À bras-l'identité

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pourquoi Pourquoi ne pas illustrer un texte sur l’identité avec un personnage sans visage ? Sur cette photo prise l’été dernier à Ostende, la sculpture de Kris Martin Altar, qui date de 2014, est un hommage au retable de L’Agneau mystique des frères Van Eyck. Le personnage se situe inconsciemment à l’emplacement de l’Esprit Saint dans une œuvre contemporaine. Ce contexte répond à mes yeux par une métaphysique, à l’horizon du ciel et de la mer, mais également par son cadre même, aux impasses du contemporain qui bannirait toute expérience réelle. Le risque était mince de monter sur la structure pour capturer cet instant, mais il en devient plus dangereux, lorsqu’après l’acte,

À bras-l’identité la position dans la composition fait sens face à l’originale. Le personnage serait-il réellement sain pour s’avancer à cette place ? Quelques mois auparavant, j’avais vu à Paris le film d’Eugène Green, La Sapienza. Et c’est à Rome, à la recherche d’une femme qui n’était pas là, que l’idée m’est venue, en assistant à une messe dans cette église, de prendre à bras-le-corps, le risque d’intituler mon texte sous l’identité, pour en finir avec le jugement des identifications. En vérité, le film n’avait pas commencé quand la semaine précédente, pendant les rencontres cinématographiques de Cerbère-Portbou, Rodolphe Olcèse m’invita à écrire un second texte pour sa revue papier. Mais tout était déjà joué, depuis mes premières expériences sexuelles avec des femmes, depuis ma vision des films de Michelangelo Antonioni. * vimeo.com/137358243

7 C’est le moment de couper et de citer aussi les derniers livres de Jean-Claude Moineau qui ne traitent même plus d’un art sans art, mais du désir d’un art sans identité. J’ai voulu me rendre à la galerie 28 de Piazza di Pietra voir, avant l’exposition, des peintures de Michelangelo Antonioni. Mais les portes étaient closes. Il pleuvait, j’étais mouillé jusqu’aux os, à Rome. En fait, j’écris en ce moment un projet autour des nœuds borroméens chez Jacques Lacan dont la forme sera des images en mouvement. J’en connais le lieu du tournage, la forme et le fond m’habitent déjà depuis trois ans par-delà mon esprit. Cette œuvre artistique sera non identifiable, comme mes pas à la recherche du passé dans une vi(ll)e inconnue. Je pensais continuer à l’écrire à Rome. Il n’en fut rien. Le personnage principal dans l’Identification d’une femme, le film d’Antonioni qui se déroule à Rome, est un quadra. Niccolò a compris qu’il ne comprendra rien de plus à cette femme. C’est de cette perte du sens, à l’horizon d’un visage, que le cadre crée l’image et que le mouvement du corps permet encore de vivre en contemporain, c’est-àdire ne pas se risquer au suicide. À Portbou, Wim Wenders et Dani Karavan sont venus cette année déposer une plaque, dans le cimetière où Walter Benjamin est symboliquement enterré*. J’y étais aussi. Cette plaque correspond au dernier envoi du penseur avant son suicide. Water Benjamin avaitil lu le roman de Gustav Meyrink, Le Visage vert, dans lequel il écrit que « peut-être la vérité est-elle trop simple pour qu’on puisse la comprendre tout de suite. Ou faut-il que l’“arbre“ touche au ciel pour qu’on arrive à comprendre ? » Oui, il faudrait que je lise aussi Le tableau vivant. Phryné, l’orateur et le peintre de Bernard Vouilloux avant de pouvoir en dire quelque chose. Et pourtant je le glisse ici au risque de perdre le sens. Bien que j’ai déjà choisi de quelle manière je répondrai à la fin, au risque des mots. Non par les traits d’un visage, ni même des empreintes sur du papier, pour traverser des frontières artistiques ou physiques, comme l’on essaie d’éviter la mort en traversant la vie, mais en continuant à être. Être là tout en étant dans l’effacement, courir non plus pour s’essouffler après une autre, un autre visage, mais pour respirer, derrière les masques, toutes présences, le vide des sens, plein d’un rien qui est tout : comme dans toute œuvre du flux de l’aurore. Dans ma création sur les nœuds borroméens, je ne pense pas prendre le risque de parler de Charles

Borromée. Mais que l’inventeur du confessionnal au XVIe siècle devienne un jour dans l’esprit de quelques personnes, le précurseur du cinéma ou de l’art contemporain ne saurait surprendre mon intuition scénographique. Freud n’a-t-il pas écrit en 1922 : « La vue de la tête de Méduse rend rigide d’effroi, change le spectateur en pierre » ? Si le temps marque les visages de chaque être humain, dans l’espace, l’œuvre d’art déplie une présence par-delà des formes sans fond dont le moteur est pour moi, comme dans tout ce que je viens de déplier, toujours trop brièvement, encore, de l’ordre de l’Amour. Alors j’ai décidé de prendre le risque d’inviter une autre personne que moi à finir ce court texte, simplement parce que je désirais donner la parole à Jean-Pierre Brice Olivier qui vient d’écrire Oser la chair : méditations sur l’incarnation comme un livre à l’identité dépassant toutes les identifications possibles. Pour vous, frère Brice, le Mystère qui anime encore et heureusement notre monde seraitil possible sans (l’art de) l’Amour ? Je vous laisse ici comme je vous l’avais proposé d’une manière brève et rapide, quelques lignes, pour répondre à des lecteurs dont nous ne connaitrons jamais le “vrai“ visage mais dont nous tentons réellement de toucher les cœurs. Jean-Pierre Brice Olivier : « L’amour est cent visages. Madeleine du thé ou Gaspard de la nuit. Aucun mystère, libre. Il court, il échappe, domine et triomphe. Des transports de Thérèse d’Avilla au ravissement de Lol V. Stein. Il n’y a pas deux amours, celui du ciel et celui de la terre est le même. Il est un, avec un seul visage, le tien mien, non possessif. Identité remarquable du second degré. Lien borroméen ouvert de Diane de Valentinois. Être tout là dans l’effacement. »

Franck Ancel


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