses habitations inoccupées. En effet, un surplus flagrant de bâtiments de logements a été relevé, ainsi que de programmes publics, d’éducation ou encore de gymnases. 185 objets architecturaux ont été démontés pour une surface totale d’environ 140 hectares, ce qui spatialement correspond à la moitié du très fameux parc Tiergarten.

37-Studio UC, Klaus Overmeyer, Urban Pioneers, Berlin, Senatswerwaltung für Stadtentwicklung Berlin, 2007. Berliner Raumressourcen, p.29.

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C’est à la fin de l’an 2000 que l’ancien ministre fédéral des transports, de la construction et du logement, Reinhard Klimmt, avait présenté un rapport déclenchant ce programme de démolition ; environ un million d’habitations étaient vacantes en Allemagne de l’est, ce qui correspondait à un quota de 13% du nombre total de logements. C’est ainsi qu’en dix ans de 300 000 à 400 000 appartements vacants ont été retirés du marché, par la démolition des anciens immeubles de logements situés dans les centres villes mais aussi le surplus de barres de logements fabriquées industriellement dans les dernières années. L’objectif était le développement urbain ordonné de la ville et le rééquilibrage du marché, ainsi que l’amélioration de la qualité de vie au sein de ces territoires, mais ces décisions ont finalement laissé place à un surplus de nouveaux espaces vacants en attente d’une utilisation future. Ce programme a donc lui aussi participé à l’émergence de nombreux espaces interstitiels délaissés, disponibles pour les acteurs de l’appropriation temporaire. D’autres ressources spatiales présentent une taille très importante au sein même de Berlin, et sont constituées par les nombreux cimetières et les parcelles constructibles. Le redéveloppement des surfaces des cimetières pour d’autres usages n’est envisageable que par le biais d’un long processus qui prendrait en compte la sensibilité ethnique et culturelle, mais il reste à prendre en compte car il ne rassemble pas moins de 143 hectares d’espaces libres, estimés dans un futur proche à 320 hectares. Au niveau des parcelles constructibles, la ville de Berlin en compte actuellement environ un millier pour une surface totale de 170 hectares en attente, réparties dans le centre-ville du XIXe siècle jusqu’en périphérie. Les parcelles constructibles sont également des interstices urbains très prisés, car ils offrent des espaces vacants de 600 à 900 m² prêts à être développés à court ou moyen terme. C’est donc par l’évolution démographique et urbanistique de Berlin que les espaces interstitiels ont proliféré de plus en plus au sein de la capitale, et les conséquences morales et psychologiques de l’après-guerre et de tous ces changements spontanés ont directement impliqué la population, à présent désireuse de s’approprier ces espaces.

PHÉNOMÈNE C’est à la fin des années 1990 qu’un mouvement particulier, celui de l’Ostalgie – phénomène mémoriel de la nostalgie de l’Est – a donné lieu au phénomène communautaire de réappropriation de l’espace. La chute du mur et l’annexion des deux parties furent effectivement accompagnées de la destruction des utopies et d’un phénomène d’a-historisation. Les conditions sociologiques, économiques et politiques obligèrent les individus à effectuer le travail d’oubli d’une époque communautaire et solidaire révolue. Ceci conduisit justement à un sentiment de nostalgie profonde auquel certains individus tentèrent de remédier par l’appropriation des terrains vacants : le but était de retrouver ce sentiment d’appartenance à une communauté. En effet, le mur avait engendré par son rôle de frontière la constitution d‘une sorte de périphérie urbaine en plein centre de la ville, accentuant la discontinuité de son tissu. A l’est comme à l’ouest, les quartiers limitrophes et mêmes les plus centraux avaient l’allure de délaissés urbains, donnant donc lieu à des pratiques spontanées, pour la plupart temporaires, qui soulageaient les habitants de la pression urbaine. De nombreux immeubles sans propriétaires ni occupants sont investis par les « défricheurs de friches », artistes-squatteurs, profitant du flou juridique momentané concernant l’épineuse question de la restitution des propriétés d’ex-Allemagne de l’Est.

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Quelques fois même les rénovations, à leurs frais, ont mené ces derniers à légaliser leur situation en obtenant de la ville un contrat locatif avantageux, mais à durée déterminée. Nous comprenons donc que le détournement des usages, des lieux et des fonctionnalités étaient à cette époque le signe d’une certaine liberté, de transgression et de résistance. Ces entre-deux faisaient l’objet d’un vide juridique, n’appartenant plus à personne, ils ont donc tout doucement commencé à échapper à leur fonctionnalité première de « lieu » : des espaces hors systèmes, hors usages dictés par la société. Une culture urbaine s’est ainsi déployée, une culture du « présent » de l’après-mur, dans des lieux finalement marqués par l’histoire contemporaine. Il s’agissait bien de « vivre la ville au présent et la penser comme expérience pratique de l’espace »38 ce qui implique la place du quotidien et les rapports entre les individus. Une vibrante et puissante scène de l’appropriation temporaire s’est donc développée sur une grande partie des terrains à l’abandon dans la plupart des espaces d’entre-deux qui sont restés à Berlin après 1990. Les berlinois se sont livrés à une lecture sensible de l’espace urbain, une expérience subjective vécue d’où émerge la figure du « nouveau flâneur »39, acteurs d’un urbanisme participatif et d’une planification urbaine répondant aux besoins multiples de la population. Le choc culturel a lieu spontanément dans ces terrains vagues, où s’installent de manière plus ou moins légale de nombreux bars ou clubs nomades, des marchés, des petits théâtres, des communautés comme les Wagenplätzen. Les habitants ont également improvisé des fêtes dans des espaces vacants ou des bâtisses délaissées, le plus souvent dans la partie Est de la ville. Ces phénomènes sont également liés à la culture allemande du parc, de la balade et de l’appropriation de l’espace public. En somme, de nouvelles formes de culture-loisirs et de micro-urbanisme se sont doucement développées, et Berlin est devenu la ville attractive pour la nouvelle génération en quête d’un style de vie improvisé, instinctif, et solidaire, un peu plus en dehors des codes générallement induis par la société. Le phénomène d’appropriation temporaire de ces espaces d’entre-deux tellement fréquent au sein même de Berlin en a fait le terrain propice pour de telles manifestations spatiales et spontanées, devenant au fil du temps de plus en plus sociales, économiques et politiques.

ANCRAGE L’appropriation de l’espace dans sa généralité n’est finalement ni une manifestation marginale, ni une manifestation nouvelle. En effet ce phénomène existe depuis bien longtemps et selon plusieurs formes d’expression. En effet, au début du XIXe siècle, les anciennes nations industrielles ont été marquées par un exode rural massif traduit par les premières formes de bidonvilles : la population ouvrière s’est approprié l’espace des terrains vacants autour des usines. Après la prise de conscience des patrons, ce phénomène s’estompa peu à peu avec la création des logements ouvriers et sociaux. Une autre forme d’appropriation a vu le jour dans les années 1970, en réaction contre le principe de la tabula rasa de la rénovation urbaine : bon nombre d’individus se sont décidé à squatter des bâtiments inoccupés dans toute l’Europe de l’Ouest. Ce mouvement libertaire et autonome de squatting politiquement engagé s’est donc traduit par l’appropriation de l’espace afin de protester contre le capitalisme, jusqu’à l’apparition en 1987 de la Directive de Trevi, qui autorisait certains Etats à procéder à l’expulsion.

38- Janes Jacobs, The death and Life of great american Cities, New York, Random House, 1961. L’édition en français est due à Pierre Maradaga, Liège, 1991, avec une représentation de la traductrice Claire Parin-Senemaud. 39- Régine Robin, Berlin Chantiers, 2002.

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Mais si les appropriations intermédiaires se sont particulièrement développées à la fin du XIXe siècle, c’est parce que les changements économiques ont fait naître de nombreux interstices dans les villes, libres et disponibles pour tout individu souhaitant par la suite les investir. Ces changements sont en majeure partie dus à la transition du Fordisme vers une économie basée sur la connaissance : le Post-fordisme a engendré un capitalisme cognitif, un changement des structures de travail, et de ce fait la transformation des structures urbaines. En effet, ce changement économique a mené à « un nouveau mode d’exploitation spécifique du travail vivant »40, amenant des emplois flexibles, précaires et mobiles, ainsi que la relocalisation de la production industrielle vers des terres moins onéreuses, laissant alors émerger de vastes terrains industriels abandonnés à la périphérie mais aussi au coeur des villes. La société postfordiste a également déclenché le développement de la société de loisirs, pour laquelle de nouveaux centres périurbains ont été créés ; les grands centres commerciaux ou encore les parcs de loisirs. La société de loisirs et ces nouveaux ouvriers mobiles issus du capitalisme cognitif ont donc eux aussi entraîné d’énormes taux d’inoccupation dans les centres villes, et donc de nombreux espaces vacants. Mais ils ont également nécessité de nouvelles infrastructures comme des transports en commun, des ponts ou des autoroutes, créant alors de nombreux espaces résiduels alentours : ces espaces d’entre-deux délaissés par les fluctuations de la production sont finalement devenus les terrains de l’appropriation. Tous ces espaces vides, libres, abandonnés, issus du post-fordisme et de toutes ses répercutions ont donc été condamnés à l’attente prolongée d’un avenir, sans aucune planification même de moyen terme. Les libres réappropriations ont donc eu lieu à travers les décennies jusqu’à aujourd’hui avoir le potentiel de devenir une sorte de nouvelle forme d’urbanisme.

ÉVOLUTION Ces espaces interstitiels au sein de la ville ont une réelle fonction de division, ils créent des barrières à plusieurs échelles : entre les quartiers, entre les bâtiments, entre les éléments qui structurent la ville et finalement entre les individus eux-mêmes. Réintégrer ces espaces au tissu urbain, à la ville et y générer la vie, créer des chemins de liaison, reconnecter ces espaces urbains disparates sont tant de volontés et d’objectifs recherchés par les acteurs de ce phénomène d’appropriation. Aujourd’hui, suite aux échecs des efforts de logique participative entre habitants et investisseurs en matière de développement urbains, la réappropriation de l’espace a pris une nouvelle forme de do-it-yourself, une forme plus spontanée et personnelle, et finalement d’autant plus citoyenne et engagée. En effet, à la fin des années 1970 ce processus de participation à la conception et la concertation dans l‘architecture et l‘urbanisme s’est soldé par une frustration observée dans les deux parties : tandis que les urbanistes et les investisseurs pour la plupart considéraient la planification participative comme une complication bureaucratique de leurs travaux, les habitants participants et leurs représentants éprouvaient un sentiment d‘impuissance frustrant car ils n’étaient finalement pas autorisés à prendre leurs propres décisions ou planifier leurs projets. C’est ainsi que l’expression de ce phénomène d’appropriation de l’espace a pris une nouvelle tournure actuelle : un do-it-yourself a remplacé ce qui a souvent été la participation formelle des acteurs marginalisés, et l‘initiative individuelle, le capital socio-culturel, et le principe de l‘intervention minimale ont remplacé les moyens financiers41. Berlin est donc devenu le laboratoire de l’expression des appropriations temporaires et temporelles des interstices urbains, donnant lieu à de micro-projets remarquables dans toute la ville et à tous les coins de rue, ravivant un esprit communautaire et solidaire, affirmant la qualité d’un style de vie que beaucoup d’autres capitales lui envient. Ces usages temporaires sont maintenant de plus en plus diversifiés, ils laissent leur empreinte sur un nombre croissant de lieux au sein même de la ville et constituent de plus en plus une réelle composante structurelle du développement urbain. 40- Yan Moulier Boutang, Le Capitalisme Cognitif : La Nouvelle Grande Transformation, Multitude/Idées, Editions Amsterdam, 2008. 41- Oswalt Philipp, Urban Catalyst, Actar, 2013. From participation to do-it-yourself, p.14.

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2 // AUJOURD’HUI Actuellement Berlin est une des rares villes à avoir compris l’importance des appropriations intermédiaires dans le temps et dans l’espace en tant que facteur de développement urbain. En effet, cette ville est devenue depuis des années la quintessence d’appropriations spatiales : des quartiers entiers ont été réorganisés par des processus d’auto-organisation, de nouveaux mini-quartiers sauvages ont vus le jour sur les bords de la Spree, les friches et terrains abandonnés ont été colonisés par de nouveaux usages, les anciens bâtiments ont été squattés, et un réel réseau de multiples utilisations temporaires s’étend à travers toute la ville. De par les offres d’usages de ces appropriations, une stratégie de régénérescence urbaine prend forme au sein de la capitale par la multiplication de tous ces interstices réactivés. En effet, tous ces espaces oubliés ou ignorés par les planificateurs urbains formels et classiques ont été révélés par les appropriations temporaires en donnant un sens nouveau aux usages créatifs au sein de la ville. Les municipalités, les mairies, le gouvernement et toutes les institutions en mesure de pouvoir aider les acteurs de l’appropriation ont actuellement saisi cette opportunité et oeuvrent déjà depuis plusieurs années en faveur de ces projets, et les intègrent progressivement à la transformation urbaine.

INCUBATEUR Avec un nombre important de logements avec des loyers indexés, ainsi qu’un excédent d’espaces libres pour y implanter de nouveaux projets créatifs, la population jeune et innovatrice est très présente à Berlin. Tout comme dans de nombreuses autres métropoles européennes, l’économie a subi de nombreux changements structurels mais la ville parvient toujours à garder les jeunes individus créatifs en son sein. En effet, si une comparaison internationale est possible, alors Berlin est bien la ville caractérisée par le seuil le plus bas de risques pour l’entreprise de projets économiques, sociaux ou culturels ; ce qui attire inévitablement les individus les plus jeunes et ambitieux. Berlin est devenu d’années en années l’incubateur d’un nouveau milieu créatif et attractif, avec un flux constant de va-et-vient qui a poussé la ville à obtenir une renommée mondiale. Tant par son nombre important d’universités et d’emplois libres dans le milieu créatif que par son surplus de niches disponibles et ses loyers peu élevés, Berlin a su attirer les jeunes talents tout comme les jeunes individus à la recherche d’un confort de vie plutôt que d’un salaire élevé. En effet, savoir attirer les nouveaux talents dans une ville ne dépend pas simplement du taux de disponibilité d’espaces de travail, mais surtout des conditions de vie qui seraient à même de faciliter la créativité et l’innovation. En promouvant son milieu créatif, Berlin a saisi l’opportunité de se créer une réelle image de ville créative, jusqu’à accéder en janvier 2006 au titre de City of Design au sein du réseau des villes créatives établies par l’UNESCO. De plus, grâce aux auteurs du Rapport Economique Culturel, l’importance de la stratégie des seuils bas d’acquisition d’espaces libres a pu être révélée, en plus de la demande de promotion de l’économie culturelle par les politiques de développement urbain. C’est donc en prenant conscience de l’importance économique de son image que Berlin a tout naturellement su intégrer les appropriations intermédiaires à son urbanisme, en les inscrivant dans cette logique d’une ville qui reste ouverte, accessible et créative. Nous comprenons donc que le surplus d’espaces libres au sein de la capitale allemande est un facteur spécifique qui facilite et encourage les développements créatifs, comme le développement urbain : la revalorisation de nombreuses propriétés et d’espaces, ainsi que la réserve de capital social, culturel et symbolique. La promotion de l’image d’une ville créative a permis à Berlin de transférer son capital social et symbolique en économie urbaine, devenant ainsi le terrain idéal pour les appropriations de l’espace inscrites dans le développement urbain de la ville. 42


ECONOMIE La prise en conscience de l’image créative de Berlin s’est probablement déroulée en 2002, lorsque le chiffre d‘affaires dans le secteur créatif de la ville s‘élevait à plus de 8,1 milliards d‘euros, soit environ 11% du PIB total de la ville42. Ce scénario économique souligne bien que Berlin espère compter sur ce secteur créatif pour stimuler son économie. Tanja Mühlhans, consultante pour l’industrie du cinéma et des médias du département de l’Economie au sénat confirme bien que soutenir le professionnalisme et la consolidation de milieux créatifs sera une chance pour Berlin. Et depuis plusieurs années, les entreprises en chasse des esprits créatifs et des jeunes talents sont bien en train de se déplacer jusqu’à Berlin. Les jeunes entreprises en création y trouvent de nombreuses opportunités attractives, comme le souligne le journaliste Gary Wolf : « en deux ans, 27 000 entreprises ont été créées, et elles sont majoritairement des entreprises de une à deux personnes »43. Berlin est effectivement devenu le paradis des entrepreneurs, dont les barrières d’entrées sont basses et les risques de faillite personnelle très faibles. Mais le potentiel de cette créativité est à prendre avec précaution si la ville de Berlin ne veut pas se transformer en puissante mégalopole noyée sous ses gratte-ciels. En effet, les moyens de mettre à profit cette créativité sont à penser en matière de nouveaux moyens en marge, comme le souligne le ministre des finances allemand : « C‘est précisément parce que nous manquons d’une fondation économique solide que nous sommes appelés à essayer de nouvelles choses. Et cela concerne ce qui se passe indépendamment du Sénat. »44. Ces moyens en marge réfèrent finalement aux appropriations intermédiaires, car elles représentent des outils pertinents pour ces nouveaux jeunes talents créatifs afin de mettre en pratique leurs entreprises. Les terrains vacants sont pour eux des espaces disponibles et idéaux pour explorer et commencer leurs projets économiques. En addition de ces activités économiques liées aux entreprises, l’hétérogénéité de Berlin a finalement créé des espaces propices à la manifestation de communautés très différentes. Ajoutés aux entrepreneurs, les jardins communautaires, les centres de quartiers, et tous autres exemples d‘appropriations et d’utilisations de l‘espace se développent comme des moyens de créer des réseaux sociaux et de renforcer les relations humaines, et s’insèrent ainsi dans le développement urbain.

INTÉGRATION Depuis les vingt dernières années, les appropriations intermédiaires sont donc devenues le facteur d’une image attractive, créative et dynamique pour la ville de Berlin. La planification urbaine de la ville s’est donc vue solidifiée par l’encouragement de ces appropriations intermédiaires, à la lumière de la situation financière précaire de Berlin qui est « pauvre mais sexy », d’après la célèbre déclaration du maire Klaus Wowereit en 2001. En effet les budgets publics pour une planification urbaine de la ville à long terme sont rares et la majeure partie des sites de friches industrielles ou autre terrains vacants reste la propriété de la région de Berlin, mais les appropriations intermédiaires ont la capacité de pouvoir réduire les finances publiques en prenant en charge les coûts de maintenance de ces terrains. Ainsi Berlin a t’il comprit que les appropriations intermédiaires ne seraient pas un trouble dans la planification urbaine, mais au contraire un catalyseur du développement urbain. Thorsten Tonndorf, Chef de l‘Unité de planification du développement urbain au Sénat, déclare lui-même que les terrains vacants dans les zones résidentielles soi-disant peu attrayantes et les chantiers des grands projets immobiliers à long terme sont des espaces disponibles pour le développement urbain par le biais des appropriations intermédiaires45.

42- Studio UC, Klaus Overmeyer, Urban Pioneers, Berlin, Senatswerwaltung für Stadtentwicklung Berlin, 2007. Berliner Raumressourcen, p.141. 43- Benoit Bertrand, Berlin comes in from the cold, NY : Financial Times Website, 2006 44- op. cit. 45- http://www.berliner-zeitung.de/archiv/brachen-und-leerstehende-gebaeude-an-zwischennutzer-zu-vergebenkann-sich-gesellschaftlich-wie-wirtschaftlich-rechnen-experimente-auf-zeit,10810590,10700212.html

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Mais si la ville de Berlin a autant inséré ces phénomènes à sa régénérescence urbaine, c’est également en vue de l’individualisation progressive de la société. Ce processus entraîne les citoyens à vouloir se façonner une ville qui leur est de plus en plus propre, individuelle, ce qui est finalement rendu possible par l’appropriation d’un terrain vacant afin d’influencer activement sur son quartier. En effet, la chef du Conseil de l’Unité de la Ville Verte et des Espaces Ouverts, Beate Profé, affirme bien que l’offre d’espaces ouverts et d’espaces verts permet d’impliquer la population dans les projets d’appropriations intermédiaires46. C’est ainsi que depuis 2004, le Sénat a lui-même décidé d’offrir une réelle place aux appropriations intermédiaires au sein du développement urbain. D’après un communiqué de presse sur présentation du sénateur Dr. Thilo Sarrazin, un rapport à la Commission de la Chambre des députés a été délivré pour l’utilisation temporaire des terrains et bâtiments vacants appartenant à l’Etat, dans la mesure où celle-ci se ferait à des fins admissibles et à but non lucratif47. Une circulaire définissant des critères uniformes pour ces appropriations d’espaces libres a donc été établie selon les critères du Sénat des finances publiques : l’appropriation intermédiaire d’un espace vacant peut donc avoir lieu dans la mesure où elle ne cause pas de charge financière supplémentaire pour le pays, où elle ne compromet pas l’hypothétique vente future du terrain en question, et où son coût d’exploitation et de maintenance est supporté par ses acteurs. Le Berliner Immobilien Management Gmb, « Fond Immobilier de Berlin », et les douze arrondissements de la capitale ont d’ailleurs déjà profité dans de nombreux cas de l‘utilisation temporaire de terrains vacants à court terme, principalement dans le but de soulager les coûts de maintenance et d’entretien de ces sites.

STRATÉGIE Depuis plusieurs années à Berlin, les appropriations intermédiaires par les usages temporaires se sont révélées être un facteur déterminant des processus de transformation de la ville. L’ économie créative de la ville espère à ce jour tirer des interfaces économiques rentables et établies, de par le potentiel spatial des appropriations temporaires effectuées par les pionniers entrepreneuriaux et culturels. La ville de Berlin a également compris que ces usages temporaires pouvaient être un moteur de développement pour les espaces extérieurs et les bâtiments temporairement inutilisés, abandonnés, et ainsi être favorables au marché de l’immobilier. Cette ressource de potentiel dans la ville pousse Berlin à devenir le laboratoire des transformations urbaines, une des rares métropoles à comprendre que les loisirs orientés et les activités communautaires peuvent également contribuer à la création d‘un territoire. En effet dans la capitale allemande fleurissent les utilisations temporaires des interstices ou de quelconque espace urbain libre, prouvant que les politiques qui visent expressément à offrir une existence et une place dans la ville à de tels projets donnent finalement la chance aux propriétaires fonciers municipaux tout comme aux privés de stabiliser leur territoire. Il semblerait donc bien que les activités qui se développent spontanément dans les espaces en attente de redéveloppement fournissent une réponse aux changements économiques, sociaux et culturels à ce moment précis où cette réponse est bien plus adéquate que toute approche classique de la société.

46- op. cit. 47- http://www.berlin.de/rbmskzl/aktuelles/pressemitteilungen/2004/pressemitteilung.49718.php

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PROMOTION La propagation de ces terrains vacants, des acteurs de l’appropriation intermédiaire et de leur intégration progressive au développement et à la transformation urbaine engendre finalement une volonté de la part du Sénat de stimuler et de promouvoir ce type de processus. Que les terrains vacants soient publics ou non, l’Etat cherche actuellement à trouver son rôle et sa position précise envers ces phénomènes qui se démultiplient et qui s’insèrent plus que jamais au tableau de la planification urbaine. Les utilisations temporaires de l‘espace urbain se sont finalement avérées être une excellente solution pour les espaces délaissés, afin de prévenir du vandalisme, d’encourager le développement des espaces de proximité et l‘augmentation de la valeur foncière des terrains. En les tolérant ou même en allant jusqu’à faciliter les accords formels, la ville de Berlin accorde enfin l’importance toute particulière requise pour le nombre considérable d’appropriation temporaires présentes en son sein. Le Sénat pour le développement urbain de Berlin offre depuis quelques années la possibilité de consulter sur son site internet, sous la subdivision « management des interstices », une liste précise et complète des terrains vacants appropriables pour des projets d’utilisation intermédiaires. Ainsi tout individu intéressé par ce processus a donc la possibilité de trouver toutes les informations nécessaires concernant l’espace vacant : sa localisation géographique, ses dimensions, ses usages potentiels, des photos de son voisinage proche, les propriétés, mandats et exigences pour les permis ainsi que des contacts directs pour des conseils à la construction48. En addition de cette liste, le Liegenschaftsfonds Berlin , « Fonds Immobiliers de Berlin », gère et commercialise toutes les propriétés foncières appartenant à l’Etat ou à la ville, et propose également une sous-division sur son site internet spécialement consacrée aux utilisations temporaires49. Nous comprenons donc que tout à Berlin est finalement mis en oeuvre pour permettre aux acteurs de l’appropriation intermédiaire d’effectuer et de mener à bien leurs projets, et même lorsque les biens fonciers sont détenus par des propriétaires privés, les aides pour parvenir à entrer en contact avec eux sont nombreuses. De nombreuses agences privées par exemple compilent des listes d’espaces disponibles et jouent le rôle de médiateurs entre les propriétaires et les utilisateurs temporaires50. Les appropriations intermédiaires font actuellement partie du paysage urbain, social et politique de la ville de Berlin, qui y tire une force tout particulière pour son renouvellement et sa régénérescence urbaine. Le sénateur pour le Développement Urbain de Berlin, Ingeborg Junge-Reyer, avait bien lui-même déclaré que « le quartier inconnu, l’impasse sur le paysage urbain, la tache aveugle dans la perception de l’espace d’un territoire peut tout à fait être mis en mouvement, porté à la lumière du jour par les appropriations temporaires »51.

48- www.stadtentwicklung.berlin.de/bauen/baulueckenmanagement/ 49- www.liegenschaftsfonds-berlin.de 50- www.spielfelds.net, www.josettihoefe.de, www.zwischennutzungsagentur.de 51- Marcio Nisenbaum, Temporary Uses and Creativity : A study on interim appropriations of urban space in Berlin, Université des Sciences Appliquées de Dessau, Institut d’Architecture, 2008.

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3 // EXEMPLE L‘historique et les particularités du développement urbain de Berlin a permis de rendre compte de la multiplicité d’espaces interstitiels et de terrains vacants appropriables depuis la périphérie jusqu’au sein même de la ville. L’évolution des sous-cultures et des styles de vie, additionnée aux nombreux facteurs économiques, sociaux et politique de la ville de Berlin de nos jours ont permis à ces nombreux interstices de se faire largement et librement approprier pour une variété d’usages et de programmes. Un nombre important d’appropriations intermédiaires fait actuellement, et depuis plusieurs années, partie du paysage urbain de la capitale allemande. Chacune tire ses approches et ses stratégies de manière différente, présente sa propre durée de vie et perdure ou non dans le temps. Ce dernier chapitre se concentre sur six cas d’étude précis.

RAW La stratégie du projet d’appropriation et d’usages du RAW, large friche industrielle – dont la taille correspond à environ 14 terrains de football – située dans le quartier du Friedrichshain dans l’ancienne partie Est de Berlin. Cet important site de 10 ha incluant les anciens entrepôts des ateliers de maintenance ferroviaire RAW (Reichsbahn Ausbesserungs Werk Franz Stenzer) désaffectés depuis 1994 – après 130 années d’activité industrielle – se positionne à un point central de la ville de Berlin, entre Revaler Strasse et les voies de chemin de fer de la station de S-bahn Warschauerstrasse. Ce nouveau lieu propose de rassembler et de mettre en place diverses activités, divers usages, dans un seul et même site pour un échange synergique parmi les différents utilisateurs : c’est ainsi que sur le site du RAW est proposé, depuis la chute du Mur et les premières appropriations de cet espace par des artistes locaux, un panel impressionnant d’évènements culturels, d’activités sportives et ludiques, d’espaces artistiques et de divertissements. Mis en oeuvre par l’association à but non lucratif RAW-Tempel e.V, pour et avec les habitants et les multiples acteurs individuels, il est actuellement possible d’y venir pour faire du sport, boire un verre ou se restaurer, se divertir, assister à des débats et des discussions, voir des expositions artistiques, travailler dans les nombreux espaces et ateliers, et même y faire des courses lors des marchés végétaliens ou marchés aux puces. Cette association créé et entretient donc une réelle niche culturelle et communautaire52 qui permet à ce projet d’appropriation d’afficher une forte valeur identificatrice, ainsi qu’une approche ouverte au développement urbain de petite échelle et un moyen accessible pour quiconque d’y participer activement.

HISTOIRE De 1864 à 1994, le site de maintenance ferroviaire RAW encore en fonction appartenait à la compagnie ferroviaire DB Deutsche-Bahn. Dès la cessation de l’activité industrielle, les propriétés foncières du site ont été cédées à Vivico GmBh53 en épargnant la partie sud du site qui fut cédée à Talgo GmBh54 comprenant jusqu‘à ce jour 74 employés pour le nettoyage, l’entretien et la maintenance des trains de la DB. En laissant la plus grande partie de ce site inoccupée, l’espace vacant a attiré de nombreux artistes berlinois en quête d’usages et d’appropriations informels : le processus s’est tout doucement enclenché. De 1997 à 1998, de nombreuses fêtes temporaires, illégales et irrégulières se sont déroulées sur le site, en addition de plusieurs autres usages variés. Après plusieurs années d’usages spontanés et le succès d’attraction de ces derniers, il était donc évident que cet espace approprié par divers moyens commençait à prendre de l’importance et de la valeur au sein de Berlin, et que son impact sur le développement urbain était à prendre en compte. 52- http://www.street-art-avenue.com/2013/07/raw-tempel-lieu-de-lart-libre-urbain-coeur-de-berlin-2557 53- www.vivico.de 54- www.talgo.de

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C’est en partant de cette idée précise que la sociologue allemande Carola Ludwig et la manager culturelle néerlandaise Bibiena Houwer ont créé l’association RAW-Tempel e.V en 1998, afin de canaliser, d’organiser et de protéger la variété d’usages et d’appropriations temporaires déjà mis en place sur le site55. Les autorités locales ont à cet instant supporté l’association jusqu’à la négociation d’un accord avec le propriétaire foncier Vivico GmBh ; dans un premier temps, un contrat de location temporaire a été établi pour trois ans, moyennant un loyer symbolique de 1 740 DM, soit environ 900 euros. Mais lorsque le contrat de location arriva à terme en 2001, l’association se devait de quitter les lieux et d’abandonner toute activité, ce qui était évidemment impensable et inenvisageable pour tous les membres et les acteurs impliqués. Afin de ne pas céder leur location au sein du RAW et de pouvoir perdurer leurs usages qui s’avéraient déjà à ce stade comme faisant partie intégrante du développement général du site, l’association RAW-Tempel e.V a donc tenté de se positionner activement au centre du projet de planification du site. Leur projet était celui de reconvertir les anciens bâtiments hérités du passé industriel du site, de mettre en place des installations en relation avec les anciennes infrastructures et activités, et d’exercer une influence politique sur les institutions de planification urbaine et sur les commissions afin de devenir activement impliqué dans le processus de participation à la planification et de mettre en oeuvre une communication coopérative. Pour ce faire, la création d’un appel à idées et appel à projet sous le nom de Ideenaufruf a permis aux résidents et à quiconque de connaître et de s’intéresser au projet, et finalement d’y prendre part et d’y participer activement à travers des ateliers libres et des discussions ouvertes. Les activités diverses ont alors pu continuer, également sous l’influence de l’organisation d’un forum de communication en 2003 qui permit d’intensifier les usages. Depuis ce, le RAW était devenu le lieu idéal pour diverses activités, mais les relations avec le propriétaire ont toujours étés tendues : ses tentatives d’instaurer un centre commercial sur l’ancien site ferroviaire ont beaucoup menacé le futur du RAW. En effet, en janvier 2007 le complexe entier fut racheté par des investisseurs islandais par l’intermédiaire du RED Berlin Developement 56, désireux de stopper toutes ces appropriations au profit de la construction d’un grand Mall dans les dix années à venir. Ce projet d’aménagement qui ne prenait que partiellement en compte les bâtiments et les utilisations existants a finalement été abandonné après que l’association RAW-Tempel e.V ait convaincu le Conseil Parlementaire du Quartier de leurs plans de projet, soutenus par toute la communauté et les individus impliqués. L’élection d’un directeur de gestion, travaillant pour la publicité et la communication57, a également aidé le RAW et ses usages à subsister : depuis, le quartier se tient à maintenir et préserver les usages qui se développent de manière informelle au sein du site, comme une base importante et un potentiel de développement futur du site58. Aujourd’hui, l’association RAW-Tempel e.V compte environ 100 membres et 65 projets, car depuis 2006 d’autres groupes et associations ont progressivement vus le jour, eux aussi exploitant et utilisant les infrastructures et les bâtiments encore présents sur le site. Le club de skateboard Skateboardverein e.V y est installé depuis 2004, suivi du club d’escalade Cone, des écoles de musique TRaumstation et de cirque Vuesch e.V et de l’association évènementielle RAW99 Events qui propose des programmes culturels comme des projections en plein air. 55- Marcio Nisenbaum, Temporary Uses and Creativity : A study on interim appropriations of urban space in Berlin, Université des Sciences Appliquées de Dessau, Institut d’Architecture, 2008. 56- https://www.lagazettedeberlin.com/3610/raw-wir-sind-gekommen-um-zu-bleiben-un-court-metrage-belge-qui-adu-culot/ 57- Oswalt Philipp, Urban Catalyst, Actar, 2013. 58- Michael Ziehl, Sarah Osswald, Oliver Hasemann, Daniel Schnier, Second Hand Space, Jovis Verlag GmbH, Berlin, 2012.

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AUJOURD’HUI Le RAW-Tempel e.V s’affirme aujourd’hui comme une organisation ouverte à but non lucratif, dont les ambitions sont celles de créer un espace d’utilisation et d’appropriation socio-culturel qui permettrait à l’individu de pouvoir s’immiscer au sein d’une communauté par le biais de la participation et de la solidarité. L’association promeut diverses activités socio-culturelles qui permettent ensemble de stimuler la communication entre les résidents et le secteur culturel de la région, la coopération entre l’Est et l’Ouest ainsi que les deux quartiers du Friedrichshain et du Kreuzberg, et à une échelle plus large de toutes les différentes cultures. Pour ce faire, l’association a créé de nombreux espaces ouverts ; des studios et des espaces de production artistique de toute discipline, des ateliers de travail et des salles de réunion pour les résidents actifs comme les travailleurs semi-professionnels ainsi que pour les jeunes artistes et les nouvelles petites entreprises du secteur de la création, des évènements et des projets d’échanges culturels, le tout dans le soucis de la préservation des bâtiments classés de cet ancien site industriel RAW Franz Stenzer. Mais même si l‘association parvient encore aujourd‘hui à se maintenir et perdurer ses activités, son existence n‘en reste pas moins incertaine, comme tout projet basé sur l‘appropriation intermédiaire.

YAAM Le projet urbain Mediaspree prévoyait à Berlin la construction d’un important cluster de la communication et des médias le long de la Spree, avec des complexes de bureaux et des gratteciels miroitants entre les quartiers du Kreuzberg et du Friedrichshain, sur les terrains où les activités industrielles se déroulaient auparavant. Ces dits terrains ont eux-mêmes été redécouverts par les acteurs de l’appropriation intermédiaire, qui après avoir redonné une valeur et un charme à ces sites au bord de la rivière, se sont vu retirer leurs espaces pour des projets immobiliers à fin commerciales. Le YAAM, Young African Art Market, fait partie d’un ces pionniers depuis sa fondation en 1994 et est parvenu à résister à la pression immobilière en suivant les principes du coaching auto-organisé : les acteurs ont fondé un organisme à but non lucratif nommé Kult e.V59 afin de soutenir leur projet de culture alternative, de production culturelle et artistique, et surtout de rassemblement social. Leurs usages issus de leur propre intervention se sont alors vus stabilisés et considérés dans la vie économique et politique, jusqu’à obtenir l’année passée les baux pour la location d’un nouveau terrain voisin : le YAAM persiste toujours face aux nouvelles constructions qui émergent du sol et reprend de plus belle toutes ses activités et programmes dans de nouvelles infrastructures. Leur stratégie prévoit également la mise en réseau des facteurs de développement, c’est pourquoi l’association Kult e.V présente elle-même sa plateforme commune60 afin d’appuyer sur sa présence, sa visibilité, et ses actions déjà réalisées. Les initiateurs du YAAM ont donc réussi à se faire connaître du public, et surtout à se faire apprécier en proposant aux bords de la Spree des activités et des usages inhabituels aux moindres frais, le plus souvent même gratuitement. En se rendant indispensable pour les individus et le grand public en proposant des activités que les aménagements commerciaux n’offrent pas, le YAAM a réussi à rassembler de nombreuses personnes et à se faire une réelle place au sein de la ville de Berlin, de plus en plus forte et importante face aux grand projets de restructuration urbaine.

59- Kultverein Gölshausen Kultival Bretten 60- http://www.kult-verein.de/

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HISTOIRE YAAM Office fait partie de l’association Kult e.V et implique de nombreux bénévoles depuis sa formation afin de pouvoir offrir de nouvelles options et possibilités pour les jeunes de la ville, les minorités et les communautés. Ses acteurs bénévoles sont les familles, les étrangers et les plus jeunes, et son financement est rendu possible à travers la vente gastronomique, le bar et les entrées payantes (peu onéreuses) des expositions ou concerts proposés. Toutes les infrastructures, le mobilier ou encore les décors ont été réalisés au sein de ce principe d’auto-organisation et sans implication de professionnels extérieurs. Ce projet représente particulièrement un multiculturalisme positif en militant contre la xénophobie et le racisme, et regroupe les communautés et les individus autour des rythmes africains et d’une atmosphère ambiante d’idéalisme. L’offre d’usages est large et l’attraction et la popularité de plus en plus importantes : projets d’intégration sociale, exposition d’art, sports, espaces pour les enfants, bars et restauration sur la plage au bord de la Spree, meeting et projections cinématographique, etc. Avec cette offre importante et attractive, le YAAM s’est depuis des années intégré au développement social et urbain de la ville de Berlin, à tel point que depuis 20 ans celui-ci ait déjà déménagé 5 fois mais parvienne toujours à maintenir son activité en place, même face à la pression immobilière des plus tenaces ces dernières années. En 1994 sur le site de l’ancien dépôt de bus au bord de la Spree, actuellement occupé par l’association Arena GmbH, artistes, musiciens et athlètes ont commencé à faire revivre un espace ouvert et abandonné en fondant le YAAM. L’Afrique et les Caraïbes se mettent depuis ce en scène et offrent une atmosphère internationale et ouverte à tous à travers des spécialités culinaires, évènementielles, sportives, culturelles et artistiques : le site devient un endroit en vogue pour la coexistence multiculturelle à Berlin. En 1997 l’horizon s’ouvre aux acteurs du YAAM par la relocalisation du site sur un nouveau terrain industriel de la Cuvrystrasse, avec pas moins de 12 000 m² d’espace extérieur et 20 000 m² d’anciennes halles industrielles (l‘actuel CUVRYBRACH). Les individus, les organisateurs et les initiatives de la ville font rapidement de cet espace un immense lieu de communication et de partage, inauguré par un important festival de musique de 3 jours rassemblant 10 000 visiteurs. Mais en 1998 le contrat de location arrive une nouvelle fois à terme, et le YAAM libère l’espace investi pour les projets architecturaux initialement prévus et commence alors sa lutte de survie : une solution alternative est trouvée de 1998 à 2004 avec un retour sur l’ancien site de dépôt de Bus de l’Arena GmbH, puis la résidence s’est ensuite déplacée sur un site de 20 000m² au niveau de la Stralauer Platz en face de la gare Ostbahnhof de 2004 à 2014. Si le YAAM a été obligé de déménager autant de fois, c’est en partie parce que les politiciens locaux des quartiers de Kreuzberg, Treptow et Friedrichshain ne pouvaient pas contribuer à l’obtention d’un terrain propre. De nombreuses manifestations ont alors été engagées dans de nombreux lieux (Steinhaus, Tempodrom, Böcklerpark) et la survie du YAAM a finalement été possible grâce à l’aide de nombreux soutiens officiels, mais également grâce à la coopération avec Arena GmbH et la mobilisation du public. Mais l’avenir du YAAM a été depuis 2013 menacé de plus belle, et son succès a finalement permis aux autorités de s’engager dans cette lutte pour la survie et le maintien de son activité.

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AUJOURD’HUI Depuis l’année passée le YAAM a déménagé sur un nouveau terrain de 8 000 m² quelques mètres plus loin, pour un espace extérieur certes plus réduit mais pour une surface intérieure bien plus importante puisqu’il s’agit de l’ancienne boîte de nuit techno Magdalena, anciennement Maria am Ostbahnhof. Après de vifs débats et une mobilisation importante du public, les fonds immobiliers du quartier de Friedrichshain-Kreuzberg correspondant au site adjacent au pont Schillingbrücke ont finalement été récupérés par les représentants politiques de Berlin spécialement pour le YAAM, avec un contrat de 5 ans négocié par son fondateur Ortwin Rau. Cet accord trouvé représente un exemple d’une nouvelle politique de l’immobilier de la ville de Berlin, où les terrains ne seraient plus cédés dans l’unique portée commerciale des investisseurs financièrement solides, mais plutôt dans le but d’envisager et d’encourager les projets sociaux et culturels. Si le YAAM s’est vu une fois de plus dans l’obligation de déménager, c’est parce que le site occupé présentait de larges problèmes d’infiltration d’eau en vue de sa position directe aux bords de la Spree. La concurrence pour le site du Schillingbrücke s’est alors jouée entre le YAAM et le Magdalena, et si la victoire a été remportée par le YAAM, c’est effectivement car il représente un projet hautement social et culturel qui permet à de nombreuses personnes de pouvoir s’intégrer et s’insérer, et qu’il concerne des communautés et des groupes d’individus les plus variés. Il semblerait donc que l’impact et le succès des appropriations temporaires du YAAM aient pu réellement influencer et participer au développement urbain de la ville de Berlin, ne partant initialement que du coaching et de l’auto-organisation en refusant toute implication politique et urbaine, pour finalement obtenir un soutien de la ville de Berlin elle-même. Depuis son déménagement, les travaux sont encore en cours mais l’évolution est notable et les activités ont repris depuis plusieurs mois. Ce lieu rassemble à nouveau les individus les plus nombreux, des Caraïbes à l’Afrique en passant par les familles et les enfants de tout Berlin, sans oublier les nombreux touristes curieux de découvrir un lieu aussi multiculturel et dynamique. Le fonctionnement du projet évolue maintenant que des fonds publics sont disponibles, mais l’activité des bénévoles ne cesse et reste la force centrifuge du YAAM : sur la plage comme dans les halles de l’ancienne boîte nuit, les hommes poncent les poutres qui serviront à construire les cabanes de bois qui se perchent sur le toit du bar, les chaises-longues recouvrent le sable de jour en jour, et les artistes locaux recouvrent de peinture les murs disponibles. Le YAAM se reconstruit et offre de nouvelles perspectives à quelques mètres de son ancien emplacement, pour un nouveau futur prometteur de cinq années minimum.

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NEULAND Initié en 2006 dans le cadre du programme de restructuration urbaine Stadtumbau Ost par le Studio Urban Catalyst coordonné par Klaus Overmeyer, ce projet se positionne entre le propriétaire foncier – la municipalité de Marzahn-Hellersdorf – et les potentiels acteurs de l’appropriation. Le Studio UC joue le rôle de médiateur entre les deux parties et propose à travers ce projet NEULAND la mise en lumière de plusieurs terrains vacants, comme un appel à l’appropriation pour la revitalisation de ces espaces selon les volontés propres des individus, sans jamais induire d’usages spécifiques. Cette stratégie se rapporte donc plutôt pour les initiateurs du projet à un concept de communication et d’appel à projet pour la redynamisation d’une zone urbaine de situation d’urgence précise : en effet dans cet ancien quartier de Berlin-Est les terrains vacants se multiplient depuis plusieurs années, sans qu’aucune solution ne soit trouvée pour redonner vie à ces territoires. « Après la chute du mur, beaucoup d’habitants ont quitté ces logements sociaux pour aller vers l’ouest, (…) toutes les infrastructures sont devenues inutiles (…). Près de 140 surfaces sont à l’abandon dans le quartier, soit près de 100 hectares » explique Helga Zschocher, la gérante du bureau de coordination de la gestion des surfaces inoccupées61. Le studio UC a donc choisi de proposer cette nouvelle stratégie pour répondre à la question : que faire des terrains à l’abandon et des 40 crèches et écoles inoccupées vouées à la destruction par le programme Stadtumbau Ost ? Les terrains vacants ont donc été mis en valeur par l’installation d’une signalétique attractive dans le but de susciter l’intérêt pour ces espaces en attente d’usages pour procéder à une location temporaire et y installer un programme dans l’attente de projets architecturaux futurs.

HISTOIRE Pour comprendre le lancement du projet NEULAND, il est important de considérer la situation géographique et démographique du quartier de Marzahn-Hellersdorf. En effet, ce quartier de Berlin qui borde la région du Brandebourg est considéré depuis des années comme le plus grand lotissement de grands-ensembles contigu en Allemagne, avoisinant les 100 000 logements. Durant les années 90, la population a chuté de 250 000 à 215 000 habitants, et le Sénat de Berlin prédit même que d’ici à 2020 ce quartier serait celui de la plus forte baisse de la population de toute la ville62. Compte tenu de cette évolution démographique spectaculaire, le programme Stadtumbau Ost a donc été mis en place et a mené à plus de 100 ha d’espace libre au sein du quartier ; les solutions pour palier à l’excédent d’espaces vacants résultants étaient donc à trouver. Les investissements budgétaires de Berlin n’ont pas qualifié cette situation comme réellement dangereuse et de besoin immédiat d’agir, par conséquent la créativité était nécessaire et l’idée des utilisations temporaires a été trouvée. Pour permettre aux citoyens d’éveiller un intérêt quelconque pour ces friches et être en mesure de coordonner le tout, un bureau de coordination de la gestion des surfaces inoccupées a été créé en 2004, avec une sous-division spécialement prévue pour les appropriations intermédiaires par les usages temporaires. Ainsi les terrains vacants ont été répertoriés afin de les mettre à la disposition des utilisateurs et des initiateurs potentiels, et c’est en 2006 que le projet NEULAND a vu le jour pour permettre aux individus de connaître cette offre de services. 61- http://www.lagazettedeberlin.com/1168/la-conquete-du-far-east/ 62- http://www.null-euro-urbanismus.de/?p=207 63- http://www.stadtumbau-ost.info/index.php?request=/praxis/detail.php?id=61

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Les objectifs de ces services étaient de développer un marketing intensif et innovateur des espaces vacants, ainsi que de regrouper ses capacités et d‘utiliser de nouveaux outils pour permettre une utilisation significative de ces espaces. Aussi le but était-il de mettre à disposition rapidement ces espaces et de manière non bureaucratique, à la fois pour le secteur privé mais surtout pour les groupes à but non lucratif. La mise à disposition des espaces vacants pour des utilisations temporaires, qu’elles soient construites ou non, ou encore pour des utilisations permanentes était le dernier objectif de ce bureau de coordination63. NEULAND est donc un projet qui s’est appliqué une année durant à mettre en lumière et en vue de tous 8 friches du quartier de Marzahn-Hellersdorf, et qui a tenté par l’importante médiatisation de ses actions d’avoir un rayonnement jusqu’aux quartiers alentours ainsi que Berlin centre. Les terrains vacants ont été valorisés par la simple mise en place de diverses installations comme une flèche rose surdimensionnée, des drapeaux ou encore des marquages au sol par une tonte différenciée, dans le but de susciter l‘intérêt des habitants des grands-ensembles pour l’appropriation de ces espaces. Mis en oeuvre par le studio UC, ce projet a été réalisé en coordination avec le ministère de l’Urbanisme et la plate-forme de quartier de Marzahn, et a été couvert par les programmes de financement sociaux de la ville sans nécessiter de coûts supplémentaires. La division parcellaire par la mise en place de clôtures et l’aménagement paysager nécessaire à la mise en valeur de ces espaces vacants ont été couverts par le gouvernement fédéral et le land de Berlin, de sorte à ce que NEULAND ne génère aucun impact financier pour le secteur public.

AUJOURD’HUI Permettre aux individus de pouvoir s’approprier un espace vacant en y instaurant des usages parait être une stratégie idéale pour ces territoires rongés par les vides urbains et par le manque de programme attrayant, comme le présente le quartier de Marzahn-Hellersdorf où seuls les grands-ensembles s’érigent de part et d’autre des très larges avenues, presque vides. Pourtant le résultat du projet NEULAND reste affligeant et démontre les limites d’un urbanisme à plus petite échelle, qui mettrait en scène les citoyens désireux d’y participer. En effet, malgré l’enthousiasme global généré par la promotion de ces espaces vides, le bilan restait assez maigre dès les premiers mois qui suivirent le lancement du projet sur le terrain principal situé au niveau de la Carola-Neher-Strasse au niveau du métro Cottbuser Platz. Parmi les 40 terrains disponibles du quartier, seuls cinq projets ont vus le jour et ne concernent que des espaces plantés : des jardins, des potagers et une pépinière. Le projet de communication NEULAND était pou rtant très prometteur, avec de nombreuses brochures photographiques et des propositions suggérées par de grands posters comme un labyrinthe paysager, un champ pour le Paintball, des terrains de BMX, des places de camping sauvages pour les jeunes, des jardins pour permettre aux habitants de se retrouver autour d’activités communes, etc. Mais il semblerait d’après Helga Zschocher que tout cela ne soit finalement resté qu’au stade de l’appel à projet, elle-même n’ayant été que très peu sollicitée par les citoyens. Elle émet finalement l’hypothèse que ce quartier de Marzahn n’aurait peut-être qu’un très faible potentiel pour les projets créatifs, et que les initiatives qui pourraient venir de l’extérieur ne s’intéresseraient pas à NEULAND en vue de sa situation64.

63- http://www.stadtumbau-ost.info/index.php?request=/praxis/detail.php?id=61 64- http://www.taz.de/1/archiv/print-archiv/printressorts/digi-artikel/?ressort=bt&dig=2006/07/28/a0240&cHash=95ce0e790a

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Une autre hypothèse peut cependant être émise quant à l’échec de ce projet si nous nous intéressons aux coûts de location. En effet, en plus de ne bénéficier d’aucun soutien financier de la part de la municipalité, les coûts des baux sont probablement trop élevés pour qu’un quelconque citoyen puisse mettre à bien son projet d’utilisation temporaire : entre 50 centimes et 1,20 euros sont demandés par mètre carré. Klaus Overmeyer lui-même trouve cela bien trop important, et souhaitait initialement que les espaces vacants ne soient pas cédés contre de l’argent, mais plutôt contre des idées comme le promettait sa campagne NEULAND. Aujourd’hui encore sur le site principal du projet NEULAND, seules les herbes hautes sortent du sol et quelques badauds promènent leurs chiens. La signalétique rose a disparu, de nombreuses écoles sont encore en attente de démolition ou de reconversion et dans le silence ambiant on ne peut s’empêcher de penser à ce projet optimiste dont le bilan s’avère être bien triste.

CUVRYBRACH Cet interstice urbain était l’un des plus connus et des plus occupés de Berlin, déjà depuis une vingtaine d’années par divers acteurs et divers usages. Au croisement de la Cuvrystrasse et de Schlesischestrasse, coincé entre des immeubles flambants neufs d’une part et les murs pignons des graffitis les plus photographiés de Berlin d’autre part, le CUVRYBRACH offre environ 12 000 m² d’espaces libres, investis depuis bien longtemps par toute sorte de communautés. Cette appropriation intermédiaire de l’espace se positionne depuis la fin des années 90 dans le but de revendiquer, car les acteurs y ont élu domicile afin de se positionner et de protester contre la pression immobilière qui touche de plus en plus le quartier du Kreuzberg. Les intentions de projets immobiliers se succèdent pour cet interstice, et les acteurs de cette appropriation revendiquent ainsi leurs désirs de maintenir cet espace libre. En s’opposant aux grands projets architecturaux, les acteurs instaurent ainsi une sorte de plateforme culturelle et sociale qui regroupe des individus variés dans le seul et même désir de préserver cet espace et de contrer le développement commercial et gentrifié du quartier. En plus d’un mouvement de squatting, les acteurs ont élaboré de nombreux petits usages et des petits projets collectifs, ce qui leur permet de toucher également la population résidante du quartier : les habitants se rangent du côté des acteurs de l’appropriation pour préserver le CUVRYBRACH. Le terrain possède une valeur foncière très élevée, et lorsque les propriétaires tentent de faire évacuer les lieux, les acteurs de l’appropriation persistent et résistent. Ainsi, lorsque le mot d’ordre était en Juillet 2014 de quitter le terrain avant le 24 du même mois et que tous les résidents recevaient alors des tracts comportant cette prérogative, un collectif pour la préservation de l’endroit a été créé (Freecuvry ) ainsi qu’un festival de musique qui eut précisément lieu à cette date. Des camions transportant des clôtures pour condamner l’interstice sont arrivés sur place, mais la foule noircissait le CUVRUBRACH et même la police s’est contentée d’observer sans intervenir65 : les acteurs de l’appropriation ont intelligemment réussi à revendiquer leurs désirs et à faire fuir ces camions sans débordement.

65- http://www.lepetitjournal.com/berlin/accueil/actualite/159994-cuvry-brache

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HISTOIRE Avant d’être un interstice urbain aussi populaire, le terrain du CUVRYBRACH hébergeait un bunker et des halles industrielles. Ces derniers ont dans un premier temps servi au projet YAAM qui y installa l’un des premiers Strandbar , « bar de plage », de Berlin avant d’être forcé à laisser le terrain libre en 1998 pour le projet d’investisseur Cuvry-Center : un immense centre commercial. Mais le quartier de Friedrichshain-Kreuzberg en la personne de l’ancien sénateur Peter Strieder (du Sozialdemokratische Partei Deutschlands SPD, « Parti social-démocrate ») s’opposa strictement à ce projet immobilier, et les procédures furent abandonnées. Malgré la faillite des investisseurs, un autre projet était alors prévu pour l’interstice, et prévoyait un complexe d’entreprises, de lofts, d’hôtel et de restaurant gastronomique. Ces plans ne furent pas non plus retenus, laissant alors le CUVRYBRACH devenir un terrain de jeu et d’expérimentation artistique sauvage. Les acteurs de l’appropriation revendicatrice n’ont commencé à réellement occuper les lieux que lorsque le projet BMW-Guggenheim-Lab a voulu s’installer en 2012. Les premières tentes de protestation ont été plantées, et après de vives critiques et manifestations66 le projet s’est rapidement déplacé dans le quartier de Prenzlauer Berg. Mais un projet contré ne laisse finalement place qu’à un nouvel autre projet : en 2012 le terrain fut racheté par le développeur urbain Artur Süsskind, qui depuis tente d’y faire construire le Cuvryhöfe, un complexe d’habitations avec une terrasse sur la Spree, une crèche et un supermarché. Cet avenir tant menacé et les occupants de l’interstice ont ainsi inspiré un artiste japonais du nom de Yukihiro Taguchi, qui décida de mettre son art au service des revendications : en 2013 il construisit la première maison de l’espace occupé CUVRYBRACH, et y habitat dès le premier jour des travaux jusqu’à générer un processus de création d’un réel village auto-construit et autogéré, encore en place aujourd’hui dans l’interstice. L’évolution de sa construction a été photographiée et montée sous la forme d’un film présenté lors de l’exposition Open Monument du Kunstquartier Bethanien67, accompagnée de dessins sur les murs et de constructions en matériaux de récupération comme sur le site même du CUVRYBRACH. Soutenu par le voisinage, les touristes, les passants et tous les acteurs de cette appropriation revendicatrice, l’artiste est parvenu à initier et à soutenir cette revendication. Depuis, le slogan free cuvry participe à repousser tous les projets immobiliers sur cet interstice, mais pour quelle durée ? En Juin 2013, le Nieto GmbH a déposé une demande d‘ouverture d‘un plan de développement spécifique pour ce projet, puisque les négociations au Sénat sont très lentes. Après les maintes confrontations pendant les réunions avec les occupants, Artur Süsskind ne semble pas très enthousiaste. Plutôt que d’irriter et de remuer tout le quartier du Kreuzberg avec la mise en place d’une évacuation des lieux, l’investisseur patiente tranquillement de son côté jusqu’à ce que la sympathie pour les occupants ne se dissipe. Et cette attente semble arriver bientôt à terme.

66- http://bmwlabverhindern.blogsport.de/ 67- https://www.behance.net/gallery/11271249/Open-Monument-DisCuvry-with-Yukihiro-Taguchi

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AUJOURD’HUI Il est évident que les projets immobiliers de luxe et les grands complexes hôteliers ou de restauration n’iraient pas dans le paysage urbain et social du Kreuzberg, et en ce sens les acteurs de l’appropriation du CUVRYBRACH ont peut-être empêché de tels bâtiments de voir le jour. Mais l’interstice approprié a aujourd’hui une toute autre image ; les projets associatifs et les manifestations artistiques et engagées ont finalement laissé place à tous les réfugiés et les sans-abris des alentours, transformant ce site en un vaste terrain vague où l’auto-organisation montre ses limites. Il y a tout juste un an cohabitaient les familles roumaines, les punks à chiens, les anciens occupants bulgares de la Eisfabrik maintenant emmurée, les jeunes enfants polonais et des jeunes marginaux : entre 100 et 200 personnes sur un même espace, sans commodité sanitaire ni eau courante, entre des montagnes de déchets et des colonies de rats elles aussi fermement installées. Le CUVRYBRACH commençait à se faire nommer la « Favela du Kreuzberg » par les habitants, les mêmes qui précédemment soutenaient l’occupation engagée contre la pression immobilière et qui maintenant souffrent de l’insalubrité et de la mal fréquentation de l’interstice. En effet, certains des voisins directs ne pouvaient presque plus ouvrir leurs fenêtres, à cause des grands feux de camps qui avait lieu jour et nuit dans l’interstice. Peter Berz, qui habite depuis plus de 15 ans au numéro 1 de la Cuvrystrasse, déclare lui-même : « Nous les résidents sommes nous-mêmes à blâmer. Nous aurions pu élaborer un plan pour cet espace, quelque chose comme des jardins communautaires»68. En effet, bon nombre de citoyens étaient engagés dans cette révolte contre les projets immobiliers des différents investisseurs, mais avec la lenteur et la complexité des procédures additionnées à l‘inaction des voisins, le CUVRYBRACH s’est finalement détérioré d’années en années. Encore de nombreuses personnes sur place militent positivement, tentent de s’organiser pour le maintien de l’interstice et clament encore le free cuvry, mais la situation a pris des ampleurs que même les planificateurs de la ville peinent à maitriser. S’il est encore possible sur ce site de pouvoir se relaxer au bord de la Spree et d’y rencontrer quelques hippies sympathisants, le climat n’en reste pas moins tendu et l’avenir plus qu’incertain. En effet jusqu’à septembre, des squatteurs y avaient élu domicile avant d’être évacués. Le terrain devrait accueillir 250 appartements, un supermarché et une crèche. Un projet qui est loin de faire l’unanimité à Kreuzberg, quartier alternatif en proie depuis plusieurs années à la gentrification.

68- http://www.taz.de/!139887/

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PRINZESSINNEN GARTEN Coincé entre des rangées d’immeubles, au bord du grand rond-point de la Moritzplatz dans le quartier du Kreuzberg, s’insère cet interstice devenu depuis des années un réel point de rencontre, un lieu maintenant connu de tous. Le Prinzessinnengarten s’est fait sa place entre les rues Prinzenstraße, Oranienstraße et Prinzessinnenstraße, et propose des cultures agricoles locales et biologiques hors-terre, sur un site de la taille avoisinant celle d’un terrain de foot. Cette brèche dans le tissu urbain abrite un des exemples de jardin urbain les plus réussis. Initialement, le jardin était effectivement prévu comme un garden start-up, une appropriation spatiale tirant ses racines dans le mélange d’un modèle de vie durable dans la ville et d’une initiative de quartier. Et suite à son succès, en seulement quatre ans, le Prinzessinnengarten est progressivement devenu une sorte de marque, une réelle petite institution. Le terrain d’environ 6 000 m² de cet interstice urbain a été loué par les acteurs de l’appropriation, organisés derrière la création de la société à but non lucrative Nomadisch Grün. Depuis leur investissement des lieux à travers l’agriculture urbaine, l’image de cette zone urbaine du quartier du Kreuzberg a bien changée. Le succès de cette appropriation temporaire tient donc à cette stratégie d’officialisation, car en commençant leurs usages et en tentant de les pérenniser, c’est l’image de toute cette zone urbaine antérieurement difficile qui s’est vue améliorée. En effet, ce jardin urbain a déclenché la venue de nouveaux programmes et nouvelles constructions sur la Moritzplatz, dont le très connu Aufbauhaus69 qui représente un centre de la culture et de la création professionnelle. Etape par étape, un réel nouveau paysage urbain et programmatique est sorti de terre autour du rond-point de cette place précédemment ignorée, grâce à l’impulsion initiée par le Prinzessinnengarten. Mais si cette appropriation intermédiaire a si bien tenté de s’officialiser, c’est également parce qu’elle souffre maintenant des risques habituellement encourus par ce genre de projets. Le Prinzessinengarten a été à même d’améliorer la qualité et la valeur du bien foncier de l’interstice jusqu’à même générer un nouveau paysage urbain alentour, ce pourquoi le secteur immobilier souhaite maintenant s’en emparer. La société Nomadisch Grün désirerai bien sûr posséder le bien foncier afin de pérenniser son appropriation dans le temps et d’officialiser totalement son projet, mais puisque le quartier a maintenant repris de la valeur attractive et foncière, la ville de Berlin souhaite mettre ce terrain à disposition des investisseurs les plus offrants.

HISTOIRE Depuis 1984 le parti social-démocrate du quartier (SPD) du Kreuzberg s’était engagé dans une nouvelle politique urbaine, celle d’un « développement urbain prudent »70 pour contrer les idées de rénovation à blanc des quartiers et cet idéal de la ville automobile : Berlin allait de l’avant. Ces volontés furent illustrées par le futur maire du Kreuzberg Walter Momper qui planta deux tilleuls sur le terrain de cet interstice de la Moritzplatz, afin d’y attirer l’attention et d’y susciter l’intérêt. Les deux arbres devaient permettre de tout changer, de rendre attrayant et vert cette brèche issue de la guerre, mais pendant des années personne ne s’intéressa à cet espace. Cet interstice situé dans l’ancien No man’s land du mur resta alors abandonné pendant près de cinquante années, jusqu’à ce que Marco Clausen et Robert Shaw ne s’en emparent finalement.

69- http://www.clarkeundkuhn.de/deutsch/projekte/gewerbegebaeude/aufbau-haus.html 70- http://alt.vorwaerts.de/route/v_karte_berlin_prinzessinnengaerten.html

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C’est ainsi qu’en 2009 ils fondèrent leur entreprise à but non lucrative Nomadisch Grün afin d’installer sur cet interstice leur projet d’appropriation intermédiaire de jardin urbain, le Prinzessinnengarten. Le projet commença par le nettoyage des lieux, jonchés de détritus et de poubelles, et amorcé par un appel public pour le déblayage des ordures : plus de 150 personnes oeuvrèrent ensemble pour finalement dégager 2,5 tonnes en seulement trois heures. L’appropriation a commencé à prendre forme, malgré la difficulté de ce genre d’entreprise dans la mesure où un interstice reste un objet de spéculation immobilière, et où les deux acteurs durent attendre plus de huit mois pour obtenir leur contrat de location71. Le Prinzessinnengarten débuta donc comme un jardin de cultures agricoles dans des containers où habitants et passants avaient la possibilité de se rencontrer et de participer à l’écologie et la durabilité de leur quartier, jusqu’à devenir au fil des années une réelle société financée en coopération avec de nombreuses autres organisations et institutions. En effet, les jardiniers sont maintenant composés de 14 employés à plein-temps et de bon nombre de volontaires, et obtiennent du financement pour leur coopération avec des écoles et des centres de soins de jour. Les planificateurs urbains et maires du monde entier viennent se joindre aux touristes de Berlin pour découvrir ce lieu, et même un ouvrage72 a été publié en Avril 2013 pour promouvoir les idées et l’idéal de jardinage urbain des acteurs de cette appropriation intermédiaire. Comme énoncé précédemment, le Prinzessinengarten a réellement initié le développement urbain et programmatique des environs de la Moritzplatz de par son succès et sa fréquentation. En effet, ont ouverts autour du rond-point des cafés, des espaces de travail, un concept-store et l’immense complexe créatif Aufbauhaus. Cette nouvelle valeur foncière et cette nouvelle image rendent cette place du Kreuzberg de plus en plus attractive, et depuis l’an dernier Marco Clausen et Robert Shaw se trouvent dans une situation délicate : le terrain est en proie de la spéculation immobilière.

AUJOURD’HUI Depuis 2009, Nomadisch Grün a transformé cet espace vacant en terrain agricole au sein d’un milieu urbain, en réel espace vert de rencontre et de connexions. Les herbes, fleurs et légumes frais sont cultivés dans des lits de compost soulevés sans utiliser de pesticides ou d‘engrais artificiels par les employés jardiniers, les habitants, les enfants ou quiconque désireux de participer à la vie durable. De nombreux autres programmes ont pris place au sein de l’interstice, comme un restaurant dont les produits cuisinés sont issus de l’agriculture réalisée sur place, un bar, une bibliothèque ou encore une ruche à abeilles. Ce nouveau mouvement de jardinage urbain pose par son activité pratique des questions telles que la biodiversité, l‘alimentation saine, le recyclage, la justice environnementale, le changement climatique ou encore la souveraineté alimentaire. Le Prinzessinnengarten se positionne dans une approche écologique et sociale différente de l‘espace urbain et de leurs habitants, et se propose de permettre l‘émancipation sociale des communautés marginalisées. C’est un lieu où les opportunités de micro-économies locales ou d‘autres modèles économiques sont finalement testés.

71- d‘après l‘interview de Robert Shaw, http://www.tip-berlin.de/kultur-und-freizeit-stadtleben-und-leute/interview-uber-den-prinzessinnengarten-kreuzberg 72- Nomadisch Grün (HG.), Prinzessinnengärten – Anders gärtnern in der Stadt, Dumont, 2013.

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PROCESSUS

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1 // PHENOMENE L’appropriation de l’espace est donc rendue possible par cette notion d’intermédiaire, comprise dans le temps comme dans l’espace. Pouvant naître d’un désir individuel citoyen, d’une démarche artistique, d’une collectivité, d’une association ou encore d’agences d’architectes et d’urbanistes, les appropriations de l’espace envahissent actuellement les villes. Ce phénomène est effectivement de plus en plus fréquent à travers le Monde, et il met en lumière un désir de participer à la planification urbaine des villes qui se développent sous nos yeux : si les approches diffèrent, les intentions en restent pratiquement les mêmes. Ce chapitre tend donc à analyser les approches des acteurs de l’appropriation, et même si les intentions peuvent se croiser elles seront ici traitées à travers une classification thématique : REMPLACER RASSEMBLER MOBILISER PROTESTER Ces quatre grands axes ont été choisis afin de mieux traiter et comprendre l’application de ce processus, à travers des exemples observés dans divers pays comme la France, l’Allemagne, le Canada ou encore les Etats-Unis. Il en recourt d’avantage de l’appropriation de l’espace comme un phénomène général à travers ses bases et fondements, alors que le chapitre suivant traitera des stratégies d’action à appliquer, et que le dernier chapitre sera plus précisément axé sur l’appropriation de l’interstice urbain. Les exemples traités ici permettent donc de survoler plusieurs modes d’expression, comme l’art, l’architecture éphémère, l’installation de mobilier ou encore le micro-urbanisme, afin de mieux se pencher par la suite sur l’interstice urbain et la méthode à appliquer pour pouvoir se l’approprier légalement dans un contexte économique et urbanistique particulier.

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REMPLACER L’appropriation de l’espace peut trouver ses fondements à travers une volonté de remplacer un espace ou un usage passé, par le fait de l’investir et d’y installer un nouveau programme intermédiaire dans l’attente du projet futur. L’espace en attente se voit donc recevoir une nouvelle fonction, une nouvelle vie, et ainsi les individus peuvent s’habituer ou découvrir et mieux comprendre la ville en mutation, en appréhendant l’espace dont le programme à venir a déjà été décidé, mais pas encore réalisé. L’exemple d’appropriation choisi et défini entre une utilisation passée et une utilisation future, il est certe éphémères et intermédiaire, mais présente une temporalité différente. En effet, le remplacement d’un vide urbain par un usage en attente d’un nouveau programme, peut durer plus ou moins longtemps selon l’avancée du projet et la planification urbaine de la ville, et varier entre semaines, mois et années. Le but d’expérimentation et de réactivation de l’espace reste le même, et la temporalité définie permet à différents projets intermédiaires de prendre place selon la durée disponible avant le lancement des chantiers planifiés.

EXEMPLE : PLACE AU CHANGEMENT, France. Cette appropriation d’une friche urbaine située dans un angle de rue a été effectuée par le biais du Collectif ETC, lauréat du concours « Défrichez-là » organisé par l’EPASE73 en Mars 2011. Ce collectif désirait redonner vie à cette friche urbaine en reflétant les mutations en cours du quartier, et a donc réalisé un grand chantier ouvert à tous les habitants pour réactiver cet espace en attente de création de nouveaux bâtiments. « Place au changement » propose donc de représenter à travers des installations, des dessins et du mobilier les plans et la coupe des futurs logements du bâtiment prévu dans cet espace. L’ensemble constitue donc un nouvel espace public approprié et appropriable par les individus, qui non seulement leur permet de réintégrer un espace vide et inutilisé à leur quartier et à leur vie quotidienne, mais également de se projeter dans le volume virtuel du futur immeuble et ainsi d‘accepter plus facilement les mutations urbaines souvent mal perçues. Ce projet s’inscrit donc comme une étape préliminaire dans le processus de création d’un immeuble, comme un aménagement temporaire qui offre un espace de transition et qui se présente alors comme étant complémentaire aux grandes phases de projets urbains. Pour se faire, l’entente et les discussions avec toutes les parties sont primordiales : des rencontres entre le collectif, les habitants, les acteurs politiques et leurs élus, les services de la ville, les associations de quartier, les foyers et centres sociaux, les architectes, etc. ont eu lieu afin de débattre sur des thèmes d’implication et de partage de l’espace public. En effet, pour s’approprier un espace il faut également pouvoir s’inscrire dans une vie de quartier et l’urbanisme d’une ville, c’est pourquoi le temps du chantier a été mis au profit de l’échange et de l’implication de la population. Des évènements divers ont été organisés afin de maintenir la dynamique du lieu même pendant sa période de construction ; le projet prenait progressivement forme à travers les ateliers de menuiserie pour la confection du mobilier urbain, les ateliers de jardinage et les ateliers d’illustration du mur pignon, tandis que des évènements comme des soirées musicales, des projections de films, des tournois de pétanques et bien d’autres activités maintenaient la fréquentation et le dynamisme du lieu. C’est ainsi que ce projet a permis de se faire rencontrer tout type d’individus, tous désireux de réactiver cette friche et de se l’approprier à l’aide de l’initiative du Collectif ETC.

73- Etablissement Public d’Aménagement de Saint-Etienne

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L’appropriation de cette friche urbaine dans l’attente de la construction d’un immeuble de logement aura donc permis aux habitants de ce quartier de Saint-Etienne de créer un nouvel espace public, d’expérimenter une nouvelle manière de fabriquer sa ville au quotidien. Bien que ce projet semble s’inscrire dans un nouveau type de planification urbaine, ses acteurs restent lucides en soulevant tout de même plusieurs questions : « la viabilité économique de ce type d’intervention, la question du bénévolat par rapport au travail, [et] de la possibilité de son application sur des échelles plus importantes »74. Cet exemple illustre une appropriation de l’espace sur trois années, permettant donc un processus complexe entre tous les intervenants, et une implication participative et évolutive pour chaque individu. Cette temporalité en termes d’années a donc permis la construction d’un réel espace public règlementé et inscrit dans la ville de Saint-Etienne, mais dans d’autres cas la durée de ces appropriations est plus courte et les systèmes en sont donc différents.

RASSEMBLER L’appropriation de l’espace peut également avoir pour but majeur celui de créer du lien social dans la quotidienneté des individus, de rassembler et de créer des espaces de proximité dans des quartiers enclavés ou des zones où le contexte social est difficile. C’est donc tout naturellement que les espaces pouvant accueillir de telles activités se trouvent être les friches ou interstices urbains, terrains inoccupés et lieux du possible pour permettre aux habitants d’un quartier de s’évader. Et comme la ville évolue et change constamment, les lieux disponibles apparaissent et disparaissent donc au fil du temps, demandant donc aux acteurs de l’appropriation de l’espace de s’adapter à ce rythme pour permettre à leurs programmes de perdurer. C’est ainsi que certains systèmes ont pu voir le jour, puisant leur force et leur efficacité dans le concept de mobilité. En effet, le rassemblement peut donc avoir lieu via l’appropriation d’un espace par la mise en place d’usages, de programmes ou d’évènements, mais il est également possible que celui-ci persiste dans le temps si toutefois il décide d’être mobile et de changer de localité. Ainsi ce n’est pas l’interstice urbain approprié en tant qu’espace qui résiste aux mutations de la ville, mais les fonctions et usages de l’appropriation, permettant alors aux individus de continuer à participer à de tels rassemblements.

EXEMPLE : BELLASTOCK, International. Outre l’essor pris depuis sa formation et les multiples tournures et implications prises dans diverses sphères comme l’architecture, la réflexion urbaine, le développement durable et la recherche, l’activité première de l’association Bellastock a été l’édition de festivals d’architecture en région parisienne, avant de s’exporter grâce à la volonté et l’implication des étudiants et membres de l’association jusqu’à de nombreux pays voisins et outremer. Le concept de ce festival entre dans le processus d’appropriation de l’espace urbain délaissé, et son annuelle réédition démontre la force de la mobilité du système événementiel. Ce festival invite étudiants et jeunes architectes à se rassembler dans un site délaissé afin de construire avec des matériaux de récupération une ville éphémère pendant cinq jours environ, qu’ils démontent ensuite pour la fin du festival afin de rendre l’espace aussi vide et délaissé qu’ils l’ont trouvé en arrivant. C’est ainsi que chaque année, sur des sites différents et avec des matériaux différents, les mêmes personnes peuvent se rassembler et échanger sur la question de l’expérimentation architecturale. C’est ici ce thème précis qui réunit les acteurs de l’appropriation de l’espace, quand dans les villes ce sont plutôt les échanges et les relations quotidiennes de voisinage qui sont recherchées. 74- http://www.collectifetc.com/realisation/place-au-changement-chantier-ouvert/

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Cette appropriation temporaire d’un espace, pour une durée prévue et anticipée de quelques jours seulement, permet donc le rassemblement d’individus autour d’usages et de programmes commun en constituant une sorte d’évènement festif et engagé qui se déplace toujours ailleurs chaque année. Ce festival permet la réactivation d‘un lieu en plus du simple rassemblement, et génère un réel impact sur le développement urbain comme le montre l’exemple de la septième édition au coeur de L’Ile-Saint-Denis, dont le site est finalement devenu le lieu d’expression d’un laboratoire d’expérimentation architecturale et urbaine.

MOBILISER L’appropriation de l’espace urbain peut également trouver ses impulsions dans la volonté de faire passer des idées, de mobiliser le plus grand nombre autour d’une pensée commune. En effet, quoi de plus naturel que d’utiliser un espace extérieur ouvert et à la vue de tous afin de pouvoir s’exprimer, comme l’exemple des manifestations de rue pourrait illustrer. Le plus souvent impulsé par des collectifs urbains ou encore des artistes, certaines appropriations de l’espace ont donc pour but de susciter l’attention des individus sur la nécessité d’obtenir plus d’espace urbain ouvert. Leur volonté est celle de créer un débat critique autour de la question de l’espace public : comment celui-ci est-il créé, attribué, et comment pouvons-nous améliorer la qualité de l’habitat humain urbain. C’est donc en agissant dans des terrains en marge de la ville, dans des interstices ou même des lieux plus centraux que ces acteurs de l’appropriation temporaire tentent de faire réagir les habitants sur des questions quotidienne. Si ces appropriations sont lancées par des artistes ou associations, elles permettent surtout à quiconque de pouvoir prendre part à l’action. C’est ainsi que de nombreuses personnes participent à ces appropriations et rendent alors la mobilisation et la diffusion des idées possibles et puissantes. Nous verrons même dans le premier exemple cité qu’une appropriation de l’espace bien gérée peut mener à un phénomène planétaire et annuel, réunissant alors des individus dans différents pays et sur différents espaces urbains, tous réunis par et pour la même pensée à véhiculer.

EXEMPLE : PARKINGDAY, Etats-Unis. Cette appropriation temporaire de l’espace a vu le jour en 2005 lorsque le studio Rebar a décidé d’investir une place de parking dans une rue de San Francisco. Ville manquant cruellement d’espace public de proximité, San Francisco est largement dédiée aux véhicules privés et à leur parquement alors qu’une fraction de l’espace extérieur seulement est dédiée aux besoins de la population. C’est ainsi que ces artistes ont décidé d’occuper l’espace d’une place de parking, en payant l’horodateur pour une durée de deux heures pendant laquelle ils ont pu installer des bancs, des arbres et une pelouse artificielle. Lorsque le laps de temps fut écoulé, ils ont débarrassé l’emplacement de leurs installations, et ont rendu à la ville cet espace qu’ils avaient finalement loué en toute légalité. Payer le compteur d‘un espace de stationnement a permis de louer un précieux immobilier urbain sur une base à court terme, et son expansion et sa médiatisation a mené à l’exploration de l‘éventail des activités possibles pour une location temporaire. Le phénomène PARK(ING) DAY est donc né, avec pour vocation de provoquer un examen critique des valeurs qui génèrent la forme de l‘espace public urbain. Depuis 2005, ce phénomène est devenu un mouvement global et international, où les organisations et les individus peuvent créer de nouvelles formes d’espaces publics temporaires dans les villes. Bien plus que la réédition à l’identique des installations de ce studio d’artistes, le projet a été promu comme un open-source avec un manuel pratique pour permettre aux individus de créer leurs propres projets sans la participation active de l’initiateur Rebar. 62


PARK(ING) DAY a donc depuis été adapté et remixé afin de traiter une variété de problèmes sociaux dans divers contextes urbains à travers le monde, et le projet continue actuellement de se développer pour inclure des interventions et des expériences bien au-delà des installations « arbre-banc-gazon ». Au cours des dernières années et à travers diverses villes, les participants sont parvenus à produire des installations artistiques, des fermes urbaines temporaires ou même des cérémonies de mariage, le tout dans le territoire urbain le plus modeste : celui de l‘espace du stationnement payant. En s’appropriant légalement un espace public urbain, les organisateurs et acteurs parviennent donc à contester les notions existantes de l‘espace public urbain, et permettent aux individus de contribuer à redéfinir l‘espace en fonction de leurs besoins spécifiques. En effet, en plus de questions de partage de l’espace public, d’autres questions sont relevées et mises en lumière par la nature de ces appropriations, qu’elles touchent à l’écologie, à des questions politiques telles que l’équité et l’emploi, ou même l’égalité dans le mariage. Ce processus d’appropriation de l’espace des parkings permet donc de réévaluer l’espace de stationnement payant comme une partie constituante des biens communs des habitants d’une ville, comme un espace de générosité, d’expression culturelle et artistique, de socialisation et de divertissements. Ce projet temporaire incite donc, dans sa réédition annuelle et son expansion mondiale, à participer aux processus civiques qui modifient en permanence le paysage urbain et la vie quotidienne des individus.

PROTESTER Cette dernière approche de l’appropriation de l’espace s’écarte légèrement de la thématique du temporaire, puisqu’elle lutte justement contre l’éphémère pour chercher à se pérenniser. Sa force n’est donc pas puisée dans la temporalité définie, mais dans les raisons de l’appropriation : les acteurs protestent contre des idées et des formes sociétales qu’ils refusent, et tentent de faire durer leur action dans le temps, même si cela ne fonctionne pas toujours. Il importe tout de même de considérer ce genre d’appropriation de l’espace, puisque dans chacun des cas – si celle-ci devient permanente, ou non – elle permet de générer un impact certain sur la ville, sur son urbanité et sur la société politisée. Ces genres d’appropriation de l’espace s’établissent donc comme un cri de révolte, une revendication faite par les différents acteurs. Nous verrons d’ailleurs à travers les exemples suivants que ces contestations véhiculées par l’investissement d’espaces libres urbains existent déjà depuis plusieurs années, dans la même lignée que les manifestations de rue qui ont été les premières formes de révoltes possibles par les individus désireux d’affirmer leurs oppositions face à la société dans laquelle ils vivent.

EXEMPLE : PARK FICTION, Allemagne. Le quartier de Sankt Pauli à Hambourg a toujours souffert de criminalité, de trafics en tout genre, du chômage et du manque d’espace extérieur de proximité et d’échanges. Pourtant ce quartier s’est vu depuis des années la cible de la gentrification, avec des promoteurs immobiliers désireux d’acquérir les terrains idéalement situés en bordure de fleuve, jusqu’à vouloir en 1994 construire une grande résidence luxueuse de six étages en belvédère sur le port. En réaction à ce plan d’aménagement de la part du parlement, le voisinage a décidé de se lever contre ce projet de fermeture architecturale du front de fleuve et a proposé un contre-plan, celui de l’aménagement d’un grand parc public. A l’initiative de deux artistes locaux en 1995 et avec l’aide du ministère de la culture, les plans pour le Park Fiction ont été établis et présentés aux administrations de la ville de Hambourg. 63


De nombreux conflits ont donc eu lieu entre les différents ministères, et finalement le commencement du développement du parc a eu lieu par le biais d’un processus parallèle : les initiateurs du projet se sont lancés dans la planification de ce parc sans l’accord des autorités, sans commission de la part de la ville. De nombreux évènements ont alors eu lieu dans cet espace que se sont appropriés les habitants de ce quartier, et les planificateurs ont donc pu apprendre de ces usages les besoins des individus en matière d’aménagement du parc. Au fil des années, la planification et la réalisation de ce parc a donc pris forme et développé ses propres outils pour assurer un processus d’intérêt public. La phase de planification s’est déroulée entre 1996 et 1998, jusqu’à rassembler plus de 1 500 personnes dans ce processus collectif et ouvert, où les habitants ont tenus le premier rôle en délivrant leurs propres dessins, manifestes, maquettes et discours. La réalisation du parc s’est établie de 2002 à 2006, et aujourd’hui encore Park Fiction est menacé par le processus massif de la gentrification. Les investisseurs et commerciaux sont toujours grandissants, les projets ne cessent de fleurir et de convoiter ce grand espace idéalement placé dans la ville. Mais les résidents de ce quartier, durant toutes ces années de lutte pour l’appropriation définitive de ce terrain, ont gagné en expérience et ont acquis les outils nécessaires pour se défendre contre les mécanismes subtils de désinvestissement. En parvenant à pérenniser la réappropriation de ce terrain, et en le transformant en un réel parc public, les acteurs militent pour la liberté d’exercer un urbanisme autodéterminé et participatif. Ils ont finalement réussis, au fil du temps, à réellement stoppé un grand projet architectural dont ils ne voulaient pas dans le paysage urbain de leur quartier. Plus qu’une simple appropriation temporaire d’un espace, ils ont réussi à participer activement à la planification urbaine de leur quartier en créant leur propre espace partagé, leur propre parc public. Le succès et la pérennisation de cette appropriation de l’espace ne constituent finalement pas uniquement un capital symbolique, mais permettent plutôt d’apporter des formes spécifiques de savoirs, d’usages et de pratiques au sein même des débats et conflits d’une ville, à l’échelle de la planification urbaine.

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2 // STRATÉGIES L’appropriation intermédiaire de l’espace est une approche du développement urbain par laquelle les utilisateurs sont les concepteurs de ces lieux, avec peu de capital et qui en deviennent les protagonistes actifs à part entière, de leur propre droit. Cette nouvelle méthode qui permet aux individus d’être les planificateurs urbains de leur ville leur offre l’opportunité de devenir des partenaires sérieux et les catalyseurs d’une nouvelle forme de développement urbain. Cette nouvelle méthode d’urbanisme que nous pouvons nommer open source et qui rend possible le développement urbain par des actions d’usages temporaires peut parvenir à exister et à s’inscrire dans la légalité administrative en synchronisant des bases de planification formelle – comme le concours ou le plan de développement urbain – avec les bases de planifications informelles – comme l’appropriation intermédiaire et spontanée d’un espace délaissé selon des besoin ciblés. Lorsque le processus de planification formel est complètement ouvert, alors le développement informel des usages devient une partie intégrante de la projection et de la réalisation du plan urbain. C’est ainsi que les acteurs se montrent comme totalement compatibles avec la manière traditionnelle de concevoir la ville. Ces acteurs peuvent fortement différer selon les stratégies d’action, tout comme leurs intentions et leurs rôles. Chacun influence et modifie le caractère de l’appropriation temporaire par les usages à sa manière propre, c’est pourquoi six stratégies d’action différentes sont ici éclairées. La thématisation de ces stratégies d’action permettra donc de comprendre comment est-il possible de participer au développement urbain par les usages temporaires selon les différents protagonistes, selon différents systèmes et divers enjeux : AMORCER ENTRAÎNER PERMETTRE REVENDIQUER OFFICIALISER EXPLOITER La base de l’open source est donc la fusion des usages informels générés par l’appropriation temporaire avec la planification urbaine formelle : les deux parties sont alors transformées et quelque chose de différent émane de chacune. Cette fusion présente un caractère hybride car elle tente de combiner de nombreux pôles opposés, comme le court et le long terme ou encore le développement sans capital et le développement dans un but lucratif. Sous cet angle nous pouvons penser que l’hétérogénéité générée par l’open source ne sera pas en mesure de préserver le caractère authentique et spontané des appropriations et usages informels de l’espace, mais elle permet surtout à ces actions d’exister au sein de l’urbanisme d’une ville. Et cette nouvelle forme de développement urbain possède également un attribut qui n’a jamais été celui de la planification urbaine formelle habituelle, celui d’intégrer et de rendre centraux les acteurs et les espaces réappropriés au sein du processus de planification de la ville.

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AMORCER Cette stratégie d’appropriation se concentre sur des sites désaffectés et de tailles importantes aux centres des villes, pour lesquels il n‘existe pas de possibilités de développement commercial à court ou moyen terme et dont la taille est également trop importante pour les utilisateurs individuels de l’appropriation temporaire. Ces sites peuvent être des ensembles, des clusters de plusieurs bâtiments ou de larges terrains désaffectés de tout usage ou toute bâtisse. La stratégie vise à la mise en place d’un ensemble d’activités extrêmement diverses, dont le profil et l‘orientation programmatique témoignent de l‘auto-conception des initiateurs, de leurs réseaux et de leurs motivations. Pour ce faire, un accord avec le propriétaire foncier et la résolution de questions juridiques permet de créer une base pour les utilisateurs. En effet, Les planificateurs, les associations ou les promoteurs immobiliers alternatifs agissent comme des agents pour développer une stratégie de court à moyen terme visant la location de l’espace et les interactions avec le propriétaire foncier. Une des forces de cette stratégie réside dans le maigre risque de conflit entre le propriétaire, l’agent et la ville, dans la mesure où les usages développés sont désirés par les trois acteurs. Mais dans certains cas, il se peut que les divergences apparaissent lorsque les intérêts du propriétaire prennent la voie de la commercialisation de l’espace alors que les usages sont déjà trop encrés et initiés. En effet, lorsque les usages intermédiaires finissent par définir une utilisation particulière et exclusive de l’espace, la dynamique ne peut finalement être que partiellement contrôlée. En opposition avec le désir du propriétaire de reconversion du site à des fins économiques, il se peut que ces usages intermédiaires soient déjà trop importants et qu’ils parviennent finalement à résister. Dans ce cas les usages se doivent donc d’être développés et poussés afin de progressivement donner naissance à une forme concrète d’usages et de programmes. L’appropriation par des usages temporaires sous cette stratégie d’ « amorcer » possède donc un potentiel important pour le développement de tels clusters, mais un développement incertain car personne ne peut réellement en contrôler la dynamique. En effet, contrairement à la dispersion des acteurs individuels de l’appropriation, le rassemblement de ces divers usages dans un seul et même site permet un échange intensif et des synergies multiples parmi les différents participants, et constitue donc une grande force de développement. De plus, ces clusters d’innovations auto-organisés génèrent de larges espaces publics à forte valeur identificatrice pour un quartier ou même une ville entière. Néanmoins ce développement reste une réelle expérimentation dans la mesure où aucun acteur ne peut être certain de la pérennisation des usages, mais elle autorise surtout une approche ouverte à la planification urbaine et un moyen d’y participer activement.

ENTRAÎNER Cette stratégie d’appropriation par l’entraînement, le coaching, rassemble les utilisateurs et les parties intéressées dans un seul et même réseau leur portant soutient et les reliant les uns aux autres. Des plateformes communes voient alors le jour, permettant l’augmentation de la présence publique du réseau et menant à une plus grande importance et visibilité afin de réaliser les objectifs fixés. Contrairement au management commun actuel, dans lequel les consultants professionnels sont rémunérés pour leurs services, les acteurs de l’appropriation intermédiaire n’ont pas recours aux méthodes orientées vers les gains monétaires à court terme. En effet, le coaching se veut simplement de donner la possibilité aux acteurs de développer eux même les activités qu’ils choisissent en se préoccupant de leurs propres qualifications.

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Le soutien porté par ce réseau peut être auto-organisé comme dans le cas de la Clubkommission à Berlin75, fourni par des agents sympathisants comme Stalker à Rome76 ou encore fourni par le gouvernement comme dans le cas des associations de quartier. Dans le cas du coaching auto-organisé, les militants s’organisent dans le but de procéder à des consultations collectives. La Clubkommission de Berlin a ainsi permis de mettre à jour l’importance des lieux de culture alternative dans la vie urbaine et dans la production culturelle, ainsi que de révéler leur rôle économique en les inscrivant dans la politique, même si nombre de ces lieux ne sont que des appropriations temporaires et précaires de l’espace. Dans le cas du coaching par des agents volontaires, ce sont des artistes ou architectes respectueux des appropriations de l’espace qui encouragent ces processus par la mise à disposition gratuite de leurs savoirs, de leurs ressources et de leurs réseaux. Leur fonction est de développer des stratégies à long terme et de surmonter le caractère limité et limitant d‘une approche trop timide lorsqu’elle n’est amorcée que par des individuels. Pour finir, dans le cas du coaching fourni par le gouvernement, ce sont les collectivités de quartier qui donnent l’impulsion pour rendre les appropriations et les usages temporaires possibles. Leur stratégie est le regroupement de l’assistance sociale gouvernementale, du développement commercial et des approches urbanistiques, et leur application sur des zones urbaines socialement et économiquement désavantagées, où l’investissement est très faible alors que le taux de chômage est très élevé. Le coaching considère finalement l’auto-organisation, la stabilisation et le développement comme des facteurs de développement favorisant les utilisations qui proviennent de leur propre intervention. C’est ainsi que dans un cadre de management de crise, le gouvernement cherche alors à éliminer les déficits locaux en stimulant les activités de la société civile.

PERMETTRE Cette stratégie vise à faciliter les appropriations temporaires en s’affranchissant des obstacles initiaux à l’aide d’un médiateur neutre, positionné entre le propriétaire et les utilisateurs et soutenu par la ville. En effet, l’initiative générale est menée par la ville, le propriétaire foncier ou encore l’agent, dont le but commun est la réanimation de la zone urbaine de taille considérable par le biais de nombreux usages de petite échelle afin de rendre l’espace dynamique. De programmation non spécifique et non strictement définie, l’appropriation reste ouverte aux idées encore inconnues des acteurs dès la mise en lumière du site. Aucune tentative n’est faite pour influencer le profil de l’utilisation ou la composition du groupe d’acteurs, qui est encouragé à trouver lui-même les usages à développer. Cette stratégie de permettre, de rendre possible, commence donc par la décomposition du seuil d’inhibition pour les appropriations intermédiaires : les possibilités d’utilisation des espaces délaissés sont mises en évidence et rendues publiques, leur accès et leur visibilité sont facilités, la communication entre les propriétaires fonciers et les potentiels acteurs est améliorée et les problèmes juridiques de légalisation sont résolus.

75- Association des clubs, des fêtes et des évènements culturels berlinois engagés à veiller aux intérêts des membres au sein de la politique et des affaires de la ville. 76- Collectif romain datant depuis 1990, réunissant des membres non fixes composés d’artistes, d’architectes, d’urbanistes et de chercheurs en sciences humaines qui interrogent la réalité urbain et les pratiques développées dans les zones indéfinies et terrains délaissés des villes.

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Contrairement au rôle régulateur de l’Etat-providence social et au rôle paternaliste de l’Etat d’activation, cette stratégie du « permettre » réfère à un état qui justement ne dicte pas, mais qui créé plutôt des occasions, dans une idée de responsabilité partagée par la société dans son ensemble. Cette stratégie demande donc une certaine retenue de la part des entités gouvernementales, parfois même la capacité à se retirer lorsque le moment est venu, afin d’assurer l’indépendance des appropriations temporaires et leur capacité à se développer librement en tout indépendance. Ce concept de rendre possible représente la stratégie la plus à même de préserver et de promouvoir les qualités originelles de l’appropriation intermédiaire. En opérant intelligemment, en utilisant toutes les ressources existantes contre seulement une petite partie des fonds publics, nous pouvons atteindre de surprenants résultats en matière d’appropriation temporaires de ces espaces.

REVENDIQUER Cette stratégie d’appropriation regroupe des acteurs qui revendiquent et se battent pour des espaces qu’ils contestent, afin d’y instaurer des activités qui elles aussi seront menées à être contestées par l’autre partie. En effet, les objectifs des autorités d’urbanisme planifié et des propriétaires fonciers entrent en conflit avec les désirs de ces acteurs, qui basent alors leurs efforts sur une idée programmatique opposée. Leurs intentions sont de créer des nouveaux espaces publics à la place des projets à vocation économique et commerciale amorcées par les planificateurs formels de la ville. Ces nouveaux espaces se veulent les nouveaux vecteurs d’impulsion culturelle et sociale, de nouvelles plateformes permettant à de nombreux groupes d’individus différents de prendre part pour se lever contre le développement commercial de leur quartier. Mais le plus souvent, les accords avec les autorités manquent, tout comme les permis, et il ne s’agit alors plus de résistance programmatique mais plutôt de tentatives tacites afin d’éviter de se heurter aux difficultés encourues. Les acteurs de l’appropriation cherchent réellement des accords avec les propriétaires et les autorités dans la plus grande partie des cas, afin de parvenir à poursuivre leurs projets sans se heurter à ces difficultés et ces risques. Leur volonté est simplement de trouver une constellation qui serait la plus à même de correspondre à leurs possibilités et leurs désirs, mais puisque les objectifs de développement formulés par les propriétaires fonciers, les urbanistes et les politiciens sont diamétralement opposés aux alternatives de développement urbain proposées par les acteurs de l’appropriation, le dialogue est impossible et la révolte prend place. Dans les affaires comme celles-ci, il ne s’agit plus uniquement de la recherche programmatique de potentiels inexploités sur un terrain, mais plutôt d’un réel conflit d’intérêts entre les différents acteurs et les différentes idées et idéaux sociaux. Pour les acteurs de cette stratégie de revendication, le succès réside dans l’obtention du débat public. Les initiateurs parviennent par leurs actions au sein de l’espace en question, rapportées par les médias, à accéder au débat et à la mise en lumière de leur protestation. Lorsque le conflit est alors rapporté dans la sphère publique, l’illustration de ces actions et de ces usages alternatifs de l’espace ainsi que leur potentiel parvient à éveiller l’intérêt du public, et l’opinion partagée pourra donc jouer un grand rôle dans le débat. L’emploi de cette stratégie de revendication dans nos pays industrialisés tend finalement à tourner autour de l’hégémonie culturelle, de la constellation du pouvoir local et des modèles sociaux qui doit se diviser et se battre entre la sous-culture de la classe moyenne d’une part, et l’établissement politique et économique de l’autre.

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OFFICIALISER Certaines appropriations intermédiaires de l’espace, lorsque ses usages et ses fréquentations se veulent finalement être un succès au sein même du développement urbain d’une ville, peuvent suivre une stratégie d’officialisation qui finalement tend à la continuité du lieu dans le temps. Le désir d’utiliser le potentiel de ces solutions informelles pour un plus long terme génère alors des structures durables telles que des baux à durée indéterminée et des permis, des structures juridiques consolidées et parfois même des gestions professionnalisées. Les objectifs comme la consolidation et la pérennisation peuvent alors varier selon les acteurs impliqués et les motivations soulevées. L’intérêt économique peut inciter les acteurs à développer de réels modèles de développement, mais les associations peuvent également intervenir et supporter des projets de société dans leurs quartiers, tout comme les acteurs peuvent travailler pour leur propre officialisation, souvent aidés par le support des politiques. Dans ces cas, les villes placent leurs intérêts dans la perpétuation des usages temporaires car elles parviennent ainsi à contrôler et changer l’image de certaines zones urbaines difficiles. Certaines institutions culturelles peuvent alors voir le jour, tout comme de nouveaux emplois, de nouveaux aimants pour la vie et les espaces extérieurs publics. Mais si les propriétaires et les promoteurs parviennent à trouver des intérêts économiques dans l’officialisation de certaines appropriations spontanées, c’est parce qu’ils attendent de ce processus de voir émerger des nouveaux paysages urbains capables d’améliorer la qualité et la valeur de leur bien foncier, avant cela délaissé et dénigré. C’est ainsi que de solides modèles sont développés dans le service d‘un intérêt économique, tandis que les associations travaillent à l‘amélioration de leurs quartiers, et les hommes politiques culturels défendent de nouveaux programmes. Dans certains cas d’officialisation, certaines appropriations voient leurs profils radicalement changer et de ce fait leurs transformations vouées à l’échec. En effet, puisque l’impulsion de formalisation provient le plus souvent de la pression externe qui menace par exemple l’expulsion de l’usage temporaire, les acteurs n’ont plus autant de contrôle sur leur appropriation initiale. Dans la plupart des cas, l’impulsion de formalisation est basée sur un potentiel de développement comme le revenu locatif à long terme ou une option pour acheter les lieux, ce qui écarte donc d’emblée les acteurs les plus faibles financièrement. L’officialisation mène donc le secteur de l’immobilier à faire une nette distinction entre les appropriations temporaires de l’espace susceptibles d’avoir un intérêt économique, et les autres qui ne présentent pas de potentiel de profit financier, appropriations desquelles il se désintéresse d’avance, sans considération aucune pour une possibilité de devenir permanente.

EXPLOITER Cette dernière stratégie concerne l’exploitation des acteurs de l’appropriation par les usages intermédiaires pour des fins économiques. Lorsque les stratégies entrepreneuriales des villes, les compagnies, les grandes marques ou encore les propriétaires fonciers utilisent les acteurs de l’appropriation temporaire, alors cela mène à la dénaturation des fondements mêmes des usages intermédiaires et temporaires. En effet, en amorçant des usages temporaires sur leurs sites ils invitent les acteurs de l’appropriation à venir investir les lieux, afin que les propriétés et les valeurs de ces espaces se voient en plein essor et attirent les programmes commerciaux.

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Les acteurs de l’appropriation temporaires sont bien les individus les plus à même d’attirer une attention toute particulière sur leurs manifestations, puisqu’elles touchent aux domaines des arts, de la culture, de la vie quotidienne ou encore des loisirs et divertissements. C’est donc en profitant de ce potentiel générateur de nouveaux milieux culturels dans la société, de nouveaux lieux de proximité, que les développeurs commerciaux parviennent à leurs buts économiques : le lancement d’une nouvelle marque par la publicité, la mise en valeur d’un lieu pour son intérêt locatif ou sa valeur marchande, ou encore plus simplement pour donner une nouvelle image à un quartier ou une ville afin d’attirer les populations et les touristes. Les usages temporaires peuvent donc permettre à un espace de devenir assez connu de tous pour que les investisseurs commerciaux soient attirés par la nouvelle image du lieu. Cette stratégie d’exploitation s’approche donc largement du marketing territorial : lorsque les propriétés foncières sont trop faibles pour attirer les investisseurs ou les individus, les usages temporaires et leur succès permettent aux propriétaires d’accéder à la vente ou à la location, ou tout simplement d’accéder à une image attractive et productive du territoire ou du lieu en question. En effet, ces modèles reçoivent le soutien des autorités de la planification urbaine, qui les considèrent alors comme un moyen efficace de promouvoir ce mélange essentiel des usages et de la diversité urbaine dans leurs quartiers. Cette dernière stratégie prouve donc la compatibilité entre les pratiques informelles dans l’urbanité des villes et les logiques capitalistes. Cependant cette stratégie est à double tranchant, car si son seul but est la commercialisation et l’ajout de valeur économique sans retour vers les acteurs et les individus, alors il n’y a que le capitalisme qui sort vainqueur de ce processus. En effet, dans le meilleur des cas, les infrastructures et l’attraction sont générées grâce aux usages temporaires et leurs acteurs sans fonds publics et s’adressent à une large gamme d’individus. Dans le cas contraire de l’exploitation unilatérale et stricte des usages temporaires, la commercialisation sans apport en retour mène à la privatisation sectaire des nouveaux espaces publics créés. Au lieu de permettre l’émancipation et l’autonomisation des acteurs de l’appropriation et d’une gamme plus large d’individus, l’unique but recherché est de se servir de l’informel urbain pour des fins économiques, pour créer de nouveaux environnements de marque. Ces six différentes stratégies d’appropriation de l’espace par le biais de la mise en place d’usages temporaires permettent de comprendre comment l’urbanisme d’une ville peut également être basé sur les acteurs plutôt que sur les planificateurs formels et habituels. S’approprier des espaces et des propriétés existants s’affiche alors comme une des clés du développement urbain des années à venir, car les environnements, les structures et les atmosphères présentes sont des ressources essentielles à intégrer dans le développement de concepts de planification. Ces nouveaux concepts d’appropriations temporaires permettent également de mettre au premier plan les acteurs et les groupes de population habituellement sans capital suffisant pour participer au développement urbain d’un territoire. Cette valorisation des ressources non monétaires parvient à contrer les aspects commercialistes et capitalistes de la société, et ces nouveaux territoires interstitiels ou en marge font alors partie intégrante du paysage urbain des villes.

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3 // BOITE À OUTILS PRATIQUES Les approches et les stratégies préalablement analysées permettent de comprendre la variété des pratiques en matière d’appropriation d’espaces par les usages intermédiaires. Les attitudes, les outils municipaux et administratifs varient et peuvent ou non supporter un projet. Les précédents exemples ont permis de comprendre les pratiques à rechercher qui peuvent accompagner et encourager les projets, mais aussi les pratiques qui ne sont pas compatibles avec une logique de planification urbaine et qui inscrivent alors l’appropriation comme un geste politique ou de revendication d’idées, en marge. En effet, lorsque les acteurs inscrivent leurs appropriations dans une logique de revendication, les pratiques ne sont pas les mêmes. La volonté est alors de s’opposer à un système, à certaines idées, et de ne justement pas participer au développement urbain mais de le parasiter pour pouvoir faire valoir ses droits. Malgré la difficulté générale d’obtention d’un financement et de l’entente avec les parties administratives, municipales, et les autorités locales, nous avons compris de l’exemple précédent des Wagenplätze que même la tolérance n’est pas recherchée, bien au contraire. Sans acquisition de permis de construire ou sans location d’un site, ce genre d’appropriations sauvages se place justement en marge de la société et de ses planifications urbaines. Cette manière de s’approprier un espace se veut contraire aux institutions et aux légalisations normalement nécessaires pour subsister, et c’est alors plutôt une résistance dans le temps qui s’installe. Dans ce cas précis l’appropriation de l’interstice se positionne comme un acte de révolte autonome contre les municipalités et la société qui ne convient pas à ses acteurs. A l’opposé, lorsque les acteurs de l’appropriation intermédiaire veulent s’inscrire dans l’urbanité d’un territoire et participer à la régénération urbaine, ils doivent avant tout chercher les relations propices et intelligentes avec les autorités locales, qui sont les plus à même de pouvoir soutenir leurs projets. Le support des autorités locales représente effectivement la pratique la plus pertinente et la plus prisée pour les usages temporaires, puisqu’elle permet de négocier avec les tierces parties ou mieux encore, de financer complètement le projet. Mais les autorités locales peuvent également endosser le rôle de gestionnaire, en s’affairant à trouver des agences capables de cofinancer les projets par des programmes financiers externes. En commissionnant des agences de planification, des agences indépendantes ou encore des compagnies, les usages temporaires sont alors mis en oeuvre. Les autorités locales peuvent également appliquer une pratique d’amélioration des conditions générales, en adaptant les modèles et les outils de planification urbaine avec les besoins spécifiques et précis des acteurs de l’appropriation temporaire. La dernière pratique d’accompagnement des appropriations consiste en la coopération ; les acteurs de l’appropriation temporaire sont perçus comme des partenaires égaux. Des conditions d’intérêt mutuel sont envisageables à travers un partenariat public-privé par exemple, et l’obtention d’un site à moindre frais est alors possible pour des projets qui se maintiendront volontairement. Les autorités locales sont donc les premiers supports de l’appropriation réussie, cependant certaines autres pratiques peuvent avoir lieu et permettre aux projets de voir le jour, mais cellesci sont bien moins recherchées par les acteurs. Le marketing comme meilleur exemple permet bien à un projet de voir le jour dans la mesure où les acteurs payent pour la location ou encore la possession d’un site, mais lorsque la transaction correspond aux conditions ordinaires du marché, les acteurs ne sont en rien gagnant et soutenus par d’autres parties. Les moyens requis pour l’obtention d’un site sans soutient extérieur ne sont d’ailleurs pas donnés à tout individu désireux de s’approprier un espace, ce pourquoi cette pratique n’est pas une des plus prisées.

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Nous comprenons donc que les pratiques jouent un rôle très important pour les individus qui souhaitent mener à bien leur projet d’appropriation temporaire. L’accord avec les municipalités et l’utilisation juste des outils administratifs permettent donc aux appropriations intermédiaires de prouver que le développement urbain n’est pas uniquement possible par le biais de la planification urbaine classique, mais que les appropriations des espaces interstitiels par les usages temporaires peuvent également y participer activement. La juste mise en place de ces pratiques permettrait donc de mettre en lumière une nouvelle forme d’urbanisme constituée des appropriations intermédiaires menées par des acteurs nombreux, de mettre en lumière le rôle participatif de chaque individu au sein de son territoire. Au sein de la capitale allemande, les outils et les institutions sont nombreux, ce qui en France ou dans d’autres pays n’est pas encore si évident. En analysant les outils municipaux qui ont permis à de nombreux projets d’être menés jusqu’à leur finalité, nous pourrons ainsi mieux comprendre dans quelle direction nous engager et finalement établir un plan-guide d’appropriation intermédiaire. Pour se faire, cinq catégories d’outils principaux sont à prendre en compte.

OUTILS A Berlin les outils municipaux sont multiples et supportent ainsi nombre de projets d’appropriation intermédiaire par les usages temporaires, et si en France les structures et les organismes sont un peu moins institutionnalisés et courants, il est tout de même possible de s’en inspirer et d’en puiser les forces afin de pouvoir rendre ce genre de projets plus ancrés dans le développement urbain et global d’un territoire. Ces principaux outils municipaux peuvent se classer selon cinq catégories ; les instruments juridiques, le support financier, les mesures structurelles, la médiation et le marketing. Les instruments juridiques dans un premier temps permettent aux usages temporaires de pouvoir s’inscrire dans la réglementation en vigueur au niveau des autorités locales, puisque dans la plupart des cas, ces projets incluent de la construction et de la planification urbaine. Pour ce faire, de nombreux contrats et accords existent pour accompagner chaque projet dans leur particularité, ainsi que de nombreuses licences et permis, dont nous n’en étudierons que les principaux. Le contrat d’utilisation temporaire représente la forme la plus basique, la plus proche du contrat de bail habituel. Ses frais sont moins élevés que ceux du marché, ce qui autorise le propriétaire foncier à suspendre le contrat s’il a trouvé acheteur pour son bien aux prix courants : ce contrat présente donc une fébrilité au niveau de la durée et de la sûreté de l’appropriation. Le contrat de maintenance est un autre contrat qui présente plus d’avantages, car il consiste en un accord entre les autorités locales et les acteurs de l’appropriation qui permet de satisfaire chaque partie. En effet, lorsque les autorités locales sont incapables de couvrir les frais de maintenance d’un site municipal, il est possible de mettre en place un contrat de maintenance qui permettra aux usagers de s’approprier le site sans le moindre frais et pour une liberté d’usage totale, en échange de sa maintenance et de son entretien. A une échelle un peu plus importante, l’appropriation peut référer à un contrat de développement urbain ou de redéveloppement urbain, ou encore à un modèle contractuel qui rejoindrait dans un même temps les propriétaires, les agents publics et les utilisateurs. En ce qui concerne les licences et permis, nous avons beaucoup à envier à Berlin qui dispose des législations de permis de construire les plus modernes de toute l’Allemagne. En effet, des permis de construire à durée limitée sont délivrés pour permettre aux appropriations temporaires de s’inscrire dans la légalité, et la tolérance des inspecteurs du Code de la construction leur permettent de subsister même lorsque les acteurs ne détiennent pas de permis. 72


Le second outil municipal indispensable est le support financier, disponible sous plusieurs formes au sein des autorités locales et permettant aux usagers de mener à bien leur projet sans devoir appliquer un financement direct, bien souvent impossible car trop élevé. Dans certains cas, en plus de l’échange de maintenance entre les usagers volontaires et les propriétaires, il est également possible que les autorités locales prennent à charge les coûts de nettoyage du site et du traitement des ordures. Toujours dans le but d’apporter une aide financière aux acteurs de l’appropriation, les autorités locales peuvent également contribuer au développement des projets par le financement d’un personnel d’employés, ou encore contribuer à l’assurance en se plaçant garant du projet afin de protéger le propriétaire du site comme les acteurs de l’appropriation. Ce rôle peut également être endossé par une tierce partie, car les coûts de cette assurance de responsabilité civile d‘indemnisation sont très élevés et pourtant indispensables. Afin de trouver ce support financier auprès d’une tierce partie ou encore dans le domaine public, il est possible pour les acteurs de se référer à un organisme de conseils sur les demandes de financement et la planification financière. En effet, nombre d’utilisateurs temporaires n’ont pas l‘expérience pour élaborer un plan financier viable ou acquérir un financement public, et peuvent donc librement bénéficier d‘une assistance dans ce domaine. Le troisième outil municipal concerne les mesures structurelles, qui peuvent être prises en charge par les autorités locales afin de soutenir efficacement et d’initier ces appropriations temporaires. Ces mesures de renforcement peuvent prendre la forme de mobilier urbain par exemple, afin de rendre l’espace approprié plus attractif pour le grand public et d’accompagner programmes et usages par cette simple mise en place peu onéreuse pour un organisme municipal. Elles peuvent également consister en la sûreté du trafic routier alentour du site, ou même la création d’infrastructures routières si les connexions sont trop faibles entre l’espace approprié et le territoire communément vécu. La médiation en tant que quatrième outil municipal présente une importance capitale car elle est à même de procéder à un partage de connaissances utiles aux projets d’appropriations temporaires. Ces connaissances ainsi que l’autorité notable des conseils locaux et des organisations municipales sont des atouts majeurs dans le soutient des projets, et la médiation de ces derniers permet aisément la mise en application des projets sans dépense importante. Les autorités locales peuvent alors devenir les médiateurs dans ces processus relatifs à l’utilisation temporaire d’espaces, en mettant en place divers outils et modèles de partage. Les tables rondes ou les forums ouverts dans un premier temps permettent aux usagers et aux propriétaires fonciers de se rencontrer et de discuter ensemble des modalités pour l’occupation du site. Mais si le site pour l’appropriation n’a pas encore été trouvé, les autorités locales peuvent mettre en place des banques de données consultables sur internet afin de se tenir informées des sites vacants et des potentialités d’occupation de ces derniers. Les autorités locales peuvent également organiser des groupes de coordination lorsque le site a été défini, afin de faire coopérer les acteurs, les propriétaires, les services publics et même les responsables politiques dans le but de développer l’appropriation comme réel projet de régénération urbaine. Le dernier outil municipal concerne le marketing, et propose la promotion de l’espace vacant afin de recueillir des projets d’appropriation pour la redynamisation du terrain. En effet, dans certains quartiers où le taux d’inoccupation d’espace est réellement élevé, les autorités locales peuvent avoir recours à des stratégies de promotion et de marketing afin d’attirer les acteurs des appropriations et des usages temporaires. L’appel au débat et au brainstorming est un moyen efficace pour recueillir des propositions, et la mise en place d’un concours à idées permet également de susciter l’intérêt et le désir de projet. Il est également possible de trouver les acteurs de l’appropriation temporaire en procédant au marquage d’un espace vacant, à sa mise en valeur par l’installation d’une signalétique peu ordinaire par exemple afin de sensibiliser le public vis-àvis de la présence de ces espaces creux. 73


Ces cinq outils municipaux permettent donc d’analyser la mise en place et la réussite d’une appropriation temporaire de l’espace, et à l’appui de ces derniers il est alors possible de pouvoir établir une sorte de stratégie, de plan-guide pour l’individu lambda désireux de s’approprier l’espace interstitiel vacant d’en bas de chez-soi. Ce plan d‘action ne concerne donc pas l‘individu sérieusement engagé dans une idée politique ou dans une quelconque revendication, ni l‘artiste qui s‘approprie un espace de manière sauvage même si ne perturbant pas l‘ordre, mais plutôt une personne comme vous et moi à la quête de relations humaines et sociales, désireuse de participer au développement urbain de son environnement direct.

PLAN-GUIDE CHOIX Vous venez d’emménager dans un nouveau quartier, vous en avez fait plusieurs fois le tour pour vous imprégner de l’atmosphère et pourquoi pas, rencontrer vos nouveaux voisins. Non loin de votre immeuble, un espace vacant attise votre curiosité : terrain interstitiel, il semble à l’abandon depuis un certain temps et vous remarquez même que les passants n’y prêtent presque pas attention. Pourtant en vous un désir vient de naître ; celui de vous l’approprier, afin de pouvoir vous intégrer dans ce quartier en y apportant de la nouveauté et surtout en générant des liens sociaux et humains entre les habitants et les différentes communautés. L’idée est très claire, le projet non réellement définit, mais le processus est lancé : vous avez trouvé votre interstice. La première chose à faire consiste à vérifier l’état et les propriétés de votre interstice. Il est primordial que son accès soit possible et aisé depuis les alentours et qu’il ne soit pas trop excentré des zones habituellement fréquentées des utilisateurs que vous visez. Afin d’établir le programme et les usages que vous voulez mettre en place dans l‘interstice, vous devez vous informer et porter la plus grande attention à ses dimensions et ses conditions structurelles, ainsi que celles des constructions ou terrains mitoyens. Aussi votre terrain devrait au mieux ne pas être un ancien site industriel dont les activités antérieures auraient pollué et contaminé les sols. Quelques vérifications à propos de l’historique de votre quartier devraient suffire à déterminer la nature du site que vous souhaitez vous approprier. Maintenant que vous êtes certain que les caractéristiques de votre interstice coïncident avec le projet que vous voulez y installer, et que sa localisation et ses propriétés ne présentent aucun danger pour la fréquentation de ce dernier, il vous faut identifier le propriétaire foncier du terrain. C’est en effet de lui que tout votre projet d’appropriation dépendra, c’est pourquoi avant de s’engager dans un échange hâtif pour lui communiquer vos idées motivées, il vous faudra préalablement bien définir, élaborer, monter votre projet. PROJET Votre désir d’appropriation est intense et vos idées vous semblent adaptées, pertinentes ou encore être les solutions parfaites pour donner vie à cet interstice de votre quartier, mais n’oubliez pas qu’avant toute chose votre projet devrait au mieux s’inscrire dans la légalité pour exister et subsister, et que pour cela vous n’y parviendrez pas tout seul. En plus de vous documenter sur de telles interventions préalablement mises en place et dont vous enviez le succès, il vous faut trouver des collaborateurs, des amis motivés et des organisations d’assistance à même de vous aider en vous livrant les clés et les outils nécessaires à votre réussite.

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Ces outils sont ceux qui vous permettront face au propriétaire d’appuyer la faisabilité de votre projet et de mettre en lumière les bénéfices que lui-même en tirera. Pour se faire, vous devez établir votre concept de projet : vous pourrez ainsi communiquer les usages et les programmes précis que vous souhaitez mettre en place, ainsi que le plan temporel de leur évolution, étape par étape. Dans l’appropriation intermédiaire la temporalité est effectivement un facteur très important, ce pourquoi il vous faudra réfléchir précisément à votre planning. Pour accompagner ce concept de projet, il vous faudra également établir un plan financier qui proposera un aperçu et une estimation des coûts totaux de votre projet. Ces deux outils vous seront indispensables dans votre recherche future d’organismes coopérateurs, co-financiers et de structures de sponsors, ou tout simplement afin de convaincre le propriétaire foncier de votre terrain de la faisabilité de votre projet d’appropriation. En addition du concept de projet et du plan financier, constituer une association peut être un atout se révélant plus que favorable pour monter votre projet d’appropriation intermédiaire. Votre projet se veut à but non lucratif mais uniquement basé sur les bases du volontariat, ce pourquoi les lois concernant les structures associatives vous permettront d’obtenir des taux adaptés et profitables pour les taxes locales. Au niveau des licences, permis et procédures, votre nouveau statut d’association se révélera très arrangeant. FINANCER L’évaluation détaillée des coûts par l’élaboration d’un plan financier réaliste est indispensable si vous souhaitez la réussite de votre appropriation temporaire. Ce plan financier doit inclure les fonds propres au projet ainsi qu’une liste détaillée des dépenses et des revenus potentiels de votre intervention. Les crédits que vous souhaitez acquérir ou encore l’éligibilité au niveau des financements publics ne vous seront effectivement accordées qu’à l’appui de la pertinence de votre plan financier. C’est donc maintenant que l’accord avec le propriétaire doit être trouvé : vous avez établis tous les plans préalables pour être à même de lui présenter votre projet, et de pouvoir en négocier les coûts et les modalités. Dans un premier temps, vous pouvez proposer au propriétaire une location à durée déterminée, en lui assurant que votre projet donnera à son terrain une nouvelle valeur foncière qui lui permettra une vente future et définitive à taux plus élevés. Il est également possible d’augmenter vos chances de persuasion en lui assurant que les coûts de maintenance seront totalement à votre charge, ainsi le propriétaire pourra vous louer son bien sans se soucier des taxes et de l’entretient de ce dernier. Cependant si le prix de l’achat de son terrain est raisonnable, vous pouvez également en devenir le nouveau propriétaire, et laisser évoluer votre projet d’appropriation jusqu’à en découvrir son propre devenir. Différentes évolutions sont possibles ; vous pouvez remettre votre terrain en vente pour un programme pérenne qui sera induit ou non par votre propre programme et vos usages mis en place, vous pouvez institutionnaliser et pérenniser votre propre projet sous la tutelle de votre association si son succès est tel que vous ne souhaitez plus que celui soit temporaire, ou vous pouvez encore laisser votre projet temporaire se terminer et abandonner votre terrain jusqu’à le laisser dans l’état où vous-même l’avez trouvé, en proie à de nouveaux acteurs de l’appropriation temporaire comme vous l’étiez vousmême. Quel que soit l’accord établi avec le propriétaire de votre terrain et l’évolution future que vous souhaitez donner à votre appropriation intermédiaire, il vous faudra trouver les fonds nécessaires à la mise en place de votre projet. Pour cela, de nombreuses pistes sont à suivre pour vous permettre d’aboutir à vos fins ; vous pouvez vous tourner vers les diverses associations de quartiers déjà présentes et dont les intentions et les idées pourraient concorder avec votre propre programme d’usages, vers la mairie ou les ministères comme celui de la culture afin de trouver un soutient d’échelle un peu plus importante, ou encore vers des organisations sociales. 75


Les fonds peuvent également se constituer en se penchant plutôt vers une échelle humaine, à la personne, en organisant des cagnottes, des tombolas, des oeuvres de charités au sein de votre quartier ou encore des libres donations pour les personnes susceptibles d’être intéressées par votre offre d’usages. Mais il est également possible de les trouver à une échelle totalement opposée en se tournant vers les grandes marques en tant que sponsors en échange de la diffusion de leur image. Pour trouver de la main d’oeuvre, vous pouvez vous tourner vers les jobs center qui cherchent à placer des employés volontaires ou vers des programmes pour jeunes en réinsertion, sans oublier les étudiants à la recherche de stages non rémunérés obligatoires dans leurs cursus. Aussi les agences d’architectes, d’urbanistes et paysagistes, les collectifs et associations nouvelles qui débutent et cherchent à se faire connaître peuvent être d’une aide importante dans la main d’oeuvre et la construction de votre projet. ASSURER A présent vous avez acquis de telle ou telle manière le terrain de votre appropriation, vous en avez établi le programme et avez constitué autour de vous toute une équipe à même de mener votre projet à bien. Le succès est proche, mais il ne faut pas oublier que votre intervention et votre terrain doivent être assurés, afin d’éviter toute complication et de faire évoluer votre appropriation sans danger. En effet, que vos usages soient temporaires, spontanés ou permanents, ils sont tous sujets aux réglementations de sécurité obligatoires. Dans la mesure où vous allez permettre l’accessibilité au public sur votre site, vous êtes dans le devoir de prendre en compte toutes les précautions de sécurité qui vous concernent. Ces précautions peuvent être l’éventuelle contamination des sols, que vous vous devez d’éviter ou de résoudre, le maintien de la propreté et de la salubrité générale, et les responsabilités de sécurité publique et de maintenance. Ces précautions vont finalement vous demander du temps, ainsi que de l’argent, et sont donc également à prendre en compte dans vos plans budgétaires. L’assurance de responsabilité civile est à prendre avec la plus grande importance car elle est finalement nécessaire dans la plus part des cas, pour assurer un site ou un bien. Il faut toutefois savoir qu’elle peut rester une obligation contractuelle du propriétaire, mais également d’une tierce partie, d’une autorité locale ou encore d’une agence de régénération urbaine. LÉGALISER Pour finir, quelques dernières instructions concernant les licences et permis sont à prendre en compte afin d’atteindre la réussite de votre appropriation intermédiaire. En effet, si les usages que vous souhaitez mettre en place nécessitent la construction de quelques ouvrages, même mineurs et de matériaux légers, il vous faudra vous renseigner sur d’éventuels permis de construire à acquérir. Aussi, si vos usages sont de l’ordre de l’évènementiel, des licences vous seront indispensables afin de pouvoir réaliser des ventes, et les réglementations au niveau sonore seront également à prendre en compte pour ne pas vous engouffrer dans la pollution sonore de votre quartier, et le trouble dans votre voisinage. Maintenant que tous les outils sont entre vos mains, votre appropriation intermédiaire peut débuter !

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CONCLUSION Présenter et étudier le phénomène d’appropriation des interstices urbains sous l’angle de la notion d’intermédiaire permet à l’issu de ce travail de mémoire de comprendre sa prolifération au sein des plus grandes capitales, et plus généralement dans le Monde entier, pour finalement proposer de répondre à la question de son potentiel d’activation et de participation au développement urbain. La compréhension de ce phénomène se devait donc de passer par des étapes en premier lieu théoriques, puis sur la ville pionnière et idéale en la matière ; Berlin, pour finalement se concentrer sur les outils techniques. C’est justement en considérant l’intermédiaire comme une notion touchant au spatial et au temporel, à savoir comme l’interstice lui-même et l’appropriation temporaire, qu’il a été possible de tirer les sources et les bases les plus primaires de ce phénomène d’appropriation de l’espace. En effet, avant que les acteurs de l’appropriation ne s’engagent dans des démarches et des tactiques et que les interventions ne soient lisibles dans plusieurs villes, il importe de déchiffrer les motivations de ces individus pour être à même de pouvoir comprendre ce phénomène. Et c’est justement à travers ces analyses de notions d’espace, de temps et de démarche sociale qu’il a été donné d’assimiler la portée communautaire, identitaire, solidaire ou encore politique de l’appropriation de l’espace. Nous avons donc pu comprendre que l’appropriation de l’espace est avant tout une intervention engagée, qu’elle le soit à titre personnel et identitaire pour l’épanouissement propre de l’individu, à titre social et partagé dans un désir de retrouver une forme d’agir ensemble et de rythme collectif, ou encore à titre politique en questionnant la société et ses codes mais aussi l’espace public des villes et leur architecture. C’est ainsi que des individus piégés dans le rythme effréné de nos villes ont pu – via les interstices urbains – s’octroyer des oasis de décélération, leur permettant ainsi de fuir l’anonymat imposé par notre société capitaliste et consumériste, de retrouver des moments de partage et d’échange, de s’inscrire dans de nouvelles sphères identitaires et locales, et surtout d’avoir le droit d’exprimer ses idées et de passer à l’action en matière de développement urbain. C’est donc en plaçant ses acteurs au premier plan que l’appropriation interstitiel de l’espace a su tirer son succès, jusqu’à se démultiplier dans les villes et se produire finalement selon de nombreuses traductions différentes. En effet les stratégies diffèrent et leurs diverses traductions ont été analysées dans ce mémoire afin de finalement pouvoir mieux comprendre ce qu’il se passe actuellement et depuis plusieurs années à Berlin en matière d’appropriations intermédiaires des interstices et de tout autre terrain ou bâtiment délaissés. Toutes ces stratégies excluent finalement la planification urbaine formelle et habituelle, et chacune à leur façon considèrent les environnements, les structures et les atmosphères comme des ressources, parties intégrantes de leur processus d’action. C’est donc en se penchant par la suite sur le cas historique et économique de la capitale allemande que nous comprenons en quoi ces processus y ont finalement trouvé leur place : la valorisation d’un capital présent et non monétaire concorde avec l’image créative et dynamique que Berlin s’est créé depuis sa reconstruction – identitaire comme urbaine – et les appropriations fleurissent et composent un nouveau paysage urbain en marge. Le temporel et le temporaire de ces appropriations intermédiaires d’interstices à Berlin lui permettent d’évoluer constamment, d’être une ville qui vit et se régénère, non pas de manière classique et strictement linéaire comme le veut la planification urbaine ordinaire, mais comme un réel organisme vivant qui saurait s’adapter à ses contextes et sa morphogénèse mouvante.

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ARCHITECTE En présentant un potentiel d’impulsion pour la restructuration entière d’un quartier comme l’illustre l’exemple du Prinzessinnengarten avec la Moritzplatz, ou encore en se concentrant sur des questions comme les dynamiques locales et translocales, les appropriations intermédiaires des interstices étudiées à travers ce travail de mémoire pourraient faire comprendre à l’architecte comment considérer plus profondément et de prime abord l’espace urbain. Effectivement, il est malheureux mais réel qu’encore bon nombre d’étudiants en architecture comme de réels architectes en fonction continuent toujours de vivre et d’exercer dans une logique d’échelle trop importante et de projets utopiques en idéalisant et en fantasmant les conditions urbaines. Les appropriations intermédiaires au contraire nous apprennent une logique opposée ; celle de débuter par ce qui est déjà présent, par les ressources existantes et l’héritage actuel, et non par ce que les architectes souhaiteraient être déjà sur place, ce qu’ils projettent. Se servir du capital minimum, exploiter autant que possible les ressources locales, travailler avec les réseaux et les cadres à échelle plus réduite, ou encore considérer les spécificités locales et les besoins des différentes communautés sont les clés à retenir des appropriations intermédiaires des interstices urbains pour le travail de l’architecte. Un autre point à retenir des analyses de ce travail de mémoire concerne un radical changement d’angle de vue et d’action ; précisément la prise en compte d’une échelle spatiale et temporelle plus petite. C’est effectivement en considérant cette notion d’intermédiaire sous ces angles les plus simples – ceux de l’espace et du temps – qu’il a été possible de cerner l’échelle des appropriations intermédiaires interstitielles, dont les propriétés sont finalement exemplaires : la durée de vie réduite et le plus souvent déterminée de ces appropriations pose des questions de temporalité, de projection à court terme, de flexibilité et de provisoire, toutes primordiales en cette période actuelle d’incertitude au niveau du développement urbain. Aussi prendre exemple sur l’espace réduit de ces interventions, espace réduit qui pousse l’acteur à être plus proche des individus, pourrait permettre aux architectes d’être plus sensibles aux communautés et aux besoins de ces dernières, ce qui finalement pourrait même les aider dans leurs propres processus de conception architecturale.

INTÉGRER Ce travail de mémoire concerne particulièrement la ville de Berlin, car en prenant compte de son histoire et de son développement urbain, il a été possible de comprendre pourquoi cette ville précisément a été la plus à même de pouvoir supporter ce genre de phénomènes, et pourquoi les autorités locales ont finalement encouragé ces appropriations. C’est effectivement à l’issu du surplus d’appropriations en son sein et à la lumière de leurs répercussions positives que la ville de Berlin s’est décidée à les faciliter et à accompagner leurs acteurs. Avec ces aides les projets d’appropriations ne s’en sont donc vus que meilleurs, et l’Etat a pu réaliser à quel point ces interventions dans les terrains en marge participaient finalement au développement urbain. Depuis, la ville de Berlin considère ces phénomènes comme un composant à part entière de sa planification urbaine, et met à disposition de plus en plus d’outils municipaux pour permettre l’intégration totale des appropriations intermédiaires au développement urbain. Les municipalités ont donc un rôle important à jouer pour intégrer au développement urbain ces pratiques d’appropriation ; « les autorités locales peuvent : supporter, entraîner, encadrer, commissionner, gérer, coopérer, tolérer et prévenir ». C’est effectivement à elles d’accepter de prendre un tournant et de légèrement changer les règles désuètes, d’accéder à plus de tolérance. Ce que Berlin a pu comprendre consiste à tolérer de son côté ces phénomènes, afin de bénéficier en contre partie des aspects positifs apportés : par exemple les nouveaux liens avec le voisinage direct, la redynamisation d’un site qui présentait auparavant une image négative, ou encore la remise en état et la sécurisation du terrain. 79


Ainsi la ville qui procède de la sorte se créé une image créative et attractive, présente un peu plus de liberté et de confiance pour ses habitants, et véhicule un sentiment positif qui attire les jeunes créatifs. Mais Berlin a également appris de ses erreurs, comme nous l’avons compris de par l’exemple du projet Neuland à Marzahn. En effet, la volonté première était celle d’une sorte de marketing territorial positif déguisé sous un appel à l’appropriation, mais ce sont des logiques complètement inverses à celles étudiées dans ce travail de mémoire qui ont été appliquées. En effet, ce projet s’est finalement résumé à une incitation à passer à l’action, ce qui prouve que l’appropriation intermédiaire ne doit pas être instrumentalisée et dirigée : si l’interstice ou le terrain vacant propose assez peu d’attrait ou d’intérêt pour n’attirer aucun acteur de l’appropriation, il est difficile voire impossible de les y faire venir. Ainsi l’appropriation de l’espace doit-elle rester un processus contrôlé et amorcé par ses acteurs, soutenu et facilité par les autorités, et non l’inverse : une volonté de la part des individus et des citoyens, et non une stratégie territoriale réfléchie et planifiée à l’avance par les autorités et les planificateurs des villes.

APPRENDRE Malgré la configuration urbaine particulière de la ville de Berlin, résultat d’un processus de destruction puis de reconstruction, l’analyse de ces dynamiques et de ces interstices effectuée dans ce travail de mémoire semble pouvoir être étendue et appliquée à d’autres métropoles. En effet, les conditions post-industrielles auxquelles de nombreuses villes font face engendrent continuellement des interstices urbains, des terrains résiduels, comme le fruit inévitable du processus de désindustrialisation. La faiblesse des états néo-libéraux en matière de résoudre ces problèmes urbains est à même d’indiquer que les appropriations intermédiaires ont le potentiel largement suffisant pour être utilisées comme un sérieux outil en matière de renouvellement urbain, en agissant comme le suggère le modèle de Berlin en tant que projets stimulateurs de régénération urbaine. Berlin s’affiche donc comme un modèle à suivre pour toute autre métropole désireuse de se développer à travers des processus pour le moment encore définis comme informels. La redynamisation des banlieues périphériques à Paris par exemple, ainsi que la décentralisation et la dé-densification du centre, pourraient finalement être rendues possible par l’autorisation et la mise en oeuvre d’un nombre plus important d’appropriations temporaires. Il semblerait même que la force synergique et l’image positive véhiculées par Berlin soient finalement intrinsèquement liées à la qualité d’un style de vie produit entre autre par ces appropriations. Un esprit communautaire et solidaire a été ravivé, la planification urbaine participative répond aux besoins de la population, les loisirs orientés et les activités collectives contribuent à travers les individus à la création d’un territoire et d’un paysage urbain de qualité.

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