FHH MAG 2018 - FR

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FONDATION DE LA HAUTE HORLOGERIE 2018


AU FIL DU TEMPS


Selon George Orwell, celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir, et celui qui contrôle le présent contrôle le passé.

Autrement dit, la compréhension du temps présent, la vision claire des mouvements économiques et culturels actuels offrent une vision fertile du passé qui, à son tour, nous permet de vivre comme un généreux gisement de savoir nous incitant à affronter l’avenir avec conscience. À l’inverse, en se laissant conditionner par les opinions du moment, en total déni du passé, on se rend potentiellement faible, pour ne pas dire inepte, face à un avenir dominé par des forces inconnues que nous croyons maîtriser alors que ce sont elles qui nous subjuguent. Hier, aujourd’hui, demain : vivre l’aujourd’hui avec pertinence pour mieux comprendre l’hier et affronter le demain avec cette volonté de réaliser de grandes choses, des choses qui nous dépassent. Hier, aujourd’hui, demain : des adverbes de temps mais aussi des références culturelles qui inscrivent la Haute Horlogerie dans un juste contexte. Un contexte, un périmètre que la Fondation de la Haute Horlogerie ne cesse d’analyser, d’étudier, de défendre et de valoriser afin de donner sens et conscience à tous ceux qui ont la chance mais aussi la force et l’abnégation d’en faire partie. Les thèmes qui ont été choisis pour ce nouveau numéro du FHH MAG ne sont pas éphémères ; ils n’évoluent pas au gré de l’actualité ; ils ne suscitent pas d’émotions immédiates. Mais ils esquissent un scénario éloquent et véridique qui légitime les choix des acteurs de la Haute Horlogerie. Un scénario valable aujourd’hui, déjà correct hier et certainement plus sage demain. Comme le récent FHH Forum, placé sous la thématique de « L’ère du sens », l’a très bien développé, la transmission des valeurs du passé reste un socle indispensable pour donner une signification à nos actions. Ce bagage nous est indispensable s’il s’agit d’élever la conscience contre le non-sens et la barbarie. De sortir de cette anti-culture voulant que tout soit chiffré et mesurable, ou alors aveugle et irresponsable. Il était une fois la poésie du geste, l’intelligence de la main. Il était une fois des notions d’art et de culture permettant à la Haute Horlogerie de faire ressortir aujourd’hui comme hier, et certainement demain, ce qu’elle a de meilleur. FRANCO COLOGNI


SOMMAIRE

HIER PAGE 4 TEMPS D’EXPOSITION De Marie de Pimodan-Bugnon PAGE 8 L’HORLOGERIE ET LE BEAU De Alain Stella PAGE 12 MONTRES VINTAGE, TOUTE UNE HISTOIRE De Luc Debraine

Portfolio PAGE 16

AUJOURD’HUI PAGE 42 TERRITOIRES D’EXCELLENCE De Marie de Pimodan-Bugnon

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PAGE 46 AMBASSADEURS, QUELS AMBASSADEURS ? De Michel Jeannot

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FORUM PAGE 50

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PORTFOLIO PAGE 55

DEMAIN PAGE 72 VERS UNE HORLOGERIE DURABLE ? De Pierre Maillard PAGE 76 L’HORLOGERIE EST-ELLE PRÊTE À AFFRONTER LES MILLÉNIAUX ? De Fabrice Eschmann

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PAGE 80 COMMENT VENDRE DES MONTRES EN RACONTANT DES HISTOIRES ? De Isabelle Cerboneschi

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HIER

TEMPS d’EXPO OÙ TROUVE-T-ON LES PLUS IMPORTANTES COLLECTIONS HORLOGÈRES ? AUX QUATRE COINS DU MONDE, DANS DES MUSÉES SPÉCIALISÉS OU DANS DE PRESTIGIEUX TEMPLES DE L’ART QUI CONSERVENT ET EXPOSENT DES KYRIELLES D’OBJETS RETRAÇANT 500 ANS DE GÉNIE TECHNIQUE ET DE SAVOIR-FAIRE ORNEMENTAL. SUIVEZ LE GUIDE À TRAVERS 20 COLLECTIONS D’HORLOGERIE INCONTOURNABLES ! DE

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MARIE DE PIMODAN-BUGNON


SITION Q

u’on la qualifie d’« art » ou qu’on lui préfère le terme d’« artisanat », une chose est sûre : l’horlogerie s’est offert une place de choix dans les musées du monde entier aux côtés des plus grandes œuvres d’art. Est-ce parce qu’elle témoigne avec élégance des méandres de l’histoire, des goûts et des modes en vogue dans les grandes cours royales européennes ? Est-ce pour son intérêt technique, pour ce monde d’innovation mécanique que retranscrit si bien chaque objet ? Ou plutôt pour les délicats ornements – métiers d’art de toutes sortes, émail, gravure, sculpture, peinture – qui font de ces pièces horlogères des monuments de design et d’esthétique ? La réponse réside sans doute dans un savant mélange de tout cela. Dans des institutions artistiques du monde entier, dans des lieux consacrés à l’art horloger ou dans des musées d’art prestigieux tels le Louvre, à Paris, ou le Rijksmuseum, à Amsterdam, elle se fait le témoin des temps anciens, l’illustration des fastes du passé et la mémoire des splendeurs offertes par le geste ancestral. Finalement, elle se moque bien du débat qui oppose l’art à l’artisanat. En vitrine, l’exposition de la mesure du temps est à l’œuvre.

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SUISSE

Musée international d’Horlogerie, La Chaux-de-Fonds Né de la collection d’étude de l’école d’horlogerie de la ville, le MIH possède des collections d’horloges, de montres mécaniques et électroniques, des automates ou des chronomètres de marine et de bord parmi lesquelles des œuvres majeures signées Breguet, Janvier, Jaquet Droz, Berthoud ou Le Roy. Musée d’Horlogerie du Locle, Château des Monts Dans une maison de maître édifiée à la fin du XVIIIe siècle, l’horlogerie dévoile ses fastes, de la ­Renaissance jusqu’à nos jours. De l’évolution de la montre vers la précision contemporaine, l’art mécanique est élégamment mis en scène à travers de superbes pendules et d’ingénieux mouvements. Patek Philippe Museum, Genève Émaux, automates à musique, portraits en miniature et collections d’art mécanique s’exposent sur les quatre étages de ce musée installé dans un bâtiment du début du XXe siècle. On y découvre, bien entendu, les plus prestigieuses créations de la marque, de 1839 à nos jours.

Haus Zum Kirschgarten, Bâle Ce musée fait la part belle aux montres et horloges fabriquées dans l’Europe de l’Ouest du XVe au XIXe siècle. Des cadrans solaires, des montres de carrosse, des montres à gousset en or ainsi qu’une belle collection de montres bâloises sont exposés au regard des amateurs.

Musée Paul Dupuy, Toulouse La majeure partie de la collection d’horlogerie détenue par le musée provient du don d’Édouard Gélis, soit 130 pièces couvrant la période du XVIe au XIXe siècle. En plus des montres, le musée présente des instruments scientifiques comme des boussoles, des microscopes, des graphomètres ou des astrolabes.

Beyer Museum, Zürich Gnomons, cadrans solaires, horloges à huile, sabliers, clepsydres, pendules, montres de poche, montres-bracelets de toutes les époques… Bienvenue au cœur d’une des plus grandes collections privées d’instruments dédiés à la mesure du temps en Suisse.

ESPAGNE

Palacio Real, Madrid Les monarques espagnols ont quasiment tous apprécié les montres. Constituée par les palais royaux et les monastères, la collection d’horlogerie du Patrimoine national compte ainsi plus de 700 pièces datées entre 1583 et le début du XXe siècle. À ne pas manquer : la fameuse pendule du Berger de Pierre J­aquetDroz.

ALLEMAGNE

Deutsches Uhrenmuseum, Furtwangen Des horloges de la ForêtNoire et de nombreux coucous constituent la collection de ce musée qui compte quelque 8 000 pièces dont de multiples horloges du quotidien, réveils ou régulateurs. Une des premières horloges à quartz de 1928 et une pendule à moteur électrique de 1845 valent le détour.

FRANCE

Le Louvre, Paris Si l’on emprunte les chemins de traverse du Louvre, on découvre une importante collection de montres de poche, d’horloges et de pendules de table sélectionnées moins pour leur technicité que pour leur intérêt artistique. Émail, peinture miniature, sculpture et gravure s’y taillent la part du lion.

ANGLETERRE

British Museum, Londres Musée de l’histoire et de la culture humaine, le British Museum de Londres ne pouvait se passer de retracer celle de l’horlogerie à travers une expo qui illustre son évolution. Parmi les 4 500 pièces du XVIe siècle à nos jours, on s’attardera sans compter devant les fabuleux exemples de gravures et d’orfèvrerie.

Musée du Temps, Besançon C’est dans le majestueux palais de Granvelle que ce musée dédié à l’art de la mesure du temps a pris ses quartiers. Les deux premiers étages en présentent les aspects historiques, scientifiques et techniques. Des expositions temporaires sont aussi proposées au 3e étage.

AUTRICHE

Uhrenmuseum, Vienne À Vienne, Mozart, ­Beethoven et Strauss connurent leur heure de gloire. L’horlogerie aussi. Avec près de 3 000 pièces – montres, horloges, pendules, tableaux avec horloges intégrées –, on trouve dans cette institution une collection remarquable témoignant du riche passé impérial de la capitale autrichienne.

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HOLLANDE

Rijksmuseum, Amsterdam Au Rijksmuseum ­d’Amsterdam, il y a ­Vermeer, Rembrandt, Dürer… et l’horlogerie. Riche de 500 pièces, la collection témoigne de la production horlogère hollandaise du XVIIIe siècle. À voir : une montre de voyage de l’horloger de la Hague, Salomon Coster, ainsi qu’une montre présentant un boîtier réalisé par l’orfèvre Thauvet Beslay.


RUSSIE

Musées du Kremlin, Moscou Des montres royales produites au XVIe siècle aux pièces du début XXe, les Musées du Kremlin possèdent une belle collection qui témoigne de la richesse des ornements appliqués à l’horlogerie. Émaux délicats, pierres précieuses, fines gravures et motifs guillochés s’y exposent dans toute leur splendeur.

ITALIE

JAPON

Poldi Pezzoli, Milan En 1973, le collectionneur milanais Bruno Falck a légué ses 129 montres et horloges du XVIe au XVIIe siècle au musée. Dans un second espace, le musée présente une collection de 200 cadrans solaires, issus d’une donation de Piero Portaluppi.

Seiko Museum, Tokyo Ouvert en 1981 à l’occasion des 100 ans de Seiko et entièrement rénové en 2012, ce musée retrace l’évolution de l’horlogerie nippone à travers des instruments de chronométrage et des horloges traditionnelles japonaises. En toute logique, le musée met en lumière l’histoire de Seiko et de ses collections.

CHINE

The Palace Museum, Pékin Pour admirer la plus importante collection de montres mécaniques des XVIIIe et XIXe siècles, direction le Palace Museum de Pékin. Le musée possède plus de 1 000 pièces d’origine étrangère et chinoise. Parmi les incontournables, un automate capable de reproduire un texte en calligraphie chinoise.

ÉTATS-UNIS

The Frick Collection, New York De nombreuses horloges de table, dont certaines pièces du XVIe révèlent un superbe travail de sculpture et de gravure sur or, des montres de poche signées Breguet, Mudge ou Le Roy, des pendules d’André-Charles Boulle, des horloges de Graham retracent cinq siècles d’histoire horlogère.

TURQUIE

Topkapi Palace Museum, Istanbul Quelque 300 pièces d’horlogerie composent la collection du musée Topkapi, dont 200 sont exposées de façon permanente. En provenance de Suisse, d’Autriche, ­d’Angleterre, de France, de Turquie ou même de Russie, cet ensemble offre un beau panorama de l’art horloger.

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Historical Museum, Cracovie En 1973, le musée a reçu l’intégralité des pièces ayant appartenu à la collection Wladyslaw Miodonski. Aujourd’hui, le musée compte 263 pièces horlogères produites en Pologne, ­Autriche, Allemagne, Suisse, Grande-Bretagne, République tchèque, Hollande et Hongrie.

CARLO STANGA

POLOGNE

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L’HORLOGERIE &

HIER

le beau EN PARTENARIAT AVEC LA FONDATION DE LA HAUTE HORLOGERIE, LES ÉDITIONS FLAMMARION FONT PARAÎTRE UN « BEAU LIVRE » DÉDIÉ À L’ESTHÉTIQUE HORLOGÈRE : LA BEAUTÉ DU TEMPS. DE

ALAIN STELLA

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ourquoi, depuis au moins sept siècles, une horloge ou une montre, instruments mécaniques, doiventelles être souvent un ornement ? Sans nul doute parce que la mesure du temps n’est pas une mesure comme une autre : elle est celle du rythme des saisons de la nature, celle de notre vie. Elle relève d’une raison qui nous dépasse. Du Moyen Âge et même jusqu’à nos jours, que l’on en ait conscience ou non, elle ressort ainsi du domaine du sacré. Construire une montre revient à construire un temple. Cette architecture dont le cœur bat au rythme de la vie doit témoigner, outre d’une maîtrise technique, de la plus miraculeuse des créations. Dans l’inconscient de l’horloger, souvent, chaque montre est une merveille sacrée du monde, une Notre-Dame de Paris, une mosquée de Cordoue, un temple du Ciel de Beijing. DU TEMPS DES CATHÉDRALES À L’AU-DELÀ DU TEMPS. Mais la beauté, et c’est ce que ce livre démontre d’une façon aussi nécessaire que magistrale, n’est pas un absolu dégagé du temps et de ses contingences historiques. Il n’existait pas encore d’ouvrage qui analyse de façon claire les ressorts culturels de celle-ci, dans le domaine de l’horlogerie. Car l’histoire de l’esthétique se confond avec celle, en évolution constante, des sociétés, des mentalités, des idées. Ce n’est pas un hasard si une belle montre de la Renaissance ne ressemble pas à une belle montre des Années folles. Chacune d’entre elles s’inscrit dans un contexte artistique et intellectuel, toute une mécanique temporaire de formes et d’idées qu’il était nécessaire de décrire pour mieux comprendre, enfin, l’histoire de la belle horlogerie. C’est à l’écrivain François Chaille – à qui l’on doit, entre autres ouvrages, des livres références sur les maisons ­Cartier, Audemars Piguet et Girard-Perregaux – qu’a été

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PIERRE PAUL RUBENS (1577-1640), Portrait d’un gentilhomme, 1597. New York, The Metropolitan Museum of Art. © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

LA BEAUTE DU TEMPS Préface F R ANCO

COL OGNI

FR A N Ç O I S CH AI L LE D O M I N I QU E FLÉCH ON

Flammarion

effilé, mesure plus de deux mètres de hauteur. Elle est somptueusement décorée de la fine marqueterie qui a fait la gloire de l’ébéniste, et rehaussée de motifs en bronze doré et ciselé, dont quatre sphinx soutenant la pendule, un masque féminin probablement de Minerve, déesse de la Guerre, des feuilles d’acanthe, des urnes enflammées… Dans son chapitre « Au temps du “Grand Siècle” », ­François Chaille nous raconte alors comment cette taille impressionnante, cette harmonie, ce riche décor symétrique et ces références antiques sont caractéristiques « du style Louis XIV qui doit refléter la puissance, la munificence et la majesté royales ». Un style – le classicisme –, nous explique-t-il, qui est celui dans lequel Versailles est en train de se bâtir, et que l’on retrouve déjà dans les grands

dévolu le rôle de rendre compte de ce contexte à travers les âges. Du temps des cathédrales jusqu’à l’au-delà du temps, neuf chapitres révèlent les sources d’inspiration esthétique d’œuvres horlogères emblématiques. Ainsi, l’histoire de l’art, celle des idées et celle des mentalités sont convoquées pour révéler la raison esthétique des garde-temps. En 1690, par exemple, le marquis de Louvois reçoit la livraison d’une splendide pendule sur gaine commandée quelque temps plus tôt au célèbre ébéniste André-Charles Boulle. Pour la partie purement horlogère de la pendule, Boulle s’est adressé à Isaac Thuret, « horloger ordinaire du roi », longtemps collaborateur de Christiaan Huygens à l’Académie des sciences. La pendule, avec son piédestal

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appartements du palais ou les ailes des Ministres bâties par Hardouin-Mansart. Mais un style que l’on retrouve aussi en peinture avec Lebrun – lui-même inspiré par ­Nicolas Poussin –, Hyacinthe Rigaud ou Philippe de C ­ hampaigne. Et un style qu’illustre aussi bien la littérature du temps, chez Racine, La Fontaine ou Molière, tous épris de références antiques, de règles strictes (les « trois unités » de la tragédie) et d’harmonie, tout comme la musique avec Jean-Baptiste Lully. C’est ainsi tout l’art et l’esprit d’une époque, entièrement soumise à l’absolutisme royal, que cette magnifique pendule incarne admirablement. François Chaille nous fait les mêmes brillantes démonstrations avec, entre autres pièces, une montre extra-plate néoclassique de Bréguet, une Santos « art moderne » de Cartier ou une Swatch « design industriel » conservée au British Museum.

PENDULE SQUELETTÉE DIRECTOIRE, à mouvement visible huit jours, v. 1795, Paris. Musée de l’Horlogerie Beyer, Zurich. © Dominique Cohas/Beyer Zurich Clock and Watch Museum

DEUX CENTS MERVEILLES HORLOGÈRES. Parallèlement à cette contextualisation de l’esthétique horlogère, l’expert Dominique Fléchon, auteur du déjà classique La Conquête du temps, paru en 2011 chez le même éditeur, a sélectionné plus de 200 remarquables garde-temps caractéristiques de tous les styles historiques, du gothique médiéval au design le plus contemporain. Commentés par des légendes, ils participent à l’extraordinaire iconographie réunie au cours de longues recherches pour faire de cet ouvrage l’un des plus richement illustrés parus sur l’horlogerie. À côté de ces merveilles, en effet, un grand nombre de chefs-d’œuvre de l’art – essentiellement des peintures – sont présentés, non seulement parce qu’ils font écho au style des pièces mais également parce qu’ils représentent des horloges ou des montres similaires. Portraits, natures mortes, représentations de cabinets de curiosités, variations picturales sur le thème du temps prouvent combien l’art, depuis la Renaissance, s’est intéressé à l’horlogerie de multiples manières : soit pour en exalter la beauté, soit pour en souligner le rôle ornemental en même temps que scientifique, soit pour évoquer la fuite du temps qu’elle symbolise. Enfin, Dominique Fléchon a rédigé une histoire horlogère suggérée par le récit de François Chaille, pour chacun des neuf chapitres. Elle fait ressortir d’indispensables rappels historiques sur l’évolution de la technique horlogère et des métiers décoratifs qui l’ont accompagnée sept siècles durant pour donner naissance aux seuls instruments conçus comme des œuvres d’art. L’ouvrage aurait pu être l’œuvre

« Plus de 200 remarquables GARDETEMPS caractéristiques de tous les STYLES historiques, du gothique médiéval au design le plus contemporain. » 10


d’un auteur unique apportant sa vision subjective de la beauté. Mais à une partition pour soliste, Franco ­Cologni, instigateur du projet et auteur de la préface, a préféré une approche qui, tels les divers instruments d’un orchestre symphonique, permettrait d’amplifier et de magnifier force, apports et nuances des œuvres horlogères choisies. En complément aux auteurs, il a réuni des personnalités de sensibilités artistique et historique différentes, parfois contradictoires, mais toutes complémentaires. ­Dominique Fléchon, spécialiste de longue date de l’histoire de la ­mesure du temps, a écrit une histoire horlogère suggérée par le roman artistique de l’écrivain François Chaille. Grégory Gardinetti a apporté sa vision actuelle d’historien de l’horlogerie. Enfin, la Directrice éditoriale Suzanne Tise et son équipe, ont réussi à débusquer les œuvres artistiques les plus singulières pour accompagner chaque moment de l’histoire du temps.

En 2011, un partenariat entre la Fondation de la Haute Horlogerie et les éditions Flammarion avait donné lieu à un bel ouvrage, La Conquête du temps, histoire de la mesure du temps des origines à nos jours retracée par l’expert Dominique Fléchon. Sept ans plus tard, le même partenariat aboutit à la parution d’un nouveau livre richement documenté et illustré, tout aussi nécessaire, qui enchantera les amateurs de belle horlogerie : La Beauté du temps. Alors que les garde-temps, depuis le Moyen Âge, apparaissent comment les seuls instruments de mesure souvent conçus comme des œuvres d’art, il manquait un livre qui soit une sorte d’encyclopédie de la beauté des horloges et des montres. Cette lacune est désormais comblée. Une longue approche a été nécessaire pour réunir l’iconographie de ce livre. Plus de 200 merveilles horlogères – horloges, pendules, montres de poche et de poignet – ont été sélectionnées par ­Dominique Fléchon. Elles sont accompagnées d’un récit de François Chaille – dont on connaît les livres sur Cartier, Girard-Perregaux ou Audemars Piguet – rappelant le contexte culturel et artistique. Ce récit a été pour Dominique Fléchon prétexte à la rédaction d’une histoire horlogère faisant ressortir d’indispensables rappels historiques. Un contexte illustré par des chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature qui les mettent en perspective. Un livre unique et indispensable sur la beauté horlogère à travers les âges.

MONTRE-BRACELET MACH 2000, LIP, 1975. Dessinée par Roger Tallon, cette pièce rompt avec le concept de montrebijou en sortant du carcan des formes classiques de l’horlogerie. © SMB

LA BEAUTÉ DU TEMPS de François Chaille et Dominique Fléchon, éditions Flammarion/Fondation de la Haute Horlogerie, 2018.

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Deux JALONS horlogers


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NICK DOLDING / GETTY IMAGES

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Montres

VINTAGE, toute une HISTOIRE PORTÉ PAR LES COLLECTIONNEURS ET LES RÉÉDITIONS, JAMAIS L’INTÉRÊT POUR LES MODÈLES DES ANNÉES 1950 À 1970 N’A ÉTÉ AUSSI GRAND. POUR UNE RAISON IMPARABLE : CES MONTRES TIRENT PARTI DE L’ART DU RÉCIT, OU « STORYTELLING ». LE POUVOIR DES MOTS, SYNONYME D’ÉMOTION. DE

LUC DEBRAINE

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« Le STORYTELLING donne du sens et des repères à des consommateurs qui en manquent, PERDUS qu’ils sont dans une ÉPOQUE dominée par des algorithmes, big data, données opaques ou mouvements sociaux chaotiques. »

emps court, temps long : la montre mécanique de haute qualité porte en elle cette double temporalité, avec une aisance rare. Elle est conçue pour donner l’heure exacte, cette fine tranche découpée dans la flèche du temps. Elle est aussi pensée comme un objet patrimonial qui ne cessera au cours des décennies de gagner en valeur émotionnelle, générationnelle, désormais pécuniaire. La capacité de l’instrument de précision à traverser les âges est unique. Ce temps dual s’incarne dans le fort intérêt actuel pour la montre vintage, ainsi que dans les rééditions de modèles emblématiques des années 1950 à 1970, voire des années précédentes ou suivantes. Tout a été dit, en particulier dans le Journal de la Haute Horlogerie, sur la tonicité du marché de la montre 60’s ou 70’s lors des ventes aux enchères ou sur Internet. Un marché qui a pris son élan à l’orée des années 1980 mais qui a décuplé depuis 15 ans, prenant encore de la vitesse sous l’impulsion des réseaux sociaux. Les marques les plus recherchées sont Rolex et Patek P ­ hilippe, sans oublier Heuer ou Omega. Une aura particulière éclaire le chronographe Rolex Daytona. Surtout le modèle au cadran bicolore surnommé « Paul ­Newman », présenté en 1966 et porté par l’acteur américain, aussi pilote automobile. Une D ­ aytona peut se négocier en effet plusieurs millions de francs. Une mode, un cycle, puis l’engouement pour la montre ­vintage s’en ira ? Un expert comme Pedro ­Reiser, responsable du Département Montres chez Sotheby’s ­Genève, ne le croit pas : « Il y a encore du potentiel vers le haut, surtout pour les pièces les plus rares, de qualité supérieure. Cet intérêt a pris du temps à prendre corps. Il est là pour rester et croître. Il s’agit d’un marché relativement neuf, intéressant pour les collectionneurs et investisseurs, qui concerne des objets facilement échangeables et transportables. Il est encore très en deçà des valeurs extraordinaires atteintes par les bijoux vintage. »

choix de ce modèle de 1966. Mais les aiguilles des phénomènes tournent parfois à l’envers. Souvent, les rééditions et autres éditions anniversaires stimulent le marché de l’enchère et de l’occasion. Après avoir marqué ses 50 ans en 2013, la Rolex Daytona a crû en valeur moyenne de 79 %. Cette dynamique est à l’œuvre dans l’automobile, la moto, le design, la photographie. Les nouvelles moutures de la Fiat 500, Mini ou Triumph Bonneville ne sont pas seulement d’insolents succès commerciaux. Elles dopent aussi la curiosité pour les modèles d’époque, en bon état ou à restaurer. Anciennes, voire réinterprétées, les Submariner, Autavia, Monaco, Speedmaster, Black Bay ou Superocean tracent les lignes de force du vintage. Des montres simples, sobres, esthétiques, faciles à lire, de taille raisonnable, à complications pas trop compliquées, si l’on ose dire. Porteuses de sens, d’émotion et d’un réservoir inépuisable de sympathie. Analogiques dans un monde trop numérique, fabriquées à la main dans un système de production trop dominé par les machines CNC (computer numerical control). Surtout, ces montres ont une histoire à raconter. Les marques usent et abusent des termes « héritage » et « ADN », gages de crédibilité durable. Elles mettent leurs modèles cinquantenaires ou sexagénaires en récit. Elles racontent des histoires merveilleuses, chargées d’affect, de danger et de fureur où des figures comme Steve McQueen se taillent la part du lion.

CAPITAL ÉMOTIONNEL. Nous pourrions croire que les horlogers capitalisent sur l’appétit des collectionneurs pour rééditer certains de leurs modèles iconiques, liés à l’univers de la course automobile, de la plongée sousmarine, de l’aviation. Comme le signalait Le Monde en mai 2017, un chronographe Heuer Autavia Jochen Rindt a pu se revendre jusqu’à 40 000 euros. Ce qui aurait encou­ragé TAG Heuer à relancer l’Autavia Rindt en 2017, après un habile concours participatif sur Facebook qui a abouti au

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Le retour de la PANTHÈRE

LES HÉROS DE L’HISTOIRE. Le storytelling est au cœur de la stratégie vintage. Dans son essai de 2007, le chercheur Christian Salmon a démonté les rouages de cette « machine à fabriquer des images et à formater les esprits ». Venue des États-Unis, également utilisée en abondance par la politique, cette arme de marketing tire parti de l’art de la narration, du pouvoir des mots pour engendrer de l’émotion. Le storytelling donne du sens et des repères à des consommateurs qui en manquent, perdus qu’ils sont dans une époque dominée par des algorithmes, big data, données opaques ou mouvements sociaux chaotiques. Cette technique de vente fonctionne au mieux dans une société occidentale caractérisée par l’individualisme, la mise en scène de soi, la dispersion des identités. Pensez : une histoire simple où je peux être le héros, grâce à l’acquisition d’une montre vintage. Imparable. Le récit, tout est là. Un exemple, made in Detroit, dans le Michigan. En elles-mêmes, les montres Shinola n’ont rien de particulier. Un dessin vintage 50’s, un mécanisme bon marché à quartz, une finition à des coudées de la légendaire qualité suisse. Pourtant, elles s’arrachent aux États-Unis. À l’export aussi. Les stores Shinola ouvrent en quantité, bientôt en Europe. Stimulé par ce succès, Shinola s’est diversifié dans les accessoires en cuir, les bijoux, les vélos, les tourne-disques, tablant ici sur le retour en force du vinyle. Le guitariste Jack White n’a-t-il pas récemment créé une usine de disques vinyles dans sa ville natale ? Detroit… l’ex-épicentre ruiné de l’automobile américaine, désormais en pleine renaissance grâce aux artistes, aux artisans et créatifs hipsters et à une nouvelle économique analogique dont Shinola est l’enseigne la plus voyante. La marque a construit son storytelling sur l’identité manufacturée, laborieuse, manuelle de ­Detroit. Elle a donné des emplois aux chômeurs locaux puis les a mis en scène dans sa communi­cation orgueilleuse, 100 % Americana. « Les ouvriers ne fabriquent pas les produits, ils sont les produits », dit-on dans l’usine installée dans l’Argonaut Building, conçu par Albert Kahn en 1928. Des produits vintage qui, même s’ils sont à quartz, et américains, symbolisent l’impressionnant retour de balancier de l’horlogerie. Toute une histoire, vraiment.

La Panthère incarne la synergie entre le marché de la montre ancienne et la réédition vintage. La cote du modèle féminin d’époque a augmenté avec constance avant même l’annonce de la sortie de la version 2017. La nouvelle Panthère dévoilée au SIHH, la valeur du premier modèle sur le marché pour collectionneurs a bondi. Cartier a bien sûr observé l’intérêt pour sa Panthère lors des ventes aux enchères. Toutefois, la maison parisienne ne dit pas qu’il est à l’origine de la décision de relancer la montre féminine. La Panthère a d’abord été un best-seller vendu à plus de 600 000 unités en deux décennies. Elle est l’une des plus importantes ventes horlogères de Cartier. En plein revival 80’s, la rééditer fait sens.

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L’élan du vintage est tel qu’il englobe désormais les années 1980, ces « Golden Eighties » dorées sur tranche. Tempus fugit : la décennie est suffisamment éloignée pour piocher dans ses icônes. À l’exemple de la Panthère de Cartier, lancée en 1983 et fabriquée à grand succès pendant 20 ans. On ne touche pas à un modèle phare. Ou alors avec parcimonie. Dévoilée au SIHH en janvier 2017, lancée avec faste à Los Angeles en mai de la même année, star d’un clip de Sofia Coppola, la réédition de la Panthère est quasi identique à sa devancière. Le boîtier carré aux angles arrondis, la lunette rivetée, les chiffres romains, le bracelet en maille grains de riz sont au rendez-vous. À peine si le cadran a été blanchi, le bracelet renforcé, l’étanchéité améliorée.

ISTOCK

Mais le sens est surtout porté par l’histoire dans laquelle s’inscrit cette montre, au plus près de l’image et du savoir-faire du joaillier. Elle est un bijou qui donne l’heure. Et elle porte le nom du talisman de Cartier, ce félin identitaire qui l’accompagne depuis 1914. Bijou, panthère : le message se recentre, s’éclaircit et s’enracine dans un récit séculaire. Lorsqu’une marque possède un patrimoine aussi majestueux, elle aurait tort de s’en priver.

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Les savoirs horlogers se vivent au quotidien. Au quotidien des Maisons partenaires de la FHH. Au quotidien de leurs montres, indispensables à nos poignets, que le photographe Laziz Hamani a parfaitement su mettre en scène pour en faire ressortir la puissance et la beautÊ.


Tourbograph Perpétuel « Pour le Mérite »


Royal Oak Tourbillon Extra-Plat Squelette


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Octo Finissimo Automatique


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Tourbillon with Three Gold Bridges


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Slim d’Hermès L’heure impatiente


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Collection Altiplano 60 ans


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Excalibur Spider Carbon Squelette Automatique


Monaco Calibre 11


Freak Cruiser


Traditionnelle calendrier complet Collection Excellence Platine


Lady Arpels Ronde des Papillons


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AUJOURD’HUI


TerritoireS D ’eXCELLENCe DES DIZAINES DE MANUFACTURES DE HAUTE HORLOGERIE, DES CENTAINES DE MARQUES HORLOGÈRES ET TOUT AUTANT DE SOCIÉTÉS SPÉCIALISÉES OCCUPENT LE PAYSAGE HELVÉTIQUE. UN PÔLE DE COMPÉTENCES DOUBLÉ D’UN ÉCOSYSTÈME UNIQUES AU MONDE. VOYAGE EN TERRES D’EXCEPTION… MARIE DE PIMODAN-BUGNON

CARLO STANGA

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e paysage parle de lui-même. Vallées verdoyantes, petites collines bordées de forêts, fermes ancestrales plantées au beau milieu des champs, bétail à perte de vue et, pour compléter ce tableau bucolique, une enfilade de bâtiments industriels. Du plus fonctionnel au plus design, du cube de taule anthracite à l’édifice contemporain entièrement vitré, ils déclinent avec une affolante régularité les noms de prestigieuses maisons d’horlogerie. En lettres d’or, le raffinement et le luxe s’impriment comme nulle part ailleurs sur cet axe qui s’étire de Genève à Schaffhouse en passant par la Vallée de Joux selon une géographie unique au monde. Ici, au creux des vallées où la paysannerie se taillait jadis la part du lion, se concentrent aujourd’hui la quasitotalité des maisons de Haute Horlogerie et une pléiade de marques autour desquelles gravite une constellation de savoir-faire artisanaux ou industriels de premier ordre.

EN RANGS SERRÉS. Même si la Haute Horlogerie s’est depuis largement verticalisée avec un nombre croissant de manufactures maîtrisant intégralement leur chaîne de production, le tissu économique horloger est de tout temps resté serré, dans les périodes les plus fastes comme dans les pires moments de son histoire. Dans les contrées horlogères suisses, le savoir-faire se transmet toujours de génération en génération, avec un même souci de perfection. Là, des fournisseurs de composants ; ici, des bureaux d’étude ; à quelques encablures, des artisans besogneux perpétuant des métiers d’art rares et précieux… Autour des maisons horlogères, les savoirs et les techniques se déploient comme autant de fils tissant une toile d’araignée. Cette réalité s’illustre particulièrement dans le canton de Neuchâtel. Premier canton horloger de Suisse en termes de main-d’œuvre horlogère avec quelque 13 000 emplois, il s’impose comme un pôle unique dans lequel est maîtrisée toute la chaîne de production, du métier d’art artisanal aux produits de haute technologie. Matières premières, composants de pointe, création, machines, outillages, design, appareils de contrôle, microtechniques mécaniques, packaging, communication sont autant de métiers et de connaissances conjugués qui constituent les maillons souvent méconnus mais essentiels de la chaîne de production horlogère. Jouxtant des centres de formation et des instituts de recherche réputés dans le monde entier, des ateliers d’artisans indépendants ou de jeunes marques contemporaines qui bousculent les traditions à grand renfort d’innovation continuent d’écrire l’histoire contemporaine. Cette épopée artisanale, industrielle et culturelle en toile de fond, inutile de posséder des connaissances très pointues en géographie pour constater que la Suisse horlogère se détache de la carte du monde avec un dynamisme et un savoir-faire uniques. Une certitude s’impose : l’excellence attirera toujours l’excellence.

« En lettres d’or, le raffinement et le LUXE s’impriment comme nulle part ailleurs sur cet axe qui s’étire de Genève à Schaffhouse en passant par la Vallée de JOUX selon une géographie unique au MONDE. » Si Rome ne s’est pas faite en un jour, il en est de même pour le tissu horloger helvétique. Le temps, comme souvent, s’est largement mêlé de cette affaire. À Genève, qui compte près d’un tiers des maisons de Haute Horlogerie, l’histoire prend racine dès la seconde moitié du XVIe siècle avec les tout premiers artisans horlogers, des orfèvres pour la plupart, forcés de se tourner vers la fabrication de boîtiers de montre après que Calvin eut banni tous les signes extérieurs de richesse. Un siècle plus tard, l’horlogerie commence à prendre son essor dans l’arc jurassien. Le secteur se développe alors sur le principe de l’établissage avec des fournisseurs et des sous-traitants livrant des pièces d’assemblage et d’habillage à des établisseurs chargés de réaliser et commercialiser les pièces finales.

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Les valeurs de l’horlogerie mécanique prennent corps aussi bien dans un petit atelier discret niché dans un village de la Vallée de Joux, en Suisse, que dans une imposante manufacture genevoise équipée des dernières technologies industrielles, dans les mains d’une poignée d’artisans établis en Finlande, en Belgique ou en Hollande, sur une minuscule île britannique ou dans un village allemand. Avec ses quelque 6 500 habitants, Glashütte ne ressemble qu’à un minuscule pointillé sur la carte du monde. Mais dans l’univers de l’horlogerie, il constitue l’un des bastions incontournables de l’horlogerie de précision. En précurseur, Ferdinand Adolf Lange y avait entrepris une production horlogère dès 1845. Depuis lors, autour des manufactures A. Lange & Söhne, Glashütte Original, Union Glashütte, Mühle Glashütte ou Nomos, notamment, s’est développé un écosystème semblable, dans une moindre mesure, au modèle suisse. Pôle d’excellence dont la qualité et le design particulier font rêver les inconditionnels de belle mécanique, l’industrie horlogère emploie aujourd’hui quelque 1 800 personnes dans la région de Dresde et Glashütte.

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AUJOURD’HUI

Et pendant ce temps à GLASHÜTTE…


DE

MICHEL JEANNOT

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SYMPHONIE / GETTY IMAGES

AMBASSADEURS ?

AMBASSADEURS, quels

AUJOURD’HUI

LES AMBASSADEURS DES MARQUES SONT-ILS TOUJOURS CES STARS ADULÉES DU GRAND PUBLIC ET LE PERSONNEL DE VENTE LEUR MEILLEUR PRESCRIPTEUR ? À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE, LES RÔLES CHANGENT EN MÊME TEMPS QUE LES CANAUX DE DISTRIBUTION. BIENTÔT DES ROBOTS DOTÉS D’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ?


XXX


E

mployez un bon ambassadeur dans votre communication et vous serez payé en retour au centuple ! Que n’a-t-on entendu depuis des années à propos du pouvoir magique des ambassadeurs et de leurs influences bénéfiques sur les ventes des horlogers. Leurs qualités propres exercent sans doute une influence positive sur l’acheteur potentiel, encore faudrait-il pouvoir en mesurer pleinement les effets et donc disposer de chiffres concrets et pertinents. Et de chiffres concrets et pertinents, nous n’en disposons pas. En lisant ces quelques lignes en guise de préambule, vous aurez probablement eu à l’esprit les incontournables ­Cindy Crawford, Roger Federer, Hugh Jackman, Usain Bolt, John Travolta, Jackie Chan et autres Eddie Peng ou Li B ­ ingbing, mais ce n’est en réalité pas du tout à eux que notre propos se rapportait. Non, loin de nous l’idée d’évoquer ici le pouvoir de ces stars sous les feux de la rampe médiatique, occupant l’essentiel de leur temps en promotion pour un rasoir ou une lessive, et qui, lorsque leur actualité leur en laisse encore le loisir, consentent à s’improviser chantres de la belle horlogerie. Ou de la moins belle, mais là n’est pas le propos. Non, nous souhaitons évoquer en priorité ici les vrais ambassadeurs, ceux qui sont tous les jours au contact de la clientèle, qui d’un mot peuvent emporter une vente, qui connaissent parfaitement (dans le meilleur des cas) les produits qu’ils vendent et qui sont par nature des prescripteurs essentiels et incontournables. Ces ambassadeurs-là sont les personnels de vente, dont la mission répond au plus près au rôle attendu d’ambassadeur, diplomatie comprise !

« À quoi avons-nous alors ASSISTÉ ? À une demande toujours plus EXIGEANTE de la clientèle et à un manque cruel de VENDEURS. »

FORMATION : ÉVIDENCE ET NÉCESSITÉ. Or après l’ère des clients sous-informés – qui se laissaient aisément conseiller par les vendeurs – est venue l’ère des acheteurs éclairés. Et cette évolution est allée de pair avec le boom de l’horlogerie au tournant du millénaire. À quoi avons-nous alors assisté ? À une demande toujours plus exigeante de la clientèle et à un manque cruel de vendeurs. Deux mouvements contraires qui ont eu pour effet de voir se creuser le fossé entre les clients avisés et les vendeurs à peine débarqués dans le métier. Il fallait donc réagir de toute urgence face à cette problématique sérieuse et former toujours davantage et mieux des personnels de vente. L’objectif ? Que ces derniers aient toutes les cartes en main pour tenir la conversation et ne pas perdre la face devant cette nouvelle clientèle souvent très fière de ses connaissances et heureuse de les étaler. Dès lors que les propriétaires de magasin ne voyaient pas toujours la nécessité de former davantage les vendeurs, les marques ont été contraintes

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fallu moins de 10 ans pour faire vaciller ces certitudes, pour jeter au bûcher les manuels de vente et pour lancer des sites d’e-commerce. Est-ce à dire que dans une décennie il n’y aura plus de vendeurs physiques dans les rares points de vente restants ? que le robot saura vous répondre parfaitement au travers de votre smartphone et qu’il se proposera même, si vous insistez, de vous envoyer la montre pour la voir et la toucher avant de vous décider ? Nul ne le sait précisément, mais la tendance est claire. Et on entend déjà les financiers déplorer tout cet argent dépensé il y a peu pour la formation de ce qu’on appelait encore des « personnels de vente », ces ambassadeurs qui avaient ce rôle particulier d’être le dernier lien entre la marque et le client. Mais tout cela, c’était avant !

de jouer le rôle de pionnières. Elles en ont évidemment profité pour mettre au point et dispenser des formations essentiellement tournées sur leurs produits et collections, laissant à d’autres la responsabilité d’inculquer et diffuser un peu de culture horlogère à ces bataillons de serviteurs de la Haute Horlogerie. La problématique de la formation des personnels de vente dépasse le seul aspect commercial. Vendre de la Haute Horlogerie, c’est vendre du savoir-faire et de la passion mâtinés d’inutile. C’est dire que l’argumentation cartésienne n’y suffit en général pas. Et que l’irrationnel y tient une place non négligeable. Une réalité qui exige des vendeurs un bagage autrement plus étoffé que pour vendre une lessive, même si l’univers concurrentiel de l’horlogerie y est moins dense. L’E-COMMERCE VA-T-IL RAFLER LA MISE ? Dans les faits, il aura fallu quelques années pour que le budget « formation » passe du poste « coûts » à celui d’« investissements », et pour que chacun comprenne que les charges de formation d’aujourd’hui sont les profits de demain. Quand bien même les taux de rotation élevés enregistrés dans certaines régions du monde ne facilitent pas le maintien dans le point de vente des investissements consentis. Cela étant, le combat de la formation est pratiquement gagné, et nul ne songerait plus désormais à confier les clés de la vente d’une enseigne à un débutant sans permis. Il y a certes toujours ici ou là d’énormes lacunes, des incompétences flagrantes, de l’amateurisme peu éclairé, mais ce n’est plus la règle et, au moins, chacun a conscience du problème. C’est toujours une avancée par rapport à la situation antérieure. Le monde aurait pu se contenter de cette distribution des rôles et des responsabilités si l’avènement d’Internet n’avait pas tout chamboulé. Dans l’horlogerie (comme ailleurs), plus rien ou presque n’est comparable à la situation d’il y a une quinzaine d’années. Et chacun tente de trouver les voies et les formes les plus à même de répondre à un système mouvant et à des mutations profondes. Car pour essentiels que soient ces ambassadeurs-prescripteurs que sont les personnels de vente, force est d’admettre que d’autres réseaux de vente montent en puissance et ne peuvent être ignorés. L’e-commerce va-t-il rafler la mise ? Les ventes par Internet seront-elles la règle et les ventes en magasin l’exception ? Impossible d’être affirmatif, mais la tendance est claire. Et les horlogers doivent évidemment se garder de reproduire les mêmes erreurs que lors des premières ventes d’objets de luxe sur Internet. Que n’a-t-on entendu alors ? En résumé, les horlogers parlaient presque d’une seule voix et tenaient pratiquement ce propos : « La montre est un objet particulier, elle doit être vue, touchée pour être appréciée. La vente de ce produit exige explications et conseils, non, Internet n’est définitivement pas une solution d’avenir pour les horlogers. » Il aura

Voilà des décennies que l’ambassadeur local (le vendeur) vivait en bon voisinage avec l’ambassadeur global, ces stars de tous horizons (sportifs, artistes, médias, etc.) qui ont connu leur heure de gloire horlogère dès les années 1990. Ils ont coexisté durant des décennies, et ils mourront peut-être ensemble. Tandis que l’avenir même du personnel de vente interroge, les stars d’hier se laissent manger la laine sur le dos par des nouveaux venus, les (bien nommés ?) influenceurs. Certaines stars du vieux monde ont cependant réussi leur reconversion (la réussite se compte désormais en followers), mais d’autres ont vu leur notoriété et leur pouvoir de prescription engloutis dans les limbes d’Internet et de la communication digitale. À l’inverse, de parfaits inconnus ont émergé – certains, sans qu’on en comprenne véritablement la raison, d’autres à coups de décolletés plongeants et, pour quelques-uns, grâce à leur génie, leur art et à leur compréhension parfois intuitive d’un monde en pleine mutation. Toujours est-il que l’ambassadeur global nouveau est aujourd’hui nécessairement connecté et suivi (ou, mieux, très suivi). Ces reines et rois des réseaux sociaux, femmes et hommes-sandwichs de l’ère digitale, sont capables de monnayer un clic, un cliché ou un bon (et gentil) mot. Les marques misent toujours davantage sur eux. Mais sont-ils vraiment pre­scripteurs ? Combien de montres vendues pour 100 millions de contacts ? Les entrailles du digital n’ont pas encore rendu un verdict indiscutable.

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AUJOURD’HUI

AMBASSADEUR local, ambassadeur global et homme-sandwich digital


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AUJOURD’HUI


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DO DÉ NN L’A MO ER D EN RGE CRA U S FO CO NT, TIES ENS TH RUM URS AUX , À N À N PO ÈME S’E … L BO OS OS PH LITI S D ST P E DE ULE VIE S FIL ILO QUE ’UN LU RNI VER , À S S DU RO OP ET POI À AB ER F EM E PA UGE HIQ ÉCO NT D OR HH NT M S EIL SS  : C UE NO E DE L É R . V EU , C ES M A DE ON VA VEC IQ UE T CES R CH AN U RI A L ST TID SIDÉ EUR UN E Q NT OP HE OT RÉE S H SEU UE RO E À S C ÉR L UL LA OM ITÉE ET BA ME S RB LE AR IE.

QU DE ES T BO I O SE N NS NS


D

epuis ses débuts, le FHH Forum, dont la 9e ­édition s’est tenue début novembre à Lausanne, a pris le parti de faire réfléchir aux grandes questions de ce monde, aux grands enjeux de la planète. Rien de bien « chronophile », pourrait-on dire, pour une manifestation organisée par la Fondation de la Haute Horlogerie. Qu’à cela ne tienne, les Maisons de la branche ne viventelles pas la mondialisation au quotidien et n’ontelles pas pour devoir de redéfinir sans cesse le concept même du luxe dans un environnement où il n’est plus question que d’intelligence artificielle, de robotisation, de numérisation, d’ubérisation… ? Comme l’expliquait Arturo Bris, spécialiste en compétitivité mondiale et professeur à l’International Institute for Management Development (IMD), qui accueillait la manifestation, « si l’on observe l’évolution de la croissance mondiale sur les deux derniers millénaires, on constate une accélération phénoménale depuis une cinquantaine d’années, due essentiellement aux progrès technologiques. Fort de ce constat, il ne fait pas de doute que pour les années à venir ce sera toujours la technologie qui sera le principal moteur de développement. Mais avec un défi d’importance, c’est qu’elle profite au plus grand nombre ».  TOUTE HUMANITÉ EST BONNE À PRENDRE. Impossible en effet de gommer le fossé des inégalités qui se creuse partout sur la planète et qui n’est pas sans remettre en question les principes mêmes de nos systèmes politiques. « Faut-il s’attendre à une forme de rébellion chez tous ceux qui s’estiment lésés par manque d’équité au cœur même de nos sociétés ? s’interrogeait Bill Emmott, auteur et ancien rédacteur en chef de The Economist. Je me souviens, il y a une quarantaine d’années, en plein choc pétrolier et avec la guerre du Vietnam en toile de fond, le chancelier allemand Willy Brandt avait prédit la fin de nos démocratiques. Si l’on sait aujourd’hui qu’il a eu tort, il convient néanmoins de se poser une nouvelle fois la question. Et de reconnaître que l’on a effectivement du pain sur la planche. En optimiste que je suis, je reste toutefois d’avis que l’on a les meilleures démocratiques que l’on peut se payer ! » Question monétisation et pour rebondir sur la

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MESSAGES D’ESPOIR. Ce retour aux valeurs humanistes est également un thème cher au philosophe André Comte-Sponville, pour qui ce n’est pas tant le changement qui importe de nos jours, étant donné que le changement est inéluctable, comme le relevait déjà Héraclite, mais bien plutôt la vitesse avec laquelle il évolue. « Le changement n’est pas une fin en soi, rappelait-il. Si l’on change, c’est pour progresser, pour durer. Le changement est donc

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AUJOURD’HUI

« D on ne so rr uv plu en en s d l’e t. HE he mp Le UR ur or s va EUX eux ten le q , d t s urs u’o ’au ur AL n ta l’é TR le f nt go UIS ait ïsm TE e.  S »

question du partage des richesses, Karin Jestin, conseillère en philanthropie, dévoilait les bienfaits du mécénat sur un plan personnel. « J’ai une bonne nouvelle, disait-elle en préambule. L’argent peut faire le bonheur, dans certaines conditions et quand on le donne ! Tous les sondages le démontrent. Les gens qui font acte de philanthropie, de mécénat ou de bénévolat en retirent une intense satisfaction, qui, si elle devait être quantifiée, correspondrait à deux fois leurs revenus. En d’autres termes, donner rend heureux, d’autant plus heureux qu’on le fait souvent. Les valeurs altruistes l’emportent sur l’égoïsme. » Un tel état d’esprit est-il transposable dans le monde du travail, où l’on sait que la philanthropie est souvent un faire-valoir ? Au-delà de cette question d’image, c’est du travail lui-même qu’il est aujourd’hui souvent question, en sachant que toute activité professionnelle engendre de l’insatisfaction aussi bien quand on en est privé, vu son rôle d’intégrateur social, que lorsque l’on en dispose, pour l’aliénation qu’elle engendre trop souvent. C’est précisément ce second aspect que considérait Tim ­L eberecht, qui se qualifie de « business romantic ». Pourquoi en effet vouloir lutter contre la machine, alors que l’humain est si difficilement gérable professionnellement et que bientôt 50 % des emplois seront remplis à satisfaction par des robots plus efficaces et moins chers ? « Inutile de vouloir faire mieux, expliquait Tim ­L eberecht. Il nous incombe de faire beau, de créer de la beauté. » Et qui dit « beauté » sous-entend « humanité ». Pour lutter contre la quantification à outrance et l’obsession du « tout-mesurable », laissons parler ce qui s’oppose à la pure rationalité du monde des entreprises. Faire ce qui n’est pas nécessaire, créer de l’intimité, laisser sa laideur s’exprimer comme gage d’authenticité, ne pas craindre les situations inconfortables sont autant de principes de base du romantisme entrepreneurial, celui-là même qui créera la beauté qui peut sauver le monde, comme le disait Dostoïevski.


AUJOURD’HUI

au service de la durée. Mais il faut également savoir que toute évolution tend spontanément vers le désordre maximal. C’est là qu’interviennent les valeurs que nous avons reçues et qu’il nous incombe de transmettre, dans le but, comme le disait Pindare, de devenir ce que nous sommes. C’est avec un tel bagage que l’on peut en effet se demander non pas où aller mais où on veut aller. Or la seule façon de savoir où l’on veut aller, c’est de savoir d’où l’on vient. Au final, la fidélité à nos valeurs est le seul antidote que nous avons à disposition contre la maladie d’Alzheimer de nos civilisations qu’est la barbarie. Le XXIe siècle sera fidèle ou ne sera pas ! »

La machine du TEMPS Si la numérisation est largement considérée comme une dangereuse menace pour le monde du travail traditionnel, elle n’en représente pas moins une opportunité unique pour d’autres. Frédéric Kaplan fait assurément partie de ceux-là, tant cette technologie est sa meilleure alliée pour la réalisation de son grand œuvre. Détenteur de la chaire Digital Humanities à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, où il dirige le Digital Humanities Lab, Frédéric Kaplan mène des projets combinant numérisation d’archives, modélisation et conception muséographique. Dans ce cadre, avec son équipe, il travaille notamment sur la Venice Time Machine, un projet conjoint avec l’université Ca’ Foscari ayant pour objectif de modéliser l’évolution et l’histoire de Venise sur une période de 1 000 ans !

En guise de musique d’avenir, pourquoi ne pas donner la parole aux enfants, comme l’a fait Claude Barras, réalisateur de Ma vie de Courgette, film d’animation deux fois « césarisé » ? Le film, qui raconte l’histoire d’un petit garçon de 9 ans envoyé dans un foyer, met en scène l’apprentissage de la vie dans un univers aussi dur qu’émouvant. « Même s’il s’agit d’une histoire et non d’un documentaire, même si l’on m’a parfois reproché d’être en dessous de la dure réalité de la vie en foyer d’accueil, j’ai voulu montrer que les enfants font preuve d’une résilience incroyable et que la force de la vie et de l’amitié peut l’emporter sur la noirceur du monde. C’est en quelque sorte un message d’espoir. » Espoir également du côté de Patrick Chappatte, dessinateur de presse pour Le Temps, NZZ am Sonntag et The New York Times. Non pas tellement pour cette vérité qui sort de la bouche des enfants mais plutôt pour le sens qu’il entend donner aux grands chambardements en cours dans nos sociétés. « S’il ne devait rester qu’une signification, qu’un seul sens à notre monde, résumait-il, cela devrait être le sens de l’humour ! » Sans oublier, comme le rappelait judicieusement Pierre Desproges, que l’on peut rire de tout mais malheureusement pas avec tout le monde. La mondialisation aussi a ses limites…

Au FHH Forum, Frédéric Kaplan est ainsi venu parler de cette magnifique aventure démarrée il y a cinq ans, qui mobilise aujourd’hui une cinquantaine de personnes et qui intéresse déjà d’autres villes au rang desquelles Jérusalem, Amsterdam, Bruxelles et Paris. « Quand on parle de Venise, on est confronté à 80 kilomètres d’archives qui recouvrent une dizaine de siècles et se présentent sous toutes les formes possibles : plans, cartes, lettres d’ambassadeurs, relevés cadastraux, état civil…, exposait le chercheur. Le défi consiste donc à transformer ce matériau de base en un système informationnel. » Par étapes successives, il s’agit donc de numériser l’ensemble de ces documents – certains scanners ont dû être spécifiquement développés – et de les indexer pour ensuite développer les algorithmes permettant de les lire afin de connecter les documents les uns aux autres. Au terme du processus, une ville naît sous les yeux ébahis du spectateur : une ville habitée, transformée, vivante. Autant dire un travail titanesque et exemplaire, démontrant à l’envi la profondeur insondable du champ des nouvelles technologies.

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Une montre figée dans le temps est une double antinomie. Elle doit au contraire vivre avec son temps, vivre avec au gré des fantaisies et de l’innovation. Charge à ces partenaires de la FHH de décliner ce souffle horloger, cette inspiration que l’Atelier Cana a su capter avec talent.


Mirrored Force Resonance Water


Marguerite 37 mm


Academia Mathematical


Chronomètre FB 1.3


1941 Remontoire


Vortex Gamma


Pioneer Centre Seconds Automatic


H0 Black


Galet Classic Tourbillon Double Spiral


Legacy Machine No.2


Type 3


Insight Micro-Rotor


Steampunk Tourbillon Titanic


One & Two, Cadran ajourĂŠ


UR-105 CT Iron


28R12


DEMAIN

VERS UNE

HORLOGERIE DURABLE  ?


HIDEKAZU TABUCHI / GETTY IMAGES

«

LA HAUTE HORLOGERIE AIME À SE PENSER COMME UN ART DE LA DURÉE ET DE LA TRANSMISSION. NE PARLE-T-ELLE PAS DE « CALENDRIERS PERPÉTUELS » ? MAIS POUR ÊTRE VÉRITABLEMENT « DURABLE », ELLE DOIT AUSSI AFFRONTER AVEC COURAGE ET LUCIDITÉ LES PROBLÉMATIQUES SOCIALES ET ENVIRONNEMENTALES DU DÉVELOPPEMENT PRÉCISÉMENT DIT « DURABLE ».

L’atmosphère est vraiment une mince bande ridicule qui contient toute la vie. Autour, il n’y a rien, à des milliards d’années-lumière. J’ai vu la déforestation, les bandes rasées qui s’enfoncent dans les forêts en Amérique du Sud, les fleuves qui charrient des pollutions, des boues, le dégazage des bateaux, la pollution atmosphérique – je n’ai jamais pu prendre une photo de Pékin, par exemple. La Terre n’est ni plus ni moins qu’un gros vaisseau spatial aux ressources limitées, avec un équipage de 7 milliards de personnes. Si on continue comme ça, ça va s’arrêter très vite. Dans quelques centaines d’années, peut-être. J’aimerais que tous les décideurs de la planète voient le spectacle de la Terre depuis l’espace », déclarait récemment Thomas Pesquet, l’astronaute français de retour de six mois passés dans la Station spatiale internationale. « Voir tout cela de ses yeux, non plus seulement l’intellectualiser, ça change quelque chose », ajoutait-il. Toutes proportions gardées – mais en ces domaines le « petit » est tout aussi important que le « grand » –, on pourrait dire de même pour les montres que nous portons à nos poignets : manifesterions-nous la même indifférence envers l’origine des matériaux qui la constituent si, de nos yeux, nous avions vu d’où vient et dans quelles conditions est extrait l’or de ce boîtier ? De quel trou profond et à quel prix humain et environnemental ont été tirés ces diamants ? De quel massacre de raies en voie de disparition provient le galuchat de son bracelet ? Avouons-le, l’industrie horlogère préfère ne pas voir de trop près les réalités souvent dérangeantes à la source des rares et luxueuses matières premières qu’elle emploie. Car derrière la volupté de l’or, l’éclat éternel des diamants, les couleurs ensorcelantes des pierres précieuses, les motifs fabuleux des peaux exotiques se cachent des vies détruites, des peuples dispersés, des fleuves pollués, des régions dévastées, des espèces disparues. Du sang, de la sueur et des larmes. De ces désastres, on ne voit que les quelques grammes d’or, les fractions de carats ou les modestes centimètres

DE

PIERRE MAILLARD

carrés des matières dont sont faits nos garde-temps. Ça nous semble infime et pourtant, à l’échelle de la planète et de ses 7 milliards d’habitants, les chiffres font froid dans le dos et certains des dégâts occasionnés peuvent même se voir depuis la Station spatiale internationale. Car il faut extraire en moyenne une vingtaine de tonnes de roche aurifère pour obtenir une once (un peu moins de 30 grammes) d’or, soit l’équivalent d’une bague de mariage. Pire, pour arracher à la terre un seul carat de diamant, il faut remuer en moyenne 250 tonnes de minerai. Et en 2014, la Suisse a officiellement importé 1 545 036 pièces de crocodile, 908 416 pièces de varan et 436 381 peaux de serpent (python, cobra, anaconda). La Suisse est à l’avant-poste de ce commerce des matières premières et a ainsi une responsabilité toute particulière. On estime ainsi que 70 % de tout l’or du monde passe par les cinq raffineries du pays, où il est raffiné aux plus hauts niveaux de pureté (.9999 ou même .99999) avant d’être réexporté dans le monde entier aux bijoutiers, investisseurs ou banques centrales (pour une somme de 118 milliards de CHF en 2013, bien loin donc des quelque 20 milliards d’exportations horlogères). Et contrairement à d’autres filières, il n’existe aucune véritable traçabilité dans le domaine de l’or. L’or sale pillé, volé, extorqué ou issu de l’orpaillage illégal souvent mêlé au narcotrafic, ou l’or officieux et pas très propre extrait dans des conditions sociales et environnementales désastreuses, se fondent parfaitement avec l’or répondant à de plus strictes exigences. Certains commencent à s’en inquiéter : ce commerce de l’or sera-t-il le prochain scandale qui viendra éclabousser la réputation de la Suisse ?

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« Il faut que l’INDUSTRIE se réveille et devienne plus RESPONSABLE. » Même position dominante de la Suisse dans le commerce du cuir de reptiles : selon les statistiques de la CITES (cf. encadré), la Suisse est, avec Singapour, « la principale plaque tournante internationale » de ces échanges de peaux d’espèces protégées. ALLUMER DES CONTRE-FEUX. « Quand vous faites un achat important comme une belle montre en or, il faut se réjouir de ce moment, avoir pleine confiance, et il ne faut pas avoir de doutes quant à l’origine des matériaux qui constituent cette montre », nous dit Karl-Friedrich Scheufele, coprésident de Chopard, un des quelques rares horlogers à être membre de l’Alliance for Responsible ­Mining (ARM), qui défend « l’équité et le bien-être des petites communautés minières artisanales dans le monde entier ». Mais que représentent ces communautés et coopératives minières ? « 500 kg par an, une offre très faible », précise Alan Frampton, patron de CRED, société anglaise active dans la bijouterie qui est à l’origine de la création de l’ARM. « Nous représentons une toute petite minorité, mais nous grandissons. En fait, je pense qu’il y a toujours eu une sorte de structure de cartel au sein des gouvernements, des banques, chez les plus importants acteurs de l’industrie pour nous faire taire, ajoute cet homme qui, loin d’être un activiste, a dirigé pendant 23 ans le plus important grossiste en fleurs du Royaume-Uni et qui s’y connaît en traçabilité. Ça ne les affecte pas, mais ça affecte des millions de personnes qui vivent dans la pauvreté à cause d’un métal précieux qui de fait leur appartient, qui vient de leurs terres. On ne peut pas continuer à exploiter ces gens. On doit leur donner une part équitable de leurs propres ressources. Il faut que l’industrie se réveille et devienne plus responsable. » On le pressent, la route sera longue, très longue. Et l’impulsion décisive pourrait effectivement provenir des consommateurs, écœurés d’apprendre que l’or de leur précieuse alliance ou de leur montre est « sale », très « sale ». Conscients de cette sensibilité grandissante au futur de notre planète, voire à la « durabilité » même de notre propre espèce (les diamants sont peut-être éternels mais l’humanité, non), les horlogers et les bijoutiers se sont mis dernièrement à multiplier les initiatives. Le Responsible

Jewellery Council (RJC), qui regroupe désormais plus de 1 000 firmes, a ainsi pour ambition d’exercer un contrôle en responsabilité sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement en or, en platine, en diamants, de la mine au détaillant, en passant par les traders, les raffineries, les tailleurs, etc. Cartier, qui à lui seul « pèse » 0,3 % des volumes mondiaux d’or utilisé en joaillerie et 1 % de ceux du diamant, est un des principaux acteurs du « système » RJC. Mais bon nombre d’autres maisons s’engagent résolument dans cette direction, que ce soit Tiffany, Baume & Mercier, Chanel, Jaeger-LeCoultre, LVMH, Montblanc, Van Cleef & Arpels ou encore Harry Winston, pour n’en citer que quelques-uns. Les enjeux de cette quête de la durabilité sont gigantesques. Les forces économiques en jeu le disputent aux nécessités sociales et environnementales de plus en plus urgentes. Le bras de fer est, de fait, planétaire. Et la planète est loin d’être infinie.

CITES, Kimberley, ARM… Datant de 1973, la CITES a pour but de veiller à ce que le commerce international des spécimens d’animaux et de plantes sauvages ne menace pas la survie des espèces auxquelles ils appartiennent.

Plus récente encore, l’Alliance for Responsible Mining est une ONG indépendante qui défend l’équité et le bien-être des petites communautés minières artisanales dans le monde entier. Ces communautés représentent 80 % de la main-d’œuvre minière et produisent 20 % de l’or mondial. Elle travaille en étroite collaboration avec les organisations, les entreprises et les institutions des petites communautés minières sur la chaîne d’approvisionnement en or dans une optique d’amélioration positive du secteur minier aurifère artisanal à petite échelle par la mise en place de normes, le soutien aux producteurs et la communication.

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NICOLAS OBERY

Datant de 2003, le Processus de Kimberley est un régime international de certification des diamants bruts, qui réunit gouvernements et industriels dans l’objectif d’éviter de négocier sur le marché mondial l’achat des diamants présentés par des mouvements rebelles dans le but de financer leurs activités militaires.


DEMAIN


L’HORLOGERIE

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MILLÉNIAUx  NÉS SOUS L’ÈRE DU WEB, LES 15-35 ANS, PLUS IMPORTANT GROUPE DE CONSOMMATEURS DE L’HISTOIRE, NE PENSENT NI NE COMMUNIQUENT ET NE CONSOMMENT COMME LEURS AÎNÉS. UN VÉRITABLE CASSE-TÊTE POUR LES MARQUES. DE

FABRICE ESCHMANN

ISTOCK

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est-elle prête à affronter les

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« Aujourd’hui, la plupart des MARQUES parlent à travers des canaux qu’elles connaissent peu, avec un LANGAGE qu’elles maîtrisent peu. »

ls sont déjà 2,3 milliards, soit 32 % de la population mondiale. Le cabinet de conseil Bain & Co prévoit même qu’à l’horizon 2025, lorsque les premiers entreront dans leurs années de fort pouvoir d’achat, ils représenteront 45 % du marché total du luxe – certainement le plus important groupe de « clients » de l’histoire. Encore faut-il savoir leur parler. Les séduire. Car ces « êtres » particuliers pensent et agissent comme nul autre avant eux. Pour les comprendre, les marques – quelles qu’elles soient – doivent donc impérativement adapter leur approche marketing, tout comme leur communication au sens large, et apprendre leur langage. Un véritable changement de paradigme dans lequel l’industrie horlogère a pris beaucoup de retard – et c’est un euphémisme. « Aujourd’hui, la plupart des marques parlent à travers des canaux qu’elles connaissent peu, avec un langage qu’elles maîtrisent peu, lance Pascal Ravessoud, secrétaire général du Conseil culturel de la FHH. Dans l’horlogerie, les affaires ont été trop faciles pendant trop longtemps. » On comprend mieux pourquoi les patrons commencent à transpirer à l’évocation de ces étranges « individualisteshumanistes » : les milléniaux.

marketing et études sociologiques menées ces dernières années ont mis en évidence quelques tendances lourdes : les milléniaux se caractérisent ainsi par un niveau d’éducation historiquement élevé comparativement aux générations précédentes. Des diplômes qui ne leur garantissent cependant plus l’accès automatique à l’emploi, comme ce fut le cas pour leurs baby-boomers de grands-parents. Une situation qui certes les fragilise financièrement au début de leur vie d’adulte, sans pour autant les retenir dans leurs envies d’expériences : Uber, Airbnb, Drivy ou encore BlaBlaCar sont quelques-unes des inventions créées par eux, pour eux. LES ARMES DE LA DÉFIANCE ET DE L’HUMOUR. Mais si elle est motivée par des contingences pécuniaires, cette culture du partage répond aussi à des préoccupations plus profondes. Ultra et omni-connectés, donc bien informés même s’ils ne consomment plus les médias traditionnels, les 15-35 ans sont parfaitement conscients des enjeux qui attendent la planète, trop longtemps éludés par leurs parents : réchauffement climatique, abandon du nucléaire, vieillissement de la population ou épuisement des ressources naturelles – pour ne mentionner que quelques exemples. Autant de difficultés qui les préoccupent et les poussent à remettre en cause le monde dont ils sont les héritiers. En découle un esprit de méfiance, voire de défiance, à l’égard de leurs aînés aussi bien dans la société que dans l’entreprise. « Une posture de hackeur », résume Éric Briones. Et pour parer à la morosité ambiante, les milléniaux ont développé un véritable culte de l’humour. Ironique et irrévérencieux, il attaque tous les domaines de la vie et bouscule l’establishment. Un sens de la dérision qu’ils appliquent aussi bien à eux-mêmes qu’aux discours politiques,

MOBILES ET CONNECTÉS DÈS LEUR NAISSANCE. Chaque génération possède ses particularités, issues de l’histoire ou de l’évolution sociale. Avec les milléniaux cependant, ce concept sociologique passe un cap : pour la première fois en effet une catégorie démographique se définit fondamentalement par une révolution technologique. Nés à l’aube de ce millénaire (entre 1980 et 2000 environ), ceux que l’on appelle également les « digital natives » ou la « génération Internet » baignent dans un monde mobile et connecté depuis leur premier jour. Une caractéristique qui n’a l’air de rien mais qui a profondément modifié leur rapport à l’espace, au temps ou encore à la consommation. Auteur du livre La Génération Y et le luxe (Dunod, 2014), Éric Briones écrit d’eux : « C’est la première génération mondialisée. » S’il est évidemment difficile de brosser un portrait très net de cette jeune nation du Web, les nombreuses enquêtes

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« Leur ressembler », « Être crédible », « Les faire participer », « Enrichir leur vie sociale » et « Rendre le monde meilleur avec eux ». Dans l’horlogerie, les premiers pas sont timides. Nombreux sont encore les patrons à croire qu’il suffit de « balancer » sur Internet les images de leurs dernières soirées VIP pour soulever les passions. Bien plus complexe, la démarche expose les marques aux commentaires, à la critique, à la dérision. Aux bides aussi. Sont-elles seulement prêtes à cela ?

par exemple. Ou aux marques : bombardés de publicités depuis leur plus tendre enfance, ils ont appris à porter un regard particulièrement acéré sur les messages marketing. Toute information est dûment vérifiée et sévèrement sanctionnée sur les réseaux sociaux en cas de mensonge éhonté. Des espaces virtuels qui mélangent d’ailleurs joyeusement consommation et relations sociales : les achats sont partagés pour susciter réactions, commentaires et critiques. Une manière d’interagir avec sa communauté mais également de s’approprier les produits, à la recherche d’authenticité. Car même si on les dit peu matérialistes, les milléniaux aiment les marques. C’est leur manière de consommer qui diffère : vivant dans l’immédiateté, ils ne sont plus disposés à économiser des années pour un achat ; plus lucides, ils refusent de payer cher pour un simple objet de prestige. Dans le cas de l’horlogerie, beaucoup se tournent alors vers le vintage : « Dans un monde où tout se jette après six mois, les nouvelles générations ont développé un certain goût pour l’artisanat, le romantisme, le mystère, analyse Aurel Bacs, star des ventes aux enchères chez Philips. Elles recherchent l’aventure, l’inconnu mais également un contenu, un message. C’est un peu une contre-culture, qui rejette la perfection froide et anonyme des pièces contemporaines, présentes en abondance sur le marché. »

Portrait-robot du MILLÉNIAL

CONNECTÉS La principale caractéristique

L’ÈRE DU « SOCIAL COMMERCE ». Dans ce contexte, réinitialiser sa communication – et accessoirement adapter ses produits – apparaît comme une évidence pour le secteur du luxe. Car là où les baby-boomers accordaient une grande place au travail, au statut social et aux biens matériels, les milléniaux préfèrent aujourd’hui l’immédiateté, l’expérience et le partage – des valeurs intrinsèques au monde digital dans lequel ils vivent depuis toujours. Pour le secteur horloger, la question ne consiste plus à savoir s’il faut vendre sur Internet ou en boutique, apparaître sur Instagram ou dans un magazine, opposer la montre mécanique à la smartwatch. Elle est de séduire, de créer une connivence, de susciter l’adhésion. Pour y parvenir, il ne suffit cependant pas d’utiliser d’anciens messages sur de nouveaux supports. Si la présence sur le Web est évidemment importante, elle apparaît plus comme un prérequis, une manière d’établir un échange pour partager des idées, des valeurs, une philosophie. « Les marques doivent devenir des médias, publier du contenu intelligent, insiste David Sadigh, fondateur et CEO de Digital Luxury Group. Nous sommes rentrés dans le dur, dans l’ère du  social commerce  : profiter des discussions sur les réseaux sociaux pour générer des ventes. » En guise de vade-mecum pour éveiller l’intérêt du millénial, le leader mondial des études consommateurs Nielsen résume la marche à suivre sous forme d’une pyramide de Maslow (de bas en haut) : « Être accessible », « Retenir leur attention »,

des milléniaux est leur ultra- et omni-connectivité et ce, depuis leur tendre enfance. C’est la première fois qu’une composante technologique définit un groupe démographique.

ÉDUQUÉS Leur niveau de qualification est historiquement élevé, en comparaison aux générations précédentes. Internet est pour eux une terrasse sur le monde qui leur fait préférer l’immédiateté, l’expérience et le partage à toute autre valeur.

PRÉOCCUPÉS Le monde dont ils ont hérité n’est pas viable : réchauffement climatique, vieillissement de la population ou épuisement des ressources naturelles sont quelques-uns des défis qui les attendent. Une situation qui les pousse à remettre fondamentalement en cause les anciens modèles. IRONIQUES Les milléniaux ont développé un véritable culte de l’humour. Celui-ci leur permet de bousculer les voix dominantes et de railler l’ordre établi. Une démarche qui fait appel à la connivence. Partagée sur les réseaux sociaux, elle peut devenir une redoutable arme de dérision massive.

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GÉNÉRATION Regroupant les générations Y et Z, les milléniaux sont aujourd’hui 2,3 milliards, soit 32 % de la population mondiale. D’ici à 2025, ils pourraient constituer la moitié de l’humanité.


VENDRE des MONTRES

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Comment

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en racontant des

HISTOIRES ? DE NOMBREUSES MARQUES DE PRESTIGE PUBLIENT DU CONTENU RÉDACTIONNELSUR LEUR SITE AFIN DE DONNER AUX CLIENTS POTENTIELS L’ENVIE D’ACHETER LEURS PRODUITS. CETTE STRATÉGIE MARKETING EST-ELLE COMPATIBLE AVEC LE MONDE DE LA HAUTE HORLOGERIE ? DE

ISABELLE CERBONESCHI

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a publicité traditionnelle et les boutiques érigées comme des temples à la gloire du savoir-faire par les stars de l’architecture ne suffisent plus pour faire augmenter la clientèle des grandes Maisons de luxe. Les jeunes générations en veulent plus : elles désirent apprendre, découvrir les origines et les qualités de l’objet qu’elles convoitent, mieux connaître l’histoire de la Maison qui l’a conçu. Acheter un produit prestigieux aujourd’hui ne se réduit pas à l’échange d’un objet contre une somme d’argent. Une montre, un bijou sont porteurs d’histoires : celle de la Maison dont il est issu, celle de la personne qui va en devenir le possesseur. Ils ne se réduisent pas à un simple placement financier : ils vont être portés, transmis aussi souvent. Or cette valeur, que l’on pourrait qualifier d’« émotionnelle », ne saurait être comptabilisée. Un tel achat est une expérience, et la clientèle apprécie que celleci soit unique. Elle aime qu’on lui raconte des histoires liées à l’objet convoité, pourvu qu’elles soient vraies. Et belles si possible.

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« Les MAISONS devraient commencer à ATTIRER sur leurs sites d’e-commerce des PUBLICS moins connaisseurs de la TECHNIQUE HORLOGÈRE avec des CONTENUS divertissants et éducatifs. » à-Porter a développé tout un argumentaire de séduction « prêt-à-convaincre » en créant deux magazines digitaux, l’un dédié à la femme (The Edit) et le second à l’homme (The Journal), ainsi que deux magazines vendus en kiosque (Porter et Mr Porter). « Il s’agit d’un exemple quasi unique de magazine où tout ce qui est montré peut être acheté, explique Laurent François, fondateur de RE-UP à Londres. Cela requiert un immense alignement interne, une masse critique de “lecteurs-consommateurs” et un travail massif afin d’influencer ceux que l’on appelle les “influenceurs”. Raconter des histoires, expliquer, mettre en scène, générer le désir, tel était autrefois le rôle des vitrines des grands magasins, qui étaient souvent agrémentées par des artistes. La narration sur les sites, les publicités réalisées à la manière de courts-métrages ou de dessins animés, la valeur des mots et des images générés par la marque elle-même à son propre service sont les nouvelles vitrines du XXIe siècle et touchent une clientèle non plus locale mais globale. »

Certaines marques ont très bien compris que, pour conquérir un client, il fallait non seulement le séduire avec un objet bien fait, mais aussi l’inviter dans un univers où il se sente privilégié. Lui ouvrir les portes de la Maison, lui faire découvrir les coulisses de la création, lui parler de l’histoire de l’objet ou de l’entreprise, lui donner le sentiment de son unicité. Afin de se différencier de la concurrence, ces Maisons ont développé une stratégie de contenu incitatif (« content marketing », selon le jargon). De quoi s’agit-il ? D’un contenu rédactionnel – des articles, des histoires, des analyses – dédié à la marque comme à sa production et rédigé par des experts ou des journalistes spécialisés. Ce contenu peut également prendre la forme de vidéos qui créent un lien émotionnel avec le client potentiel ou existant. LES NOUVELLES VITRINES DU XXIE SIÈCLE. Cette production de haute tenue a également pour vocation de rendre la marque plus familière et de donner des informations très précises, et précieuses, sur ses diverses activités. Une manière pour les marques de communiquer directement avec son public, sans passer par les médias ou la publicité. « La mise en ligne de contenu peut se faire directement sur le site d’e-commerce de la marque, sur celui d’un tiers, ou sur d’autres canaux tels que des magazines », explique Yann Saoli, marketing manager chez LunaJets. Parler de soi, en bien, c’est la phase de séduction. Reste ensuite à conclure, c’est-à-dire à passer au stade supérieur : la vente. Comment faire en sorte que le contenu dont il est question puisse être directement acheté en ligne ? L’un des exemples les plus célèbres en matière de vente de contenu est le site Net-à-Porter. Lancé en 2000 par Nathalie Massenet, une ancienne journaliste de mode, revendu au groupe Richemont en 2010 puis fusionné avec Yoox, ce site est une référence en matière de vente de produits de luxe en ligne. Grâce à sa vision avant-gardiste de la mode, l’équipe propose une sélection de pièces pointues, parfois même proposées en exclusivité. Mais il ne s’agit pas seulement d’un catalogue d’objets à acheter sur ­Internet : Net-

IMPORTANCE DE LA MISE EN SCÈNE. Certaines Maisons prestigieuses ont très bien compris le pouvoir de la narration et de la mise en scène pour faire découvrir leur univers à un large public. Encore faut-il pour cela avoir une identité et un message de marque forts et définis. « Prenez le cas d’Hermès et leur “Maison des carrés” : lorsque l’on arrive sur le site, on entre dans une bande dessinée mouvante où tout peut être acheté, relève Laurent François. Ce site est un mélange de contenu créatif et d’e-commerce pur et dur. Il sert aussi parfois de plateforme événementielle. Il joue un peu le même rôle qu’un magasin temporaire, mais avec un contenu pérenne. » Cette stratégie, qui consiste à publier du contenu qui peut être acheté, est-elle applicable au monde horloger, qui s’est mis plus tardivement que d’autres industries à l’e-commerce ? « Absolument, répond Laurent François. Les Maisons devraient commencer à attirer sur leurs sites d’e-commerce des publics moins connaisseurs de la technique horlogère

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Le Journal de la Haute Horlogerie se met de la partie Créée en 2005, la Fondation de la Haute Horlogerie (FHH) a pour vocation de promouvoir et faire rayonner la Haute Horlogerie dans le monde, mettre la création à l’honneur, informer, former, labelliser et organiser. Elle possède également deux publications : le FHH Journal, magazine d’information en ligne, et une publication annuelle papier afin d’informer les passionnés d’horlogerie sur cette industrie. Les textes sont rédigés par des journalistes spécialisés et des experts en ce domaine. En 2017, la FHH a pris conscience de la valeur de ces écrits. Comment permettre à ces milliers d’articles de continuer à être lus ? Et dans quelle mesure peut-elle faire profiter de cette expertise ses marques partenaires afin de les aider à mieux vendre leurs produits ? « Nous écrivons des articles sur des marques, des montres, mais ces textes ont une durée de vie assez courte, explique Raphaël Ly, Digital Communication Manager de la FHH. Nous cherchions le moyen de faire revivre du contenu qui soit pertinent. » C’est ainsi qu’est né le concept « Shop your Content ». De quoi s’agit-il ? « D’une formule assez proche de celle de Net-àPorter, sauf que nous n’avons pas de plateforme d’e-commerce et que vendre n’est pas notre vocation », poursuit Raphaël Ly.

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La FHH a donc décidé d’utiliser ce trésor rédactionnel pour servir de relais entre le consommateur final et le site d’e-commerce des marques. « Nous allons sélectionner un certain nombre de modèles sur lesquels nous avons déjà écrit des articles que nous allons agrémenter d’analyses rédigées par nos experts. Dans le corps même de l’article, nous proposerons un lien qui dirigera le lecteur vers le site e-commerce de la marque. » Ce système sera mis en place à la fois sur le FHH Journal, qui a une vocation généraliste, et sur la plateforme Trends, revue de toutes les nouveautés de l’année présentées par les marques de Haute Horlogerie. Dans le cas du FHH Journal, où il est fait mention de modèles déjà commercialisés, le lien vers le site e-commerce de la marque pourra générer des ventes immédiates. En revanche, concernant la plateforme Trends, où il est question de modèles qui ne sont pas encore disponibles sur le marché, le processus est plus complexe. La FHH va donc mettre en place un système de précommande. Conclusion de Raphaël Ly : « Nous souhaitons positionner la FHH comme une aide à l’achat et un site d’expertise. » (IC)

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créer du contenu, et leur site/blog est devenu une référence dans le domaine de l’horlogerie, relève Yann Saoli. Aujourd’hui, ils peuvent se permettre de vendre des montres directement via leur site, et certaines pièces dépassent les 60 000 francs. »

avec des contenus divertissants et éducatifs, comme des documentaires, des récits historiques, et permettre ainsi à ce public d’acheter le contenu dont il est question. » Les avantages qu’une maison de luxe peut retirer de ce que l’on appelle le « contenu incitatif » sont nombreux. Pour commencer, « cela permet à la marque de se positionner en tant qu’expert dans son domaine d’activité, souligne Yann Saoli. Je pense notamment aux descriptions de produits “Christie’s” sur les listes de lots destinés aux enchères. Le produit est analysé et décrit par des experts, ce qui a pour but d’informer mais aussi de rassurer l’acheteur potentiel. De l’éduquer aussi, surtout lorsqu’il s’agit de produits complexes comme les grandes complications horlogères. Cela permet également de captiver une audience – déjà cliente ou non – et de l’amener vers son site. On parle alors d’“engagement”, ce qui a pour effet d’améliorer la loyauté envers la marque, et d’augmenter le nombre de visiteurs répétitifs ». Dans le domaine horloger, le site de hondinkee.com pratique déjà la vente de contenu. « Ils ont commencé par


Direction éditoriale FRANCO COLOGNI Responsable d’édition FABIO TETA Rédaction CHRISTOPHE ROULET (rédacteur en chef), ISABELLE CERBONESCHI, LUC DEBRAINE, MARIE DE PIMODAN-BUGNON, MICHEL JEANNOT, PIERRE MAILLARD, ALAIN STELLA Ont participé à ce numéro FRANCESCA DONELLI, GRÉGORY GARDINETTI, FABIENNE LUPO, RAPHAËL LY, JULIEN PFISTER, IVANA RADICA, PASCAL RAVESSOUD, EMMANUEL SCHNEIDER Graphisme CANA ATELIER GRAPHIQUE, Route de Jussy 29, 1226 Thônex (GE), Suisse Photos et illustrations LAZIZ HAMANI, CARLO STANGA Agences photo et archives GETTY IMAGES, ISTOCK Textes en anglais et en français adaptés par SANDRA PETCH, PAULINE DE LABARTHE Éditeur FONDATION DE LA HAUTE HORLOGERIE Rue André-De-Garrini 4, 1217 Meyrin (GE), Suisse Impression GRAFICHE ANTIGA SPA Via delle industrie 1, 31035 Crocetta del Montello (TV), Italie


Rue André-De-Garrini 4, 1217 Meyrin (GE), Suisse T. +41 22 808 58 00, info@hautehorlogerie.org www.hautehorlogerie.org © Fondation de la Haute Horlogerie, 2018 Tous droits réservés pour tous pays. Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit, électronique, enregistrement, ou par tout autre mode de mémorisation de l’information ou de système d’acquisition, sans permission de la Fondation de la Haute Horlogerie.

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