Mourir sans crever de faim

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Mourir sans crever de faim

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Jean-Marc Royon • Fred Chapotat



Mourir sans crever de faim



Jean-Marc Royon • Fred Chapotat

Mourir sans crever de faim





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En ville tout est en dessous-dessus de tout.


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En bas toujours le même type qui pionce quand à la même heure moi je démarre. Je me trimballe en quête de quoi ? Va savoir, je vais au chagrin. En quête de quoi ? Pas de mystère. Il faut des sous pour tenir dessus. Je tourne en rond à crédit sur le périph’ pour payer de quoi. Je cavale mais un bout de carton, trois bouts de poireaux, c’est jamais loin, un petit écart, un coup de malheur et ça pourrait être moi ce type qui pionce malgré lui devant là où ça mange.


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À 7h moins 6 je me ronge déjà les sangs. En retard avant l’aube. C’est pas humain. J’ai la peau qui plisse, la viande qui couine, repassé par le temps déjà et rien de bien heureux. La vie passe en deux minutes et on ne voit rien grandir. Elle s’en fout bien elle, la vie, d’où elle vient. Elle passe pour te dire crève donc sans mourir de faim et puis elle continue son chemin. En dessous il y a les égouts, le métro, les tuyaux, au-dessus il y a les panneaux, les zingues, les idéaux, au milieu c’est la route, un boulot ou clodo, et en fin de compte le festin des asticots. C’est dur qu’un temps la vie, et ça fini ! J’ai passé l’âge de tout et j’ai rien vu passer de nous. Tu dormais ce matin quand je suis parti au turbin. J’aime ce moment où je ferme doucement la porte. Me les geler pour que tu restes râleuse sous la couette parce que j’ai claqué la porte. Etre content malgré tout de ne pas être ce type qui pionce devant là où ça dort. Quelle merde ce périph’ ! Je vais gratter pour durer, je me fais une raison mais j’ai envie de taper sur le klaxon. J’ai pas envie de m’avouer que je t’aime plus. Toutes ces années qui sont foutues pourquoi je t’aime plus ? Quand c’est fini c’est foutu et faut continuer malgré. Ne pas être ce type qui meurt emballé dans sa couette devant là où ça vit. Mieux vaut rouler en bagnole qu’en caddie, je me dis. Mieux vaut dormir dans ton lit aussi. Pourquoi je t’aime plus ? Penser à autre chose. Mais si c’est pas la nôtre alors, à qui la faute ? Tout est en dessous-dessus de tout. Et si c’était moi ce type qui pionce en bas de chez nous, après tout ? J’ai la viande qui grince, le cœur qui gonfle, le temps qui se tire et l’ailleurs qui vient. Pourquoi je t’aime plus ? Pourquoi j’ai mal ? J’y vais quand même, je suis à la bourre. J’ai pas envie. Y’ a du monde de personnes sur le périph, je ne sais plus pourquoi je suis là mais faut bien rouler vers une fin.


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Je lui file la monnaie que j’ai dans la poche. Merde, y pue ! Je pense à toi qui me dit va te laver les pieds, tu pues ! Je m’en suis aperçu, c’est mon odeur. Un peu comme si c’était chez moi. Laisse-moi au moins respirer mes pieds, c’est eux qui m’emmènent travailler. Le matin je pars, le soir je rentre. Et je pue des pieds. Y’a plusieurs couches dans la société, des sous-sols, des étages, des rez-de- chaussée, des ascenseurs en pannes et des marches à rater. Quand je rentre j’ai enfin envie de me respirer. Alors laisse-moi avec mes pieds.


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Tu vas rire ma chérie, ce matin j’ai garé la bagnole devant la boite et j’ai pris le métro pour rentrer. C’est peut-être ça, l’odeur de mes pieds. On m’a trop fait marcher. Arrivé en bas de chez nous je me suis dit non. Pourquoi mentir, mieux vaut souffrir une bonne fois pour toute. Pourquoi tu ferais semblant ? Pour faire semblant ? Pourquoi on s’aime plus ? Je ne sais pas, mais c’est comme ça. C’est la vie. Je suis descendu à Bonne Nouvelle et j’ai coupé le portable. Les grands boulevards c’est autre chose. J’ai encore une petite marge sur la carte, je verrais ta photo dans ma poche, j’espère ne manquer à personne. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas dit je t’aime que je ne sais même pas à qui m’en plaindre. Je ne sais plus à qui mentir. C’est si simple de tromper ceux qui nous aiment et de nous tromper nous-même. Alors voilà je ne t’aime plus. Plus envie d’être ici. Plus envie d’ailleurs.


J’avance dans le vide.


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Chaque rue croisée est un possible. Tourne ? Tourne pas ? Continue tout droit. Qu’est-ce que ça peut faire maintenant qu’on ne s’aime plus ? Partout ce sera nulle part et c’est bien où je vais moi qui ne suis plus personne. J’ai balancé les clés de la voiture et de l’appartement dans une bouche d’égout, dans la ville du dessous. Putain ce qu’on peut être malheureux. Comment est-ce possible de trimballer une aussi grande tristesse alors que nous ne sommes que si peu de chose ? Ne faudrait jamais se souvenir. Surtout pas des bons moments, ils font trop mal quand tout a foutu le camp.




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Pour essayer de pleurer je me suis assis devant un fastfood, mais c’est pas venu. Une demi-heure d’hébétude. Consternant. Personne ne m’a filé une thune. Je ne dois pas encore être assez sale, assez poivrot, assez déglingué. Sans doute que personne ne m’a vu d’ailleurs. Qu’est-ce que les gens en ont à foutre d’un pauvre con qui ne veut plus tenir sur ses jambes ? Oui mon amour ce matin j’ai abdiqué.


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La ville en dessous, au-dessus, à gauche, à droite, devant, derrière, pleine comme un œuf et prête à éclater. Qu’est-ce qu’on devient quand ça ne nous intéresse plus ? On continue à se perdre avec l’envie de crever qui enfle dans la poitrine. Peut-être finira-t-elle par nous faire exploser l’envie de crever ? Mon amour, j’espère juste que ça ne va pas durer trop longtemps. La pluie tombe sur une fin de marché. C’est moi sur cette photo ? Allez hop, caniveau. Où trouvent-ils la force de continuer, bordel ? De crier, boire, manger, rire, baiser, travailler ? Certainement dans la force que ça donne d’avoir quelqu’un à aimer. Ceux qui sont seuls finissent comme des vieux papiers gras que le temps finit par balayer. Le malheur des uns gêne le bonheur des autres. Le malheur des uns est de trop pour celui des autres. Le malheur ça pue au nez. Ça gène la vue. Ça ne fait qu’encombrer. Ceux qui n’aiment plus ne sont pas aimés, sinon comment le monde pourrait continuer à tourner ? Les bruits de la ville m’assaillent.




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Combien de temps ça va prendre ? Est-ce que je ne ferais pas mieux de rentrer ? La nuit va venir et je serai dehors. Je suis en train de déconner à plein régime. Je suis devenu fou d’un coup, j’ai rien vu venir, il faut que je rentre, faire demi-tour, rattraper le tout, rattraper les clés, rattraper mon amour, pas recommencer non, juste continuer comme ça. Tranquille. J’ai peur, je m’en fous. La nuit va tomber et moi aussi. J’ai envie de me dégueuler.


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Allô mon amour, non je ne sais pas où je suis, viens me chercher. Je sais pas, viens me chercher. Là où je suis. Là. Est-ce que cette rue a un nom ? Le nom de la rue ? Mais oui c’est ça mon amour, le nom de la rue. Je vais demander. Je t’attends là. Là où je suis c’est ça, juste là où je suis. Au coin de cette rue. Je bouge pas. Amour viens me chercher. Je bouge plus. Je reste là. Amour dis, tu viendras ?



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La ville pue. Cette ville pue. Ses boyaux refoulent, et le remugle de ce que la ville voudrait y voir disparaître remonte en surface. Une nappe stagnante, invisible, insistante, qui comble les vides et imprègne les matières. C’est l’atmosphère de ceux qui vivent au rez-de-bitume. Odeur qui devient leur odeur, qui leur fait ce teint de cendre et leur applique ces masques que portent ceux qui ne connaissent plus que l’oubli d’eux-mêmes. C’est tout ce qui descend des hauteurs de la ville qui dégorge des boyaux. Est-ce que ceux qui vivent là-haut, dans les étages supérieurs, bien au-dessus, et qui se débarrassent de leurs ordures, sentent monter jusqu’à eux l’odeur des boyaux ?


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On est allé faire le marché. Avec le copain à côté de qui je dors, qui me fait une place dans son recoin de rue, on est allé sur le boulevard du marché, faire le marché. Pas trop loin du recoin il y a le boulevard du marché. Après le départ des camions de nourriture et avant l’arrivée des balayeurs et des arroseuses, en même temps que les pigeons, en même temps que tous les autres, on écarte les cageots et comme dit le copain à côté de qui je dors : « y’a qu’à se baisser ! » On se fait toujours la même réflexion : « hé ! Dommage que ça se mange pas le pigeon, y’en a plus que de crachats sur le goudron ». A chaque fois ça nous fait rigoler. On le sait parce qu’une fois on a essayé. Plumer le pigeon, vider le pigeon, un petit feu de cageot à l’abri dans le recoin, embrocher le pigeon sur une tige de fer à béton. Rien à faire, beau mâcher, mastiquer, trop dure la chair du pigeon des villes. Et puis avec ça, le même parfum que celui qui remonte des boyaux. Le goût d’en-dessous. Comme mâchouiller du goudron chaud. Alors c’est fruits, légumes, parfois un peu de fromage, du gras de jambon. Pour le pain on tend la main. Pour le vin aussi. Au supermarché pas loin de notre recoin on nous donne les boites qui viennent de dépasser la date limite. C’est encore bon, faut pas croire. Dans un pays riche on trouve toujours quelque chose à se mettre sous la dent. Faut pas croire. Mais quand même, dommage que ça ne se mange pas le pigeon. Et on rigole.




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On ne peut pas être malheureux quand on n’attend plus rien. Il faut juste s’entraîner à ne pas se souvenir, de rien, c’est tout. C’est aujourd’hui qui compte, demain on verra bien. Je connais bien le quartier du recoin maintenant. Même certaines têtes qui reviennent souvent. Qui me disent bonjour, ça va aujourd’hui ? Je dis oui. Ça va. Pourquoi ça n’irait pas ? Y pleut pas, fait pas froid, je reviens du marché. Maintenant j’vais par-là, voir un peu ce qui se passe. Je vais voir un peu sur le grand boulevard, si une millionnaire ne voudrait pas tomber amoureuse de moi. Elles rigolent les têtes qui me connaissent quand je blague comme ça. Et vous ça va ? On me dit oui ça va. Bon courage pour ton rendezvous d’amour ! Et je rigole un peu avec eux. Puis j’y vais. Avec les têtes qu’on connait faut toujours parler, mais qu’un peu. Si on s’attarde trop, elles commencent à faire une petite moue gênée. Peur peut-être qu’on finisse par rester. Alors nous aussi on se sent gêné et c’est dommage. C’est le plaisir de dire bonjour qui serait gâché. C’est pas les mêmes vies, même si c’est le même quartier. Et puis si on reste un peu trop, ils s’aperçoivent de notre odeur de boyaux. C’est peut-être aussi ça, leur petite moue gênée. Quand on vit comme ça, pour être tranquille dans son quartier, faut dire bonjour et ne pas gêner. Montrer qu’on est toujours là, que ma foi ça va et puis… y aller.


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Avec le copain à côté de qui…bon maintenant vous savez qui, on est passé par le grand boulevard où certain jours il y a le marché, vous voyez ? Puis on a tourné par-là, le long des vieux quais qui longent ces rails qui mènent à cette place en travaux et qui dessert le périph’. Ça je m’en souviens bien du périph’. Je m’en souviens comme d’un souvenir.



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Avec le copain sur le pont au-dessus de cette route sur laquelle avant je croyais savoir vers quoi je n’avançais pas je suis immobile mais debout. Je n’avance pas mais je suis debout, eux ils attendent d’avancer mais ils sont assis. A la queue leu leu, ils n’avancent pas mais certainement pour de bonnes raisons. Nous sur le pont, on rigole. Regarde-moi tous ces cons ! On se fout de leur gueule. Sur le grand panneau au-dessus de la route en bas les minutes comptent pour des heures. Porte de ceci, autoroute de cela, Italie, Orléans, Chapelle, Saint Cloud, Muette… 38 minutes de 22 heures à 6 heures. On rigole mais mon pied droit commence à me faire drôlement mal. Depuis l’autre jour, un matin, enfin au réveil, mon pied droit a commencé à ne plus marcher. Pour le reposer je traîne un peu sur le pont, en faisant mine de regarder les minutes du grand écran. Je dis au copain attend deux secondes, regarde, y’a un con qui veut doubler. Pendant ce tempslà je repose mon pied. On va se faire squatter le recoin faut rentrer me dit le copain. Celui que vous savez. En route. On repart dans l’autre sens, toujours à pied. Qu’est-ce qu’on a rigolé à regarder tous ces gens qui essayaient d’y aller. Puis nous sommes rentrés dans la rue. Copain-clopant. On est bien avancé. Heureusement personne n’a saccagé le recoin. Tout ce qui est à nous est là. On laisse toujours tout en ordre, pour se faire respecter, c’est important parce que je crois qu’on nous aime bien dans ce quartier.


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La nuit c’est plus dur. Même pour voir une étoile il faut de l’électricité. On est un pays riche. La nuit c’est le moment où tous les fantômes rappliquent. L’heure à laquelle il faudrait dormir. Mais non, c’est au contraire le moment où il faut vraiment se mettre à lutter. Toujours se souvenir de ne pas se rappeler. La journée on peut se laisser aller mais la nuit !


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L’heure à laquelle les souvenirs se prennent pour des réalités. Dans la rue comme dans la tête, on est toujours dérangé. Et moi en plus j’ai mon pied. Surtout la nuit. Le jour encore on peut regarder passer, dire bonjour, rigoler, s’engueuler, enfin s’oublier quoi. Mais la nuit ! On n’est plus qu’avec soi pour se battre contre les fantômes.


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Finalement, c’est bien que j’ai mal au pied, ça me fait une réalité. Une bonne raison pour ne pas penser. C’est souvent par-là que ça commence me dit le copain. Par les pieds. Ou par les dents. Dans la rue c’est ce qu’il y a de plus dur à soigner. Surtout la nuit. La nuit des villes ne connait pas de silence. C’est un grondement qui va et qui vient, comme le roulement d’un océan. Des chiens qui aboient quelque part, des enfants qui pleurent, des piétons qui se pressent, des couples qui s’engueulent la fenêtre fermée, qui baisent la fenêtre ouverte. Mais aussi des tuyaux, des égouts, des métros, des alarmes, des moteurs. La ville ne s’arrête pas la nuit, elle ralentit. C’est l’immense respiration d’un dormeur paisible troublé quelques fois par un mauvais rêve. Après quelques heures de mal dormi, mal au pied, mal aux dents, le jour se pointe avec les gens. C’est la vie qui reprend.


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Mon ombre c’est un drôle de numéro. Je joue avec mon ombre. Aux différentes heures de la journée, à cet endroit stratégique, précisément là où les gens sortent du métro, je pose mon gobelet. L’avenue est large et mon ombre change de forme, de taille, d’apparence. Le soleil reste longtemps au fil du jour sur l’avenue et il fait jouer mon ombre, et moi aussi je joue avec elle, je lui fais prendre des poses, j’essaye de lui donner de l’expression. Et c’est un peu comme si finalement je jouais avec le soleil. Tant que je vois mon ombre je sais que j’existe encore un peu, c’est rassurant. Je n’ai pas peur de mon ombre. Elle peut se montrer aussi la nuit, surprenante, imprévisible. Dans la lumière des étoiles électriques elle va, elle vient, un coup à droite, un coup à gauche, devant, derrière, courte, large, longue, fine, disparaît, apparaît, elle change de couleur aussi.


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Mon ombre est facétieuse. Je ne m’en séparerai pour rien au monde.


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Le patron du Bar-Tabac à l’angle de la rue du recoin est un chic type. Vraiment. La petite table ronde au fond de la terrasse il veut bien. J’y vais me reposer le pied quand mon gobelet a bien reçu. Un crème ou deux si je suis avec le copain. Le journal est gratuit mais bien sûr il ne faut pas partir avec. Je le feuillette mais plus le temps passe et moins je comprends de quoi il est question dans ces pages. Il y a même certains mots qui commencent à me manquer. Des mots que je reconnais bien sûr, que je sais lire, qui me disent bien quelque chose, dont je suis sûr d’avoir connu le sens à une autre époque de ma vie. Je ne comprends pas toujours de quoi il est question dans ces articles. C’est pas vraiment grave, de toute façon la plupart des choses qui sont écrites dans le journal n’ont pas été écrites à mon intention. Le journal concerne essentiellement ceux qui font partis du monde. Et les nouvelles du monde ne concernent pas un gugusse qui passe le plus clair de son temps à jouer avec son ombre. Et puis pages après pages, jours après jours, des histoires, des histoires à n’en plus finir. Celles du jour qui poussent celles d’hier vers un lendemain sans mémoire. Le journal c’est pire que la vie. Enfin à la petite table ronde du fond, je feuillette, je sirote, Je regarde longtemps les mots que j’ai oubliés, je repose mon pied. C’est qu’il me fait de plus en plus mal. Il y a des soirs, depuis quelque temps, mon pied me fait mal jusqu’au genou. Va le montrer me dit le copain sinon un jour viendra où il faudra te le couper. Mais est-ce qu’il va montrer ses dents lui ? Et puis le montrer à qui ? Qui pourrait bien être intéressé par le pied pourri d’un gars qui a de moins en moins envie de marcher ? Ça me fera une ombre à un seul pied, ça changera, ça pourra même faire rigoler. Et puis peut-être qu’un pied en moins c’est un petit plus pour le gobelet. Faut rien négliger.



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Pas vu le copain depuis trois jours. Ses affaires sont là mais pas lui. J’ai refait le trajet malgré mon pied. Boulevard, quai, rail, pont. Rien. Pas de copain. Vu un couple, la femme au gros ventre, l’homme au sourire. Vu une roumaine qui poussait son enfant dans un caddie. Vu deux crétins en venir aux mains à cause d’une aile froissée. Vu une fille qui pleurait dans son téléphone. Vu un type qui gesticulait aller-retour sur le boulevard dans son téléphone. Vu le type qui fait semblant de ne jamais me voir. Toujours le même. Vu une gentille petite vieille qui ne riait pas devant un magasin de farces et attrapes. Mais pas de copain. Sur le pont en regardant se dérouler le fleuve de métal bruyant sous mon pied je me suis laissé surprendre par le passé. Merde ! Moi aussi j’ai cru que je t’aimerais toujours tu sais.




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Le périph’ c’est tout le temps la même chose et pourtant ce ne sont jamais les mêmes voitures. On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau. Ma vie c’est du passé. Aujourd’hui plus encore qu’hier je me sens seul. Tu me manques tellement. Et je n’ai même plus le copain pour faire semblant d’être deux. Cul-dejatte et manchot. Je regarde défiler le flot des autos cahin-caha vers là où je ne sais quoi. Stop. Ne pas laisser refouler les égouts. Pas de mémoire. Je suis de retour au recoin, mon pied me fait plus mal que jamais.


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Depuis quelques jours je sais pleurer, enfin. Peut-être que la douleur qui enfle mon pied m’y a aider. En tous cas je sais pleurer. Ça fait du bien. Je pleure dans mon recoin, bien caché. Je pleure juste pour moi. C’est mon secret. Je voudrais pas que les gens se foutent de moi. Un clochard qui pleure ça ferait rigoler. Ce matin au réveil, des mouches. Sur mon pied des mouches. La chaussure est trop petite depuis que mon pied à enflé. Maintenant des mouches qui chatouillent les petites plaies. Va le montrer m’aurait dit le copain, sinon on finira par te le couper. A qui montrer une telle honte ? Mieux vaut la cacher.


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115. Dans mon sac-armoire-oreiller j’ai retrouvé mon vieux portable. 115. Un dernier sursaut de dignité. Défilement contacts, des noms mais pas de visages. Des noms comme les mots du journal. Je lis sans me rappeler. 115. Maison. Le numéro de maison. Appel en cours. Batterie faible. Allô ? Votre ligne a été suspendue. Veuillez contacter. Recharger batterie. A bientôt.


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Boiter jusqu’à métro. En place avec mon ombre. Gobelet. Peine à se remplir. Les gens regardent mon pied. Pas beau à voir. Les têtes se détournent. Je suis peut-être trop sale. Mon pied trop noir, trop enflé. Les têtes sont détournées. Le dégoût ne remplit pas le gobelet. Ce qui marche c’est la pitié. Pas mon pied. Le dégoût de mon pied ça ne peut pas marcher. A qui montrer ? Puis un clochard qui pleure, pouah ! Moche à crever. Peut pas faire ça dans un coin ? Pauvre gars quand même ! Regarde pas avance ! dépêche-toi. Pas que ça à faire. Si c’est pas malheureux de voir ça ! Si ! C’est malheureux ! Mais c’est pas grave, ce n’est que moi, pas eux.


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-Une petite pièce ? C’est pas pour le chien, j’en n’ai pas. C’est pour mon ombre. Elle a faim. Ah ah ah ! C’est que ça mangent ces petites bêtes là ! Mais le ciel est couvert aujourd’hui alors mon ombre n’est pas là. Je bouge pas. Je peux pas. On reste là mon pied et moi.


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C’est toi ? Pourquoi me regarde-t-elle comme ça ? -Moi ? -Mon amour c’est toi ? -Je sais pas. -Mon amour tu ne me reconnais pas ? -Je sais pas. -Mon amour mais dans quel état… -Une petite pièce ? C’est pas pour le chien j’en n’ai pas. C’est pour mon ombre, elle a faim. C’est que ça mangent… Mais aujourd’hui le ciel est couvert et mon ombre non plus n’est pas là. -Mon amour, pourquoi tu as disparu ? -Disparu. Je suis là. -Mais mon amour, oh mon dieu, mon dieu, tu me reconnais ? -Ne pleurez pas jolie mademoiselle. Bien sûr que je vous reconnais. Ne pleurez pas je vous en prie. Ça pleure pas une fille jolie. C’est ça la vie. -Et ton pied, tes mains, ton visage ! Oh mon Dieu qu’est-ce tu as fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Viens avec moi. Il ne faut pas que tu restes là. Oh mon dieu ! -C’est pas bien de parler des gens qui ne sont pas là, même si les absents ont toujours tort ! Je dis ça pour rigoler


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-Viens avec moi. - Oh non mademoiselle, je vous reconnais bien vous savez. Vous êtes l’amour qu’il ne faut jamais quitter. L’amour pour lequel il faut se battre. Je suis devant vous mais ce n’est déjà plus moi vous savez. C’est ça la vie. On ne sait jamais pourquoi ceci plutôt que cela. Tu te souviens petite fleur ? Moi aussi maintenant je me plains de mes pieds. T’avais raison ! Ça commence souvent par là. Le bonheur c’est peut-être ça : savoir être seul pour oublier et pourrir par les pieds sans faire de mal à personne. Mais peut-être aussi que le bonheur ça n’existe pas. -Viens ! -Non. Oublie-moi jolie mademoiselle. Oubliez-moi. Regardez, je ne suis déjà presque plus là. Faites sans moi petite madame, c’est mieux pour nous. Toi qui êtes belle comme un poème qui n’existe pas, comme un poème qui pourrait se passer des mots, souvenezvous de t’aimer.




Mourir sans crever de faim

Jean-Marc Royon • Fred Chapotat


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