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2. Retrouver le temps de vivre : la semaine de 30 heures « Imaginez un peu à quoi ressemblerait votre vie – et celle de votre famille – si la semaine de 30 heures était décrétée comme nouveau plein temps ! » C’est avec enthousiasme qu’Eva Brumagne, la directrice du mouvement des femmes Femma, l’équivalent de Vie Féminine en Flandre, travaille avec son équipe sur cette piste et qu’elle a réussi à initier un débat de société au nord du pays. Travailler trente heures rémunérées deviendrait la nouvelle norme du plein temps. Chez Eva, on sent la détermination à aller vraiment de l’avant, à laisser derrière nous l’épidémie du surmenage et des agendas surchargés et à faire en sorte que les gens puissent à nouveau être maîtres de leur temps et gérer leur santé, leurs relations et leur vie en général. Elle n’est pas la première à envisager l’avenir en fonction de ce rêve. Il y a près d’un siècle, en 1930, le célèbre économiste John Maynard Keynes prédisait qu’en 2030, le progrès nous permettrait de ne plus travailler que trois heures par jour. À cela, il associait le principal défi de cet avenir lointain : que faire de tout ce temps libéré ? « Nous avons été entraînés trop longtemps à fournir des efforts, nous n’avons pas appris à jouir de la vie, écrivait-il. Honneur à celui qui peut nous apprendre à cueillir le jour, honneur à ces merveilleuses personnes qui sont en mesure de trouver leur plaisir direct dans les choses et honneur aux lys dans
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les champs, qui ne travaillent ni ne filent. » Keynes n’était pas fou. À son époque, le nombre d’heures de la semaine de travail diminuait rapidement, et sa prédiction semblait tout sauf utopique. Aux États-Unis, en 1930, la National Association of Manufacturers (Association nationale des manufacturiers) n’était parvenue que de justesse à empêcher le Sénat de voter la semaine de 30 heures. En 1931, la fédération syndicale américaine Industrial Workers of the World (IWW) prônait la journée de travail de 4 heures. Keynes n’avait fait que projeter dans l’avenir cette tendance à la réduction du temps de travail. De même, au cours de ces années, le philosophe Bertrand Russell avait lui aussi rallié le cercle des grands penseurs qui misaient sur une journée de travail de 4 heures : « Il y aura du bonheur et de la joie de vivre, écrivait-il, au lieu de nerfs hypertendus, de la fatigue et des douleurs au ventre. » Septante ans plus tard, au début de ce 21e siècle, des pays comme la Belgique, la France et les Pays-Bas sont quatre ou cinq fois plus riches qu’en 1930. Mais ce ne sont pas les loisirs ni le « carpe diem » qui constituent nos principales préoccupations, mais bien le stress et l’incertitude. Et, si cela ne dépendait que des politiques et des employeurs, nous devrions encore travailler plus longtemps et plus dur. Nous n’aurions prétendument pas le choix : sinon, nous perdrions la « bataille concurrentielle » avec la Chine et l’Inde, nous ne pourrions pas « payer le vieillissement » ou nous serions rapidement face à « de graves pénuries de main-d’œuvre ».
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C’est l’un des grands paradoxes de notre temps : les possibilités de la société high-tech semblent quasi illimitées et, pourtant, nous souffrons plus que jamais de ces « nerfs hypertendus, de la fatigue et de douleurs au ventre ». Travailler moins, tel est le rêve oublié du 20e siècle. Ou pas ?
Des mères qui bossent Ce sont surtout les jeunes mères qui sont soumises à la lourde pression du temps. La slummy mummy, la mère qui bosse, tel est l’expression à la mode dans les pays anglo-saxons pour désigner l’épuisant carrousel qu’est le quotidien d’une mère au travail. La bataille du travail rémunéré et de la famille, avec dix-sept rôles dans la même journée : femme avec une carrière, conductrice, enseignante, cuisinière, femme de ménage, amie, party animal… Pas étonnant si les mères qui bossent sont à bout de souffle et finissent par étouffer dans leur fonction « multitâches ». C’est plutôt le fait qu’elles tiennent le coup qui est surprenant, même si c’est en général de justesse. Et tous, mères qui bossent ou pères à tout faire – coincés dans les embouteillages entre le lieu de travail et la crèche et les intérêts contradictoires de l’employeur et de la famille –, nous nous demandons désespérément : comment s’y prennent les autres, qui clament haut et fort que tout cela, c’est vraiment chouette, de combiner une carrière et des enfants en bas âge. Foncer, foncer, foncer !
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Toute cette pression est synonyme de succès et elle vous confère votre propre valeur. Être sous pression, telle est la tendance. Et ne pas pouvoir suivre, c’est bon pour les losers. Sentir à la longue que ça ne va pas, qu’il faut faire quelque chose. Rester là à se demander ce que, finalement, on a fait de son temps… La combinaison travail professionnel et travail privé (éducation, tâches ménagères, soins aux proches, bénévolat…) a d’urgence besoin d’un discours neuf et bien plus stimulant. Il nous faut un autre modèle de vie qui permette non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes de combiner correctement travail, soins, engagement et temps libre. L’été dernier, lors de ManiFiesta, la fête annuelle du magazine Solidaire, Eva Brumagne déclarait en guise de conclusion au débat sur la diminution du temps de travail : « Notre projet modifie les normes et les attentes à propos de ce qui est “normal”, et il donne aux femmes et aux hommes plus de temps pour qu’ils puissent mieux se répartir les divers rôles qu’ils assument. C’est un pas en avant sur le plan de l’égalité des sexes. »
Take Back Your Time Au niveau mondial également, le mouvement des femmes est l’une des forces motrices en faveur du nouveau plein
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temps et d’une vision rafraîchissante sur le temps et le travail. Aux États-Unis, la célèbre journaliste Barbara Epstein a écrit : « Pour beaucoup de gens, surtout dans certaines professions, le travail semble être une religion. Comme si leur carrière était leur seule source valable d’identité. Entretemps, les emplois n’ont cessé d’être plus concurrentiels et plus exigeants. Ce n’est pas uniquement un problème qui concerne ces emplois, c’en est également un de toute la culture. Nous mesurons notre valeur en tant qu’êtres humains à nos succès professionnels et nous n’y tolérons pas le moindre obstacle. Nous pensons que notre réussite dans la vie équivaut en grande partie à la prospérité et au statut, ce que l’on acquiert grâce à cet emploi. » Dans le pays de Barbara Epstein, il existe un large mouvement appelé Take Back Your Time (reprenez votre temps) qui fait campagne contre l’épidémie du surmenage et du manque de temps. Quelle que soit l’importance que nous accordons au travail, partout dans le monde règne le désir de reprendre le contrôle de son temps. Des chercheurs britanniques ont demandé à des travailleurs ce qu’ils préféraient : gagner à la loterie ou travailler moins. Deux tiers d’entre eux ont choisi la seconde proposition. Il ne s’agit cependant pas de supprimer la semaine de travail. Au contraire, bien des femmes, des personnes d’origine immigrée, des gens vivant au-dessous du seuil de pauvreté
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et des travailleurs précaires devraient avoir davantage l’opportunité de travailler pour un vrai salaire. Le problème, c’est que les uns bossent jusqu’à l’épuisement dans un travail souvent abrutissant, pendant que d’autres, sans emploi, restent sur le carreau. En tant que membres de la société, nous avons complètement laissé se dérégler l’organisation du travail. Un emploi stable et qui a du sens est d’une importance cruciale pour le bien-être de chacun. « Quand le travail est un plaisir, l’existence est une joie », écrivait Gorki. Faire trimer les gens jusqu’à épuisement n’a aucun sens. Mais le temps libre forcé – en cas de licenciement, par exemple – est tout autant une catastrophe. D’après des études de psychologues, le chômage de longue durée a un impact plus important sur le bien-être que la perte d’un être cher. Le temps guérit toutes les blessures, sauf celle du chômage. Car plus on est mis sur le côté, plus on s’y enfonce. La juriste britannique et spécialiste de la politique sociale Anna Coote est l’auteur d’un livre sur le sujet, Time on Our Side (Le temps est avec nous). Elle écrit : « Rouler moins en voiture, prendre moins l’avion, manger moins de viande… Les militants écologistes sont très forts pour expliquer aux gens toutes les restrictions qu’ils doivent s’imposer. Et raconter à tous qu’on doit abandonner certaines choses ou en limiter l’usage n’est pas spécialement facile dans une stratégie de communication. Or l’ironie veut que les militants écologistes négligent souvent une chose que, pourtant, la plupart des gens seraient très contents de voir diminuer : le nombre d’heures de travail. »
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Dans son ouvrage, Anna Coote défend cette nouvelle vision du plein temps : « On nous a sans cesse seriné que travailler le plus longtemps et le plus dur possible était la meilleure façon d’apporter notre contribution à la société. Mais, dans les faits, certains ont des horaires et charges de travail impossibles alors que beaucoup sont coincés dans des contrats incertains, temporaires et de courtes durées ou ne trouvent pas de travail. Nous devons revoir la manière dont nous évaluons et répartissons le temps rémunéré et le temps qui ne l’est pas. » Anna Coote et sa New Economics Foundation sont même disposées à défendre la semaine des 21 heures. Vous vous imaginez, 21 heures ! En Grande-Bretagne, avec ses millions de contrats à zéro heure et tous ses autres statuts bidon, 21 heures, c’est cependant proche du temps moyen que les gens consacrent au travail rémunéré dans leur vie active. Et à peine plus que la moyenne du temps consacré au travail non rémunéré. Des enquêtes montrent que cette tendance vers la réduction du temps de travail pourrait très bien devenir populaire si les conditions de travail étaient stables et le salaire avantageux. En effet, il n’y a absolument rien de naturel ou d’inéluctable dans ce que nous considérons aujourd’hui comme un plein temps normal. Anna Coote : « Le temps, tout comme le travail, est devenu une marchandise. C’est un héritage récent du capitalisme industriel. Mais cet héritage est aujourd’hui dépassé, avec les communications instantanées et les
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technologies mobiles. Les nouvelles technologies apportent de nouveaux risques et une nouvelle pression, mais aussi des possibilités nouvelles. Le défi est celui-ci : rompre le pouvoir de la vieille horloge industrielle sans y ajouter de nouvelles pressions et tensions. Et libérer du temps pour pouvoir mener une existence supportable. »
Les longs horaires de travail, une « nouveauté » dans l’histoire récente de l’humanité Historiquement, nous connaissons tous le pouvoir de la vieille horloge industrielle et les longues et impossibles journées de travail de l’époque d’Oliver Twist et de Germinal. En revanche, ce qu’on sait moins, c’est qu’il y a aussi eu des époques où il n’y avait pas que le seul travail qui comptait. Aujourd’hui, il semble parfois que les valeurs de « travail » et de « carrière » confèrent tout son sens à la vie. Eh bien, il n’en a pas toujours été ainsi, bien au contraire. Il a fallu un processus long de plusieurs siècles pour que, à l’époque de Charles Dickens au 19e siècle, on puisse contraindre les gens à ces temps de travail d’une longueur absurde. Vers 1300, un paysan anglais devait travailler quelque 1 500 heures par an pour pourvoir à son entretien. Pas plus. Et à cette époque, le calendrier débordait encore de jours fériés.
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Cinq cents ans plus tard, le tableau a été inversé : le jeune capitalisme s’est installé sur le continent et la révolution industrielle est à nos portes. En 1786, l’empereur Joseph II a essayé de limiter le nombre de jours de congé en décrétant que toutes les kermesses et consécrations religieuses auraient lieu le même jour : le deuxième dimanche après Pâques. Ces types de lois se sont toutes heurtés à des résistances et les travailleurs ont exercé une sorte de désobéissance civile. Au début du 19e siècle, le célèbre entrepreneur gantois du textile Lieven Bauwens a même recouru à une astuce sournoise : il payait ses ouvriers à l’avance, de sorte que la police pouvait aller réquisitionner ceux qui étaient restés chez eux. La nouvelle éthique du travail a désormais été inculquée en profondeur : « le travail ennoblit », « la paresse est mère de tous les vices »… Un demi-siècle plus tard, pour survivre, un ouvrier d’usine devait trimer deux fois plus longtemps que le paysan de l’an 1300. La semaine de 70 heures – sans vacances, sans week-end – était devenue la norme. Et cela valait aussi pour les enfants. Avec le marché du capitalisme et les machines de l’industrialisation, le temps libre avait disparu.
La semaine de 40 heures : quand l’impossible devient possible Alors que, chez nous, des chants de lutte maudissaient « les longues heures de labeur », les tailleurs de pierre de la lointaine Victoria, en Australie, obtenaient la journée de 8
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heures. Les premiers à avoir suivi l’exemple australien ont été les Américains. Le 1er mai 1886, ils organisaient un arrêt général du travail afin de réclamer la journée des 8 heures. Trois ans plus tard, le Congrès international des travailleurs décidait que, le 1er mai 1890, les travailleurs de tous les pays manifesteraient ensemble pour la journée des 8 heures. Le slogan était celui-ci : « 8-8-8 ». Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de détente. Naturellement, personne ne pouvait prévoir l’impact de cette idée ni la vitesse à laquelle elle allait être reprise dans divers pays. Mais il suffisait de fêter une seule fois le 1er mai pour que tout le monde sente et comprenne que cette fête allait devait devenir une tradition annuelle. Jusqu’à ce que la bataille soit gagnée. La percée s’est effectuée immédiatement après la Première Guerre mondiale. Un mois à peine après la révolution d’Octobre, la toute nouvelle Union soviétique était le premier pays à introduire la journée légale des 8 heures. Ce qui a eu un effet domino : en quelques mois à peine, l’Allemagne, la Pologne, l’Espagne, la France, l’Italie suivaient… Et, un peu à la traîne, la Belgique, en 1921. Du coup, la semaine de 40 heures devenait le nouvel objectif : cinq journées de travail au lieu de six. Pourquoi ne pas continuer à raccourcir la semaine de travail, maintenant que la productivité avait tellement augmenté ? Même l’industriel Henry Ford était d’accord avec cela, bien qu’il ait été une rarissime exception dans les milieux patronaux. À ses yeux, le temps libre était un « cold business fact » (une simple variable d’ajustement). S’il devait s’échiner depuis
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l’aube jusque tard le soir à l’usine, sans loisirs, un travailleur n’achèterait jamais une de ses voitures. Mais, pour les travailleurs, cette réduction du temps de travail représentait naturellement bien davantage. Pour eux, il s’agissait d’avoir plus de temps libre, pour leurs enfants, pour leur épanouissement. Depuis l’introduction de la journée des 8 heures, n’a-t-on pas bien davantage lu, jardiné, fait du sport ? En 1936, en France, le Front populaire antifasciste remportait les élections, et la semaine légale de 40 heures devenait réalité. Et, on le sait, quand on éternue à Paris, on tousse à Bruxelles : lors de la grande grève générale de juin 1936, la semaine des 40 heures était une revendication cruciale, mais les patrons s’y opposaient farouchement. Ce n’est qu’en 1975 que, chez nous, la semaine des 40 heures allait être officiellement généralisée. Il n’empêche qu’en à peine un siècle, le temps de travail avait été réduit de moitié. Cent ans plus tard, les 6 x 14 heures de 1870 s’étaient muées en 5 x 8 heures. Et aujourd’hui, la semaine légale de travail est fixée à 38 heures en Belgique.
Descendre sous les 38 heures : un horizon impossible ou le quotidien de tous et de toutes ? Après 1975, quand le chômage massif est apparu et que le néolibéralisme a eu le vent en poupe, la diminution spectaculaire du temps de travail s’est malheureusement arrêtée.
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Aujourd’hui, un quart des travailleurs britanniques travaillent plus de 48 heures par semaine. Aux États-Unis où, il y a 70 ans, la semaine légale des 40 heures avait été introduite, trois quarts des plein temps travaillent aujourd’hui plus que ces mêmes 40 heures. Dans les pays où la semaine individuelle de travail a encore un peu diminué depuis 1970, les ménages ont quand même été mis davantage sous pression. C’est bien sûr lié à la principale évolution du demi-siècle écoulé : les femmes ont envahi en masse le marché de l’emploi. Chez nous, aujourd’hui, les couples fournissent à deux en moyenne quelque 63,8 heures de travail rémunérées par semaine. En 1970, on n’en était encore qu’à 52,5 heures. Mais la tendance à diminuer le temps de travail n’a cependant pas disparu. Par exemple en Suède. Robert Nilsson, mécanicien de 25 ans à Göteborg, pourrait bien être un des précurseurs d’un futur où l’on travaillerait moins tout en gardant un niveau de vie élevé. L’ouvrier se lève à la même heure que tout le monde, mais ne se précipite pas au travail. Il va courir, prend un bon petit déjeuner et arrive à son atelier chez Toyota à midi… pour repartir à 18 heures. « Mes amis me détestent. Pour la plupart d’entre eux, comme je ne travaille que six heures, je ne devrais pas être payé huit », confie-t-il, tout en fixant une vitre arrière sur une Toyota Prius, avec des gestes précis. L’usine Toyota de Göteborg travaille en deux équipes de 6 heures depuis 2002 déjà. Et elle n’est pas la seule. En Suède, le débat sur la réduction du
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temps de travail et la semaine de 30 heures est à l’avantgarde en Europe. La municipalité de Göteborg s’est également récemment lancée également dans l’expérience de la semaine de 30 heures. « Travailler moins pour travailler tous et vivre mieux » était aussi le slogan du mouvement syndical en France dès les années 1970. Il réclamait alors la semaine de 35 heures. Qu’il a fini par obtenir en 2000, et avec des résultats impressionnant en matière de création d’emplois. Selon un très récent rapport du Parlement français qui évalue l’introduction des 35 heures en France : « – 2 millions d’emplois ont été créés en cinq ans sachant qu’au siècle précédent on avait créé 3 millions d’emplois. – 350 000 créations “nettes” (en tenant compte des emplois disparus dans le même temps). – une baisse du taux de chômage avéré pour toutes les catégories. » Cette réforme est loin d’avoir été parfaite dans plusieurs domaines. Néanmoins, elle a montré l’efficacité de la mesure en termes de création d’emploi à grande échelle. Mais aussi en termes de mieux vivre. Selon plusieurs sondages, l’écrasante majorité des travailleurs français ne voudraient en aucun cas revenir en arrière et veulent préserver l’allègement en travail que les 35 heures ont constitué.
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Les robots arrivent : bonne ou mauvaise nouvelle ? Sur nos smartphones et nos tablettes, nous sommes assaillis dès l’aurore jusque tard le soir de SMS, courriels et autres appels relatifs au travail. Des chercheurs britanniques estiment qu’avec le smartphone, le travailleur moyen preste quelque 460 heures de plus par an. Cela n’arrête jamais, semble-t-il. Baxler est un robot intelligent doté de vue et qui apprend des choses par imitation. Baxler coûte moins cher que le salaire mensuel d’un travailleur et il peut effectuer le travail que font des êtres humains. Baxler n’est jamais malade, il peut travailler 24 heures sur 24 et il ne réclamera jamais de congés. Intéressant, pour un patron, non ? Selon Bill Gates, au cours des vingt années à venir, le software reprendra à son compte la moitié des emplois. Quand Amazon a découvert que les magasiniers passaient 60 % de leur temps à courir de gauche à droite, soit plus de quinze kilomètres par jour, l’entreprise a décidé d’utiliser toute une armée de robots. Des hôpitaux américains recourent à des robots pour transporter lessives, médicaments et lits d’un endroit à l’autre. Le Los Angeles Times confie même à un ordinateur la rédaction automatisée d’articles sur les tremblements de terre. Chauffeurs, bouchers, boulangers, garçons de café, traducteurs, ouvriers de la construction, dockers, comptables, infirmières… toutes ces personnes pourraient voir des robots effectuer
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une bonne partie de leur travail. Non pas dans cent ans, mais d’ici vingt ans ! Alors que la technologie progresse, de plus en plus de gens restent à la traîne. L’innovation à la Silicon Valley signifie des licenciements de masse ailleurs. D’après le McKinsey Global Institute, les robots et autres innovations accapareront deux milliards d’emplois à l’échelle mondiale. À propos de cette race against the machine, l’auteur à succès Rutger Bergman publie des pages fascinantes. Il cite l’exemple de l’entreprise Kodak, qui a inventé l’appareil photo numérique et qui, à la fin des années 1980, employait plus de 145 000 personnes. Récemment, Kodak a fait faillite alors qu’Instagram – l’application mobile gratuite permettant d’échanger des photos digitales ou des vidéos, une entreprise qui, remarquez, ne compte que 12 travailleurs – a été vendue pour 1 milliard à Facebook. Mais est-il inéluctable qu’une petite élite recueille les fruits d’une économie high-tech ? Bien sûr que non. L’avenir de l’emploi dans un siècle de robots dépend des choix que nous opérons. Car il peut aussi en être autrement : les nouvelles technologies peuvent constituer les clés d’un avenir dans lequel nous devrons travailler beaucoup moins. Si le robot reprenait le travail ennuyeux, répétitif et pénible, nous pourrions nous en libérer, ce qui dégagerait alors du temps pour un travail émancipateur et pour lequel seuls nous, les humains, sommes compétents : l’accomplissement de tâches créatives, la possibilité de s’oc-
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cuper les uns des autres et de communiquer entre nous. Nous pourrons alors explorer de nouvelles formes de collaboration. C’est une belle perspective, et elle est possible. À condition toutefois que nous faisions le choix de changer ce qui, aujourd’hui, ne va pas : l’économie et l’appareil économique doivent être au service de l’humain et de la société et non pas l’inverse. C’est ce choix qu’évoque Rutger Bregman quand il conclut que, pour maintenir et profiter des bienfaits de la technologie, « il n’y a peut-être qu’une seule chose à faire : la redistribution. Une grande redistribution. Redistribution de l’argent, du temps et, par-dessus tout, des robots mêmes. » Il y a longtemps déjà, Oscar Wilde écrivait que tout le monde allait profiter des machines intelligentes lorsqu’elles seraient « la propriété de tous ». Peut-être pouvons-nous y arriver en adoptant d’autres rapports de propriété, en posant les bases d’un avenir dans lequel la technologie travaillera pour tous et pas seulement pour une toute petite couche de privilégiés.
Une idée d’ivrogne ? Karel Van Eetvelt, le patron des patrons des PME du Nord du pays (Unizo), lui, est loin d’être enthousiasmé par l’idée de nouveau plein temps – la semaine de 30 heures – d’Eva Brumagne et de ses compagnes de lutte : « Il n’y a pas de mots pour décrire l’absurdité de cette proposition. Elle représenterait une augmentation des charges salariales de 21 % ! »
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Pas de mots pour une telle absurdité ? Des coûts salariaux plus élevés ou des temps de travail plus courts ne signifient pas automatiquement moins d’opportunités pour l’exportation et l’économie. Au contraire. En 2012, les Grecs ont presté en moyenne 1824 heures, heures supplémentaires non comprises. C’est nettement plus que les 1738 heures prestées en moyenne en Belgique ou que les 1573 heures des Français. En outre, les salaires grecs sont nettement inférieurs. Pourtant, la Grèce n’est pas précisément l’une des économies les plus compétitives d’Europe. Les grands patrons allemands réagissent tout aussi violemment que Karel Van Eetvelt à l’idée de la 30 Stunden Woche. Celle-ci a été réclamée dans une lettre ouverte publiée dans la presse et signée par près de 150 personnalités du monde académique, mais aussi du monde associatif et syndical. « Was für eine Schnapsidee ! » (Quelle idée d’ivrogne !), « Je pensais qu’il s’agissait d’une blague de carnaval. » Bien entendu, ces patrons ne mentionnent jamais que nous n’avons jamais produit autant de richesses qu’aujourd’hui. « Alors qu’il a fallu 140 ans pour que la productivité soit multipliée par deux entre 1820 et 1960, elle a depuis été multipliée par 5 », explique Pierre Larrouturou, spécialiste français de la question de la diminution du temps de travail. Chaque Belge, quant à lui, produit aujourd’hui 3,4 fois plus de richesse qu’en 1960. Jamais dans l’histoire de l’humanité nous n’avons connu une hausse aussi rapide de la productivité.
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Nous produisons plus en moins de temps. Comment organisons-nous le travail, dans ce cas ? Que faisons-nous avec cette hausse de la productivité ? Vers qui va cet accroissement impressionnant de la richesse créée ? Sertelle à augmenter les dividendes ? Sert-elle à donner à chacun un salaire selon son travail et à permettre à tous une existence meilleure ? C’est un débat qui concerne tout le monde. On peut objecter que la démocratie ne va pas encore jusque-là. À nous, alors, d’en élargir ses frontières. Car les inégalités n’augmentent-elles pas de façon inquiétante ? Les grandes entreprises et les grosses fortunes ne nagent-elles pas dans l’argent sans que toute cette richesse soit activée au profit de la société ? De tout temps, les patrons ont poussé les hauts cris et prédit un désastre économique chaque fois que la question de la diminution du temps de travail se posait. « La concurrence étrangère, déjà fort importante, augmenterait dans des conditions désastreuses si une loi réduisait la durée de la journée de travail », déclaraient par exemple les patrons des malteries en 1907. Or non seulement l’économie ne s’est jamais effondrée suite à une diminution du temps de travail, mais en plus, les travailleurs ont vu des améliorations dans leurs conditions de vie. Et pour cause, ce ne sont pas les mesures redistributives qui sont à la source des problèmes économiques. C’est au contraire l’absence de ces mesures qui les accélère.
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Plus globalement, la diminution du temps de travail peut avoir beaucoup d’effets très positifs pour la collectivité : elle diminue les accidents de travail, améliore la santé et diminue l’absentéisme, augmente la motivation, diminue les dépenses liées au chômage ou à la maladie, permet de maintenir plus longtemps une expertise dans les entreprises… Dans la discussion sur la semaine de 30 heures, il ne s’agit pas du tout en fait du temps de travail. L’érosion des emplois normaux et la promotion des mini-jobs, des petits boulots précaires, du travail à temps partiel et de l’outsourcing ont assuré en effet une diminution considérable du temps de travail moyen. En Allemagne par exemple, 41,8 millions de travailleurs prestent exactement 60 milliards d’heures par an. La moyenne nous donne une semaine de 30 heures. Il ne s’agit pas d’emplois convenables à temps plein, mais d’un mélange trouble comportant des statuts bidon et des contrats de travail précaires. Tel est le résultat de la libéralisation du marché de l’emploi, l’œuvre de « la main invisible du marché ». Si la société reprenait en main l’organisation du travail, elle mettrait un terme à cette jungle inhumaine. Maartje De Vries et Benjamin Pestieau
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Maartje De Vries est historienne de formation et a rédigé sa thèse sur la condition des ouvrières au 19e siècle. Elle travaille à Médecine pour le Peuple et met sa passion et son engagement au service de Marianne, le mouvement de femmes du PTB, dont elle est la présidente. Benjamin Pestieau est amateur de cyclisme et, l’été dernier, il a escaladé le mont Ventoux. Benjamin va aussi toujours par monts et par vaux pour l’action sociale comme responsable du PTB pour les relations syndicales.