Philip Lorca Dicorcia

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Philip Lorca

Dicorcia


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Philip-Lorca

Dicorcia Philip-Lorca diCorcia est un photographe américain, né en 1951 à Hartford dans le Connecticut. Il vit et travaille à New York. Ses photographies associent des éléments du style artistique documentaire avec un principe de construction maîtrisée et complexe propre à l’image de fiction. Philip-Lorca diCorcia commence à s’intéresser à la photographie dans les années 1970 au début desquelles il étudie la photographie à l’université d’Hartford. Il est diplômé de la «School of the Museum of Fine Arts» de Boston en 1975 et entre dans le programme de formation en photographie en deux ans de l’université Yale à New Haven en 1979. Après s’être intéressé à la photographie conceptuelle de son époque, diCorcia, pendant sa formation à Yale, hérite de deux approches habituellement opposées de la photographie. Une approche soutenue par la tradition documentaire américaine issue, entre autres de photographes comme Walker Evans ou Robert Frank, selon laquelle même si la photographie documentaire est bien reconnue comme étant un style artistique, il s’agit d’un style basé sur l’idée que la photographie serait un médium qui permettrait une transposition directe de la réalité telle qu’elle est, en images. Cette conception de la photographie tend à considérer que la réalité et sa représentation sont en adéquation parfaite. Mais, au-delà de cette approche de la photographie, diCorcia hérite également d’une approche de la photographie comme médium aux nombreuses possibilités créatives. Il est particulièrement influencé par l’esthétique de l’image publicitaire mais aussi par certains aspects de l’image cinématographique. Selon Peter Galassi, si diCorcia adopte le vocabulaire de la photographie commerciale, il ne s’agit pas pour lui de juger cette dernière mais de la reconnaître comme une partie intégrante de son expérience. En 1981, diplômé de Yale, diCorcia quitte New York car il n’est pas sûr de vouloir faire de la photographie, il cherche alors un travail dans l’industrie du cinéma mais en vain. Il revient alors à New York où il travaille en tant qu’assistant photographe. Depuis 1984, il gagne sa vie en tant que photographe de magazines comme Esquire, Fortune puis, Condé

Nast Traveler et Details. Ainsi, si dans son travail artistique on retrouve le processus de fabrication des images cinématographiques, on y retrouve aussi l’esthétique de la photographie de magazine. Jusqu’au début des années 90, son travail personnel est constitué principalement d’images représentant des scènes de la vie banale mais chaque fois remises en scène de façon cinématographique : l’appareil photo est toujours sur un pied, l’éclairage est complètement artificiel et donc maîtrisé, les personnages posent pendant la prise de vue. - En 2003, diCorcia réunit les images de cette première période dans son travail a Storybook Life (voir la suite de l’article). Au début des années 1990, diCorcia commence de nouvelles expériences dans son travail personnel. Jusqu’alors, il n’était sorti du studio que pour son travail professionnel, son art étant resté confiné à un environnement personnel et totalement maîtrisé. Ayant obtenu en 1989 une bourse d’État attribuée par la National Endowment of the Arts, diCorcia se rend plusieurs fois à Los Angeles entre 1990 et 1992 pour photographier des hommes prostitués sur Santa Monica Boulevard à Hollywood. Dans ce qui constitue donc sa première série de photographies : Hustlers, il continue de mettre en scène ses images, tout en limitant son intervention. Il photographie ses modèles dans leur environnement personnel et crée ainsi, comme le dit Peter Galassi, des scénarios représentant les fantasmes désespérés du Hollywood de diCorcia. En 1993, il réalise la série Streetworks dans laquelle il photographie des passants par surprise dans les rues de grandes villes mondiales (Londres, Naples, Paris, New York…). En déclenchant sans prévenir des flashes dissimulés à la vue des passants, ses images sont créées aléatoirement, la scène photographiée étant soumise au hasard. La série Heads réalisée en 2001, peut être rapprochée de Streetworks et de la série Two Hours (11 photographies prises en deux heures dans la rue à La Havane). Il s’agit également de personnes prises en photo dans la rue, de scènes illuminées par la lumière du flash. Les visages des passants pris à leur insu, se détachent sur un fond sombre. En 2003, diCorcia réunit 76 photographies prises ces vingt dernières années et jusqu’alors indépendantes, dans son travail A Storybook Life. Il s’agit d’une sorte d’album de souvenirs, réunissant ses images reconstituant des rituels de la vie quotidienne mais toujours théâtralisés, chaque image pouvant être perçue comme une amorce de narration : les limites de la réalité et de la fiction sont ainsi brouillées au sein même de la sphère privée.

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Heads

Une série de «têtes» s’avancent de face, monumentales, découpées dans la nuit des villes par la lumière des flashs, aussi belles que des affiches de cinéma. Des gueules qui «crèvent l’écran», des héros prometteurs d’histoires exaltantes, violentes ou juste bien ficelées. Le spectateur reprend ses esprits et se demande ce qu’il est en train de regarder. Il se rappelle les «Film Stills» de Cindy Sherman aussi affriolants que les scénettes affichées à l’entrée des cinémas pour attirer le client ou certaines mises en scène cinématographiques de Jeff Wall. La première se prenait pour modèle et le second recrutait des figurants. Ils restaient dans le jeu et l’interprétation. Les personnages de Philip-Lorca diCorcia ne sont pas des acteurs. Ce sont des passants «trouvés» dans la rue, une insinuation du réel dans la fiction. Un glissement dans l’œuvre d’un artiste connu pour ses mises en scène photographiques et ses photos de mode, toutes absentes de l’exposition. «Parce qu’elles associent au style documentaire une construction complexe de l’image, les photographies de Philip-Lorca diCorcia ne se laissent pas consommer dans l’instant». Il semble donc que dans un contexte d’omniprésence des images, la valeur artistique d’une photographie se mesure à la difficulté qu’éprouve le spectateur à la «consommer» rapidement. Comment arrêter le spectateur ? En le confrontant à une ambiguïté qui déclenche chez lui un besoin d’explorer l’image. Ici, c’est l’association contre-nature du «style documentaire» et de la «construction complexe de l’image», du réel et de l’artifice, qui produit l’effet désiré. Les «Têtes» nous troublent parce qu’elles sont plus réelles qu’elles n’en ont l’air. A l’inverse, partant du «style documentaire» qu’il donne à ses photographies, l’artiste explique dans un entretien avec Denis Angus dans le numéro d’Art Press du mois de janvier 2004 (N° 297, p. 42 à 47) : «plus on détaille mes photos, plus on se rend compte que la situation n’est pas réelle». Quand ce n’est pas la fiction qui imite le réel, c’est le réel qui imite la fiction !

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W

Dans «Hollywood», sa plus ancienne série, Philip-Lorca diCorcia fait poser des prostitués pour le prix d’une passe. Tout est construit comme dans ses images précédentes, mais, cette fois, il fait appel à des personnages de la vie réelle, non pas à ces figurants dont regorgent les rues d’Hollywood. Pour prouver leur réalité, l’artiste se donne la peine d’afficher la date et le lieu de la prise, le nom et le tarif du modèle. Une logique d’échantillonnage qui rappelle le besoin de l’art conceptuel d’ancrer sa pensée dans la réalité. Dans les images de rue, «Streetworks», «Two Hours» puis «Heads», Philip-Lorca diCorcia va plus loin. Il plante son trépied sur le trottoir et décide d’introduire encore plus d’aléatoire dans un travail jusqu’alors entièrement composé. Comme il le dit lui-même dans l’entretien d’Art Press, il veut voir «ce qui se produit lorsqu’il photographie des situations et des sujets qu’il ne peut pas contrôler». Il expérimente «les possibilités dramatiques du hasard». Pour «dramatiser», c’est-à-dire théâtraliser la rue, l’artiste dispose des flashs connectés au déclencheur de l’appareil qu’il actionne au moment qu’il estime propice, à l’insu des personnes concernées. Il en résulte un effet d’arrêt sur image très cinématographique ou encore un effet pictural. La lumière extrait des individus de la masse indifférenciée des passants et les fige dans un statut d’élu à la manière de l’auréole byzantine ou du clair obscur caravagesque. Par la magie du flash, ils deviennent des saints offerts à toutes les dévotions ou les héros d’une fiction ouverte à toutes les projections.

Mais, contrairement aux héros et aux saints, les «élus» de la prise de vue restent inconscients de leur éphémère transfiguration. Absorbés dans leurs pensées, ils sont les acteurs involontaires d’une pièce qui se joue ailleurs, étrangers à l’énigme que véhicule leur image volée. Leur mise en lumière ne s’inscrit dans aucune construction narrative, sociale ou religieuse. Elle prouve encore une fois la capacité de la photographie à transformer notre vision de la réalité sans lui donner pour autant un sens. C’est au contexte de le suggérer et au spectateur d’écrire le scénario du film. Ce rôle dévolu au spectateur est encore plus évident dans la série «A Storybook Life» éditée en livre pour l’exposition. L’alignement au mur de 76 tirages de format écran et de taille réduite, sans légende autre qu’une liste de lieux et de dates affichés dans le couloir et sans ordre apparent, reconstitue un semblant d’album de souvenirs à partir de clichés aussi bien privés que professionnels pris entre 1975 et 1994. Comme dans les scènes de rue, Philip-Lorca diCorcia laisse le spectateur suspendu à des amorces de narration qui ouvrent autant de pistes à l’imaginaire. Le «livre d’images d’une vie» l‘invite à reconstituer un fil conducteur au gré de ses propres souvenirs, de ses codes et de ses anticipations. Le brouillage entre réalité et fiction envahit la sphère privée et atteint la représentation que nous nous en faisons. Il entretient une confusion pleine de possibilités poétiques et réparatrices mais qui fait une place inquiétante au pouvoir de l’image sur la vie.

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Lacy, 2008

Cairo Cairo est la dernière parution dans “W” en 2008. J’étais au Mali, et quelqu’un au magazine a imaginé que c’était dans le voisinage de l’Egypte. L’inspiration vague à la base était de reconstruire avec des gens de souche une histoire à la Montague et Capulet. Mais comme d’habitude, c’était un prétexte. Sur place, on a utilisé les lieux qu’on nous proposait et les gens qu’on a recrutés via Facebook ou par connexion. Cette femme était venue accompagner sa fille au casting. Et la maison appartient aux propriétaires d’une compagnie de téléphones portables. On nous avait dit qu’elle avait une vue magnifique, et c’était vrai. J’ai utilisé une double exposition pour le jeu des reflets. C’est une lumière d’hiver, 11 h du matin, mais avec des éclairages artificiels. Cette histoire en Egypte a pris 4 jours à shooter, une expérience rendue pénible par les difficultés de circulation dans la ville et la corruption extrême. Ils avaient même pris en otage les valises de vêtements. De beaux souvenirs quand même, comme cette soirée incroyable avec Omar Sharif et toute l’élite du Caire.

Paris Ce n’était pas une histoire facile à gérer, par cause de manque de temps, même si Isabelle Huppert est évidemment une incroyable professionnelle. C’est elle qui a suggéré cette collaboration. Durant un vernissage, un homme m’avait demandé de dédicacer pour elle un catalogue. J’ai dit que j’étais un fan, il m’a proposé de la rencontrer. On a pris un thé ensemble et l’idée est née. Je l’ai apportée à Dennis, car je ne travaille pas avec des “celebrities” reconnaissables. Et sa personnalité aurait dominé mes images. La difficulté, c’était plutôt les gens qui veillent à son image. Les actrices veulent toujours être belles en photo. Isabelle a une extrême confiance en elle. C’est cette confiance qui la pousse à prendre des risques dans sa carrière, pas du tout une quelconque insécurité. A l’époque, elle venait de terminer “La Pianiste”. J’avais suggéré un club échangiste. Elle trouvait ça cliché. Alors j’ai transposé en l’entourant de tous ces hommes qui agissent comme un contraste. Une réflexion psychologique de sa sexualité, à la fois forte, mais comme réprimée, en tout cas pas exposée. – 22 –


Sao Paulo

Sao Paulo Dans la plupart de mes histoires, je shoote toujours une vue aérienne ou générale de la ville, histoire de situer la scène, même si l’image n’est pas utilisée au montage final. C’est tout mon propos, étudier les interactions entre l’architecture et l’humain, l’urbain et le vivant, montrer ce qu’il s’y passe. Je ne suis pas un photographe intéressé par St Barth, moi. J’ai besoin de sentir cette tension. La ville au monde que je préfère reste New York, même si depuis les années Giuliani et après le 11 septembre, c’est devenu la ville des développeurs immobiliers, bourgeoise, middle-class, corporate, bien moins intéressante. Sao Paulo est fascinante. Immense, commerciale. C’est une métropole au bord de perdre totalement le contrôle, avec de telles disparités entre les classes sociales. On a fait un casting d’enfants dans des écoles défavorisées et on les a emmenés sur les lieux du shooting, dans ces villas d’ultra-riches qui se protègent contre eux, en temps normal. La fin du shooting, ça sonnait comme la fin d’un fantasme pour eux et leurs parents (bien sûr les enfants ont été payés).

St Petersburg C’était une de mes vieilles idées d’aller shooter en Russie pendant la période qu’ils appellent “la nuit blanche”. Le soleil ne se couche jamais et je voulais tout photographier en lumière naturelle. En réalité, une fois sur place, je me suis aperçu que certes, le soleil ne se couche pas, mais cela signifie qu’il fait gris non stop, jour et nuit. Evidemment, il a fallu ajouter de la lumière artificielle. Et puis le producteur m’a suggéré cet haltérophile qu’il connaissait. Au début, je me demandais bien ce que j’allais pouvoir faire de ce freak. Mon point de départ, c’était ce petit film que j’avais fait avec la caméra HD que j’avais amenée et que j’ai perdue une fois sur place. J’avais l’idée du visage du mannequin, Hannelore, sur un écran télé. On a dû racheter une caméra, refilmer. On a projeté son visage dans le cadre d’un studio TV (un vrai, auquel on a eu accès). Je crois qu’à l’époque, j’avais un petit béguin pour Hannelore. Du coup, le monsieur Muscle dans l’histoire, c’est moi.

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Ram, 1979

Bangkok Contrairement au Caire où j’étais déjà allé plusieurs fois, je connaissais mal Bangkok. L’histoire est celle d’une femme qu’on n’appellera pas une personne aimable : une femme qui traverse une crise d’identité et se partage en deux dans l’image finale. Elle assiste à ces combats de coqs, elle collabore avec des sweatshops, elle parie de l’argent, etc. Le producteur nous avait parlé de ces combats de coqs qui avaient lieu en dehors de la ville. Nadja Auermann a refusé d’y assister, alors on a shooté sans elle et on l’a intégrée digitalement à la scène. Merveille de ces manipulations d’ordinateur : ça offre des possibilités nouvelles… ou ça rend paresseux ! On a aussi transposé littéralement dans l’histoire un club où les filles dansent sur les tables. Elles ont un numéro dans leur bikini, le client intéressé appelle le numéro 13 ou autre. Collaborer avec Nadja était facile, plus qu’avec de jeunes mannequins moins expérimentées. Mon seul problème avec les modèles, c’est le temps incroyable qu’il faut pour les préparer. La prise de vue dure seulement 1 h, mais l’installation générale prend 3 à 4 h. Et à la fin c’est toujours moi qui attends quand même le mannequin. On leur fait même les ongles ! Mais pourquoi les ongles ?!

New York Toute l’histoire a été construite en studio à New York, ce qui est toujours plus facile, car on a la possibilité de prendre plus de temps pour décider les sets, le casting, d’approfondir les recherches. Ici aussi, on a joué entre des gens choisis en agence – comme cette femme aux cheveux blancs – et des non-professionnels. Ce shooting a eu lieu avec “Eyes Wide Shut”, donc je peux nier l’influence du film en toute certitude (les gens me demandent toujours de quel film je me suis inspiré pour telle ou telle image : aucun en particulier. J’absorbe les films que je regarde comme tout le monde, c’est tout). L’idée était de confronter ces gens de pouvoir à un show exhibitionniste (on aperçoit le stripteaseur derrière le rideau). Pour moi c’était une allégorie du monde de la mode. J’avais envie de montrer qu’un danseur nu mâle pouvait être attractif pour tous ces invités, les femmes mais aussi les hommes. – 24 –


Cuba, 1995

Havana J’ai toujours voulu aller là bas, mais pour nous américains, à cause de l’embargo économique, c’est toujours compliqué. Même avec les connections des actionnaires propriétaires de “W” à l’époque (Disney), ça a pris six mois de négociation. La pauvreté était extrême. Les sollicitations dans la rue sont très agressives et un non n’est pas considéré comme acceptable. Pendant les 3 jours du shooting, toute l’équipe devait se déplacer ensemble. Le mannequin était Guinevere Van Seenus. On était logés dans un hôtel hollandais à La Havane même, ce qui était appréciable car normalement, on aurait dû rester en dehors de la ville le soir, dans une des zones à touristes près de la plage. On a dû louer du matériel de cinéma, car il n’y avait rien en photo sur place à l’époque. On a embauché ces danseuses du club célèbre des années 50, le Tropicana que, pour une raison inconnue, Fidel n’a jamais fermé. Elles sont venues dans cette maison complètement à l’abandon mais réputée dans la ville. Elles portaient leurs vrais costumes de spectacle, dont ces chandeliers sur la tête qui s’allument réellement.

New York (bis) Cette série a été intitulée “The Perfect World”. On a utilisé des mannequins de catalogue qu’on a extrêmement retouchés pour qu’ils aient l’air plus que parfaits, irréels. Des gens de pouvoir et d’argent parfaitement lisibles et évidents, des Américains stéréotypés avec tout ce qu’il faut : la femme blonde délicieuse, les beaux enfants… Là encore, ça ne parle que de surface, comme une autre allégorie du monde de la mode. Même s’il y a des signes que tout ne va pas si bien, la fille n’a pas l’air très heureuse, le mari a probablement une histoire extra-maritale, etc. On a shooté à Bridgehampton, dans cette chapelle où j’étais sûr qu’on nous interdirait l’accès (on a réussi en faisant une donation). Je voulais montrer que l’Amérique est un pays qui utilise désormais la religion pour justifier des choses que Jésus n’approuverait sûrement pas. C’est devenu un badge social de respectabilité, la religion. Comme les vêtements chers. – 25 –


Sylmar, California 2008

Los Angeles C’était ma première collaboration avec “W”, en 1997. Déjà la mode, l’art et les marques commençaient à marcher main dans la main. Dennis m’avait convaincu qu’il était stupide de rester sur la défensive. Il m’avait aussi donné entière carte blanche et un budget conséquent. Aucun de mes galeristes – à qui je n’avais d’ailleurs demandé aucune autorisation – n’a trouvé quoique ce soit à redire. Au contraire, ils ont aimé. J’avais dû suggérer le lieu : j’ai habité Los Angeles dans les années 80, c’est une ville familière où je me sens à l’aise. Le mannequin était Kristin McMenamy, juste avant qu’elle n’arrête sa carrière pour s’occuper de son bébé. L’autre fille de la série était Erin O’Connor. L’histoire, c’était celle d’une jeune fille qui débarque à LA et cherche un endroit où loger. Comme cela se passe vers Hollywood, on l’associe plus ou moins avec l’industrie du cinéma. L’autre personnage est une de ces épouses malheureuses malgré leur situation financière. Je ne me souviens plus du lieu où on a shooté cette scène, mais ça devait être dans les collines, à cause de la vue. Dès le début, je n’ai pas eu de problème à intégrer les vêtements de designers dans ces histoires. Ca me paraît moins gênant que le problème de saisonnalité : avoir à shooter des vêtements d’hiver alors qu’il fait 40 degrés.

Los Angeles (bis) C’était notre deuxième histoire en Californie, et cette fois, on avait eu accès aux Universal Studios. Du coup, je voulais en profiter et utiliser le plus de trucages possible. Comme on était dans ce décor de cinéma, on en a rajouté à volonté : faux buildings, faux sang, fausse pluie. Le mannequin est Shalom Harlow. On a reçu énormément de lettres de protestation après cette histoire. On nous a accusés d’insensibilité à la violence contre les femmes. C’était pareil avec l’histoire de coqs et les organisations de défense des animaux. Dennis n’était pas très concerné par ces problèmes. Il essayait de gérer les annonceurs mécontents de ne pas voir suffisamment leurs vêtements. Son approche arty était plus répandue dans le monde des magazines alternatifs que des publications institutionnelles comme “W”. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il cherchait à exploiter mon style comme une signature. J’ai utilisé des techniques que j’avais mises au point pour mon propre travail, bien sûr. Mais personne ne m’a obligé à le faire. – 26 –


Fendi, 2000

Paris (bis) J’appréhendais un peu ce shooting. Dennis avait du annuler sa venue à Paris avec moi. Je ne connaissais pas Marc Jacobs et je m’attendais à une prima donna. Or moi, je ne fais pas du management de personnalité. Jamais. Mais à ma surprise, Marc a été incroyablement coopératif. Il venait tout juste de sortir de réhabilitation. Il suivait un régime très strict, il se levait très tôt pour son cours de yoga. Son chef nous a servi un délicieux repas avec du vin mais lui n’y a pas touché. J’ai été agréablement surpris par sa collection d’art. Il venait de commencer. Il y avait des évidences, bien sûr, Richard Prince ou John Currin. Mais on sentait déjà qu’il exerçait son propre goût, avec des œuvres d’art plus inattendues comme ses deux Ed Ruscha. L’autre découverte plaisante a été son décorateur : on m’avait annoncé qu’il serait sur les lieux, ce qui m’agaçait d’avance. Mais il s’est avéré qu’il s’agissait de Paul Fortune, une de mes connaissances de mes années à Los Angeles. Du coup, c’est un très bon souvenir, ce shooting dans cette maison qui s’ouvre à l’arrière sur le Champ de Mars et ses touristes.

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September, 1997; Lost Angels

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September, 1997

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September, 1997

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September, 1998; Grand Illusions

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September, 1999

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March, 2000; Cuba Libre

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March, 2000

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March, 2000; Cuba Libre

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March, 2000; Cuba Libre

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September, 2000; Stranger In Paradise

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September, 2001

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September, 2001

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September, 2003; Sao Paulo

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Street Work Les photos de Philip-Lorca diCorcia flottent entre réel et imaginaire, zones indécises, à la croisée de leurs influences, d’Hollywood à Edward Hopper. Leur force de frappe mystérieuse a conquis les plus grands musées: elles figurent dans les collections majeures, du LACMA à Los Angeles comme du MET à New York. Elles sont aussi partie intégrale de l’histoire de ce magazine aux hauts standards arty qu’était «W» au tournant du millénaire, sous le règne de son directeur artistique, Dennis Freedman. Pulvérisant les tabous qui interdisent la double nationalité, P-L (comme l’appelle son entourage) était alors un des rares photographes à voyager impunément du monde de la mode aux galeries conceptuelles sans compromettre sa réputation. Une expo et un catalogue, «Eleven», viennent rendre hommage à ce travail d’équipe exceptionnel. Chacune de ses images shootées entre 1997 et 2008 a été échafaudée dans une métropole visitée : Sao Paolo, Havana ou LA. Réarrangées sous une lumière cinématographique, les scènes dégagent une atmosphère de drame passif, entre reportage et fiction, mémoire du détail et évaporation du banal. De la narration elliptique, disent les critiques. «J’essaie de faire un travail qui requiert attention et temps. L’opposé de celui d’un photographe de magazine qu’on regarde pour quelques secondes, une image après l’autre, généralement avant d’oublier», explique quelque part l’artiste. Ses images, dit-il aussi, n’ont pas pour but de «distiller le moment parfait». Diplômé de Yale en 1979, basé à New York depuis toujours, P-L diCorcia a été assimilé rapidement au courant de la photo conceptuelle, avec Cindy Sherman, John Baldessari ou Jeff Wall. A la fin des années 80, son style entre baroque théâtral et scènes de rue lui avait déjà assuré l’attention des critiques. A l’époque, il utilisait des membres de sa famille ou des amis.

Son entrée en mode à la fin des années 90 est due à la complicité de Dennis Freedman. A l’affiche des plus grandes rétrospectives de musées, Philip-Lorca diCorcia avait déjà décliné des invitations à investir les doubles pages glossy des magazines. Pas son truc : «la mode partage avec le tourisme l’emphase sur la surface» a-t-il dit autrefois. Mais le DA de «W» lui apportait de nouvelles garanties : celles de l’intégrité de ses histoires, dans le fond, la forme, la taille et l’ordre des images imprimées. Pour l’artiste, la proposition ouvrait d’autres horizons. Au sens littéral, puisqu’elle incluait ces voyages au bout du monde, mais aussi en terme de confort de production et d’expérimentations techniques. Il était assuré aussi d’exercer librement ses commentaires. En règle générale, a-t-il dit aussi, «je cherche à critiquer. On ne peut pas éviter d’avoir une opinion». L’expérience «W» a duré 11 ans, jusqu’au changement d’équipe en 2010 : «les annonceurs ne reconnaissaient pas vraiment leur monde, mais pour un temps, on a pu s’en sortir», commente sobrement l’artiste. Il y a découvert la manipulation digitale post-shooting (avec le cador des retoucheurs, Pascal Dangin de Box Studios), lui qui aujourd’hui encore, shoote au film et snobe Photoshop. A 60 ans, le photographe enseigne son art à Yale et travaille à ses prochains projets : une série qu’il intitule provisoirement «East of Eden», où il tisse ses rêveries autour de la crise financière de 2008 («comme Adam et Eve chassés du paradis»), avec un des premiers shooting impliquant des aveugles. Se déciderat-il enfin en 2011 à passer au film de pub ou fiction, un de ses souhaits de longue date? Possible. Une nouvelle collaboration mode semble en revanche peu probable. Page tournée.

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Hartford, 1978

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Hartford, 1980

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Catherine, 1981

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Max, 1983

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Sergio & Toti, 1985

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Francesco, 1985

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Igor, 1987

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Brian, 1988

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Singapore, 1993

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Kansas City, 1993

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Tokyo, 1994

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Hong-Kong, 1996

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Rome, 1996

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New-York, 1997

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Hustlers

Brent Booth, 21 years old; Des Moines, Iowa; $30

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Chris, 28 years old; Los Angeles, California; $28

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Gerard Hughes (a.k.a Savage Fantasy), about 25 Years Old; Southern California; $50

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Major Tom; Kansas City, Kansas; $20

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Marilyn, 28 years old; Las Vegas, Nevada; $30

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Mike Miller, 24 years old; Allentown, Pennsylvania; $25

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Ralph Smith, 21 years old; Ft. Lauderdale, Florida; $25

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Todd M. Brooks, 22 years old; Denver Colorado; $40

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Pole Dancer Sa démarche donne l’impression qu’après avoir éprouvé ce pouvoir dans le monde de la mode, Philip-Lorca diCorcia cherche à l’exorciser par une mise à distance du médium, une analyse approfondie de ses ressorts et un rapport différent au spectateur. Dans son entretien avec Denis Angus, il fait de la photographie de mode une sorte de repoussoir : «j’essaie de critiquer la bête avec qui je travaille. Ce monstre avec qui je partage mon lit est aussi mon sujet». La violence du rejet suggère l’existence d’une véritable dialectique de travail entre les deux sphères de l’activité de l’artiste. Il réagit en affichant sa volonté, dans son travail personnel, d’éviter de manipuler le spectateur pour lui laisser «une grande place», «un grand espace, pour réagir non seulement à l’image mais à toutes les questions impliquées par la situation». Il affirme vouloir lui permettre de se poser la question «de la situation photographique : comment le médium entre en relation avec le monde, comment une photographie reste un moment déterminé par des facteurs extérieurs dont nous sommes rarement conscients». En intégrant une certaine dose (il continue malgré tout à choisir ses situations et ses modèles) d’instantané documentaire dans un travail qui n’en visait jusqu’alors que le style, Philip-Lorca diCorcia parvient à ralentir le regard du spectateur et à l’impliquer dans la réflexion qui se joue autour de l’image. Mais quelle dose de réalité faut-il introduire pour équilibrer la magie déréalisante de la photographie ? Est-ce bien une question de dosage ?

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Tennille, 2001

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Hannah, 2004

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Heema, 2004

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Juliet Ms Muse, 2004

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Asia, 2004

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A Storybook Life

Norfolk, 1979

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Norfolk, 1979

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Hartford (Auden with Knife), 1988

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Wellfleet, 1992

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DeBruce, 1999

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Links http://www.thecollectiveshift.com http://www.davidzwirner.com http://fr.wikipedia.org http://www.artnet.com http://www.fubiz.net http://www.vogue.fr http://www.youtube.com http://www.lslimited.com

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