CAHIERS DE L'IDIOTIE no 5 MERDE

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Exemplaire n° :

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Dalie Giroux

Il

y a quelques années, mon ami Sébastien Mussi et moi avions évoqué, au cours d’une soirée bien arrosée et bien enfumée, l’idée de préparer un ouvrage thématique sur la merde. Cela nous faisait à l’époque surtout rire et, d’évocations en invocations, au fil de nos pérégrinations éditoriales et scripturaires, et aussi à travers des mésententes qui restent encore douloureuses, ce numéro des Cahiers de l’idiotie a étonnamment vu le jour. Je crois me rappeler qu’au temps de la genèse de la problématique qui tisse les textes présentés ici, il ne s’agissait pas d’abord ni pour l’un ni pour l’autre d’entre nous d’un intérêt scientifique spécifique pour la question de la merde, même si une fois l’aventure lancée nous nous y sommes mis avec une belle énergie et un sérieux qui continue de me réjouir – surtout cela.

Plutôt, nous y mettions l’expression d’un ras-le-bol universitaire, une envie de se moquer de l’institution scientifique, de ses publications payantes et de ses thématiques usées. Nous a porté également ce souhait de travailler et de penser frontalement les objets que la philosophie et les sciences humaines et sociales ignorent souverainement. D’une manière comme de l’autre, nous avons ressenti un appel à secouer l’imaginaire kitsch, ennuyant ou « sexy » dont nous avons hérité sous le grand label des sciences de l’homme. Ainsi, la merde. Sujet refoulé, actif dans son absence, et symbole même de tout objet jugé inapte à recevoir les sacrements du discours savant. Tourner la science en bourrique pour en poursuivre l’œuvre, en la remontant en sens contraire. Pour voir.


Nous avons donc en 2009 lancé un appel de texte général qui invitait à explorer les aspects anthropologiques, économiques, politiques et philosophiques de la merde – qui invitait à jouer ce jeu de placer l’impur au cœur de la cible. Curiosité du processus, fantasme du résultat. Comme il n’y a guère « d’études de la merde » sinon peut-être en filigrane de l’anthropologie, et que la littérature savante sur le sujet tient sur une page, il s’agissait au fond d’un appel à l’expérimentation. Pas de « sublime récapitulation » des thèses éternelles sur le caca, pas d’exégèse des grands maîtres de la pensée de la merde, pas de cadres théoriques industriels prêts à mettre l’objet brun au pas des normes de la circulation du discours savant. Le seul choix qui s’offrait alors était de se mettre les deux mains dedans, de prendre la chose à bras-le-corps, de risquer l’énonciation – un luxe dont nous ne sommes plus capables de nous priver. La plus grande surprise de cette aventure aura été l’enthousiasme de la réponse à l’appel de texte. Des propositions nous sont parvenues d’Europe, d’Afrique et d’Amérique, en français, en anglais, en espagnol, et d’horizons variés : philosophie, littérature, arts visuels, sociologie, histoire, linguistique, économie politique, anthropologie, poésie. Nous présentons au final dans ce numéro plus d’une vingtaine de textes évoquant différents aspects de la merde – le numéro des Cahiers de l’Idiotie qui s’approche le plus à ce jour du caractère de l’universel. Ces textes, me semble-t-il, produisent un ensemble inédit et remarquable, une somme merdique qui n’a pas d’équivalent dans la littérature scientifique mondiale, et une réponse sans équivoque à la question de savoir si la merde contient quelque connaissance propre à éclairer notre compréhension de la vie humaine. On trouvera donc dans ce numéro des textes qui se penchent sur la figure et l’usage de la merde dans la littérature, dans le cinéma et dans les arts visuels : chez Beckett par Ettore Labbate puis par Fumiko Sugié, pour qui Beckett et Artaud font la paire, chez Claude Simon par Marie-Christine Mourier-Marchasson, dans la littérature d’incarcération par Gilles Lastra de Matias. Le thème du film Merde de Léos Carax est exploré par Jérome Dubois, et Léolo de Jean-Claude Lauzon fait l’objet


d’une analyse minutieuse de la part de Julie Perreault. La merde comme matériau de création est envisagée sous la dimension du principe par Bernard Troude, et analysée de manière spécifique dans l’œuvre de David Nebreda par Brian Muñoz, Rafael Jackson et Laura Bravo. Une économie politique de la merde se dessine dans les contributions de Matthew Paterson sur la structure anthropologique de la bourse du carbone, dans l’introduction à My Cocaine Museum de Michael Taussig offerte dans une traduction de Pierre-Luc Chénier, dans l’article de Sarah Wiebe sur la pollution environnementale comme forme d’intoxication fécale collective, et dans le « Scatonomics » de Kane X. Faucher, qui retourne sur les traces de Bataille pour évoquer le rapport entre la merde et l’État. D'autres textes proposent dans un esprit voisin une approche ethnolinguistique à la merde : Bana Barka explore les significations de la merde dans la culture camerounaise, Dalie Giroux propose une interprétation politique de la marde dans la langue populaire franco-américaine, et John Douglas Crookshanks tente une exégèse de la « Bullshit Law » en lien avec un texte juridique australien touchant les peuples autochtones. Ajoutons à ces contributions amies des structures celle du collectif Le Cabinet alias Fred Mundugis, qui propose une expérimentation linguistique autour de la merde à partir d’un texte de Freud. Quant à une philosophie de la merde, mentionnons les contributions de Sébastien Charbonnier sur la psyché de la digestion, une phénoménologie du cadavre comme abjection proposée par Sagi Cohen, et une fine exégèse de la question digestive chez Nietzsche par Leonore Bazinek. Dans l’esprit d’une poétique et d’une politique merdique, on lira Ian J. Russo et Pierre Troullier sur les emmerdes du monde contemporain, Jean-Pierre Couture sur l’articulation entre la merde et la domination, et Josée Blanchette, qui propose un texte jadis censuré par le journal Le Devoir portant sur la littérature merdique et ses objets merdiques.

À la faveur des ricaneux parmi les savants...



Sébastien Charbonnier « 50% de calories en moins » : c’est autant d’ énergie en moins… Pourquoi le choix

de se nourrir moins, qualitativement –  à l’encontre de la logique évolutionnaire  –, a-t-il pris une telle place dans les sociétés occidentales contemporaines ? La

croissance quantitative d’avalement que permet l’ invention de l’objet technique allégé fait de nous des machines de flux de plus en plus pures – i.e. exemptées de produire de la merde. « Zéro calorie » : la logique ultime de ce fantasme d’un

transit pur est d’ établir une transition bouche-merde pour rien. J’avale, je crotte ; je bouffe, je chie : « en vain et tant mieux » ! Cette vacuité est vraie en un certain

sens seulement, car ingérer de la nourriture selon une équation nulle permet

beaucoup en d’autre sens : la circulation de la monnaie (payer pour bouffer ce qui nourrit peu, donc payer plus souvent), l’ illusion de la puissance (je suis celui qui

peut s’offrir toutes ces choses), la jouissance de l’expérience (je n’ai plus à me soucier des effets de l’excès). L’excès serait enfin sans conséquence :  sans reste, sans merde,

sans lendemain. Que nous apprend ce refus des conséquences sur nous-mêmes ? Le

paradigme de la nourriture allégée – corporelle comme spirituelle – offre un beau sujet d’enquête pour tenter d’ établir un diagnostic du présent.


Là où ça sent la merde ça sent l’être.
 L’ homme aurait très bien pu ne pas chier,
 ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier
 comme il aurait choisi de vivre
 au lieu de consentir à vivre mort.

À Propos de l’auteur Sébastien Charbonnier est chercheur en philosophie et en sciences de l’éducation au CREN (Centre de Recherche en Éducation de Nantes). Son premier ouvrage, Deleuze pédagogue, essaie de montrer l’importance des problèmes et du désir dans l’exercice de la pensée critique.

C’est que pour ne pas faire caca,
 il lui aurait fallu consentir
 à ne pas être,
 mais il n’a pas pu se résoudre à perdre
 l’être,
 c’est-à-dire à mourir vivant. Antonin Artaud,
 Pour en finir avec le jugement de Dieu


A. Être light : une éthique de la peur 1. Le gavage de nourriture light : le fantasme de l’absence de conséquence

En 1972, Deleuze et Guattari se

plaisaient à effaroucher l’écriture universitaire en osant un cru incipit : « Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. » (Deleuze, 1972 : 7) Quelques décennies plus tard, cette matérialité clamée et fêtée n’est-elle pas en train de passer à la trappe ? Je veux dire, pour reprendre les termes d’Artaud : ne sommes-nous pas, nous Occidentaux, en train de « consentir à ne pas être », préférant « mourir vivant » plutôt que chier ? Cette hypothèse pour un diagnostic de notre présent, je voudrais l’établir à partir d’un objet technique paradigmatique de notre temps : la nourriture allégée. Il me semble que, telle une monade, l’idée de ce produit renferme la série complète de nos maux et fantasmes contemporains. Que nous apprend donc l’existence d’un tel artefact sur nous-mêmes ?

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un aliment allégé ? Celui-là dont l’apport énergétique relatif à la masse est diminué. Autrement dit, il faut se nourrir plus grandement afin d’atteindre le seuil vital de survivance quotidienne. Or, la problématique de survie classique des espèces vivantes est de réussir à atteindre quotidiennement un niveau énergétique suffisant – environ deux milliers de calories pour un homo sapiens adulte. Cet enjeu devenant obscur et lointain pour les « civilisés » que nous sommes, prendre un repas qui apporte deux fois moins d’énergie peut nous paraître désirable. Cet objet technique est donc un paradoxe du point de vue de l’évolution naturelle de l’espèce humaine : il correspond au renversement de la loi initiale de la sélection puisqu’il agit à rebours des principes sélectifs. À ce titre, il appartient à la phase civilisationnelle humaine, mise en évidence par Darwin dans La Descendance de l’ homme. Il y démontre que « la sélection naturelle n’est


plus, à ce stade de l’évolution, la force principale qui gouverne le devenir des groupes humains » (Tort, 1997 : 51-54). La sélection naturelle a sélectionné des instincts sociaux, qui à leur tour, ont développé des comportements et favorisé de nouvelles dispositions éthologiques. L’ingestion de nourriture peu nutritive en est un exemple frappant.

Ce n’est plus : « mange et tais-toi », mais : « mange et n’ai pas peur » ! La croyance en une ingestion sans conséquence est un schème inédit puisque par-delà la nature. Il suffit de donner un sens large à nourriture – nourriture corporelle (et pas que digestive) et nourriture spirituelle – pour obtenir une vue synoptique de ce que sont nos sociétés.

Quelle est donc la fonctionnalité d’un tel objet technique ? Qu’est-ce qui nous le rend désirable ? À première vue, la ritournelle valorisée dans le marketing du produit light paraît étrange : « peu énergétique ». Or, de fait, l’énergie a traditionnellement toujours eu une connotation positive : l’énergie est force, vitalité, puissance, désir… Les romantiques et les rationalistes sont d’accord sur ce point : l’énergie est un concept qui vaut comme signe de la liberté (Schlegel, 1996 : 194 ; Bachelard, 1993 : 40). À vrai dire, l’unique logique d’un tel éthôs est de pouvoir manger plus quantitativement sans dépasser le besoin naturel du corps. La nourriture allégée serait donc une parade de l’excès. Nos sociétés produisent et proposent trop de nourriture : nous devons donc créer et consommer des aliments qui ne vont pas nous gaver… Mais cette première hypothèse n’est pas satisfaisante : pour se prémunir d’un excès de nourriture riche, il suffit d’en manger moins. La nourriture allégée est au contraire un moyen de vivre l’excès sans conséquence. Il suffit de concevoir vers quoi mènerait cette logique à son degré de pureté maximum : l’objet technique parfait de la nourriture allégée serait l’aliment nonnutritif, « zéro calorie ». Ainsi, nous pourrions manger, ingérer, avaler, engloutir ad libitum, ad nauseum : l’absorption serait sans conséquence sur mon corps et sur ce que je suis.

2. La création d’un circuit fermé : « a-merditude » = « pan-merditude » Ce transit pur fait du corps humain une machine de passage, une sorte de conducteur : rien ne se perd entre l’entrée et la sortie. Je bouffe, ça sort ; j’avale, je chie. Pour rien. Je deviens une pure connectique bouffe-merde. À vrai dire, ce serait plutôt bouffe-bouffe, puisque la merde est la trace d’un travail, d’une absorption, d’un échange des corps. Or, avec une nourriture vide (non-énergétique), je n’ai plus rien à assimiler. Le grand perdant de ce fantasme d’un transit pur, c’est la merde, donc l’être humain que nous sommes. Quel sort réserver à celle-ci dans ce court-circuitage ? Faisons un peu d’éthologie pour nous situer, nous humains, dans le nouveau rapport à la merde que cela implique. Tout d’abord, notons que la merde pure est une idée farfelue, sans corrélat réel : « une merde qui ne soit que merde », cela signifierait un objet organique éternellement inutile, universellement toxique. Ce n’est pas possible. Toute merde est toujours impure, partielle ; autrement dit, il y a toujours encore quelque chose de bon, de nourricier à en tirer. (a) Dans le règne végétal, c’est évident : le compost et le fumier font d’excellents engrais. (b) Dans le règne animal, les échanges inter-espèces sont courants : la

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merde de l’un fait le bonheur de l’autre. Les insectes, mouches ou bousiers, sont peut-être l’exemple le plus connu ; mais il existe aussi des coopérations entre espèces proches. Duras offre un beau témoignage de cela : « Partout où ils allaient, les enfants traînaient derrière eux leurs compagnons, les chiens errants, efflanqués, galeux, voleurs de basses-cours […]. Seuls les enfants s’accommodaient de leur compagnie. Et eux n’auraient sans doute eu qu’à mourir s’ils n’avaient pas suivi ces enfants, dont les excréments étaient leur principale nourriture. » (Duras, 1950 : 116) (c) La coprophagie intraspécifique est une solution que l’évolution naturelle a retenue chez certaines espèces ; ainsi les chevaux mangent leur propre merde : cela est parfaitement raisonnable puisque la première digestion a laissé encore bien des éléments nutritifs dans les déjections. (d) L’invention humaine de l’aliment allégé ajoute virtuellement un nouveau paradigme. Le transit pur de l’aliment non-nourricier établit une relation d’équivalence entre l’entrée et la sortie. Autrement dit, nous visons le « sans reste » ! Mais deux lectures de cette équivalence sont possibles. Le fantasme subjectif est probablement de croire que l’on procède ainsi à une épuration de toute merde : le monde du light serait un monde plein, pur de tout vide, qui ne connaît pas les restes puisqu’il ne produit plus de merde. La logique d’absorption de la bouche triompherait du cul. Avec le « zéro calorie », plus besoin de marche arrière – j’avale, je régurgite ; le cul n’est qu’une seconde bouche. À l’opposé, les conditions objectives de cette équivalence établiraient plutôt le rabattement de l’entrée sur la sortie : le monde du light est monde épuisé, un monde entièrement resté qui

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n’a plus d’extériorité donc ne peut plus produire de reste. Nulle transformation : la merde qui sort était déjà de la merde à l’entrée. L’homme n’est plus qu’un tube. Du point de vue d’une architecture des réseaux de circulation, la transition pure bouche-cul signifie : ou bien ce que je mange ne devient jamais de la merde (réduction du cul à la bouche), ou bien tout ce que je mange est de la merde (réduction de la bouche au cul). Le courtcircuitage entre l’entrée et la sortie, la bouche et le cul, produit cette égalité : a-merditude = pan-merditude. Autrement dit, dès lors qu’il n’y a plus transformation de l’expérience – i.e. rencontre véritable avec le monde et les autres –, c’est la même chose de dire que nous ne savons plus « faire caca », selon les mots d’Artaud, ou bien de suggérer que nous maximisons la défécation. Dans tous les cas, l’assimilation de l’étranger, donc la modification de soi à travers les événements de la vie, est devenue impossible. 3. Une technique de décorporation : la tuyauterie digestive comme paradigme de la praxis consommatrice La praxis, nous dit Aristote, est l’activité humaine qui trouve sa fin en elle-même. Cela concerne les plus hautes vertus : prudence, amitié, sagesse, pensée. L’idée d’une nourriture allégée réalise ce paradoxe : hisser à ce niveau les fonctions vitales. Si avaler (des yaourts, des films, etc.) ne me nourrit pas, alors ce n’est plus un moyen « en vue de » (l’enrichissement personnel, par exemple). Ingurgiter devient une fin en soi, mais tragique : à la manière du tonneau des Danaïdes. La nourriture ne sert plus à me nourrir, elle devient prétexte à des flux économi-

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ques. Je dépense de l’argent pour acheter un bien à « non-usage unique ». Aussitôt acheté, il est consommé pour rien, puis chié comme tel – mais pas réutilisable, malheureusement. Derrière cette circulation « joyeuse », il y a l’épuisement : la digestion a lieu, mais à vide, pour rien. Le temps et l’énergie qui lui sont consacrés épuisent les forces sans ressourcement possible. La nourriture light vaut paradigme pour les objets techniques en général : toujours remplaçables, toujours à remplacer car déjà vétustes à peine utilisés. Le fantasme du transit pur par un sujet qui ne digère plus induit un déplacement du travail : l’objet doit être déjà digéré. Le devenir d’une rencontre – ce que j’en fais en me l’appropriant – est assumé entièrement dans la phase de production de l’objet. L’objet marchand tend donc à devenir d’emblée de la merde. Ce n’est plus moi qui assimile singulièrement l’objet pour en faire l’outil propre d’une création, c’est la production marchande qui fabrique des objets-déjà-assimilés que je ne peux « utiliser » que conformément. L’objet light est un étron, unité organique rétive à l’analyse, aux deux sens du terme : je ne peux plus l’ouvrir pour en déceler les mécanismes donc je ne peux plus le comprendre. L’organicité croissante des objets techniques est un choix de construction qui scelle le pacte d’ignorance avec le consommateur : la compréhension du fonctionnement de l’objet n’est plus à l’ordre du jour, et la possibilité de le réparer partiellement s’évanouit chaque jour un peu plus – qu’on pense aux moteurs de voitures, aux appareils photographiques, etc.

réifiée. Il est donc émancipateur en tant qu’il augmente ma puissance si et seulement si je fais l’effort de comprendre l’intelligence qu’il recèle. À l’inverse, m’en servir aveuglément me rend esclave de l’objet technique. Ainsi, la volonté de la production contemporaine est de distribuer de la ruse réifiée : « je vais vous rendre dépendant de moi pour toute réparation » ; « vous payez peu cher ce produit, mais vous en changerez plus souvent ». Nous sommes devenus des individus monotechniques, dont la seule compétence est d’acheter des « biens » peu chers mais vite périssables, donc à racheter rapidement. Quand on lit les textes de Simondon sur la « polytechnique », on mesure l’aliénation immense et nouvelle qui s’est instaurée depuis. Elle est sans doute la plus puissante ontologiquement et socialement puisque, d’un côté, elle fait de nous des

N’oublions pas que la merde fut l’outil primitif de la lutte ! Les opprimés, ceux qui n’ont rien, ceux-là ont encore au moins leur merde pour l’envoyer à la figure des puissants. La merde est la seule ressource propre des combattants

Simondon louait l ’objet technique en rappelant qu’il est toujours de l’intelligence

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maîtres absolus de l’objet technique, « simple instrument ou domestique qui ne proteste jamais » (Simondon, 2005 : 521-523) ; mais d’un autre côté, cette illusion de maîtrise fait de nous des esclavagistes monopotents, uniquement capables d’appuyer sur un bouton dans l’ignorance (donc la dépendance) totale de l’intelligence technique matérialisée derrière ce bouton. Ce nouveau rapport à l’objet technique réunit le fantasme de la maîtrise et la réalité de la domesticité. Réalisation oxymorique magistrale : les individus travaillent à s’acheter des esclaves réifiés qui assurent à la fois un délire subjectif de puissance et une aliénation objective d’autant plus impossible à contrer qu’elle est vécue sur le mode de la liberté et le sentiment d’être un dominant. Ce qui est vendu, ce n’est plus un objet en tant qu’outil technique, c’est la sujétion elle-même. J’achète une expérience ou un sentiment purs de toute conséquence : les résidus et les aléas, bref la merde de l’expérience en est évacuée. Par exemple, je peux courir sur un tapis dans un club de gym afin de ne plus rencontrer pluie, caillou mal placé, serpent caché, etc. C’est l’expérience elle-même qui devient marchande : peu importe que ce que j’avale soit sans valeur nutritionnelle, j’achète la jouissance de me gaver. L’objet s’efface devant le service acheté : on peut bien m’« offrir » un téléphone portable dès lors que je me lie par un contrat qui me ponctionne mensuellement de l’argent pour que je puisse faire l’expérience de la « communication » (Zizek, 2002 : 73-76). Le transit pur connecte les entrées et les sorties en permanence : la transaction entre vendeur et acheteur ne s’arrête plus après la vente. Nous restons connectés puisqu’il m’alimente continuel-

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lement et je réclame toujours plus dans l’exacte proportion où je ne digère rien. Autant un grand film peut me paralyser pendant un mois, le temps que je le digère et m’en remette ; autant un blockbuster peut s’enchaîner sur un autre – je ne paie plus une place d’ailleurs, j’ai un forfait annuel « à volonté ». C’est l’ultime étape du fétichisme de la marchandise : le fétiche n’est plus un objet solide dont la présence occulte le rôle de médiation sociale qu’il remplit, il est décorporéisé, pur lien. 4. La perte de la merde en direction du niveau zéro de la résistance politique Un tel court-circuit dans la problématique de la nutrition et de la digestion me prive de la puissance de produire de la merde. Infécond, infoutu de déféquer quelque chose qui soit de moi. Or, n’oublions pas que la merde fut l’outil primitif de la lutte ! Les opprimés, ceux qui n’ont rien, ceux-là ont encore au moins leur merde pour l’envoyer à la figure des puissants. La merde est la seule ressource propre des combattants : « C’est le geste séculaire de l’insurrection contre les puissants. » (Foucault, 2003 : 26) La merde, c’est la poïésis qui découle naturellement de la praxis : j’ai seulement à être pour la produire. Or, si je ne peux plus la faire (a-merditude), que me reste-t-il ? Or, si même la merde se paie (pan-merditude), de quelle ressource propre disposé-je ? C’est en cela que le paradigme de la nourriture light est détonnant : il franchit en quelque sorte le seuil ultime de la dépossession de soi. Dans le mime illusoire de la puissance qu’il nous fait vivre, l’allégé – achat de l’expérience sans restes – rend désirable de ne plus être producteur de merde, il nous fait désirer « ne plus

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en chier ». Ce processus de dépossession de soi pousse le bouchon au maximum, il va fouiller jusque dans les profondeurs du réel pour en extraire les derniers restes. Cela rappelle que la dépossession de soi est avant tout une dépossession du monde : pour ne plus pouvoir produire de la merde, je dois d’abord ne plus rien avoir à ingérer. L’aliénation est donc perte de l’objet plus que du sujet. Dans Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Franck Fischbach montre que la notion de sujet, loin d’être un rempart critique contre nos maux actuels, constitue le symptôme d’un manque d’élucidation critique : l’exaltation du sujet est la condition nécessaire au capitalisme pour pouvoir se développer, condition qu’il favorise et qu’il entretient. Cet environnement où « l’on exhorte l’individu à l’autonomie sans jamais lui en donner les moyens » fait penser à bien des discours moralisants de prétendus « émancipateurs ». Sans objet montre que l’aliénation produite par le capitalisme n’est en rien inquiétée par les perspectives d’une subjectivité autonome puisqu’il engendre cette dernière comme illusion, dont la marchandisation de l’expérience flatte la propension à la spiritualisation de soi – « je ne suis pas que mes viscères tout de même, je suis aussi un sujet libre et souverain ». Précisément, l’allégé flatte la subjectivité : il produit le sentiment qu’on ne fait plus d’effort, qu’on n’est plus opprimé, qu’on n’est plus de ceux-là qui en « chient ». Il flatte aussi les travers de l’intersubjectivité : il produit l’habitude d’être servi plus que serveur, d’être le maître plutôt que l’esclave. Ainsi habitués à l’absence d’effort, devenus incapables de pousser, pourrons-nous encore nous révolter, lancer nos déjections à la figure des grands ? La merde était

le dernier bastion, l’intime recoin à conquérir pour priver les individus d’une puissance de combat. Sans merde, je ne suis plus rien. La fausse et tragique générosité de la nourriture light consiste à réaliser l’idée de sujet : elle le donne et nous prive ainsi du désir de le construire. La subjectivation, la transformation de soi deviennent impossibles. Ainsi, le malheur de notre individualisme, ce n’est pas de choisir le niveau de l’individuel comme point de référence, mais d’envisager l’individuel comme tel, c’està-dire de manière statique. L’individualisme nous rend tristes en tant qu’il fait circuler du « déjà individué ». À l’inverse, la capacité à produire de la merde est le signe d’une puissance de digestion (par opposition à l’ingestion), de reconstruction : la merde est le résidu vital des organismes bouffant, bougeant, évoluant, bref, actifs. La pureté du point d’arrivée (« sans décharge » ou « à décharge identique ») suppose, de manière plus dramatique, une épuration du trajet (pas de production). La merde est la trace de l’effort, l’absence de merde est donc l’absence d’individuation, de formation. C’est un véritable boulevard pour les processus de normalisation, c’est-à-dire les séries d’individus créés en série. En effet, il est intéressant de remarquer que les deux scènes fondatrices de la psychiatrie comme de l’antipsychiatrie mettent en jeu la merde : dans un cas la merde vaut projectile, dans l’autre couverture (Foucault, 2003 : 22-27 ; 32-33). La merde fonctionne comme humiliation sociale, elle marginalise. C’est pourquoi l’utiliser pour soi, voire sur soi, vaut comme acte stigmatisant par excellence. Ceci laisse à croire que la merde est l’anomique par excellence ; c’est donc cela que les puissances normalisatrices se

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doivent d’effacer, de conjurer. La normativité pure tend vers l’absence de toute merde. Ceci est encore instructif pour nos corps tels que nous les vivons aujourd’hui. Manger allégé tend à rendre l’acte même de se nourrir insensé : manger n’a plus de sens objectif. On perçoit donc que la valorisation concurrentielle des corps – compétition pour la beauté normée – passe par une forme de spiritualisation de soi au sens d’un déni de sa corporéité. Paradoxalement, plus le corps est sacralisé (holy), plus il est dénié dans sa réalité objective. Le refus de la merde, c’est le refus d’être un corps : la fausse hospitalité (hospes) de mon corps décorporéisé pour l’abondance (de nourriture light) considère en fait comme un ennemi (hostis) la matérialité et ses effets concrets sur mon corps. L’hospitalité factice de mon corps pour la nourriture allégée est réellement un refus de l’étrange en moi, du corps étranger susceptible de me transformer. La nourriture doit passer au travers de moi comme au travers d’un fantôme (ghost) : identique d’un point à l’autre. La spiritualisation s’opère sur le mode technique de la mécanisation : la nourriture traverse mon corps parée de propriétés d’imperméabilité – absence d’échange entre deux milieux. La pure dévoration opère comme une dé-création – la boulimie, en ce sens, fonctionne vers la même fin que l’anorexie : elle vide l’individu, dévoré par ce qu’il dévore. Nulle immixtion ou composition de rapports : je deviens tuyauterie insignifiante, canal de gavage sans conséquence. Me voilà pur esprit (Geist), devenu le fantôme (ghost) de moi-même : « hospes, hostis, hostage, host, guest, ghost, holy ghost et Geist ». (Derrida, 1996 : 110) Les étrons sont mes ennemis parce qu’ils témoignent des traces lais-

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L’ hospitalité factice de mon corps pour la nourriture allégée est réellement un refus de l’étrange en moi, du corps étranger susceptible de me transformer.

sées par les hôtes ; ces êtres ont pris en otage une partie de ce que je suis pour me changer irréductiblement. Face à cette réalité d’un être trop pesant, l’allégé réalise le fantasme de nous débarrasser d’une partie de notre être. Nous ne sommes plus que des demi-corps – inversant l’équation de la souveraineté classique. Dans Les Deux Corps du Roi, Kantorowicz montre que la souveraineté du roi s’incarne à la fois dans son corps biologique (individualité somatique) et dans un corps symbolique (individuation politique). En effet, la monarchie a essentiellement besoin que son pouvoir s’incarne dans un individu, mais en même temps, si le roi meurt, la monarchie doit subsister : il faut donc que les rapports de souveraineté ne disparaissent pas si tel individu vient à mourir. La puissance du corps du roi dépasse donc sa

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singularité somatique : il est au moins double (Kantorowicz, 1989). Contre la mort est ainsi assurée la permanence de l’éphémère. Aujourd ’hui nos corps sont à l ’inverse des demi-corps. Le fantasme du transit pur est un déni de l’individuation, de la rétention, de la composition avec le tout-venant des rencontres de la vie. Nous extrayons symboliquement la part organique en nous, celle qui s’use. L’individualisme produit cette amputation qui nous transforme en rois malingres : rois déchus que nous sommes, pauvres « moi »… Le problème n’est plus : « si je meurs, alors que deviendrai-je après la mort ? », mais : « si je vis, alors que vais-je devenir pendant la vie ? » Si je vis, je risque de grossir, de vieillir, de tomber malade, et finalement de mourir. Le demi-corps est ce qui reste une fois l ’individuation déniée. Vivant dans un demi-corps, nous assurons la transition d’une permanence à l’autre contre la vie – « toujours jeune », puis « toujours heureux », puis « toujours sain », etc. Le fantasme de l’immortalité, assuré en grande partie par les religions, se renverse en un nouveau fantasme : non plus faire sauter l’échéance terminale mais bloquer le temps. Dans les deux cas, on tente de refouler notre condition de producteurs de merde. Avant nous raisonnions ainsi : « cette vie est de la merde, nous deviendrons de la merde, mais il y aura un tout autre monde, une autre vie… » Aujourd’hui nous pensons : « cette vie est sans merde, je ne serai jamais une merde tant que je serai vivant ». Nous n’avons fait que rabattre la transcendance de l’ « après-la-vie » sur l’immanence de l’« endedans-de-la-vie ». Mais loin d’être moins re-

ligieux, ce geste l’est tout autant : ce n’est donc pas dans le sentiment de la transcendance qu’il faut saisir la religiosité. Le refus de la merde est peut-être l’essence véritable du religieux. Est sacré ce qui n’est pas souillé… Mais, pour notre malheur, évacuer la merde en la vie elle-même, c’est évacuer la vie en la vie.

B. Penser light, ou la tristesse d’une épistémologie sans merde 1. Le bonheur de ne jamais se tromper, ou la peur de la bêtise Chier est la marque par excellence de la naïveté dans le régime de la pensée, au sens fécond que lui donnèrent Bergson, James ou Deleuze : devenir naïf pour oser penser contre les préjugés et les « cela va de soi » de son temps. Bref, salir les belles et bonnes idées qu’ « on se doit d’avoir » ! À l’inverse, la pensée light protège de l’aventure d’idées et de ses risques intrinsèques. Le « zéro calorie » de la pensée, c’est le consensus sur les réponses : l’accord assure à chacun qu’il pense bien et protège de la moquerie des autres. Voilà l’ennemi véritable de la pensée : les idées déjà pensées par les autres donc innutritives pour soi. « À haute voix, les catégories nous disent comment connaître, et elles alertent solennellement sur les possibilités de se tromper ; mais à voix basse, elles vous garantissent que vous êtes intelligent ; elles forment l’a priori de la bêtise exclue. » (Foucault, 2001a : 961) Or, penser, c’est apprendre, essayer, se tromper. On pense comme on marche : en butant, en se relevant. Contre la sottise qui ricane des erreurs de l’autre, Deleuze a fait l’éloge de la bêtise comme courage de penser vraiment, modestement, depuis le nécessaire point de départ relatif aux

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trajectoires qui nous font à tel moment donné (Charbonnier, 2009 : 99-108). La bêtise dite ou pensée, c’est la merde de la pensée : la preuve et la trace que l’on fait effort de penser, qu’on pousse, qu’on essaie. Être bête de poser des questions plutôt qu’être fier de répondre : la pensée me libère dans la mesure où j’ose m’aventurer dans les méandres du « j’en sais rien » pour me déprendre véritablement de toutes les certitudes qui m’emprisonnent mentalement. Ce cheminement est fait de désir, véritable carburant de la pensée, et d’humilité, car en regardant en arrière, je me rends compte que j’ai été bien bête de penser ça. Bref, mieux vaut une idée bête effectivement pensée qu’une idée juste simplement répétée. La première forme véritablement, la seconde me prépare insidieusement au jour où l’on me demandera de répéter une idée dangereuse – et je n’y verrai pas de différence : c’est pourquoi il y a banalité du bien comme il y a banalité du mal (Terestchenko, 2005). La bêtise comme faculté produit des maladresses de la pensée comme un corps produit de la merde. Ce n’est pas sale, ce n’est pas grave. Il faut non seulement tolérer les erreurs dans l’apprentissage, errances nécessaires, mais bien comprendre qu’elles n’ont pas à être effacées, qu’elles ne peuvent pas disparaître. Il faut aller plus loin que les gentils pédagogues : selon eux, il y a un « droit à l’erreur ». Mais ce droit à l’erreur demeure un échec qui doit mener, in fine, vers la vérité. Le droit à l’erreur est conçu comme une délicatesse comportementale de la part du professeur, une patience psychologique vis-à-vis des lenteurs des élèves. Ainsi, Astolfi écrit-il dans son ouvrage sur L’Erreur : « En-

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tendons-nous bien : le but visé est bien toujours de parvenir à éradiquer [les erreurs] des productions des élèves, mais on admet que pour y parvenir, il faut les laisser apparaître […] si l’on veut réussir à les mieux traiter. » (Astolfi, 1997 : 15) Je traduis : cette pédagogie-là veut apprendre aux gamins à bien se torcher le cul ! On reconnaît qu’un derrière se salit, mais on veut ultimement qu’il soit propre, qu’il ne se trompe pas. C’est donc encore un refoulement de la bêtise comme production de merde. Or, la bêtise est ce dans quoi nous errons. Il ne s’agit donc pas de corriger des erreurs, mais de rectifier nos idées. L’errance – plus que l’erreur – n’a rien à voir avec la psychologie des individus en interactions dans une situation d’apprentissage. L’errance est le milieu dans lequel évolue toute enquête rationnelle. C’est la conséquence d’une conception ouverte de la connaissance : « L’erreur est un des temps de la dialectique qu’il faut nécessairement traverser. Elle suscite des enquêtes plus précises, elle est l’élément moteur de la connaissance. » (Bachelard, 1936 : 249) De ce propos, on peut déduire que l’erreur n’est pas une faute rédhibitoire qu’il faudrait éviter au nom des bonnes solutions ; elle n’est pas non plus un expédient à partir duquel on peut corriger l’élève pour mieux l’amener à la solution. L’erreur, d’une certaine manière, c’est ma résolution temporaire, la solution où je m’arrête avant de poursuivre l’enquête ; et l’enquête continuant, ma résolution d’aujourd’hui deviendra rétrospectivement une erreur. Ainsi la résolution de s’en tenir à la mécanique classique est-elle apparue comme une erreur une fois passée à la mécanique relativiste. Apprendre à penser, c’est pareillement apprendre à passer d’une idée à l’autre : toute la force de l’acte de

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penser réside dans ce passage plus que dans les résolutions temporaires qui sont vouées à n’être que des hypothèses pour mes futures enquêtes. Apprendre à penser, c’est apprendre à persévérer dans l’effort de pensée malgré la merde qui en sort nécessairement. 2. L’inconséquence : la tentation de ne pas en chier dans la pensée donc l’impossibilité du souci de soi C’est toute la dimension de transformation de soi qui est perdue dans la pensée light. Cette nourriture intellectuelle sans calorie, donc sans énergie, c’est l’information. L’information est la transition pure, sans retenue, sans digestion : le « zéro calorie » de la pensée. On ne fait rien, on n’est fait par rien : l’esprit n’est plus cette pâte qui se travaille lentement – comme dans l’éthique de l’habitude chez Aristote –, il est un miroir perpétuel. Il n’a plus rien à digérer, mais doit toujours avaler des informations nouvelles. Ce gavage a rendu nécessaire l’invention d’une nourriture allégée. Michel Serres distingue nettement deux sens du mot « information » (Serres, 2004 : 148). Scientifiquement, l’information désigne une quantité proportionnelle à la rareté ; improbable et riche, l’information fournit de l’intéressant, du nouveau, du fécond. C’est le sens que donne Simondon à ce terme dans son chef-d’œuvre (Simondon, 2005). En même temps, il existe un usage massif du même mot, qui signifie l’exact inverse : l’information comme abondance, diffusion, redondance ; cette information se disperse de manière entropique, donc s’écroule vers le désordre et le non-différencié. Mais cette information comme inondation est aussi ce qui,

paradoxalement, cloue au silence de nombreuses franges des populations. C’est ce que Simondon appelle « signaux d’information ». La digestion cognitive, c’est alors l’équivalent de ce que Simondon appelle la disparation : « Un ensemble de signaux n’est significatif que sur un fond qui coïncide presque avec lui ; si les signaux recouvrent exactement la réalité locale, ils ne sont plus information, mais seulement itération extérieure d ’une réalité intérieure […]. Si la disparation est nulle, le signal recouvre exactement la forme, et l’information est nulle, en tant que modification de l’état du système. Au contraire, plus la disparation augmente, plus l’information augmente, mais jusqu’à un certain point seulement, car au-delà de certaines limites, dépendant des caractéristiques du système récepteur, l’information devient brusquement nulle, lorsque l’opération par laquelle la disparation est assumée en tant que disparation ne peut plus s’effectuer. » (Simondon, 2005 : 222-223) (a) Trop faible, la disparation n’est plus que convenance et produit l’itération ; c’est ce que vise la publicité par exemple. Psittacisme ontologique : je répète ce qu’on me dit d’être. Aucune digestion, pas de risque de se tromper : je suis d’emblée dans le beau, le bien, le vrai – une belle maison, un bon métier, une vraie famille. La solution est gobée avec amour, et toute la vie de l’individu s’oriente vers le but de la chier intacte à l’arrivée. C’est la vie comme chiasse continuée. (b) Trop importante, la différence devient indifférence ; c’est ce que provoque la pédagogie classique qui veut forcer « la jeunesse » à ingurgiter les grandes références. La pureté des intentions d’éducation, véritable acculturation, devient

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La nourriture allégée, ce n’est pas le non-être, ni l’être, c’est un monde qui ne laisse pas le temps à l’être de se construire. C’est un monde qui donne d’emblée (en prétendant donner « léger »), qui précède la question, qui propose avant même que vous ayez eu le temps de vous demander ce que vous vouliez.

proprement indigeste pour ceux qu’elle est sensée nourrir. C’est la constipation assurée. L’a-merditude comme la pan-merditude assurent un court-circuit parfait entre émission et réception, ce qui signifie que rien ne sera changé par la transmission du message. Nulle individuation réciproque – par information signifiante –, donc aucune encapacitation (empowerment) possible. Dans ce statisme, la formation n’est simplement pas possible : je ne peux pas devenir ce que je suis au travers des autres (subjectivation), je peux seulement répéter les modèles tout faits qui me sont présentés (normalisation). La nourriture allégée, ce n’est pas le non-être, ni l’être, c’est un monde qui ne laisse pas le temps à l’être de se construire. C’est un monde qui donne d’emblée (en prétendant donner « léger »), qui précède la question, qui propose avant même que vous ayez eu le temps de vous demander ce que vous vouliez. La circulation instantanée ne laisse plus le temps

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aux restes, aux déjections. L’amerde, c’est l’interjection permanente : le «  !-être ». Vous êtes sommés de vous exprimer. Le light permet et appelle le surplus, l’hypercirculation entre des êtres déjà individués. Plus aucune place n’est laissée à l’individuation, au souci de soi comme sujet se faisant. Pour cela, il faut défaire les fausses évidences qui nous relient : la libération c’est la déjection. À l’inverse, l’a-merditude est un présentisme, un court-circuit topologique. Je mange cet ingrédient « zéro calorie » : son entrée et sa sortie se soudent ne laissant place à aucun déploiement. Le corrélat logique de cette « éthologie » est la non-conséquence, sans doute le mal dont nous souffrons le plus aujourd’hui, comme le suggère Jacques Bouveresse : « Kraus a dit de l’Autriche de son époque que c’était «un pays où on ne tire pas de conséquences ». Je suis frappé depuis longtemps par le fait que

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c’est probablement toute notre époque et tout le système dans lequel nous vivons aujourd’hui qui excellent jusqu’à la virtuosité dans l’art de ne pas tirer de conséquences, et en particulier de ne pas en tirer de ce qu’ils ont appris et qu’ils savent (ou croient savoir) grâce au travail d’intellectuels critiques comme Bourdieu. Il arrive à Kraus de remarquer que le satiriste ne demande au fond rien de plus qu’un minimum de logique et que la forme par excellence de l’immoralité est peut-être aujourd’hui tout simplement l’illogisme. Notre époque surpasse sûrement la plupart des précédentes dans la capacité de penser de façon généreuse et d’agir en toute candeur avec l’égoïsme le plus constant et le plus féroce. C’est ce qui rend aujourd’hui si ridicule et dérisoire le discours que tiennent les hommes politiques sur la défense de nobles causes comme celle de la réduction nécessaire des injustices et des inégalités les plus criantes. À la différence de penseurs comme Bourdieu, ils réussissent le tour de force de vivre sans difficulté apparente leur discours «théorique » comme entièrement séparable de leurs actions. » (Bouveresse, 2003 : 34) Refuser la merde cognitive, c’est vivre dans l’illusion d’une efficacité intrinsèque des démonstrations éthérées. Pourtant, on sait bien que, une fois compris un raisonnement, il restera toujours le plus difficile : s’approprier la vérité démontrée, l’incorporer, la vivre. Voilà en quoi la pensée peut faire trimer, transpirer : lorsque la vie se hisse au niveau des analyses éthiques, comme l’exige Épictète de tout soi-disant philosophe (Épictète, 1999 : 46). Nous sommes souvent fort loin de cette conception antique de la pensée qui accorde un sens à la pensée uniquement si elle aide à mieux vivre : « Lorsque Werner Jaeger a intitulé son livre Paideia, le mot paideia signifiant

«formation », livre dans lequel il expose tout l’univers de la pensée archaïque puis classique, je crois qu’il a eu une intuition excellente : pour les Grecs, ce qui compte, c’est la formation du corps et de l’esprit. Souvent, Épictète, quand il désigne le philosophe qui a fait des progrès, dit qu’il est pepaideumenos, qu’il est « formé ». C’est peut-être cela qui est la grande différence avec une certaine philosophie moderne, cette attitude à l’égard de la formation. » (Hadot, 2001 : 150) En effet, la surproduction d’objets light n’est pas l’apanage d’Hollywood ; même les recherches universitaires tendent vers cet empressement dans le gavage light : l’accumulation tératologique des connexions théoriques et érudites (montrez que vous avez pensé grâce à une bibliographie-buffet) se prétend marque de qualité d’une pensée. Ces maelströms théoriques et abstraits n’ont d’égal, trop souvent, que leur inefficience (Foucault, 2001b : 999). Toute une partie de la recherche universitaire, c’est Gargantua au pays de Taillefine. Il faut rappeler que la pensée est affaire d’esprit et de corps. De fait, la tradition occidentale réduit inlassablement la perspective d’émancipation à la « formation de l’esprit critique » depuis au moins deux siècles – i.e. depuis qu’il existe des « penseurs professionnels ». Quel farouche dualisme intériorisé faut-il pour ne pas voir que penser forme autant le corps critique que l’esprit critique, ou plutôt ne forme pas l’un sans l’autre – ou encore : forme l’un dans la mesure où l’autre peut suivre. D’une certaine manière, c’est même le corps qui fournit un repère plus sûr que l’esprit tant il est plus difficile de se mentir à soi-même en ce qui regarde le corps. Si le corps résiste, c’est le signe que rien ne s’est passé dans l’esprit : le corps est un

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excellent détecteur de verbalisme. Digérer les idées corporellement prévient de la logorrhée – littéralement « diarrhée verbale ». C. La gouvernance light : les « sociétés de diffusion » et l’amnésie des restes Michel Serres rappelle que le diagnostic est chose ardue : « Rien de plus difficile que de trouver en quoi consiste le présent de notre temps. Ce que tout le monde en dit, loin de l’éclairer, le recouvre et le cache. » Aphorisme : « Trouver le contemporain, chose difficile. » (Serres, 2004 : 151) Les passionnantes analyses de Foucault sur les « sociétés de contrôle » ont déjà un wagon de retard : permettentelle de penser efficacement le (non)-rapport à la langue et à la lecture, la généralisation d’Internet – qui n’est pas qu’une accélération de l’information par rapport à ses modalités de diffusion antérieures mais un nouveau régime d’information –, le faux problème du développement durable (Ariès & alii, 2007), l’ignorance devenue quasi-absolue vis-à-vis de la technique, la religiosité participative dans la possession d’objet publicisé (Simondon, 1960), etc. ? D’une certaine manière, il n’y a plus besoin de contrôler car nous sommes passés dans un régime d’hétéro-régulation : à l’inverse des organismes vivants, nos sociétés contemporaines ont une puissance de dispersion interne qui empêche toute organisation de fonctionner. La nourriture allégée est corrélative d’un hyperéchange sans conséquence : les puissants n’ont plus rien à craindre car les organes critiques sont inopérants, les textes subversifs sont noyés par l’information sans cesse affluente, les erreurs et les mensonges grossiers jaillissent au su de tous pour être aussitôt oubliés, etc.

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Nul besoin de contrôler : la critique peut exister, le mensonge être avéré… Les modalités d’existence de ces événements sont allégées, elles sont sans conséquence. Un gouvernant n’a presque plus à s’inquiéter d’une bourde : « c’est la merde ! » Non : la merde est devenue impossible. Le potentiel de l’hypermnésie d’Internet – en tant qu’archive globale toujours accessible par tous – est phagocyté par l’impuissance du cri critique qui y puiserait la preuve de sa démonstration. Un buzz relaie l’autre, et ainsi de suite dans une valse indigeste. Singulier renversement des puissances de subversion du rhizomatique, de la dissémination, des réseaux, qui semblent comme phagocytées par de nouveaux régimes de domination (Cusset, 2003 : 331). Ces paramètres nouveaux pourraient nous inciter à parler de « sociétés de diffusion », dont la capillarité intrinsèque diffuse et disperse aussitôt le moindre renversement – le PQ en constituant le paradigme textile avec ses fibres chaotiques, sa molle douceur et sa puissance d’absorption. La capillarité de la « société de diffusion » entraîne une peur de l’imminence du danger : le spectre d’un grand renversement à venir, pour tous, s’est mué en crainte des multiples atteintes à l’intégrité de chacun, à chaque instant – dont l’érection du « fait divers » en fétiche de l’information constitue le corrélat. Ainsi émerge la figure de la menace diffuse dans divers domaines : diplomatie, pénalité, santé, Internet, école, etc. Se joue ici la sortie du dispositif légal tel qu’il fonctionnait dans nos sociétés disciplinaires ou de contrôle. Dans le système pénal, par exemple, on ne veut plus juger l’acte criminel mais la potentialité criminelle d’un individu – « donnée » extérieure au dispositif légal actuel. Par la mécanique propre

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de la « société de diffusion », la menace se trouve indéterminée : c’est donc une « dangerosité » indéfinie à laquelle doivent répondre des mesures elles-mêmes indéfinies – « la notion de dangerosité est éminemment protéiforme et complexe » reconnaît le symptomatique rapport Garraud intitulé Réponses à la dangerosité. Ce rapport est une illustration flagrante de cette peur sans objet : existe d’abord un sentiment paranoïaque de menace potentielle de chaque individu, sentiment qu’il s’agit de rationaliser de manière ad hoc. La préconisation n°1 l’avoue puisqu’elle propose de « développer une activité de recherche scientifique afin de définir les critères objectifs de dangerosité ». Derrière la stigmatisation de la « menace potentielle », la logique de l’imminence repose sur l’idée d’une « potentialité menaçante » : c’est le possible luimême, en tant que catégorie métaphysique, qui fait peur. Dans le pénal, ce n’est même plus la « merde criminelle » qui est visée, mais la merde en puissance, la possibilité de la merde. La société de diffusion, pour chaotique qu’elle soit, n’en tend pas moins vers une hyper-réification sans devenirs : tout doit être fixé, arrêté, et même les potentialités doivent devenir des « données ». Les processus de digestion, de transformation, de subjectivation sont déniés, ils sont substantivés en « constat d’un état de dangerosité » – expression récurrente dans le rapport (je souligne). La potentialité menaçante – frayeur de l’imprévisible – ne se laisse donc plus coder dans un calcul – comme dans les sociétés de contrôle ; les dispositifs disciplinaires

sont eux aussi mis hors-jeu dans cette nouvelle logique : « Fondée sur la dangerosité et non sur la culpabilité, la mesure de sûreté en milieu ouvert ou en milieu fermé est une nécessité. » (Garraud, 2008) Plus besoin de cabinets – water-closed – dans une société où l’on ne chie plus ! Tout le rapport ne peut donc être placé que sous les auspices d’élucubrations préventives. D’un côté, il faut former des experts de la dangerosité : « expert psychiatre », « psycho-criminologue » (préconisations nos 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9) ; c’est une épistémologie de l’ancrage des processus d’individuation. De l’autre, il faut investir dans des moyens financiers et matériels pour créer des interconnexions entre toutes les bases de données administratives afin « d’appréhender l’éventuelle dangerosité d’une personne » (préconisations nos 10, 11, 12, 13, 14 et 15) ; c’est la mise en place d ’un encrage taxinomique des individus. En bref, allégeons-nous du poids du devenir ! Quand nous serons assurés que les individus ne peuvent pas changer, ne peuvent pas dévier des processus de normalisation, la paix règnera. Plus d’inquiétude – cet « uneasiness » que Leibniz définissait comme un déséquilibre perpétuel, la vitalité même. Cette mise à mort du possible, de la contingence des gestes de la pensée, c’est la droite route vers une paix métaphysique : l’être, rien que le grand être – et fi à l’étron. Parménide pourra se réjouir de là où il nous regarde…


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Julie Perreault1 Les contenus de ce texte gravitent autour de trois grands thèmes : le personnage de Léolo, la merde, et la mise en abyme. Ni essai littéraire ni entreprise

théorique, il s’agit plutôt d’un essai philosophique qui tente de faire jouer l’œuvre cinématographique entre ces deux lieux. Le cercle Léolo-merde-mise en abyme

permet de contourner les interprétations linéaires qui arrêtent le plus souvent des significations politiques, linguistiques ou psychanalytiques du film. La critique procède ici non pas par la réfutation, mais par la mise en spirale des éléments

interprétatifs qui construisent le regard porté sur Léolo. On finit ainsi par parler de soi-même en parlant des autres, ou de parler des autres en s’adressant à soi. Le

but n’est toutefois pas de jouer le jeu pour le jeu, mais bien de dire quelque chose de tangible. Le film raconte l’ échec de la pensée bien-pensante à sauver l’ homme de

lui-même plutôt que la mélancolie d’un peuple déchu. C’est de ce fait peut-être qu’ il exhorte ce peuple à se dépasser lui-même.

1

J’adresse un grand merci à Émilie Dionne, à Anne-Marie Turcotte, et à Cristian Lobont, qui ont tous trois accepté de lire des ébauches de ce texte à des moments critiques. Merci de m’avoir encouragée par vos commentaires dans cette entreprise de rédaction, qui s’est finalement avérée plus ardue qu’escompté. Merci aussi à Dalie Giroux, pour sa confiance.


La marde était devenue une obsession dans la famille.

À propos de l’auteure Julie Perreault détient une double formation en philosophie et en pensée politique. Ses travaux ont porté sur la pensée moderne et contemporaine du 18e et du 20e siècles. Inspirée de l’anthropologie et de la critique des sciences humaines, ses recherches actuelles abordent des enjeux de l’éthique, du féminisme et de la littérature autochtone. Elle s’intéresse en général à l’expression des formes de la pensée et à la diversité des rapports au monde qu’elles impliquent.

L

orsque je songe à Léolo, je n’y peux rien, il n’y a, telle la parole rythmée d’une puissance omnisciente, que cette seule phrase qui me revienne en tête : « Ma grand-mère avait convaincu mon père que la santé / venait / en chiant. » À force de répétitions, l’usage facile de la métaphore convaincra d’abord d’une chose : que c’est en refusant de s’y laisser prendre, en voulant se dérober au jeu du père, que Léolo, le petit Léo, le cher Léo Lauzeau, s’y perd finalement. À considérer l’insigne, la conclusion du film nous sera dès lors moins choquante que l’adage de la grand-mère nous demeurera en tête telle une litanie ne s’adressant à personne autre qu’au narrateur lui-même : « Ma grand-mère avait convaincu mon père que la santé venait en chiant », « ma grand-mère avait convaincu mon père que la santé venait en chiant », « ma grand-mère avait convaincu mon père… ». Ainsi, pourrait-on imaginer retentir les derniers mots de Léo à lui-même, dans cette scène finale où il repose, immobile dans un bain d’eau froide, les yeux ouverts et vides sur le regard inquiet de la psychiatre qui le soigne.


Ce n’est pourtant pas le cas. Ou du moins, nous n’en savons rien, puisque les dernières paroles de la narration, qui invoquent plutôt la fin du rêve, situent leurs mots avant la mort psychique du sujet principal. Léolo succombe ainsi à la banalité de la pression familiale sans que l’énigme qu’il met en place ne soit clairement résolue. Car il va sans dire, dans ce film, malgré l’avertissement et les images fortes qui dès le départ en tracent la trame, il faut bien admettre que Léolo, lui-même, ne « chie » pas. Que dire dès lors de cette maxime ancestrale qui, répétée deux fois au début du film, suit, dans la tête du spectateur, jusqu’à en marquer la fin ? Se jouant de la constipation métaphorique du personnage principal, Jean-Claude Lauzon nous démontre-t-il par l’absurde, preuve négative s’il en est une, que la grand-mère avait raison ? Oui et non, oserai-je répondre à l’avance, puisque la question ellemême demande ouverture. Y répondre exigera ici que l’on déplace certaines de nos catégories épistémologiques fondamentales, de même que les usages normatifs qui leur sont associés.

Tel qu’on le verra d’abord, cette dernière scène du film reste incompréhensible sans saisir l’écho qui la renvoie à la première. Le retour est explicite, clairement voulu par l’auteur, puisque le choix des mots eux-mêmes, la narration si essentielle au film, y reprend en le transformant le leitmotiv qui ouvre l’histoire entière, dictant comme par avance et jusqu’à la fin la trame onirique qui doit la conduire. À un « parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas » (parce que moi je rêve, moi je ne suis pas fou), martelé dès le départ et partout par le souvenir omniscient de la voix narrative, est substitué en dernier lieu un « je ne rêve plus, je ne rêve plus » plus prosaïque qui demande à être élucidé. Dans cette dernière scène du film, la voix presque toujours unique de la narration se scinde alors en trois échos distincts, trois voix qui disent au « je » et à peu près en même temps que parce qu’elles « n’aiment pas », parce qu’elles ont « eu peur d’aimer », elles « ne rêvent plus », elles « ne rêvent plus ». Trois voix à présenter en temps et lieu, qui tranchent toutefois avec l’affirmative unique de la scène d’ouverture, où « Léolo Lozone » (à prononcer


à l’italienne) voit le jour dans la conjonction du vagin maternel et d’une « tomate contaminée ». Établissant dans le rêve la mort de Léolo, la scène finale nous ramène ainsi, d’un trait différentiel, à l’histoire rêvée de sa naissance. Le fantasme d’enfant par lequel Léo Lauzeau réinvente dès l’incipit le mystère de ses propres origines ne suffit donc pas à sauver la mise d’une existence singulière, qui s’évanouit au final dans le concert des voix qui l’avait portée jusque-là. L’enjeu herméneutique exigera alors que l’on fasse sens de la différence qui sépare les deux scènes. Or, ici, le chemin que l’on choisira pour s’y rendre sera aussi déterminant du degré d’ouverture avec lequel on lira tout le film. Si la métaphore du rêve est bien omniprésente d’un bout à l’autre du récit, constitutive en fait de sa trame de fond, pourquoi ne pas choisir d’y chercher le sens plutôt que de l’y reconnaître, comme on s’apprête à le faire, dans quelques références « secondaires » à la merde ? C’est bien là, en somme, le parti de presque tous les analystes. À s’y confondre, néanmoins, l’on passerait sans comprendre l’ambiguïté d’un usage ironique qui construit tout l’intérêt du film. À côté du rêve, il y a trois choses qui dérangent généralement dans Léolo : une tomate, une narration tronquée, et un rapport au corps à tout le moins morbide. S’attachant à un problème de la filiation, la première soulève un enjeu politique ; s’occupant de la question « qui parle ? », la seconde rencontre un motif littéraire ; et la dernière… la dernière, lorsqu’elle est poursuivie pour elle-même, se présente le plus souvent entre le silence contenu et l’indignation la plus vive. En effet, à l’exception ou à peu près d’une lointaine thèse de doctorat de l’Université de l’Alberta (Tschofen, 1999), et encore de quelques chapitres seulement, le problème du

corps dans Léolo demeure un motif apparemment secondaire aux analyses les plus sérieuses du film. De manière égale, ce n’est aussi qu’au passage, le plus souvent, que les analyses même les plus fines osent se frotter au contenu positif de l’obsession paternelle. Le motif scatologique semble ainsi provoquer le même dégoût chez la critique que chez Léolo lui-même – le même refus qui conduit le protagoniste de la scène initiale jusqu’à la conclusion. Pourtant, le thème est bien aussi central que le reste ; vis-à-vis du rêve dont l’absence donnerait au récit un tout autre sujet. Sublimation ou constipation ? C’est dans cette question simple que l’on saisira dans ce texte l’espace de jeu où ancrer l’analyse. Malgré la balance inégale entre les thèmes, il faut dire encore que le rêve, dans Léolo, ne parvient jamais à effacer tout à fait l’impression forte laissée derrière par les quelques scènes du film où la merde est à l’honneur. Par exemple, le spectateur se souviendra jusqu’à la fin de ce moment d’épiphanie saisi entre la splendeur d’une dinde et l’insignifiance d’un pot de chambre – ou encore, de cette séquence un peu moins glorieuse qui précède la scène, où le père, dans un moment d’angoisse, poursuit Léolo jusqu’au poulailler afin de lui extraire de force les excréments qu’il lui refuse. « Léo léo léo… Lé-o… […] Viens mon gars, ça fera pas mal. » Le fantôme de l’obsession paternelle demeure ainsi comme un reste sous le thème onirique qui sous-tend la narration, espace de sens qui s’établit de lui-même entre ses problèmes les plus communs. Tranchant ici avec la critique ordinaire, l’on dira alors de la merde qu’elle occupe le thème central d’une mise en abyme qui agit tout le récit. S’établissant à coups de refus, c’est par la négative que celle-ci produit en bout de ligne

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l’expressivité critique du film. Refus du père par Léolo en premier lieu – ou plutôt, refus de l’hérédité offerte avec la vie qu’il lui présente. Refus du tabou scatologique par le père, ensuite, qui en exalte le contenu rendu obsessionnel jusqu’à le transformer en rituel. Refus du corps par le tabou lui-même, enfin ; celui-ci s’offre à vue par la division qu’il dresse dans tout le film entre les « natures » détraquées de l’âme et du corps. Or, au final, chacune de ces tentatives rate sa cible du fait même de sa constitution interne, puisque le corps, à son tour, n’admet pas sans lutte qu’on en néglige la psyché. En choisissant de vivre les purs mouvements de l’âme à distance raisonnable du corps, Léolo ne s’en fait pas moins, à tort, le témoin participant d’un impressionnisme morbide qui forge ses vérités à coup de disjonction. À terrain égal, en refusant de traiter positivement l’enjeu de la merde, la réception ordinaire s’inscrit alors ironiquement dans la mouvance même de ce que le film dénonce. L’on dira finalement de celle-ci qu’elle manque le sens d’une transformation qui survient à la compréhension du film, faisant de la scène finale l’espace catalytique d’un apprentissage du monde qui sollicite le spectateur et le personnage principal dans une logique inversée. Mais si cette réception comporte ses lacunes, néanmoins, c’est encore à travers elle que le sens critique du film s’exprime au mieux. L’attitude de dégoût qu’elle manifeste exemplifie d’abord comme une triste preuve la signification d’une parole restée inaudible, mais la positivité de la critique délimite aussi un espace de sens que l’on aurait tort de négliger. Espace plein plutôt que vide, celui-ci pose les jalons d’un dialogue par lequel le film acquiert sa vie propre. On le cherchera ici entre les trois problématiques

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annoncées plus haut – le corps, la narration et la filiation –, remontant de l’une à l’autre au gré de la critique déjà constituée. Notre seul apport consisterait en fait à suivre le sens de deux déplacements épistémologiques mineurs, mais pourtant essentiels à un retournement du sens. S’attachant à la question narrative, le premier suggère un décentrement du foyer d’analyse qui va du personnage principal vers sa périphérie ; le second, posant à nouveaux frais la question de la filiation, nécessitera l’oubli du problème politique susceptible d’être lu dans les interstices du film. On privilégiera finalement à celui-ci l’enjeu d’une hérédité des corps, morbide le plus souvent, à travers laquelle l’action individuelle trouve encore et malgré tout ses quelques lettres de noblesse. *

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Il faut rêver Léolo, il faut rêver. Malgré la dureté générale de l’histoire, c’est dans l’humour que s’ouvre d’abord Léolo, sur une scène forte où le personnage principal, Léo Lauzeau, revoit comme une décision volontaire la question peu banale de ses origines. « Ça, c’est chez moi, dans le quartier du Mile-End, à Montréal, au Canada », nous dit dès le départ la voix-off du narrateur adulte, pendant que le plan de caméra descend du haut jusqu’au sol le vieil escalier de bois bleu, voyageant de l’ordinaire façade d’un balcon de fer forgé jusqu’à l’image immobile d’une cour avant où seul un rideau de dentelle s’envole de la fenêtre vers l’extérieur d’un semi-détaché. Issue du passé, la scène d’un réalisme de quartier captera au passage l’image d’un Léolo petit, assis sur une marche, et s’amu-


sant à tirer la cible invisible pour nous du bout d’un long fusil de plastique, la tête accroupie, l’oeil dans la mire, et le doigt cassant à répétition la gâchette qu’il tient solidement. Cette scène est d’un réalisme banal qui tranche aussitôt avec les secondes paroles de l’enfant pour nous amener ailleurs, vers un lieu imaginaire où le rêve et la réalité, sans départage, referont à peu de frais les images mêlées du père et de la mère. « Tout le monde croit que je suis un Canadien français. Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas. Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas », continue le narrateur au tournant de l’image, qui se déplace ainsi d’un trait sur le portrait d’un Léolo plus vieux, que l’oeil saisit maintenant assis à une table, la tête appuyée sur une main et en train d’écrire. Comme de passage seulement, l’image s’effacera tout de suite pour s’ouvrir sur une troisième, plus dure, où le regard suit, entre les bruits de machines et les images de fer, l’aussi banale figure du père dont on perçoit l’ordinaire en sueur entre un râlement animal et un « ouf » à peine audible, prononcé sans conséquence. Sordide image d’un homme au travail qui sera balancée plus loin par la réalité de son obsession pour la merde, pendant que le narrateur prononce ces mots qui conduisent presque à eux seuls la pulsation souterraine du film : On dit de lui qu’il est mon père, mais moi je sais que je ne suis pas son fils. Parce que cet homme est fou, et que moi, je ne le suis   pas. Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas. Parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas. Hors de l’espace tragique qu’elle évacue au pas de course, la narration se paie bien ici du

choix ambivalent des mots. Léo n’est en effet « pas fou », au sens absolu d’un langage canadien-français d’emblée ironique, qui entend dans cet usage une marque d’intelligence : n’est « pas fou » celui qui n’est pas « pas intelligent » – ou celui qui est « smatte », comme dirait mon père, évitant ainsi l’usage d’un mot trop long et dérangeant. Car si la parole a le pouvoir de dénier d’un geste, Léo sait bien que le rejet simple n’est pas suffisant pour asseoir la non-appartenance, et que le choix des mots importe autant que la réalité effective qui les rend possibles. Aussi, la récusation économique qui continue la scène est-elle annoncée d’avance par l’apostrophe qui la précède, et dont le ton intriguant suffirait à nous faire anticiper l’attente du reste : « Ceux qui ne croient qu’à leur vérité m’appellent Léo Lauzeau… » Or, ce n’est que deux instants plus loin, entre l’image réfutée du père et un voyage éclair en Italie, le temps d’une séance de masturbation dans un cageot de tomates et d’un retour express à Montréal, où la mère, poussée par un camion dans une charrette pleine du fruit, se réveille sous les yeux ébahis du médecin qui l’accouchera ni plus ni moins d’une tomate vigoureusement fertilisée, que l’on découvre l’origine biologique « véritable » de celui qui exigera dorénavant qu’on l’appelle de son nom rêvé, « Léolo Lozone ». Combiné au jeu de l’image, dans ce mouvement de vaet-vient constitutif du film, le pouvoir ironique des mots poursuit donc à la racine la possibilité même de toute filiation avec « cet homme », dont l’étrange folie dérange manifestement le plein développement du petit. Évidemment, personne n’est dupe de cette scène, et Léolo moins que tout autre. Comme au sortir d’un beau songe comique, cependant, faire sens de celle-ci – comme d’ailleurs du film

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entier – exige un effort d’analyse qui dépasse les cadres de la logique conventionnelle. Quelle est donc cette « vérité » que Léolo oppose ainsi à « ceux qui ne croient » qu’à l’apparence donnée des choses ? Celle du rêve, d’abord ; puis celle de l’image et de l’écriture. Car c’est à travers ces gestes à supposer simples que Léolo réinvente, pour ainsi dire comme un fantasme, une réalité qui se révélera tout au long du film dans sa dureté première : pauvreté, oppression sociale, sexualité débridée... ; réalité sociale et familiale qui touche au plus près l’identité psychique de l’enfant. Nous savons déjà par la scène finale que cette tentative achoppe. Le rêve s’avèret-il donc insuffisant à remplir ses exigences ? L’écriture masque-t-elle sa propre mort ? Ou peut-être manque-t-il encore un appui au réel pour soutenir à la fois rêve et écriture ? Questions incontournables qui hantent la critique jusqu’aux limites de notre propre analyse. Ceux qui se sont penchés avant nous sur la signification de cette scène d’ouverture ne furent pas sans remarquer d’abord l’ambiguïté des gestes dénominatifs qui l’organisent. À travers ceux-ci, Léolo paraît bien incapable de refuser l’appartenance sans devoir l’affirmer du même pas : « on dit de lui qu’il est mon père… » ; « ceux qui ne croient qu’à leur vérité m’appellent Léo Lauzeau… » ; « tout le monde croit que je suis un Canadien français… ». Il est alors commun d’attribuer au lieu propre du langage la contradiction performative déployée par le texte narratif, qu’on y voit le fait d’une impasse logique ordinaire (Tschofen, 1999 : 49), par exemple, ou le résultat plutôt d’un complexe sociolinguistique plus profond (Larrivée, 2008 ; Simmons, 2003). Dans ces deux cas de figure somme toute bien différents, l’enjeu aporétique du film est reporté sur la difficile relation de

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l’auteur au texte, laquelle se trouve au surplus marquée, dans Léolo, de l’étrange paronymie entre les noms réels et inventés du réalisateur et du personnage principal. Jean-Claude Lauzon, Léo Lauzeau, Léolo Lozone… autant d’instances de sens, autant d’autorités tronquées, qui semblent bien déchirer l’identité d’un protagoniste brouillé d’avance, à l’image même de la relation paradoxale qui unit le rêve au langage dans une distance jamais résolue. Comme quoi le jeu de l’un n’assoit toujours qu’en vain la réalité de l’autre – ou qu’un Léolo rêveur, dans un Québec contemporain, ne l’est jamais qu’à réinscrire dans l’existence le danger de sa propre rupture. Sans dénier ni la pertinence de telles analyses ni l’utilité des enjeux qu’elles mettent de l’avant, il faut toutefois remarquer qu’elles s’attachent surtout aux structures narratives primaires du film. Je n’insisterai pas ici davantage sur cette dimension de l’interprétation. D’abord parce que d’autres l’ont fait avant moi (Wagner, 1999). Mais aussi parce que c’est là supposer d’avance que l’essentiel du film est bien constitué de la relation intentionnelle entre le personnage principal et le texte qu’il met (ou tente de mettre) en place. Si le geste se justifie bien à un certain niveau, il rappelle encore malgré lui la structure d’une analyse réflexive portée sur le « je ». À l’opposé d’une telle démarche, l’on soulignera à notre tour une dimension plus souvent oubliée du film : la différence, observable, entre la réalité rêvée de Léolo et celle que lui renvoie le regard des autres. À considérer l’ironie propre à la dénomination invoquée plus haut, l’on percevra rapidement l’évidence d’un schisme, mais aussi d’une relation continue entre la réalité du narrateur et celle des personnages qui l’entourent. Le geste narratif n’est pas à sens unique : « on dit de lui


qu’il est mon père… », « ceux qui ne croient qu’à leur vérité… », « tout le monde croit que je suis un Canadien français… ». De même, la réalité de Léolo n’est pas que la sienne propre, mais celle, d’abord, d’un environnement normatif qui dépasse les cadres de sa personne. D’autant plus fortement, la réalité vécue de Léolo est aussi, pour le spectateur, celle des affects et des perceptions qui entourent l’enfant : les « odeurs et la lumière », comme Léolo l’admet lui-même, mais encore, transmises à travers l’image, les perceptions partagées par un ensemble de proches dont les attitudes révèlent beaucoup plus d’elles-mêmes qu’il n’y paraît à première vue. Si Léolo ne les laisse pas parler la plupart du temps, usant de la voix-off comme d’un moyen de contrôle du sens, le réalisateur, lui, ne rechigne pas à nous montrer à leurs réactions singulières1 . Or, à y regarder de près, celles-ci démystifient aussi le plus souvent la poétique contenue du texte, jusqu’à nous faire saisir la position de Léolo comme un point de vue parmi d’autres dans une pluralité de jugements possibles. La figure du père, encore une fois, renvoie l’exemple probant d’un tel procédé. L’on se rapportera pour le voir à une scène qui apparaît assez tôt dans le film, où Léolo présente à tour de rôle chacun des membres de sa famille réunis dans la cuisine pour le repas du soir. D’apparence d’abord bien ordinaire, cette scène est à mon avis l’une des plus marquantes 1

On sera donc en désaccord avec la critique de Johanne Larue, qui affirme que « Lauzon sape le potentiel effectif du cauchemar qu’il filme en faisant encore appel au narrateur. Il le laisse s’insinuer entre l’image et le spectateur pour lui dire quoi penser et quoi ressentir. On étouffe dans Léolo » (Beaulieu et Larue, 1992 : 53).

du film – celle où chacun apparaît dans son honnêteté la plus nue, la plus vulnérable, y compris le père dont l’image ouvre le bal des présentations. « Mon père était un homme comme tant d’autres : un chien qui mordait dans sa chienne de vie. » Ces paroles de l’enfant sont immédiatement suivies d’une description forte du personnage dans laquelle Léolo ne s’arrête étrangement qu’aux traits physiques de son visage. À la différence de tous les autres, le spectateur sera d’abord confondu par l’incapacité patente de la narration à accorder à ce visage une individualité propre, une âme : « Les rides le dessinent sans parler de son visage, si ce n’est que pour crier l’âge qui les ont creusées. » Mais la scène est d’autant plus choquante qu’elle saisit au tournant la normalité la plus commune de cet homme. « Un homme comme tant d’autres », nous dit Léolo, à l’air bienheureux sinon imbécile ; « un air entre un bonjour et un adieu, celui d’un éternel midi sans façon, entamé par une poignée de temps ». Or, cet air si caractéristique du père, la caméra nous dit encore qu’il est le même, ou à peu de chose près, dans toutes les scènes du film – y compris celles où Léolo l’imagine à nouveau, confortablement assis avec les autres à l’asile d’aliénés, ou s’amusant, insignifiant dans l’herbe, près des paquebots de l’Île Sainte-Hélène. De fait, ce qui retient l’attention dans cette scène n’est pas tant l’image du père que le décalage qui s’offre à vue avec le premier jugement de Léolo. Présentée comme « fou » la plupart du temps, la figure du père ne l’est aussi qu’à travers un système d’évaluations normatives qui lui demeure extérieur. Pris en lui-même, dans le seul champ de la caméra, le personnage – quoique gros, sale, et sans grande prestance – ne semble rien opposer à

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la catatonie chronique (et clairement visible) du reste de la famille qu’une bonhomie sans conséquence, laquelle ne saurait être appelée « folie » qu’au sens métaphorique du terme. Le mensonge que Léolo conteste au jugement des autres ne lui est donc pas étranger, mais s’ouvre plutôt à nous comme une invitation à dépasser le réel vers les cadres esthético- moraux qui le définissent. Dans cette question de la vérité que Léo oppose à ce « ceux qui », il y a donc aussi celle-là que Léolo, le film, nous pose à nous-mêmes. Combinée aux jeux de l’image, la narration devient ainsi le lieu où l’auteur demande au spectateur de participer à l’auto-compréhension de soi du personnage-roi. Comme la figure du père, celui-ci y devient du fait même l ’égal de n’importe quel enfant canadienfrançais un peu dégourdi, élevé à Montréal ou ailleurs, dans une banlieue populaire et pauvre de la seconde moitié du 20 e siècle. Le drame de Léolo prendra alors un double sens : celui de Léo, individu situé, mais celui aussi de cet environnement immédiat auquel il appartient ; celui de chacun des personnages comme de l’ensemble qui lui donne sens. Si Léolo Lozone – Léo Lauzeau, ou le Canadien français qu’il refuse d’être – n’a pas plus d’identité propre que celle du regard qui s’y attache, cependant, le film en lui-même garde bien une substance distincte, une charge critique qu’il importe de creuser. La focalisation sur les dimensions relationnelles du récit permet dès lors d’effectuer le déplacement nécessaire de la question narrative vers celle de sa périphérie. L’on y verra la parole de Léolo repousser déjà comme un combat à mort la menace même que la scène finale affirme avec fracas : le jeu toujours ouvert de son propre abîme.

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Contrairement à ce que la question narrative laisse d’abord entendre, le décrochage principal, ici, n’est pas celui du sens, mais plutôt le jeu d’une « peur » que Léolo reconnaît être enfouie, « [vivante] au plus profond de nous-mêmes ». C’est cette même peur qui est répétée par tous les personnages comme une lutte à finir avec l’environnement qui les précède. La suite du texte nous dira ce qu’il en est de celle-ci, comme de son application aux cadres propres du film. On s’attardera surtout à la vie du père, puisque l’espace manque pour observer de plus près chacun des personnages. Avant de s’y rendre, néanmoins, il importe encore de neutraliser un enjeu plus général : la question politique de l’identité que la scène de la tomate soulève presque instinctivement chez nous. *

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Je ne cherche pas à me souvenir de ce qui se passe dans un livre. Tout ce que je demande à un livre, c’est de m’inspirer ainsi de l’énergie et du courage, de me dire ainsi qu’il y a plus de vie que je peux en prendre, de me rappeler ainsi l’urgence d’agir. Dans une entrevue donnée à Michel Buruiana en 1992, Jean-Claude Lauzon disait à propos de Léolo : « C’est de nous que je parle […], c’est nous, en tant que Québécois. » (Buruiana, 1992 : 41) Un peu plus tôt dans le même texte, cependant, Lauzon affirme aussi n’être « absolument pas politique », comme il affirme, du reste, n’être pas intéressé par l’art non plus (Buruiana, 1992 : 34). Quel sens faut-il donner alors à l’expression contenue du film ? Comment déplier la stratégie d’un propos qui prétend


adresser une question d’emblée québécoise sans recourir à l’une ou l’autre de ces catégories ? La réponse à ces questions dépendra du point de vue herméneutique accepté par chacun. On peut bien saisir d’abord, dans ces paroles de l’auteur, une contradiction de plus avec le refus de l’appartenance répété partout dans Léolo. Mais on peut aussi bien voir, dans l’ironie de ces répétitions ratées, un système de retournements tragi-comiques qui ouvre en fait l’espace du drame 2 . C’est cette dernière posture que l’on choisira de suivre dans cette seconde partie de la discussion, saisissant l’espace narratif une seconde fois du point de vue de sa logique interne. À quoi Léolo refuse-t-il d’appartenir en refusant la voie du père ? De quoi Léo a-t-il peur, et peut-être plus que tout autre ? Telles sont les questions qu’il nous faudrait pouvoir résoudre au final. Parce que Léolo renie dès la première scène sa réalité de « Canadien français », plusieurs ont vu dans le film de Lauzon un message essentiellement politique. C’est là choisir d’aller à l’encontre des affirmations de l’auteur, d’abord, mais il faut tout de même reconnaître quelque raison à ce geste. S’ajoutant à la scène d’ouverture, la symbolique du film est ellemême porteuse d’images récurrentes et somme toute assez ordinaires d’un peuple de Canadiens français constamment rapetissés, dessinant de fait une situation socio-politique réaliste que Léo aurait tout intérêt à vouloir fuir. Comme si elle répondait à un imaginaire plus grand qu’elle-même, la figure de l’Autre s’y répète en effet dans la mise en scène d’une situation 2

Comme on le verra plus loin, Georges Toles parle à ce propos d’un système de « reversals » propre au film de Lauzon (Toles, 2002 : 279).

quotidienne asymétrique, où l’on n’est jamais maître ni du territoire ni du langage. À preuve, l’image du frère qui se fait battre sans rémission par un Anglais du coin : « Lauzeau […], il va falloir que tu changes de ruelle. Parce qu’ici, ici c’est chez nous. » Sans compter la différence de langage, si manifestement « coupable », entre la réalité quotidienne de l’enfant et le ton étudié de la narration. Ceux qui ont cherché à faire sens d’une telle symbolique l’ont fait le plus souvent en invoquant les codes reconnus d’une situation politique déchirée d’avance, faisant du problème identitaire propre à Léolo la simple métaphore de l’espace politique qui le contient. On ne fut pas sans remarquer, en ce sens, la charge évidente que le film renvoie à la figure d’une société entière dont la psyche, comme le souligne H. Weinmann, tient bien un peu de la mélancolie freudienne (Weinmann, 1997). Rappelant ici les jeux internes de la régression narcissique et de la dépréciation du moi 3 , le problème identitaire de Léolo y devient de fait le pendant psychique d’un message essentiellement cynique, où la division morbide du moi est mise en parallèle avec la condition politique d’un Québec post-référendaire dont l’identité, cherchée entre les menaces de la langue, de la religion, et de l’impuissance politique, est plus que propice à une telle analyse. Dans une étude en ce sens assez commune du film, Pierre Larrivée faisait encore récemment de cette identité en quête d’expression l’objet manqué d’un sujet collectif aussi bien qu’individuel. Misant sur le problème du langage comme vecteur de l’oppression historique 3

À ce sujet, voir l’article de S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie (Laplanche et Pontalis, 1968 : 145-171).

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dans un Québec contemporain, post-colonial et « postmoderne », empruntant au passage aux thèses d’Hubert Aquin et de Fernand Dumont, Larrivée rend compte de la rupture finale du personnage principal à travers les jeux d’une seconde division, apparemment infranchissable, entre culture première (langage populaire) et culture seconde (langage formel). Si l’écriture constitue l’espoir d’une réalité nouvelle, le moyen pour Léolo de recouvrer la liberté d’une existence propre, dans le contexte culturel où il réside, elle dévoilerait aussi le fondement d’une peur devant laquelle le rêve lui-même demeure impuissant. Peur de porter à faux en parlant, mais peur aussi, à le faire, de ne pas trouver sa place parmi les siens. L’oscillation entre le rêve et la réalité, « motif central du film » (Larrivée, 2008 : 86 ; je traduis) selon Larrivée, y devient de ce fait le symbole de l’inefficacité des luttes identitaires dans un Québec divisé par des aspirations culturelles contraires, où l’individu ne peut plus, semble-t-il, que chercher le sentiment d’une place qu’il ne trouvera jamais : The argument made in Léolo is therefore that dreaming is a necessary condition of escaping sordid reality, yet an insufficient one. Oppression is based partly on the loathing of one’s condition, which may lead to the aspiration for a better one. This aspiration is at the same time fraught with the fear of finding oneself out of one’s station. […] The impossible balance between consensus and dissent, working class and intellectual, vernacular and formal culture, New World and Old, dream and reality is the central challenge of postmodern, disintegrating nations that can only be met beyond fear. Larrivée, 2008 : 93-94.

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Que dire ici de l’analyse de Larrivée ? Pardelà le problème narratif discuté plus haut, elle fait de la condition politique du langage le motif d’une peur qui pourrait bien venir chercher la condition de l’abîme tout juste invoquée. Elle paraîtra d’abord bien attrayante ; pourtant, et au même titre en cela que les postures interprétatives les plus communes, la démarche elle-même a oblitéré d’avance une ouverture dramatique nécessaire à un entendement plus profond du film. Dans la division qu’elle dresse entre l’individuel et le social, l’analyse procède ici comme si la peur devait venir à la rencontre du sujet plutôt que s’y trouver déjà enfouie, portée par chacun comme une possibilité de l’âme à chaque tournant de l’existence. Or, la peur que décrit Léolo existe en profondeur ; elle a ses ramifications jusqu’à l’énergie requise pour forcer aussi bien l’agir que pour l’annihiler dans la paralysie la plus vive. Entre ces deux pôles, elle aura à être comprise – tamed – plutôt que « dépassée », comme le suppose ici Larrivée, son argument échouant alors à questionner le motif subversif d’une structure d’être qu’il pose peut-être trop rapidement comme une condition simple de l’oppression. Pourtant, la position de Larrivée n’est pas extravagante ; elle est même plutôt exemplaire des postures les plus courantes sur la question de l’identité. En plaçant ici le logos, la mémoire collective ou même l’espace culturel avant la question de chaque expérience subjective, en puisant aux thèses déjà constituées de la théorisation sociale pour les appliquer ensuite aux cadres du récit, les analyses les plus communes préjugent chaque fois déjà du sujet propre du film. D’un point de vue méthodologique, il manquera alors un jeu de va-et-vient entre la théorie et l’œuvre plus facilement atteint par les méthodes inducti-


ves4 . Plus important d’un point de vue normatif, et suivant la nature des explications fournies le plus souvent, c’est là encore fixer d’avance, puis ordonner une valeur de sens à un contexte politique par-delà l’existence propre des individus qui le forment. Dans le contexte du film, ceci revient à refuser à chaque personnage l’expérience distincte du social qu’il rencontre – ou à l’auteur, la valeur expressive d’un regard qu’il porte pourtant comme une critique personnelle de l’environnement qui l’habite. Or, pendant ce temps, l’imaginaire de Léolo continue de nous prendre au corps par la violence symbolique qu’il véhicule, exploite et dénonce à travers le médium d’une tendresse d’images souvent désarmante – et trop rarement reconnue comme telle. Ce qui manquera alors aux interprétations politiques les plus communes du film de Lauzon est une certaine capacité d’en saisir la valeur positive. En fixant d’avance les problématiques à partir d’enjeux externes, en se référant de même aux éléments jugés les plus sérieux du film, la critique s’empêche aussi d’apercevoir le mouvement et la réversibilité qui donne son pas à l’ensemble. Or, on l’a vu un peu déjà avec l’image du père, le film répond lui-même d’un système de retournements et de répétitions internes qui laissent souvent indécis quant à la signification de son contenu. Comme l’exprime bien Georges Toles dans une analyse par ailleurs remarquable du film, « [t]he rhythmic alternation between views of things opening up and closing down 4

Glenda Wagner fait mention de ce problème dans le contexte de la théorie narrative (Wagner, 1999 : 176). Le fait de comprendre un tel mouvement de va-et-vient entre l’analyse interne de l’œuvre et la théorie externe, comme le souligne Wagner, a l’avantage de permettre une transformation réciproque de ces deux lieux.

[in Léolo] is tied to Lauzon’s belief in reversal as the first law of narrative movement. I use the word “reversals” in the hopes that it can be readily distinguished from its frequent companion, “negation” » (Toles, 2002 : 279). Un tel système apparaît d’abord de manière la plus évidente dans l’alternance ironique des scènes tragiques et comiques – on sourit, dans Léolo, aussi souvent qu’on voudrait pleurer. Mais un tel rythme est aussi palpable, et sans doute avec plus de force, dans la sensibilité avec laquelle la mise en scène nous promène, de manière quasisilencieuse, entre une violence et une tendresse qui captent souvent l’essence des mêmes lieux. La « balance impossible » que décrit Larrivée sera donc à comprendre ici, plutôt, comme une oscillation constamment balancée entre les différentes intensions d’une même scène ; une oscillation du positif et du négatif qui engage au même moment les jugements mêlés de l’image et des mots, comme les lieux différenciés du spectateur et de l’action qu’on lui présente. Refusant d’entrée de jeu de trancher l’ambivalence, cette logique différentielle admet le principe d’une ouverture qui relativise en même temps les lectures les plus pessimistes du film. « Unlike many reviewers of Léolo who were repelled by the film’s apparent coldness and self-absorbed despair, poursuivra-t-on avec Toles, I do not see Lauzon’s main concern as the negation of possibilities. » (Toles, 2002 : 279) De fait, il est possible de repenser la signification des moments les plus forts du film à partir de ce simple constat de méthode. L’ambiguïté narrative ainsi créée aura pour effet d’atténuer le pathos des scènes les plus dures, sans nier par ailleurs le potentiel morbide qui les tient en place. C’est ce que fait Toles, par exemple, lorsqu’il refuse de voir dans le second

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retrait de Fernand devant l’ennemi le manque de courage que suggérerait d’abord la narration, usant plutôt de cette logique oscillatoire pour montrer, dans la peur même de Fernand, le refus d’une violence qu’on lui impose malgré lui 5. À ce compte, les moments les plus optimistes du film ne s’articuleront pas non plus qu’à travers ses personnages jugés les plus sains – la mère, par exemple, symbole d’amour et de force tout à la fois ; Bianca, la jeune voisine italienne dont Léolo est amoureux ; ou le « dompteur de vers », enfin, la troisième instance narrative signalée plus tôt, ami intellectuel de l’enfant et personnage du récit à travers lequel s’exprime un rapport à l’écriture beaucoup plus réussi. Bien au contraire, les moments critiques du film s’affirment encore autrement dans les jeux d’hésitation qui marquent les scènes les plus difficiles, comme autant d’ouvertures à l’apprentissage éthique d’un monde que seul l’amour et le soin sauront enfin rendre moins hostile 6 . 5

C’est dans un seul regard de Fernand que Toles saisit l’espace d’une telle interprétation : « While it is undoubtedly horrifying to watch Fernand crumble in the ensuing assault, Lauzon makes it possible for us to see that what is best in Fernand (and most worth ensures his paralysis. Fear plays a significant part, to be sure, in preventing him from striking back, but beyond that we are allowed to observe that he is not […] a person who can find himself in acts of violence. » (Toles, 2002 : 293)

6   À ma connaissance, Georges Toles est le seul critique à avoir perçu la force des motifs d’amour et de soin dans Léolo (Toles, 2002 : 293). Cette interprétation qui m’apparaît juste semble alors rencontrer cette remarque faite par Lauzon luimême : « Quand j’ai regardé Un Zoo la nuit, je me suis dit qu’il y avait une pointe de talent, mais que j’étais passé à côté de l’idée. […] [T]out ce que je retenais, c’était l’image où il [le personnage principal] lave son père et se couche à côté de lui.

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C’est avec un résultat similaire, dirais-je, que l’on pourra étendre le jeu de cette logique interne jusqu’à la scène finale. L’ambiguïté qui s’établissait d’abord au niveau de chaque personnage affectera alors l’ensemble de la trame narrative. Par-delà l’action isolée des personnages, le rapport différentiel remarqué plus tôt entre les scènes finale et initiale constitue l’exemple, peut-être le plus probant, d’une telle économie. Si la distance s’annonce d’abord minime entre les rhétoriques qui ouvrent et ferment l’image – rappelons ici comment la mort psychique de Léolo n’est supportée, du point de vue narratif, que par un « je ne rêve plus » angoissé qui porte en écho le « parce que moi je rêve, moi je ne le suis pas » (moi je ne suis pas fou) du départ – , celle-ci, à la toute fin, se prend toutefois au jeu d’un rapport bien différent avec les mots qui l’entourent. Contrairement à ce qu’on peut voir dans l’incipit, où le tout semble s’accorder sans question, l’image, dans la scène finale, n’apparaît plus concorder tout à fait avec l’énoncé de la voix narrative. Le spectateur trouvera alors bien difficile de se situer entre le choix des mots et ce qu’il voit à l’écran, la voix et l’image jouant chacun de leurs propres renversements dans l’entrelacement des lieux. D’abord, la poésie, démultipliée par les voix narratives, y apparaît contradictoire, accusant tantôt le rêve, tantôt son absence d’être la source du mal étrange qui affecte Léolo : « Avec les braises du songe ne me reste que les cendres d’une ombre du mensonge que vousmêmes m’aviez dit d’entendre », Léolo lance-t-il Je me suis dit que c’était cette image que je devais travailler : faire un long métrage qui serait ça. Et c’est de là qu’est venu Léolo […]. » (Buruiana, 1992 : 34)


enfin à « la dame », à « l’audacieuse mélancolie » devant qui il affirme bien avoir « payé cent fois [son] dû ». Mais surtout, la réalité même de ce mal paraît subir un renversement inattendu à la toute fin du film, alors que l’image bascule des visions entremêlées de Léolo, prisonnier des grilles de l’hôpital psychiatrique, vers la figure préoccupée du dompteur de vers, avant de se poser une dernière fois sur la figure plus calme de ce dernier. À travers l’écho des voix répétées, entre l’oscillation de l’image et la musique ensorcelante d’un Tom Waits, la scène finale nous prend ainsi au piège d’un crescendo intensif qui évolue de l’espace tragique vers le sourire final du vieil homme, qui clôt enfin la séquence sur ce seul mot : « Léolo », avant de conserver chacune des pages lues comme on tournerait une page heureuse. Devant l’ambiguïté évidente d’une telle scène, on le voit maintenant, il devient pour le moins difficile d’accorder une signification essentiellement négative au film de Lauzon. Si la scène finale doit marquer, dans l’espace narratif, l’échec du retrait dans le rêve et dans l’écriture, pourquoi le dompteur de vers, en rassemblant les écrits de Léolo, nous laisse-t-il alors sur un sourire ? Au regard de celui-ci seulement, les hypothèses qui font ou bien du langage, ou bien de la « désintégration nationale », une raison de la désintégration morale du personnage principal, reçoivent une signifiance pour le moins diminuée. Autant dire ici que l’avenir de Léolo (comme celui de son moi) nous demeure inconnu par-delà les limites internes, ellesmêmes irrésolues, du film. Mais comment, dès lors, ferons-nous sens à notre tour de celui-ci puisque, on s’en souvient, la mort psychique du personnage principal marquait aussi le point de départ de notre analyse ?

Si le rapport différentiel entre les scènes finale et initiale doit continuer de nous intéresser, ce qui se précise surtout maintenant est la nature même de cette différence qui les sépare. Pardelà la facture comique de la scène d’ouverture, manifestement absente de la seconde, il faut encore remarquer ici comment la forme propre de l’ambivalence diffère d’une scène à l’autre. La question initiale de l’identité, qui nous était d’abord apparue, dans la première partie, à travers un problème simple de la dénomination, s’ouvre dans la scène finale sur une multiplication interne de la parole qui ne semble plus devoir son sens à l’espace propre du langage. Le problème de l’appartenance cède alors à l’enjeu d’une décision plus grave entre la vie et la mort, dans une structure de sens où la question « qui parle ? » n’a plus d’importance, puisque tout le monde parle en même temps. Si l’ambiguïté narrative y demeure palpable, l’ambivalence, toutefois, n’est plus celle de Léolo, mais celle plutôt du spectateur qui observe la scène. Le problème de l’identité se trouve ainsi repoussé vers une extériorité constitutive du f ilm – tout comme l’enjeu de la filiation qui marquait la scène d’ouverture, et apparemment le film entier. En dehors de la dimension tragique qu’il contribue à neutraliser, l’on dira alors de ce dernier renversement qu’il opère une transformation interne du problème de départ. Le passage de la scène d’ouverture à la conclusion du film ne signifie pas qu’un transfert de l’ambivalence narrative ; il révèle aussi un niveau de sens supplémentaire, une temporalité longue qui marque le caractère évolutif du film. Pardelà l’enjeu identitaire, le refus de la filiation se complique ici en même temps qu’un apprentissage du monde qui concerne aussi bien

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l’œil et le jugement du spectateur que la réalité effective de Léolo, les deux lieux s’entremêlant au su d’un rapport entre rêve et réel qui nous dit que de vouloir réaliser l’un dans le déni l’autre relève tout autant du même mensonge. Le rapport entre les deux scènes ne s’établira ainsi qu’à considérer ce qui se passe entre chacune, mais encore faut-il déterminer ici le motif qui, de l’une à l’autre, permet de comprendre cette temporalité nouvelle, bien différente en cela de chacune des scènes prises une à une. Aussi, c’est sans surprise que l’adage de la grand-mère reviendra enfin nous hanter, telle une obsession forte dont il faut maintenant faire sens. Ce que Léo sublime dans le rêve n’est pas que son identité, mais encore son refus de chier, réponse morbide à un environnement qu’il ne maîtrise qu’à moitié. C’est sur cette base qu’il faut maintenant reprendre la question du début. *

*

*

Pousse… pousse mon amour. […] Fais comme maman. Dans un court texte qui sert aujourd’hui de préface à l’édition Folio de La Bête humaine, « Zola et la fêlure » (2001), Gilles Deleuze dégage de l’œuvre de Zola un thème de la « transmission » qui nous aidera, dans cette dernière section, à ressaisir l’enjeu de la filiation propre à Léolo. En fait, l’examen d’un thème corporel élargi, tel que Deleuze l’y voit chez Zola, permet d’expliquer la transformation interne du film de Lauzon mieux que les thèses politiques ou narratives considérées seules. En faisant du corps l’espace d’expression du socius comme des limites du langage,

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l’interprétation deleuzienne rend compte d’un point de convergence possible entre les trois thèmes annoncés dans l’introduction. Le refus de la filiation pourra ainsi se déprendre d’un (faux) enjeu narratif pour s’approprier une problématique du corps, lieu, dans Léolo, des résistances pathologiques comme que de leur contraire. Thème marquant de La Bête humaine, certes, mais aussi de l’œuvre entière des RougonMacquart, Deleuze isole d’abord dans ce texte le sens d’une hérédité qui joue sur un double niveau. Celui de la « fêlure », dans un premier temps, abîme transcendantal de toute une pensée « civilisée » ; puis celui des « instincts », historiques et corporels, ensuite, à travers lesquels seulement la fêlure s’achemine jusqu’à son terme. Ici, comme partout dans le naturalisme zolien, explique Deleuze, il ne s’agit ni de refaire la différence scientifique entre l’inné et l’acquis, ni de rejouer, avec les sociologues, la différence politique classique entre l’individuel et le social. Procédant du roman davantage que de la science, le thème zolien expose plutôt les fonctionnements réciproques d’une « petite hérédité » sociale et d’une « grande hérédité » narrative, mécanisme unique qui traverse les corps en brouillant les cadres de la généalogie ordinaire (Deleuze, 2001 : 11). Par-delà les personnages qui donnent vie à l’ensemble, par-delà l’histoire des drames individuels qui construisent chaque roman, le naturalisme zolien poursuit ainsi l’épopée, ou la crise plus profonde, qui se joue au niveau de la structure interne du récit total. Ce que le roman familial reproduit n’est jamais simplement que la répétition génétique ou le code culturel d’une nation, mais bien la transmission elle-même, thème morbide unique qui passe dans les corps comme dans le langage


ou l’histoire des hommes, reproduisant chaque fois différemment les mêmes instincts pathologiques – « alcooliques » par exemple – qui transforment l’abîme tout en conservant la faille. Déjà chez Zola, « [t]out repose sur le paradoxe de cette hérédité confondue avec son véhicule ou son moyen, de ce transmis confondu avec la transmission, ou de cette transmission qui ne transmet pas autre chose qu’elle-même : la fêlure cérébrale dans un corps vigoureux, la crevasse de la pensée » (Deleuze, 2001 : 8). Toute la trame romanesque des RougonMacquart reposera alors sur ce fil unique de la « fêlure » qui relie un à un les drames particuliers qui forment l’ensemble – lieu d’une différence qui s’établit non pas entre chaque livre ou chaque histoire, mais bien entre l’instinct, ou le tempérament propre à chaque corps, et l’épopée de ce thème obsessif autour duquel les corps s’organisent. Hérédité des corps, qui s’adaptant tant bien que mal aux conditions historiques qui les déterminent toujours différemment, transmettent eux-mêmes plus loin le thème conducteur d’une narration unique : la grande histoire « épique », l’hérédité silencieuse qui se réalise dans la rencontre de chaque histoire particulière (Deleuze, 2001 : 12). On aura ainsi chez Zola, à un premier niveau, une hérédité qui se donne comme une volonté des corps particuliers ; quasi-volonté, plutôt, dont la forme est doublement déterminée par la contingence des conditions sociales et la condition structurale de la fêlure. Étant donné la nature du motif obsessif que l’on sait propre à Léolo, on trouverait là déjà quelque chose d’applicable au contexte de notre problème. Le motif épique ouvre ainsi l’enjeu de la filiation vers un cadre autre que politique ou langagier, ou simplement tragique. Mais ici ne

s’arrête pas l’interprétation deleuzienne. À un second niveau encore, le philosophe attribue également au thème un contenu narratif bien distinct. La fêlure, chez Zola, c’est aussi l’ « idée fixe » de la mort, ce grand « Instinct » plus puissant que les autres qui s’insinue dans la béance de la pensée pour la creuser et en organiser le destin, organisant du coup le destin violent des personnages qui s’y frottent (Deleuze, 2001 : 14). Pour le philosophe, l’intérêt de l’œuvre zolienne s’avère alors, à un troisième niveau, dans la manière dont elle aurait su découvrir, mettre à nu bien avant Freud, l’obsession forte qui s’étend à la culture sinon à l’entièreté de la psyché occidentale : par-delà chaque roman particulier, la fêlure à travers laquelle l’action et le discours humains donnent son pas à la « civilisation » ; abîme où la pensée s’arrête en même temps que l’action volontaire des hommes (Deleuze, 2001 : 20-23). On laissera au lecteur le soin de déterminer si Deleuze, dans cette dernière interprétation, s’approche ou non d’une métaphysique abusive. Pour ma part, je dirai que la réponse n’est pas simple, et que pour l’instant, l’interprétation s’ouvre surtout à nous vers l’aperception de ce qu’il nous est possible d’en faire. Aussi, ce n’est pas le thème propre de la mort qui m’intéressera en premier lieu, mais le premier niveau de sens identifié par Deleuze, celui d’une quasi-volonté où les actions se déterminent de l’intérieur, dans un contexte de résistance où l’environnement est toujours double : matériel-historique, mais aussi viscéral-symbolique. On reprendra enfin à Zola cette notion d’ hérédité des corps où les dualismes communs ne font plus sens, volonté de chair qui forme un tout avec celle de l’âme, et qui montre en même temps le lieu du problème partout mis en scène dans Léolo.

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De manière la plus simple, l’enjeu de la filiation se résoudrait alors à reconnaître, dans la peur de Léolo, la crainte d’un transmis transmissible par le corps, force d’une intuition violente qui pousse l’enfant à se concentrer sur la partie symbolique de son être : l’âme, cherchée à travers les jeux du rêve et de l’écriture. Or, ce ne serait qu’à la toute fin, dans le motif de son propre échec, que celui-ci comprendrait la fausseté du dualisme du départ, apprenant enfin à ses dépens comment l’âme et le corps se codéterminent toujours dans la formulation d’un même destin. Si une telle interprétation est plausible, vraie en un sens, elle ne saisit toutefois qu’en partie le mouvement temporel qui assoit la dimension critique du film. Dans ce thème du corps qu’il nous reste à explorer, à travers la transgression du tabou sur la merde qui en constitue le motif grandiose, le film de Lauzon opère en fait une inversion de la démarche zolienne. Portant ici plus loin que Deleuze, le film, en effet, ne se contente pas d’exposer l’abîme à travers le jeu des instincts qui s’y rencontrent, quitte à ne voir qu’à la toute fin la contradiction qui l’anime. Il reconduit plutôt jusqu’ à l’abîme lui-même l’erreur répétée qui en maintient la forme. Le fonctionnement ironique du film atteint ainsi son apogée dans une mise en abyme 7 de l’abîme, répétition 7

Le concept de « mise en abyme » est lui-même une notion équivoque de la théorie littéraire et cinématographique. L’espace de ce texte ne permettant pas de débattre d’un tel concept, je me contenterai de spécifier dans cette note l’influence de Lucien Dällenbach (Le récit spéculaire) sur ma compréhension du terme. Le sens repris ici serait rendu assez simplement par la manière dont Dällenbach reprend lui-même le thème gidien : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le

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interne qui produit la critique comme sa propre mise en échec. Si bien, dans cette histoire, la chute finale de Léolo ouvre une fois de plus l’espace tragique vers sa propre rédemption, c’est l’obsession du père qui présente la dimension proprement ironique du propos de Lauzon. Entre-temps, la relation dramatique qui les unit montre surtout la forme particulière du mensonge combattu par chacun : la séparation constitutive d’une violence qui divise les âmes individuelles au même titre que les êtres humains entre eux. Par-delà les cadres de la narration conventionnelle, comme on l’a vu dans l’introduction, l’essentiel de la mise en abyme repose dans Léolo sur la structure en miroir d’un triple refus. Refus du père par le fils, refus du tabou par le père, refus du corps par le tabou ; on retrouve là un fonctionnement qui suit à un tout autre niveau le système de renversements exposé dans la section précédente. Ici, la structure en abyme ne repose pas sur une scène, ou un élément, unique. Le système de renvois qui unit le père et le fils autour du thème de la merde isole plutôt un processus en réseau, un fonctionnement relationnel du sens qui se déploie aux intersections de temporalités croisées. On a vu déjà comment Léolo réagit à l’obsession paternelle : il rejette sujet même de cette œuvre » (André Gide, cité dans Dällenbach, 1977 : 15). Plus spécifiquement, la mise en abyme considérée dans ces pages aurait plus à voir avec le type III développé par Dällenbach, soit la mise en abyme « aporistique » ou « spécieuse » (Dällenbach, 1977 : 142 ; 42), les deux termes étant utilisés de manière équivalente par l’auteur. Plutôt que de se poursuivre à l’infini, le refus du refus que l’on introduira plus loin termine ici sa course en montrant l’aporie d’un troisième (alors premier dans l’ordre logique) qui les détermine tous deux.


la « marde » comme il refuse l’hérédité biologique, y cernant vraisemblablement le motif d’un même enchaînement abject. Le rapport est tout autre du côté du père, évidemment, puisqu’il est lui-même l’instigateur du thème, le chef de file, si l’on veut, de cette production fécale qui accapare le sens du film. D’abord, c’est avec une ferveur presque religieuse que celui-ci s’empare de la parole de l’ancêtre, jouant l’adage dans la forme du cérémonial jusqu’à s’y faire, en quelque sorte, le « gardien » des excréments de tout le monde 8 . On l’y verra alors s’instituer en maître d’œuvre d’un rituel hebdomadaire bien particulier : « Alors tous les vendredis, affirme Léolo, nous devions subir un traitement-choc aux laxatifs pour nous purifier de toutes les maladies du monde. » Mais le père se fait aussi un devoir de contrôler chaque production individuelle, et celle de Léolo en particulier. S’il est vrai que « la santé [vient] en chiant », le père s’érige donc ainsi en médecin improvisé des corps, surveillant le transit intestinal de chaque membre de la famille avec une angoisse, mais aussi avec une joie mal contenue : « Mon père, admet encore la narration, était encourageant comme un coach de baseball. » Certes excessives, les manifestations obsessives du père oscilleront alors entre le grotesque et l’immonde, ou du moins est-ce ainsi qu’elles sont perçues le plus souvent par la critique 9. À 8   La coïncidence d’un thème religieux parodié et de la figure du père dans Léolo est soulevée avec perspicacité par Pierre Larrivée (Larrivée, 2008 : 90) et Monique Y. Tschofen (Tschofen, 1999 : 73). Cette dernière voit dans le personnage du père l’image forte d’un « grand prêtre des excréments » (je traduis). 9

Les scènes de merde dans Léolo n’ont pas manqué de susciter la réprobation, et parfois

ce compte, le père paraîtra aussi bien mal attentionné de ne se préoccuper que du bien-être physique, quasi-mécanique, de ses enfants alors que chacun d’eux est en proie à des souffrances psychologiques beaucoup plus graves. Sous ces dehors repoussants, néanmoins, l’obsession paternelle cache une fonction critique autrement importante pour nous. Contrairement à ce que plusieurs y ont vu, l’exposition de la merde dans Léolo n’est pas que pure provocation de la part du réalisateur, transgression pour ainsi dire gratuite du dernier tabou social après la sexualité (elle-même mise en scène par le film dans la limite de ses perversions). Donnée ici dans la forme d’un cérémonial expiatoire inversé 10 , dans même le dégoût senti, de la critique (Beaulieu et Larue, 1992 ; voir aussi la critique inverse de Tschofen, 1999 : 32-37), mais elles furent aussi et encore l’une des sources principales de l’interprétation tragico-critique du film. Par exemple, H. Weinmann, invoquant Freud et le complexe sadico-anal, voit dans l’obsession du père l’un des traits les plus évidents d’une « dépréciation du sujet » applicable à tout le film (Weinmann, 1997 : 45 ; je souligne). Comme la force du tabou qui le frappe, le thème scatologique devient alors, pour la critique, le principe d’un jugement normatif qui se prend lui-même pour référence. Ainsi, « [l]’homme qui a enfreint un tabou [devient-il] tabou lui-même », pour reprendre à la psychanalyse l’évidence de ses propres termes (Freud, 1965 : 44). 10   Voir Freud, Ibid. : 64 : « Ce cérémonial [tabou] nous apparaît donc comme l’exact pendant de l’acte obsessionnel de la névrose, où la tendance réprimée et la tendance réprimante obtiennent une satisfaction simultanée et commune. L’acte obsessionnel est apparemment un acte de défense contre ce qui est interdit ; mais nous pouvons dire qu’il n’est en réalité que la reproduction de ce qui est interdit. L’apparence se rapporte à la vie psychique consciente, la réalité à la vie inconsciente. » Dans le cas du père, on dirait plutôt que l’acte obsessionnel est en apparence la

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sa capacité à nommer le tabou du corps qu’elle combat, l’obsession scatologique supporte un acte de transgression positive, un geste cynique qui constitue le cœur d’un système de renversements beaucoup plus large. S’il est désigné par le premier refus du fils, le fil conducteur d’un tel système s’arrête avec le dernier refus du corps. Or, celui-ci s’y donne en même temps que la condition de sa propre négation, puisque le corps, en toute apparence, n’est jamais évacué dans Léolo, mais plutôt mis en évidence, exposé partout dans la violence de ses détraquements. Pourquoi dire alors du film qu’il articule un déni du corps ? La force du tabou déterminet-elle autre chose qu’une négation ordinaire ? C’est ici, dirais-je, que se joue toute la subtilité du propos de Lauzon. En fait, malgré la transparence du thème corporel qui le traverse, le film comme tel ne valorise ni ne nie le corps. Il serait plus juste de dire qu’il exploite le fonctionnement paradoxal d’une structure de sens qui se déploie elle-même dans l’oscillation morbide qu’elle met en place. Déjà chez Freud, le tabou se conduit dans l’ambivalence inconsciente entre le désir d’objet et sa renonciation, brouillant d’avance la direction d’un fonctionnement qui s’institue dans l’espace instable de la négation (Freud, 1965 : 43). La force ironique du film de Lauzon se constatera alors à renverser la logique d’un tel espace, démontant la peur taboue jusqu’à en faire un motif d’exposition du mal plutôt qu’un acte expiatoire, lequel ne

reproduction de ce qui est interdit, alors qu’il est en réalité un pur acte de défense. La transgression expose ainsi la réalité de l’inconscient collectif qui détermine celui du père, dont la conscience n’est plus qu’une caricature de l’inconscient qu’il combat.

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ferait aussi bien qu’en répéter la structure sans prétendre la transformer. Si la figure du père est si importante, dans cette perspective, c’est que le personnage entier est porteur d’une vérité éclatante : caché sous le tabou de la merde, le refus du corps dans Léolo signale une renonciation paradoxale à l’âme. Témoin en ce sens d’un motif que le spectateur ne saisira qu’à la toute fin du film, le père est bien la pierre de touche, l’allumette frottée qui éclaire tout un jeu d’interactions réciproques, où les identités aussi bien que les corps entrent en lutte avec le contexte invisible qui les nomme à tour de rôle. Commun au fils comme à la critique, dans un premier temps, le rejet de la figure du père illustre comment il est d’abord besoin d’exposer le corps pour comprendre la négation qui le frappe : le dégoût suit ici le tabou. Or, en rejetant lui-même une structure qui le nie de prime abord, le père montre aussi le lieu limite d’une seconde négation – celle de l’âme, en opposition au corps – qui le nomme en premier lieu, exigence fonctionnelle d’une structure sociale qui dépasse l’espace tabou comme celui de chaque individu. Ni victime ni bourreau, c’est en maître burlesque, plutôt, que celui-ci s’installe à l’intérieur d’une telle structure, grand dieu ironique qui retrace en la nommant la contradiction morbide dénoncée par tous les pores de peau. Aussi bien, à travers l’acte de transgression qu’il conteste au reste, le personnage du père ne fait somme toute que reprendre à son compte la force d’une identité qu’on lui octroie malgré lui. Pris par le langage et le jugement des autres dans la fonction mécanique de la bête de somme, par-delà un travail éreintant qui n’y suffirait pas à lui seul, le père rejoue l’identité corporelle dans le thème de la merde, pour ainsi


dire, jusqu’à montrer la contradiction qui la tient en place. Avec toute la force de la volonté qui est encore la sienne, l’obsession déjouera alors l’espace normatif qui nie le corps en le séparant symboliquement de l’âme, espace surfait, ou a priori sociétal, qui définit non seulement la valeur du personnage, mais l’ensemble aussi des conditions d’existence qui le déterminent encore plus loin. Travail mécanisé, pauvreté, système scolaire sclérosé… autant d’espaces qui paralysent le rêve comme la condition fonctionnelle d’un rétrécissement de l’âme. Dans un premier temps, on dirait facilement du père qu’il fonde maladroitement sur ce qu’il connaît – la fonction physiologique – pour se construire un espace psychique décent, misant dès lors sur une simple inversion du négatif en positif comme une condition de sauvegarde de l’estime de soi : la marde, symbole d’une rédemption individuelle. Or, la critique portée par la nature subversive du geste va plus loin encore. Tel un acte de guerre, la transgression du tabou agit ici en faisant sauter la condition structurale du jugement. Élevé d’ores et déjà dans la forme symbolique du rituel, à travers les jeux d’une obsession qui (par définition) accapare l’âme comme la volonté du corps, c’est bien ironiquement que le thème scatologique démontre comment le père n’est pas, au final, que le pur corps qu’on voudrait bien y voir. Dans la mise en scène, l’obsession agit alors telle une réappropriation de l’espace symbolique du soi – ultime tentative de maîtrise du père sur sa propre vie dont les ratés s’étendent malheureusement jusqu’aux soins d’amour administrés aux proches. Défini de prime abord entre le refus du père et celui du fils, le combat sera alors aveugle entre la merde et le rêve. Chacun, comme il appert maintenant, poursuit en fait le même motif :

l’âme, en toute apparence égarée dans le tissu joué d’un dualisme qui l’éloigne abusivement du corps. Réciproquement, ce qui unit le père et le fils se donne aussi dans un même rejet préalable du corps ; celui-ci toutefois ne s’articule pas au même niveau chez l’un comme chez l’autre. Si l’attitude du père consiste d’abord à refuser le refus qu’on lui impose, toute l’action de Léolo repose quant à elle sur un refus redoublé de ce refus du père. Or, en niant l’hérédité paternelle, en substituant l’obsession du rêve à celle de la merde – la fonction symbolique à la fonction physiologique – Léolo ne fait pas que refuser l’acte de transgression qui donne sens à l’attitude de son vis-à-vis : il réinstaure aussi la valeur de la division aporétique que celui-ci combat initialement. C’est donc bien Léolo plutôt que le père qui se fera partout le défenseur du tabou qui le mène à sa perte. Mais c’est aussi lui, en bout de ligne, à travers l’acte joué de sa propre mort, qui dévoile la morbidité dans la répétition du même performée indépendamment par chacun. Leurs deux attitudes combinées dans la scène finale découvrent ainsi la symétrie de deux formes de résistance inadéquates au problème de départ, chacune répétant par des chemins inverses la violence vivante d’un même dualisme. L’on apprendra alors en même temps que Léolo comment la séparation problématique qui sous-tend la narration n’est pas entre le réel et le rêve, comme l’y ont vu certains, mais quelque part plutôt entre le rejet et l’acceptation d’une corporalité tronquée à sa base. Dans l’échec qui la conduit, la scène finale ouvre la voie à un apprentissage qui transforme l’angoisse de départ, atténuant de même la dimension tragique qui poursuit le personnage principal d’un bout à l’autre du film. Le fonctionnement en

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abyme ajoute alors un troisième niveau de sens à la négation, ouvrant la signification de l’erreur vers la compréhension d’une agentivité (agency) constitutive du reste. Si le refus du père procède de la reprise positive du corps, à l’inverse, l’abîme qui saisit l’enfant dans la scène finale repousse la négation du corps dans les derniers retranchements de la négation de l’âme. L’on verrait dans ce retournement tragique un ultime sacrifice du fils, geste nihiliste par excellence, si ce n’était de la possibilité d’un dernier renversement qui s’offre en même temps au spectateur. Visible d’un point de vue externe seulement, la différence dans la symétrie du geste assoit ici l’espace de la signification. Contrairement au père, la mort psychique de Léolo porte la marque d’un acte conscient, constat d’erreur qui accuse la peur et l’inaction par-delà le rêve et la merde. « Parce que je n’aime pas, parce que j’ai eu peur d’aimer, je ne rêve plus, je ne rêve plus. » La sentence assoit ici l’acte de mort. Or, dans l’ambiguïté qui suit un tel passage, comme on l’a vu dans la section précédente, tout se passe aussi comme si Léolo s’apercevait que le problème qui le confronte n’est pas donné dans le seul motif paternel – dans la filiation biologique, ou même sociale – mais, plus profondément encore, dans la structure paradoxale de ce refus du corps qui sous-tend l’angoisse au même titre que sa propre inertie. À distance de celui du père, le geste de l’enfant condamne alors d’un bloc la faute grave commise par chacun, mais il signale aussi au spectateur un déplacement du problème narratif vers une compréhension nouvelle du tout, montrant la force d’une vérité qui implique également tout le monde. La scène de la tomate s’éteint alors dans le sourire du dompteur de vers en même temps que s’ouvre à la vue de tous l’aperception d’un problème d’un autre ordre : la

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réalité d’un choix restreint qui gouverne l’action croisée des personnages, comme la structure de vie à laquelle elle donne forme. La force de la scène finale se mesure alors à l’ambiguïté qu’elle met en place, comme la répétition d’une décision qui confronte le spectateur au même titre que chacun des personnages. Ainsi campée entre l’action du père et celle du fils, la scène finale répète l’échec de la séparation de l’âme et du corps – du rêve et de la merde, du langage et du réel – comme le symbole irrésolu de l’abîme partout mis en scène, dans une économie qui ouvre l’espace du sens à la réception du spectateur. L’ambivalence propre à la scène explique alors l’énigme de la filiation plutôt qu’elle ne la brouille. En rejetant la grossièreté du père, Léolo fait plus que refuser l’identité qui les unit ; il voit, et dénonce aussi, l’erreur d’une structure plus profonde qui les traverse différemment tous deux, au même titre que l’entièreté de la trame narrative. La difficulté comme le génie de Léolo (et les manquements de la critique sont là pour le prouver) résidera dès lors dans cette reprise obsessive d’un même refus manqué du corps, image calquée d’une société qui se refuse à elle-même en articulant sa propre séparation – paradoxale parce que irréelle ; irréelle parce que morbide – entre le corps et l’âme. Or, en poussant plus loin l’analyse, on verrait ici comment cette séparation elle-même répète une séparation plus importante encore entre les êtres humains : celle-là causée par le manque d’amour et d’attention à la propriété de l’autre. En ne voyant pas ceci, c’est l’âme qu’on perd, mais c’est aussi, dans un même cercle vicieux, une certaine capacité d’agir qui la fonde. Compliquant magnifiquement le schéma deleuzien, c’est donc comme en négatif que le Léolo de Lauzon aborde finalement le thème de


l’abîme. Non pas la mort, ni même le vide, mais la peur qui y mène trop souvent ; la peur, sur laquelle s’imprime la possibilité de la répétition, mais aussi et surtout l’enjeu de son dépassement. On dira alors de l’obsession du réalisateur qu’elle est thérapeutique plutôt que politique ou naturaliste. Car ce ne sont pas des « instincts » proprement dits que celui-ci met en scène, mais des schémas de résilience, plutôt, où la force réelle de chaque personnage s’actualise avec les formes individualisées de chaque révolte. Par-delà l ’action conjointe du père et du fils, tout le film est marqué des traces brutes de chaque résistance individuelle, comme d’une somme des luttes qui se posent à l ’encontre d’une même structure invisible. La merde et le rêve, d’une part, mais aussi l’amour et l’action – la décision d’un Fernand par exemple – aboutissent tous au même dans le thème de la violence, comme une tentative d’en neutraliser tantôt la forme, tantôt les effets. Or, si, dans un premier temps, le tabou rend dupe de son propre mensonge, Lauzon montre néanmoins des personnages à qui la transgression réussit mieux qu’à d’autres. La mère et le dompteur de vers en constituent des exemples certains ; deux symboles de soin et d’attention qui ne tombent ni dans le piège de la séparation normative, ni dans celui de la violence qui la reproduit. Contrairement à tous les autres, l’attitude qu’ils manifestent indiquent plutôt une voie de sortie, un accès à l’autre où le corps pourra être saisi tel qu’il est, c’est-à-dire dans sa proximité à l’âme, avec ses imperfections et ses peines, certes, mais aussi ses quelques motifs de joie. L’activité de soin déployée par chacun fonde alors une capacité d’amour, une capacité relationnelle et un es-

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pace intime, qui les éloignent en même temps de l’abîme de la mort ou de la folie. La violence qui passe à travers les corps n’est donc pas que structurelle, comme le voudrait finalement Zola. Elle dépend également de l’action de chacun qui y répond. C’est dans un tel contexte que le père pourra continuer à rêver sa propre liberté, dans un espace inadéquat, certes, mais somme toute moins violent que bien d’autres. À jouer dans l’espace métaphorique, on dirait alors qu’il faut chier au même titre qu’il faut régulariser quotidiennement la structure d’affects qui nous transverse, au risque sinon

de reproduire la séparation inconsciente qui reconduit ad nauseam les scénarios d’un même environnement morbide. La dernière mise en abyme dans Léolo est ainsi projetée à la figure du spectateur comme une responsabilité à accomplir chaque jour, fondement d’un espace réflexif qui fait du corps comme de l’autre un interlocuteur plutôt qu’un problème. La grand-mère a donc raison : la santé vient en chiant. Or, il s’agit là d’une santé en quelque sorte névrotique, d’une santé toujours au bord de son propre abîme. La peur s’y trouve sise, tel le lieu d’une violence qui nous habite sans trop comprendre.


Liste des ouvrages cités

Beaulieu J. et LARUE J. (1992) « Léolo », Séquences, nos 150-160, pp. 52-53. Buruiana M. (1992) « JeanClaude Lauzon », Séquences, no 158, pp. 32-34 ; 41-44. Dällenbach L. (1977) Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil. Deleuze G. (2001) « Zola et la fêlure, préface à Émile Zola », La Bête humaine, Paris, Gallimard, pp. 7-24. Freud S. (1965) Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs, Paris, Petite Bibliothèque Payot. Freud S. (1968) Métapsychologie, Paris, Gallimard.

Larrivée P. (2008) « Identities and oppressions : Jean-Claude Lauzon’s Léolo (1992) », New Cinemas : Journal of Contemporary Films, vol. 6, no 2, pp. 85-96. Lauzon J.-C. (dir.) (1992) Léolo, Productions du Verseau, Flatch Film. Simmons T. (2003) « « Tout le monde croit que je suis un Canadien français. Parce que moi je rêve, je ne le suis pas. » Les conf lits identitaires dans Léolo de Jean-Claude Lauzon », Globe. Revue internationale d’ études québécoises, vol. 6, no 1. Toles G. (2002) « Drowning for love. Jean-Claude Lauzon’s Léolo », dans WALZ E. P. (dir.), Canada’s Best Features. Critical essays on 15 Canadian films, Amsterdam/New York, Rodopi, pp. 174-201.

Tschofen M. Y. (1999) Anagrams of the Body : Hybrid Texts and the Question of Postmoderns in the Literature and Films of Canada, PhD thesis, Department of Comparative Literature, Religion, and Film/ Media Studies, Edmonton, University of Alberta. Wagner G. (1999) « Poser les jalons d’une narratologie comparée : Léolo, à la «recherche d’un temps à jamais perdu » », Cinémas : revue d’ études cinématographiques / Cinémas : Journal of Film Studies, vol. 9, nos 2-3, pp. 175-202. Weinmann H. (1997) « Cinéma québécois à l’ombre de la mélancolie », Cinéma : revue d’ études cinématographiques/ Cinémas : Journal of Film Studies, vol. 8, nos 1-2, pp. 34-46.


Š Bernard Troude


Bernard Troude « La rose » symbole d’amour, de fierté et de rosée du matin depuis Ronsard, se

présente ici en métaphore pour parler d’un matériau. Ce nom, « la rose », est utilisé dans le monde entier pour exactement la même phase de rejet de l’ être animal

ou humain : un déchet organique. Cela remet en question cet adage : « tu sens la rose ». Dans les imaginaires, cette formule ramène à la suggestion d’une odeur

essentiellement raffinée et douce. Mais !.... Cacas, merde et tous les excréments sont ici développés tant du point de vue artistique, que neurologique et psychologique, sociologique. Les histoires et les éléments s’y rapportant sont précisés dans leurs

descriptions les plus banales voire triviales. Aller plus loin dans l’archaïque pour

aborder la face anthropologique en opposant que, si la langue, les discours sinon les

gestes auraient pu évoluer, les seuls éléments inchangés identiques à leur fonction et leur prédestination, ce sont bien le fait d’uriner, de déféquer et d’ éjaculer. (Note de l’auteur : il me reste quelques réserves dues à la civilisation judéo-chrétienne pour ne pas dire : pisser, chier, tirer sa crampe. Tradition orale et verbale.) Aucune vie, pour ce moment de notre ère, ne peut se passer de ces fonctions vitalistes : j’avale,

je digère, je rejette. Nous exposons cette idée de la modernité rationnelle face à son

imprésentable. Pouvons-nous poser le questionnement : d’où vient ce gramme ? Et si cela venait de sa naturalité, de son humanité (humus) ? L’ histoire du gramme

du discours de la langue a pu se présenter, jamais n’aura été exprimée, vraiment,

l’ histoire du gramme de l’excrémentiel dans la société et particulièrement dans les arts plastiques. Voilà que cela est mis en question par ce texte.


« Tu sens la rose ».

Au sujet de l’auteur Bernard Troude est docteur en sciences de l’art, designer et ingénieur.

Dans

les imaginaires, cette formulation suggère dans l’immédiateté une odeur essentiellement raffinée et douce. Mais !... « La rose », symbole d’amour, de fierté et de rosée du matin, sublimée par Ronsard, se présente ici en métaphore d’un matériau. Ce vocable utilisé dans le monde entier qualifie exactement le même rejet de toute espèce vivante : la merde, déchet organique. L’adage est donc remis en question. L’animal, d’instinct, possède sa perception subite de l’autre par l’odeur du corps et se renifle. Chez les humains, cette notion est perdue à quelques rares tribus près. Différentes manifestations psychologiques et médicales s’éprouvent par les odeurs : un délire amoureux, une transe colérique. Une personne, handicapée et dépendante (cécité, Alzheimer), reconnaît la proximité avec son odorat par les exhalaisons habituelles ou nouvelles, identifications par l’approche provoquant le mouvement de l’air. Les effluves situent la personne de même pour l’animal par son flair. Pour les uns et les autres, cette identification engendre une alerte, une appréhension, une inquiétude, une satisfaction, une relaxation.


[…] Une vieille paysanne approcha alors du crotin de cheval des narines de l’enfant : il éternua et la fête reprit de plus belle […] McDougall, L’Artiste et le psychanalyste

La fonction arbitraire et soudaine de jugement s’énonce par la sentence « Je ne te sens pas » ou « je ne sens pas la situation » rappelant que nous sommes dans l’humus, l’atmosphère mentale jusqu’à la formule « être en odeur de sainteté » venant de cette « odeur florale caractéristique » dégagée par une mort sublimée. Faisons les détours pour discerner (Toscani, 2000 [1998]) ce que nous avons à comprendre. « La rose » est ce matériau dont nous découvrons des utilisations exploitées dans plusieurs buts. Les femmes japonaises depuis fort longtemps se maquillent et protègent leur visage (leur Moi visible) avec ce matériau. L’industrie, cosmétique et soin du corps, prévoit une intensification de cette application dans ses développements. « La rose », incontournable pour du thé au Japon, est cet extrait puissant de la vanille synthétique et du café à Sumatra 1 aussi cher que rare. Cette matière fut un élément décisif dans 1

Café « Kopi Luwak » directement issu du mode de vie des civettes (raton laveur) vivant dans les caféiers.

l’assainissement (délivrance) d’un territoire. Les Australiens ont implanté pour leur survie des troupeaux de vaches venues d’Angleterre, se sont vus envahis par les mouches. Le bousier, friand de cette seule nourriture qu’est « la rose », acclimaté, implanté par un chercheur (R. Jenkins), a éradiqué le « phénomène mouche ». En est sorti un produit commercial, sculpté, moulé et vendu 2 pour le bienfait des plantes et la régularisation de la masse de mouches. D’autres populations d’insectes volatiles, apparemment aussi inconfortables et supposés nuisibles aux hommes, ont été nettement contrôlées. Cette merde, matériau gratuit créé journellement en des quantités toujours renouvelées, possède des caractéristiques différentes suivant les producteurs et les régions du monde. Les Incas sur la route des Andes conservent encore pour leur chauffage les bouses de vache, bien à l’abri dans une architecture spécifique (France 5, 2010). Les catégories sociales, les critères de race animale sont marqués par ce rejet qu’est « la 2

Vendu en jardinerie comme engrais naturel et repousseur d’insecte volant nuisible aux plantes.


Cette merde, matériau gratuit créé journellement en des quantités toujours renouvelées, possède des caractéristiques différentes suivant les producteurs et les régions du monde.

rose », trace de vie réelle. La forme, le sujet, les couleurs renseignent tout autant sur l’espace et l’environnement dans lequel nous sommes. Elle est stigmate par le tas, le lieu où elle est tombée et à sa façon d’être étalée. Comme pour toute sculpture, les lumières au ras du sol convoquent des volumes, des aplats, des enchevêtrements de matière et matériau. Des formes structurées sont évidentes en fonction de tous les paramètres énoncés. Les rejets les plus importants à chaque défécation pèsent 150 à 200 kg/jour. La production la plus minime est de l’ordre des 15 à 20 gr/ jour 3 . Entre ces variables, nous connaissons toute la colonie terrienne. Ce matériau n’aura pas les mêmes appréciations, de la nécessité à la répugnance, quant aux emplois. Les plus grandes quantités, non pas en poids/jour mais en volume, reviennent à des animaux architectes-bâtisseurs. Leurs utilisations intenses et continuelles de « la rose » nous laissent voir 3   Il s’agit de l’éléphant et du rossignol japonais (le plus petit oiseau volant) et des fourmis.

des constructions dépassant la mesure humaine dans le rapport volume/habitant entre l’être vivant et le bâti4 . Par comparaison, si nous avions cette même proportion, nos immeubles auraient communément 500 à 600 mètres de hauteur. D. Halliday, architecte contemporaine anglaise, essaie, dans ses études et ses nouvelles relations à l’écologie, de construire un habitat se rapprochant des techniques animales. Au Canada et en France, plusieurs familles utilisent (ou vont utiliser) « la rose » comme produit de base à la maçonnerie, solution certaine apportée à plusieurs phénomènes liés au climat et au bruit. Évaluant la raréfaction de tous les composants du béton, ces chercheurs considèrent comme impérieux le changement de mode de construction. Leur remplacement par « la rose », produit naturel et gratuit, serait une opportunité. Les formes de « la rose » sont intéressantes du point de vue « masse ». Par leurs positionnements au sol, elles renseignent sur la population 4

Ce sont les termitières d’Afrique centrale.

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effective du territoire. Mais, pas seulement. Des habitants, nous découvrons leurs modes de vie, leurs habitus en société. Nous pouvons percevoir si ce sont des herbivores, des carnivores, des debouts, des rampants… « Les roses » sont des habitations pour d’autres colonies et sont indispensables pour d’autres prédateurs des premiers. Les états de « la rose » informent sur les différentes intempéries apportant des changements climatiques, donc des saisons, donc de la nourriture, donc de la datation de l’espace et de l’endroit. « Les roses » offrent des états matières incomparables. Revenons aux arts et spécialement à la sculpture. « Le travail du plâtre est sale, l ’artiste travaille la «boue », la matière poreuse, le «cadavre » identifié inconsciemment à de l’excrément… L’excrément, le premier cadeau que l’enfant fait à l’adulte… Or, il me semble que divers éléments de la vie de Brancusi l’ont poussé à éviter à tout prix l’association œuvre, naissance, création et merde. » McDougall, 2009 [2008] : 76.

Cette matière se façonne et se modèle de la même façon que tout autre matériau malléable dont la terre glaise. La substance ne se conçoit, impératif physico-chimique, que composite : eau, paille, matières solides, plantes de toutes sortes, concrétions. Ces matières organiques désagrégées ayant été rejetées, utilisation terminée, n’ont qu’un rapport lointain avec la survie de celui qui a ingurgité. Il lui faut être séché pour garder une forme. Le visuel coloré est le premier des intérêts. Puis, vient l’aspect matière. La vénération a débuté aux Indes. Ces peuples créent des mélanges, entre rites religieux

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« L a rose »,

u n m at ér i au

et dévotions, incluant en complémentation des fleurs. Des ocres, des bruns rouges, des jaunes flamboyants sont les teintes naturelles. Néanmoins, les coloris dérivés ne sont pas détestables. Nous avons des verts, des bleus, des foncés et des clairs. Avec la dévotion aux vaches sacrées et l’urbanisation empêchant les élevages de vaches sacrées, en corollaire la production de « la rose » et sa récolte5, sa conservation en produit séché, les hindous pratiquants subissaient un manque. L’idée de mélanger des couleurs et des senteurs différentes en ajoutant le camphre, le bois de santal et le curcuma a généré un produit accessible au négoce. La manifestation de groupe social bien établi va se repérer à ces couleurs et teintes. Nous avons, dès lors, un produit de « commercialisation » 6 . Hélas ! Quel mot employé pour dire cette différence entre nécessité religieuse et l’opportunité d’une production ayant résultat financier. Chez les Japonais, les geishas et les hommes du théâtre « Kabuki »7 sont les premiers utilisateurs historiques avec leurs masques blancs. Nos recherches occidentales ont, ensuite, découvert les industries médicinales ancestrales des Chinois et les adeptes des médecines douces. Indubitablement, la notoriété de « la rose » eut sa grande évolution par ces derniers. Les industries du maquillage écologique ont pris la place et forgé la réputation.

5   Il en est de même pour l’urine des vaches que certains pratiquants très pieux boivent. 6

Marketing

7   Les hommes jouant des rôles de femmes sont maquillés de blanc.


« LA ROSE » 8 , sacrées bouses. Certains animaux emploient leurs « roses » pour attirer leur nourriture, d’autres pour indiquer leur rang. Cependant, l’homme qui a du nez utilise cette matière précieuse. Engrais, matériaux de construction, savon, produit de beauté, méthode de torréfaction, son recyclage semble ne plus avoir de limites. La substance a un nom scientifique civilisé et physiologique : la matière fécale. « Caca », merde, étron, voilà des appellations communes retrouvées dans le langage courant, médical, argotique ou trivial. Elles sont présentes en littérature,9 concrètes en poésie sadomasochiste. Elles servent dans les jugements péremptoires et immédiats, « status-symbol » définitif d’une position arrêtée : « c’est de la merde ». Elles sont l’explication d’un résultat artistique, position facile exprimant l’ignorance d’un critique visà-vis d’une œuvre ou réalité d’une matière employée. La question peut se poser : La Joconde ou ma photographie d’un caca de poney (Troude, 2007-2008), lequel des deux travaux est le plus intéressant, maintenant ? Les papiers toilettes froissés, souillés offrent par les taches, marbrures, ombres et lumières des intérêts graphiques et photographiques. L’identité doit être formulée sur cette affectation de chefs-d’œuvre « dans le musée » et de chefs-d’œuvre « dans l’histoire de l’art » – définition approchée du 8 9

(ARTE, 2008)

Jean Genet, Querelle de Brest : paragraphe très long sur la description des remparts quand l’auteur propose une photographie écrite très précise des lieux de drague homosexuelle. S’y mêlent les odeurs, les bruits de pas, le paysage, la mer et l’arrière-port, les pourritures, les corps, la pisse et les étrons, odeurs et bruits.

profane et du sacré. S’agissant spécialement de La Joconde, universellement identifiée dans l’imaginaire collectif comme le chef-d’œuvre absolu, nous pouvons suspecter qu’elle puisse profiter du même privilège « du point de vue de l’histoire de l’art », et même qu’elle soit l’œuvre majeure de Léonard de Vinci, détournement de pensée globale. Le caca, « la rose », est le dévoilement d’une intimité, la douceur et la chaleur d’un corps, positionnement réel de toute personne. Regardons un personnage en société, gesticulant et donneur de leçon ; Œdipe et Narcisse10 . Remettez celui-ci sur « le trône du matin » et vous comprendrez, avec un sourire, la faiblesse de son comportement et de son propos. « Caca », dites-vous à un enfant ? Pourtant la découverte de son corps et de sa fonction vitale passe par cette notion. L’idée la plus simple du vivant : J’avale et je rejette. L’érotisme et la pornographie aux frontières floues étaient bien souvent refusés car antinomiques aux bonnes mœurs du 19e siècle. « Les croquants et les croquantes, les gens bien intentionnés », Georges Brassens aimait les appeler ainsi, divertissant largement dans ce répertoire singulier. Les parents, les professeurs, les modérés, les responsables très réactionnaires s’inquiètent de la déferlante « CACAS » sur tous nos médias : la télévision, Internet, les affiches publicitaires ! Cette activité, libertine et libertaire, ne saurait être que moderne. En témoigne ce sombre coin de la Bibliothèque nationale de France. Il admet dans ses rayons les nombreux 10   Nous sommes dans l’évolution de société qui ne fait plus les allers et retours nécessaires à toute construction personnelle entre Œdipe et Narcisse et qui ne se dévoile que sous le jour du narcissisme

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ouvrages recensés. Un endroit dont tous chuchotent le nom : « l’enfer », avec des pétillements en leurs prunelles, des arrière-pensées et des fantasmes inavouables ! La distraction n’est plus dans l’indélicatesse ! Se construire et se prendre à cette culture devant les livres, gravures, photos, estampes extirpées de « l’enfer » fait partie des possibles. Les plus avertis pourront repérer et redécouvrir cinq siècles de sexe, d’érotisme et de pornographie, de sadomasochisme liés aux excréments11, avec malice, joies et désirs. Toutes ces littératures riches sont bien plus anciennes que nous pourrions le penser. La profusion ne doit pas dissimuler le conflit persistant entre le bon goût et la condition ordinaire, inhibitions élaborées mises en place par les judéo-chrétiens en mal d’ascétisme et de chasteté médicale. La littérature « coquine » ne fut envisageable que par la divulgation de nombreux auteurs anonymes sous couvert d’une clandestinité12 . Il faut aller voir les ouvrages photographiques, passant par les photos récits, irrévérencieux contraste avec l’atmosphère spéciale dans ce coin de la BnF. Des « croûtons à l’air impassible et froid » visitent les chemins de « l’enfer ». Tous ces publics raisonnables en veulent pour 11   Actuellement, la mouvance utilisant pour le « plaisir sexe » les excréments est « le crad’ » et le « scato ». Il est complémentaire aux tendances « odeurs » « transpirations » « humiliations ». Les excréments ont toujours participé aux comportements sexuels de certains, dit pervers et dégénérés. Les « satyres » romains et romaines sont cités par Plaute comme usagers des matières fécales, éléments érotiques et artistiques dans la patrie d’Annibal. 12

Guillaume Apollinaire, Les Onze mille verges,

ou le Marquis de Sade publiant « Les louanges à la merde » dans Les Cent vingt journées de Sodome.

leur argent, pour leur culture et, qui peut savoir, pour évaluer leurs exploits de jadis. Ainsi, Eros au secret dévoile sans fard le contenu. Apollinaire, le Marquis de Sade, des anonymes aux plus célèbres ont alimenté ce courant. Les artistes restent fascinés par les développements des interdits et des transgressions à caractère sexuel, à l’affrontement visuel des déviances de toutes sortes. Déchet par achèvement, l’excrément et ses domaines agrégés ont fini par être le refuge des artistes recherchant de nouveaux interstices d’indépendance et d’expression. Rappelonsnous : les auteurs de telles aventures artistiques littéraires ou plastiques (n’en déplaise à J. Baudrillard) ont, pendant longtemps, fini au bûcher, à l’extermination, à l’excommunication. « Nouveaux territoires conquis au détriment des conventions esthétiques des normes sociales, ces territoires permettent de dépasser la contemplation conve-ntionnelle des œuvres. Il faut considérer l’autre face de l’art. Pour cette finalité, il fallait faire preuve d’audace, de provocation, de transgression et d’insolence. […] La seconde moitié du vingtième siècle les a vus sortir de l’ombre et s’emparer de tous les matériaux, même ceux purement organiques. » (Monestier, 1997 : 275) Des expositions telles que « Déchets, l’art d’accommoder les restes », « Hors limites » ou « Féminimasculin »13 ont permis d’autres ouvertures dont le « Musée de la merde » en Hollande. Du trompe-l’œil hyperréaliste aux installations in situ des dernières catégories d’artistes 13

Centre national d’art contemporain Georges Pompidou, Paris, 1984, 1994, 1996. Galerie Baron Boisanté, Shit (merde), Exposition de l’étron, New York, 1996.

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du scatologique, de l’appropriation de toutes les formes de « cacas » aux objets les entourant sont assignés. Des WC à la lunette « mouche » de F.X. Lalanne en 1966, à la boîte de conserve « La merda d’artista » de Manzoni en 1967, jusqu’à la merde en or de François Bouillon, les idées de « marketing » de Bazille et son ouverture de « La merda d’artista », toutes les promotions d’articles sont nombreuses (Monestier, 1997 : 284-285). Les bruits et les odeurs sont aussi du voyage, territoire d’exploration artistique. Pour preuve, Noart14 expose le robot fabriquant des pets à la demande. Les cartes postales avec bruit ou odeurs dans la période coloniale sont vendues avec un succès non négligeable. Une des cartes, la plus vendue au monde encore actuellement, est celle où cinq hommes très dignes en canotier, accroupis, vus de dos, sont en train de déféquer pendant leur promenade. Cette photographie prise en extérieur a pour sujet un chemin bucolique entre des fourrés. Les hommes y sont accessoires, accroupis pantalons baissés fesses à l’air, deuxième regard. Nous avons maintenant à voir cette exposition en plein boulevard15 avec des photographies en grand format sur les us et coutumes concernant les WC, les urinoirs, les chiottes, les chiottards, et ce, dans tous les pays. Ces œuvres de sociologie font plus qu’indiquer les modes d’utilisation, ajoutant les comportements individuels et collectifs à propos de la défécation16 . 14

Arnaud Lucet dit Noart, artiste français de la mouvance « récup »

15

Exposition itinérante, Les Water-Closets, Boulevard de la Bastille, Paris 75004, du 10 au 30 octobre 2010.

16   Emmanuel Arago, « Le Petit endroit », poème envoyé à George Sand par son fils Maurice

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Cette mouvance scatologique comprend d’autres artistes iconoclastes. Jean-Pierre Dupuis fait adhérer l’excrémentiel avec son graphisme et par l’écriture fait intervenir le pet. Jacques Lizène peint avec ses propres excréments sur des toiles, effectuant son mur, « le mur merdique »17. D’autres encore utilisent les chiures de mouches pour peindre sur la soie. Andy Warhol demandait à ses amis de pisser sur ses toiles afin d’obtenir une certaine oxydation rapide. Les exemples sont nombreux de par le monde. « La rose » en est à sa première « enfance » dans le recyclage et le développement durable 18 . L’éventualité de toutes les formes d’art reste compatible avec ce matériau renouvelable à l’infini tant qu’il y aura du vivant. La censure exercée par la pensée correcte est la seule à modérer sa progression. Comme pour tout créateur, l’anonymat est de rigueur avec cette matière. Une idée est à rappeler simplement : il existe des bijoux fabriqués avec « la rose » provenant du cloaque de volatile ou d’humain au Japon, à Tokyo précisément. Cela s’appelle des « métro-billes »19. Concrètement, ce n’est Sand et attribué à tort à Alfred de Musset. Le poème est en entier en fin de ce texte. 17

Jacques Lizène, Mur merdique, mur fabriqué avec plus d’un million de briques faites avec des excréments dont il a vérifié la couleur par un contrôle de l’alimentation.

18   Ces deux vocables ne me paraissent pas comme pour beaucoup d’autres penseurs très appropriés. Comment ce qui est « durable » peut-il qualifier un « développement » ? 19   Il s’agit de boules fabriquées à partir de résidus du cloaque, portés à de très hautes températures en même temps que des pressions très élevées. Sont créés des bijoux (collier, parure,


que du rejet des entrailles, plus vulgairement appelées « la merde ». Détournement du langage expliquant le matériau. « Squelette intentionnel » 20 Rencontrer l’engendré. C’est bien de cela dont il est question : quand, en tant qu’artiste, un geste se fait, il est commandé par le cerveau. Il y a cette projection de l’idée mais aussi la concrétisation du réel par une matière supposée transportée, matière interne au corps. Déterminant les éléments constitutifs de notre ÊTRE, nous ne pouvons que les ressentir dans leur abstraction. Nous sommes nous-mêmes par les constituants formant notre code génétique de l’institué à l’instituant. Ceci étant, ils influent quant à notre psychisme et à notre distinction humorale. Il s’agit de notre humus, de notre pensée fulgurante allant de ces matières vagabondes à la sensation d’explosion jouissive innée mais attendue au moment de l’extraction de nos corps. À ce moment, se déclenche l’instinct des plaisirs nous portant à la sublimation de notre obsession. La matière, imaginée, comprise, surgit en tant qu’ « existence », se fige coagulée ou pétrifiée, visqueuse, liquide aux couleurs improbables. Ce qui est perçu devient rebut évalué comme exécration ou exaltation. Le lyrisme de bague, boutons de toutes sortes, alliés à de l’or et du platine). « Ce n’est rien d’autre que ce qui sort de votre derrière », dira Graham Amy de la compagnie des eaux britanniques Southern Water. (« But in real terms, it’s what comes out of your bottom ! ») 20

Troude, 2008.

l’image est apporté à tout ce qui est déprécié, honni, en passe d’être oublié. Comprenons-nous bien ce savoir visuel ? Les images immédiatement saisies sont–elles ce que nous ressentons et apprécions comme source de connaissances d’objets physiques ? (Seguin, 2008) Nous sommes dans le caca, l’urine, le sperme. Ces matières premières (au vrai sens du terme) sont des choses perdant leur identité dans l’espace-temps de l’oubli et évacuées, écrasées par l’ostracisme. À nous d’en faire un moment d’Art par l’achèvement eurythmique jusqu’à les rendre admirables sur une armature. Une onomatopée me plaît souvent à dire consignant bien la notion de départ, de continuité et arriver pour finir s’écraser sur un support devenu étal :

« L’univers interne du créateur ressemble à un volcan en ébullition […], provoquera une explosion. » (McDougall, 2009 [2008] : 14) Il ne peut y avoir de société sans cette effervescence (cf. Durkheim) indispensable à toute dynamique. L’élément retrouvé (« La rose », la merde) dans ces propos pourrait se définir comme la fin d’une sophistication de cour étendue depuis le début du 18e siècle européen ramenant à notre perception l’animalité qui avait été écartée de nos sensations. Reprenant ma lecture de Trois essais sur la théorie de la sexualité (Freud, 1989 [1905]) pour initier aux termes de ce qui nous préoccupe, il faut y associer les propos lacaniens dans D’un Autre à l’autre (Lacan, 1960) établi à la suite du séminaire sur la question de « La sublimation » (Sublimierung dira Freud). Trois notions apparaissent avant tout développement :

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1 /  Le rappel de la plasticité des pulsions et des émois pulsionnels sexuels.

2 /  Le détournement dans la sublimation de la satisfaction et de la pulsion de son but sexuel n’est pas exclusif. 3 /  Le rappel que ce qui fait notre destin est chez Freud « digestif et excrémentiel ».

Pour apporter un court-circuit à tout esprit explicatif, redisons que nos chances de survie et de pérennisation génétique sont les zones érogènes, ces bords où la pulsion se rive : anus, bouche, sphincters. J. Lacan repère l’idée à ce point de béance sur la CHAIR qui la règle : « Portes et fenêtres » ou « Pont et porte ». Notre propos peut s’appuyer sur la rhétorique simmelienne telle que définie dans le livre La Tragédie et la culture : « L’image des choses extérieures comporte pour nous cette ambiguïté dont tout, dans cette nature extérieure, peut aussi bien passer pour relié que pour séparé. Les conversions ininterrompues tant des substances que des énergies mettent chaque objet en rapport avec chaque autre, et constituent un cosmos de détail. » (Simmel, 1988 [1909] : 161) Le contour des choses ainsi précisé dans son unité bornée, insondable ou constante alternative semble dans une persistance de sa durée pour la

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résolution de son maintien. Simmel a pu compléter ses vues sur les apparences dans Sociologie et épistémologie : « Les formes qui dominent la dynamique de notre vie sont transposées grâce au pont et à la porte, dans la durée consistante d’une configuration expressive. » (Simmel, 1981 [1912] : 15) L’obsession et la sublimation. Dans un scénario imaginaire, le sujet patent, participant de façon plus ou moins déformée avec les processus défensifs ou avec l’association d’une appétence et en dernier ressort d’une aspiration inconsciente, va matérialiser les éléments d’une volonté de la deuxième enfance. Revenons à ce que nous apprend J. McDougall. Au-delà des trois principes énoncés fixant la créativité des artistes dont je fais partie assurément, « la toute première création qu’offre le tout-petit au monde extérieur est bien évidemment l’objet fécal avec son cortège de significations agressives et érotiques liées aux fantasmes anaux. […] Mais ces fantasmes ajoutent un élément ambigu dans le sens où toute production fécale est systématiquement vécue de deux manières […]. » (McDougall, 2009 [2008] : 20-21) Il faut y voir une classi-


fication importante et bien distincte quant à la valeur ajoutée à cette création : 1 /  Un cadeau de grande valeur. 2 /  Une « flèche » destinée à attaquer le monde extérieur. 3 /  Le caractère inconscient des investissements sur le plan anal érotique et anal agressif, orgasme vécu par le conformiste comme une explosion anale et appliquée aussi à l’expression d’un orgasme créatif.

Disons de l’organique-psychologique, de l’animé, au fixe, incarné et inanimé, matière issue du fluide vivant, il ne reste plus sur la matière qu’une trace. Cette trace, représente-elle l’intention psycho-biologique qui a expulsé, qui a secrété ? En d’autres termes, toute tentative de projeter ou d’inscrire des résidus organiques sur une toile ou quelque chose de fixe et de représentationnel peut-il rendre compte du mystère créateur de l’engendrement complexe de ces substances ? Nous pouvons modéliser. Mais ceci reste toujours un squelette, une réalité qui se figure. L’œuvre pourrait s’appeler « squelette intentionnel ». Ce n’est pas très visuel, accordons-le, alors plutôt « trace organique », « interiority, encounter the emerging ». Rencontrer l’engendré, L’Art est fait de tellement de dérives… « Du caractère propre des choses comme fins naturelles »

Kant, 1985 : 332-334.

Cette façon de penser le vivant dans notre corps fait ressentir les voies d’accès différentes pour la suite à donner à ce qui convient ou ne convient pas de montrer. Les éléments consti-

tutifs d’un ÊTRE (homme, animal ou végétal : la CHAIR de M.  Merleau-Ponty) sont les prémices d’une nature composée d’espèce. Chaque groupe d’éléments est un élément de quintessence. L’assemblage de certains va satisfaire la NATURE de l’espèce. Comme toute chose vivante, il en est de même pour toute mécanique « évoluante », les résultats de l’effort ou de l’action dans un effort apportent nécessairement un résidu, lot de déchet. Bien souvent, il s’agit de trace de vie, de trace d’humeur 21 , de trace qui serait des réactions à d’autres éléments. Travailler et/ou accepter les éléments de ces traces comme des moments d’art, pouvons-nous l’admettre dans nos possibles ? Heidegger (1976 [1959]) expose dans ses études sur le langage et la perception des mots pour dire cette ouverture de penser à lire les choses telles qu’elles sont et non telles que nous pensons les voir. Nous atteignons à ce moment les principes développés par M. Merleau-Ponty dans son document « SIGNES » : « Comment regarder et comprendre un objet devant nous ? » Ce qu’il nomme « LA CHAIR », cette chair faisant le tout de tous ses éléments constitutifs, éléments physiques mais aussi sensoriels, psychologiques. Nous avons d’autres pistes développées par Husserl et Lacan, indices sociologiques initiés par Weber, Georg Simmel et Edgar Morin. Sans omettre la philosophie avec Auguste Comte et Henry Bergson. Le texte de Kant oriente notre observation par la qualification de ces éléments catégoriels enclos dans l’environnement prouvant la tra-

21

Humeurs dans le sens humeur organique.

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jectivité, informant cette notion, chère au biologiste, de la chréode du milieu particularisé. « Premièrement, un arbre produit un autre arbre selon une loi naturelle connue. Mais, l’arbre qu’ il produit est de la même espèce ; et ainsi il se produit lui-même selon l’espèce dans laquelle, continuellement produit par lui-même d ’une part comme effet, d ’autre part comme cause, tout en ne cessant pas de se reproduire lui-même, il se maintient en permanence en tant qu’espèce. […] Deuxièmement, un arbre se produit aussi lui-même comme individu. Nous nous contentons certes de nommer cette sorte d’effet croissance, mais, il faut prendre en un sens dont la croissance se distingua de tout accroissement selon des lois mécaniques, et il faut la considérer, quoique sous un autre nom, comme semblable à une génération » Kant, 1985 : 332

Faire apparaître ce que nous pressentons comme déchet, alors que la présence de ces « espèces matières » dans notre corps est vitale, rend notre lecture de la substance difficile. La vision extracorporelle ne peut que se deviner. Nous sommes contraints de situer la dépendance à cette vision au rapprochement du fini et de l’abject, du rebut et de l’inutilité. Le service est rendu. Il n’est plus rien de rien. Notre consensus judéo-chrétien ne permet pas de faire rivaliser les matières vivantes et indispensables avec les mêmes matières sources de nos jeux appropriées à nos désirs et nos jouissances pour nos plaisirs. Le choix se fait avec cette offre rare sur trois registres : 1 /  La matière créée connue et devinée dans sa fonction organique et chimique.

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2 /  La matière en mouvement officiant pour son espèce et dans son espèce.

3 /  La matière rejetée, ayant terminé son œuvre, apparaissant différente, puisque pétrifiée.

« Car bien qu’en ce qui concerne les éléments constituants qui proviennent de la nature brute, elle (la matière) ne doit être considérée que comme éduction, on rencontre cependant dans l ’analyse et dans la synthèse de cette matière brute une telle originalité du pouvoir de séparer et de former à ces êtres naturels, que tout art en demeure infiniment éloigné, s’il essaie de reconstituer ces produits de règne végétal à partir des éléments obtenus en les décomposant, ou bien à partir de la substance que la nature leur offre comme nourriture. » Kant, 1985 : 334.

Nous avons là cette qualification de matériaux constituants d’espèce, mécanique spontanée et innée ; les substances basiques, comme dit en sciences du « petit » incluant les chimies, les biologies, les physiques… Ces substances, donc, vont interagir sur des éléments connus et se réinventer pour la permanence de leur espèce. Les déviations, toujours possibles à cause des éléments extérieurs, conduisent à procurer des statuts nouveaux et exploitables. Tous ces déchets du corps ne sont déchets qu’au sens où ils deviennent visibles et appréciables. Dans cet aphorisme, les odeurs (Corbin, 1982) et les descriptions graphiques inhérentes sont les symboles intrinsèques de la représentation et de l’antipathie ; répulsion et aversion quand nous intégrons immédiatement la notion sociologique prescrivant de dire ou ne pas dire, décrire ou laisser en l’état de retrait. La société ne parle pas de ces sujets. Il y a de la banalité


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et de l’obscénité à prêter cette attention à ces choses qui, en tant que conséquences brutes, ne doivent toutefois être convenues comme éventualités en même temps que comme fin innée. De la qualité de vivant à la qualification d’excrément... 22 Le liquide, le visqueux ou le mou, voilà des indications suggérant les états matières circulantes dans nos corps, dans les fondements d’animaux et de végétaux. Raisonnant sur les matières en tant que constituants des éléments d’espèce ou nécessaires à l’espèce en son espèce, notre point de vue ne peut se départir de la nécessité de ces éléments en tant que milieux fondamentaux. D’ailleurs, regardant ou explorant ce que nous voyons distinctement devant nous, ceci sans l’aide d’aucun appareil de laboratoire ni même en pensée l’aide d’une explication, fusse-t-elle théorique, nous ne devisons jamais sur ce qui fait l’essence de l’espèce. « Parce que toute ma vie, ayant essayé de me contenter des idées reçues et des conventions, me porte depuis quelque temps à sublimer ce qui m’était interdit. » Troude, 2011.

Le questionnement sur les excréments et les rejets organiques débouche après les études des moments extravagants et incontrôlés des artistes. Il est dit, par ailleurs, qu’ils n’ont pas à se soucier des lois sociétales et du « qu’en dira-t-on ». La liberté du choix des matériaux, nouvelle matériologie, apporte cette ouverture 22

Définition : Matière dite fécale ; rejet de tout corps humain ou animal. Dictionnaire de la médecine ou dictionnaire de l’Académie française 8e édition, pour la première citation.

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parfois rocambolesque, souvent « pointue » sur les dérives consuméristes par des gestes précis, évocateurs ou singulièrement polémistes. Le « sujet déchet » ne saurait expliquer un mode décadent des sujets de recherche, dans une forme d’introspection. Ce serait plus le mode utilitaire, façon d’avoir à remettre sur un niveau identique des choses rejetées devenues transparentes malgré les tonnes et les tonnes monstrueuses. Les fantasmes de fabrications industrielles demandées par des commerciaux avides de monnaies par une nouveauté sont ici accumulés pour un décyclage, une remise en avant de matériau, ex-à-détruire. De là à faire le parallèle (cf. Freud et Keynes) entre caca et argent, nous n’en sommes plus à ce stade. La nécessité des deux pour vivre et bien vivre est inévitable. Les signes animaliers d’une vie auraient dû rester visibles. Les circonstances d’une manière de vivre où la classification des échelles sociales se fait sur un présentéisme direct ont modifié le pouvoir de perception de ce que nous sommes les uns face aux autres. « L’habit ne fait pas le moine », seulement, nos regards conjoints à nos sens olfactifs font une première détermination du sujet. N’« ÊTRE » pas en ressemblance avec tout l’entourage implique pour ce voisinage une forme de tolérance. Le séparatisme (l’apartheid) commence à cet instant. Vouloir engendrer une reconnaissance de soi par le « tout de soi » est ce leitmotiv donnant l’énergie à démontrer par exhibition interposée le phénomène de la trace personnelle. Évoluant à partir du sujet initié, une explication s’imagine plus clairement sur le « squelette intentionnel ». Il ressort que ces termes ambigus s’intègrent bien complétés par « rencontrer l’engendré ». Qui va comprendre : les maîtres


d’œuvre ou les regardeurs, l’intuitif va-t-il rencontrer la réalité ? Cette exemplification retenue d’entretiens avec les artistes du déchet est ce moment difficile à définir : moment intentionnel fulgurant ayant son aboutissement par la chose fixée. Les audaces expliquant l’utilisation du « caca », des déchets organiques stigmatisent ce rapport à « la rose ». Cela porte bien le nom de trace. Les déchets organiques en mouvement dans le corps libèrent notre corps, énergie cachée. La connaissance du livre des « cacas » (Toscani, 2000 [1998]) m’a fourni cette idée pour voir et expliquer les excréments et excrétions physiologiques comme matériaux d’un art abouti. Ma thèse sur les structures des déchets en art contemporain (Troude, 2008) a dévoilé qu’une société spécifique s’était construite autour du rebut, ce matériau multiforme. La raison fondamentale découverte est l’existence d’artistes du monde entier s’intéressant au sujet, dans des sphères anthropologiques et esthétiques fort différentes. Le corps humain et sa vision apportée à la société directement côtoyée sont une source de renseignements médicaux ou psychologiques, psychiatriques déployant ainsi des caractères transcrits artistiquement. Nous avons ce besoin irrépressible pour nous faire admettre de nous f lairer. L’animalité est indispensable sur ce fondement. Les « barbaresques » et les sociétés dites primitives ont toutes évoqué des allusions aux excréments dans leurs sculptures, dessins muraux, dessins mortuaires, masques et autres objets du rituel ou de la parade. Ces allégations, avec parfois des incantations, sont liées à la famine, la maladie contagieuse. Ils n’en connaissaient pas le vocable mais l’incidence : la Mort.

Symptomatiquement ou plutôt d’une manière aphorique, les groupes humains représentaient le corps en difficulté, en sueur, en grimace, en travail, y compris les déjections par le biais des représentations animales ou mi-animales et mi-hommes. Les représentations des accouchements sont explicites dans la variété des transcriptions visuelles : soit les douleurs, soit les sérénités. Nous ne pouvons pas parler de société vénérant les excréments. Je n’ai aucune conscience de ce thème. Si ces groupes sociaux existaient ou auraient existé, il faut bien se soumettre à la loi du temps ayant occulté ce phénomène. Par contre, les sociétés d’artistes ont largement contribué à aiguiser le regard sur les déchets, les excréments (redécouverts) et autres comportements corporels. La première fois que le cinéma utilise en très gros plan un doigt frottant une peau (c’était une joue de femme) à la découverte d’un « microcosmos » de bosses, de creux vertigineux et de poils, sueurs et boutons gras, ce fut pendant le générique du film de Luis Buñuel, Un chien andalou… Vestiges d’un passé, pas si lointain, traces d’un conteur d’images. Manuel Lombroso, criminologue italien de la fin du 19e siècle, pensait avoir reconnu scientifiquement sur les corps des « Homos délinquens » tous les signes visibles et vérifiables par les « Stigmata dégénerationis ». Louise Bourgeois, en ne saisissant que les instants très explicites de situation de crise intérieure et exécutant des quantités de têtes, va proposer ses regards pertinents sur la prédominance des systèmes de rictus et de comportement facial des êtres. Avec nos visions, nous pouvons imaginer les larmes et les sueurs, les contractions apportant les déformations des visages et des

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corps dans leurs entiers. Dans son œuvre, tous les détails ne sont que suggérés par l’emploi de certains tissus récupérés, bout de lainage ou bout de tapisserie. La création, migrant du cerveau au ventre, est engendrée par des actions du corps en démarche à peine perceptibles ou au contraire usant des artifices corporels très visibles, utilisant le toucher et l’action du toucher jusqu’à la démence parfois : plaisirs de l’onanisme, érotisation du sujet ou du geste. Ce sont bien là des prémices à des résultats, secrets dans le cerveau, mais réels innés, animalité. La projection est imminente et transforme le sujet, une fois projeté... ! Qu’es-tu liquide séminal ? Husserl parle de se défaire de son corps pour obtenir un résultat de nos pensées subjectives surgissant à leur objectivation. Nous avons bien un développement de cette psycho-biologie. Wittgenstein puis Merleau-Ponty proposaient de « lire les substances organiques comme des résultats de l’INNÉ » afin de pouvoir observer avec les images reconnues (retenues en mémoire) avant que nous puissions y mettre un mot de définition, expression d’un langage. La trace est parente de la tache. Dans son livre, Le geste et la parole, A. LeroiGourhan avertit : Des activités de caractère étranger à la simple survivance ont été signalées chez les primates. Il convient de mettre à part les manifestations ludiques ou les comportements de relation ; les jeux et les parades sont un aspect particulier du comportement de survie étranger aux techniques. On peut, par contre, se demander ce qui se dissimule sous les gestes de chimpanzé qui suit son ombre du doigt (nombreux sont les artistes

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contemporains postmodernistes qui font agir leur comportement avec leurs ombres portées 23 ) sur les murs, du gorille qui barbouille des excréments ou des couleurs mises à sa disposition. […] L’intellectualité réfléchie, qui saisit non seulement des rapports entre les phénomènes mais qui peut en projeter vers l’extérieur un schéma symbolique est certainement la dernière venue des acquisitions des vertébrés. […] Elle est tributaire d’une organisation cérébrale dont l’origine se situe au moment de la libération de la main. […] Nous parlons du développement croissant des territoires frontaux. Les traces archéologiques de cette activité qui dépassent la motricité technique sont […] les premiers témoins archéologiques (déjà artistiques ; cf. P. Teilhard de Chardin) qui apparaissent. Leroi-Gourhan, 1964 : 152-153.

L’animal que nous sommes peut se souvenir de lointains phénomènes au même titre que des images transmises sans que nous ayons eu connaissance du premier élément tangible représenté par le vocable en question : caca, merde, sperme. L’animalité est la base de l’animal debout qu’est l’homme. Pour se maîtriser, il lui faut gouverner sa respiration et ses gestes. Maintenant et maintenant 24 , il aura à savoir regarder et attendre afin de développer sa patience bestiale en amplifiant les activités de son mental. La référence à cette animalité nous fait exister par les gestes. Des sports de 23

Platon, 1992 [1989].

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Maintenant et maintenant : le premier, c’est la suite des actions précédentes et le deuxième, c’est la signification du temps présent de mon texte.


combat tels que le taekwondo ou le judo sont des réminiscences de cette concentration et de ce mariage psychologie-comportement- psychisme. L’animal observe les transformations de la nature et des autres congénères, de ceux dont il est le prédateur ou la future victime ou le promis et la promise. Observez la peau, les poils, les cheveux, les yeux, le corps en son entier. Toutes ces substances se transforment dans l’attente d’une exhibition. S’ajouteront les odeurs, la sueur fleurée, les bruits corporels et les jets de liquide indiquant la nature de l’exhibition : combat ou amour. Du grand ART dans la trace. Les transgressions développées par nos corps sont des réalités à l’encontre de la civilisation contraignante. Les artistes amplifient des impressions et des retours de sensations issus de leurs tréfonds corporels. Dans les entretiens que les différents protagonistes exprimaient, le vouloir de leur mental est associé au vouloir de leur corps (Troude, 2008). Certains ont dit avoir leur cérébral au bout des doigts. Leur intention psychique immédiate se transforme en projet réel souvent dans la difficulté d’une satisfaction recherchée pour leur Être. Le « GR AND ÊTRE » est cette idée d’Auguste Comte quand l’Être n’est pas statique. Cet Être intègre quantités d’éléments antécédents et environnementaux, incorporant jusqu’à ses instincts d’animalité. Il y a ceux qui nous ont devancés à qui nous devons de vivre et nous ne faisons que participer « magiquement » avec ceux qui nous perpétuent. Nos espérances se fondent par un mûrissement apathique de conséquences devenues indépendantes. L’artiste est là pour laisser traces de lui. Cela peut être un stigmate immémorial, trace de

lui-même animal primitif. Après le siècle des lumières, le siècle des machines et la modernité suivie de la période postmoderne, les arts, ou plutôt la représentation sous forme d’art, ont cette découverte des corps avec leurs objets dans le contexte social. Ils participent à la compréhension de la nature humaine par la représentation esthétique. Nous assistons à une poussée extrême de l’esthétisation du quotidien, allant des gestes aux objets les plus banals, y compris dans les rejets et les détritus. Les résultats observés sont les empreintes de ce monde (traces visibles au travers de toutes ces déchetteries, petites moyennes ou totalement monstrueuses), des preuves de part intentionnelle dans « la récup » : encore une fois, des témoignages de restitution des artistes de « l’abandonné vers le ressurgi ». Il ne sera pas employé ici le mot résurrection. L’Art nous pousse, effervescence. Comment comprendre que nous pouvons ne pas ressembler à tous les humains, à tout le monde ? Les revêtements plus que les vêtements... L’art nous pousse à nous regarder et à nous montrer. Le travail sur le corps est éphémère. Entre la conception, l’explosion et l’exposition, l’objet de l’acte est fulgurant et dévoilé : le corps exhibé. Ce qui est advenu est imprévisible. Il est terrifiant de ne pas pouvoir prophétiser. Tout est intérieur et quand il y a monstration, il est trop tard pour agir, interférer alors qu’il y a action. Nous sommes dans la représentation animale. Nous serons reconnus en sachant ce que nous sommes devenus, caca et poussière. Notre durée de vie est limitée. Ce qui sera fait avec notre corps est un moment bien défini. Le processus consistant à montrer

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des accidents de cette apparence corporelle est une trace. Rien, en fait, ne peut être prévisible ; plus le temps avance plus les transformations du corps nous manipulent et nous sommes dans cette obligation d’être apprivoisés à toutes les autres identités, présentent des taches, des déchirures, des traces de rejets de nos corps ; notre corps à nos esprits défendant laisse des traces, notre odeur, nos indications réelles de vie et d’activité. Être étranger et Être dans son identité. La reconnaissance plus qu’immédiate, les yeux fermés en tout cas, notre effluence est notre signature, même avec les artifices du maquillage et des parfums. Ce que nous avons en commun dans cet ensemble est à sa juste place. Une chose retranchée devient un os, un lambeau de peau ou de chair, ADN reconnu dans le sperme séché. Le générique de certaine partie dénommée organe, constitué de sous-ensembles, est connu. Nous approchons des mathématiques. La sensibilité vient de ce « tout ensemble ». Les choses réalisées comme les dires sont des traces, des griffures devenant écritures (Alechinsky, 1996). Fait, non-fait, qu’importe, cela est. Une fois fini, sorti de nos regards, cela est déchet. Sortis de nous-mêmes tels ces êtres non formés dans des sachets informes ayant servi à des jouissances animales, traces de moments voulus indicibles, conservations puis rejets, protections physiques puis mentales, extases puis dénégations. Métaphore pour ces préservatifs utilisés, préservatifs enfermant l’engendré mental symbolisé sans forme. Nos cerveaux commandent nos tripes et nous laissons le naturel être dans son accomplissement : convoiter ou ne pas désirer, rêver et accomplir, passif et actif. Les gens de l’art s’y reconnaîtront. « L’Histoire de l’Art Contemporain est marquée par l’intrusion d’objet et de matière

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« L a rose »,

u n m at ér i au

dans les œuvres plastiques, en complément ou en substitution des matériaux traditionnels. » (De Silguy, 1996 : 197) La souvenance et les traces d’histoire sont des attractions. Les réputations visuelles, sonores et surtout olfactives vont dans l’ordre croissant des importances de notre mémoire globale. Cette problématique concerne les malades Alzheimer. Plus l’abstraction est forte plus nous allons vers cette faculté de nous souvenir. Les enfances se terminent toujours par des mémoires de senteurs jamais retrouvées et cela par assimilation à d’autres composantes ; chimie des appropriations. Les pliures, les replis, les coins de notre corps sont des endroits appâtant nos intérêts. Les textures, les humidités sont différentes. Nos exhibitions passent par la reconnaissance de ce système corporel. Si la peur est présente avec les inquiétudes, les frayeurs, les bonheurs, les jouissances, elle marque l’action engendrée par le désir de participer, de fuir, de se figer ou de détaler comme un animal. Sauter, crier, se calmer, s’attendrir sont nos empreintes. Le médical, le policier, le laboratoire s’intéressent à ces symptômes corporels différents : des performances de l’indiscutable. Ce sont des signatures, des tags, des graffs, empreintes de soi sur soi, la frustration d’ÊTRE ce que l’on veut sans y parvenir vraiment, captation compensée par le montrer, l’exister d’une façon primaire, bestiale. Nous sommes nos héros, simplement par le fait d’incarner au milieu de tout et de le dévoiler. Les glandes interviennent jusque dans les paroles : « Nous avons les boules ». Puisque nous sommes dans l’expérience artistique pour tout ce que nous essayons de décider et que cela est, alors notre présence et notre condition physique peuvent être un moment d’art : art de la


représentation, que cela soit une nudité ou une « figurine de mode » « fashion victime ». Une introspection pour ce travail a-t-elle signifié le sens de la recherche ? La perte des choses, des sens et du temps est-elle à redouter ? Il faut bien en convenir. Faire du neuf avec une vision différente de l’Antiquité remise au goût du jour est souvent une pensée commune. La beauté, les aspects jouissifs ne peuvent résulter du laid. Neuf ou ancien n’ont rien à voir dans une façon de regarder. Le résultat perpétué est ce témoin nécessaire : la trace d’une civilisation. « Ce que prouve l’histoire, c’est que lorsqu’on se refuse à négocier avec cette part d’ombre, on est vite submergé par la cruauté et la barbarie. » (Maffesoli, 2010)

Les « cacas », les merdes, les excréments, l’Art ne choisit pas ses vocables pour se manifester. Quand nous avons à voir un tableau avec des textures classiques, l’idée d’extrapoler sur les matières nécessaires à la création n’a aucun besoin d’exégèse. Je veux parler des liants, des pigments, des siccatifs, des huiles et autres liquides ainsi que des pinceaux et brosses. Pourquoi faut-il mettre un nom dès que des matériaux incongrus servent à l’artiste ? Les mots ne suffisent pas à dévoiler l’inexplicable, revenant à ce principe heideggérien que les termes ne traduisent pas la notion de leur sens explicatif. L’origine de tout esprit artistique commence par le souhait à laisser une trace réelle ou à se débarrasser de cette idée, confiant aux autres cette improbable idée d’une empreinte possible : réapparition des rituels de la merde.

Vous qui venez ici dans une humble posture, De vos flancs alourdis décharger le fardeau, Veuillez, quand vous aurez soulagé la nature Et déposé dans l’urne un modeste cadeau, Épancher dans l’amphore un courant d’onde pure, Et, sur l’autel fumant, placer pour chapiteau Le couvercle arrondi dont l’auguste jointure Aux parfums indiscrets doit servir de tombeau. « Le Petit endroit » Emmanuel Arago (1812-1896)

Envoyé à George Sand à son fils Maurice Sand. Poème souvent attribué à tort à Alfred de Musset.


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Matthew Paterson Conceiving pollution as shit helps us come to understand the visceral reactions

it provokes, and the complexities of responding adequately to the problems such pollution produces. For while it is the case that we are often motivated to react by the revulsion at the shit we produce, its unclean character also causes us to

prefer to keep it ‘out of sight, out of mind’, rather than create the sort of closed-

loop ecological production and consumption systems that might enable us to make significant strides towards sustainability. This dynamic is then aggravated by a further twist. Responses to climate change in particular have been

organised through a series of forms of commodification of climate. This can be

conceptualised as a sort of ‘purification’ of carbon pollution – ‘where there’s muck there’s brass’ – but since it works through the medium of money, this purification strategy founders on the very dirtiness of money itself. Ultimately, dealing adequately with these sorts of problems involves coming to terms with the

dirtiness of both money and pollution, in order to create the sorts of sustainable production-consumption cycles that our revulsion prevents.


About the author Matthew Paterson’s research focuses on the political economy of global environmental change. He is currently working on a series of articles on the political economy of climate change governance, especially its ‘market-led’ character. His recent publications include Automobile Politics : Ecology and Cultural Political Economy (Cambridge University Press, 2007), and Climate Capitalism : global warming and the transformation of the global economy (with Peter Newell, Cambridge University Press, 2010).

When I

start to explain the ins and outs of carbon trading to my father, in particular the way that banks get to buy up allowances to sell them later on at a profit, he responds thus: “it starts to stink.” This is way before I get to the details of the calculation of carbon price spreads, the futures market or the forward price for carbon, the various forms of arbitrage engaged in by such financial actors between different “carbon asset classes”; just the mere fact of the involvement of money markets in climate policy is sufficient to generate this visceral reaction. His response is not unusual. Climate change policy, and ecopolitics more generally, frequently operates through a register of disgust. This is more or less ubiquitous, underpinning reactions to air pollution, nuclear waste, landfill sites, toxic wastes, and many other examples. Such a reaction of disgust also is articulated episodically, through moral panics about the nature of the shit we produce. Panics about “mad cow disease,” or contaminated water supplies, or the “great Pacific garbage patch” – an area of plastic waste the size of Australia in the North Pacific Ocean – all reproduce this sort of revulsion for our excesses.


Our disgust with waste itself is ubiquitous and an important motivator for action, and it is notable that many such actions are couched in terms easily associated with an idea of cleansing ourselves from the moral dirtiness we produce along with our various forms of shit. We thus “scrub” sulphur dioxide from the emissions from coal-fired power stations. We are exhorted to go on a “carbondetox.”1 At times we view our consumption and the waste it produces as an addiction, a bad habit which represents both our moral and physical worst instincts towards excess, a habit to be abhorred and kicked. One response to climate change is the practice of carbon offsetting. Here, people or firms pay to invest in projects in order to assuage their guilt about the amount of shit they produce. In these markets, a bizarre logic operates where the shit is not reduced, simply displaced elsewhere. We (rich westerners, that is) pay others to refrain from shitting so we can keep doing so. The moral character of this debate is well illustrated by the way critics of this market have associated it with the selling 1   See George Marshall, CarbonDetox, London : Gaia Thinking, 2007.

of indulgences by the Vatican in the late Middle Ages. In that market, monks and priests sold their excess virtue to (rich) sinners so that the latter could get perks in purgatory or a quicker passage through to the pearly gates. Similarly, voluntary carbon markets are markets selling the “virtue” of the poor, whose virtue becomes semiotically and commercially linked to our promiscuous flatulence (the new equivalent of the various deadly sins).2 Others are exhorting us to go on “low-carbon diets.” The dieting metaphor has come to be invoked in a number of sites to create motivations to reduce our emissions. It has spawned a whole panoply of carbon counters – not just calculating overall emissions but, like with WeightWatchers, calculating down to the last kilogram of carbon, engendering subjectivities which know the amount of carbon in everything, down to the level of different cuts of meat, or different production methods for different cuts of meat, transported over different distances. 3 The ob2

See Kevin Smith, The Carbon Neutral Myth : Offset Indulgences for your Climate Sins, Amsterdam : Carbon Trade Watch, 2007. 3   For a fuller analysis of carbon dieting, see Matthew Paterson and Johannes Stripple, “My


sessive logic of dieting can play out extremely effectively in being applied to our carbon-shitting practices. But dieting of course also works through a register of disgust – disgust with our bodies, our gluttony, our lack of self-control. In William Leith’s paraphrase of Susie Orbach, “capitalism works much better when we hate our bodies.”4 And perhaps when we hate our consumption also. Critics of our inability to address our carbon emissions have made the link to obesity and gluttony, that the process of fossil fuel dependence has also fuelled the increasing chronic crises of obesity in Western societies. Such criticism of course depends fundamentally on the intertext between (problematic) revulsion at the overweight and with our carbon-intensive practices.5 Could it be that this disgust is an expression of a more general and contradictory unease within contemporary societies, a dis-ease with both our societies’ capacity to generate extraordinary quantities of shit (from actual shit – animal slurry, human faecal waste, and so on, to metaphoric shit – right through to carbon emissions), and the character of any serious response to such problems which precisely entail turning, in some way or other, that shit into useful maSpace : governing individual carbon emissions”, Environment and Planning D : Society and Space, 28, 2010, pp. 341-362.

Could it be that this disgust is an expression of a more general and contradictory unease within contemporary societies, a dis-ease with both our societies’ capacity to generate extraordinary quantities of shit (from actual shit – animal slurry, human faecal waste, and so on, to metaphoric shit – right through to carbon emissions), and the character of any serious response to such problems which precisely entail turning, in some way or other, that shit into useful manure ?

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William Leith, “Lessons on the body politic”, The Observer (London), 1 February 2009, online edition. Leith is paraphrasing Orbach’s book Bodies, London : Profile, 2009. 5

Ian Roberts with Phil Edwards, The Energy Glut : Climate Change and the Politics of Fatness, London : Zed Books, 2010.

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nure ? That the metaphoric character of toxic wastes, carbon or sulphur emissions, old cars, landfill, as representing the abstract industrial form of human excrement, is precisely what produces not only disgust with the pollution itself but with mechanisms which might recycle that pollution into something more useful ? Such a reaction thus works to undermine efforts to create the sort of “closed-loop production” cycles imagined by eco-industrial visionaries. That the first logic here operates is obvious enough, seen in the range of examples given at the top of this essay. But the second needs more explanation perhaps. A standard Weberian reading of modernity as “rationalisation” entails, in this context, that cyclical processes are replaced with linear ones. As Carolyn Merchant showed 30 years ago, 6 the scientific revolution, kicked off in particular by Bacon, entailed stripping “nature” of its agency and turning its various elements into “raw materials.” In this process, the rhythms of life – of cycles of seasons, of lifespans, of fertility – become regarded as things that should be subordinated to the “rational” requirements of states, armies, corporations, or scientists. Wastes from various production processes thus become “pollution” – in Mary Douglas’s famous term, simply “matter out of place.” Way beyond being something simply to manage and calmly put aside, it becomes imbued with senses of danger and disease, producing reactions of revulsion. Inputs to production have consequently to be things which are “pure,” an association surely to be found 6

Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution, San Francisco : Harper & Row, 1980.

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implicitly in the term “raw materials” – those things which have not yet been transformed by human action, certainly, but also those things not yet tainted by having been excreted by whatever human consumptive processes they entail. So while we feel revulsion with regard to the ever-growing amount of waste we produce, this revulsion at the same time constrains the sorts of responses we can accept or even perhaps imagine. Much recent thinking in eco-industrial circles – whether eco-capitalists looking to find new commodities, or eco-radicals seeking to imagine alternatives to capitalist society – has focused on ways to reproduce natural cycles so that waste literally disappears – all outputs from one process become an input to another one. This “Cradle to Cradle” imaginary 7 is a direct challenge to 400 years of modernist discourse (even while it of course arises immanently out of the contradictions within that discourse – it is by no means transcendental in origin or aim), and in particular comes up against the obstacle that waste is not simply a technical question but a moral or, even deeper, a visceral, a somatic one. We don’t object to putting waste back into the production line because we don’t think it is as “good” quality, we do so because it is impure. A few good examples can of course be made where these obstacles are overcome. Much of the gypsum now produced and consumed in drywall or plaster is produced by the process of scrubbing sulphur dioxide from power stations. Metal has long been recycled, and most cars 7   The title of a book by William McDonaugh and Michael Braungart, Cradle to Cradle : remaking the way we make things, New York : North Point Press, 2002.


now contain very large quantities of recycled inputs. Much of this industrial ecology has occurred in a quiet way, emerging under the radar to avoid precisely the visceral reaction that might occur if it was more visible. But take other examples where such a subtle strategy is unavailable, and we see the contradictions more clearly. In recycling, for example, many more people are happier to put their trash out in the blue or green boxes than they are to buy items specifically referred to as recycled. There is a persistent oversupply of materials for recycling across these markets, reflecting this dis-ease with objects previously discarded by others. In meat consumption, the eco-logic is one of efficiency, both for moral and practical reasons. The logic here is for what some call “head to tail eating”: that if you are to kill something for food, you should eat the whole animal (or at least all that is edible). Modernity’s linear logic has produced a distancing between the meat on the table and the animal which it came from, and thus enabled a set of preferences for just eating certain delicate parts of the animal. 8 This contributes to enormous amounts of waste, as perfectly edible animal parts such as tripe and other organs, ears, cheeks, blood, brains, trotters, even the fat that was the mainstay of cooking until recently, are thrown out.9 But

the attempts to recreate an eco-ethic here founder on the modernist aesthetic of purity – these animal parts have become associated as “unclean,” and are to be avoided. So we keep throwing those parts of the animal out. It is perhaps clearest with the most literal example. How many of us, honestly, feel comfortable with the idea of a composting toilet ? Most people, even in places like Canada where many routinely do use pit toilets in parks or on campsites, feel revulsion or at the least a certain queasiness that our faeces may be dealt with in such a way that, a few weeks or months down the line, we are planning to spread it on the ground to feed the vegetables we will then eat. Like meat, which has already for the most part been transformed physically and symbolically to abstract it from the animals they come from, whenever we use shit – animal wastes for the most part – we require it at the least to be radically transformed before we can contemplate putting it on our soil. Many don’t know – and prefer not to – that the “mushroom compost” they use on their roses or tomatoes is in fact horse-shit, used once to grow the mushrooms they buy in. To go that one step further, and ourselves transform our own waste ? We recoil. We continue thus to act on the basis of denial regarding shit – we are repulsed by our production of it, but act as if we have simply to expel it, send it “elsewhere.” This is of course the point of a toilet – a composting toilet,

8

See in particular Carol Adams, The Sexual Politics of Meat : a Feminist-Vegetarian Critical Theory, Cambridge : Polity, 1990.

9

In many North American markets, it is now more or less impossible to buy proper lard, the fat from the inside of a pig’s ribcage that was the

standard fat in baking until recently (and definitely makes the best pastry). An abattoir told me recently (when I was taking my pigs to slaughter) that they routinely throw out the lard, as there is no demand for it.

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which doesn’t do so, seems almost unimaginable, an oxymoron. Our ideal is that we didn’t produce it in the first place, and we thus act to extinguish any trace of it. Thermodynamics shows us, however, the immanent character of shit to our contemporary lives. Life is, indeed, shit. Energy cannot be produced, only transformed from one form to another, and every transformation entails a production of waste, low-grade energy, as entropy increases. We can make arguments about different sources of energy, and judgements about the different consequences of coal, oil, wind, solar, nuclear, and so on. But there is not one which does not produce some sort of shit, and is thus in need of some sort of recycling of the shit itself, along with the associated purification rituals to assuage our dis-ease – to wipe our arses and wash our hands. But thermodynamics also suggests a way of thinking through this double-bind, for it calls attention to a potential life-affirming discourse – that which celebrates life cycles of all sorts. Life is precisely the phenomenon which breaks (if temporarily) the thermodynamic process of increasing entropy, and is able to organise degraded energy and matter (shit) into something once-again usable. It is the linear processes of modernity which are at the heart both of the physical expulsion of wastes and their exclusion from inputs into other processes, and the discursive formation which insists on such an exclusion and purification. Bauman’s account of modernity as ambivalence – as a set of conceptual schemas which attempt to fix objects within precise categories, but where those objects continually disrupt the categories we impose on them, producing more demands for

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new categories to re-impose order – is apposite here.10 Ambivalence operates not only as an impossibility of a conceptual order achieving closure, but as a moral order insisting on being able to separate out good from bad, input from output, food from shit. In the case of carbon markets, the recycling of carbon into something productive has a particular twist. The carbon doesn’t itself become re-used, turned into something useful like shit into manure, but rather the rights to emit it create a different sort of commodity which has rapidly become a source of profit and accumulation to a wide-range of eco-(and not so eco-) entrepreneurs. Carbon is currently being recuperated along a highly novel path. While there are various quasi-science fiction plans afoot to literally scrub it out of the atmosphere, it has already become an input to various industries. Carbon capture and storage could be simply a means of putting the shit away, out of sight and mind, like the conventional sewage system, but it is also being used, and promoted by some (such as in the Middle East or in Alberta), as a means to pump the oil out of the ground even faster, or get little hard-to-get bits of oil out using carbon to pressurise it. But its most significant input is now into the financial sector – carbon has become a means of commodification through money exchanges itself. As means of recuperating shit, carbon markets operate in various ways. In some (known 10   Zygmunt Bauman, Modernity and Ambivalence, Cambridge : Polity Press, 1991.


as allowance markets), they involve distributing the rights to emit shit (in principle at least, fewer such rights than the amount they currently emit, with amounts steadily declining over time), and then allowing people to trade in those rights. In others (credit markets), they entail buying the right to keep emitting the same amount of shit by paying others to reduce the amount of shit they produce (or at least reducing the rate of increase of their shitting). Valued in 2009 at $144bn, these carbon markets have become highly elaborate, with their derivative markets, complex business models and so on. Through whatever type of market, carbon emissions are recycled into money. But while this acts as a sort of purification strategy, this simply transforms the character of the dis-ease, because money is itself dirty. Physically, it is frequently covered in urine (much of the cash economy is in bars, where people get the money out for the next beer, just after getting rid of the last one), bacteria, or cocaine (around 90% of banknotes in circulation in London are estimated to have traces of cocaine on them). But metaphorically, my father’s disgust comes from a long line of revulsion for usury, loan-sharking, money-market gambling, racketeering, and money-laundering, to name but a few. And as Marieke de Goede (among others) shows in her magisterial Virtue, fortune and faith, finance has long had to play a legitimising game, distinguishing itself from gambling, loan-sharking and the like precisely in order to forestall such revulsion.11 The dirty 11

Marieke de Goede, Virtue, Fortune and Faith : A Genealogy of Finance, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2005.

quality of money further complicates this attempt to recycle the shit of carbon emissions into something productive. So while for investors, governments, and large industries, the emergence of carbon markets is an attempt to mitigate our defecation through transforming it into something useful, the dirty character of money itself also has the effect of producing a different sort of disgust. Many in the rich world are now caught in this double-bind; they recognise the problems their effluents produce, are attracted by its commodification, as it seems to offer a way out of actually changing practices, but are simultaneously repulsed by the moral repugnance of this sort of purification strategy. It is as though they realise that they really ought to get a composting toilet – to turn their own shit into useful manure for their vegetable garden  –, but they find their own disgust with such a transformation of their faeces too difficult to contemplate. One symbolic reaction is to brand everything as clean. In the UN climate governance system, the hugely successful (in market development terms) carbon offsetting system is tellingly known as the promotion of “clean development” – the United Nations as the washroom of the world, purifying the carboniferous activities of rich countries through their offset projects in the South, or even its microban, sanitising the world in a wash of chemical cleansing agents while reducing our resistance to the really bad bugs. The metaphor of clean pervades other areas of the discourse surrounding climate change, for example in the idea of “clean coal technology.” In 2009 an ad directed by the Coen brothers ran in the US, deriding this

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“clean coal” discourse being promoted by the coal manufacturers and electricity firms. The ad has a salesman selling a couple an air freshener called Clean Coal. They spray it in their room, and as they splutter, the salesman says “only Clean Coal brings you the cleaning power of the word CLEAN.”12 But the deployment of the power of the word CLEAN also gives the game away – it is necessary precisely because of the recognition of its other, of the dirt and grime associated more normally with coal, or with development, or the various other signifiers to which the term clean has to be attached as a purification strategy.

world without shit. Thermodynamics suggests the utopian character of this desire.

But the discursive strategy of cleansing only makes sense because of the stink many have identified in both carbon emissions and carbon markets. The stench could be because we do not accept the process of purification – that we have no faith in the capacity of money to provide for such purification, or because money is itself tainted, dirty; it is itself in need of laundering, and cannot be used for other cleansing processes. But it could also be because, whether purified or not, the emissions still retain the trace of the shit from which they came. Many objections to carbon markets suggest that the alternative is simply to leave the shit in the ground (their proponents, of course, suggest that markets are a means of leaving it in the ground). In other words, we want to live in a

It is possible then that “where there’s muck there’s brass” could nevertheless be taken as an alternative source for eco-industrial thinking, and as a means of overcoming our revulsion. Shit has a long history of being recognised for its usefulness, not only in its literal form as a source of manure but in its metaphorical extent as a source of recycled metals, glass, and so on. In its contemporary form, this becomes the idea of industrial ecology, closed-loop production, or in its most evocative version, “Cradle to Cradle.” Here the modernist linear production path is abolished; there is now in a literal sense “no shit” – all waste simply becomes an input somewhere else, and (importantly) anything which cannot be made into an input of some sort or other simply does not get produced. Seen this way, the commodif ication of carbon might take on a different aspect. It becomes a way to call into question our instinctive revulsion for these markets. One reason for this is that our relationship to money itself is contradictory. It is at the same time “filthy lucre” and an object of desire. The capitalist’s

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Suzanne Goldenberg, “Coen brothers target US coal industry,” The Guardian, 26 February 2009. On line at : http://www.guardian.co.uk/

environment/2009/feb/26/coen-brothers-coalindustry-film, accessed 9 November 2010. The ad can be seen at this site as a YouTube embedded file.

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Wh e r e t h e r e ’s m u c k t h e r e ’s br a s s

The old gritty Yorkshire phrase, “where there’s muck there’s brass,” is suggestive here. But in order for muck to become brass, it always needs to undergo some sort of purification process in order to be recuperated not only physically but aesthetically. With shit, it needs to be mixed with other materials (straw, hay, and the like), left to rot down, kept at high temperatures (through encouraging anaerobic processes) to eliminate various undesirable micro-organisms, and so on.


desire for the endless cycles of M-C-M’ that Marx showed very effectively were one of the key distinguishing features of capitalism, as the accumulation of money becoming an end in itself is in this context highly useful, even while our relationship to it, and in particular to that endless accumulation, is deeply ambivalent. For the basic problem of carbon emissions is that it is the very basis both of our contemporary lives, our habitus if you will, and at the same time the basis for a good deal of existing capital accumulation. To say no to this particular form of shit is thus to oppose both hugely entrenched forms of power and too deeply valued ways of life. This is absolutely necessary. The standard (Marxist, with or without an ecological dimension) account of such resistance founders on its insistence on capitalism as a totality with such overwhelmingly determinist trajectories that the only possible normative position is to oppose it with a similarly totalising project. Often referred to as the “treadmill of production,”13 capitalism’s socio-ecological consequences are regarded as a more or less simple process of 13   Allan Schnaiberg, David N. Pellow, and Adam Weinberg, “The Treadmill of Production and the Environmental State,” Research in Social Problems and Public Policy, 10, 2002, pp. 15-32.

continuously accelerating impacts generated inexorably by the process of capital accumulation itself. Reform projects occasionally deal with particular ecological problems but are incapable of reversing the general tendency. To my mind, such an account, while it may account historically for much of the response to environmental problems, does not necessarily lead to the conclusion that capitalism cannot in practice generate more transformative changes. Even within Marxism, such a “treadmill” position makes much more of the systemic and totalising character of capitalism than Marx would (in my view) have done. I see a starting point for thinking about potential transformations within capitalism in Marx and Engels’ phrase “the bourgeoisie cannot exist without constantly revolutionising the instruments of production,”14 suggestive of a more dynamic, flexible, fragmented account of capitalism that might more commonly nowadays be associated with Schumpeter or others. If this reading is reasonable, then the eco-Marxist opposition to capitalism arises out of normative rejections of capital’s degradations rather than a strong claim that capitalism cannot deal with its own shit. 14   Karl Marx and Friedrich Engels, The Communist Manifesto, London : Penguin, 1967, p. 83.


This is fine, but it remains possible to identify the sorts of fractures, tensions, and contradictions within capitalist ecological discourse that can open up spaces for novel practices, in the context of this article, that enable a path that might recuperate a particular sort of shit (carbon emissions). To oppose carboniferous capitalism and our attachments to the various practices that produce carbon within capitalist conditions means that someone, somewhere, has to be able to conceive of some sort of M-C-M’ cycle. Otherwise the politics becomes extremely crude, and capitalism’s carboniferous, shit-producing form, will win hands down. The brilliance of carbon markets is in the side-step around these old industrial interests, creating new, weird alliances around this particularly strange way of purifying our carbon. To say it will overcome the aporia we’ve seen here would be absurd; the revulsions and ambivalences proliferate rather than are overcome. But it might well be a suture that works, in a messy, pragmatic fashion, operating precisely through the ambivalence we have for money in relation to the ambivalence we have for shit.



Brian Muñoz, Rafael Jackson y Laura Bravo Este artículo estudia el fenómeno escatológico en diversas manifestaciones del arte contemporáneo, partiendo de la presencia y la significación de los excrementos en

las fotografías de artista madrileño David Nebreda. La primera parte discute los aspectos filosóficos del excremento, «parent pauvre» de la tradición occidental. Se

definen los dos sentidos de «escatología» : el sentido biológico y el sentido religioso, analizando también el símbolo de éstos en el pensamiento de Baudrillard y la

categoría estética de lo abyecto en Kristeva. Tomando como punto de partida la

relación entre los componentes artísticos de la locura fotografíada y el surrealismo, la segunda parte prosigue con un análisis de lo amorfo en el ámbito iconográfico

y compositivo del Barroco y de sus ecos en la vanguardia surrealista. Esta idea se

completa con la premisa de que la escatología se estructura sobre ambas premisas. En la tercera mirada se efectúa un recorrido por las implicaciones humorísticas y humillantes de la presencia del excremento en el arte del pasado siglo, para

finalizar con un paralelismo simbólico del concepto de escatología en diversos

artistas que, como Nebreda, emplean el autorretrato fotográfico como espejo para reflejar los estragos que la enfermedad provoca en sus cuerpos y su progresiva conversión en un detrito postrero.


Respecto a los autores Laura Bravo es Doctora en Historia del Arte por la Universidad Autónoma de Madrid (2003). Ha publicado el libro Ficciones certificadas : Invención y apariencia en la creación fotográfica actual (1975-2000) en el sello Metáforas del Movimiento Moderno (2006). Sus publicaciones e investigaciones se enmarcan en el campo del arte contemporáneo y la cultura visual. Actualmente trabaja como profesora de historia, crítica y teoría del arte en la Universidad de Puerto Rico.

Rafael Jackson es Doctor en Filosofía y Letras, con especialidad de Historia del Arte, por la Universidad Autónoma de Madrid (1998). Entre sus publicaciones, destaca el libro Picasso y las poéticas surrealistas, en la editorial Alianza (Colección Alianza Forma, 2003). El resto de sus investigaciones y publicaciones giran en torno al arte de las vanguardias, la arquitectura y el cine desde la perspectiva de la historia del arte. Ha sido profesor de historia del arte en la Universidad Autónoma de Madrid y actualmente es profesor de teoría, crítica e historia del arte en la Universidad de Puerto Rico.

Brian Muñoz es Doctor en Filosofía (Paris-X-Nanterre 2007, Málaga 2002). Es actualmente profesor de estética y de ética en la Universidad de Puerto Rico. Sus publicaciones en el campo de la estética tratan, sobre todo, de cuestiones de cine. Il appartient au groupe de recherche S2Hep de l'Université de Lyon I Claude Bernard-ENSL, depuis 2011, étudiant les relations entre le corps et la santé.


Introducción

A

lo largo de estas páginas, nuestra atención se concentra en la obra fotográfica de David Nebreda, un madrileño nacido en 1952 a quien, en el curso de sus estudios de Bellas Artes en la Universidad Complutense, cuando contaba con diecinueve años, le diagnostican una esquizofrenia paranoide, la cual posteriormente será declarada irreversible. Tras pasar por varias clínicas psiquiátricas, decide abandonar cualquier tratamiento o medicación y se recluye durante dos décadas en el espacio de su pequeño apartamento, donde no mantiene comunicación alguna con el exterior, ya fuera a través de prensa, radio, televisión, libros, teléfono o correo. Sumado a su aislamiento, Nebreda se somete a severos y prolongados periodos de ayuno – sólo abandonados por una dieta vegetariana radical –, lo que acabará provocándole una delgadez extrema, así como a una férrea abstinencia sexual y a diversos castigos, humillaciones y laceraciones corporales. De este martirio físico y mental hubo un testigo silencioso, su cámara fotográfica, a través de la cual decide revelar finalmente, con un fascinante lenguaje artístico y un conocimiento técnico autodidacta, su amarga y dolorosa rutina. Gracias a la mediación de

un amigo, las fotografías que Nebreda realiza llegan a las manos del galerista parisino Renos Xippas, quien, en 1998, decide dedicarles una exposición en su espacio, en el marco artístico del prestigioso Mois de la Photo de la misma ciudad. Desde ese momento, la atracción por la obra del madrileño se extiende rápidamente, y a ella le han dedicado sus pensamientos y teorías numerosos intelectuales de la talla de Jean Baudrillard, Catherine Millet o el editor Léo Scheer, quien ha sacado a la luz, entre 2000 y 2006, cuatro libros sobre su obra : Autoportraits, Coffret David Nebreda, Chapitre sur les petites mutilations y Sur la révélation. Sus fotografías, en efecto, no dejan indiferente a ningún espectador. Su realidad, como él confiesa, es incluso peor que la muestran sus imágenes. Nuestra mirada se ha detenido ante ellas y de su observación han nacido estas reflexiones, las cuales son reflejo de diferentes ópticas –estéticas, iconográficas, históricas, formales, simbólicas– pero convergen simultáneamente en un elemento común : la locura, la mierda, los excrementos, la materia escatológica, manifiesta o sugerida, que está constantemente presente en parte de la producción de este enigmático creador.


Caleidoscopio esquizoide #1 : filosofía y escatología (Brian Muñoz) La Estética De La Mierda El uso de excrementos humanos en el arte contemporáneo ha dejado de ser extraordinario, y da la impresión de déjà-vu. Sin embargo, más allá del ¨academismo¨ del uso de materiales fecales humanos, la ¨mierda¨ plantea asuntos de primera importancia en estética filosófica. Hoy día, la estética filosófica encuentra dificultades para definir su objeto. No se debe tanto al hecho que los filósofos vacilan en decidir del estatus de las artes y de sus conceptos, sino más bien al hecho de que el arte contemporáneo ha roto con sus raíces clásicas. La idea de una obra de arte cerrada sobre sí se ha esfumado a lo largo del siglo XX. Ahora bien, la particularidad del uso de materiales fecales humanos en las artes plásticas presenta a la estética filosófica un cierto reto que ésta tiene dificultades en superar. Se suele admitir que la estética filosófica contemporánea analiza conceptos inherentes a las artes para construir un discurso racional capaz de esclarecer los procesos artísticos; sin embargo, como parece que la ¨mierda¨ carece de contenido semántico en filosofía, a la estética filosófica le resulta imposible construir un discurso racional acerca de ella. Además, plantea difíciles compromisos intelectuales a la hora de equipararla a los conceptos de belleza, de sublime, o de genio. Ahora bien, veremos que la ¨mierda¨ forma parte de un proceso biológico inherente a los organismos vivos y, por lo tanto, dice algo del ser humano. A continuación, subrayaremos el hecho de que el ser humano no se reduce a sus datos biológicos y que, de este

modo, puede conducirlos a un nivel simbólico y estético. Finalmente, propondremos un esbozo de análisis del uso de sustancias fecales en una fotografía de David Nebreda. Comer Y Cagar. El Destino Humano. La ¨mierda¨ forma parte de la categoría de seres al cual se ha prestado poca atención filosófica. Es, sin embargo, una sustancia cotidiana que expulsa el cuerpo humano, un resto de algo necesario como el hecho de alimentarse, un residuo imborrable del devenir del cuerpo. Para resumir, decimos que las sustancias fecales tienen como rasgos fundamentales: A/  Ser consecuencias de la vida biológica y orgánica del cuerpo. B/  Ser signo de la función biológica de nutrición, algo así como su última forma cuando la materia ya no es útil a los procesos biológicos. C/  Ser inútil al cuerpo, dado que lo expulsa.

Estos caracteres inherentes adquieren mayor sentido si los vinculamos al devenir del cuerpo: los cuerpos vivos están ligados al tiempo. El biólogo francés François Jacob insiste en la idea de que ninguna estructura viva podría aislarse de su historia. No obstante, constatamos que F. Jacob no toma en cuenta el hecho de que, por ejemplo, la forma de la tierra, o incluso la de una piedra, dependen cabalmente de su historia y no son seres ¨vivos¨. Entonces, ¿qué quiso decir F. Jacob? La catedrática del Collège de France Anne Fagot Largeault propone la idea que el biólogo francés quería afirmar que las estructuras vivientes son contingentes y frágiles. Para la autora, todo sistema biológico que se encuentra

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en un equilibrio complejo está, ipso facto, condenado a depender de los demás sistemas para sobrevivir. Los organismos vivos dependen del entorno para retrasar una desorganización que concluirá indefectiblemente en la muerte. Así, tales organismos se nutren de otros con el fin de sostener un cierto estado entrópico estable hasta el límite de sus posibilidades, de manera que lo vivo consiste en un sistema abierto que toma y destruye la organización de su entorno, rechazando desorden y consumiendo orden. Es, por lo tanto, un equilibrio que desorganiza lo que está a su alrededor para seguir viviendo. La planta se nutre de la luz del sol (fotosíntesis), el animal se nutre de la planta, y el hombre se nutre del animal y de las plantas. El ser humano, como ser vivo, desorganiza su entorno por pura necesidad biológica. Las sustancias fecales terminan un ciclo biológico y son expulsadas del cuerpo una vez cumplida su función nutritiva. Cabe decir que representan lo que sobra después de que el equilibrio del ser vivo está asegurado. Claude Bernard decía en el siglo XIX que forma parte íntegra del metabolismo expulsar lo que está gastado. Cuando el excremento se hace símbolo deja de representar stricto sensu una función biológica. El Diccionario de la Real Academia Española define el símbolo en su primer sentido como ¨representación sensorialmente perceptible de una realidad, en virtud de rasgos que se asocian con esta por una convención socialmente aceptada¨. La cuestión que planteamos ahora consiste en saber lo que puede simbolizar la ¨mierda¨. Socialmente, y a priori, representa lo peor de una realidad, lo que ya no tiene valor. Aplicar el nombre ¨mierda¨ para designar una realidad es denigrarla de manera extrema, lo cual adquiere sentido si tenemos en mente el referente

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biológico : la ¨mierda¨ es lo que queda una vez usada las virtudes nutritiva de la materia. Ahora bien, si no es una ¨nada¨ biológica, entonces simbólicamente es algo peor aún, pues representa literalmente lo que sobra, esto es, un signo de la presencia de la función nutritiva. Desde el punto de vista biológico es entropía negativa; como símbolo, representa la realidad de que, para sobrevivir, el ser vivo gasta energía consumiendo la organización de otros seres vivos. Es el signo de la contingencia y la fragilidad del ser vivo que nos recuerda a nosotros los seres humanos que somos seres mortales. Tal signo simbólico puede tener formas estéticas en un proyecto artístico. El excremento en su realidad biológica podría simbolizar la fragilidad de la vida humana. ¿Sería interpretar con exageración el hecho de ver en el excremento un símbolo de la muerte? Volveremos más adelante sobre la etimología del fenómeno escatológico, pero cabe señalar que la mierda significa a la vez excremento y fin de los tiempos. Simbolizar la escatología Por ahora, nos interesa analizar el valor del signo y del símbolo en la filosofía de Jean Baudrillard. El ¨poder de denegación de lo real¨ del cual habla denunciando la muerte del Arte, afirmando a la vez que el arte ya no es capaz de proponer una regla de juego trascendente a lo real, añadiendo que el arte ha roto el ¨pacto simbólico¨ que permite al objeto estético ir más allá de su representación, nos lleva, según el filósofo francés, a la indiferencia de los espectadores. Ya no hay reglas para juzgar estéticamente del objeto, el juicio del gusto se manifiesta como algo inútil y, de este modo, se ha creado una estetización general de las formas de lo más

A b y e c c i ó n , h u m i l l a c i ó n y e s c at o l o g í a   : u n c a l e i d o s c o p i o e s q u i z o i d e s o br e l a o br a d e Dav i d N e br e d a


banal a lo más obsceno. Baudrillard propone la tesis según la cual el sistema de imágenes contemporáneas funciona más bien mediante la plusvalía estética del signo que mediante la plusvalía económica. El éxito de la publicidad es asunto de estética antes de ser mercantil. Las imágenes contemporáneas (incluyendo aquí el video, la pintura, las artes plásticas, el audiovisual, las imágenes de síntesis) no enseñan nada, son imágenes que nos dan a conocer la presencia de una ausencia, pues tras ella ya no hay nada que ver. El objeto ha desaparecido detrás de su signo estético. El mundo contemporáneo es él de la semiótica sobrepuesta a la nada. Entonces, ¿cuál es la realidad que desvela la mierda en su función de signo?, ¿debemos afirmar con Baudrillard que todos los signos de la imagen contemporánea se valen, o mejor dicho, uno no pueden valer más que el otro porque todos son puros significantes sin significados? Justamente Baudrillard comentó las fotografías de Nebreda, identif icándolas como uno de los fenómenos estéticos extremos. Quisiéramos fijarnos en el uso de excrementos en una de estas fotografías [1]. ¿Es la mierda una sustancia significativa en esta fotografía, o Nebreda cae en esta metástasis publicitaria de las imágenes estéticas denunciada por Baudrillard? Lo volvemos a repetir, el uso de excrementos en artes plásticas no ha sido iniciado por Nebreda, y como estudiante de Bellas Artes ha tenido que estar expuesto a tal uso (al menos en teoría). No quisiéramos quitar originalidad a la fotografía de Nebreda pero es sumamente importante renunciar a la imagen (publicitaria) de un David Nebreda pionero en el uso estético de excrementos, para conceptualizar –al menos lo entendemos así– la realidad detrás del signo, si realidad hay.

Aunque en esta primera mirada no nos propondremos leer la imagen, queremos en toda modestia proponer un esbozo de interpretación, basado en la importancia de lo abyecto. Como categoría nos permite entender el desprecio extremo que sentimos frente a esta fotografía. El arte abyecto reúne expresiones plásticas sustentadas sobre fluidos corporales. La lista sería larga, pero podemos citar los ejemplos más ilustrativos entre dos polos opuestos: de lo más explícito con Piero Manzoni con Merda d’artista de 1961 [2], hasta lo más alusivo con La Fontaine de Duchamp. Nos podemos hablar del arte abyecto haciendo la economía del pensamiento de Julia Kristeva. La tesis kristevania es de influencia freudiana, y hace de lo abyecto una categoría dual fundamentada sobre el cuerpo. Hay un dentro y un fuera del cuerpo y cuando el propio cuerpo expulsa excrementos se le consideran socio-culturalmente como objetos. Pero, además, tales objetos forman parte de una semiología que los simbolizan en el arte (y en otros conocimientos como la literatura y la filosofía). Según nuestra opinión, la simbolización de los excrementos se podría explicar gracias al concurso de dos elementos, uno conceptual y otro circunstancial. El primero remite al sentido dual de lo escatológico, lo biológico y lo religioso. Así, lo escatológico en su sentido skatéico (del griego skatós que ha dado excremento) nos define como seres vivos, y en su sentido religioso ésjatéico (del griego ésjatos, último), nos acerca a la consciencia de nuestra finitud. La síntesis de los dos sentidos podría reposar sobre el hecho de que experimentamos nuestra finitud por el mero hecho de que necesitamos el entorno para poder sobrevivir. El excremento es el fin material de una vida bio-

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lógica que, en el ser humano, se ve simbolizada como el fin de su existencia. El segundo elemento remite a una realidad propia del artista, David Nebreda. La necesidad de negarse a sí mismo, como resultado o no de su enfermedad, marca su recorrido vital. Si comparamos esta fotografía con el resto de sus obras, percibimos –nos parece– esta huida irracional del cuerpo enfermo. Qué mejor signo para simbolizar esta necesidad de expulsión del cuerpo enfermo que el excremento.

Caleidoscopio esquizoide #2 : iconografías tradicionales y modernas (Rafael Jackson) Locura fotográfica y poesía visual A veces, al observar los autorretratos fotográficos de David Nebreda, uno tiene la extraña sensación de que han sido registrados por otra persona. Con disciplina y sentido de la frialdad, esa persona – muy probablemente, un médico – debería ir completando el lúgubre diario de vivencias que son el cuerpo y las acciones de Nebreda, hasta configurar toda una iconografía de la locura. Sin embargo, nos enfrentamos al hecho de que él es el autor de todas y cada una de sus fotografías, y que las huellas del dolor no son muestras de una dolencia psicosomática, sino que han sido efectuadas por el propio Nebreda. El cuerpo se manifiesta, pues, como síntoma. Gracias a este detalle, dejamos de pensar en esas imágenes como documentos clínicos para considerarlas obras artísticas, tal como el propio artista prefiere aclarar. Esta diferenciación, que resulta muy nítida en Nebreda, requiere no obstante una acotación. Tal como demostró en su momento Georges

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Didi-Huberman, el servicio de fotografía del Hospital de La Salpêrtrière desde mediados del siglo XIX como documentos científicos –el registro fotográfico de la iconografía de la enfermedad mediante la catalogación visual de sus síntomas–, se tornó pronto en imagen cuasiartística de una enfermedad que, en el caso de la histeria, era inexistente: el caso más canónico de todos, el de la joven Augustine, es presentado por Huberman como quizá la más grande de las manipulaciones artísticas producidas por el fotógrafo Régnard y el científico Charcot, hasta el punto de que el último comparaba la actitud extática de las convalecientes con “estatuas expresivas”, repulsiva –y, al mismo tiempo, fascinante– para la mentalidad burguesa en sus posturas teatralizadas. En algunas de ellas, incluso se intentaba demostrar la anestesia o ausencia de dolor de las pacientes atravesándoles la piel con objetos punzantes [3]. La calidad artística de las fotografías de Augustine [4] hubo de captar la atención de los surrealistas, pues siempre sintieron fascinación por todo lo relacionado con los estados alterados de la psique humana. Pero, en el caso de la histeria, llegaron mucho más lejos al incluir varias fotografías de Régnard en un número de la revista La Révolution Surréaliste para festejar los cincuenta años del descubrimiento científico de la enfermedad por el doctor Charcot. André Breton y Louis Aragon celebraron el evento en sus páginas “como el mayor descubrimiento poético de finales del siglo XIX… como un medio supremo de expresión”. Hasta tal punto se sintieron fascinados por las histéricas, que incluso varios de ellos llegaron a simular los estados de esta curiosa –y falsa– patología, retratándose en fotomatones con posturas similares. Ahora bien, como solía ocurrirles a la mayoría

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1. David Nebreda, Cara cubierta de excrementos, 1989-1990.

2. Piero Manzoni, Merda d’artista, 1961.

3. Régnard, La anestesia histérica, 1887. Grabado basado en una de sus fotografías.

4. Régnard, Augustine en actitud pasional, 1878.


5. David Nebreda, Autorretrato, 1989.

6. Gregorio FernĂĄndez, Cristo yacente, 1614.

7. David Nebreda, El espejo, los excrementos y las quemaduras, 1989-1990.

8. Salvador DalĂ­, A veces escupo por placer sobre el retrato de mi madre, 1929.


9. David Nebreda, La ceniza de la madre, el agujero de la madre y la cruz del hijo, 1997.

10. Juan Valdés Leal, Jeroglíficos de las Postrimerías, 1672.

11. David Nebreda, Autorretrato, 2000.

12. Georges Grosz, Los pilares de la sociedad, 1926.


13. Gilbert & George, Naked, de la serie Shitty Naked Human World, 1994.

14. Ole Bagger, Piero Manzoni. Merda d´artista, 1961.

16. David Nebreda, Autorretrato. 15. GĂźnter Brus, Art and Revolution, Universidad de Viena, 1968.


17. Jo Spence, Autorretrato, 1984.

18. Jo Spence, Monster, de la serie The Cancer Project, 1982.

19. Gilbert & George, Shitty, de la serie Shitty Naked Human World, 1994.

20. David Nebreda, Autorretrato.


21. Jo Spence y David Roberts, Write or Be Written Off, 1988.

22. David Nebreda, Autorretrato.


de los representantes del surrealismo, una cosa es aproximarse al abismo y maravillarse de su profundidad, y otra muy distinta zambullirse en sus entrañas hasta las últimas consecuencias. La principal diferencia con respecto a los surrealistas es que Nebreda no es un simulacro, sino un ser sufriente ; comparte con las imágenes de las histéricas su poder de fascinación, la teatralidad y la idea de su cuerpo lacerado como obra de arte, pero se diferencia de ellas en que no es un receptáculo pasivo de expresión poética, sino activo y, paradójicamente, lúcido en sus estrategias de (auto)representación. Aunque quizá debería ser más preciso en esta aseveración y recordar que uno de ellos sí que se planteó la creación artística desde el otro lado de la psique. Me estoy refiriendo a Antonin Artaud, el escritor y autor teatral que estuvo incluso internado en un asilo de Rhodez durante una parte de su vida. En su defensa de la creación realizada por alienados, y, a propósito de Vincent van Gogh, sostenía que “una sociedad contaminada como la nuestra ha inventado la psiquiatría con el fin de defenderse de las investigaciones realizadas por ciertos intelectos superiores, cuya facultad para pronosticar podría resultar problemática”. Lo amorfo y la mierda En mi opinión, las fotografías de Nebreda más logradas son aquellas en las que apenas hay simbolismo ni teatralidad, dando lugar a una conmoción más directa en el espectador. El autorretrato Cara cubierta de excrementos (1989-1990) [1] se sitúa en los límites de la representación : apenas podemos entrever el rostro detrás de la montaña de mierda, y la presencia de ésta resulta tan aplastante que nos produce una anestesia total, incapaces como

estamos de percibir nada en concreto. En este caso sí que podemos señalar que la relación con el surrealismo oficial resulta inoportuna : recordemos, si no, los miramientos de Breton ante el cuadro El juego lúgubre de Dalí por la aparición en primer plano de un personaje masculino con los calzoncillos manchados de excremento. Debemos, por el contrario, mencionar esta aproximación a lo sagrado y la bajeza de los excrementos relacionándolos con la tendencia heterodoxa del surrealismo – el bajorrealismo antiidealista – centrada en Georges Bataille y su revista Documents. No me detendré en las implicaciones abyectas de su pensamiento en relación con el surrealismo visual, pues ya se ha convertido en un lugar común de la bibliografía; tan solo recalcaré que lo más humano se manifiesta especialmente en lo amorfo, dado que se relaciona con las funciones más materiales, como la digestión y la reproducción. Ello explica, por tanto, la aparición de fotografías realizadas por Jacques-André Boiffard con bocas abiertas o dedos gordos del pie en primer plano, y también los textos de Bataille y Leiris dedicados a la boca como fauces, los dedos gordos del pie, el ojo caníbal o el salivazo. Este punto es el que nos sirve para comprender mejor la aparición habitual en el arte surrealista de excreciones como el semen, la mierda y la saliva en motivos que parecen evocar extraños biomorfismos, con Dalí a la cabeza. Aparte de su concepto creativo como regeneración –planteado ya por Ramírez– o como humillación, las palabras que David Nebreda dedica a este particular sirven para justificar el argumento propuesto: “Los he recogido y guardado; los he tocado, manoseado, he cubierto mi cara y mi cuerpo con ellos… Mi sangre y mis excrementos, mis

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quemaduras, mi agotamiento, mi cuerpo y su dolor, un dolor necesario y alegre, son los únicos elementos para establecer y reconocer la mitad de mi patrimonio”. Barroco revisitado David Nebreda ha manifestado en varias ocasiones su deuda formal e iconográfica con el arte tradicional de Occidente. Durante una de sus escasas entrevistas, concedida a la experta Catherine Millet, manifestó lo siguiente: “La historia del arte es una referencia constante. Ofrece ciertas posibilidades para construir fantasmas y quimeras. Y no solo para construirlas, sino también para identificarlas. Yo la percibo de este modo y considero que es mi prerrogativa lograr construirlas primero, para después identificarlas e identificarme yo con ellas. Volviendo a la historia del arte, la sitúo en épocas muy precisas : el siglo XV, la pintura gótica, el Renacimiento, esencialmente la pintura alemana, la pintura holandesa del siglo XVII y el barroco español”. No cabe duda de que esta respuesta es toda una declaración de principios, al menos en el plano artístico, y aún más si ponderamos su tendencia a guardar silencio sobre su producción y sobre los resortes iconográficos y estilísticos que la animan. Una observación detallada sobre cualquiera de sus fotografías pone de relevancia todos los momentos histórico-artísticos que confiesa admirar. Me centraré especialmente en el barroco español, poniendo por caso uno de sus autorretratos en actitud acostada y desnuda [5]. Resulta difícil no descubrir en él una clara influencia de la retórica barroca, especialmente la imaginería española dedicada a Cristo yacente [6]: ambos comparten la horizontalidad, el

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contraste entre la piel llena de sangre y heridas frente a la blancura del lienzo, e incluso una leve alusión al paño de pureza. En el mismo registro debemos incluir la fotografía El espejo, los excrementos y las quemaduras (1989-1990) [7]. El cuerpo desnudo del artista se hace acompañar de un espejo ; en la mano izquierda, sostiene un trozo de tela y unos crisantemos, mientras con la mano derecha tira de sus cabellos con fuerza, a modo –como ha señalado Ramírez– de un moderno Ecce homo. Como detalle que podríamos considerar sacrílego en esta dimensión de la obra, previamente ha embadurnado sus manos con restos de excrementos. Esta combinación de lo sagrado y de lo sacrílego podría parecer, a primera vista, chocante ; pero no lo es tanto si tenemos en cuenta otras obras realizadas por artistas surrealistas, como Salvador Dalí. Es innegable en varias de sus obras más célebres, aunque quizá en su obra Parfois je crache par plaisir sur le portrait de ma mère (1929) [8] pueda resultar más patente : las referencias a lo sagrado –el contorno del Sagrado Corazón– se combinan explícitamente con lo sacrílego en un tono que evoca de modo directo las excreciones corporales y la fascinación que por ellas sentía el grupo de disidentes del surrealismo, con Georges Bataille a la cabeza. Tal como demostré en otro lugar, el interés que los surrealistas disidentes manifestaron hacia lo sagrado y la religión fue impulsado por otros que estuvieron unidos también al grupo de disidentes, como Roger Caillois. En su libro “L’homme et le sacré” (1939), plantea la ambigüedad de lo sagrado, basada en la ambivalencia entre lo puro y lo impuro, lo derecho y lo izquierdo, la santidad y la mancilla. En un texto algo anterior, titulado “Le pouvoir” (1937), se adelantaba a aquellas coordenadas al

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explicar el sacrificio de Cristo, ajusticiado como un malhechor : “Jesús se dejó tratar como criminal y reducir al estado de cuerpo ajusticiado, identificándose así con la forma izquierda e inmediatamente repelente de lo sagrado. El mito acentuó el carácter infamante de la muerte en la cruz, añadiendo que había asumido los pecados del mundo, es decir, el conjunto de la ignominia humana”. Sólo así se puede explicar la presunta ambigüedad de imágenes artísticas vinculadas a la religión y al surrealismo, como la imagen daliniana que hemos comentado o las Crucifixiones de Picasso realizadas entre 1930 y 1938, en las que ironiza con un patente humor negro sobre la escena del Gólgota: el malagueño incide en la mofa a Cristo al representarlo como un fósil atornillado al madero en una de ellas o, aún vivo, dando un muletazo a un toro con una mano desclavada en otra imagen. Quizá estas derivaciones resultan aún más ilustrativas en otra fotografía de Nebreda, titulada La ceniza de la madre, el agujero de la madre y la cruz del hijo (1997) [9], en la que –al igual que el dibujo de Dalí, se combina el mensaje icónico y verbal–. Sobre los alfileres y las agujas que atraviesan impunemente el pene flácido del autor, se pueden leer los textos: “Estúpido, mudo y estéril” y “Estúpido estéril. Cómo te reconoceremos?”  [sic]. Las implicaciones religiosas desde el punto de vista iconográfico –la cruz– y textual, resultan inmediatas; sin embargo, lo son más aún las implicaciones ambivalentes de lo sagrado en el ámbito que estamos analizando. Si nos referimos a lo visual, el pene flácido y amorfo de Nebreda, en primer término, es una imagen que remite al carácter informe del semen, de la saliva y, por extensión, de la mierda ; cuán distintos, por tanto, de la erección que simula la ascensión y la verticalidad propia de

una columna vertebral que ejemplifica nuestra imagen del Homo sapiens (sapiens). La mierda no solo remite a la humanidad más literal sino también a su extinción, ya que es la excreción o lo que queda después de la digestión. Y en esto puede vincularse de nuevo a Nebreda con el arte barroco por la vía surreal: Luis Buñuel, Dalí y Federico García Lorca adoraban la imagen de los que ellos llamaban “obispos podridos” y que aparecen representados en los Jeroglíficos de las Postrimerías de Juan Valdés Leal (1672) [10]. En cierto sentido, hay una connotación residual y mortuoria en esa imagen, aspecto que alcanza todo su sentido al saber que Nebreda decidió enterrar gran parte de su producción en una caja con tierra. No podemos saber, pero sí intuir, la sensación que debió producir sacar a la luz las imágenes del fotógrafo yacente, sufriente, como un cadáver que regresa de entre los muertos. De nuevo, existe también una influencia implícita del barroco en fotografías como esta y, en concreto, los emblemas, en los que se basaron obras pictóricas tan importantes como las que acabamos de comentar de Juan Valdés Leal (1672), referidos a la “vanidad de vanidades” en frases como Finis Gloriae Mundi o Ni más, ni menos. Tanto en Valdés Leal como en Nebreda, el texto – Mote o motto – explica la imagen y viceversa, uniendo así un discurso icónico-verbal, si bien en el segundo no sabemos si revela u oculta el verdadero contenido de la obra. Observemos, por ejemplo, el autorretrato [11] con las palabras “Primer Día/Sexto Día”, emparejadas con “Padre cuchillo/Madre cuchilla”. ¿Se refieren acaso a una extraña disciplina de autocastigo? ¿O implican la concreción del autosacrificio y de la creación, en términos cuasidivinos, como actividades hermanas?

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Caleidoscopio esquizoide #3:

iconogr afías contempor áneas

(L aur a Br avo)

Excremento: humor y humillación en el arte contemporáneo Si bien a lo largo de la historia del arte han sido varios los arriesgados transgresores que se atrevieron a retar los códigos del gusto, el decoro y la belleza vigentes en su época, sus incursiones se dirigieron principalmente hacia fenómenos estéticos como el de lo macabro o de lo siniestro (mencionemos, meramente, a José de Ribera, Caravaggio, Rembrandt, Goya o Géricault), ya fuera a través de la representación pictórica de cadáveres, de órganos y vísceras –humanos o animales– expuestos a la mirada del espectador, de escenas de antropofagia o de sangrientas torturas. Habría que esperar hasta el pasado siglo XX a que la presencia de los excrementos, tema cardinal para el arte contemporáneo, fuera explícita y fehaciente. En Los pilares de la sociedad (1926), el alemán Georges Grosz amuebla el cráneo abierto de un orondo nacionalista germano con una gran bosta hedionda, mientras que a otro lo condecora con un orinal, a modo de sombrero, ambos como metáfora de la irracionalidad del capitalismo y de la inhumanidad que cosecha paulatinamente a las puertas de la Segunda Guerra Mundial [12]. Profundas ronchas divisorias levantaron entre los surrealistas los calzoncillos manchados del juego lúgubre daliniano mencionado páginas atrás, y son también legendarias las noventa latas de treinta gramos de mierda de artista que Piero Manzoni convertía en oro, como el genio catalán, y vendía a su mismo precio. También a modo de pilares

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enhiestos, Gilbert & George yerguen gigantes mojones en sus Naked Shit Pictures, unos fotomontajes de grandes dimensiones y brillantes colores con aspecto de vidriera que comenzaron a ocupar la temática de su producción desde mediados de los años noventa. En estas escenas, los dos artistas aparecen, en ocasiones, con su tradicional traje de chaqueta y corbata, mientras en otras lo hacen totalmente desnudos o bajándose los calzoncillos –en un velado homenaje a Dalí–, y mostrando sus respectivos traseros [13]. Junto a la imagen aumentada, rozando la abstracción de la óptica microscópica, de otros fluidos corporales como sangre, semen o saliva, estos fotomontajes agrandan las fálicas heces a escala monumental junto a los artistas, que no hacen sino incidir en los cimientos biológicos de todo ser humano. Tras el golpe visual que la presencia del excremento provoca en estas imágenes, el tono general de sus mensajes es el del humor –ya sea infantil, ácido, cínico o de crítica caricaturesca– que provocan tanto la mierda como las convulsiones conceptuales a las que el arte contemporáneo nos tiene agraciadamente acostumbrados. El mismo Manzoni se encarga de corroborar este punto, en el momento en que sus labios dibujan una pícara sonrisa tras el acto creativo de su magna obra, saliendo satisfecho del cuarto de baño como un gran artista clásico dejaría atrás, triunfante, el umbral de su taller tras rubricar uno de sus lienzos [14]. Se trata ésta, por lo tanto, de una de las líneas generales de interpretación de la presencia fecal en el arte contemporáneo. La apuesta de David Nebreda, sin embargo, discurre por otros derroteros. Cubierta su cara con los excrementos que ha conservado durante días, metódica y paulatinamente, en la nevera –salvando así, como

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apunta Juan Antonio Ramírez, los problemas de conservación de las latas del artista italiano–, Nebreda anula cualquier chascarrillo conceptual o mueca placentera en el espectador [1]. Recordemos, además, que esta imagen muestra la carga de excremento de modo físico y explícito, no sugerido como en las latas, ni pintado como en los anteriores casos mencionados. La bofetada fecal, muy lejos incluso del tradicional tartazo de merengue del cine mudo, anula la identidad del rostro de Nebreda e inhabilita el uso de algunos de sus sentidos (ojos, oídos, nariz y boca son tapados por los excrementos). La masa excrementicia, expulsada por el ano, tapona otros orificios vitales presentes en su rostro y se hace necesaria una bocanada de aire para continuar con la función vital de su cuerpo. La vejación, sin embargo, más que ser el mismo artista quien la sufre, se restriega con violencia en la mirada repugnantemente hipnotizada del espectador. La abyección parece estar, precisamente, en la ausencia de su experiencia por parte de aquél. El antes citado “dolor necesario y alegre” y la siguiente declaración de Nebreda hacia Catherine Millet lo confirmarán así : “¿Cómo dar a entender las sensaciones provocadas por mi sangre y mis excrementos? Sensaciones primarias de reconocimiento, de plenitud, de alegría, de ternura, de identificación lejana, de amor […]. Los he introducido en mi boca, los he conservado en secreto hasta el día de mi sacrificio”. Recordemos, en este momento, otros de los actos relacionados con la mierda más violentos, por su colisión moral con el espectador, en la historia del arte del siglo XX: los performances de Hermann Nitsch, Otto Mühl y Günter Brus. En ellos, los accionistas vieneses se lanzaban a un contacto brutal y directo con sangre,

orina y excrementos, en unos casos humanos y, en otros, obtenidos a través del sacrificio de animales y del torrente de vísceras, órganos y fluidos corporales que se derramaban del interior de éstos. Brus, seguramente el más trasgresor de los tres, participa en un debate sobre la función del arte en la sociedad del capitalismo tardío convocado en la Universidad de Viena en 1968 y, ante los asistentes, se desnuda y se efectúa cortes en el pecho con una cuchilla, orina en un vaso y se bebe su contenido, defeca y se embadurna con sus heces y se masturba en el suelo mientras canta el himno nacional, acción que le supuso una condena de seis meses de cárcel, la cual evitó huyendo de la justicia a Berlín [15]. La finalidad de estos actos, para ellos, era la superación de cualquier prejuicio, imposición, prohibición o construcción moral, precisamente, a través de su práctica directa. La obscenidad y la perversidad, como propone el grupo, son un camino moral para la redención. El sacrificio es un afán por el éxtasis y por el anhelo por vivir, con lo que cada una de sus acciones se convierten en metafóricos suicidios en los que lo importante no es el ser sino su resistencia. Mühl lo rubrica con estas palabras: “El artista es el desgraciado que se ha vuelto perverso […]. Las estéticas de la burla, la obscenidad y el pozo negro son los caminos morales contra la conformidad, el materialismo y la ignorancia”. Nebreda parece compartir con los accionistas algunos de sus postulados y es que, en efecto, el madrileño se somete a prácticas lacerantes, de resistencia física a dolores extremos, de contacto con sustancias excrementicias, a unos ritos calculados, dirigidos y protagonizados por él mismo. Sin embargo, éste los practica en la privacidad de su apartamento, sin testigos (sólo

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la cámara) y sin voluntad de despertar al público de letargo moral alguno. Niega el sentido de ritual como proceso catártico o de redención moral. Las implicaciones sagradas, moralistas, didácticas, los prejuicios trascendentalistas –calificativos a los que expresa su incomodidad en la entrevista que le concede a Virginia Luc–, la consideración de martirio y de salvación están fuera de su universo. Este aspecto, en sus propias palabras, “supone una solidez moral que yo no poseo y que, por otra parte, tampoco puedo aceptar”. En el mencionado diálogo, Nebreda insiste en que sus particulares “ritos” suponen para él sistemas de comportamiento y de adquisición de normas mentales y sociales, de un orden que él (deberíamos recordar aquí la afección mental de Nebreda) no posee, pero pretende. Ésta es, además, la razón principal de su “desdoblamiento”, de esa conversión simultánea en un otro, el fotográfico, el artístico (una duplicidad que nos remite, a pesar de las fáciles comparaciones, a su esquizofrenia paranoide), el que aparece reflejado en El espejo, los excrementos y las quemaduras [7], y gracias al cual afirma aprender a construir esquemas mentales. A través precisamente del trabajo artístico logra la adquisición de disciplina y rigor, un factor de importancia en el que incide perfectamente Ramírez. El propio Nebreda lo declara tajantemente en una de sus obras, donde aparece desnudo y casi de perfil, junto a varios anuncios con mensajes de su autoría conceptual y física, pues están escritos con sus heces, tal y como él lo declara en la fotografía [16]. Sus datos personales y clínicos, junto a las fechas, parecen recrear una ficha médica. La declaración de sometimiento al orden y la alusión “Contra vértigo nada que decir” inciden en la voluntad

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de disciplina contra la enfermedad. Podría referirse, además, a la superación del fenómeno de lo abyecto, que en la teoría kristeviana implica la perturbación del sistema y del orden, la ausencia de bordes y reglas, y que él logra acometer y establecer gracias a la construcción de su rigurosa disciplina. Estos planteamientos, en definitiva, sitúan a Nebreda en la práctica contemporánea del autorretrato fotográfico como tratamiento adoptado por el artista contra la enfermedad y sus consecuencias. Enfermedad y autorretrato fotográfico: escatologías escenificadas Cuando Nebreda se refiera a sus obras, alude a ellas afirmando: “Mi propia realidad es bastante peor que las fotos”. Ramírez, interlocutor en esta conversación, interpreta estas palabras como una alusión a la naturaleza artística de éstas, desligándolas de ser un mero documento de una realidad. Podríamos, no obstante, entender también esta declaración como una referencia a ese doble en el que Nebreda se ha desdoblado a través de las fotografías, gracias al cual logra construirse el sistema de orden que su mente no posee, y cuyas torturas y vejaciones físicas no llegan a alcanzar jamás el mismo grado de sufrimiento al que su afección mental le somete. Sería, quizás, ese silencio que adopta contra el grito, ese equilibrio contra el vértigo de su dolencia, ese desdoblamiento entre dolor físico y alivio del sufrimiento mental lo que su obra sugiere. En este sentido, tanto su producción artística como la motivación que la guía correría en paralelo con el discurso de Bob Flanagan, un neoyorquino enfermo de fibrosis cística que se convirtió en uno de los supervivientes más longevos de esta tormentosa afección mortal.

A b y e c c i ó n , h u m i l l a c i ó n y e s c at o l o g í a   : u n c a l e i d o s c o p i o e s q u i z o i d e s o br e l a o br a d e Dav i d N e br e d a


El tratamiento que ideó fue la adopción de un talante biográfico y artístico de Supermasoquista, documentando visualmente las terribles torturas y vejaciones físicas que se infligía como alivio y remedio para, como él indicaba, “combatir el dolor con dolor”. Son numerosos, en efecto, los artistas que han adoptado un procedimiento fotográfico como vía para mitigar el horror de la experiencia de su enfermedad. Una de las más reconocidas es la británica Jo Spence, quien fallece en 1992, a los cincuenta y ocho años de edad, debido a los estragos que provocó el cáncer en su cuerpo y contra los que batalló médica y artísticamente. Los efectos de la quimioterapia y la amputación parcial de su seno izquierdo suscitan en ella la necesidad de escenificar y documentar el proceso de modificación que su cuerpo sufre debido a la invasión de dos potentes agentes aniquiladores : las células cancerígenas y las sustancias químicas que las destruyen. Aquí me es inevitable no poner en paralelo, como mínimo simbólicamente, el concepto de enfermedad – la alteración de la salud, la negación de la pureza física o moral – con el tema cardinal que ocupa estas páginas. Las mismas metáforas que en el lenguaje llano comparan el malestar físico o las sustancias nocivas para la salud con el excremento confirmarían también esta propuesta. Spence muestra a la cámara las consecuencias de su proceso de curación junto al cartel con la fecha “15 de octubre de 1984”, de modo similar a como Nebreda lo haría años después en la soledad de su apartamento [17]. La fotografía, por tanto, se convierte para los dos artistas en una herramienta paralela para derrotar o sobrellevar la enfermedad que la medicina tradicional no

aporta, llegando al punto de que Spence le otorgue el título de Photo Therapy a este particular proceso que adopta y al trabajo artístico de desmitificación de estereotipos culturales y sociales que lo representa. Nebreda, quien rechazó la medicación y el internamiento hospitalario, y Spence, que se somete a ellos pero siente que pierde la batalla en el proceso, exponen de modo crudo y desgarrador ante el espectador (¿qué más abyecto que eso?) la degradación física de sus cuerpos. Si los términos que emplea el madrileño en su representación fotográfica son “estéril” o “estúpido”, el de la británica es, directamente, el de “monstruo” [9 y 18]. Llegados a este punto, la presencia conceptual de la escatología se hace irrefrenable. La doble acepción de la palabra desarrollada en las primeras páginas –tanto biológica como religiosa en cuanto al fin de la existencia– será también doblemente pertinente en este caso, pero lejos una vez más de los guiños socarrones e irreverentes que Gilbert & George han logrado construir con su burlona alegoría [19]. Presentado nuevamente de modo estremecedor ante nuestra mirada, el cuerpo enfermo de Nebreda se manifiesta como detrito, como materia finita, como residuo último de la existencia del ser humano. Él apuesta, recurrentemente, por la fusión física y conceptual de su cuerpo y de su cadáver, como los jirones de tela blanca, casi también podridos, parecen sugerir [20]. Jo Spence logra dar un paso más allá y posa, como una escalofriante premonición ante la inminente llegada de su fin, escenificando ser su propio cadáver [21]. Este escatológico proceso de descomposición física, de doloroso y consciente viaje a ultratumba,


como el mismo término propone, es también representado fotográf icamente en primera persona por la artista neoyorquina Hannah Wilke, fallecida en 1993 a causa de un linfoma a los cincuenta y tres años, sólo meses después de que lo hiciera su colega inglesa. También de corte conceptual y feminista, la obra de Wilke se detiene en analizar y documentar su cuerpo en el proceso de deterioro y extinción al que le someten tanto su enfermedad como su proceso curativo. Como estremecedora premonición, una vez más, de la muerte que conquista a todo ser humano, la artista, en plena y esplendorosa juventud, forma un díptico fotográfico con la imagen de su madre, la cual sufre los embates del cáncer de seno. El vaticinio escatológico habría de cumplirse, puesto que años después una enfermedad similar atacaría el cuerpo de la artista, quien documenta el dolor que el proceso de cura le supone. Sin pelo, el rostro hinchado y lleno de arrugas, con el cuerpo desnudo y marcado por los avances de la edad y de la enfermedad, apartando la mirada del espectador de modo sereno y lánguido (como si nuestra presencia violentara la privacidad del acto), Hannah Wilke orina y defeca en el interior de un urinal para enfermos en una sala de hospital. Excremento y finitud se han instalado nuevamente en el cuerpo del/la artista. Gilbert & George nos demostraban gráficamente en aquel primer montaje que el final de todo, y también su principio, se hallaba en los fluidos amorfos que despiden los orificios corporales. David Nebreda también nos recuerda – se recuerda – aquí, soez y vilmente, de modo abyecto, que nuestro fin – su fin – se encuentra en el ano abierto [22].


1. Libros

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Jérôme Dubois Merde (2008) est un moyen métrage de Léos Carax. Les critiques de cinéma,

dont le métier devrait affiner le regard, se sont en majorité arrêtés à son titre pour désigner ce que le film contenait. Il semble que le mot ait eu sur eux, ou plutôt sur ceux qui se font passer pour des critiques alors qu’ ils ne sont que des journalistes

sans esprit critique, l’effet d’un repoussoir. Ils n’ont pas perçu l’ ironie que Carax a mis dans cette appellation et ne se sont pas employés à faire ressortir ni les qualités cinématographiques ni surtout la vision du monde que donne le film. Nous nous

proposons ici de montrer la charge poétique et la critique sociale que recèle le film sous forme de parabole. Nous verrons ainsi comment Carax s’est servi du mot

« merde » et a questionné sa représentation sociale dans l’ imaginaire collectif de nos civilisations.


À Propos de l’auteur Jérôme Dubois est maître de conférences en études théâtrales à l’Université Paris 8. Sociologue de formation, chercheur en ethnoscénologie, discipline qui donne attention aux pratiques performatives et spectaculaires du monde entier, ses écrits portent sur les formes culturelles que prennent les sociétés pour se représenter. Il a notamment publié La mise en scène du corps social, contribution aux marges complémentaires des sociologies du théâtre et du corps (2007).

Y’a comme deux mouvements dans le cinéma, qui sont un mouvement où on va vers ce qu’on ne sait absolument pas faire, ou ce qu’on ne connaît pas, c’est-à-dire les étoiles, la lune, et puis un mouvement où on rentre très fort à l’intérieur, mais à toute vitesse, quoi, y’a autant de distance, et on cherche la partie la plus mystérieuse qui est en soi. Alors le scénario, c’est le lieu pour faire commencer les mouvements et après on tourne, et en tournant, y’a des forces qui font que, bon ben, quand même, ça emmerde la société... Parce que les gens veulent savoir ce que vous faites, quand vous êtes en train de... Alors vous dites, « mais taisez-vous, je suis en train de faire ». « Oui, mais qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? » Vous dites « Mais... silence ! » Et vous avez pas envie de dire « silence » non plus, même pas « moteur » à la rigueur et puis... les gens ils disent « coupez » tout le temps, tout le temps, tout le temps. Léos Carax


L’ordure, c’est le cœur de l’ homme devenu dur. Ça c’est la vraie ordure. Sœur Emmanuelle

« Merde »

est un moyen métrage de Léos Carax qui constitue le second volet du film Tokyo (2008), lequel réunit deux autres moyens métrages, l’un de Michel Gondry, l’autre de Bong Joon-Ho, dont les histoires respectives se déroulent dans la capitale japonaise. Si la presse salue l’esprit frondeur de Léos Carax et une certaine prouesse technique, elle s’accorde, pour une large part, à considérer « Merde » comme un récit grotesque, au sens hermétique, voire inintéressant. Or ne pouvons-nous pas voir entre ses images une parabole enrichissante même pour l’esprit chagrin des journalistes ? La première image est dans le titre du film : Merde est le nom que se donnera le protagoniste au cours du film. Anti-héros en puissance, depuis deux semaines, il émerge des égouts et terrorise les passants par son aspect repoussant (borgne, échevelé, sale, vêtu de loques d’une autre époque, nus pieds, les ongles longs et courbés), sa démarche (les pieds vers l’intérieur, démantibulée, dégingandée), son attitude (déambulant sans but, il prend des mains des passants les cigarettes qu’il fume, les fleurs et les porte-monnaie dont il tire les billets pour les manger, il lèche les aisselles des jeunes filles, etc.) et son langage (inconnu, étrange, animal, fait de borborygmes et de gestes auto-agressifs tels que se donner des baffes). Denis Lavant est superbe dans l’interprétation du personnage. À peine sorti des égouts, après avoir commis ses forfaits, il y retourne pour disparaître, laissant aux passants l’impression d’un monstre. Les médias reprennent la rumeur et diffusent des images vidéo prises sur le vif par les passants au moyen de leur téléphone portable, en conseillant aux Tokyoïtes de se méfier, en augmentant par la même occasion l’inquiétude générale. Le personnage est pris pour un fou (quelqu’un qui se prend pour un autre), ou un monstre (inhumain) idiot (privé de l’usage de la parole et donc de la raison). Puis un jour, le personnage tombe par hasard dans les égouts sur les restes intacts d’un stock de munitions de la guerre du Tonkin, il prend une


grenade, la renifle, la dégoupille et, tout en marchant, ne sachant quoi en faire, la laisse tomber à terre, la grenade explose alors derrière lui et lui donne une idée… Peu de temps après, revêtu d’un manteau de soldat japonais et muni d’une musette remplie de grenades, il sort d’un égout, déambule, en jetant derrière lui les grenades dégoupillées, produisant sans s’en émouvoir la mort d’une centaine de personnes, un vrai carnage, avant de disparaître par une autre bouche d’égout. Cette fois, c’en est trop, la police est sur les nerfs, elle entre dans les égouts pour retrouver la trace du terroriste, le trouve dans sa cache, dormant nu sur un matelas couvert de fleurs et l’emmène tout droit en prison, où il est interrogé sans succès : le peu de paroles dit par le prisonnier est incompréhensible, tout comme son comportement. Le mystère reste entier sur son identité et ses motivations. Aussi, une dépêche mondiale est lancée dans les médias afin de voir si personne ne reconnaît cet individu. Parmi les témoignages, les uns plus farfelus que les autres, un avocat de Paris déclare connaître le langage du prisonnier et se dit prêt à servir d’avocat pour l’inculpé d’assassinats et d’interprète pour les autorités pénales japonaises. L’avocat français a étrangement la même allure que le prisonnier : il est borgne du même œil et sa barbe est aussi rousse et incurvée du même côté. Un air de parenté les réunit et semble induire que le prisonnier appartient à une communauté ayant un langage propre et qu’il n’est donc pas un idiot (être privé de langage). Lorsque l’avocat lui demande son nom, dans un langage étrange qui mêle une langue inconnue à des gestes bizarres tels que se tenir une dent, se caresser la barbe et se frapper la joue, le prisonnier dit s’appeler Merde. L’avocat confirme que le nom a le même sens qu’en français. Au cours du procès, en présence des victimes survivantes, lorsqu’on lui demande les raisons de sa tuerie, il répond qu’il n’aime pas les gens, surtout les Japonais. Pourquoi ? Parce qu’ils sont laids. Pourquoi ? Parce qu’ils ont les yeux en forme de sexe féminin. La sentence tombe : condamné à mort par pendaison. Quelques mois se passent, durant lesquels il ne se nourrit que de fleurs, puis un jour on vient le chercher dans sa cellule pour le conduire à la salle d’exécution où il est pendu après avoir fait sa prière, devant un public parmi lequel se trouve l’avocat. Mais après que le bourreau eut constaté la mort et qu’il s’est retourné, le corps se remet à bouger et le regard cherche un point dans la salle, et tandis que le public stupéfait se tourne pour regarder ce point vers lequel est tourné le regard du pendu, ce dernier disparaît, il ne reste plus que la corde lorsque le public se retourne. Alors, comme un téléfilm à épisodes, un dessin-animé, un flash édulcoré annonce que la prochaine aventure de Merde se déroulera aux États-Unis, apportant ainsi au personnage le statut de super-héros. Alors que faut-il retenir de ce conte postmoderne dont le héros se nomme d’un nom qui est à la fois un juron, une insulte, une déjection fécale, un être qui désigne socialement un déchet ? Certainement pas seulement la provocation rimbaldienne ou

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dadaïste. Un paraboliste ne dit jamais explicitement le message qu’il veut transmettre à travers sa fable. Il ne s’avoue même jamais paraboliste. C’est le cas de Léos Carax. Discret, l’artiste cinéaste se dévoile peu, ne communique avec le public quasiment que par ses œuvres : Il n’aime pas les interviews, n’en accorde que très peu, joue volontiers les agoraphobes et n’est guère à l’aise dans l’exercice de la promotion. Léos Carax n’a jamais cherché à plaire et à flatter. Ses films parlent en revanche de lui, le dévoilant beaucoup plus que ses rares entretiens. On a beau fouiller de fond en comble la bibliothèque Internet, on ne déniche guère de lui que quelques rares prises de parole. Et lorsqu’il accepte de la prendre, les phrases s’interrompent, la pensée vagabonde, rendant souvent le discours confus et difficile à suivre. Une introversion qui se retrouve jusque dans son comportement et son physique, Carax abordant une allure de jeune étudiant timide et dépassé par les événements, au regard fuyant et au cheveu en bataille. Leherpeur, 2008.

— Vous parlez rarement à la presse, on ne vous voit jamais. Pourquoi ce silence ?

— Ça s’est fait comme ça. J’ai commencé à faire du cinéma à un moment où je ne parlais pas beaucoup... Parler dans la presse, ça n’est ni payant, ni payé... Maintenant, je pense que quand on passe dans la lumière, on fait de l’ombre. De l’ombre au film. J’estime avoir déjà beaucoup parlé au travers du film. J’ai plus de facilité pour parler d’autre chose... De musique, de l’époque... Mais sur le film, j’ai fait tout le boulot que je pouvais... Et puis, je suis comme tout le monde, je parle à qui je veux quand je veux. Voilà. — Dans la presse, vous n’avez jamais rencontré quelqu’un à qui vous aviez envie de parler ?

— J’ai vite pigé la presse. C’est comme jouer... Moi, j’aime bien jouer, mais je joue avec quelqu’un si on le fait ensemble, à deux. Comme travailler avec un acteur. Je veux pas d’arbitre. — Consciemment ou non, aviez-vous le désir de préserver un secret, un mystère ?

— C’est de l’autodéfense. Je pense avoir suivi un commandement. Qui dit «Tu écriras ta vie. » Donc, à partir de là, je me mets dans une position extrêmement vulnérable dans mes films. Mais je le fais de moi à moi, avec des complices. Je n’ai pas le besoin de répéter l’expérience dans la presse. Carax, 1999a.

C’est en affirmant son particularisme, en donnant à vivre son expérience parmi les hommes, qu’il accède à une forme d’universalisme. Et on peut deviner cette énigme du film, pour peu qu’on s’en donne la peine... Tous les films de Léos Carax ont pour

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protagoniste masculin principal un humain qui vit en déshérence par rapport à la société. Denis Lavant, acteur fétiche de Carax, a souvent donné ces traits à cet être auquel le réalisateur s’identifie (le personnage d’Alex que Denis Lavant interprète dans les trois premiers longs métrages – « Boy Meets Girl » (1984), « Mauvais sang » (1986), « Les Amants du Pont Neuf » (1991) - renvoie au vrai patronyme de Carax : Alex Dupont). Or un jour où un spectateur de théâtre faisait remarquer à Lavant que le personnage qu’il jouait – en l’occurrence le peintre Francis Bacon dans Figure, une pièce de Pierre Charras – était un « monstre », Lavant a répondu spontanément : « Il est monstrueusement humain ». On peut imaginer qu’il dirait la même chose du personnage Merde, en accord avec la vision de Carax : cet être monstrueux de par son aspect physique, son langage et son comportement, n’est-il pas l’un des rejetons indésirables de l’humanité ? Léos Carax nous renvoie à la figure notre propre monstruosité : si les gens trouvent laid le monstre, et l’on se souvient que le laid est souvent ce que l’on n’arrive pas à penser et donc à intégrer dans l’humanité, le monstre trouve laids les gens, nous renvoyant à notre propre catégorie du laid, il les trouve si laids que leur vie n’a pour lui que peu d’importance et qu’il en arrive, par dépit et peut-être jeu, à être l’auteur d’un massacre surréaliste (l’acte surréaliste par excellence était, selon André Breton, de descendre dans la rue et de tirer au hasard). Mais est-ce une raison pour que la justice humaine tue ce monstre ? Schopenhauer a écrit que le bourreau partage le crime et la souffrance du condamné. Sans doute allait-il trop loin quant à la souffrance. Quoi qu’il en soit, est-ce là la justice, est-ce là l’Humain ? Ne serait-ce pas

Ne se ra it- ce pa s cet aveuglement monstrueux des critiques de cinéma, lesquels trouvent laid ce qu’ils n’arrivent à penser, que Carax a voulu ironiquement pointer du doigt ?

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la raison qui pousse Merde à se rendre ensuite aux États-Unis d’Amérique ? N’y a-t-il pas dans la peine de mort (qui sévit dans certains États) une forme de monstruosité ? N’est-ce pas répondre à l’horreur par l’horreur ? N’est-ce pas nous faire monstres ? Nous ne reprendrons pas ici le vieux débat sur la question (l’inefficacité de la peine de mort sur le taux du crime aux États-Unis et ailleurs, tous les arguments qui ont été développés depuis Victor Hugo), là n’est pas l’objet de notre propos, mais il est curieux que cette question ne soit pas soulevée par les journalistes qui considèrent seulement le grotesque de l’histoire. Voilà pourtant l’un des points forts du film, la dénonciation détournée de la barbarie de la civilisation contemporaine, tandis que certains journalistes trouvent « trop long » le passage du procès où se joue le destin de Merde et celui de la société. Ne serait-ce pas cet aveuglement monstrueux des critiques de cinéma, lesquels trouvent laid ce qu’ils n’arrivent à penser, que Carax a voulu ironiquement pointer du doigt ? Voici ce qu’il écrivait en 1984 dans le journal Libération pour la sortie de son premier film Boy meets girl : J’ai installé une barre de gymnastique chez moi pour soigner le cinéma qui manque d’exercice, l’époque est dangereuse, il faut la santé. La modernité, c’est la confusion. N’importe qui aujourd’ hui peut être journaliste, policier ou critique. Ça fait peur. Mon quartier est infesté de policiers et de critiques. Je vais déménager. Pourtant, la critique de cinéma est le plus beau métier du monde, après réalisateur de films. La critique doit rêver tout haut le cinéma d’avenir, avec bel espoir, belle hargne, il doit préparer les pistes d’atterrissage pour les OVNIs, crier que tout est enfin, déjà, toujours, encore à l’infini possible, vanter le risque et la brutalité, cracher sur les fameuses valeurs et la violence. Il doit être garde du corps splendide, ogre Langlois, producteur poète. Oh là là. Mais non, non. La critique 84 est un œil mort, elle gère la crise comme tout le petit monde qui s’en nourrit, repère d’anciens combattants et de collabos. Carax, 1984.

Que pouvons-nous voir d’autre dans cette histoire ? L’acte de tuer par dépit, par désespoir, n’y a-t-il pas là un thème essentiel, ô combien contemporain, à une époque où, au Japon comme aux États-Unis, notamment, mais pas seulement, en France et au Canada aussi, des êtres décident de passer à l’acte de tuer des personnes, pour ainsi dire au hasard, parce qu’ils n’aiment pas l’humanité et n’attendent plus rien du monde ? Tandis que la plupart des tueurs de ce nouveau type, les tueurs désespérés, investissent une enceinte symbolique (une école,

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un conseil municipal, etc.), d’autres, comme le personnage Merde, donnent libre cours à leur instinct de mort, dans la rue, espace public par excellence. Pour le coup, nous nous trouvons véritablement « idiots » devant ces actes… qui appellent pourtant à un questionnement de fond sur notre monde. Le fait est que la plupart de ces tueurs sont tués lors de l’assaut de la police, plus précisément ils se suicident par le même moyen dont ils se sont servis pour commettre leur crime, et laissent peu d’explications sur leurs actes. Ils adoptent en quelque sorte et précèdent la sanction qui les attend dans l’esprit de la société qui les considère comme des monstres. C’est la logique infernale de ceux qui se considèrent déjà comme morts socialement, de même que le stigmatisé adopte le point de vue de ceux qui le stigmatisent : tu es un voleur, s’entend dire enfant Jean Genet tandis qu’il prend un gâteau dans un placard de cuisine sans en avoir demander la permission à son parent adoptif, avant de devenir durant son adolescence et une partie de sa vie adulte un voleur. Le personnage du film n’aurait-il pas trouvé refuge dans les égouts et adopté le nom Merde parce qu’à un moment donné ou un autre, il se serait entendu nommer et considérer ainsi ? C’est un des processus dégradants que certains se permettent sur d’autres pour dénigrer leur identité humaine en la ramenant au non-être. C’est de la sorte que les chiffonniers du Caire, comme les éboueurs en France, ont durant longtemps été et sont encore parfois ramenés à l’activité à laquelle ils sont réduits pour vivre, à savoir fouiller dans les déchets. Merde vit dans les égouts, mange des fleurs et des billets, semble un monstre aux yeux des autres. Mais l’avocat de Paris, qui partage le même langage et certains traits morphologiques, nous révèle que Merde aurait pu être différent, qu’il aurait pu être lui aussi avocat, ou avoir un métier socialement reconnu, tandis qu’il est totalement désocialisé. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les symptômes du mal-être de Merde, sur sa façon de communiquer son mal-être. Il y a ce fait curieux de ne se nourrir que de fleurs et de billets de banque… Comme un mystique qui ne se nourrit que d’hosties, Merde ne vit spirituellement que de ces deux éléments : l’un naturel, l’autre culturel. Il est facile de faire le lien entre cette alimentation d’argent et la cupidité de l’humain… Ce qui nous renvoie ironiquement à la mise en garde du peuple cri : « Lorsque le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson pêché, alors tu découvriras que l’agrent ne se mange pas. » Mais voilà étonnamment encore un thème que les journalistes ne relèvent pas, comme si un personnage nommé Merde ne pouvait être que grotesque, de peu d’importance, non porteur de messages. Les fleurs constituent le seul élément plausible de son alimentation… Après tout, certains végétaliens n’ont-ils pas suivi ce régime dans une vision écologique radicale ? Aussi, il y a dans ce choix alimentaire, d’un côté la destruction d’un élément essentiel de

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la culture de l’humain contemporain, en lui faisant prendre le chemin de ce qui effectivement va devenir excrément, ramenant l’argent à l’état de la merde ; de l’autre il y a une valorisation d’un élément naturel qui n’est souvent considéré au mieux comme symbolique, les fleurs, alimentation poétique qui prend là une valeur à la fois réelle et poétique, puisque ses préférées sont les chrysanthèmes, fleurs de l’empereur, comme si là encore il fallait avaler et éliminer un autre symbole social du pouvoir. Ne pourrions-nous pas faire un parallèle avec l’œuvre de Jan Fabre qui dans Je suis sang appelait à recueillir toutes les sudations du corps dont le sang, les larmes, la sueur, l’urine, semant le trouble dans l’esprit des spectateurs dont l’incompréhension de certains s’est transformée en colère, criant au scandale, sans chercher à comprendre ce que Fabre voulait dire par là ? Un personnage nommé Merde est sans doute moins provoquant qu’un spectacle où les performers urinent et chient sur scène. Les images et les métaphores ne délivrent pas les odeurs du corps à corps qu’est la scène d’un théâtre. Mais nous pouvons faire un parallèle entre les deux. Il y a bien une forme de provocation, et une provocation qui n’est pas gratuite, qui invite l’esprit et le corps de ceux qui y sont confrontés à se remettre en question. Comme le dit la photographe de plateau sur un forum de l’Association Française des directeurs de la photographie Cinématographique (AFC) : « Le ton du film est là, dans ce premier plan très provocateur, insolent, violent. C’est aussi une charge contre le racisme, puisque c’est le récit d’une altérité absolue. Le lien avec Léos me semble clair, l’identification au personnage se traduit jusque dans cette figure presque christique durant l’arrestation dans les égouts, où nu, il est entraîné par une brigade d’homme noirs et casqués armés de laser et de torches. » Bien sûr, il ne s’agit par pour moi d’apporter « la bonne parole », de dire quel est ou quels sont les messages d’une telle parabole – même si la phrase de Sœur Emmanuelle mise en exergue de cet article, sur le fait que « l’ordure véritable c’est le cœur de l’homme devenu dur », me semble répondre aux détracteurs du cinéma qui et que dénoncent le film –, puisque les interprétations peuvent être multiples et en partie contradictoires, mais d’inviter les personnes à s’interroger, car un filmparabole est avant tout fait pour poser des questions, et secouer les cœurs1 , quand 1   Voici un spectateur attentif, à l’origine d’un mémoire universitaire : « [Carax] s’inscrit dans la «rupture godardienne » en alternant montage serré et plans séquences, en utilisant des ellipses, des faux raccords ou des sautes d’images. De très gros plans d’images ou de mots surgissent et soulignent les thèmes des films. Autant d’éléments qui exhortent le spectateur à briser sa passivité habituelle. […] Les Amants du Pont-Neuf marque un tournant dans la filmographie de Léos Carax. Son cinéma devient moins référentiel et annonce un

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bien même les journalistes restent superficiels et sans esprit critique devant un cinéaste qui depuis dix ans, malgré le fait qu’on l’avait élevé au rang de génie depuis son premier film, n’avait pas produit un film, et qui sort là un moyen-métrage au nom sans équivoque si l’on s’arrête à l’étiquette qui désigne une chose. Heureusement, sans tenir compte de l’opinion des critiques de cinéma, sur leur blog, quelques personnes se font leur propre opinion… Mais par contre, entre les deux, un film qui déboule de nulle part, sans crier gare, et qui défonce tout sur son passage : « Merde », de Léos Carax ! Carax est énervé comme jamais, et le montre, avec cette histoire déjantée et dérangeante autour d’un freak venant tout droit d’une autre planète, joué par un très grand Denis Lavant (selon moi, une des meilleures « créations » cinématographiques de ces derniers temps), et surtout avec cette mise en scène et ce montage dévastateurs. C’est vraiment impressionnant. Carax s’autorise absolument tout et réussit tout. Les longs travellings, les plans bizarres, les inserts de texte, les images de téléphones portables, la bande sonore bizarre, les split-screens défiant toute logique... C’est vraiment virtuose, et jamais lourd, jamais poseur. Au contraire, ça semble couler de source. C’est un vrai défouloir contre la société japonaise et plus généralement contre tout le monde (et probablement contre tous ceux qui l’ont enterré bien trop vite). C’est méchant, violent, jubilatoire. Carax est de retour et tape très fort, enterrant sans difficulté la plupart de ses confrères, Gondry et Bong Joon-Ho les premiers, dont les segments paraissent bien fades en comparaison de ce « Merde » qui justifie à lui seul le prix de la place. C’est sublime et c’est un des meilleurs films de l’année. N’y a-t-il pas en effet une ironie de la part de Léos Carax qui avait été sévèrement jugé par certains critiques pour Les Amants du Pont-Neuf   ? Voilà ce qu’il disait déjà à l’époque : La critique, ça n’existe plus. L’art de la critique, une belle chose, n’existe plus... Y’a un type, lorsqu’il était petit, il faisait chier ses parents en disant « Un jour, je serai critique de cinéma. Je montrerai au monde comme je suis beau quand je suis ému. Je changement dans l’esthétisme caraxien. Avec une générosité absolue, il démantèle tout ce qui a fait son cinéma avec Pola X. Le cinéaste se reconnaît en Pierre, personnage pathétique qui n’arrive pas à se détacher de ce sentiment d’imposture… Certes Carax multiplie les clins d’œil dans ses premiers films, mais en aucun cas, il ne s’agit d’un simple cinéma de citations. Il se les réapproprie de telle sorte qu’elles deviennent siennes. Elles ne sont qu’un support pour construire une œuvre très personnelle à travers laquelle il recherche constamment l’émotion. »

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défendrai la beauté, j’abattrai la laideur... » Plus tard, devenu adulte et laid comme un étron, ce type a créé un magazine de cinéma. Ce gros gendarme, ce Jeanne d’Arc à moustache a écrit un papier sur Les Amants où il crie au sacrilège... « Carax a salopé Juliette Binoche ! Il l’a défigurée ! Il aurait dû lui offrir un rôle de pretty woman. Il a cochonné la beauté immaculée d’une de nos actrices nationales !... » Ce type est une merde humaine... Carax, 1999a.

On se souvient combien son dernier film, Pola X, avait été sifflé et traité par une majorité de pseudo-critiques de cinéma comme de la merde. Voici ce qu’écrivait alors un critique de la revue Les Inrockuptibles sur son blog : Alors peut-être sommes-nous aveugles ou idiots, peut-être avons-nous été incapables de mettre à nu les différentes couches de sens du film, de lire entre ses lignes, de voir entre ses images ? Peut-être... Mais en l’état, Pola X nous semble au contraire manquer terriblement de profondeur et de mystère, de hors-champ et d’invention : c’est un film trop lisible et trop évident dans ses intentions, qui surjoue et sursignifie en permanence son matériau scénaristique au lieu de le transcender, c’est Boy meets girl sans la grâce, Mauvais sang sans la vitesse, Les Amants du Pont-Neuf sans les fastes de fête foraine. Carax, qui toujours recherchait l’envol, ce coup-ci ne décolle pas. Lui qui survolait le cinéma français en équilibre instable, rentre dans le rang,­ du moins esthétiquement. On en est déçu, la mort dans l’ âme. Mais ce n’est qu’un film. Rendez-vous au prochain. Kaganski, 1998.

Dix ans et un film plus tard, pour « Merde » donc, ils ont, à défaut d’avoir pu interroger Léos Carax, donné la parole à Denis Lavant qui, au cours de son interview, revient sur ce qu’il a saisi du personnage : « C’est l’enfant monstrueux d’une humanité monstrueuse qui s’ignore, ou qui veut s’ignorer. » (Lavant, 2008) On a dans cette nuance un bémol signifiant : n’y aurait-il pas de la mauvaise foi dans l’humanité ? Voilà une des questions dérangeantes que pose insidieusement le film. D’ailleurs, sur le tournage, cette humanité monstrueusement policée a eu l’occasion de se révéler. En effet, à Tokyo, dans le quartier Shibuya où Carax a tourné une des scènes en extérieur, il est interdit de filmer : « Les deux séquences principales sont des plans volés et les producteurs ont fini embarqués par la police », a expliqué le réalisateur au journal Le Monde (Régnier, 2008). À la question sur ce qu’il avait fait depuis dix ans, Carax a répondu, laconique : de la prison, un enfant. De fait, il ressent une affinité élective avec son personnage

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comme avec tous les personnages masculins principaux qu’il a créés : « J’ai une grande relation avec la merde. Il était temps que je fasse un film qui s’appelle comme ça. J’aurais pu le tourner dans n’importe quelle ville riche. Les égouts sont l’Histoire. «Merde » c’est moi. » (Régnier, 2008) Ce n’est donc pas seulement une provocation mais une exposition de soi, de ce qu’il ressent au plus profond de lui-même, sa blessure en tant qu’homme. Le personnage que joue Denis Lavant est encore son alter égo, son autre lui-même. Tout comme le personnage de Lavant a porté durant trois longmétrages le vrai prénom de Carax, Alex, ici il se prénomme du nom qui a stigmatisé Carax, mais qu’ont l’impression de porter de nombreuses personnes. Oui, c’est en affirmant son particularisme qu’il accède à une forme d’universalisme. Voici ce qu’il répond quand on lui demande comment lui est venue l’idée de son personnage : Un mauvais jour que je marchais seul sur le boulevard Sébastopol. Il y avait beaucoup de monde, tout était gris. J’ai eu cette vision d’un type sortant d’une plaque d’égout, qui avancerait parmi les passants et zigouillerait tout le monde. J’ai probablement imaginé que c’était moi qui faisais ça. Mais très vite, j’ai pensé qu’il ne fallait pas que ce soit un homme mais une créature, une créature d’une civilisation disparue, qui ne puisse pas du tout communiquer avec le reste de l’ humanité. Merde, c’est l’immigré absolu. On lui dit : « Notre pays, tu l’aimes ou tu le quittes. Personne t’a forcé à venir vivre parmi nous. » Et lui répond : « Si. Mon dieu me pose toujours parmi ceux que je hais le plus. » Carax, 2008.

On trouve dans sa réponse non seulement l’humour noir de Carax dans une époque qui l’énerve, mais une référence explicite à un élément qui l’énerve : le discours raciste du Front National qui oublie dans son argumentaire le colonialisme qui a imposé des Français à des pays étrangers qui ne les désiraient pas et l’immigration qu’a entraîné la reconstruction de la France à la fin de la Seconde Guerre mondiale en échange de nationalisations, faisant des immigrés des Français à part entière. Le rire est l’arme que choisit Carax pour dénoncer certaines choses. Comme le faisait remarquer Bergson, le rire a une fonction sociale comme critique en acte des travers de la société. Voici un extrait d’entretien significatif : — Merde est un drôle de titre…

J’ai toujours aimé le mot, comment il sonne. Et c’est pratique : les gens pourront dire « T’as vu le «Merde » de Carax ? », ou bien « T’as vu la merde de Carax ? » Et « Merde », c’est un bon titre pour une farce, ce genre dramatique qui date

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de l’Antiquité et qui a donné, en France, Gargantua et Pantagruel, Le Bourgeois gentilhomme, Ubu, Zéro de conduite, ou le Guignol’s Band de Céline.

— La créature – que l’on a dérangée sur son territoire – permet de parler de la politique, comme elle va mal ici et ailleurs. Vous vous moquez de Bush fils et de Sarkozy.

— Merde est un monstre, du latin monstrum qui veut dire « prodige ayant une valeur de présage maléfique ». Tout monstre est un Mister Hyde, et dès qu’une telle créature apparaît dans un récit, la question est toujours : qui l’a créée, qui est son Docteur Jekyll ? En quoi sommes-nous, nous, responsables de son existence ? Et de quoi est-il le présage ? Les monstres sont bien sûr les miroirs de notre inhumanité. Mais aussi de notre régression. « Merde », c’est aussi le « caca ». En ces temps de terreur, il semble que, tous, nous retombons en enfance – tout petits, seuls dans le noir, paralysés et sidérés. Où sont passés les pères ? On se retourne, ils ont disparu. Terroristes et terrorisés, tous des enfants. Les uns font des rêves adolescents où ils baisent des vierges aux cieux, les autres se font gouverner par des morveux gâtés (Bush, Sarkozy, etc.). — […] Faut-il rire de cette histoire ?

— Bien sûr qu’il faut en rire. Car qui peut dire si l’on rira dans l’au-delà. Mais rire avec qui et contre qui ? À chacun de le découvrir, de se découvrir. (Carax, 2008) Quelques rares journalistes ne s’y sont pas trompés. Ici une critique de Arte TV : Quant à Léos Carax, enfant terrible, exilé volontaire du cinéma, reclus à la légende noire dont on attendait avec impatience le retour, il donne dans le coup d’éclat avec une double surprise : une comédie absurde, noire et grinçante doublé d’un dynamitage en règle de ce politiquement correct qui paralyse notre époque jusqu’à la mort cérébrale. Pas mieux pour l’anniversaire de mai 68 ! On n’avait pas vu un bras d’ honneur aux convenances aussi hilarant depuis longtemps, peut-être depuis Luis Buñuel et son « Fantôme de la Liberté »... Là, Carax devient franchement supérieur à Godard, car il est capable de faire rire. Ce conte méchant à la Alfred Jarry est tout entier imprégné de l’esprit punk nihiliste : un film dada où un condamné à mort « mange des fleurs et du fric ». On peut imaginer que Tokyo a réveillé la bête anar en Carax : le cliché du Japonais raisonnable, ambitieux, respectueux des convenances et maniaque de l’ hygiène a dû lui hérisser le poil à 180°. Il s’intitule d’ailleurs « Merde » ce qui permet des blagues sans fin jusqu’au générique avec des « Costumes de merde, Son de merde… et bientôt Merde in USA… » Carax se fout aussi de la gueule de la médiatisation à outrance, des journaux télévisés, de la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy, avec en bonus quelques références gonflées à la pendaison de Saddam Hussein filmée sur

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téléphone portable. Son héros nommé Merde (Denis Lavant formidable), sorte de lutin vert borgne aussi naïf qu’un diable qui vient de naître […]. Voilà, pour résumer « Merde » c’est plus d’une trouvaille à la minute ; donc, mathématiquement, en trente minutes, Carax fait mieux que plusieurs réalisateurs de films en Compétition réunis. CQFD. Le génie est décidément une grande injustice divine. Valloire, 2008.

À l’image du génial Chaplin, avec sans doute moins de tact, Carax cherche à nous faire rire des formes ankylosées du corps social. En effet, comme l’écrivait Bergson : « Toute raideur du caractère, de l’esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu’elle est le signe possible d’une activité qui s’endort et aussi d’une activité qui s’isole, qui tend à s’écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d’une excentricité enfin. » (Bergson, 2002 [1940] : 15) Pour Carax, la société s’est endurcie de plus belle et cette dureté du caractère social constitue ce qui s’est excentré du centre commun autour duquel la société gravite, à savoir la misère que vit le cœur humain ; la raideur est donc aujourd’hui plus asociale que l’excentricité et cette dernière permet de titiller cette raideur. — Vous parlez dans vos films de la lourdeur des hommes. Comment la ressentez-vous au quotidien ?

— Sur ma tombe, je mettrai « Que n’étais-je fougère ? »... C’est la chanson de Bonne nuit les petits, à la flûte... La pesanteur, la lourdeur, ça commence avec le premier pied qu’on pose au bas du lit le matin. C’est effroyable... Oui, j’ai toujours été à la recherche de la légèreté... Je cherche toujours l’envolée, l’élan... Je me sens beaucoup plus léger à 30 ans qu’à 20 ans. — À 20 ans, la lourdeur vous empêchait-elle de faire des choses ?

— Je confondais mon propre poids avec le poids du monde... Je bouffais tout, je ne pouvais pas céder. Deux ans dans Paris à bouffer des crêpes jambon-fromage. C’est peut-être ça qui m’a démoli le ventre... Je confondais tout... La lourdeur des autres m’insupportait, mais elle était peut-être tout simplement en moi... Aujourd’hui, je me suis ouvert. Je ne suis pas encore un papillon, mais je me sens beaucoup plus léger qu’avant.

— Vos films parlent tous de la légèreté. Avez-vous l’impression qu’à chaque film, vous vous approchez de cet état de légèreté idéal que vous recherchez ? — Attention avec le mot « légèreté »... Quand je vois un clochard écroulé sur sa bouche de chaleur, je m’y vois... Je me vois moi-même sur la bouche de chaleur.

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Je ne prétends pas être tout le temps léger... Comment dire ça ?... Ne jamais prendre les choses au sérieux, mais au tragique, oui. »

Carax, 1991.

Finalement, Carax revient sur ce qui lui tient à cœur depuis qu’il fait du cinéma… — Votre désir de filmer des personnages déglingués, cassés, vagabonds, était-ce par réaction au cinéma ambiant qui serait trop propre, trop aseptisé ?

— Le cinéma, la télévision, la presse, la pensée... Une propreté de cadavre à la morgue... Après Mauvais Sang, j’étais totalement paumé dans le cinéma. Alors, on est parti sans repères, sans biscuits. C’est peut-être pour ça que ça a failli tourner cannibale... J’avais juste l’idée de parler de l’amour sans maquillage, sans téléphone ni chambres à coucher. De l’état amoureux à nu, à vif... quelqu’un qui n’a rien, qui est en âge d’aimer et qui découvre comme un virus inconnu qui lui bouffe le corps et la cervelle.

— Un journaliste expliquait récemment que la bourgeoisie d’aujourd’ hui était fascinée par la misère, parce qu’elle y trouve des émotions qu’elle est incapable d’éprouver. Cette constatation peut-elle s’appliquer aux Amants ?

— Non.

— Êtes-vous, à l’instar de Jean-Paul Sartre ou d’Iggy Pop, un rejeton de la bourgeoisie qui haïssez la bourgeoisie ?

— La bourgeoisie, je m’en fous. Les parvenus ne sont pas mieux. Ce que je hais, c’est le raisonnable de l’époque... les convenances... Les Amants parle de notre pauvreté à nous, pas de la Misère... J’éprouve une compassion, mais ça n’a aucun rapport avec la charité ou ces choses-là... […] — Quand vous dites détester l’époque, est-ce un sentiment diffus et général ou ça se cristallise sur des choses précises ?

— On est enfoncé dans le raisonnable. Et le raisonnable tue, mais tue !... Y’a un écrivain qui disait : « On ne peut pas faire un enfant raisonnablement, il faut un certain délire au moment du coït », et c’est absolument pareil pour tout... Que ce soit pour un film, une rencontre... ce qui est fortiche avec la démocratie, c’est cette dictature du raisonnable qui règne sur tout et finit par devenir très angoissante. Surtout quand elle s’exerce sur les gens jeunes. Le rock est raisonnable, le cinéma est raisonnable, les relations amoureuses sont raisonnables... Aujourd’hui, il faut faire l’amour dans le caoutchouc si on veut pas crever, ce

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L a pa r a b o l e d e « M e r d e » d e L é o s C a r a x


que je comprends, je suis pour la santé, mais... les préservatifs sont partout, pas que dans les chambres à coucher, on vit dedans... Toute cette hygiène du corps et de l’âme, ça me répugne totalement.

Carax, 1991.

Et il reviendra quelques années plus tard sur cet aspect comique de son cinéma colérique : Le cinéma, ça se fait vraiment pas seul, ça se fait contre des gens... et c’est ce qui est le plus dur, c’est d’être drôle contre... drôle de colère, quoi, drôle de... pour emmerder le monde, un peu. Et... c’est très dur parce qu’on peut toujours vous dire – c’est ce qui m’arrive tout le temps, enfin, dans mes rapports avec les journalistes – que c’est pas drôle. Enfin, moi quelque chose que je trouve drôle, c’est pas forcément drôle, donc... […] Donc j’ai essayé des choses comme ça, voilà. Mais... mais on les paye très cher parce que... parce que les gens sont pas drôles, hein. Carax, 1999b. Enfin, trois ans après « Merde », Carax propose un nouveau long métrage : Holly Motors (2011), avec son alter ego, le comédien Denis Lavant ; dont La Samaritaine constitue le décor parabolique adossé au Pont-Neuf, comme une revanche prise sur le monde du cinéma, comme ce critique clairvoyant le suggère : Carax est lui aussi un revenant, ressorti des enfers où d’anciens déboires et une solide haine des professionnels de la profession cinématographique l’ont plongé dans ce qui sembla un temps un éternel tourment. Tout a commencé juste en face, il y a 23 ans. Très exactement le 4 juillet 1988. Ce jour-là, le nouveau jeune réalisateur le plus prometteur de sa génération, salué pour ses deux premiers films, prépare le troisième. Ce jour-là, Denis Lavant se blesse gravement à la main : impossible de tourner sur le décor réel Les Amants du Pont neuf. Il s’en suivra une rocambolesque saga de production, au terme de laquelle Carax finira par mener à bien son film, non sans avoir traversé faillites, abandons, insultes et crises innombrables. Tout ce que l’industrie compte de gens qui trouvent que si on pouvait se débarrasser des artistes on serait plus tranquilles ont entre temps fait de lui leur repoussoir, et l’exemple d’une décennie de politique clairement dominée par la «préférence culturelle ». Terminé dans la douleur, Les Amants obtiendra en 1991 un honnête succès tout à fait insuffisant pour couvrir le coût des bérézinas qui l’ont jalonné. Ensuite, maladresse promotionnelle et bronca organisée enfonceront un nouveau clou lors de la présentation à Cannes de Pola X en 1998 – Pola X, film bouleversant qui révélait Guillaume Depardieu, film à revoir, et plus encore sa version longue, Pierre ou les ambiguïtés. Depuis, c’est le noir. Tricard, le Léos, interdit de filmer, non grata


dans le cinéma français. Pas une porte pour s’ouvrir, en tout cas jamais assez pour que les projets qu’il a successivement essayés de mettre sur pied puissent prendre leur élan. Jusqu’à, finalement, la rencontre et l’accord avec Martine Marignac et sa société, Pierre grise, autour de cette aventure de «saints moteurs », quoique ça puisse bien vouloir dire. Beau geste, mais qui ne surprendra pas ceux qui l’ont vu fidèlement accompagner les entreprises les plus audacieuses de Jacques Rivette, d’Otar Iosseliani, et désormais aussi les films de Jean-Marie Straub. […] Le chemin aura mené jusqu’à la coque sombre de la Samaritaine. L’étrangeté majestueuse du décor suffit amplement à justifier que Carax ait choisi d’y tourner. Mais la manière dont il domine le Pont-Neuf suggère aussi sinon une revanche, du moins l’intensité de la volonté d’avancer sans tourner le dos. Frodon, 2011.

Mais au-delà de la saine colère, que se cache au cœur de la parabole des « saints moteurs » ! ?

Ouvrages

BERGSON H. (2002 [1940]) Le rire, Paris, PUF. CARAX L. (1984) Interview [vidéo], interview par Pierre Woodman, France Culture, Paris, novembre. CARAX L. (1991) « À l’impossible on est tenu », interview par Christian Fevret et Serge Kaganski, Les Inrockuptibles, n° 32, décembre, Paris, France. CARAX L. (1999a) « À l’impossible on est tenu » [vidéo], interview par Christian Fevret et Serge Kaganski, Arte, Paris, France. CARAX L. (1999b) « Interview avec Léos Carax » [vidéo 37’], par Pierre-André Boutang, Métropolis, Arte, 22 mai, Festival de Cannes, France. CARAX L. (2008) « Entretien avec Léos Carax », interview par Julien Gester, Les Inrockuptibles, Paris, France.

FRODON J-M. (2011) « Léos Carax et les fantômes de la Samaritaine », Slate.fr., 4 octobre. KAGANSKI S. (1998) « Pola X de Léos Carax », Les Inrockuptibles, Paris, France. LAVANT D. (2008) « Carax, Merde et moi » [vidéo], interview par Julien Gester, Les Inrockuptible, Paris, France. LEHERPEUR X. (2008) « Léos Carax, le fils maudit du cinéma français », toutlecine.com, 12 octobre. RÉGNIER I. (2008) « Léos Carax revient avec un «Merde » fumant », Le Monde, 16 mai, Paris, France. VALLOIRE D. (2008) « Film à sketchs étonnant, Tokyo ! recèle une pépite d’or au titre aussi jouissif que faux : «Merde », une petite bombe de poésie dada punk qui signe le retour de Léos Carax », Arte TV, Paris, France.

Filmographie

CARAX L. (1980) Stangulations blues. Court métrage. CARAX L. (1984) Boy meets girl. CARAX L. (1986) Mauvais sang. CARAX L. (1991) Les Amants du Pont-Neuf. CARAX L. (1999) Pola X. CARAX L. (2008) Merde. Moyen métrage. CARAX L. (2011) Holly Motors.



Ian J. Russo À une époque non seulement post-métaphysique mais également auto-cannibale et post-alphabétique, l’ être humain prend conscience de son statut animal dans une « écologie » qui le dépasse. Actualités politiques, littératures, philosophies,

capitalisme financier sans oublier les eschato-religions sont des machines à chier et faire-chier. Afin de survivre aux conséquences de cette illumination, il faut

réhabiliter un insecte méconnu : le scarabée. Du scarabée sacré de la vieille Égypte à l’onthophage orphique canadien que le savant danois Christian Fabricius a épinglé en 1801, place aux variétés excrémentielles et lyriques.


Un individu ne peut pas plus sortir de la substance de son temps qu’il ne le peut de sa peau. Hegel, Leçons sur l’ histoire de la philosophie

In the electronic age we wear all mankind as our skin. McLuhan, Understanding media

À propos de l’auteur Ian Jack Russo est né à Lafayette, Louisiane. Études de droit abandonnées à l'Université Washington, Saint-Louis. Long

Onthophagus orpheus canadensis (F.) Onthophage iridescent

séjour en Europe. Divers métiers. Grand lecteur de Nathanael West et John K. Toole, il s’intéresse au problème culturel de la méconnaissance. Autodidacte en philosophie. Grâce à une bourse de la Fondation papetière Wayagamok, il prépare l’édition des œuvres complètes du citoyen Pier Meunier.

Dubuc, Les insectes du Québec  : guide d’ identification


En ces temps-là, l’actualité sentait

La révolution iranienne battait son plein d’essence

sentiments anti-américains mais une charia acharnée

aux divers corps des amants

le 30 décembre 1980 décédait M. McLuhan War and Peace in the Global Village

de la salle des nouvelles à la peau de l’audio-visible humanité frissons garantis

le comédien cowboy Reagan était assermenté à Washington National renewal

dans l’espace sublunaire

triomphe médiatique de la navette Columbia

au Salvador, massacre des ouvriers, paysans, étudiants, prêtres cruauté démentielle

au nom de la contre-insurrection

croisade du général Pinochet dans son laboratoire néo-libéral puis se déchaîne une tempête de merde

répression, torture, exil des dissidents


… Un philosophe-vedette Althusser avait étranglé sa femme Hélène Rytmann d’une manière peu spinoziste

leur appartement sis à l’École normale concepts tranchants

clamer la vérité à tout prix, manière de le retenir enfermé à l’écart des replis de ses boyaux « science », dépressions : petite énigme personnelle, pathétique

devant le Sphynx de ses muscles sphincter

l’être humain enserre ou évacue la part la plus obscure de lui-même secousses terroristes des Brigades rouges et de la droite italienne corruption financière

tremblement de terre dans la région de Naples le cauchemar national

indifférente aux révolutions humaines la terre tremble encore

… Un premier ministre Trudeau alias PET le plus que haineux

chiait sur les « théologiens de la révolution » québécoise je me souviens, plus tôt

stupéfiante application de la loi sur les mesures de guerre

On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge… à propos de quelques arpents de glace au Canada deux siècles plus tard

entre ours et barbares nouveaux

à tous je me lie jusqu’à l’état de détritus s’il le faut … Alors que dame Thatcher refusait les demandes

des 400 militants de l’IRA, aux prisons du royaume

excréments, pissat ou sang menstruel sur les murs des cellules

Le trou du cul ne serait-il pas le vrai portail de l’être, dont la célèbre bouche ne serait que l’entrée de service ? grande question d’un futur prix Nobel

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Dirty protest

suivi d’une grève de la faim, mortelle

Sands au 16e jour : « The books that are available to me are trash. I’m going to ask for a dictionary tomorrow » la poigne de fer

enserrant le babil terrifié des condamnés au silence délicatesse des prisonniers désarmés de la bouche fermée à l’anus la béance sacrificielle

merci Steve McQueen, artiste noir

qui vient de remettre en images cette époque Hunger

Et moi, revenu de Chicago-les-vents

je photographiais quelques bancs de neige printaniers, rue Van Horne déchets plastiques, bâtons de hockey, crottes de chiens épluchures, l’index d’un gant perdu

tu te suicides sans mourir comme un lemming dans l’infini fluide le fleuve mérite-t-il ce cadeau ?

comment s’inventer une carapace contre la folie de l’actualité ? fonction digestive de l’alligator ? pas très discret régressons vers la classe des insectes

tordeuse du bourgeon de l’épinette ?

ou introduire les scarabées ès bouse dans le champ de la pensée rien de moins, avec de si beaux noms

scarabée sacré, Sisyphe, Minotaure, copris lunaire, géotrupe, onthophage orphique noble vision excrémentielle

l’atelier dégoûtant du manipulateur d’ordure nous acheminera peut-être à des idées d’un ordre plus élevé que ne le ferait l’officine du parfumeur je songeais aussi au Gold-Bug de Poe

entre la douce Caroline du Sud et les côtes acadiennes le trésor du Captain Kidd, pirate

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S emper in excretum … Va r i a t i o n s s c a r a b é e n n e s a u t o u r

de quatr e mon t icul es


Comment être révolutionnaire aujourd’hui ?

village global, toute une révolution médiatique permanente

pragmatisme desperado

à cette heure incertaine de l’aube… il acceptait d’être l’enfant des égouts et partait chercher ses fantômes aux cimetières de l’île

puis le jeune Russo est disparu

mordu, scarabaisé par une banale métaphore Russo aurait-il trouvé lui-même un trésor ? par hasards, errances et déchiffrage

un secret déposé sur le parchemin qui l’emballait tant De la cervelle aux rituels langagiers Trop calmes certitudes de la raison, homme neuronal anal tu as faim de savoir

le thésaurus de la culture trompe souvent la faim la pensée existe

parce qu’un penseur biologique y travaille avec une langue, sa langue incarnée, nue

Les rois et les philosophes fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doivent à la cérémonie. ô, si les murs disparaissaient…

à découvert, l’expérience native contre la valeur des signes noblesse et bassesse

Le mot merde ou fiente n’a pas d’odeur le concept de chien ne mord pas

dans l’espace mental de l’animal raisonnable le concept englobe un tout multiple chenil-château sécuritaire

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il en impose autrement que ce bulldog Rex

le discours fait courir çà et là des mots, « inconscients » faussaires une enfilade de cagoules à trous

et puis on raisonne d’après la routine grammaticale tirez les conséquences de ce hiatus

Tu plonges dans la peau de ta peau... tandis que pérorent toujours au-dessus du magma les catégories de ton occultation. encensés : l’universel, le général le fondement

Que de métaphysique pour un lopin de bouse ! passons outre. grosse tentation de tirer la chaîne

Le malaise se résorbera dans la déglutition des grands ensembles ouvrir un atlas ou Google Earth

lignes géographiques, mer Ionienne, la Manche, le Rhin, l’Atlantique mais qui pense au gré des lames ou sous un typhon ? phénomènes terrestres

le livre massue, l’article de revue le gueuleton, la diète apparente

un prophétisme indiscutable, homélie, les autorités, luxe de citations une discussion pointue, arguments précis, le sérieux quasi-modeste

érudit ou personnel, le centième commentaire renvoie à son suivant, plus épineux et plus scabreux que le premier... tout est légitime

mais ton expérience est-elle légitime à tes propres yeux ?

C’est comme de la merde, voilà enfin, le voilà enfin, le mot juste… on finit par trouver, c’est une question d’élimination. sache te démerder avec l’effroi de penser ton cogito assis sur ton confluent géographique

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de quatr e mon t icul es


Coup de cœur, Amuleto d’un écrivain chilien

faculté de philosophie de l’Université de Mexico, 1968 avant le massacre des étudiants à Tlatelolco

Lacouture, mère uruguayenne des poètes mexicains bouche édentée

seule dans les toilettes des femmes pendant 13 jours cachée, ayant faim sur le trône

J’ai coupé du papier hygiénique et je me suis mise à écrire… ensuite j’ai mangé du papier hygiénique, sans doute en me rappelant Charlot. tu te rêves à la lisière de l’invisible

femme des neiges toute en muscle et en poils le passé réprimant aussi le futur tortures de méninges

au cœur d’un désir intemporel Contagion-shaman…

voici venir le temps d’un désaliénant délire

j’ai vu Ali Badieu, jeune inquisiteur qui farcissait de chinoiseries ses rouleaux impériaux contre les rhizomes

je vois Slavo Zeuszek qui crachote un orage de citations à travers ses muqueuses merci YouTube

les kangourous australiens s’en rappelleront-ils ?

je revois Charlie Taylord, commentant Astérix sur le chemin de Rome avant d’épingler Fernand du Mont des Oliviers lieux communs des écrevisses, croire à reculons Pourquoi les philosophes de service

pensent-ils en statisticiens d’un fait social ?

ils se croient payés pour maintenir la grandeur, responsables de la dignité aura de pontifes

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avec leur sang de théologien et de prêtre masqué, les philosophes sont venus à la rescousse de l’Église fiction d’un ordre universel, au-delà exhaussant l’ici-bas quel platonanisme

Dieu est un comédien jouant devant un public

grande politique sur le mont Sinaï à travers son boyau œsophage et larynx Image de Dieu, dis-moi si Dieu mange, et s’il a un boyau rectum bien sûr

et puis son fils putatif, seul et dernier chrétien,

kitschifié, instrumentalisé, deux mille fois recrucifié pour la propagande de la foi au Saint-Siège

Du sang, toujours du sang. Mimésis du Messie clouté. hématologique sans ironie

Je préfère l’artisan Delvoye, maire de sa propre ville quatre murs d’une chapelle

contre le dogme de l’immaculée conception

vitraux, pénétration de la lumière et membranes aux rayons-X intestins remplis, sexes à vriller

après l’agneau, le bélier, la colombe, le ver à « résurrection » un bestiaire nouveau

Ego sum mus, pauvre souris sur son chemin de croix Dans les altitudes neigeuses les gens ne pleurent pas, ils ne font que poser des questions. la philosophie teutonne est-elle donc si profonde ? les intéressés le disent certains y ferraillent

tel super penseur digère mal les événements qui lui arrivent…

La profondeur allemande n’est souvent qu’une lourde et longue « digestion ». vers l’en-devenir, l’inaccompli

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de quatr e mon t icul es


les chemins vers le chaos possible

diététique : tous les dyspeptiques ont tendance à aimer leurs aises et chérir en secret leur cogitations Cela se sentirait-il ?

les mauvaises langues le disent

le pop-corn teuton vient de très loin dans la nuit d’une enclave archaïsme du Dasein, l’étron-là, traduit en langue scarabesque un gros besoin de piété en quête d’injonctions l’étroitesse et la vanité nationales toujours audacieuses, hélas

mais ça pense autrement en espagnol, russe, navajo ou kébécois aventuriers du renouveau, levons l’ancre

puisqu’il faut partir, partons, puisqu’il faut être, étrons sagesse enfantine

et départissons-nous de toute autre vérité oubliée de l’Être

Germanophilie ou alors anglomanie ces humeurs exo-rationnelles

ouverture des frontières pour des combats locaux, le rattrapage

souvent les Français ne furent que les singes et les comédiens de ces idées ils brillent dans l’import-export, missionnaires et ambassadeurs avec lettres de créance

rentiers-surfeurs d’une clarté très fameuse

Ils hygiénisent, traduisent en classiques, récurent avec brio, quadrillent les virtualités de leur langue

que revienne le médecin Rabelais et sa verve satirique, dévorante encyclo-carnavalesque

pour une nouvelle espèce, le scarabée Pantagruel

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demandant à son pseudo-créateur, « Mais où chiais-tu ? — Dans votre gorge, Messire »

Interdit, honte du corps et alibi ontologique faudrait r’anthropomorphiser horribile dictu

mais avec poésie, ironie

les voies de l’expression-excrétion demeurent impensées contre une vieille rengaine

le lien n’est pas entre l’oral et l’anal mais entre l’auriculaire et le culotté Le secret est dans les nerfs.

l’oreille-bouche transmutera la matière sonore vers l’anus-exit de lumière travail de la culbute des entendements figés, bétonnés

Obscène obstacle : industrie acacadémique, auto-curriculé et sur les rails d’un dumping concurrentiel les déchets de sa propre vie, financée mer des Sargasses

diarrhée de reliques et de spectres, constipation de chas d’aiguille, qui tiendra les archives de leur flore intestinale ?

Tous les philosophes sont ou dispersés ou ennemis les uns des autres. Chiens de philosophes… wouf wouf grrr… mais à quoi rêvent-ils ?

alors qu’il faut retourner aux aléas de la vie quotidienne clocharde, fraternelle

Ratiocinons sans crainte, le brouillard tiendra bon. Pour un Dirty Protest

suivi d’un moratoire sur la chasse à la vérité espèce en voie d’inflation

Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont…, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie.

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de quatr e mon t icul es


le métal miroite le prix d’une foi quant aux cartes de crédit Philo

babioles que refuserait le vieux chasseur innu Hegueule, vieil harfang des neiges prussiennes star du vendredi-saint spéculatif

sorti de ta peau académique par le choléra sphincter enfin détendu

sectes, écoles et théories : que des noms de guerre

mais la dialectique ne sauve rien d’autre que l’auto-satisfaction à survivre elle ne peut casser des briques

ni cesser le flux qui alimente le bric-à-brac des propositions étrons qu’appellera-t-on alors penser ?

le patient art d’énucléer le crottin qui s’étale au soleil de l’intelligible Zeitgeist

pointant calmement vers les galeries souterraines Modestie de la réflexion

vers un royaume animal de l’écriture encre et papier, écran et clavier retour à la renaissance

Ce sont ici, un peu plus civilement, des excréments d’un vieil esprit. générosité dans la marmite

toute cette fricassée que je barbouille ici n’est que le registre des essais de ma vie merveilleuse invitation, loin du là-bas scolastique, sans saveur ni odeur à chacun de jouer

son experte expérience De la monnaie au reflux des égouts En ces temps-ci

un quart de siècle après le néo-libéralisme imposé par Reagan et Thatcher crise phynancière mondiale

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« il faut refonder le capitalisme », insiste-t-il

le francofun Sarkosy à Québec, ancien comptoir de fourrures noyau d’un peuplement

l’écorchage systématique des bêtes au nom d’un luxe lointain vous n’êtes pas tannés

d’être dépouillés sur le marché de l’exotisme ? bande de carcasses à souvenirs Vidéo-clip pour vétérans

Quel est le diplomate qui a mis en honneur chez les bousiers la sauvage proposition : « La force prime le droit » ? lentement relire à haute voix « L’accumulation primitive » de Marx jeune barbe entrée au musée de cire Tussot

agiotage revampé, jeux de la bourse, bancocratie déjà les enfants-esclaves

250 millions d’enfants, cela tue

degré zéro dans le système salarial planétaire

« le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores »

cynisme dans la petite infamie Chine : péril grisaille

dont les nations dites libres courtisent le marché capitalisme autoritaire

à cette aune, les pitreries du Banquier sont quasi-humaines, conviviales Le credo du capital n’est pas l’échange social mais la puissance du crédit après l’usure, tout s’enclenche pyramidale mondialisation

OMC, FMI mais SVP, TNT

Les vrais poltrons, les ermites de la finances, véritablement apatrides et cosmopolites, ont appris à faire de la politique l’instrument de la Bourse. stimuler les dépenses, craindre la spirale déflationniste tréfonds spéculatif

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au cœur de la cité, les requins de la finance sont pires que les écumeurs de mer, bannis Kidd au gibet

Pecunia non olet

dixit Vespasien empereur ayant établi un impôt sur la collecte d’urine pour tanneries de peaux à Rome « L’argent n’a pas d’odeur »

bien qu’il provient de tous les pissats possibles, poches imaginables transactions corps à corps

mais qu’est-ce qui pousse la bonne société à des fraudes « permises » ? terrible impatience d’un plus, inodore l’enrichissement

ce que l’on faisait autrefois pour l’amour de Dieu, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent le désir de puissance fanatise

avec un si beau Nom, on pouvait se hasarder à être inhumain avec bonne conscience si je dois tout à un nouveau dieu hyper-créancier l’inhumain en nous exigera des victimes nécessaires

La persuasion n’est plus clandestine

elle s’enseigne, se diplôme au 3e cycle, parle au quotidien

marketing, branding au miroir, sponsoring et alors smiling du consommateur ainsi malaxé, masturbé Vivre et penser comme des porcs, volontaires, appauvris, paniqués et soumis aux cochoncetés d’un socialisme des pertes Ô citoyens dépanneurs de l’État, taxés etc.

vivement la révolte : bousiller les quatre murs de la Bourse une bombe artisanale dans les toilettes l’assainissement

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vertueux agités de logiciels, investisseurs et courtiers vont gigoter dans leur ubuesque pompe à merdre Pour un Dirty Protest suivi d’un boycott

ne jamais s’abîmer dans la croyance aux objets éducateurs, éduquez

le déficit d’attention enclenche une guerre esthétique autour de la matière grise bouche à oreille

contre le décervelage environnant

attention : le capitalisme industrieux phagocyte n’importe quelle idée de n’importe quel cœur au ventre Nommer la tache irrationnelle qui prétend nous transformer en bêtes ou robots. dictature des solutions élitistes

molécules de psychotropes, formol télévisuel ou doux lavage de cerveau

les politiciens connaissent trop bien l’intérêt de la religion Prozac du petit peuple souffrant Jésus lave plus blanc

pendant que dégoulinent les vespasiennes du Trésor public

la pauvreté s’étale sur le fumier, les banques alimentaires se vident le désert du luxe croît

Voilà, l’endettement nuit à votre santé

citoyens « dans la marge jusqu’au cou » bel euphémisme

marge-à-marde de tous les crédits imaginables endettement moral de l’esclave

ou les grâces de la simplicité volontaire Walden pond

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pauvreté anthropos

du démuni de mots et de concepts

malgré le fait de mon cabotinage éhonté… je me fais éthique Orphée sous un éternel retour de merde Une table de cuisine, miettes de pain du matin effluves de couscous

images de l’Afghanistan aux guerres secrètes

Congo centenaire pillé par les grandes nations étrangères cobalt, métaux précieux, pétrole, coltan million de cadavres sans désodorisant

le surplace hypocrite de Poznan, tonnes de GES excrétés, destruction des forêts boréales et tropicales néo-vaticanisme débile

La terre a une peau : et cette peau a des maladies.

Une de ces maladies s’appelle par exemple homme. cravates Norbourg

fraude Madoff, auréolé par ses victimes consentantes empocher des rendements magiques

banques, compagnies d’assurances, institutions caritatives, écoles et universités millionnaires très honorables… à quoi rêve le futur président B. H. Obama ?

… Enveloppe remplie d’un choix de poussières, lanières de manuscrits petit ménage pour l’artisane R. de Groot

photo de Prévert devant le magasin Merode masquant le « o » de son visage

flash-souvenir d’une étrange rencontre au petit Alep il y a plusieurs années ecce citoyen Meunier, ingénieur

m’entretenant des pets des mammifères

méthane, gros bétail, l’Australie aux scarabées

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reconnaître enfin les services rendus par les préposés à la vidange, ensevelisseurs

il ne craignait pas la mort ni les métamorphoses de Fly mais le syndrome du verrouillage embarré sans la clé de son destin

alter ego boréal, survenant de mon inconscient

reçois cette cordelette de mots à la queue leu leu comme un premier hommage

… Depuis, buzz de la beatlemania sur les plaines d’Abraham pour le 400 e de Champlain

drapeau se pétant les bretelles crise de l’unité canadienne

mais unitas canadensis non olet sicut pecunia

parlement mis en lock-out, Harper réfugié à l’ouest sur ses sables bitumineux

aux oléoducs, ça sent le pourri

Quebec bashing, Ignatieff intello louvoyant aliénation délirante, bis

l’ombre de PET Trudeau un quart de siècle plus tard contre toute fibre souveraine dite « démoniaque »

Vous voilà rendus au sol, le cafard

beau travail de nettoyage à l’horizon

j’allais vers l’accouchement de l’Histoire

vos vaisseaux brûlent, à demain le musée des allumettes

insectes des belles manières devant tous les commandeurs de ton exploitation de ta chair à pavé, de ta sueur à gages clamait un poète aujourd’hui toiletté

sang de navets où s’étire une petite guerre civile

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de quatr e mon t icul es


larvée, autrement obscène recours didactique

aux patients bousiers et à une langue scarabesque plus ça change, plus c’est encore pareil

1759, fondation de la brasserie Guinness

Candide, le fun noir dans le jardin des glaces mais viscérale peur de l’inconnu voilà le vice de forme

Quai bègue sur le littoral des beggars anciens et nouveaux inconsciente province de Québeckett

Solidarité donc

il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, vers la contemporanéité

dans ce vivant bottin téléphonique aux noms évocateurs 2 Bolaño, 15 Lacouture et 4 colonnes de Lacroix 4 Beckett, 13 Molloy et 2 poteaux de Murphy, 13 Fabre, 17 Kraus, 21 Voltaire, 36 Ulysse

un poteau et demi de Miron, 5 colonnes de Rodriguez, 16 colonnes de Nguyen renforci par 23 pilastres de Roy, idem pour Gagnon et 33 piliers de Tremblay

Montréal, Ville-Marie, ville marrante malgré ses lignes géographiques sans oublier 2 Delvoye

clic sur Wim, hyper-lien scatologue

annonce de la Cloaca No 5 bientôt à la galerie de l’UQAM au parfum de moult scandales

L’amour du prochain commence avec l’amour de son nom commun merde alors

un registre des abonnés-fienteurs du téléphone n’a pas d’odeur

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le concept de communauté ne défèque pas

le mot île ne sent pas l’air iodé du large, fraîcheur, parfums miracle civil du réseau-alambic des égouts ciment stercoral de la mosaïque

le Dasein métropolitain s’éveille à chaque matin

grand comme un désordre universel

il suffirait alors d’un ouragan Katrina pour en révéler le Tiers-monde, inattendu biodôme post-louisianais

Cloaca regalis, cloaque trois fois royal

héritages des bouche-trous de l’estuaire politique

languettes de quiproquos, d’un Roi-Soleil ou Lune franco-éternelle charpentes d’un United Kingdom

hosties d’un Royaume de Dieu géré au Vatican

et le brassage de 1 700 000 bulles-sujets et sommes de selles chaos d’histoires singulières et de dadas entassés dans leurs souvenirs

contre la multi-ghettoïsation

contre le préjugé nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages back to the future : fornication instructive et tendre

le métissage entre les murs nus d’une non-chambre planétaire

toi et moi même combat L’universel concret se trame sous l’enveloppe corporelle de chacun. l’écrivain fournit ses entrailles à une forme dont il n’est que le nom propre une effigie

philosopheur, deviens penseur bio

sans produits chimiques ni agents de conservation

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S emper in excretum … Va r i a t i o n s s c a r a b é e n n e s a u t o u r

de quatr e mon t icul es


sans pesticides institutionnels

aux noms de dieux ou d’auteurs vedettes préférant la contemplation d’un traité de dermatologie ou de phonétique comparée de l’intime à l’agonique social

transposés sur le parchemin intangible de la culture

Assomption universelle des amalgames les plus exaspérants les anachronismes agglutineront tout sans détriment ni détritus

que d’enfantillages, direz-vous

oui, la puérilité occupera les grandes vacances de ton intellect onthophages de l’être, filousophez sous la bouse de tous les hiatus

ne comptez que sur vos propres sales moyens à l’hommerie, l’insecterie sans la faute solidarité-scarabées SOS Nihilisme

pour une hygiène générale dans l’écosystème des croyances et l’insecte-espion cyborg de demain

mangera la cervelle de ses manipulateurs Être contemporain

c’est endosser l’obscurité organique des mots de l’actualité résistant à une violence-alpha archaïques flèches du temps

être contemporain, c’est devoir assimiler ce ça qui effraie et charge les cornes baissées, et il y a du sang, et des blessures mortelles et de la puanteur « si j’étais puce de silicium »

jamais de congé à la surface des dermo-pixels de l’écran par-delà logosphère immémoriale et cyberespace de l’à-présent

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la Sisyphère

mandibules ouvertes Enfin vers le sublime

When you are in the ditch, there’s nothing left to do but sing. cordes vocales rehaussant le boyau rectum Mongolie diphone

divin Mozart à la verve excrémentielle, ses noires et ses croches par le trou du cul

staccato, glissando

Chante, ne parle plus !

lamentation, exultation

ecce Orphée sur un champ de bataille

flux et reflux sonore des fragments, des membres dispersés et des horribles hasards accord descendant, vieux blues « Meet me in the bottom »

chaque merveille sonore sauvera le monde Ici le monde entier

y compris le lointain de mon prochain et de ma prochaine

déjà tempêtes de neige, trottoirs en patinoires, climat volatile le cocktail

Stille Nacht, heilige Nacht ô sapin de Noël

introduit jadis par les mercenaires allemands paix à l’idée d’un éternel recommencement sagesse égyptienne

la pilule, une sphère terrestre, un saucisson, le pain stercoral

cadeau des fêtes : « souris transparente hébergeant un scarabée », 25 $ ma forme-amulette

la crypte plastique, son trésor, la loge, un réfectoire souterrain par honnêteté ou pudeur

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S emper in excretum … Va r i a t i o n s s c a r a b é e n n e s a u t o u r

de quatr e mon t icul es


vouloir régresser aux confins

vertus de l’infime : l’infime ne blesse personne Pour l’instinct, l’œuvre à faire est tout l’œuvre faite n’est plus rien. Épilogue Vallée du Saint-Laurent

vallée des micro-révolutions de la conscience, joies et larves autogestion par le flair système D

déréglementer, dédouaner l’imagination des hypothèses les plus folles

Est-ce que le glacier se dégèle ?

les murs ont disparu, un invisible faisceau de brèches étale enfin un espace libre lever moratoire, boycott

pour une autre faim-tendresse entre haleine et syncopes

multipliée par mille et un corps

vous embrassez une buée non repérable dans le miroir du monde Inattendu, le trésor enfoui sous les cryptogrammes à fleur de peau imminente, la mutation

cet art de changer de peau

Russo lit Hegel en Mauricie et rit jusqu’aux larmes

à travers l’immense, intarissable dehors de l’ici-maintenant Russo des lointains bayous roule encore sa bosse cahin-caha

blanc poème de la nuit soudain, oui soudain

il ne songe plus à sa propre scarabéance janvier 2009


N.B.

Tous les mots ou les phrases en italique gras sont des citations provenant (indifféremment) de Beckett, Roberto Bolaño, Fabre, merdessargass.org, Gaston Miron, Montaigne, Nietzsche et Voltaire. L’auteur se défend bien de faire la promotion de ce que les moralisateurs appellent le cynisme. Tout au contraire : l ’existence des bousiers bénéf icie à l’espèce humaine. Reprenant le titre d’un banal best-seller de J.-P. Sartre, Le scarabéisme est un humanisme.



John Douglas Crookshanks This paper interrogates the concept of “ bullshit law�. Looking at the literature on the meaning of bullshit, the author attempts to situate bullshit law, a term used

in discussions about Indigenous legal issues in Australia, within the field, while attempting to discover the origin of the term.


About the author John Douglas Crookshanks has a BA (University of Manitoba), an MA (University of Ottawa), and is finishing his PhD (University of Alberta) in Political Science. His PhD dissertation deals with gender, housing, and urban Aboriginal governance. He is active in Edmonton’s housing/homelessness and Aboriginal communities. He also participated in a MCRI project on Indigenous Peoples and Governance, focussing on Indigenous Legal Theory.

This

paper is the result of a single word I used when presenting a different paper a couple of years ago; when giving a talk 1 on Indigenous legal theory, I cheekily added the term “bullshit law” to the title, having seen references to the concept in McRae et al.’s work on Indigenous legal issues in Australia. A listener asked me why I hadn’t interrogated that term and pointed me towards Harry Frankfurt’s On Bullshit (2005). This led me on an unusual research path as I attempted to understand the concepts of bullshit and bullshit law and discover where the latter term originated. As such, I will try to do three things in this paper. First, I will look at Frankfurt’s seminal definition of bullshit and the body of literature that has sprung up around it. Second, I will attempt to find out what Indigenous “bullshit law” means, both in the Australian context provided by McRae et al. and the sources from which they developed their concept. As a 1

I’d like to thank the leader of our Indigenous legal issues research group, Dr. Val Napoleon, for making the other paper (under consideration) possible. I’d also like to acknowledge Dr. Malinda Smith, whose questions led this paper, and Drs. Isabel Altamirano and Catherine Kellogg for organizing the talk.


non-Indigenous person who has never been to Australia, this concept was completely foreign to me and I have had no first-hand experience of its effects. Finally, I will try to see where, if at all, the intent of naming some forms of (Indigenous) law “bullshit” fits within the conceptual literature. I Harry G. Frankfurt published On Bullshit in 2005. It’s a small book, 67 pages long and measuring only 10.5cm by 16cm. It’s the sort of book one would expect to find in a gift shop and buy as a joke. The content, however, is serious, and it spent months on the New York Times best sellers list. In it Frankfurt, a Professor of Philosophy Emeritus at Princeton, seeks to define a commonly used, though rarely interrogated, word. I will summarize his thoughts here. Briefly, he begins by rejecting the utility of Black’s similar (1985) definition of a “humbug,” someone who speaks using deliberate misrepresentation, with an intent to deceive (2005: 6-7). While Frankfurt agrees that humbugs/bullshitters don’t care what the listener really thinks about the speaker’s content, he disagrees with what Black sees as the purpose of humbug : to have words “convey a certain

impression” of the speaker that is concerned with misrepresenting, often aggrandizing, that person (i.e. the example of the rhetorically patriotic politician) (2005: 17-18). Bullshit need not be so conscious. Likewise, Frankfurt rejects Wittgenstein’s concept of “insincere” speech, which is described as what occurs when a speaker cuts corners with their talk, not caring about the words they use (i.e. “I’m so upset I could just die !”) (2005: 20-21). Such uncrafted, incoherent talk often belies someone “trying to get away with something” by using statements that are “not germane to the enterprise of describing reality” (2005: 23, 30). While Wittgenstein hated more the mindless talk that had no accounting of accuracy, Frankfurt does pick up on part of this; the problem with irresponsible talk (and bullshit) is its “lack of connection to a concern with truth,” or an indifference to how things really are (33-34). This, for Frankfurt, is the essence of bullshit. Understood thus, bullshit is a pejorative term. Frankfurt sees it as reckless, pointless, unnecessary ceremony disconnected from legitimate motives (2005: 40). More importantly, by being disconnected from any concerns with truth, bullshit is apt to have little substance. Of course, its purpose is precisely not to have


substance; it’s similar to bluffing, fakery, or misrepresentation. But bullshit is not simply deception or falsity; it is different than lying. Bullshit isn’t knowingly false like a lie (and this makes bullshit more tolerable); it is phony because it isn’t concerned with the outcome (whether the listener believes it, or even if it’s ultimately true) but rather with the process of misrepresentation (2005: 46-47). By not caring about the truth, one can “lie” without knowing about it. So bullshit, for Frankfurt, is a goal oriented process that is not concerned about the truthfulness2 of its content (2005: 55-57). Frankfurt’s book was not the final word on the topic. His use of bullshit has been employed by numerous authors, spawning a collection of essays on the subject. Concern about bullshit has also found its way into different fields beyond philosophy. I will use these works here to draw out some of Frankfurt’s themes on bullshit. Frankfurt’s main respondent and critic is G.A. Cohen (2006). While Frankfurt deals with bullshit in ordinary life (insincere, trivial talk produced by bullshitters), Cohen deals with academic bullshit (nonsense, “rubbish” talk, the definition of which hinges on the output rather than the process of its production), something which Frankfurt’s definition fails to see. Honest efforts to speak the truth can still lead to bullshit, which may not necessarily be a result of an indifference to truth but rather the absence of “an appropriate connection to the truth” (Maes and Schaubroeck 2006: 179).

2

Stephen Colbert’s now iconic word “truthiness” comes to mind here, but merits its own discussion elsewhere.

Cohen is thus less interested in the bullshitter’s state of mind; unlike Frankfurt, he doesn’t consider whether the bullshitter cares about what she or he says. The process of bullshitting can be unconscious and it can be irrelevant (Cohen 2006: 119). Although Frankfurt wrote with a focus on “bullshit,” he was really writing about the bullshitter. Focusing more on actual bullshit, Cohen says that bullshit is what cannot be made clear (2006: 131). In his view, the (academic) bullshitter tends to bullshit, but in Frankfurt’s view, the bullshitter aims to bullshit as they are “actively indifferent to the truth” (2006: 133-134). While some people may try to bullshit, Cohen believes that what deserves our scorn is the visible product, not the invisible process. Most philosophers fall into either the Frankfurt or Cohen camp, or else try to find a middle ground. For example, comparing truth to bullshit, De Waal states that he prefers Frankfurt’s “intentionalist” focus over Cohen’s “structuralist” focus (2006 : 101). Neither the method of creating bullshit nor its results matter as much as the attitude that produces it and the resulting desire for the recipients of bullshit to arrive at the truth. After all, Frankfurt and Cohen both fail to account for the audience (and consequences, which I discuss below) in the world of bullshit (Preti 2006: 20). Likewise, although they tend to side more with Cohen for his focus on the bullshit product, Maes and Schaubroeck concede that neither Frankfurt nor Cohen’s def initions can explain their main target of antagonism : “pseudoscience.” For example, if a man makes an astrological claim and he truly believes it, then he is not bullshitting under Frankfurt’s definition. Likewise, clear, specific, and explicit

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claims by the astrologer don’t fall victim to Cohen’s attack on the vagaries of academic bullshit (2006: 180). Arguing that C.S. Peirce’s view of genuine inquiry, a social enterprise that seeks truth, is a workable way to deal with bullshit, De Waal faults our contemporary individualistic ideals for the modern rise in bullshit (2006: 112). Combining Frankfurt and Cohen, one can see that as knowledge becomes invested in individuals, people are increasingly expected to fend for themselves and speak on issues with which they are not familiar, all the while believing that what they say makes no difference. As a result, speakers must distance themselves from inquiries into truth. Bullshit then is the attempt to make something “true of necessity,” motivated by an attempt to preserve privilege or a (possibly groundless) truth claim (Aberdein 2006: 160). Yet another attempt to bridge Frankfurt and Cohen lies in shifting from the intent of the bullshitter to the method of bullshitting, in order to preserve Frankfurt’s focus on process while adding Cohen’s point that bullshit can be unintentional (Kimbrough 2006: 14). This can be seen in the bullshit-producing method of “cherry picking” facts in order to support a particular agenda. This creates bullshit, but the method itself is also bullshit. Looking beyond the bullshitter’s intent recognizes that sometimes what matters is how it is asserted; we all have beliefs that someone else would call bullshit (2006: 14). Kimbrough argues that “bullshit results from the adoption of lame methods of justification, whether intentionally, blamelessly or as a result of self-deception” (2006: 16). As such, Frankfurt’s treatise on bullshit can fail to recognize that people have different

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“ B u ll s h i t L a w ”

ideas about the truth (Reisch 2006: 37-38). If bullshitting is intentional, in that speakers are aware of what they are saying, then bullshitters are not simply indifferent to truth, but are concealing a commitment to other truths and the agendas these truths inspire. Focusing on intelligent design proponents, Reisch argues that bullshit involves two kinds of simultaneous engagements: a) an overt message that is a smokescreen for b) the speaker’s true motivations (2006: 40). This is similar to the claim that bullshit has two forms : an indirect implication of falsehood (covered by Frankfurt’s definition but also closer to lying), and a distraction to hide an agenda (Bernal 2006 : 65). Arguing that bullshitters must be aware of the truth on some level if they are going to succeed in convincing others, Bernal attempts to save Frankfurt’s definition by claiming that bullshit is not simply indifference to the truth, but indifference to all but one part of the truth, “the part [the bullshitter] wants to hide” (2006: 66). Keeping bullshitting distinct from lying requires acknowledging that there are different truths, or that what’s true can be divided up. All this relativism, though, is ultimately incompatible with Frankfurt’s view of bullshit as necessarily pejorative. Although Frankfurt saw the idea of bullshit as inherently bad, a lack of motive can make it seem more benign, as in telling a wounded person that help is on the way without knowing if this is true (Aberdein 2006: 168). As stated, bullshit may be unintentional. Calling bullshit on someone thus amounts to a “disdain for the speaker’s lack of justification [their method], and indignation for any harm we suffer as a result” (Kimbrough 2006: 16). This disdain for bullshit isn’t just about its indifferent violation of the truth (Frankfurt’s


concern), but also about the real or material consequences of bullshit which are easily missed when attempting to define it. If bullshit has such negative effects, what should we do ? Kimbrough’s assertion that we should demand justification for truth claims is but one way to deal with bullshit and call it out (2006: 16). Preti warns that we must do more than just recognize bullshit. Since it gets its power from belief and acceptance (“bullshit doesn’t care about the truth, but bullshit has to care about whether we care about the fact that it doesn’t”), we must be interested in the truth and refuse to cooperate with bullshit (2006: 24-25). We must be inquisitive and ask bullshitters to clarify their content and persistently get to the bottom of truth claims, what they mean, and what their effects are. This will require education to be more critical, to limit the control of discourses by elites, and to have better representation (Taylor 2006: 61). Alternatively, people can use humour to mock bullshit and destabilize it (Richardson 2006: 96). Combining Frankfurt and Cohen’s approaches (the focus on the bullshitter and the bullshit), Hardcastle argues that both the intention and the tools can be controlled (2006: 150). Although we can never get rid of all bullshit or stop bullshitters completely, we can take control of the language by writing, protesting, voting, and interrupting. Finally, although Frankfurt himself believed that bullshit is unavoidable because people are expected to talk on things they know nothing about, it can be mitigated; though we can neither know everything nor always know what is true, bullshit can be abated if we shift from ideals of correctness to ideals of sincerity (2005: 64-65).

Beyond philosophy, bullshit has been used in other fields. Before moving on to bullshit law, I’d like to briefly deal with three books that work with bullshit in other practical ways. For example, Your Call Is Important to Us deals with bullshit in contemporary culture and politics, paying special attention to George W. Bush and his use of bullshit during the war years (Penny 2005). Author Laura Penny takes aim at political rhetoric, scripted events, advertizing, news hysteria, management speak, and banking. Noting how pervasive bullshit is, she is not optimistic about our ability to fight it, though she does note that it doesn’t like being asked questions (2005: 3). Bullshitters are people unburdened by the truth, she says, and it is easier to disprove a lie than to disprove bullshit, which hides behind exaggeration and omission (2005: 5). Indeed, it is the use of jargon that allows bullshit to get away with something, like an Enron executive “repeating the legally appropriate, self-protecting thing one says on such occasions, giving voice to the typical script” (2005: 7). Penny’s main contribution here is to define two kinds of bullshit. Complex bullshit relies on jargon and is aimed at the expert level, trying to impress or confound people. An example is a mortgage contract. Simple bullshit is the ad lib, aimed at the “moron” level. It’s obvious to its audience but is not worried about being called. Penny’s example is the scrawl on a news channel (2005: 9). Beyond Bullsh*t, the only work I found that censors the word, deals with bullshit in the workplace (Culbert 2008). Author Samuel Culbert proposes that business people learn his method of “straight-talk” (“a caring, other-sensitive, candor-on-demand, loyalty-producing, intimacy-escalating, giveand-take relationship leading to enhanced

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personal and organizational productivity”) as a substitute for the bullshit that plagues the business world (2008 : 6). This by itself sounds like jargonistic bullshit, but Culbert makes some telling points. For example, he says that bullshit cannot always be called because it serves important functions in maintaining workplace harmony (2008 : 11). Like Penny, he finds two levels of bullshit. Overt bullshit is the lesser of the two; it can even be innocuous. Covert bullshit, however, is much worse. It hides a secret agenda, and seeks to distract from the topic not raised (2008 : 19). In a practical sense, these forms of bullshit are the difference between sales and marketing, respectively. Culbert refines Frankfurt to argue that bullshit is “words spoken or actions taken with the goal of getting people to go along with an agenda without the communicator giving serious consideration to the veracity of the communication” (2008 : 31). To this more conscious process, he adds that bullshit doesn’t consider its impact, freeing it from allegations of malice and making it seem less conscious. However, Culbert believes that : Despite its bad reputation, bullsh*t is the mechanism that the human race finds indispensible for obscuring the fact that self-interests, not organization interests, are the primary drivers. Bullsh*t enables you to portray selfinterested pursuits as objectively mandated by the situation and serving the collective good. It allows you to create and maintain the façade that organizational priorities drive your actions 2008 : 25-26.

This inherent nature of bullshit begs the question of whether anyone would want to learn Culbert’s method of straight-talk unless

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“ B u ll s h i t L a w ”

to fool people, a bullshit strategy. If bullshit’s easing of frictions and hiding of self-interest is what separates a workplace from chaos, as he claims, then it doesn’t deserve Frankfurt’s scorn. Finally, Culbert’s talk about objectivity and the rational actor, male attributes in a gendered binary, led me to question the gendering of bullshit. Surprisingly, it is in the next, and final, book where this is most explicitly addressed. Although I had expected to find this book the least useful, I found much of interest in Lives Entrusted : An Ethic of Trust for Ministry (Blodgett 2008). Adopting Frankfurt’s definition of bullshit (“The difference between a liar and a bullshitter is that a liar deliberately steers people away from the truth while a bullshitter does not care what the truth is”), Barbara Blodgett discusses bullshit in Christian ministry (2008 : 137-138, emphasis removed). Acknowledging that Frankfurt does not address those who receive bullshit, she recognizes that these people are just as important in the bullshit equation. Bullshitters who do not care about truth cannot care about the listeners who are harmed and insulted by it (2008 : 141). She also acknowledges Cohen’s contribution for focusing on bullshit’s content itself, not just the bullshitter’s intention. By being “nonsensical, unclarifiable, unintelligible, obscure, and/or irretrievably speculative,” there is no way to test or disprove bullshit (2008 : 142). It is therefore wrong to use it in ministry. Like academics, pastors can give in to external pressure to sound learned. Worse, they can talk and write in unassailable ways that no one can, or hope to, understand. This creates pride and barriers to discourse. Bullshit thus relies on the status of the speaker and its rela-


tionship to the listener (2008: 144). Tellingly, Blodgett believes that if gossip (another more passive-aggressive concept she deals with) “is female, bullshit is male. Bullshit, like gossip, is about power, but used by those with the power to retain it” (2008: 3). Bullshit is therefore for people with power and “men bullshit because bullshit is a tool of the powerful to maintain the power they have been granted but fear losing” (2008: 145, emphasis in original). In her analysis, Blodgett sees bullshit as associated with the (male) clergy and gossip with the powerless (female) parishioners. But what matters most in the division, she says, is power, not gender. This leads me directly to the claim that started my investigation. II I came across the term “bullshit law” in Indigenous Legal Issues, a book about Indigenous law in Australia (McRae et al. 1997). The authors cite a 1992 document by Sharon Payne, and an anonymous group of “Aboriginal women” referred to in Payne’s paper, as the originators of the term (1997: 380). McRae et al. value the concept’s usefulness and talk about how bullshit law is used as “inaccurate evidence” in Indigenous court cases in Australia (1997: 380-381). To them, bullshit law is the “result of misguided judicial attempts to incorporate Indigenous laws into sentencing” (1997 : 129). It is the product of when state and Indigenous laws interact, creating a distorted version of Indigenous law that is highly detrimental to Indigenous women (1997: 135). For example, McRae et al. state that bullshit law is used to condone sexual abuse (1997: 427).

This interpretation of the concept, however, is not completely consistent with Payne’s reporting of the term. McRae et al. are concerned more with the judiciary, the court, and lawyers’ use of bullshit law to let Indigenous men get away with behaviour that is illegal under Australian state law. Their concept of bullshit law is based on a certain reading of Payne; they criticize an erring judiciary that fails to understand what is, and is not, traditional Indigenous law. But while this view of bullshit law rising from the mix of state and Indigenous law is consistent with Payne, the rest is derived from an application of the concept, by the authors, to actual cases. Payne’s first use of the term “bullshit law” is found in a chapter that was included in Aboriginal Perspectives on Criminal Justice (1992). This work is the citation used by McRae et al. Here, Payne cited “groups of Aboriginal women” from Australia’s Northern Territory who say that they are subject to three types of law: “white man’s law, traditional law, and bullshit law”; the latter being used to explain a distortion of traditional law used as a justification for assault and rape of women or spending all the family income on alcohol and sharing it with his [the male partner’s] cousins, justifying the action as an expression of cultural identity and as fulfilling familial obligations. 1992: 37.

McRae et al. did not cite the last part of this extract about alcohol. Nor do they note that Payne’s cited reference for the sentence that immediately followed (“it is suggested that this is merely using ‘Aboriginal tradition to justify what is in essence selfish exploitation based on an individual desire for alcohol’”), the apparent

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source for the concept of bullshit law (and, presumably, the root source of these vague “groups of Aboriginal women”), appears to be a 1987 article by Meryn Gibson on alcohol use and violence in Indigenous populations (1992: 37). However, having acquired a copy of Gibson’s unpublished paper, I found that it has no reference to bullshit law, nor does it cite these groups of Aboriginal women (1987). By Googling “bullshit law” I found only references to Payne’s paper. Finally, I tried Googling “Aboriginal bullshit Australia” and found numerous references to a document by Audrey Bolger. Sure enough, Payne cited Bolger earlier in her paper, though in a completely different context (1992: 35). 3 In Aboriginal Women and Violence (1991), Bolger states that because of the troubling intersection of race and gender, Indigenous women in Australia: are now subject to violence from their own men of a kind which would not have been countenanced in traditional society. As one woman remarked; ‘There are now three kinds of violence in Aboriginal society - alcoholic violence, traditional violence, and bullshit traditional violence’ . . . By ‘ bullshit traditional violence’ is meant the sort of assault on women which takes place today for illegitimate reasons, often by drunken men, which 3   It is very confusing, and perhaps part of the problem, that in the original 1992 Payne chapter an incorrect endnote number is given after Payne talks about bullshit law and alcohol. Rather than point the reader to the correct citation for the alcohol comments (Gibson), the endnote points to a paper on police practices (see Payne 1992: 36 note 12, 37 note 12). This error was corrected in a subsequent version available online (Payne 1993).

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“ B u ll s h i t L a w ”

they then attempt to justify as a traditional right.

1991: 50.

The unnamed Aboriginal woman who is credited as the source of this insight was one of Bolger’s field work subjects when she spoke to, and observed, Indigenous women in the Northern Territory. This was done through informal talks, either individually or in small groups, and at meetings (1991: 7). How did bullshit traditional violence become bullshit law ? We are left trying to reconcile 4 how the use of the word bullshit by this unnamed Aboriginal woman, and as reported by Bolger, differs from Payne’s use of the word, both in context and definition. I will conclude this paper by drawing out these two concepts and then try to situate them in the above literature on bullshit. III In the case of Indigenous violence, “traditional violence” is defined by Bolger as “clearly defined and controlled punishments which were applied in cases where Aboriginal Law was broken” (1991: 4). Most of the violence seen in contemporary Indigenous communities, say her sources, is not traditional but based on foreign (European, colonial) and hence patriarchal forms of power (1991: 50). “Bullshit traditional 4   I did make a series of phone calls to Australia to try to find Sharon Payne and confirm whether she was citing Bolger or had another source in mind when she came up with bullshit law. Unfortunately, her former colleagues in the Australian government and at Aboriginal legal aid organizations could not recall where she was currently working.


violence” is non-traditional as it is not based on the traditional cultural ideals that view, among other things, women as valuable as men (ibid.). Calling bullshit enters into the equation when Indigenous men claim that certain forms of violence are acceptable because they are indeed traditional, while Indigenous women disagree. As already stated, McRae et. al add an additional role for non-Indigenous Australians as the misguided enforcers of bullshit law. In the original case of bullshit traditional violence, where bullshit is used as an adjective to modify the noun violence, both the violence itself (the product) and the justification that it is tradition (the active role of the bullshitter) are bullshit. This fulfills the sense of Cohen’s bullshit output and Frankfurt’s truth-ignoring bullshit process, respectively. Although both Frankfurt and Cohen are more concerned with bullshit as a verb or noun (again respectively), it also appears to work when applying bullshit as an adjective to describe the type of process and product: the traditions unconnected from truth that are used to justify violence, and the non-traditional rubbish. Bolger’s third form of violence, alcoholic violence, doesn’t even enter the debate of what constitutes tradition or bullshit tradition; as much of her work centres on the role alcohol plays in Indigenous societies, it is a different cause of problems altogether. However, one could argue that any appeals to justify alcohol-fueled violence would also be bullshit. One wonders if bullshit traditional violence is bullshit because it is unconcerned with its validity and relation to real traditions, why doesn’t alcoholic violence fulfill these same criteria, and why does it remain a separate form of violence ? Certainly the case is made, both by Bolger and

Gibson (which would explain Payne’s rolling them together), that alcohol is a foreign and colonial device that distorts Indigenous societies (1992: 1987). Suffice it to say, these three forms of violence were morphed into Payne’s three forms of law. There is no denying that law and violence are intertwined and the case has been made that attempts to understand the lives of Indigenous peoples require understanding their non-statebased legal orders (Napoleon 2007; Webber 2010). A transition from focusing on Indigenous violence, including its implicit and often overlooked customary sources of justification, to looking at Indigenous law, is plausible. But the transition of alcohol/traditional/ bullshit-traditional to white/traditional / bullshit, and the argument that the third (in the latter case) is the result of mixing the first two, is not a parallel comparison. One could argue, retrospectively, that in Bolger’s case adding alcohol to traditional violence can explain a source of bullshit traditions, but this is too simple and fails to account for all bullshit traditional violence. Surely the broader colonial influence of patriarchal and state-justified violence (Payne’s worthwhile introduction of “white” law) plays an important role. And one can’t fault Payne for creating this conceptual challenge; the category of hybridized bullshit law was gladly adopted by McRae et al. and has been proven useful in understanding actual case law in Australia. So how does Payne’s concept of bullshit law respond to the literature I have discussed ? Payne’s use of bullshit law differs slightly from Bolger’s use of bullshit traditional violence. Bullshit law isn’t only about illegitimate justification; it’s bullshit because of its origin. As the

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illegitimate child of the union between traditional Indigenous law and foreign, colonial law, it arises from a narrow self-interest. It is also bullshit in its indifference to its truthfulness in the eyes of its audience. What is bullshit in bullshit law, just like bullshit traditional violence, is that violence can be committed with illegitimate justification and nonetheless be formally upheld by the state. Indigenous men could commit violence against Indigenous women but escape retribution by hiding behind statements about tradition that the women claim are bullshit : unconnected to the truth in a way that the men do not care to address. Worse, in this scenario, the men are not concerned about the truth of traditions but only in getting away with something, a secret agenda or otherwise. Presumably, this can extend to non-violent cases as well, and it would be a false essentialization to assume that all men, or only men, create bullshit law. However, a desire to retain power is visible, as is the claim that bullshit law is not based on egalitarian Indigenous traditions, but incorporates patriarchal white laws that devalue women. Thus, getting away with bullshit law requires some complicity by state forces. As Frankfurt shows, for a bullshitter to know bullshit law is not traditional would be tantamount to lying. Sometimes, bullshitters may know otherwise and indeed be lying. Or, like the pseudoscientist, they may believe what they are saying, unaware of whether or not it is true. But the accumulated effect of enforcing bullshit laws creates a legalized repository of unclear, unassailable information (Cohen’s concern) that can be referred to by other violent perpetrators or misguided, yet self-interested, state agents. Using both legalistic and

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“ B u ll s h i t L a w ”

Indigenous tradition jargon only helps confuse audiences and entrench bullshit law. In the cases discussed by McRae et al., white jurists, lawyers, and other legal elites don’t fully understand traditional Indigenous law but refer to it, unconcerned about the veracity of the truths they are enforcing. They rely on interpretations by privileged Indigenous sources, who will be mostly men. They are also relying on their own ignorance. While outsiders, or even Indigenous people such as those forced to speak on what they don’t know, may not know the truth, it is the indifference towards seeking it out in an inquisitive and critical spirit that causes more bullshit. This sort of false tradition has historically been reinforced by white or outsider anthropologists (Bolger 1991: 51). In the end, patriarchal and colonial laws will be upheld, harming Indigenous women and men. Where this leaves the audience, or victims, of bullshit law is difficult to answer in this short paper. Clearly, the gendered nature of bullshit that is seen in the workplace and ministry plays out strongly in law. In light of its sexist repercussions, any appeals to bullshit’s usefulness fail to convince me that it should be tolerated. Certainly, the claims by philosophers that bullshit should be identified and called out is important. But how this can play out when the bullshitter exercises a disproportionate amount of power, and is supported by state forces who are actively buying into bullshit law, leaves Indigenous women at a distinct disadvantage. The naming of “inauthentic” traditions is a complex task, one that is especially perilous for outsiders to pursue without interrogating their own place of privilege. Methods for addressing sexist, harm-causing laws in Indigenous legal orders are addressed in the broader paper (from


which this paper arose) that I mentioned at the start. I regret that I cannot expand upon this further here. It would be nice to end this paper on an optimistic note. With little written about the real fight against bullshit law, it is hard to say what progress, if any, has been made since the term was coined. It is also sadly true that bullshit law is not confined to Australia and that Indigenous people in Canada face many of the same forms of bullshit from both state and privileged Indigenous actors. What is certainly needed is better bullshit-calling capacities and resources, such as more space for diverse Indigenous voices. Just as importantly, we need a public that is willing to be inquisitive and not act as passive bullshit buyers. Ultimately, it is not the place

of outsiders to judge Indigenous traditions, but to listen to Indigenous people who are calling bullshit when they speak out. Otherwise, we all risk entrenching bullshit laws in both the Indigenous and state-based legal orders. Learning how to identify bullshit is an important step in addressing our own bullshit laws. Contextualizing bullshit law within Canadian and local Indigenous legal orders can help shed light on the illegitimacy and oppression about which we have become accustomed to being unconcerned. Finally, calling “Bullshit law !� when we see it, and perhaps more importantly listening to the call of those who do identify it, can address the harmful practices that bullshitters and their enablers try to get away with in our legal orders.


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Ettore Labbate D’après l’analyse des récurrences dans l’œuvre de Beckett se référant à la merde et à la parole, à partir de Bande et Sarabande (1934) jusqu’ à l’acte sans paroles Souffle (1972), on essaiera de montrer en quoi la parole et la merde partagent le même

caractère inépuisable, à savoir la nécessité du droit à l’ insensé. La merde devient

alors un acte critique, un éclaircissement par évacuation, une matérialité qui sait jouir de son ignorante incomplétude car elle ne s’apaise que dans l’abandon de sa propre production. Ainsi, la matière quitte-t-elle l’œuvre, car son artiste ou son

poète – on pourrait dire tout simplement son ouvrier – se met à la matière et non pas à l’œuvre.


Siqui forte mearum ineptiarum Lectores eritis manusque vestras Non horrebitis admovere nobis, […].1

À propos de l’auteur Ettore Labbate est Originaire des Pouilles (Italie) au moins depuis 1973, Ettore Labbate vit et travaille définitivement en France depuis 1997 : il est poète, dramaturge et traducteur ainsi que chercheur au sein du LASLAR (Lettres Arts du Spectacle Langues Romanes) à l’Université de Caen Basse-Normandie.

1   Incipit d’un poème incomplet, que nous traduisons ainsi : « Si par hasard vous êtes les lecteurs de mes inepties et n’avez pas peur de porter vos mains vers nous, […]. »

0. Cet article traite de la relation entre merde et langage dans l’œuvre de Samuel Beckett (Dublin, 1906 – Paris, 1989), et voudrait ainsi encourager, de manière plus large, un nouveau regard critique sur une des mouvances de la littérature qui s’appréhende comme transit de l’insignifiance. – La numérotation logique de 0 à 5, qui précède nos différents propos, voudrait s’organiser comme un cycle de 0 à 5 défécations, dont la longueur varie selon leur teneur. 1. Il existe des choses qu’on ne comprend pas, comme l’art ou la poésie dits « contemporains » à cause du partage d’un présent, toujours inactuel, qu’ils ont avec leurs spectateurs. « C’est de la merde ! », entend-on souvent dire, d’un ton dépréciatif, chez ces derniers en quête de sens et de satisfaction marchande devant un poème ou un tableau. « C’est de la merde ! » : jugement sans issue d’œuvres sans entrée,


La merde, cette matière « mise à mal » tout comme la parole « mal dite », est l’événement de l’incompréhensibilité.

dont ils auraient du mal à saisir l’intérêt. « C’est déroutant, c’est gênant, c’est intéressant », id est « c’est de la merde ». 1.1. Cette prétendue « merde », à ne pas confondre avec les « excréments de la littérature » dont parle Voltaire dans L’Ingénu (1767) 2 , est une tendance de la littérature contemporaine « mal dite » ou « maudite », dont S. Beckett me semble l’un des majeurs ex-

2   « Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures périodiques, où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres, où les Visé insultent aux Racine, et les Faydit aux Fénelon. L’ingénu en parcourut quelques-uns. «Je les compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs œufs dans le derrière des plus beaux chevaux : Cela ne les empêche pas de courir. » À peine les deux philosophes daignèrent-ils de jeter les yeux sur ces excréments de la littérature. » (Voltaire, 1767 : XVIII)

périmentateurs 3 ; cette tendance pourrait se résumer ainsi : on ne comprend rien de ce qu’on y lit. Mais l’intention d’un écrivain qui « dit mal » n’est certes pas d’être le plus incompréhensible possible : il ne cache pas un secret, un sens qu’il faudrait décrypter. Non. Si le monde ne comprend pas les poètes, c’est que les poètes non plus ne comprennent pas le monde. Mal dire c’est accepter l’intransitif, là où il ne s’agit plus d’être compris, mais d’accuser, derrière chaque mot, une absence toujours définitive de sens, une incompréhensibilité. – La merde, cette matière « mise à mal » tout comme la parole « mal dite », est l’événement de l’incompréhensibilité. 1.2. Je ne comprends pas l’œuvre de Samuel Beckett : aucun secret là-dedans car rien n’est à comprendre. Mais c’est l’œuvre 3   Nous pensons ici tout particulièrement à son Mal vu, mal dit (1981).


de Samuel Beckett qui me parle le plus : aucune leçon là-dedans ; que la seule sécrétion de mots. La merde, une des matières privilégiées de l’insignifiance – car synonymes de la merde sont aussi la boue 4 , les déchets5, etc. –, de par son apparente et inépuisable vacuité, serait l’image de cette sécrétion de mots, des mots qui ne chient pas plus loin que ça, passion qui résiste malgré tout, toujours en marge du péremptoire d’une culture propre et bien lavée. – « Merde ! », avait répondu le général napoléonien Cambronne aux Anglais. 1.3. John Cage dit : « Je n’ai rien à dire et je le dis » (Cage, 2003 : 57) ; nous pourrions répéter ici, par la même équivalence oppositive, « ça m’emmerde, ça ma merde ». Il y a là une résistance que l’homophonie lexicale veut défendre. Synonymie frissonnante de l’anagramme imparfaite. Matière fécale, se renouvelant par nécessité biologique jusqu’à l’épuisement de la vie, dans la féconde faconde des fèces. C’est là, peut-être, que réside la faculté d’ex-créer, non pas l’incompréhensible

mais l’incompréhensibilité, à savoir dans la combinatoire subie de l’excrément langagier, dans la correspondance organisée du corps, où lèvres et anus se parleraient solidairement, articulant, dans leurs évacuations, respectivement buccale et stomacale, des mots et de la merde. 2. La merde est un sujet complexe. Résultat d’un cycle biologique commun à tous les animaux qui la produisent, la merde dépend de la variété de ses métabolismes et de la finesse de sa matière, tout en incluant d’autre part, et de manière plus grossière, un principe général d’indifférenciation – sacrée et profane, animale et sociale, physique et spirituelle, esthétique et morale – entre tous les êtres vivants, ou morts, comme déjà chez Dante, Enfer, XVIII, où « merdoso » (« merdeux ») rime avec « meraviglioso » (« merveilleux ») 6 . Comme l’a récemment montré l’ouvrage de Werner Holzwarth et Wolf Erlbruch (2004 [2001]), les formes merdeuses varient en effet selon l’alimentation de 6

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« E fango è il mondo » (« le monde n’est que boue »), rappelle le même Beckett en exergue de son premier et dernier essai littéraire (Proust, 1930), en citant le poète italien Giacomo Leopardi (Recanati, 1798 – Naples, 1837). – Pour les éditions des œuvres de S. Beckett (nous utilisons celles en français chez les Éditions de Minuit), nous renvoyons à la bibliographie finale. – De plus, déjà chez Rabelais (IV, 48), les mots « merde », « crotte » et « boue » sont synonymes.

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Cf. infra notre commentaire à l’acte sans paroles de S. Beckett, Souffle (1972), qui met en scène un amas de déchets.

« E mentre ch’io là giù con l’occhio cerco, / vidi un col capo sì di merda lordo, / che non parea s’era laico o cherco. » ( « Et pendant que je cherchais là-bas avec mon regard, / je vis une personne tellement lourde de merde, qu’on ne pouvait savoir si c’était un laïque ou un clerc. ») (Dante, Enfer, XVIII,115-117) ; « merdose / meravigliose » (Dante, Enfer, XVIII,131-135). Diogène Laërce nous raconte aussi, dans une des versions de la mort d’Héraclite, que le philosophe mourut après s’être enduit de bouse de vache afin de soigner son hydropisie, mais que, n’arrivant plus à l’enlever de son corps et restant donc dans cet état méconnaissable, fut déchiqueté par des chiens (Diogène Laërce, 1999 : 1049).

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chaque animal et l’apparat digestif, et plus ou moins critique, qui la digère ; de plus, l’état de cet apparat détermine la phénoménalité de la merde qui peut se produire par un transit plus ou moins normal, dont le cycle aurait comme extrêmes, actuels et potentiels, la diarrhée et la constipation. – Je passe ici sur les différentes odeurs philologiques liées à ces différentes apparitions. Retenons pour l’instant, sans vouloir privilégier l’une ou l’autre des formes merdeuses, ni l’un ou l’autre animal qui les produisent – même si on ne pourra pas ignorer dans cet essai une préférence pour l’homo sapiens sapiens –, retenons donc la définition de la merde comme matière évacuée à un moment ou à un autre, à savoir avant tout comme moulage extériorisé d’un intérieur intestinal et stomacal (du grec « stôma », « bouche »), changeant selon le sujet qui la produit et son état, à savoir selon son métabolisme de garde. 2.1. C’est en gardant à l’esprit cette merde que nous construisons notre lecture de S. Beckett, dont l’œuvre se présente comme l’extérieur d’un intérieur, l’apparition d’un texte d’un contexte non apparu, l’évidence convexe d’une concavité inaccessible. 2.2. C’est grâce à la diversité des excréments que naît la science empirique prêchée au moins depuis le Corpus hippocratique ; ainsi, le diagnostic des fèces sera-t-il symptomatique de notre approche critique qui ne fera que lire et sentir le langage beckettien comme le résultat d’une excré-

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tion venant d’une autre bouche que l’estomac, à savoir, tout simplement, comme un excrément buccal. 2.3. Si déféquer est apparition de symptômes, et donc signe potentiel d’un état salutaire ou maladif, il ne faudra toutefois pas oublier, au-delà de ses qualités diagnostiques donc, les qualités purgatives et cathartiques inhérentes aux bienfaits de la scorie (du grec « skôr », d’où est issu ensuite le mot « excrément »), vue donc comme éclaircissement (le latin « defaecare » signifie « éclaircir ») : la merde est un acte critique, un éclaircissement par évacuation, une matérialité qui sait jouir de son ignorante incomplétude car elle ne s’apaise que dans l’abandon de sa propre production. La matière quitte l’œuvre, car son artiste ou son poète – on pourrait dire tout simplement son ouvrier – se met à la matière et non pas à l’œuvre. C’est l’effet temporairement cathartique du clystère, qui, comme le rappelle Molière (Malade imaginaire, 1673 : III, 5), doit faire « dans les entrailles un effet merveilleux ». 3. L’on peut considérer la merde comme un processus paradoxal, comme la production finale mais jamais définitive d’une matière qui (digérée par l’estomac et traversant tant bien que mal les intestins) quitte le corps qui la produit/dans lequel elle se produit, en passant par les lèvres de l’anus jusqu’aux égouts où elle s’éclipse à nouveau : sa production se mesure dans sa disparition, sa sortie du noir par une entrée dans le noir. Ce dont il faut se priver est – dans la merde – ce qu’il faut

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d’appréhender la critique littéraire – la nôtre, tout au moins – comme activité qui ne signifie rien de plus que, comme il est explicité dans Oh les beaux jours notamment, bien ranger du caca en le mettant dans sa conserve.

produire, et vice-versa. C’est l’œuvre utile au corps mais insignifiante en elle-même. C’est l’inutilité toujours renouvelée du corps tout entier. 3.1. Dans ce mouvement de va-et-vient, de production-privation, d’une purgation qu’il faut sans cesse renouveler, car à jamais définitive, toujours ad infinitum, la merde rappelle – contrairement aux efforts d’une pensée censée se mouvoir dans un sens pour atteindre une vérité, s’élever de plus en plus vers un sommet qui serait tant soit peu véridique – la vacuité de tout conatus. Elle ne définit jamais rien car elle ne finit pas – c’est l’absence de toute élévation, de toute hiérarchie, de toute signification ou sens déterminables – derrière toutes ses particularités phénoménales, elle ne montre qu’une seule chose : la présence justement de cette absence de signification, le partage de l’incompréhensible et donc l’égalité de tout être vivant dans le monde, la matérialisation reproductive d’un vide de sens, l’extériorisation de son creux signifiant. – Signifiant quoi ? Rien. Ça, justement ça. 3.2. Sa force réside dans ce processus créatif, ou ex-créatif, inépuisable : confrontation de l’être à ses nécessités, du corps à son transit, de la vie ou du corpus (l’œuvre) à son insignifiance. C’est ainsi que nous proposons une lecture de l’œuvre de S. Beckett, pour qui, nous semble-t-il, défécation et fabulation tendent à la synonymie : la parole c’est de la merde, elle ne signifie rien. Cette analyse de l’œuvre de S. Beckett nous permettra, d’autre part,

4. Hypothèse : supposons que la merde et la parole soient deux évacuations qui partagent, a contrario, le même processus, à savoir que le mot « fèces » et l’étymon des verbes de dire (« fêmi » en grec, « for, faris » en latin) aient la même origine. C’est tout au moins ce qui nous semble évident d’après l’analyse des récurrences dans l’œuvre de Beckett se référant à la merde et à la parole. Nous verrons, en relisant une partie de l’œuvre de Beckett, à partir de Bande et Sarabande (1934) jusqu’à l’acte sans paroles Souffle (1972), que la parole et la merde partagent le même caractère inépuisable, à savoir la nécessité du droit à l’insensé, un retour aux étables d’Augias qu’il faut cesser de nettoyer. La seule chose à conserver, comme l’a fait Piero Manzoni avant son infarctus à trentetrois ans (Merda d’artista, 1961), presque en même temps que S. Beckett, c’est le caca, l’insignifiance : « Et toi ? dit-elle. Toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier quoi ? Est-ce parce que tu tiens encore debout sur tes deux panards plats, ton vieux baise-en-ville bourré de caca en conserve […] ? » (Beckett, 1974 [1963] : 49 sq.)7

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Oh les beaux jours, version française de Happy Days (1960), créée à la Biennale de Venise en 1963.

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4.1. Bande et Sarabande (1934) Tout commence dans les postures d’accroupissement (fœtales ou dé-fécales) du personnage de Belacqua, image dantesque de l’abandon dans la purgation ; écoutons ce Belacqua qui dialogue déjà avec la Winnie de Oh les beaux jours : « Et puis », dit-il, « je voudrais tant être de retour dans l ’amnios, allongé dans le noir pour toujours. » « Un toujours de courte durée », dit-elle, « et au travail nuit et jour. » L’insupportable argutie des femmes. « Merde », dit-il, « tu sais bien ce que je veux dire. […] » Beckett, 1994 [1934] : 52.

Ici « Merde » est complément d’objet direct du travail inépuisable (« travail nuit et jour »). – Observons ces accroupissements, où se déploie l’œuvre d’un antiOrphée, d’un poète à rebours qui perd toute couleur, dans l’abolition mallarméenne de toutes les fleurs d’un monde à déflorer : Émergeant ce soir-là des toilettes publiques souterraines en pleine gueule béante de College Street, avec la vague impression d’avoir suivi le coucher du soleil en remontant la Liffey jusqu’ à ce que toute couleur eût été chassée du ciel, que toutes les tulipes et les leurs érugineuses eussent été abolies, il s’accroupit – […].

Car dans l’état « merdrique » du monde, comme disait l’Ubu Roi d’Alfred Jarry, là où la merde fait l’objet même d’une science (la « merdographie » 8), première science au monde peut-être qui ne recherche aucun sens dans le monde, que l’homme se réduit à son « étron », à son insignifiance : même un suicide paraît une révolte inutile car insignifiante, un simple regard hébété vers l’insignifiance. C’est le suicide conçu par Ruby et Belacqua, sur lequel les personnages ne restent toujours qu’au bord, à la marge d’un paysage : La ville et les plaines au nord ne signifiaient rien ni pour l ’un ni pour l’autre dans l’état d’esprit qui était le leur. Un étron humain gisait au milieu du cairn. Beckett, 1994 [1934] : 149.

Tout comme marginal est le métabolisme de l’excrétion du coït, transformation sans importance dans l’excentricité de l’excrément quittant le centre de toute signification : […] ces deux processus – on pourrait peut-être dire qu’ils constituaient une sorte de métabolisme marginal –, indépendants mais d’origine commune, constructif dans le cas de l’ homme, destructif et délicieusement excrémentiel dans le cas de la femme […]. Beckett, 1994 [1934] : 287.

Beckett, 1994 [1934] : 66.

8   Beckett, 1994 [1934] : 107 : il est question d’un « professeur de merdographie ».

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La merde a ceci de tranchant : elle est toujours suspendue, comme le regard inactif qui la soutient, entre le oui et le non (« Merde, enfin », s’écria-t-il, « n’avonsnous pas tranché toutes ces questions il y a des semaines de cela ? Oui ou non ? » (Beckett, 1994 [1934] : 154) – discussion entre Ruby et Belacqua sur la manière dont ils vont se tuer réciproquement 9). De même, dans cet entre-deux sceptique ou -septisé, la paralysie de l’anus entraîne celle de la bouche, comme le précise le narrateur qui nous raconte la préparation au bloc opératoire de Belacqua par Miranda : après que le patient a accompli son « évacuation carrément militaire », l’infirmière, dont le nom en dit long sur les admirables conséquences de son travail, lui injecte un produit dans les fesses qui a ces effets : Sa langue se colla à son palais. Ils avaient procédé à la dessiccation de ses sécrétions. Beckett, 1994 [1934] : 260 sq. 4.2. Murphy (1936 ; traduction française, 1965) Le personnage principal du roman Murphy s’appelle Murphy ; son cœur est toujours « sur le point de péter » (Beckett, 1965 : 9), faute de pouvoir suffisamment raisonner pour concilier les contradictions issues de sa réflexion, annonciation

fabuleuse par le pet d’une merde à venir qui anéantirait tout esprit, l’abandon de l’interprétation d’un monde où fond et figure se confondent : Leurs adieux furent mémorables. Neary sortit d’un de ses sommeils morts et dit : Murphy, la vie n’est que figure et fond. Un long retour à tâtons, dit Murphy. Rien de plus. La figure, dit Neary, ou le système de figures, devant l ’ énorme confusion bourgeonnante et bourdonnante. Beckett, 1965 : 9.

Faute de sens, le texte devient juste l’espace d’une accumulation ordurière de mots qui tentent d’épuiser la parole, la seule distinction qui peut avoir lieu dans l’insignifiance d’un monde qui tend à ses fèces (le monde est défini comme « l’excrément sublunaire » (Beckett, 1965 : 102), de l’homme qui tend à son étron (comparaison avec le cylindre d’une chandelle qui s’efface (Beckett, 1965 : 128)10 et de la parole à sa défécation coprolalique : Putain de putain, ce que ça m’emmerde, la Vénus de chambre et son Éros comme chez grand ’mère. – Il tenait à être distinct. 10

9

Voir aussi Murphy : – Écoute le vent, dit Célia. – Merde pour le vent, dit Monsieur Kelly. C’était comme ça, oui ou non ? (Beckett, 1965 : 21)

Après une réflexion sur l’étymologie de mots signifiant le vide, comme le mot « gaz » à mettre en relation avec le mot « chaos », réflexion qui se perd dans le sommeil, « Au matin rien du rêve qu’un arrière-goût de désastre, rien de la chandelle qu’un mince étron de suif ». Sur l’utilisation du mot « étron », cf. Beckett, 1994 [1934] : 149.

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— Épuisement par paroles à éviter, dit Célia.

Beckett, 1965 : 33.

Tout savoir est destiné aux égouts, toute affirmation ou calcul ne pouvant se dissocier de l’ordure, comme il est souligné par la fin romanesque du mathématicien pythagoricien Hippasos, dit aussi Hippase, de Métaponte : — L’Acousmatique, je présume, dit Wylie. Sa rétribution m’ échappe pour l’instant. — Noyé dans un égout, dit Neary, pour avoir divulgué l’incommensurabilité du côté avec la diagonale. Beckett, 1965 : 40.11

L’épuisement de l’ordure correspond à celui de toute urbanité, tout comme la raison finit par s’épuiser dans son irrationalité et la merde dans son esprit : Tous les marchands de couleur sortirent au galop voir le garçon intelligent. — Ça, intelligent ? dit le marchand de couleurs. Merde alors.

11

Disciple de Pythagore, Hippase de Métaponte aurait été le chef de la tendance mathématique, s’intéressant plus aux démonstrations contrairement à celle acousmatique qui était centrée sur l’éthique ; il aurait enfreint la règle de silence, en divulguant la nature de l’incommensurabilité, et pour cela il fut exclu de l’école ; certaines traditions racontent qu’il fut tué par ses condisciples ou qu’il se suicida en se jetant à la mer pour se punir. Voir Jamblique : 88 et Proclos, (1952 [1948]) : première scholie.

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— Ça, un garçon ? dit son lieu d’aisance demi-privé. Mince alors. — Ça, un homme ? dit leur produit de rebut aîné. Un vrai homme comme papa ? Zut alors. Murphy connaissait trop bien cette attitude faite de dérision et de dégoût pour risquer de l’attiser en essayant de l’apaiser. Elle s’exprimait tantôt avec plus d’urbanité, tantôt avec moins. Ses formes étaient aussi nombreuses que celles de l’esprit marchand de couleurs. Son contenu était unique : « Cochon d’irrationnel ! » Beckett, 1965 : 61.

De même : À ceux qui craignaient de la perdre, la raison se collait comme un glouteron. Et à ceux qui l’espéraient… ? Beckett, 1965 : 72.

La vulgarité devient alors la seule élégance possible, la seule harmonie, le style qui s’adapte le mieux à la vulgarité du réel, comme ici où Murphy s’adresse à la serveuse Vera, dont le nom en dit long sur les comportements de la Vérité, toujours sensible aux finesses de l’esprit : — Je vous emmerde, je le sais bien, mais que voulez-vous, ils m’ont foutu tout plein de jus de vache. « Emmerde » et « vache » furent ici les mots actifs, nulle serveuse ne pouvait résister à leurs harmoniques mélangées d’amour et de maternité.

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Beckett, 1965 : 65.


4.3. Watt (1941-4 ; traduction française, 1968) Le personnage principal du roman Watt s’appelle Watt. Est-ce l’abrégé de « wat-ers » si son corps, dont on perçoit difficilement les membres l’articulant, est défini comme un « tuyau d’égout » (Beckett, 1968 : 18) ? Dans tous les cas, dans ce roman, les expressions faciales sont comparées aux expressions fécales (le sourire de Watt ressemble à un pet) et la gaieté à la boue (anagramme « mud/ DUM ») (Beckett, 1968 : 28) : le corps est une anagramme, où toute partie est interchangeable avec une autre, où rien ne revêt plus d’importance qu’autre chose – c’est ça l’harmonie beckettienne, l’organisation des mots dans l’insignifiance, du corps dans ses déchets, du monde dans la fange. C’est ainsi que deux très courtes phrases nominales (« Un étron. » et plus loin « Une chiasse. » (Beckett, 1968 : 47 sq.)) suffisent à rendre vaines les longues et inépuisables descriptions combinatoires qui les précèdent : ceci non pas pour y apporter un jugement de valeur sur leur vacuité, mais pour y constater avec précision et entêtement l’inconsistance même du style. Ce n’est pas une autocritique de l’auteur sur ce qu’il est en train de faire, mais une réflexion qui ne porte sur rien, qui ne tend à aucune sagesse, si ce n’est à la sagacité. La sagacité est l’inaction totale propre à la paresse, vers quoi tend la voix beckettienne qui voudrait achever toute action possible (manger, boire, expirer, aspirer, faire son caca), sortir des mécanismes cause-effet, acte-puissance, tout au

moins faire tout ça mais « plus sagacement qu’avant » (Beckett, 1968 : 64). C’est sous cet angle qu’il faudrait lire la longue description, écrite sans arrêt comme une logorrhée, de toutes les façons de manger et de déféquer : cette complexité métabolique de la merde liée à une parole qui continue sans solution relève du style beckettien, celui d’une voix cyclique et inépuisable car jamais saisie et comprise une bonne fois pour toutes12 . À la fin du roman, un roman jamais fini, Beckett publie des Addenda, recueil de notes accompagnant la rédaction de Watt. On y trouve une description très détaillée d’un tableau où un homme constipé depuis plusieurs jours, et assis au piano, est en train de déféquer : c’est la mise en dérision de la description redondante, représentation qui a beau vouloir s’épuiser mais ne pourra jamais coller avec le réel, donc mise en dérision de la vanité de la parole, du son, des sonorités, de l’harmonie jamais atteinte si ce n’est pour chier (Beckett, 1968 : 263-265). Toujours dans ces Addenda, Beckett joue avec l’hémistiche d’un vers tiré du Faust (v. 784) de J. W. Goethe, faisant de la terre (« die Erde ») de la merde (« die Merde »), donc du monde un barbarisme :

12

Nous renvoyons aux pages 53 sq. de Watt, que nous ne pouvons pas citer ici à cause de leur longueur.

178


Die Merde hat mich wieder.

Beckett, 1968 : 263.13

4.4. Nouvelles (1945) Dans les trois Nouvelles de Beckett (« L’expulsé », « Le calmant », « La fin »), le narrateur organise volontiers sa narration de mots selon l’obsédante organisation de ses propres déchets : J’avais donc la fâcheuse habitude, ayant compissé ma culotte, ou l’ayant conchié, ce qui m’arrivait régulièrement au début de la matinée, vers dix heures dix heures et demie, de vouloir absolument continuer et achever ma journée, comme si de rien n’était. Beckett, 1958 [1945] : 20.

Préparer sa journée, ouvrir la bouche, émettre la voix… il y a là l’ascèse du corps qui s’entraîne constamment à bien gérer ses entrailles : Je préparai donc ma phrase et ouvris la bouche, croyant que j’allais l’entendre, mais je n’entendis qu’une sorte de râle, inintelligible même pour moi qui connaissais mes intentions. Beckett, 1958 [1945] : 49 sq.

13

Le vers est la conclusion d’une tirade de Faust, au moment où le son des cloches de Pâques le tire de la tentation d’obéir à sa pulsion de connaissance (« die Träne quillt, die Erde hat mich wieder » : « les larmes coulent, la terre me rattrappe ») ; on pourrait traduire ainsi la version beckettienne : « la merde m’a à nouveau » ou « la merde me rattrappe »). Nous remercions d’ailleurs Michèle Delale pour son éclairage.

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Ici l’ouverture de la bouche, comme celle de l’anus, ne peut faire sortir, nécessairement et volontairement, qu’une matière toujours inattendue et insignifiante, la perte langagière de sens entraînant la perte phonétique du signifiant qui ne s’achèvera que dans la pièce Souffle (cf. infra 4.15.). Véritable artiste de la faim – mais il serait plus juste ici de parler d’« artiste de la merde » – le narrateur ne peut alimenter sa narration qu’en avalant inutilement les mots qu’il produit, vider sa parole qu’en se vidant de ses propres déchets : J’allais faire crotter la chèvre, puis ramasser une poignée de petites boules si vite froides et dures, les renifler et même y goûter, mais non, cela ne m’aiderait pas ce soir. Beckett, 1958 [1945] : 52. Tout a toujours été dans le pantalon : C’ était dans le cul que j’avais le plus de satisfaction. J’y enfournais l’index, jusqu’ à la métacarpe. Si ensuite je devais chier, cela me faisait un mal de chien. Mais je ne chiais plus guère. De temps en temps il passait un avion, peu rapidement il me semblait. Il m’arrivait souvent, en fin de journée, de trouver le bas de mon pantalon mouillé. Cela devait être les chiens. Moi je ne pissais plus guère. Si par hasard il m’en venait l ’envie, je la calmais en lâchant un petit filet dans ma braguette. Une fois à mon poste, je ne le quittais plus jusqu’ à la nuit. Je ne

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mangeais plus guère, Dieu me mesurait le vent. Beckett, 1958 [1945] : 100 sq.

Le monde a toujours été dans ce pantalon : J’attendais donc que l’envie de chier, voire de pisser, me donnât des forces. Je ne voulais pas salir mon nid ! Cela m’arrivait pourtant, et même de plus en plus souvent. Je me déculottais en m’arc-boutant, je me tournais un peu sur le côté, juste assez pour dégager le trou. Se tailler un royaume, au milieu de la merde universelle, puis chier dessus, ça c’était bien de moi. Beckett, 1958 [1945] : 109.14

4.5. Le monde et le pantalon (1945-6) C’est dans « le noir qui éclaire l’esprit » que « l’on commence enfin à voir »

Beckett, 1989 [1945-6] : 30.

4.6. Textes pour rien (1950) Constipation du dixième « texte pour rien », mesure musicale à vide où rien n’a jamais commencé car la bouche est l’anus de la tête, ce qui bouche la tête : Mais ce n’est pas le silence. Non, ça parle, quelque part on parle. Pour ne rien dire, d’accord, mais est-ce assez, pour que ça rime à quelque chose ? Je 14   Le thème du pantalon est présent chez Beckett dans son essai sur la peinture Le monde et le pantalon (1945-6) ; voir aussi Fin de partie et surtout En attendant Godot (cf. infra 4.7.).

vois ce que c’est, la tête est en retard, sur le reste, et son anus la bouche, ou bien elle continue toute seule, toute seule ses vieilles erres, chiant sa vieille merde et la ravalant, reprise sur les babines, comme du temps où elle se croyait un morceau. Beckett, 1958 [1950], 183 sq.

4.7. En attendant Godot (1952) Vladimir et Estragon doivent se nourrir un minimum pour continuer à parler, manger une carotte ou un navet pour déféquer une parole, pour pousser l’insignifiance toujours plus loin (« VLADIMIR. – Ceci devient vraiment insignifiant. ESTR AGON. – Pas encore assez. » (Beckett, 1952 : 26 et 96)) ; Pozzo aussi doit se nourrir, manger son poulet ou sa poire, avant de se mettre à discuter avec Vladimir et Estragon (Beckett, 1952 : 33 et 56) ; quant à Lucky, il est le seul à ne pas manger, il n’en a pas besoin, « il pue » (Beckett, 1952 : 33) déjà, comme un « porc » (Beckett, 1952 : 41), comme son soliloque insoutenable, évacuation d’excréments, diarrhée d’une parole vide qui trahit la forme d’un estomac creux. C’est en effet dans le soliloque de Lucky (Beckett, 1952 : 59 sqq.) qu’il est question d’alimentation et d’élimination des déchets : […] l’ homme enfin bref que l’ homme en bref enfin malgré les progrès de l’alimentation et de l’ élimination des déchets est en train de maigrir […]

Beckett, 1952 : 60.

180


Tout comme chez Lucky, parole et puanteur sont liées chez Vladimir aussi, le personnage qui, plus élevé que le terrestre Estragon, tient debout et qui pense avec son chapeau. ESTR AGON. — Lui pue de la bouche, moi des pieds. Beckett, 1952 : 65.

Dans ce cas, un cœur qui pète, comme chez Murphy déjà, n’est que l’annonciation d’une merde à venir, d’un silence de mots : la fin biologique de tout discours où plus rien n’est à ajouter, si ce n’est l’exclamation des deux seuls compléments d’objet directs que l’on peut « entendre » encore, à savoir « merde » et « silence » : ESTR AGON. — J’entends quelque chose. POZZO. — Où ? VLADIMIR. — C’est le cœur. POZZO (déçu). — Merde alors ! VLADIMIR. — Silence !

4.8. Fin de partie (1957) Tout mot issu du cœur ou, si l’on veut, de l’esprit, n’est que salissure, ennui, merde : Beckett marque en un sens la fin du lyrisme, d’une poésie sensée dont le chant affirmant ses sentiments ne peut qu’écœurer ; cette fin est exprimée ici par une parodie à Catulle, lorsque Hamm demande à Clov de lui dire « Quelques mots … de ton cœur ». Voici la réponse, chantée, de Clov : Joli oiseau, quitte ta cage, / Vole vers ma bien-aimée, / Niche-toi dans son corsage, / Dis-lui combien je suis emmerdé.

Beckett, 1957a : 107.17

4.9. Tous ceux qui tombent (1957) Cette pièce radiophonique met en scène les amnésies de Mme Rooney, les chutes d’une parole destinée à tomber comme une « bouse » au plus bas de son insignifiance : Comment continuer, je ne peux pas. Ah, me répandre par terre comme une bouse et ne plus bouger.

Beckett, 1952 : 64.15

La pièce se termine avec le pantalon qui tombe (Beckett, 1952 : 134) : langage qui s’apprête à aller à la selle ? Non, pas encore : il faut relever le pantalon, toujours le relever, et épuiser encore la parole, avant d’arriver à la cacade16 parfaite.

15

Cf. supra : Beckett, 1965 : 9.

16

« Cacade » est un mot attesté chez Ionesco, La Cantatrice chauve.

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Beckett, 1957b : 12.

C’est ça le but de Beckett : pousser jusqu’au bout l’oubli des mots, épuiser la parole, ne plus se souvenir d’aucun sens langagier, perdre toute signification, à savoir étaler le langage comme une merde.18 Car parler, enclencher le métabolisme du langage, 17

Cf. Catulle, 1964 : 2.

18

Cf. à ce propos Beckett, 1968 : 64 (supra).

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c’est prendre le risque de finir, de mourir, de quitter une temporalité biologique qui peut encore faire battre le cœur : parler, encore une fois, c’est péter : Prends ton temps, mon petit bonhomme, ton petit cœur va péter. Beckett, 1957b : 74.19

4.10. La dernière bande (1959) Krapp montre que, le cul bouché, la merde ne peut sortir que de la bouche, à savoir en tant que langage. La parole-merde consiste alors en une matière à mastication et, en même temps, en une matière à défécation : elle ne mâche et remâche que les fèces qu’elle ne cesse de déféquer : Qu’est-ce que c’est aujourd ’ hui, une année ? Merde remâchée et bouchon au cul. (Pause.) Dégusté le mot bobine. (Avec délectation.) Bobiine ! Beckett, 1959 : 27. 20

Élévation de la bouche dans le dernier chant qui bande, dégustation coprophage de la bobine qui n’enregistre plus que le mot « bobine ». 4.11. Actes sans paroles II (1959) 19

Cf. encore Beckett, 1965 : 9 (supra).

20

Cf. l’autre référence explicite de la merde dans la bouche in Textes pour rien, X (supra). – Notons que s’il faut boucher la bouche, retenant sa propre respiration, pour déféquer, il est aussi logique d’envisager le contraire, à savoir de boucher l’anus, retenant sa propre défécation, pour parler.

La bouche est utilisée pour manger et non pas pour parler : achèvement des personnages de la pièce En attendant Godot, qui mangeaient et parlaient (cf. supra) ; maintenant ils ne parlent plus, ils ne font que manger, à savoir déclencher juste de la merde. Parole et merde désormais coïncident. 4.12. Oh les beaux jours (1960 ; traduction française, 1963) Cette pièce est un « caca en conserve », comme le rappelle Winnie lorsqu’elle raconte l’histoire de « M. et Mme Cooker ou Piper » (homophonie avec « Caca ou Pipi » ?). Cette méthode de conservation du caca, que l’on retrouve à peu près à la même époque en arts plastiques chez Piero Manzoni (Merda d’artista, 1961) est la métaphore explicite de l’insignifiance de l’œuvre : WINNIE. – […] À quoi qu’elle joue ? dit-il – à quoi ça rime ? dit-il – fourrée jusqu’aux nénés – dans le pissenlit – grossier personnage – ça signifie quoi ? dit-il – c’est censé signifier quoi ? – et patati – et patata – toutes les bêtises – habituelles – tu m’entends ? dit-il – hélas, dit-elle – comment hélas ? dit-il – qu’est-ce que ça signifie hélas ? (Elle s’arrête de limer, lève la tête, regarde devant elle.) Et toi ? dit-elle. Toi tu rimes à quoi, tu es censé signifier quoi ? Est-ce parce que tu tiens encore debout sur tes deux panards plats, ton vieux baise-en-ville bourré de caca en conserve et de caleçons de rechange, me traînant d’un bout à l’autre de ce fu-

182


mier de désert – vrai harengère, digne compagne – (soudain violente) – lâchemoi, dit-elle, nom de Dieu, et croule, croule ! […]

ici littéralement tranchée et avalée, destinée donc à la défécation ; la raison ne gère plus des pensées abstraites tout comme le cœur ne s’occupe plus d’un lyrisme sans matière : la raison ne fonctionne que pour organiser les fèces du corps :

Beckett, 1974 [1963] : 51. 21

Il ne faut pas se poser des questions sur la signification de ce qui échappe à la compréhension, comme c’est le cas ici d’une femme à demi enterrée dans un mamelon et de son mari qui s’y cache inerte derrière. Non. Winnie nous invite, tout simplement, à garder, conserver, avec toute la méticulosité archéologique et philologique possible, les fragments et les déchets d’un réel en décomposition. Il faut renoncer à la composition et se contenter d’une simple organisation : le théâtre devient ainsi comme un musée d’objets attendant leur classement, l’espace de déchets qui, écartés, ne peuvent rester sur scène, l’excentricité de l’obscène 22 . 4.13. Comédie (1963) En poursuivant le re-mâchage des motsmerde dans la bouche (cf. supra : La dernière bande), c’est la langue même qui est 21

C’est nous qui soulignons.

22

Sur la notion d’« obscène » en théâtre, nous renvoyons à l’œuvre de Carmelo Bene citée dans la bibliographie ; C. Bene, originaire de Campi Salentina (région du Salento, en Italie du sud), fait de l’« ob-scène », à savoir le fait de mettre sur scène ce qui normalement ne doit pas l’être, le noyau de sa démarche artistique. – Sur l’interprétation du tas de Winnie dans Oh les beaux jours comme tas de déchets, nous renvoyons à la récente mise en scène de Jean-Pierre Brière (Évreux, Théâtre MegaPobec, 2009) : cf. illustration 3 à la fin de cet article.

183

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F1. — Me trancher la langue d ’un coup de dent et l’avaler ? La cracher ? Ça t’assouvirait-il ? Dieu comme la raison fonctionne encore ! Beckett, 1972 [1963], 25.

4.14. Va-et-vient (1965) Action répétée du doigt devant la bouche, qui pourrait correspondre à celle du doigt dans l’anus (cf. Beckett, 1958 [1945] : 100). Enfin, l’effet est le même : la merde ou le silence. 4.15. Souffle (Breath, 1969) Les déchets respirent sur scène : l’ex-crément, l’ob-scène est au centre. Disparition de la bouche, juste le son de la bouche, le souffle de son contenu, excrémentiel, qui reste inarticulé. Parole et merde désormais coïncident et respirent ensemble dans le même corpus 23 . Car parler de la merde et parler du souffle, comme l’avait compris aussi Piero Manzoni proposant à côté de ses merdes le Fiato d’artista (« Souffle d’artiste »), cela revient au même24 . 23

À ce propos, rappelons l’expression italienne utilisée pour déféquer « andare di corpo » (littéralement « aller de son corps ») : la merde, oui, comme la parole, c’est le corps en mouvement, « l’aller du corps ». 24

Cf. illustrations 1 et 2 à la fin de cet article.

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5. Que la phrase « c’est de la merde ! » ne soit plus la gratuite dépréciation que nous avons déploré dans notre inaztroduction (cf. 1 à 1.3.), mais l’appréciation sans jugement d’une résistance, un engagement dans la seule, enfantine et coprophage dégustation encore possible du monde : celle de l’insensé, de son inépuisable dégoût, […]25.

1. Piero Manzoni, Fiato d'artista 1960 – © 2003-09 Archivio Opera Piero Manzoni

2 . Fiato d'artista 1960, (18 x 18 x 2 cm.) – © 200309 Archivio Opera Piero Manzoni

25

Dernière note en bas de page de la cinquième et dernière défécation. – Point conclusif incomplet qui ne peut s’approfondir que dans sa propre interruption philologique. Dans une défécation retenue. Dans la retenue de la défécation. Cf. supra.

3. Winnie dans Oh les beaux jours mis en scène de JeanPierre-Brière, Théâtre MegaPobec, Evreux – France (2009) © photo Camille Dumarché


Œuvres de S. BECKETT en ordre chronologique de composition, dont la date est rappelée entre crochets, si elle ne correspond pas à la date d’édition : Proust (1990 [1930]) Paris, Éditions de Minuit.

Bande et Sarabande [More Pricks than Kicks] (1994 [1934]) Paris, Éditions de Minuit. Murphy [version en anglais, 1936] (1965) Paris, Éditions de Minuit. Watt [version en anglais, 1941-4] (1968) Paris, Éditions de Minuit. Nouvelles, dans Nouvelles et Textes pour rien (1958 [1945]) Paris, Éditions de Minuit. Le monde et le pantalon, dans Cahiers d’art (1989 [1945-6]) Paris, Éditions de Minuit, no 20-1. Textes pour rien, dans Nouvelles et Textes pour rien (1958 [1950]) Paris, Éditions de Minuit. En attendant Godot (1952) Paris, Éditions de Minuit.

Oh les beaux jours [Happy Days, 1960] (1974 [1963]) Paris, Éditions de Minuit. Comédie, dans Comédie et actes divers. Va-et-vient, Cascando, Paroles et musique, Dis Joe, Actes sans paroles I et II, Film, Souffle, (1972 [1963]) Paris, Éditions de Minuit. Va-et-vient, dans Comédie et actes divers. Va-et-vient, Cascando, Paroles et musique, Dis Joe, Actes sans paroles I et II, Film, Souffle (1972 [1965]) Paris, Éditions de Minuit. Souffle, dans Comédie et actes divers. Va-et-vient, Cascando, Paroles et musique, Dis Joe, Actes sans paroles I et II, Film, Souffle (1972 [1969]) Paris, Éditions de Minuit. Mal vu, mal dit (1981) Paris, Éditions de Minuit.

Autres références citées : ALIGHIERI DANTE Enfer, XVIII.

BENE C. (2002) Opere. Con l’Autografia di un ritratto, Milano, Bompiani.

Fin de partie (1957a) Paris, Éditions de Minuit.

CAGE J. (2003) Silence. Conférences et écrits, Genève, Éditions Héros-Limite.

Tous ceux qui tombent (1957b) Paris, Éditions de Minuit.

CATULLE (1964) Poésies, Paris, Les Belles Lettres.

La dernière bande (1959) Paris, Éditions de Minuit.

DIOGÈNE LAËRCE (1999) Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Librairie Générale Française.

Actes sans paroles II, dans Comédie et actes divers. Vaet-vient, Cascando, Paroles et musique, Dis Joe, Actes sans paroles I et II, Film, Souffle (1972 [1959]) Paris, Éditions de Minuit.

GOETHE J. W. (1806-32) Faust. HIPPOCRATE Corpus ( « Traité du pronostic » ; « Des airs, des eaux et des lieux » ; « Aphorismes »)

Holzwarth W. et Erlbruch W. (2004 [2001]) De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, Toulouse, Milan Jeunesse. IONESCO E. (1950) La Cantatrice chauve. JAMBLIQUE Vie de Pythagore, 88. JARRY A. (1896) Ubu Roi. KNOWLSON J. (1999) Beckett, Solin / Actes Sud. LEOPARDI G. « A se stesso », dans Canti. MANZONI P. (1960) Fiato d’artista : ballons gonf lables en caoutchou et support en bois (première exposition à la Galérie Azimut à Milan, Mai 1961) MANZONI P. (Milan, 1961) Merda d’artista : 90 boîtes de conserve cylindriques en métal (4,8X6 cm), contenant la merde de l’artiste. MOLIÈRE (1673) Le malade imaginaire. PROCLOS (1952 [1948]) Commentaires sur le Premier Livre des Éléments d’Euclide, Bruges. RABELAIS F. Quart Livre, 48. VOLTAIRE (1767) L’Ingénu.



1

Michael Taussig

Traduction par Pierre-Luc Chénier Dans ce court texte qu’ il propose à titre de manuel introductif à son Musée

de la cocaïne, Michael Taussig nous guide dans l’entremêlement du pouvoir

fétichique de l’ informe – de l’or et de la cocaïne, mais également du crachat et

du flux menstruel – et de la mise en scène ornementale de l’apparatus militaire, économique, scientifique, étatique et historique que représente l’autre musée, le

Musée de l’or de la Banco. Il n’est pas question ici de démêler les fétiches ou de les

dépouiller de leur mythologie, mais de libérer dans l’ économie de la rencontre du

soi-disant primitif et de la modernité, de la nature et de la culture, du colonialisme et du capitalisme, de la fiction et de la réalité, le pouvoir miasmatique de ce qui se meut en lui et qui, sinon, resterait pétrifié dans la nuit de l’oubli.

1   N.d.T. : Ce texte a initialement paru dans Michael Taussig (2004) My Cocaine Museum, Chicago, University of Chicago Press, p. ix-xix. Les références à l’intérieur du texte renvoient lorsque disponibles aux versions françaises des ouvrages auxquels l’auteur fait référence. Les références originales de l’auteur sont alors précisées en bas de page. J’ai préféré ne pas traduire les termes espagnols que l’auteur lui-même n’a pas traduits en anglais dans le texte original. Finalement, la traductrice Monique Gingras a généreusement offert de son temps pour réviser la traduction. Je désire lui exprimer mes plus profonds remerciements.


À propos de l’auteur

À propos du traducteur

Michael Taussig est professeur

Pierre-Luc Chénier est étudiant

d’anthropologie à la Columbia

au doctorat en science politique

University et à la European

à l’Université de Victoria. Ses

Graduate School. En plus de

recherches actuelles portent sur la

My Cocaine Museum (2004), il a

problématisation de la notion de

notamment publié Shamanism,

communauté et de l’articulation

Colonialism, and the Wild Man : A

du rapport entre langue et

Study in Terror and Healing (1987),

identité dans la pensée politique

Mimesis and Alterity : A Particular

continentale contemporaine et,

History of the Senses (1993), The

plus récemment, en relation aux

Magic of the State (1997), Walter

différents discours théoriques

Benjamin’s Grave (2006), What

des relations internationales. Il

Color is the Sacred ? (2009).

vagabonde également avec intérêt dans les écrits de l’anthropologue Michael Taussig depuis plusieurs années. Il a publié « Création et peuple : topologie du peuple manquant » dans Contr’hommage pour Gilles Deleuze. Nouvelles lectures, nouvelles écritures (2009) qu’il a coédité avec Dalie Giroux et René Lemieux.


Tu

peux le trouver

en faisant face au soleil, en fermant les yeux et en regardant danser les lignes colorées. Suis les lignes, suis la chaleur, et tu y arriveras, comme j’y suis arrivé moi-même, jusqu’à Mon musée de la cocaïne. Non qu’il n’existe pas déjà quelque chose comme un modèle, un modèle clair, défini et beau, fantomatique à sa façon, c’està-dire le mondialement réputé, l’extraordinaire Musée de l’or lui-même. Non qu’il ait besoin de ce type de battage. Aucunement. Ce spectacle n’a rien à voir avec un vulgaire carnaval. Il y a la science qui se meut derrière et l’éclairage se fait tamisé, sans oublier d’importantes sommes d’argent, et même quelque chose qui va au-delà de l’argent, c’est-à-dire l’image de l’argent qui a de tout temps collé à l’or. Et c’est toujours le cas - comme tu peux le voir

si tu vas au centre-ville de Bogotá, en Colombie, et que montes au deuxième étage del Banco de la República, sur la Carrera Séptima, pour, à cet endroit, plonger dans les scintillants résidus du temps avant le temps où les Indiens étaient seuls ici, heureux semble-t-il, heureux avec leur or et heureux avec leur coca. C’est seulement plus tard que l’or devint cocaïne. Entouré de taudis sur trois côtés, de mendiants et d’artistes de la rue dans le parc en face, le musée offre un espace fermé, sombre et solennel, dans lequel des artéfacts en or de l’époque précolombienne sont exposés à l’intérieur de caissons éclairés. Comme l’or lui-même, le musée, que l’on dit posséder 38 500 pièces de collection en or, est un ornement qui ajoute dignité et art à la cupidité caractéristique

de la banque – pas n’importe quelle vieille banque bien sûr, mais el Banco de la República, la banque de l’État-nation, comme la Réserve fédérale des États-Unis. Mais qu’est-ce alors qu’un ornement ? Une rue plus loin sur la Carrera Séptima se trouve la ravissante église coloniale de San Francisco qui, comme le musée, est remplie d’or miroitant dans le noir. Les gens de la campagne et les habitants des taudis y viennent et caressent le pied d’un des saints, un pied qui brille encore plus que l’or qui se trouve derrière l’autel. Les arnaqueurs qui déambulent le long du trottoir à l’extérieur portent souvent des chaînes en or à l’image de ceux qui ont fait fortune dans le commerce de la drogue. Comme n’importe quel livre qui mérite d’être écrit, Mon musée de la cocaïne appartient à


ce sens de l’ornement comme le pied du saint ou le poignet doré de l’arnaqueur, quelque chose qui permet à la choséité de la chose de briller dans le noir. Parcourir d ’un bout à l’autre le Musée de l’or est de prendre vaguement conscience de comment pendant des millénaires le mystère de l’or a supporté au moyen de mythes et de récits les bases de l’argent à l’échelle du monde. Mais il manque une histoire. Le musée passe sous silence le fait que pendant plus de trois siècles d’occupation espagnole la colonie n’a vécu que pour et par le travail des esclaves amenés d’Afrique dans les mines d’or. En effet, cet or, avec l’argent provenant du Mexique et du Pérou, a alimenté le développement du capitalisme en Europe, son accumulation primitive. Cela a sûrement à voir avec la banque, son droit de naissance, après tout ? Il semble si monstrueusement injuste, ce déni, une vision si limitée et vile incapable d’imaginer ce que ce put être que de plonger à la recherche d’or dans les sauvages f leuves côtiers, de déplacer des rochers à mains nues et de se tenir debout,

pieds nus dans la boue et la pluie jour après jour, une vision incapable de reconnaître, si ce n’est que brièvement, le dur labeur qu’exécutent encore aujourd’hui les paysans, côte à côte avec les esprits de leurs parents, de leurs grands-parents et de toutes les générations qui, avant eux, ont fouillé la terre et fait la richesse du pays. Il m’a semblé qu’on escroquait mon travail en tant qu'anthropologue en ayant recours à l’anthropologie et à l’archéologie pour conférer une dignité à la banque, en se servant du butin doux-amer de génocides et de pillages. Le Musée de l ’or passe également sous silence le fait que si c’était l’or qui déterminait l’économie politique de la colonie auparavant, c’est maintenant la cocaïne – ou plutôt la prohibition de la cocaïne imposée par les États‑Unis – qui régit la région aujourd’hui. Ne pas parler de la cocaïne, ne pas l’exposer, c’est perpétuer le même déni de la réalité que pratique le musée à l’égard de l’esclavage. Comme l’or, la cocaïne est source de violence et d’avidité, d'un éclat qui empeste la transgression.

Qui plus est, la cocaïne a également de profondes racines dans la préhistoire. Comme l’or, le coca était d’un grand intérêt pour les Indiens bien avant l’arrivée des Européens. En effet, parmi les objets les plus lourds de sens du Musée de l’or, on retrouve les poporos dorés, élégants contenants formés de courbes rappelant celles d'une bouteille de Coke utilisés par les Indiens pour conserver la chaux faite de coquillages brûlés et écrasés qui, ajoutée à des feuilles de coca grillées, aide à libérer la cocaïne dans l’estomac et dans le sang. Tu insères un bâton dans le bec du poporo et le retire ensuite de façon à déposer des gommettes de chaux dans la bouche tout en mâchant des feuilles de coca. Je dis « la bouche », mais je devrais en fait dire « les bouches », au pluriel, à l’image des hommes assis la nuit durant autour d’un feu, tels les Indiens de la Sierra Nevada de Santa Marta dont Maria del Rosario Ferro me parlait justement hier. Rassemblés ainsi, ils discutent d’un problème qui concerne la communauté – s’ils doivent lui permettre de rester avec eux et, de toute façon, que

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diable fait-elle parmi eux 1 ? Lorsqu’ils sortent le bout du bâton de leur bouche et le réinsèrent dans le poporo, ils passent plusieurs minutes à faire tourner le bâton autour des lèvres du bec, produisant ainsi une douce ondulation sonore qui se répand comme le frémissement du vent à travers les forêts du temps. En fait, ils ne tournent pas seulement le bout du bâton autour des lèvres du bec du poporo, ils semblent plutôt écrire en courbes et en tirets ponctués de petits coups de couteau. Ils peuvent être une centaine d ’hommes à faire cela en même temps, chacun ayant son propre poporo et, en bandoulière, son propre sac de coton tissé contenant des feuilles de coca grillées. Il fait sombre. Il est bruyant, 1   Maria del Rosario Ferro est une jeune anthropologue qui, dans les années 1990, a vécu cinq années parmi les Indiens de la Sierra Nevada de Santa Marta sur la côte dans le nord de la Colombie. Elle a passé deux ans parmi les Arahuacos et trois autres années parmi les Kogis. C’est elle qui, en 2003, m’a présenté au prêtre kogi Mamo Luca et au chef religieux wiwa Ramón Gil, et qui m’a raconté plusieurs des choses dont je parle ici à propos du coca et de l’or.

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ce bruit plus-doux-que-doux, me dit-elle, le son ainsi amplifié, peut-être comme le son de la mer des Caraïbes d’où proviennent ces coquillages que l’on retrouve aussi loin que sur cette haute montagne. Comme je comprends ce phénomène, la vitesse et le rythme de la rotation saccadée autour du bec du poporo et le doux bruit de grattements qui se répand correspondent au mouvement de la parole et de la pensée, le mot arahuaco pour penser étant le même que pour respirer dans l’esprit (kunsamunu). Mais évidemment, ce ne sont pas là les poporos dorés d’une propreté exemplaire qui resplendissent dans le Musée de l’or à Bogotá exposés nus à nos regards, dépourvus de tout signe d’utilisation humaine, sans parler de signes de cette étrange croûte de salive saturée de coca autour de l’orif ice du poporo. À juste titre, le musée est obsédé par l’objet, ce qui met fin à la parole, sans parler de la relation entre respirer et penser. Ici, l’or suspend la respiration autant que la pensée alors que nous posons nos regards distraitement sur son éclat auratique, sans rien connaître des merveilles que

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ces poporos sont susceptibles de représenter. Tant pis. Mais est-ce qu’un tel amas de crachats séchés pourrait être conser vé long temps dans l ’atmosphère raréf iée d ’un musée ? Les musées ont horreur du désordre. La sympathie du musée pour l ’enthousiasme de Walter Benjamin déballant sa bibliothèque ne peut être que limitée, c’est-à-dire à l’égard du « grand collectionneur [qui], tout à fait à l’origine, est touché par la confusion et l’éparpillement des choses dans le monde »2 (Benjamin, 1989 : 228). Parce que cet éparpillement implique pour lui le caractère fantastique d ’un autre monde, comme lorsqu’il écrit : toute passion, certes, confine au chaos, la passion du collectionneur, en ce qui la regarde, confine au chaos des souvenirs. Mais j’irai plus loin : « le hasard, le destin, qui de leurs couleurs imprègnent le passé sous mes yeux, ils s’offrent là en même temps aux sens, à 2

Walter Benjamin (1999) « The Collector », dans The Arcades Project, Cambridge, Harvard University Press, p. 211.


travers l’ habituel fouillis de livres. » 3

Benjamin, 2000 : 42.

Imposer de l’ordre à un tel chaos, c’est rendre hommage à la chance, de telle façon que l’arrangement final constitue ce qu’il appelle une « encyclopédie magique » qui, elle-même, sert à interpréter le destin. Ceci correspond bien aux Indiens de la Sierra Nevada qui écrivent leurs pensées sur la croûte séchée de bave entourant la bouche de leurs poporos. Quelque chose de semblable sous-tend également l’attitude de William Burroughs qui, devant le désordre que nous appelons ordre, note dans une lettre que les chapitres qu’il écrits, de ce qui deviendra plus tard Naked Lunch, « forment une espèce de mosaïque, dotée de la signification cryptique de toute juxtaposition, comme des objets abandonnés dans un tiroir de chambre d’hôtel, une espèce de nature morte »4 3

Walter Benjamin (1968 [1931]) « Unpack ing My Library : A Talk about Book Collecting », dans Illuminations : Essays and Reflections, New York, Schoken, p. 60.

4

William S. Burroughs (1993) « Letter to Allen Ginsberg from Tanger, October

(Burroughs, 1990 : 176). Et le but de cela ? Rendre les gens conscients de ce qu’ils savent déjà mais qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient (Sobieszek, 1996 : 118). Pour toute l'aversion qu'il inspire, le crachat est vulnérable au temps et au mauvais goût. Le crachat est loin d’être le type de chose – s’il s’agit bien d’une chose – qui pourrait permettre à une banque de prétendre à la culture. Le crachat est à l’antipode de l’or dans l’économie politique occidentale, en ce sens qu’il se prête à l’évacuation de certaines équations en fonction desquelles plusieurs de nous vivons, ces équations qui associent la beauté avec le bien et le bien avec la recherche ou l’imposition de formes au fouillis de l’expérience qu’est l’univers. Pour ce qui est de la forme, le crachat est anarchique. Quelle autre philosophie pourrait alors être en jeu ici, « au coin de la rue » ? Une philosophie non pas de formes, mais bien de substances et de forces – tels l’or et la cocaïne 21, 1955 », dans The Letters of William S. Burroughs : 1945 to 1959, Londres, Picador, p. 289.

–, des substances transgressives, comme je les appelle, entraînées par tous les périls qui n’apportent pas tellement quelque chose au monde par voie de formes stables, mais certainement par voies d’exubérance et de perturbation. En fait, le crachat a trouvé son philosophe occidental en 1929 en Georges Bataille qui, pour l’une des excentriques entrées de sa revue Documents (dont la parution ne dura que deux ans, mais qui réussit toujours à émerveiller), a écrit ce qui suit : Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’ il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l ’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote

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à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l ’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. Bataille, 1929 : 382.5

Pas tellement Mon musée de la cocaïne que Mon musée du crachat ? Chez les Indiens de la Sierra, cette croûte de salive séchée autour de la bouche du poporo s’épaissit au fil du temps et est soigneusement modelée en forme de cylindre, selon ce qu’affirme Gerardo R eic hel-D ol matof f d a ns sa célèbre étude des Kogis, parmi lesquels il vécut entre 1946 et 1950. Il est absolument interdit pour les femmes kogis de mâcher du coca et Reichel-Dolmatoff voit en fait le poporo comme le rival sexuel des femmes. Lorsqu’un jeune homme est initié, son premier poporo lui est donné rempli de chaux. Au cours de cette cérémonie, il « épouse » sa nouvelle « femme » et perfore 5

Pour une fabuleuse exploration des thèmes de l’araignée et du crachat, voir Bois et Krauss, 1996.

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à ce moment le poporo, imitant un rituel de défloration. « Toutes les choses essentielles à la vie », conclut ReichelDolmatoff, « sont concentrées dans ce petit instrument qui, pour les Kogis, en vient à signifier nourriture, femme et mémoire. Il n’est alors pas surprenant que l’homme kogi et son poporo soient inséparables. » (Reichel-Dolmatoff, 1985 : 88-90) Caressée et tapotée au fil du temps par l’incessant griffonnage du bout du bâton, l’épaisse croûte durcie formée de salive, de cocaïne et de chaux peut tout aussi bien prendre la forme d’un disque plat que celle d’un cylindre et il devient alors un objet d’une beauté bien supérieure à celle de n’importe laquelle des œuvres d’or du musée. Cet objet est parfaitement symétrique. De légères lignes verdâtres errent comme une toile d’araignée tout autour du poporo ; en le regardant d ’en haut, le disque est marqué de cernes pâles qui ressemblent à ceux du tronc coupé d’un arbre. Pendant les neuf mois durant lesquels il a campé dans les montagnes de Boyacá, la croûte, ou kalamutsa (en langage kogi), ainsi créée par Mamo Luca, un

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prêtre kogi que j’ai rencontré en 2003, a atteint une épaisseur d’environ trois-quarts de pouce et un diamètre de deux pouces et demi. Quand on lui a demandé, il référa à ses caresses et à son tapotage excessif comme à « l’écriture de pensées », la croûte étant elle-même son « document ». Davantage une encyclopédie magique, j’ai pensé, la tâche de Mamo étant d ’exercer continuellement sa pensée en mâchant du coca af in d’évaluer, pour le bien de sa communauté, les conséquences engendrées par les méfaits des êtres humains sur Mère Nature. « C’est à peu près ce que j’aspire à faire avec Mon musée de la cocaïne », me suis-je dit. Le corps brun rougeâtre de son poporo ne mesurait que six pouces de hauteur et se logeait confortablement dans sa main gauche qu’il ne semblait jamais quitter, ni de jour, ni de nuit. En fait, le poporo est davantage une extension vivante du corps, ou devrais-je dire de l’esprit, qu’il est un artefact mécanique. La croûte du poporo de Ramón Gil, dans les contreforts de la Sierra Nevada près de Santa Marta, était encore plus impressionnante, formant comme une


tarte d’environ six pouces de largeur et deux pouces et demi d’épaisseur. Invité pour une consultation en 2003 au Musée de l’or à Bogotá, et interrogé alors sur la possibilité qu’il effectue le nettoyage des 38 500 artefacts en or du musée, Ramón Gil a répondu qu’il aurait besoin des flux menstruels de toutes les femmes employées au musée, ainsi que du sperme de tous les hommes, y compris des membres du conseil d’administration del Banco de la República. Inutile de dire que l’on n’acquiesça pas à sa demande et que la collection d’or reste en son état pollué. Selon Mamo Luca – qui n’ose pas entrer dans le musée à cause de cette pollution – la valeur de l’or vient du fait qu’il est le sang menstruel de Mère Nature dans lequel est concentré tout son pouvoir qui ne peut être extrait que par l’intermédiaire du rituel approprié pour garantir que tout demeure en harmonie au site d’extraction – par exemple, « que la rivière soit bonne, les animau x soient bons, les plantes et les bois soient bons ». Ce qui est essentiel au rituel de purification visant à indemniser Mère Nature pour la profanation qui résulte de

l’extraction de l’or, c’est de penser – oui ! penser – et une telle pensée se réalise que par l’absorption de coca et « l’écriture de pensées » sur celles qui sont déjà inscrites dans la croûte jaunâtre de crachats séchés autour de la bouche du poporo. Et selon Mamo Luca, avant la naissance du soleil, on se servait de l’or au lieu de coquillages écrasés dans les poporos. La pièce maîtresse de l’exposition du musée est un poporo muni de quatre boules dorées autour de son orifice. Placé dans une chambre obscure sous un projecteur, reposant sur une pièce de feutre noir sans aucune trace d’ironie ou de gêne, le poporo est présenté accompagné du texte suivant :

Ce poporo de Quimbaya, avec lequel fut inaugurée la collection du Musée de l’or en 1939, identifie les Colombiens avec leur nationalité et leur histoire. Un autre poporo, plus mince que la majorité, a la forme d’un pénis en érection. D’autres ont la forme d’un jaguar, d’un fruit ventru ou d’une personne

mi-humaine, mi-alligator. Il y a aussi un poporo doré ayant la forme d’une femme, nue, avec des oiseaux suspendus à ses poignets, et on nous informe que la chaux qu’il contenait était constituée d’ossements humains brûlés. L’or et la cocaïne sont intimement liés depuis les temps ancestraux, avant même la naissance du soleil, tant par l’art, le sexe, la magie et la mythologie que par la chimie. Le Musée de l’or est déjà mon Musée de la cocaïne. Mais ce n’est que lorsque nous connaissons l ’existence de ces liens que nous pouvons, comme le soulignait Antonin Artaud, réveiller « [l]es dieux qui dorment dans les Musées » 6 (Artaud, 1964 : 15), sans oublier le spectre des esclaves africains qui, de leurs mains nues, ont déterré l’or qui a permis de garder la colonie et l’Espagne tout entière à flot pendant plus de trois cents ans. Cependant, contrairement aux Indiens, décimés par l’Europe et « réveillés » quelques siècles plus tard par 6

Je remercie Ed Scheer pour ce lien. N.d.T. : Alors que l’auteur renvoie à la page 52, le passage cité d’Artaud se trouve à la page 15 de l’édition à laquelle il réfère.

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l ’esthétique et l ’incroyable valeur monétaire accordée aux œuvres d’or précolombiennes, ces autres fantômes sont vraiment invisibles et leur pouvoir de pollution – leur miasme – n’en est que plus inquiétant. Et c’est ce qui m’a poussé à créer ceci, Mon musée de la cocaïne. Contrairement au Musée de l’or, qui est situé en plein centre de la capitale nationale, mon musée se trouve à l’extrémité la plus éloignée du pays, là où l’océan Pacifique s’infiltre sur quatre cents milles dans des mangroves et des forêts vierges, où l’air bouge à peine et où la pluie ne cesse jamais. C’est ici que les esclaves d’Afrique furent amenés pour extraire l’or dans les sources des rivières descendant rapidement des Andes, du nord au sud, à quelques milles de l’océan. C’est ici que je suis venu, quelques semaines chaque été, de 1990 à 2002, et quelques fois auparavant, en 1971 et en 1976, avec l’intention d’écrire un livre sur le village aurifère de Santa María situé en amont du Río Timbiquí. Durant ces années au cours desquelles l’or est graduelle-

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ment devenu quasi chose du passé, la cocaïne a fait son apparition à l’horizon. Elle s’était répandue à l’ouest, audelà des Andes, à partir du bassin amazonien, où la vaporisation de défoliants mise en œuvre par le gouvernement américain avait repoussé la culture de coca à l’intérieur de ces forêts de la côte du Pacifique. Par 1999, des trafiquants de cocaïne venaient à Guapi, le plus grand port fluvial de la région, seulement une rivière au sud de Timbiquí, pour acheter des tonnes de cocaïne à la fois. Confortablement installés à l’Hotel del Río Guapi, ces trafiquants sortaient dès l’aube à bord de chaloupes rapides pour ne revenir qu’à la tombée de la nuit pour faire la noce avec les policiers locaux. L’agitation était palpable, et tout le long du cours principal de la Saija, une rivière seulement au nord de Timbiquí, la plus grande armée de guérilla en Amérique latine – les FARC – avait également des champs de coca.7 7

Les FARC, acronyme de Forces armées révolutionnaires de Colombie, regroupent quelque quinze mille combattants et datent du milieu des années 1960, alors que des paysans appartenant

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Dans d’autres régions de la Colombie, la cocaïne n’attire pas seulement la guérilla, car les paramilitaires suivent derrière avec le support à peine voilé de l’appareil militaire de l’État. Vivant du trafic de la cocaïne, les paramilitaires torturent et tuent les paysans qu’ils accusent de collaborer avec la guérilla. Ailleurs que dans le nord, dans la région du Chocó près du Panama, la côte du Pacifique n’avait jamais connu cette spectaculaire violence paramilitaire jusqu’à ce massacre de paysans survenu en avril 2001 dans les régions de culture du cocaïer, en amont du Río Naya, quelques rivières au nord de Timbiquí. Au cours de cette même année, au sud de Timbiquí, les paramilitaires ont assassiné des militants des droits de la personne dans le port de Tumaco, sur la frontière avec l’Ecuador, et se sont frayés un chemin à l’intérieur des champs de coca du bassin du Patía. En octobre, ils ont au Parti libéral, qui avaient été persécutés pendant plus d’une décennie par le gouvernement national et le Parti conservateur, ont mis en place des « républiques rouges » sous l’influence ou le leadership du Parti communiste pour se protéger eux-mêmes.


temporairement élu domicile dans le bas du Timbiquí, causant des vagues d’anxiété si ce n’est un état frisant l’hystérie générale. Les craintes se sont apaisées depuis, mais la terrible possibilité d’une effusion de sang par les paramilitaires ne peut jamais au grand jamais être exclue. C’est en ce sens que Mon musée de la cocaïne se tient au seuil, la porte entrouverte, de l’apocalypse qui se prépare. Le danger est-il proportionnel à la valeur de ces magnifiques « fleurs du mal » que sont l’or et la cocaïne ? Dans le cas de l ’or, il est peut-être plus facile de voir l’ironie que le danger, l’ironie de ces misérables mineurs enfoncés jusqu’à la taille dans l’eau et la boue aux confins de la terre, cherchant, parfois pendant des années avant de jeter l’éponge, ce dont sont faits les rêves et les légendes. Similairement, dans le cas de la cocaïne, le drame est très intense, si intense qu’il ouvre les yeux et le cœur à un espace étrange mais vivifiant où les mots et les forces élémentaires de la nature forment des entités hybrides, ni naturelles ni humaines, qui s’apparentent davantage au pied d’un saint ou au poignet doré d’un

arnaqueur qui brillent dans le noir. C’est en ce lieu que, philosophiquement parlant, Mon musée de la cocaïne commence, où les substances transgressives donnent envie d’atteindre un nouveau langage de la nat ure, abandonnées au x souvenirs oubliés d’un temps préhistorique que le présent état d’urgence rappelle. Voici ce qu’il en est : l’or et la cocaïne sont des fétiches, c’est-à-dire des substances qui paraissent être beaucoup plus que de simples matières minérales et végétales. Ils se présentent normalement davantage comme des personnes que des choses, des entités spirituelles qui ne sont ni l’un, ni l’autre, et c’est ce qui leur confère leur étrange beauté. En tant que fétiches, l’or et la cocaïne jouent de subtils tours à l’entendement humain. Car c’est précisément comme matières minérales ou végétales qu’elles semblent parler pour elles-mêmes et porter le poids de l’histoire humaine sous le couvert de l’histoire naturelle. Et c’est ainsi que je voudrais que Mon musée de la cocaïne parle aussi – en tant que fétiche. C’est le langage que je veux, un langage substantiel, surgissant d’un long engagement avec l’or et la cocaïne,

et empestant l’odeur fétide de l’intensité bègue de son délire et de son échec. Pourquoi parler d’échec ? Parce que de démêler les fétiches n’est pas encore donné dans l’horizon des possibilités humaines. Serait-ce que de pouvoir dépouiller les fétiches de leur mythologie et ainsi exposer les véritables et réelles substances, elles-mêmes, dans la nudité et la solitude de l’état primitif de leur être naturel. Toutefois, même si nous le pouvions, nous ne ferions que détruire ce qui nous anime, les trucs subtils que jouent à l’entendement humain ces substances qui paraissent parler pour elles-mêmes. Le langage que je veux est tout simplement ce langage qui chevauche la frontière où la matière et le mythe se recoupent et se dissocient continuellement. Ainsi, Mon musée de la cocaïne ne vise pas – je le répète, ne vise pas – à séparer la nature de la culture, la réalité du construit, mais plutôt accepte le jeu de vie-etde-mort de la nature et de la seconde nature comme étant une réalité irréductible, de façon à laisser ce jeu curieux s’exprimer de façon d’autant plus éloquente. En tant que musée dédié à l’histoire naturelle, Mon musée


de la cocaïne suit l’écoulement de la rivière à partir des sources du village de Santa María jusque dans les profondeurs de la forêt, au-delà de la capitale provinciale de Santa Bárbara située en aval juste au-dessus de la ligne de l’eau salée, à travers les eaux calmes de l’embouchure du f leuve aux marais qui dessinent les contours arrondis de la côte elle-même. À quelques dix milles en mer, pour clôturer l’exposition, Mon musée de la cocaïne disparaît en lui-même sur une ancienne île prison maintenant reconvertie en parc national, une île devenue musée d’histoire naturelle à laquelle fut donné, au début de la conquête espagnole du Nouveau Monde, le nom de Gorgona en l’honneur de celle qui transforme en pierre ceux qui osent poser leur regard sur son visage. La Gorgone hante Mon musée de la cocaïne. Cela ne fait aucun doute. Elle est venue avant les dieux, avant la séparation de la nature de la culture. Elle est venue avant le temps, ils disent, vivant aux confins du monde connu, non loin de la nuit où le temps est espace. Elle pétrifie. Elle est la sainte patronne des musées. Néanmoins, mon site bouge. Il y a davantage à la Gorgone

qu’il n’y paraît au premier abord. Mais je ne m’intéresse pas aux musées. Ce sont, à mon avis, des endroits morts et même hostiles, créés pour une bourgeoisie ennuyée, privée de vie et d’expérience. Ce qui m’intéresse, c’est la vie de l’or et la vie de la cocaïne où l’un meurt et l’autre prend le relais, quoique la cocaïne ait plus que sa part de morts aussi. Ce qui m’intéresse et vous intéresse aussi, je l’espère, à propos des confins de la terre, là où la pluie ne cesse jamais et les arbres atteignent le ciel, c’est une ambition aussi vieille que les collines, à savoir, de combiner deux histoires, une histoire des choses et une histoire des personnes forcées par l’esclavage à trouver leur propre chemin à travers ces choses. Quels types de choses ? Chaleur et pluie, forêts et fleuves, pierres et marais, couleur et îles – ce type de choses – et particulièrement le miasme émanant des marais. Et pourquoi ? Pour qu’avec les fantômes de l’esclavage qui hantent le musée, la nature elle-même soit libérée dans la précipitation de la compression temporelle de la magie de l’or et de la cocaïne.

Bibliographie

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Bana Barka Héritier des colonisations française et britannique, le Cameroun a fait des langues des colons ses langues officielles, à côté desquelles subsistent plus d’une centaine de langues locales dites « nationales ». De cette cohabitation est né le camfranglais, sorte de sabir dans lequel les éléments culturels rejetés hors de la sphère officielle réapparaissent pour colorer et travestir les normes. Le camfranglais est ainsi marqué par la truculence du quotidien camerounais, exprimant volontiers par des mots nouveaux des réalités aussi vieilles que le monde et ses latrines. Ainsi, on note dans le parler des Camerounais, de l’homme de la rue à l’homme de lettres, une tendance à se référer aux éléments scatologiques pour exprimer sa pensée. En se focalisant sur les discrètes traces de merde (euphémerdes) laissées dans le =discours des locuteurs du camfranglais, nous nous proposons dans cet article de suivre les scatologèmes et leurs fonctions dans les occurrences qu’offrent à l’analyse le parler et la littérature du Cameroun. Il s’agira ainsi, en partant d’un bref rappel de la place de la merde dans la société camerounaise, d’identifier les expressions qui en rendent compte et de déceler, au-delà de l’aspect scabreux de cet inventaire, les raisons qui expliquent leur usage en public ou dans les lettres. Mots clés : merde – camfranglais – expressions – scatolalie – euphémismes – littérature.


À propos de l’auteur Bana Barka est professeur de littérature africaine au département de Lettres Bilingues à l’Université de Maroua, Cameroun.

Introduction

S’

il y a une chose dont on parle très peu, c’est bien de la merde. Peu ragoûtant comme sujet de conversation ou d’écriture. La merde n’est pas un sujet de société à première vue… En fait, moins elle est visible, mieux on s’en porte, car elle relève de la sphère du privé. Ses émanations dans le domaine public mettent pour le moins qu’on puisse dire mal à l’aise. Le discours relatif à la merde est fréquemment orienté vers les enfants, qui passent pour en être les premiers producteurs. Le caca, c’est le cas de le dire – et Freud ne dit pas autre chose – est généralement considéré comme une marque déposée des enfants, puisqu’entre autres raisons ils la diffusent partout, surtout sur les habits de leurs parents. Ces derniers oublient par leurs moues de dégoût qu’ils ont été des enfants, c’est-à-dire des producteurs de merde. Au Cameroun, selon les âges et les cultures, il y a un rapport qui se crée entre le sujet parlant et la merde. Globalement, on note deux attitudes, l’une répulsive et l’autre plus complaisante. Le présent article examinera l’une et l’autre, à travers une série d’expressions et de faits puisées dans le quotidien des Camerounais et dans leur littérature, avec le souci de rendre compte du


Ma fillote, ces choses-là on les fait, on ne les dit point. Le comte Godefroy de Montmirail, dans Les Visiteurs II

traitement qui est fait de la merde dans l’imaginaire social. Les matières fécales seront ainsi analysées du point de vue de leur distribution spatiale, de leurs occurrences dans le langage courant des Camerounais, et enfin de leur utilisation symbolique dans un roman, La latrine de Severin Cécile Abega.

1  La place de la merde dans la société camerounaise Pour étudier la merde et la place qu’elle occupe dans la société camerounaise, nous explorerons successivement les espaces des fèces, en partant des lieux les plus rustiques aux plus raffinés, des lieux (communs ?) les plus anciens aux plus récents. a  Les espaces fécaux anciens et ruraux On pourrait penser que mener une réflexion sur la place de la merde nous conduirait directement vers les latrines. Pas si sûr. Le besoin n’est pas si pressant que ça, ou plutôt, les affaires de merde ne sont pas toujours une réponse à un besoin de la nature. La culture y est aussi pour

beaucoup : à l’époque précoloniale, âge idéal où nous n’avions pas encore fait la connaissance du colon/côlon blanc, il était de coutume chez les bétis du Sud Cameroun de fonder un village sur de la merde. Concrètement, dès qu’un site était choisi, le vieillard du groupe le plus ancien ou le plus initié déféquait la nuit au centre de ce qui devait être par la suite le village. Ici aussi, la merde comme matière première semble un élément fondamental de la culture, puisque dans ce rite d’installation elle sert pour le marquage des lieux, qui ne sont pas encore d’aisances puisque c’est encore de la brousse, mais qui ne tarderont pas à le devenir. Le domaine est donc pour ainsi dire fixé par des déjections, dont la fonction paraît floue : simple marquage ou protection du village ? Au Nord Cameroun, nous n’avons pas trouvé d’équivalent de fondation de cité par la merde. Cependant, les villes et villages y ont comme partout une histoire, et la toponymie renseigne parfois sur les circonstances qui ont amené les hommes à s’y installer. Ainsi, si Tokombéré (kudumbar) est le lieu où l’on faisait la guerre, Doumrou est celui où l’on faisait la grosse commission. En effet, le toponyme « Dou-


mrou » (déformation peule du verbe moundang [d∂m∂ri]1, faire des selles, dans le sens d’éparpiller les excréments) qui désigne un village du Mayo-Kani dans la Région de l’Extrême-Nord est en fait un scatonyme. Durant la décennie qui a précédé l’Indépendance, le Nord Cameroun a reçu la visite de plusieurs commissions de l’ONU, destinées à évaluer la gestion que la France, puissance tutrice, faisait de ce territoire qui lui avait été confié et qu’elle n’avait pas réussi à annexer comme colonie, ainsi qu’elle l’aurait souhaité. La quatrième commission, à la tête de laquelle était un certain Mason Sears, fit ainsi à la fin des années cinquante une visite et il est probable, ainsi que le souligne l’administrateur français Guy Georgy, que certains colons veillèrent à donner des peuples du Nord une image de peuplades attardées, dont la sauvagerie ne plaidait pas pour l’autonomie vers laquelle l’ONU pressait la France de les conduire. Ils se livrèrent donc à de basses manœuvres visant à jeter des doutes sur la maturité de certaines ethnies, ainsi que le rapporte Guy Georgy dans ses mémoires, intitulées Le petit soldat de l’Empire : L’objectif de l ’expédition était de s’assurer des progrès enregistrés par les populations et de juger de leur aptitude à assumer leur indépendance. M. Sears, d’un naturel peu loquace, me sembla en proie à des ruminations métaphysiques importantes, le Chinois était figé dans un sourire énigmatique, l’ élégant Sud-Américain suffoquait ostensiblement derrière son mouchoir parfumé et le Belge

La merde est la chose du Cameroun la mieux partagée, non pas parce que les Camerounais en produisent plus que d ’autres, mais tout simplement parce qu’ ils sont humains, et qu’ils partagent avec les autres hommes de la terre la basse mais nécessaire condition d’homo caca ou d’homo scator, si l’on veut mettre un peu de culture où la nature a déjà si bien fait les choses.

1

Le nom de Pam∂ri (Père des excréments, le Chieur) chez les Moundang est donné aux enfants nés après une série de malheurs survenus dans la famille.

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faisait des mots d ’esprit et riait sous cape. Leur périple avait commencé dans la région voisine de Garoua et je ne sais quel plaisantin les avait conduits dans les monts Atlantikas, chez les Komas péteurs. Cette très belle race de Kirdis vivait complètement nus avec, pour seule parure, quelques plumes d’aigle dans la chevelure. Ils pratiquaient la pétomanie avec une virtuosité légendaire. Le salut était ponctué par un pet sonore et la bienvenue par une salve. Sur les murets de pierre qui bordaient le chemin d’accès à leur village, des centaines de derrières glabres, tendus vers les visiteurs, avaient pété à l’unisson. Ce qui allait bien au-delà de ce qu’un Bostonien réformé pouvait supporter. Georgy, 1992 : 146.

À travers cet épisode peu glorieux de l’histoire de la décolonisation de notre pays, nous voyons comment le scatologique pouvait être instrumentalisé, aussi bien par le « plaisantin » qui fit découvrir à la délégation de l’ONU les Komas péteurs que par l’auteur, Guy Georgy, qui manifestement en rajoute un peu dans sa narration du séjour chez les Komas. Mais s’il semble exagérer, le fait par contre est avéré : les Komas péteurs existent toujours et les découpages coloniaux ont fait qu’aujourd’hui ils se retrouvent de l’autre côté de la frontière, au Nigeria 2 . Ils font l’objet de documentaires et de commentaires assez curieux : on assimile même 2

L’article de Wikipedia les situe toujours au Cameroun : « Les Koma des monts Alantika (Cameroun) et bien d’autres ethnies africaines ont intégré le pet dans leur vie socio-culturelle. Les bouffons y pratiquent le pet. Des administrateurs coloniaux français, frappés par ce comportement lors d’une visite inopinée, les avaient surnommés les Koma pêteurs [sic]. »

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leur pétomanie à une forme de résistance à la conquête islamique. Au Cameroun, les lieux dits d’aisances étaient généralement des lieux ouverts, en plein air, placés derrière les habitations. L’usage des fosses septiques est récent dans bien des sociétés : la brousse a longtemps fait office de latrine, au point où dans nombre de langues locales faire ses besoins se dit « aller en brousse » ou encore « aller derrière la maison ». Pour comprendre cette expression, il faut se rappeler que les habitations en zone rurale sont implantées en pleine brousse et que celle-ci est vicinale aux concessions, ce qui fait qu’elle devient l’exutoire des déchets humains3 . Dans les savanes du Nord, il suffit de contourner4 les murs de la maison pour s’y trouver et se mettre à l’aise. La pratique était si ancrée que les différents camps de nomades disposaient rarement d’installations sanitaires, 3   Parfois, dans certaines campagnes de l’Ouest, ce sont les porcs qui sont chargés du nettoyage. Dans l’imaginaire populaire camerounais, la localité de Dschang est célèbre pour ses élevages porcins et les autres Camerounais se moquent des habitants de Dschang en prétendant que leurs porcheries font également office de torcheries, hauts lieux d’aisances où la matière fécale est recyclée aussitôt qu’elle est lâchée par le producteur. Dans Le Vieux nègre et la médaille, Ferdinand Oyono présente même une scène scato-comique, qui a lieu dans le Sud, où une truie-latrine attend impatiemment que son propriétaire, le vieux Meka, vienne faire ses besoins derrière la maison pour s’en régaler. 4   Une autre expression en foulfouldé pour dire déféquer est d’ailleurs tartugo, qui signifie contourner. Cette expression est à la fois ce qu’on pourrait appeler un euphémerde et une circonlocu(l)tion, puisque dans ce dernier cas on a affaire à un contournement, exprimé aussi bien par l’action du sujet chiant que par la volonté du sujet parlant d’éviter de préciser par des mots crus l’action qu’il s’apprête à faire.

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même de fortune. Le pli était de se baisser aussitôt qu’on était suffisamment éloigné des regards et de faire la grosse commission. Chez les Peuls, le souci de pudeur qui est déjà assez marqué (ils s’isolent pour manger par exemple) est également perceptible chez la fraction nomade, qui il y a quelques décennies encore exécrait les WC. La raison en était qu’ils seyaient mal à la pudeur. Henri Bocquené rapporte ainsi les propos d’un jeune Mbororo, Ndoudi Oumarou, qui évoque l’usage des feuillées communes comme une abomination : Quand nos femmes voient les femmes foulbé condamnées à rester derrière une clôture, elles les plaignent. Elles n’accepteraient pas d’être ainsi enfermées. Elles leur adressent même des reproches, en particulier de n’avoir pas honte de se servir pour leurs besoins naturels des mêmes feuillées que leur mari. Un seul trou pour tous derrière la maison : abomination. Bocquené, 1986 : 277.

Il faut ici préciser que Mbororo et Foulbés forment une seule et même ethnie, les premiers étant restés nomades et les seconds s’étant sédentarisés. Ndoudi Oumarou, qui donne plusieurs points par lesquels les Mbororos se différencient de leurs alter e[n]go peuls, montre ici la tournure scatologique que prend le processus de différenciation ethnique dès lors que les Foulbés se sont sédentarisés. Si pour Dominique Laporte la constipation urbaine, entendue comme « la nécessaire retenue de la merde dans la sphère privée » (Giroux, 2010 :1), est un des premiers actes de naissance de la modernité, il faut reconnaître que pour Oumarou Ndoudi, elle est l’un des premiers signes de la décadence des mœurs nomades,

et donc du pulaaku 5 . C’est donc en tant que telle qu’il la décrie, en tirant pour ainsi dire la couverture du pulaaku du côté des Mbororo dont il est issu, l’air de dire : « Montre-moi où tu défèques et je te dirai qui tu es. » La gestion de la merde passe donc chez lui pour être un indicateur pertinent d’identité ethnique. Mais à ce jeu, les Peuls ne sont pas les seuls… Chez les Daba de la région du Nord par exemple, non tributaires du pulaaku dans sa version peule mais autant soucieux de la ségrégation fécale, les lieux d’aisances du mari ne devaient pas être confondus à ceux de la femme. Selon leur coutume ancestrale, les femmes ne devaient ni accoucher dans la maison de leur mari, ni y déféquer6 . Si cela arrivait, le fait était 5   Le pulaaku peut être défini comme le savoirvivre peul, valorisé et pratiqué par les populations autrefois nomades et aujourd’hui sédentarisées qu’on trouve dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. De manière sommaire, le pulaaku « décrit le comportement attendu du Peul, et il lui est enseigné par sa famille dès son enfance : c’est une coutume qui exige, avant tout, la réserve, la retenue et la maîtrise de soi. Ce comportement codifié permet aux Peuls de se distinguer de leurs voisins non peuls » (Encyclopédie Encarta, 2004). Le pulaaku, qu’on peut aussi traduire par fulanité, est donc une éthique qui prescrit la réserve, la honte et la maîtrise de soi, autant de choses que Oumarou Ndoudi estime contrariées par l’usage de feuillées communes par des conjoints. 6   Chez les Toupouris en revanche, le beau-fils doit s’abstenir de voir sa belle-mère aller au petit coin. C’est pourquoi il déserte pratiquement son propre domicile lors des visites de cette dernière, non pas tellement pour éviter d’utiliser la même fosse d’aisances, mais tout simplement pour éviter la gêne d’être témoin de cette utilisation par sa belle-mère, vis-à-vis de laquelle de nombreux Africains développent une vénération très poussée.

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considéré comme une souillure qui exigeait un rite de purification. Aujourd’hui, cette discrimination n’existe plus : Dominique Laporte y verrait sans doute un des premiers signes de l’égalité des sexes… pardon, de l’égalité des hommes et des femmes à disposer de leurs corps et de ses déjections, au foyer comme hors de celui-ci. Mais les choses ont changé depuis et, comme on le verra avec l’espace urbain, les pratiques aussi. b  Les espaces fécaux nouveaux et urbains En ville, les espaces de merde sont beaucoup moins ouverts et l’architecture des maisons a longtemps intégré une pièce dédiée à la satisfaction de ces besoins. Cependant, les habitudes ont la vie dure et les citadins camerounais, anciens villageois ou villageois en voie de citadinisation, ont parfois du mal à se faire aux règles de décence dans la déjection des matières fécales. La transition entre village et ville n’a pas toujours la brusquerie d’une diarrhée et si l’on en croit Mongo Beti, la localité de Mbalmayo pourrait faire partie de ce type de « ville moyenne » où le manque d’hygiène ne tue pas l’indigène : « Des individus de sexe masculin, sans prendre la peine de se mettre vraiment à l’écart, triturent convulsivement leur braguette avant d’arroser des bouses de vache encore fumantes et même des excréments humains au milieu d’un environnement pestilentiel… » (Mongo Beti, 1993 : 58). Cette scène, racontée dans une partie intitulée « quatre mois dans mon village » (Mongo Beti, 1993 : 7-71), montre bien comment il est difficile à l’intellectuel Mongo Beti de qualifier ce qu’est devenue sa ville natale depuis quarante

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ans : c’est une ville qualifiée de « ville moyenne » encombrée de « monceaux de détritus » et où on ne trouve pas « un soupçon de voirie » (Mongo Beti, 1993 : 57). Ce n’est plus la Ville cruelle 7 des années cinquante, c’est une ville fécale où les citoyens mêlent leur urine aux fèces des vaches et des humains, dans un étrange rite postcolônial, d’où émergent, tel un scatol, des interrogations sur le sens qu’il faut donner à ce smeling pot. Parlant justement de pots ou de lieux d’aisances qui ne soient publics, ils existent bien dans les villes. La description de Mongo Beti, quoique réaliste ici, ne doit pas laisser penser le contraire. En général, selon le standing du sujet chiant, il y a deux manières de s’y asseoir, correspondant chacune à un type de WC précis : à l’occidentale et à la turque, la première se faisant dans un WC de type disons moderne, et la seconde accroupi sur des WC à la turque, appelés ici au Cameroun « chute libre ». Dans ce dernier cas, le caca, déjà matière chimique, obéit aux lois de la physique, puisque dès qu’il est lâché, son parcours se fait en chute libre, sur près de cinq mètres, sans buter sur une surface aqueuse, et finit par s’écraser « comme une merde », ce qu’il est du reste. L’avantage ici, c’est que le sujet peut se retirer sans tirer la chasse. L’usage de l’un n’exclut pas celui de l’autre, et bien des constructions urbaines disposent des deux types de WC, non par un souci de globalisation sanitaire (Occident/Orient), mais tout simplement par précaution : l’adduction en eau n’est pas toujours régulière et il arrive que 7   Sous le pseudonyme d’Eza Boto, le même auteur avait publié en 1954 un roman intitulé Ville cruelle, où la localité de Mbalmayo était représentée par le toponyme de Tanga.

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des villes comme Yaoundé soient privées d’eau pendant trois ou quatre jours. Dans ces cas-là, dire que les citoyens qui n’ont que les WC modernes sont dans la merde n’est pas un vil[l]ain jeu de mots, mais un problème que des milliers de citoyens redoutent et qu’ils résolvent en cherchant désespérément les voisins disposant des WC « chute libre » 8 . À l’impossible nul n’étant tenu, certains opportunistes se soulagent dans les torrents nés des eaux de pluies 9, comme l’illustrait le jeune poète camerounais Oscar Chenyi Labang dans This is Bonamoussadi : A snake-like river crawling to nowhere Lumps of excreta pendulum down Like colonial boats Hurrying to the coast of Africa This is the gift of a civilize city This is River Bonas 10 Labang, 2008 : 18-19.

Ce danger n’est d’ailleurs pas propre – c’est le cas de le dire – aux seules grandes villes, puisque même dans les petites villes ou dans les 8

L’expression « WC chute libre » a été créée par des lycéens, inspirés par leurs exercices scolaires en physique, où particulièrement en classes de 2e et de 1re il est question de cinétique. On trouve aussi dans une comptine des tout petits cette idée de chute, cette fois mortelle, associée au mouvement des excréments : « Il est tombé / il est mort ! / Qui ? / Le gros kaka musclé. » (Comptine recueillie sur une page facebook – Tankeu, 2010).

9   Une expression bien usitée au Cameroun : « profiter de la pluie pour chier dans le torrent ». 10

Traduction littéraire : « Sur un cours d’eau qui serpentine et ne mène nulle part / Des morceaux d’excréments voguent / tels de navires coloniaux / parcourant les côtes de l’Afrique / Voici le don d’une ville civilisée ! / Voici la Rivière Bonas ». Le lieu décrit par le poète est Bonamoussadi, le bidonville qui sert de quartier résidentiel aux étudiants de l’Université de Yaoundé 1.

villages le risque d’exposition à la merde reste grand : les latrines y sont moins nombreuses (la dernière épidémie de choléra a révélé qu’il n’y avait qu’une latrine pour 5000 habitants dans la zone de Mokolo) et les autorités sanitaires n’ont de cesse de décrier ce manque et de se battre comme elles peuvent pour y remédier. C’est une tâche à laquelle s’est attelé par exemple Christian Aurenche, médecin et missionnaire français très connu à Mora, auteur du livre Sous l’arbre sacré, Prêtre et médecin au Nord Cameroun. Il y relate son combat de médecin, et évoque le fameux « péril fécal » auquel il a dû faire face : « En feuilletant les comptes rendus des six ou sept ans écoulés, je mesure le chemin parcouru. Nous avons passé par le premier stade, celui de l’habitude prévention sanitaire, c’est-à-dire les latrines, le péril fécal, le problème de l’eau, les filtres, et l’aménagement du village. » (Aurenche, 1987 : 29) Ainsi, comme nous le dit Christian Aurenche si élégamment, le péril fécal qu’il aurait tout aussi bien pu appeler « péril jaune » n’est pas une mince affaire. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il y a péril en la demeure et l’hygiène, plus exactement son manque, tue l’indigène : l’Extrême-Nord et plus particulièrement les villes de Maroua et de Mokolo font face à une épidémie de choléra qui a déjà fait une centaine de morts. Dans un paternalisme parfois de mauvais goût, on rappelle aux populations qu’il faut se laver les mains au savon après être allé aux toilettes. Les mêmes autorités qui avancent le ratio chiottes / habitants ne mesurent pas l’absurdité qu’il y a à prodiguer de tels conseils à des personnes qui manquent et de savon et de toilettes11. 11   Cette dernière réflexion est de Guibaï Gatama, directeur de publication de L’œil du Sahel,

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Même les étudiants habitant les campus universitaires, qu’on imagine pourvus en installations sanitaires, montrent parfois qu’ils n’en ont cure et n’hésitent pas, lorsque l’occasion l’exige, à recourir à la merde comme stigmate social. L’Université de Yaoundé, ce haut lieu où s’enrichit la matière grise de notre pays, « L’Université-mère » comme on la surnomme, a parfois eu affaire à la matière fécale de ses étudiants en grève. Ainsi, au début des années 1990, juste avant la réforme universitaire, il était fréquent que les trente mille étudiants qui la fréquentaient se mettent en grève et décrètent l’arrêt des cours. Mais les mots d’ordre étant souvent ignorés par des enseignants zélés et par des John School12 , il leur fallait trouver un moyen de rendre les salles de cours inaccessibles ou inutilisables. C’est ainsi qu’ils eurent recours à ce qu’ils appelèrent eux-mêmes les « armes chimiques non conventionnelles ». L’expression, familière à tous ceux qui passèrent par cette université durant la décennie 90, désignait une pratique nauséabonde, qui consistait pour les meneurs de la grève à badigeonner les tableaux et quelques tables-bancs avec de la merde, afin d’empêcher les professeurs et les John School de faire cours. La merde fut

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donc utilisée comme « arme chimique » dans l’espace académique, et c’est en le transformant de la sorte en espace cacadémique que leur « arme chimique » devint non conventionnelle13 (contre les convenances beaucoup plus que contre les conventions, car il n’en existe pas pour les grèves estudiantines). Ces pratiques ont cessé vers 1996, et on aurait pu penser que la nouvelle génération serait plus respectueuse des convenances. Ironie du sort, la plus grande grève qu’a connue cette institution en 2005 vient justement du fait que les étudiants se plaignaient entre autres choses du manque de toilettes à l’université, ce qui a amené quelques hardis – vite retenus – à vouloir déféquer dans la cour de l’ENS de Yaoundé pour donner plus de consistance à leurs revendications14 . Notons en13

qui dans une émission de la CRTV consacrée à l’épidémie de choléra dans la région de l’Extrême-Nord liait l’épidémie à la pauvreté des populations, dont certains membres ne pouvaient pas s’acheter du savon. Pour ma part, je trouve qu’il y va un peu fort et que voulant politiser le problème, il a mis de côté les habitudes culturelles qui exposent les populations aux maladies hydriques.

Ce vocabulaire martial était une tendance du jargon estudiantin de l’époque, influencé par l’actualité des conflits qui avaient cours : guerre froide, guerre Tchad / Libye, etc. Ces conflits ont généré dans le langage des étudiants des expressions telles que « monter au front / monter à Aouzou » (aller étudier, en quittant la cité universitaire qui était en contrebas pour rejoindre le campus situé plus haut), « apporter ses armes » (amener avec soi une cuillère et une fourchette au restaurant universitaire). Les restaurants universitaires ayant décidé de ne plus servir les plateaux-repas avec des cuillères et fourchettes puisque beaucoup d’étudiants les chipaient. Dès lors, les étudiants ont été contraints de les avoir sur soi quand ils voulaient déjeuner au restaurant universitaire et, probablement en rapport avec l’expression « monter au front », ils ont appelé ces cuillères et fourchettes « armes », montrant ainsi qu’il n’était pas facile de se faire servir dans un restaurant où il fallait braver les files d’attente et le manque de vaisselle pour manger à sa faim.

12   John School/Jean-l’-École : terme péjoratif donné aux enfants qui aiment trop fréquenter l’école et qui s’adonnent aux études avec sérieux. C’est l’équivalent des geek américains.

14   L’artiste Lapiro de Mbanga lui aussi a fait usage des référents scatologiques dans un but politique, avant son incarcération pour trouble à l’ordre public. Sa chanson « Constitution consti-

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fin pour clore cette partie que le badigeonnage des tableaux et des pupitres s’observe également à l’école primaire et secondaire : mais ce dernier est davantage le fait de vandales qui profitent du fait que certaines écoles ne sont pas gardées pendant les vacances pour se livrer à des actes d’incivisme. Cette pratique n’a pas de message explicite et bien malin serait celui qui pourrait lire, tel le medium dans sa boule, la signification des marques de ceux qui laissent traîner derrière eux leurs fèces. Ceci dit, il convient à présent de se fécaliser… pardon, de se focaliser sur les émanations linguistiques de la merde, c’est-à-dire sur les expressions scatologiques qu’on trouve dans le parler et la littérature camerounais.

2  Les expressions scatolaliques dans le parler et la littérature au Cameroun Si Guy Georgy a cru entendre derrière les pétarades des Komas scatolophones des types de salutations, nous nous limiterons quant à nous aux expressions articulées par les Camepée » fustigeait les personnalités politiques qui à force de motions de soutien voulaient pousser le chef de l’État à changer la Constitution du 18 janvier 1996, laquelle n’avait pas encore été appliquée complètement, plus de dix ans après son adoption. Cette incapacité de la loi fondamentale à faire sortir les institutions qui y étaient créées (le sénat par exemple) est probablement ce qui a inspiré au chanteur le titre de « Constitution constipée » : l’idée de quelque chose « qui bloque », qui constipe la démocratie, a donc été mise en avant par l’artiste. Peine perdue, sa démarche eupeptique à l’encontre des « marathoniens de la mangeoire » n’a eu pour effet que d’irriter les autorités, et l’opposition et ses fans estiment même que c’est elle qui lui a valu la prison.

rounais, par des orifices convenables au sujet de ceux qui ne le sont pas. Elles sont nombreuses et nous en étudierons quelques-unes à titre d’illustration, avant de voir le traitement du thème de la merde par un écrivain du cru, Severin Cécile Abega, dans son roman La latrine. a  Les scatologèmes du langage populaire camerounais Dès l’école primaire, les enfants commencent à développer un discours autour de la merde. Si les allusions au scatologique sont reprouvées par les adultes, il faut reconnaître que ceux-ci ne s’en privent pas. En fait, comme la prose de Monsieur Jourdain, on peut faire des allusions au scatologique sans le savoir. Combien de Camerounais se doutent que l’un de leur juron favori (« merde ! », « me’cde ! » quand on est Bamiléké) fait référence aux excréments ? On les entend régulièrement s’exclamer « merde alors ! » lorsqu’ils sont étonnés. En outre, tributaires d’une nation qui a plus de deux cent langues, il arrive qu’un mot anodin dans une langue ait un sens scatologique dans l’autre. C’est le cas du mot engo, qui n’est rien d’autre que le patronyme de l’ancien directeur de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (CNPS). Chez les locuteurs du msir, la mention de ce scatonyme (Monsieur Engo) a un effet comique garanti, dont ne se doutent pas les ressortissants d’autres ethnies. Aujourd’hui, Monsieur Pierre Désiré Engo est au trou. Qu’on ne s’imagine pas que son nom lui ait valu le sort de l’enfant dans La latrine de Severin Cécile Abega, non ! Le trou dans lequel il se trouve n’est pas une latrine, c’est une prison : il y purge, si on peut employer ce verbe, une peine pour détournement de fonds publics. C’est dommage

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car il est probable que beaucoup de Kotoko locuteurs du msir l’auraient sans doute vu dans un poste de Directeur de cabinet, pour filer une métaphore encore plus scatologique. Cependant, les Camerounais en général n’ont pas besoin d’attendre d’incertaines coïncidences développer des expressions scatologiques. Certaines sont des euphémerdes et d’autres sont carrément explicites et provocantes. D’emblée, commençons par citer quelques euphémerdes : « Aller derrière la maison » Survivance de l’époque où la partie arrière de la maison servait de WC à ciel ouvert, cette expression est très usitée dans la partie septentrionale du Cameroun. On la note entre autres chez les locuteurs du foulfouldé (mbaho sudu), du msir (bilim) ou du kanouri (ngawudi). Ainsi lorsqu’une personne déclare (encore que pour la plupart du temps elle s’en abstient) « je vais derrière », l’assistance n’a pas besoin de plus de précisions et comprend qu’elle va aux WC. L’architecture actuelle des maisons a intégré les WC dans les maisons, mais l’expression, comme La Crotte tenace 15, a la vie dure et continue d’être employée même lorsque les WC se trouvent à l’avant de la maison. Le terme bu’e, qui est l’appellation peule de la merde, n’est pratiquement jamais prononcé dans ces circonstances. « Toucher de l’eau » (mema diam) Cet euphémerde est particulièrement utilisé par les musulmans peuls. Mema diam signifie 15   Cette expression fait référence à un conte scatologique recueilli par Jean Dérive dans la République voisine de Centrafrique, et publié dans un recueil intitulé La crotte tenace et autres contes ngbaka ma’ bo.

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ainsi « toucher de l’eau », et pour bien comprendre l’allusion il faut se rappeler que les musulmans sont astreints à faire des ablutions rituelles avant chacune des cinq prières journalières. L’une des conditions pour être pur est de se débarrasser de toute souillure (urine, sperme, liquide prostatique, fèces, etc.) avec de l’eau notamment, contenue généralement dans une bouilloire en caoutchouc (buta). On comprend que l’usage de l’eau ait fini, de par la fréquence des ablutions rituelles, par amener les Peuls à utiliser cet euphémisme pour signifier le fait d’aller faire ses besoins. « Aller à la poste » ou « Aller poster » Ici, on a une variante de l’expression française « faire la grosse commission ». Les Camerounais se représentent la chose par rapport à une institution fort honorable, la poste, chargée comme chacun le sait (et pour cause !) d’expédier les colis… ou les coliques si l’on veut. Lorsqu’un jeune par exemple dit qu’il va poster, il faut faire attention au contexte, car il se peut que cela n’ait rien avoir avec les PTT. Dans le même sens, certains utilisent une variante toute démocratique : « aller voter ». L’image est assez claire et dispense de tout commentaire. « Faire le dépôt de bilan » Par association avec le mot « pot » renvoyant au pot de chambre, les jeunes Camerounais utilisent l’expression « faire le dépôt de bilan » pour désigner une séance de « vidange ». D’ailleurs, certains utilisent l’expression vidanger pour exprimer la même chose, c’est-à-dire le fait de vider les viscères au cours d’une séance / chiance. Lorsque cette dernière s’éternise, on parle d’accouchement et le malheureux constipé, s’il empêche d’autres d’accéder aux

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toilettes, se verra apostropher : « Eh, Untel, c’est l’accouchement ou quoi ? » L’idée de dépôt connote aussi le tas d’immondices produit, et surtout l’impression de légèreté dans laquelle se trouve le sujet chiant après cette opération. On utilise d’ailleurs au Cameroun l’expression « je suis foiré » pour signifier qu’on est ruiné. Lorsqu’on sait que le verbe « foirer » vient du latin foria (diarrhée), on mesure le rapport entre le dépôt de bilan et l’état de dénuement qui s’ensuit. « Aller se recueillir » Ici l’expression renvoie toujours au fait d’aller à la selle. L’accent est mis sur la position assise, accroupie sur les WC à la turque. Cette position fécale, presque fœtale, a inspiré les jeunes Camerounais qui y voient une ressemblance avec la position d’un orant en plein recueillement. Le silence et la fraîcheur des lieux peuvent également avoir motivé ce rapprochement. De telles expressions existent à foison, aussi bien en français que dans les nombreuses langues du pays. Le point commun de celles qui ont été citées ci-dessus est qu’elles sont des euphémismes, qu’elles essayent de parler de la défécation sans la nommer directement. D’où le terme d’euphémerdes que nous avons proposé pour les désigner. Il faut cependant noter que malgré tout, à quelques exceptions près, leur force d’occultation ou de sublimation reste faible, car leur utilisation selon le contexte peut être grivoise, ce qui enlève alors leur aspect pudique. À côté de ces euphémerdes, il existe aussi des expressions dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont explicites et provocatrices mêmes, destinées à stigmatiser les personnes

à l’encontre desquelles elles sont utilisées. On trouvera ci-dessous un échantillon : « Il chie on mange ? » Cette question, typiquement camerounaise, est posée sur le ton de l’indignation au sujet de quelqu’un qui se donne de grands airs. Formulée autrement, elle donne : « Est-ce que s’il défèque ses excréments seront comestibles ? » En d’autres termes, on recourt à l’interrogation lorsqu’une personne exagère sur son importance par rapport à son entourage, ou encore lorsque l’entourage d’une haute personnalité tend à le magnifier outre mesure aux yeux des autres et à lui passer tous ses excès et ses caprices. On entend alors dans ces cas : « Untel, Untel, il chie on mange ? » Question rhétorique bien évidemment, car jusqu’à ce jour aucun zélateur n’a pu prouver que sa VIP est une abeille, la seule à chier du comestible dans l’imaginaire populaire16 . Il n’y a donc pas de passage réel du fécal au buccal. 16

Il faut ici apporter un bémol : la scatophagie existe bel et bien au Cameroun, mais pas dans les formes perverses liées à la sexualité déviante. Chez les bétis du Sud Cameroun, ainsi que nous l’apprend l’universitaire Mbala Owono Rigobert dans son livre sur l’éducation traditionnelle dans cette ethnie, il existe un rite de transformation au cours duquel de la merde est consommée par les jeunes initiés : « Ensuite c’est un rite de transformation. Cette phase était dominée par deux choses : d’une part, les sévices comme l’Edi so (repas d’une sauce agrémentée de la poudre des excréments), l’Esob mis (lavage des yeux avec du sakaa, plante potagère à saveur de piment), le balancement du scrotum, le tir de l’arbalète, le mkpam ou passage à tabac, etc. Ces sévices se maintenaient jusqu’à la mort symbolique et parfois réelle du candidat. Ils avaient pour but de conférer le courage et l’endurance au néophyte. Nna anga byé fam !, s’exclamaient alors les bé-

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« Tu es belle comme ça, tu ne chies pas ? » Comme la précédente, cette question est adressée à une personne qu’on veut remettre à sa place. En l’occurrence, il s’agit ici d’une personne de sexe féminin, jeune et très belle. Utilisée comme apostrophe provocatrice, cette question est parfois posée aux filles par les garçons qu’elles éconduisent, ou avec qui elles affichent une attitude hautaine. La question vise alors à les faire descendre de leur piédestal de beauté et à les ramener à leur simple animalité. La poser à une fille casse le côté glamour de sa personne, car elle fait comprendre à la jeune fille qu’elle a beau être belle, elle n’en est pas moins soumise, comme le commun des merdeux, à des besoins naturels. Cette pique l’invite donc à relativiser son apparence, à ne pas trop « la ramener » en prenant pour argent comptant le compliment de « déesse » qu’on est tenté de lui adresser en hommage à sa beauté. Bref, cette expression, traduite en français standard donnerait : « Tu fais chier avec ta beauté. » Mais l’expression camfrançaise a la particularité d’être plus explicite et d’être centrée sur la destinatrice, à qui on rappelle simplement mais assez crûment tis, ce qui se traduit par «Ma mère a enfanté un homme digne de ce nom». » (Mbala Owono, 1990 : 98). Bien plus, selon un informateur originaire de la région du Sud, les jeunes garçons convaincus d’adultère endogamique avec l’épouse d’un ancien étaient dans certains villages frappés d’une impuissance sexuelle, et la seule option qui leur restait était de se confesser auprès du mari bafoué et d’implorer son pardon. Ce dernier pouvait alors prescrire au contrevenant de boire des lotions revirilisantes, dans lesquelles il versait en cachette de la poudre de ses excréments ou quelques gouttes de son urine, pour se venger perf idement de l’affront subi (entretien avec Meto’o Etoua Maxime Pierre, novembre 2010, à Maroua).

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l’une des constantes des servitudes animales de la condition humaine : la défécation17. « Tu es là, tu manges et tu remplis le cabinet » Admettons pour les besoins de la cause (je n’ose dire de la « chose ») que la belle de l’expression précédente cède au garçon grivois qui s’est permis de lui rappeler que bien que femme elle n’en était pas moins homo caca caca. Admettons également qu’ils se soient mariés, mais que comme dans les mauvais contes ils n’eurent pas beaucoup d’enfants, ou même pire, qu’ils n’en eurent aucun ! Alors, au Cameroun dans ces cas-là, la belle famille et surtout sa frange féminine (la mère de l’époux et ses sœurs) entrent en scène et s’en prennent vertement à l’épouse. Il faut dire qu’en Afrique le manque d’enfants dans un couple est d’abord imputé à la femme : il n’y a pas d’homme stérile, il n’y a que de femmes fainéantes, incapables. Alors, on dit à l’épouse qui ne veut ou ne peut donner d’héritier à la famille : « Tu es là, tu manges et tu remplis le cabinet ! » Sous-entendu : « Tu manges l’argent de notre frère, de notre fils, et tout ce qui sort de toi c’est de la merde ! » Cette phrase cruelle, combien de fois les femmes stériles ont dû la subir en silence, toutes honteuses, de la part de leur belle-famille ? Elle est fréquemment utilisée, et dans plusieurs langues nationales au Cameroun. Le plus curieux, c’est 17   Les exégètes du Coran racontent que Pharaon, étant constipé pendant une période assez longue, finit par croire qu’il était devenu Dieu. Cette histoire montre comment l’affranchissement ou l’occultation des servitudes animales dont nous parlions plus haut peut amener le commun des mortels (et des mortelles) à croire qu’on peut facilement s’élever au-dessus de la condition humaine.

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que l’enfant qui est une valeur tant recherchée en Afrique soit à ce niveau associé à la défécation : il y a là quelque chose de grossier, qui ne rebute pas pourtant celles qui l’utilisent 18 . En outre, le fait de remplir le cabinet est considéré comme un gâchis, comme nous allons le voir plus loin avec l’étude de La latrine de Severin Cécile Abega.

du BIR 19 et tu vas chier. » Ici le terme « chier » a le sens de souffrir, avec une connotation de rembourser ou de payer, de rendre avec peine dans un lieu d’aisances quelque chose qu’on a ingurgité. Dans ce sens, on entend aussi fréquemment la variante « il va chier l’os », pour dire de quelqu’un qu’il va souffrir, l’image ici étant plus forte.

« Tu vas chier » Cette phrase exprime une menace qu’une personne adresse à une autre. C’est l’équivalent de « je vais t’en faire voir », de « tu vas en baver » ou de « je vais t’emmerder ». Ici, il y a l’idée que la défécation peut soit être le résultat subit d’une frayeur, soit être une opération douloureuse. Dans l’un et l’autre cas, la merde est l’indice d’une souffrance et c’est dans cette perspective que l’expression est utilisée sur le ton de la menace, comme un dépuratif sadoanal. Le nom des hauts personnages ainsi que le dit Severin Cécile Abega peuvent également être utilisés comme des purgatifs. Exemple : « Je vais appeler mon frère qui est Commandant

En somme, on constate que ces expressions font référence à la merde pour dégrader l’interlocuteur, soit pour saper son autorité, son prestige ou sa morgue, soit tout simplement l’invectiver. La référence au scatologique dans ce cas est un « coup bas », porté en dessous de la ceinture, et l’adversaire n’a d’autre recours que de rendre la pareille ou de se taire, s’il est pudique. La honte, étroitement associée comme on l’a vu à l’évocation de la merde, n’est pas aussi partagée que cette dernière dans la société.

18

En fait, la maternité est associée aux souillures de bébés, à tel point que pour paraître bonne mère il ne faut pas donner l’impression qu’on répugne la merde des bébés. Dans « Chant maternel » du poète Jean Louis Dongmo, on peut voir une mère bamiléké exprimer le bonheur de sa maternité en des termes qui fustigent les belles qui n’ont pas d’enfants et donc pas de merde à nettoyer : « Que les prostituées et les stérilisées / se fardent les yeux se teignent les lèvres / qu’elles soient des aimants pour un grand nombre d’hommes / qu’on leur suce les joues / que l’enfant leur soit chose gênante / elles qui se disent heureuses / de n’avoir dans leur lit / trace de souillure / je ne leur envie rien » (Dongmo,1986 : 20).

b  Le roman de la merde de Severin Cécile Abega Au-delà des expressions évoquées ci-dessus, triviales ou non, on trouve au Cameroun d’autres références langagières à la merde. Ainsi dans le domaine littéraire, on en trouve dans les contes et dans les romans. Dans toute la littérature camerounaise écrite d’expression française, La latrine comme son titre l’indique, est le roman le plus scatologique, d’abord parce que son titre fait explicitement référence à un espace de merde, ensuite parce que toute l’intrigue du roman tourne autour d’une latrine. De 19

BIR : Brigade d’Intervention Rapide, unité d’élite de l’armée camerounaise qui a la réputation d’escadron de la mort.

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quoi s’agit-il ? Severin Cécile Abega, coutumier du petit peuple et de ses activités salissantes20 , nous amène cette fois dans les tréfonds de la misère des bas quartiers, dans lesquels la latrine est un luxe. La latrine s’ouvre sur une grotesque course poursuite, où le personnage traqué est un enfant et où le poursuivant est un adulte, furieux que le gamin, au demeurant ami de son propre enfant, ait utilisé ses latrines. L’enfant réussit à rejoindre le domicile parental et le poursuivant s’en prend à la mère du petit garçon squatter de WC : — C’est vous qui envoyez vos enfants chez moi pour leurs besoins ? — Mais mon enfant est l’ami de votre petit, non ? […] — Et c’est ça qui lui permet de venir ch… chez moi ? Mais s’ il vient jouer, et qu’ il a un besoin pressant, il ne peut pas aller se soulager là ? […] — Badluck ! Se soulager ? C’est lui qui est venu m’aider à creuser ma latrine ? Tu ne sais pas que ça coûte cher ? Tu sais combien ça a coûté, cette latrine ? Tu sais combien j’ai payé ? — Même si ça a coûté un milliard ! Pour un enfant pris d’un besoin subit… 20

Dans un recueil de nouvelles publié cinq ans plus tôt, Les Bimanes, l’auteur mettait déjà en exergue le petit peuple en proie aux déchets, dans sa nouvelle intitulée « Le savon », hymne rudophile où il fait l’éloge d’un brave travailleur qui gagne son pain sur ce qu’il tire des décharges publiques. Il parvient même à la fin par gagner le cœur d’une femme, nullement dégoûtée par son travail. Déjà habitué à représenter le petit peuple et ses petits métiers, le romancier dans La latrine le poursuit jusqu’aux petits coins.

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— Quel besoin subit ? Et quand ce sera rempli, c’est lui qui viendra vidanger ? Abega, 1987 : 6.

À travers cet échange, Severin Cécile Abega montre combien l’espace dans les bidonvilles est disputé, et surtout quel individualisme peut caractériser certains habitants des villes. Le poursuivant, boutiquier de profession, est un asocial dans son quartier : il ne se mêle pas aux autres et ne veut pas que les autres viennent mêler leur merde à la sienne. Bref, pour lui, les communs n’ont de commun que le nom, et il ne peut supporter l’idée que sa latrine si chèrement creusée serve à soulager les garnements du voisinage. Sa femme désapprouve son attitude, mais en femme soumise ne peut pas s’opposer au comportement de son mari : Jamais son mari n’ était allé aussi loin. Pourchasser un enfant de cet âge pour un motif aussi dérisoire ! Ce qui, chez les autres, rentrait dans le cadre des rapports normaux qu’ imposait la proximité des domiciles, se transformait, aux yeux de son époux, en crime. De lèse-latrine. Une histoire de fous. Elle se promit d’aller présenter des excuses à sa voisine. Abega, 1987 : 88.

Cette histoire de lèse-latrine sera suivie par une autre, moins grotesque et plus tragique : l’ami du garçon pourchassé, le propre fils du boutiquier, tombera le lendemain dans le ouessé 21 . Comme dans bon nombre de bidonvilles, les latrines sont des installations de fortune : Le trou était la latrine. Elle pouvait avoir un mètre de diamètre. Deux grandes poutres 21

Ouessé : Graphie du mot WC dans le roman.

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transversales la barraient de part en part. Elle était à ciel ouvert, et enclose dans une enceinte de tôles ondulées de récupération, raccommodée çà et là par des plaques de ferraille obtenues en aplatissant des fûts coupés en deux. Elle faisait six mètres de profondeur, ce qui ne décourageait nullement les mouches. Abega, 1987 : 88.

Cet accident est le point de départ d’une série de dénonciations auxquelles le romancier se livrera. Devant une situation de détresse, on verra s’enchaîner une suite de lâchetés et d’indifférences qui caractérisent le cruel univers de la ville. Le compagnon de l’enfant sinistré s’enfuit et la mère de l’enfant pourchassé la veille refuse de prêter une corde aux amis du garçon venus le secourir. Et le comble, averti de l’accident, le père décide contre toute logique de laisser son fils mariner un peu dans la merde, pour lui apprendre à obéir. Imperturbable, il continue tranquillement ses activités à la boutique et envoie l’aîné de ses enfants, à peine âge de dix ans, chercher les pompiers. Ces derniers, à l’annonce du drame, continuent à jouer tranquillement au ludo en attendant leur chef. La fin de l’histoire est tragique, car l’enfant finit par mourir asphyxié, malgré les vains efforts déployés par son aîné pour le sortir du trou : « Il secoua le petit. Inerte. Froid. Tétanisé. Les yeux levés vers l’ouverture là-bas, vers le ciel, plus loin. Il guettait un secours qui n’était venu ni des siens, ni des autres, ni de Dieu, lequel avait préféré lui ôter sa petite âme. Son frère était venu trop tard. » (Abega, 1987 : 88) Lorsque par rapport à un comportement déplacé vous demandez à un Camerounais s’il n’a pas honte, l’interpellé, s’il estime qu’il n’a pas à en rougir, vous rétorque : « J’ai honte que je suis

Les hommes pensent tous que leur tas de boue est le meilleur du monde. Ou leur tas de bu’e.

tombé dans le cabinet ? » Par cette boutade, il exprime une idée partagée par beaucoup de ses compatriotes, selon laquelle l’ultime honte dont on ne peut se remettre aux yeux de la société est d’être tombé une fois dans une latrine. Aucun bain ne fera partir cette honte. À travers La latrine, Severin Cécile Abega dans son habituelle subtilité interroge cette société camerounaise qui n’a plus honte de rien. L’enfant qu’il fait tomber dans une latrine met à nu les égoïsmes sociaux et les dysfonctionnements de l’ÉtatProvidence qui, pas plus que ses pompiers, ne secourt plus vraiment ceux qui sont dans le(s) besoin(s). Severin Cécile Abega critique ainsi la société moderne africaine tout en posant à l’Africain des questions pertinentes sur ce qu’il avance généralement comme étant sa particu-

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larité : la solidarité. Devant le spectacle d’un enfant qui s’enfonce dans la merde, il ne se trouve personne dans la société, pas même son géniteur, pour s’en soucier. Le romancier dans sa préface montre donc le hiatus qu’il y a entre les prétentions d’une Afrique qui se veut garante des valeurs ancestrales de solidarité et d’entraide et son vécu qui dément pour l’essentiel lesdites valeurs : Quand un enfant tombe dans une latrine, les pompiers ne se précipitent pas, très peu de gens se sentent concernés. Or, qu’est-ce qu’un enfant en Afrique ? L’objet de tous les désirs, de toutes les attentions, de tous les amours, de tous les vœux, demain, l’avenir. L’idéal d’une femme est d’être mère, l’idéal d’un homme est d’être père. Et nous laissons croupir cet idéal, nos idéaux, notre demain, au fond d’une fosse d’aisances. À la grande joie des mouches. Abega, 1987 : 88.

Ce réquisitoire, simple mais ô combien incisif, résume l’ambition de Severin Cécile Abega. Le sacrifice de l’enfant, objet idéal, dans de la merde, déchet fécal, est une image forte, qui interpelle davantage à plus d’humanité les Camerounais qui, au moment où paraît le roman, entraient dans la crise économique d’où ils ne devaient plus sortir, comme le garçon de la latrine. C’est aussi, sur un autre plan, le symbole d’un gouvernement qui a « déflaté » ses fonctionnaires tels des déchets, dans une purge qui a coûté leur emploi à certains et leur vie à d’autres. Faire honte à la société donc, tel était le but du romancier et pour cela, il signifia aux Camerounais qui la composent que la pire chose dont on puisse avoir honte n’est pas de tomber dans une latrine, mais d’y abandonner un enfant. Le tableau final du roman présente

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les adultes qui viennent trouver le garçon mort et celui qui l’a sorti de la latrine, tous deux maculés de merde, pathétiques sous des mouches qui « chantaient victoire » (Abega, 1987 : 139).

Post-scatum (Conclusion) Parvenu au terme de cet article sur la merde, il est opportun pour le lecteur de tirer la chasse – pardon, les conclusions qui s’imposent : la merde est la chose du Cameroun la mieux partagée, non pas parce que les Camerounais en produisent plus que d’autres, mais tout simplement parce qu’ils sont humains, et qu’ils partagent avec les autres hommes de la terre la basse mais nécessaire condition d’homo caca ou d’homo scator, si l’on veut mettre un peu de culture où la nature a déjà si bien fait les choses. Par contre, les Camerounais pourraient réclamer une exception culturelle dans ce domaine d’excrétions, celle de se positionner comme ceux qui en parlent avec originalité, une prétention sans doute sans fondement aux yeux des Québécois, mais qui, à bien y regarder si l’on veut bien nous pardonner cette impudeur, est fondée au regard de ce qu’affirmait Voltaire : les hommes pensent tous que leur tas de boue est le meilleur du monde. Ou leur tas de bu’e 22 . La merde comme déchet est donc l’objet, pas toujours répugnant, d’un traitement général et particulier à la fois. On s’en éloigne volontiers, mais elle reste souvent, hélas, suspendue au fondement même de certaines de nos cultures, teintant certains aspects comme la toponymie, l’habitat, la langue et les œuvres littéraires. Dans chacun de ces aspects, il est apparu que 22

Le terme bu’e désigne en foulfouldé les excréments

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des références scatologiques solides existaient, provenant à la fois de l’histoire de la décolonisation et de l’ère postcoloniale. La maturité en la matière n’existe pas et parler de merde cinquante ans après que les émanations burlesques de celle-ci aient été présentées comme signe d’arriération culturelle et politique n’a d’autre sens que le plaisir de verser dans ce que nous avons appelé scatolalie, tendance langagière universelle, commune aux hommes de tous pays, mais particulière dans chaque langue et dans chaque culture.


Bibliographie et sources orales

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Marie-Christine Mourier-Marchasson

Chez Claude Simon, l’excrément apparaît dans des moments qui forcent

l’attention, étranges descriptions d’un ressenti archaïque, caractérisations

d’armées en marche ou de peuples à peine humains. La merde, ce « quelque chose de marron », loin d’ être dans un rapport d’ échange assez classique, tel qu’on le trouve dans les œuvres de Jan Fabre ou Manzoni par exemple, est liée chez lui au magma originel, à la confusion absolue, à l’ informe du Réel, ce Réel qui s’est imposé à lui à plusieurs reprises sur les routes de guerre entre France et Belgique en mai 40.

Écrire pour lui sera inlassablement redire cela et s’en extraire, sortir de la confusion et en même temps retrouver dans ce ressenti effarant la pulsion de l’ écriture.


C

À propos de l’auteure Marie-Christine MourierMarchasson est Maître de Conférences de Littérature à l’Université de Lille 2. Auteur d’une thèse sur Aragon, Obsessions et incantations, Aragon créateur, elle a par la suite recentré ses

S

laude imon a vécu la débâcle des armées françaises en mai 40. Cavalier de la neuvième armée, dite armée Corap, il a dû fuir, à cheval, devant les chars de l’armée allemande et sous les bombes de ses avions, dans la Wallonie belge et l’Avesnois français. Son escadron a été anéanti. Sa guerre a duré une semaine, du 10 au 17 mai 40, jour où il a été fait prisonnier. Toute sa vie d’écrivain1 sera marquée par cette semaine-là. Le « crépitement des sabots » s’articulera quasi systématiquement pour lui en « crépitement de la machine à écrire » (Simon, 1997 : 373) ; il s’est passé là, cette semaine-là, pour lui, quelque chose qui est de l’ordre du toujours : […] 2 pas le matin pas le soir le temps arrêté pas hier pas l’année dernière il y a dix ans aujourd’ hui […].

Simon, 1969 : 118.

recherches sur le lien particulier qui existe entre l’effraction du traumatisme de guerre et une certaine poétique. En ouvrant brutalement à un autre monde, le traumatisme peut donner l’impulsion, la compulsion même, d’une écriture.

1   Je me centrerai sur les narrations de La Route des Flandres, La Bataille de Pharsale, Les Géorgiques, L’Acacia, Le Jardin des plantes ainsi que sur Corps conducteurs. Pour les éditions et dates de parution, voir en fin d’article. 2

Les textes de Simon déploient des phrases extrêmement longues, sinueuses, entrecoupées de parenthèses diverses ; les citations seront donc, pour la plupart, extraites de plus longues phrases.


Or, en 1969, dans La Bataille de Pharsale, cherchant, six ans après La Route des Flandres 3 , une nouvelle figuration de la bataille et du guerrier, il en vient à écrire, en intercalant ses propres souvenirs de mai 40, cette étrange description du Suicide de Saül de Breughel : […] l’ensemble des deux armées dans une confuse mêlée agitée de contractions, de lentes et sinueuses convulsions comme celles qui resserrent ou dilatent les intestins ou ces inextricables nœuds de reptiles emmêlés dans ces combats mortels où dans les replis compliqués des anneaux il est impossible de reconnaître l’un ou l’autre […] les casques serrés, moutonnant (de simples coquilles d’acier, sans cimiers), semblables aux dômes de bulles agglutinées à la surface des tourbillons d’une eau noire, épaisse, tournoyant lentement, et qui rejetteraient sur les bords, expulseraient une écume sale, une bave jaunâtre de détritus et de chevaux morts, l’ombre des nuages glissant posant sur cette surface écailleuse des plaques sombres où le métal des cuirasses, cessant de luire, s’enténèbre encore, nuages, rochers, maisons […]. Simon, 1969 : 113-114.

La description semble projection de lui-même ; le tableau, en aucun cas, n’est mouvant, ce que le texte pourtant dit puisqu’il est question de contractions, donc de mouvement, et de lenteur ; les participes présents participent aussi d’une forme de présent dilaté de l’événement. Nous sommes dans une invention à partir d’un tableau. Les comparaisons introduisent les motifs, constamment associés chez Simon, du reptile et des intestins. Ces derniers nous dirigent vers l’expulsion d’« une écume sale, une bave jaunâtre de détritus et de chevaux morts » ; cette digestion fantasmée est reprise plus loin autour, cette fois-ci, non pas de l’armée mais du cavalier :

3

Qui inaugurait en grand la remémoration de cette semaine-là.


[…] montagnes, multitudes furieuses se mêlant dans un ensemble en quelque sorte cosmique, quelque maelström où se tord le torrent métallique étincelant çà et là de reflets fugitifs, charriant (et un cavalier apparut, non pas chevauchant, se frayant un passage, mais faisant pour ainsi dire surface, comme un bouchon […] et finalement disparaissant, englouti, absorbé, digéré, rejeté sans doute lui aussi plus tard […]. Simon, 1969 : 114-115.

Accompagne la description de l’armée et du guerrier comme absorption, convulsion et rejet, l’idée d’une confusion générale ; c’est cette confusion entre les ordres minéraux végétaux et animaux qui introduit la description de l’armée. Elle la précède. Il n’y a pas de vide. L’univers est une gigantesque matière : […] on peut distinguer à l’arrière-plan, sur un éperon rocheux, des tas confus qui semblent être faits de corps amoncelés ce qui, toutefois, n’apparaît qu’ à un examen attentif, les formes d’un gris bleuâtre pouvant aussi bien être prises, au premier regard, pour des rochers, hommes et nature étant, dans tout le vaste paysage qui se découvre, étroitement imbriqués et, dirait-on, appartenant à un même règne où le végétal, l’animal et le minéral seraient confondus, […].

Simon, 1969 : 112-113.

Le mot « confus » est modulé en « confondus ». La confusion est aussi centrale dans la description de l’armée, la mêlée est « confuse » et « […] dans les replis compliquées des anneaux il est impossible de reconnaître l’un ou l’autre […] »4 . (Simon, 1969 : 113) Nous avons donc un univers où les choses se confondent et tendent vers l’informe ; au cœur de cette confusion, partie même du tout, l’armée est convulsion, digestion et expulsion. La confusion ouvre à la convulsion et à l’expulsion de ce qui a été digéré, à la merde donc, non nommée ici. Les deux pôles de confusion et d’expulsion sont liés. L’informe expulse de l’informe. Pour tenter d’y voir plus clair sur ce qui se joue, il me semble intéressant de repartir sur un autre passage d’un autre texte de Simon, passage qui, joué différemment, se retrouve dans la plupart de ses romans. Plusieurs fois, Simon raconte, avec des variations de temps et de lieu, le très long cheminement de cavaliers, dans la nuit, vers un cantonnement. Ce parcours se développe en errance avec perte d’identité du narrateur. Dans L’Acacia se trouve formulée le plus clairement une comparaison qui nous ramène à l’excrément :

4

Je souligne.

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[…] c’ était l’Histoire qui était en train de les dévorer, d’engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements […] en un magma gluant et jaunâtre de la couleur même de leurs uniformes, peu à peu assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de vieille ogresse sous forme d’excréments.

Simon, 1989 : 242-243).

On voit la parenté avec la description du tableau de Breughel, description antérieure, pourtant, de vingt ans au texte de L’Acacia. Avec constance Simon décrit l’armée comme liée à l’excrément. Elle est convulsion et expulsion. Ici surgit, de plus, l’image d’une ogresse monstrueuse. Cette dernière métaphore de l’Histoire-ogresse, qui pourrait sembler motivée par une analyse politique, relaie en fait une obsession de l’auteur ; obsession de corps éléphantesques et proches de l’informe. Le vide est du plein pour ces personnages. La matière de leurs corps envahit tout. À une question de Mireille Calle-Grüber sur la fonction, dans Le Jardin des Plantes, du personnage de la femme éléphant qui « est tout de même [remarque-t-elle] celle qui a le mot de la fin », Claude Simon répond : Tout l’intérêt d’une énigme c’est de le rester. Toutefois, à titre indicatif, on peut remarquer que lorsqu’on entend le bruit de la balle frappée par la raquette du joueur de tennis, la forme noire de la femme éléphant vient au même moment obstruer tout l’écran. Simon, 2006 : 1523.

Au lecteur du Jardin des Plantes de lire que cette concomitance s’élargit à la prise de vue du « guidon de l’arme braqué sur le buste de l’officier ». Le claquement de la balle de tennis est aussi celle qui tue le colonel et le vide se fait donc plein, la femme éléphant obstrue l’écran comme le résultat du retour du réel 5, de l’informe. Dans le texte de L’Acacia, le corps informe de « vieille ogresse » expulse de l’informe, « sous forme d’excréments ». Le pourquoi de la chose Il s’agit de comprendre comment cette étrange présence de la confusion, de l’informe et de l’excrément a pu naître. Or si nous suivons la relation que fait Simon de ce qu’il a vécu en mai 40, on peut sans doute percevoir la naissance de ce rapport bien particulier à la matière. Que raconte, de roman en roman, Simon ? Qu’il a vécu, et ce par quatre fois, un événement qu’il ne parvient pas à décrire. Quatre fois les attaques des armées allemandes l’ont fait basculer dans un ailleurs insoupçonné. Simon n’est pas particulièrement obsédé par les ennemis ; ils sont souvent parfaitement absents de 5

J’utiliserai systématiquement le mot réel dans le sens lacanien du terme.

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ce qu’il raconte. Il décrit autre chose. L’événement est de l’ordre de la catastrophe, du maelström, du cataclysme, d’une violence paroxysmique, du cosmique 6 , de quelque chose qui arrive sans qu’il y ait une relation de cause à conséquence. C’est l’irruption d’un autre monde : […] comme si tout ce qu’il englobait, arbres, haies, maisons, animaux, hommes, pouvait d’un instant à l’autre se fracasser, tomber en poussière par l’effet d’une simple vibration se transmettant de proche en proche dans un tintement catastrophique de verre et de métal brisé, […]. Simon, 1981 : 132.

L’énumération est forme de confusion, alignement indifférencié d’éléments disparates, chemin vers la poussière. Le « cosmique » est le hors de l’humain, hors de la logique de l’humain ; la fragmentation est rupture de la cohérence : […] comme si toute logique et toute cohérence allaient à l’encontre de ce qu’il était en train de vivre, quoiqu’il fût de moins en moins en mesure de s’ étonner, encore moins de s’insurger contre un état de fait qu’il était même enclin maintenant à juger normal dans son incohérente apparence (peu à peu conduit en cinq jours à admettre qu’il lui était donné de voir en action les forces tenues habituellement cachées par quelque artifice (ou en sommeil par pure indolence de leur part) et reprenant leurs droits imprescriptibles, animées de leur formidable férocité à la fois aveugle, négligente et sommaire, obéissant à cette irrécusable logique, à cette irrécusable cohérence propre aux éléments et aux lois naturelles), […]. Simon, 1989 : 294.

L’événement est aussi caractérisé comme une convulsion qui est de l’ordre, encore une fois du « cosmique », encore une fois du « gigantesque » : […] pas quelque chose d’ humain, c’est-à-dire susceptible d’être contrôlé par l’ homme, cosmique plutôt, l’air plusieurs fois ébranlé, brutalement compressé et décompressé dans quelque gigantesque et furieuse convulsion, puis plus rien), […]. Simon, 1989 : 98.

Le « cosmique » est ce qui n’est pas humain, ce qui, du réel, sans doute, nous frôle le plus souvent dans le quotidien, comme un ailleurs rappelé parfois par la contemplation des étoiles que leurs diverses appellations ne suffisent pas à intégrer totalement dans notre monde. Mais si nous continuons à lire, avec attention, Simon, dans sa remémoration difficile, nous constatons que ce qu’il ressent, en même temps que la fragmentation, la convulsion, c’est l’apparition de « quelque chose de marron » : […] comme une succession précipitée de chocs sur tout le corps, semblables à de violents coups de poing, en même temps qu’il est comme aveuglé (à moins 6

Mot qu’il utilise d’ailleurs pour décrire le tableau de Breughel. Voir plus haut.

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qu’il n’ait instinctivement fermé les yeux ?) : quelque chose d’obscur, marron, se fracassant, une dégringolade de triangles, comme les innombrables fragments d’une vitre volant en éclats […].7

Simon, 1981 : 177.

Ce « marron » sera qualifié autant que possible, afin d’être réintroduit dans le symbolique humain, parfois « poussière sale marron » (Simon, 1997 : 21), « boue » (Simon, 1982 [1960] : 27), parfois « vase sombre » (Simon, 1982 [1960] : 28) : […] et ce dut être par là que je le vis pour la première fois, un peu avant ou après l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour boire, le découvrant, le fixant à travers cette sorte de demi-sommeil, cette sorte de vase marron dans laquelle j’étais pour ainsi dire englué, […]. Simon, 1982 [1960] : 25.

Simon décrivant, dans La Route des Flandres, ce cheval comme englué dans cette vase marron l’installe en miroir du narrateur car c’est bien lui qui au départ, on le voit, est ainsi englué. Ce cheval prend dans ce roman une grande importance comme un centre plus ou moins caché autour duquel tournent les cavaliers errant. À propos de cette boue qui recouvre le cheval, Simon note d’ailleurs combien elle est peu réaliste puisqu’il n’a pas plu depuis plusieurs jours. Elle est signe du magma marron, elle est la projection sur cet animal de guerre du quelque chose de marron, de l’informe que l’arrivée de l’ailleurs a fait surgir. Comme Simon tente, a posteriori, inlassablement, de qualifier l’informe, il tentera dans le même roman de replacer ce ressenti archaïque dans un contexte quasi politique, interprétation presque rassurante puisque de l’ordre de l’humain et pourtant revient alors l’idée d’une mise à l’écart rituelle des soldats, comme une défécation encore : […] comme si les foules possédaient une sorte de don, d’infaillible instinct qui leur fait distinguer en leur sein et pousser en avant par une espèce d’auto-sélection – ou expulsion, ou plutôt défécation – l’éternel imbécile qui brandira la pancarte [Simon, six lignes plus haut, parle d’ étendards] et qu’elles suivront dans cette sorte d’extase et de fascination où les plonge, comme les enfants, la vue de leurs excréments), […]. Simon, 1982 [1960] : 65.

Intérieur et extérieur communiquent ; le corps n’est plus une délimitation avec l’extérieur. La mort sera, dans le même ordre d’idées, décrite dans L’Acacia comme l’ouverture d’un sac de grains : [Ils auraient été défaits] comme ces paquets, ces sacs dont sitôt le cordon qui les lie dénoué ou tranché le contenu se répand, roule et s’éparpille dans toutes les directions […]. Simon, 1989 : 45.

7

L’italique est de l’auteur.

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[…] pensant que quand il tomberait à terre il ne sentirait même pas le choc, pas plus qu’un sac de sciure ou de grain [sic] ne sent le ciment ou le pavé sur lequel on le jette, parce qu’il serait mort, et exactement pareil sous le soleil à un sac de sciure ou de son, sale, poussiéreux, flasque, sauf que par les trous, les déchirures du drap d’uniforme déjà couleur de terre ce ne serait pas de la sciure ou du son qui s’écoulerait mais […] son sang, […].

Simon, 1989 : 303.

Ce rapport défait entre intérieur et extérieur explique aussi le retour de métaphores sur le vomi. Il n’y a plus d’homme, nous sommes avant l’humain, dans la confusion. L’excrément est ce qui est intérieur et extérieur. Il est l’informe, la matière même : Retenez ceci, à propos de l’extériorité et de l’intériorité – cette distinction n’a aucun sens au niveau du réel. Le réel est sans fissure. Ce que je vous enseigne par où Freud converge avec ce que nous pouvons appeler la philosophie de la science, c’est que ce réel, nous n’avons aucun moyen de l’appréhender – sur tous les plans, et pas seulement sur celui de la connaissance – que par l’intermédiaire du symbolique. Le réel est absolument sans fissure. Lacan, 1978 : 122.

Le jeu de frustration avec la mère fait naître pour l’enfant l’intérieur et l’extérieur, le crée, entre autres autour de l’excrément comme objet : L’objet anal se trouve à être le premier support de la subjectivation dans le rapport àl’Autre, je veux dire ce en quoi, ou ce par quoi, le sujet est d’abord requis par l’Autre de se manifester comme sujet, sujet de plein droit. Lacan, 2004 : 379.

Cette mise en forme d’un monde séparé de l’immonde est très exactement encore à l’œuvre chez Manzoni par exemple, qui en joue et donne bien une forme et un prix à sa merde. Ses 90 boîtes de « Merde d’artiste » 8 d’un poids de 30 grammes chacune ont été proposées au prix de l’or. Louise Bourgeois, de même, travaille avec ses Precious liquids 9 sur la mise en forme des liquides du corps. Quant à Jan Fabre, l’agalma fait briller les carapaces de ses bousiers10 relayées par le jeu de 8

Piero Manzoni (mai 61) Merda d’artista, boîtes numérotées sur le couvercle 001 à 090.

9

Louise Bourgeois (1992) Precious Liquids, bois de cèdre, fer, eau, verre, albâtre, tissu, coussins brodés, vêtement, 427 x 442 cm. 10

Les carapaces des bousiers ont été, entre autres, utilisées par Jan Fabre dans la décoration du plafond de la salle des Glaces du palais royal de Bruxelles (2002), mais aussi bien sur dans Le bousier (2001), ses Pantser (1997) et autres sculptures ou installations.

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lui-même en bousier poussant avec deux philosophes de ses amis de grosses boules d’excréments.11 Dans tous ces cas, nous ne sommes pas dans le monde du réel mais bien dans celui du symbolique. Le sujet est clairement advenu. Simon, me semble-t-il, tente de dire autre chose : l’excrément serait le ressenti, la figuration de l’archaïsme le plus primitif, celui que la déflagration a fait surgir. Il est l’informe absolu. Simon dans son souvenir du traumatisme est dans le ressenti d’un excrément qui engloutirait tout. Nous sommes avant la délimitation des formes, dans la confusion. Dans le même temps, bien sûr, le symbolique cherche à reprendre son travail puisqu’il s’agit de dire cela, de dire l’indicible. Seulement c’est difficile et son écriture gardera dans ses tâtonnements, ses parenthèses, ses comparaisons répétées, sa sinuosité, une trace de cette rencontre avec l’informe. Avec une coloration de désespoir Simon prend d’ailleurs conscience de ce que les mots et la langue le reprenant dans les rets de sa logique sont pourtant à jamais inadéquats à dire cette informe : […] de sorte que plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal […] pouvait la constituer […]. Simon, 1989 : 286.

Or Simon connaîtra une autre expérience traumatisante qui fera lien avec ce ressenti du magma excrémentiel, celle de la maladie ; lorsque les textes tentent de rendre compte de cette nouvelle expérience terrifiante puisqu’il a, à nouveau, failli mourir, revient l’informe comme menace montante tel un excrément clair ; c’est dans Les Corps conducteurs (et son double Orion aveugle) que cette figuration est la plus présente. Les deux textes racontent, entre autres, la progression difficile d’un homme très malade. Simon décrit alors une matière qui l’empêche de marcher, comme de l’informe qui envahirait le monde : Maintenant elle obstrue complètement la porte, comme une muraille molle, comme la poussée de quelque excrément décoloré expulsé par quelque monstre, quelque pachyderme invisible. Des plaques, des pans entiers, comme des gravats, se détachent parfois de son front, basculent, tombent sur le tapis aux couleurs suaves, peu à peu recouvertes par d’autres qui s’amoncellent en déblais au pied de l’implacable falaise en marche. Simon, 1971 : 90.

Encore une fois l’excrément qui menace de tout obstruer a à voir avec le corps énorme, le pachyderme, l’expulsion hors du monstre. Le monde bien rangé du symbolique avec ses tapis « aux couleurs suaves » est menacé par l’intraitable réel… 11

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The Problem (2001).

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Les Gitans et le guerrier Ce ressenti d’un état primitif, celui de la survenue de l’autre côté des choses, de l’informe, conduit Simon à inventer deux types d’hommes. Les premiers sont liés à l’archaïsme, à l’excrément, ce sont les Gitans. Les seconds, nous le verrons, sont, paradoxalement, hommes de la guerre, ceux qui nous remmènent à la parole, qui nous sortent de la confusion, les guerriers. Les Gitans sont longuement décrits dans Les Géorgiques ; Simon invente, ou raconte, leur présence dans une salle de cinéma dans laquelle le narrateur enfant se rend sans sa famille ; Simon intercale dans cette description celle des prisonniers dont il a fait partie. Les Gitans sont décrits comme radicalement étrangers ; les Gitans découverts par l’enfant sont installés dans cette salle comme dans une forme de matrice. Or ils sont : […] la délégation permanente de l’ humanité originelle […], venus tout droit du fond de l’Asie, des âges, sortis tels quels des entrailles du monde ou plutôt (eux, leur puanteur, leur moiteur, leur inépuisable fécondité, leur élémentarité) comme ses entrailles elles-mêmes, étalées, encore fumantes, tant bien que mal contenues... […] Simon, 1981 : 208-209.

On le voit, les Gitans sont intérieur et extérieur ; le texte hésite, « ou plutôt », puis reprend les mêmes termes à quelques pages de distance en simplifiant par le retrait du comparatif : […] les entrailles mêmes du monde étalées là, encore fumantes, tant bien que mal contenues dans les étroits fauteuils […]. Simon, 1981 : 211.

Ils sont sortis des entrailles et entrailles mêmes ; nous sommes à nouveau dans l’expulsion et l’expulsé, dans la non délimitation, dans l’informe. Les Gitans sont le pont avec un début du monde humain, fantasmés comme encore installés dans l’informe. C’est le rêve de la horde originelle marquée triplement par la confusion : « ([…] c’était comme une sorte de grouillement confus, le confus réveil, le confus remue-ménage d’une horde barbare innombrable). » (Simon, 1981 : 212) Ils n’ont pas de femmes mais tels des animaux, des « […] femelles squelettiques ou énormes parfois même difformes, éléphantines […] » (Simon, 1981 : 213). Le rapport de leurs corps au vide est soit de l’ordre de la presque disparition, soit encore une fois de la difformité éléphantine. Leurs corps ne sont pas délimités normalement. Ils sont dans un rapport particulier à la matière. Les Gitans sont liés à la confusion, à l’informe, l’excrément, comme l’aurait été la première société humaine, et ils figurent aussi la confusion temporelle :

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[…] investis de ces occultes pouvoirs qui leur conféraient le don non pas de jeter des sorts ou de prédire l’avenir mais en quelque sorte de le préfigurer, c’est-à-dire d’accélérer le temps, confondant passé présent et futur dans un même creuset, assimilant, transformant en objets archaïques, primitifs et démantibulés tout ce qu’ils approchaient ou touchaient, restituant au chaos, à la matière originelle (rouille, boue, pourriture – de même qu’ils pouvaient indifféremment réduire au même dénominateur commun de crasse, d’odeurs pestilentielles, de ruisseaux d’excréments, d’ épaves ou de porcherie n’importe quelle habitation, […]). Simon, 1981 : 214.

Ils sont alors, sortant d’une forme de matrice, la violence à l’état pur : […] remportés dans ces profondeurs, cet au-delà (ou cet en-deçà ?) où ils semblaient être tenus en réserve, n’avoir été extraits que pour une brève apparition, comme le rappel, le Mane-Thecel-Pharès, la conservation irrécusable et catégorique sous forme humaine de la violence à l’état pur […]. Simon, 1981 : 214-215.

Plus loin dans le même roman, c’est l’Espagne qui devient cloaque : […] comme un récipient, une espèce de cloaque où par l’effet de la pesanteur avait glissé, était venu s’amasser, s’accumuler ce que les autres pays avaient péniblement et peu à peu expulsé au cours des siècles, entassé là comme au fond d’une poche, d’un cul-de-sac, bloqué, malodorant et couvert de mouches. Simon, 1981 : 320.

Les Espagnols sont décrits comme « d’avant même les rois », marqués par la sauvagerie. Ils sont la merde des autres. Simon s’invente ainsi des rêveries sur des peuples qui seraient liés à la violence, à la matière, à l’excrément, peuples archaïques, premiers peuples, peuples encore liés au monde animal, au monde sauvage, au monde de l’informe. Peuples d’avant l’histoire. Peuples psychotiques en somme. Cette rêverie est pure invention ; rappelons que jamais aucun peuple humain n’a été autre chose qu’humain : On ne peut trouver trace d’aucune existence humaine avant les débuts de cette course poursuite : nous ne saurons jamais ce qu’auraient été nos sensations « animales », nous dont le rejet de la demande maternelle nous sépare de notre corps. […] Le corps humain n’a jamais vécu en dehors de son humanité de parole. Pommier, 2004 : 18.

Simon invente ces peuples-là en miroir de ce que lui a ressenti l’instant d’un instant, en miroir de lui-même au cœur de l’Événement, du traumatisme. Il a, lui-même, vécu cette confusion du temps et des choses. Les prisonniers, au cœur du texte qui s’intercale, piétinent d’ailleurs eux aussi « leur propre ordure, dans une odeur de fauves et

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de déjections animales »12 (Simon, 1981 : 211). Simon a, lui-même, connu la « violence pure », la « formidable férocité »13 des choses ; la violence pure des Gitans est en en écho de lui-même. À l’autre bout du roman, d’ailleurs, dans la ferme où des paysans nourrissent un homme en fuite, Simon reprend les mêmes termes : […] son attention, donc, seulement concentrée (tandis qu’entre deux rasades il ponctuait de grognements distraits le lamento pleurard de la femme) sur cette chose bizarre qui s’était peu à peu installée en lui au fil des jours et le possédait maintenant tout entier : cet enivrant sentiment d’ insouciance, de triomphe, d’ invulnérabilité, de violence à l’état pur, d’absolue liberté, […] le monde à présent retourné comme un gant […].14 Simon, 1981 : 426.

L’intérieur est devenu extérieur. Les codes de l’humanité ne sont plus respectés. La confusion temporelle, qui caractérise la horde des Gitans, est justement ce que les différents narrateurs des différents romans de Simon notent quand il est question des traumatismes de mai 40, en particulier ceux de La Route des Flandres et du Jardin des Plantes. Merleau-Ponty souligne d’ailleurs l’importance de la confusion temporelle durant son cours consacré à Claude Simon au Collège de France ; Merleau-Ponty la lie à la question du magma et remarque ainsi que dans La Route des Flandres, la métaphore du magma « totalité transparaissant toujours comme une sorte d’englobant et de magma » (Merleau-Ponty, 1994 : 139) est à l’œuvre dans un hors temps : […] au total : il n’y a pas de Temps sériel [Merleau-Ponty avait écrit « temps », il le raie et remplace par « Temps sériel »] non seulement spatialisé – mais pas non plus de série où l’existence d’un terme annule et remplace l’existence des précédents de sorte qu’un seul terme existerait à la fois. […] ni naturalisme, ni anthropologue : les hommes et le temps, l’espace sont faits du même magma.15 Merleau-Ponty, 1994 : 147 ; 151.

Le magma est ce « quelque chose de marron » qui a à voir avec l’excrément, avec l’informe. Il y a magma, excrément parce que le traumatisme a fait surgir l’informe du réel. Or quand il s’agit de rêver à la sortie du ressenti archaïque, au retour à l’humain, aux paroles, au symbolique, c’est paradoxalement une certaine figuration du guerrier qui le représente  ; le guerrier, très éloigné des militaires réels de 40, serait celui qui 12

L’italique est de l’auteur.

13

Voir plus haut.

14

L’italique est de l’auteur.

15

L’italique est de l’auteur.

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part de l’informe et redonne l’ouverture aux mots. Ainsi dans La Bataille de Pharsale après la description de Suicide de Saül de Breughel, Simon passe à un tableau de Poussin, tableau qui dit le maelström, puis à un guerrier, ici César : […] dominant le champ de bataille le parcourant lentement du regard de gauche à droite la rivière la plaine brun violacé les collines pierreuses le général se tient debout peut-être sur cette pierre teintée de rose parsemée des taches des lichens gris-vert ou vert-noir ses pieds chaussés de sandales dont les lanières s’entrecroisent jusqu’au-dessus des chevilles le corps revêtu d’une armure de bronze […]. Simon, 1969 : 120.

Nous glissons ainsi de la bataille au guerrier. Nous sortons de la confusion. César est debout, il domine. Cette progression hors du magma ouvre à une autre description, celle des Sabines de David. Simon insiste alors sur la position exacte du corps du guerrier dans le tableau. La description très particulière part du haut du corps et finit par se centrer sur la position des jambes : À l’intérieur du V renversé que dessinent les jambes on peut voir : la tête et une partie du buste d’un petit enfant couché sur le sol (le visage de l’enfant est paisible, sa tête est tournée vers le spectateur et le regarde, un de ses doigts est à demi enfoncé dans le coin de ses lèvres), la main d’un homme encore serrée sur la poignée d’un glaive (l’avant-bras, la main : et le glaive qui la prolonge coupent le V renversé à peu près à l’ horizontale, à la façon de la barre d’un A située un peu plus bas et légèrement de travers. La main tenant le glaive reposant sur un rocher plat, comme une marche, la lame du glaive se trouve au-dessus de la tête du petit enfant. Dans le triangle supérieur du A on peut voir un pied de femme ne touchant terre que par les orteils, au-dessous d’une jupe d’un gris violacé. Simon, 1969 : 194-195.

Claude Simon invente un intérieur rigoureusement séparé de l’extérieur par la place des jambes du guerrier. Il part du V renversé pour retrouver, via une épée, le A qui existe tout de même aussi grâce ou par l’absence du sexe, ce que remarque le texte quelques lignes plus loin : […] on devrait voir les bourses de ses testicules pendant entre ses cuisses. Dans un souci de pudeur, sans doute, le peintre ne les a pas représentées. Simon, 1969 : 195.

La sortie de la confusion se fait donc par le guerrier et la castration. Elle est à l’œuvre dans le texte et au cœur de la double lettre, V renversé ou A, se placent des fragments, des prolongements de ce qui se trouve à l’extérieur. Seuls l’intéressent ici les éléments qui se trouvent à l’intérieur du A / V ; ils deviennent fragments. Un enfant est au cœur de cette délimitation. C’est donc une main qui dessine la barre intérieure du A, une main armée d’un glaive. L’adverbe « encore » place délicatement

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la mort de l’homme qui, dans ce triangle, se trouve dessiner ainsi l’espace où est posé la tête du petit enfant. Ce dernier, Claude Simon l’a bien vu et écrit, est paisible, sa tête est tournée vers le spectateur et le regarde, un de ses doigts est à demi enfoncé dans le coin de ses lèvres. Le guerrier extrait du tableau dessine donc par la position de ses jambes et la présence du glaive d’un mort la place de la vie, de la mort et de l’invention, la première lettre de l’alphabet. Une écriture grandiloquente pour un lecteur idiot ? Dans un cercle saisissant, de roman en roman, de manière cachée et exhibée, Simon raconte ainsi, invente, retrouve le retour à la confusion, à l’élément archaïque de la merde ; elle est alors magma parfois transparent, excrément d’une ogresse ou d’un pachyderme, mais, dans le même temps, il donne le retour au symbolique, à la différenciation, aux mots comme l’œuvre d’un homme fantasmé en guerrier castré. Mais quelle écriture est créée pour dire cela, cet aller-retour entre catastrophe et symbolique ? Comment dire l’informe au moment même où l’on tente de le mettre en mots ? Reconstruire le symbolique au-delà et avec la catastrophe, au-delà et avec la découverte du magma excrémentiel, force-t-il à une écriture particulière ? Cela a-t-il quelque chose à voir avec le Nouveau Roman ? Ou encore, l’écriture qui dit la catastrophe absolue comme passage dans un ailleurs ininscriptible se module-t-elle en grandiloquence ? Particulière cette écriture l’est et reconnue comme telle. L’idée que le texte s’autoengendre ou que, pour le moins, il ne doit pas céder à l’illusion référentielle sous-tend la démarche de Simon et on ne peut passer sous silence que Simon a voulu se situer dans la mouvance du Nouveau Roman. Connaître maintenant la grande précision de son écriture dans ses références ne peut nous autoriser à masquer le fait premier que Simon se trouve placé dans un étrange rapport au référent. Le texte est référentiel et pourtant ne l’est pas… Paradoxe. Et si justement c’était la découverte, la révélation de l’informe, du quelque chose de marron, vécue au travers de la catastrophe, qui était à l’origine du refus même de l’illusion référentielle ? Car la catastrophe a introduit Claude Simon dans un monde qui a montré toute la fragilité des référents humains. Le réel, et non la réalité, le taraude. La réalité s’avère illusoire. Dire aussi près que possible le réel c’est se méfier de la réalité, quitte à y revenir inlassablement. Ce qui est premier est le magma : Ce qui préexiste est extrêmement vague, une espèce de magma. Simon, 1972 : 109.

Nous l’avons vu, le magma, dont la merde, est non pas placé dans un système d’échange, mais comme le plein du monde réel. L’écriture ne peut alors que garder,

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dans le moment même de sa reconstruction, traces de l’informe et du magma mais le texte cherche à reconstruire du lien : […] ne pourrait-on pas chercher, dans la fiction, à non plus aligner une succession d’éléments, mais à réunir des ensembles où les éléments se combinent en fonction de leurs qualités ? Simon, 1972 : 80.

Tous les textes de Claude Simon sont textes de détours, d’hésitations, de parenthèses enchâssant des parenthèses, de « comme » à l’infini, ce « comme » qui est le signe même du lien, d’où l’importance aussi du A, premier signe du symbolique. D’où aussi une lecture ou un regard particulier porté sur les productions des autres, écrivains ou peintres qui ont connu la guerre, frères d’effroi. Et qui sait, cette armée excrémentielle qu’il croit trouver dans Breughel, peut-être y est-elle ! Il a bien révélé en Poussin la terreur cachée et le magma menaçant. Ce retour au symbolique ne se fait pas avec grandiloquence même s’il y a là une parole grande, une parole infinie, car infiniment déceptive ; c’est une parole qui se déplie en se méfiant d’elle-même mot à mot. Est-ce à dire que le lien entre grandiloquence et catastrophe pointé par Clément Rosset (2004) serait faux ? […] la phraséologie grandiloquente n’est jamais aussi patente que lorsqu’elle est motivée : elle est d’autant plus vivace que le réel16 qu’elle a pour fonction d’exterminer est plus indésirable et terrifiant. Rosset, 2004 : 96.

On remarquera aussi le lien qui relie la grandiloquence au sentiment de la catastrophe […] Rosset, 2004 : 99.

Il y aurait plutôt catastrophe et catastrophe. Il y a des catastrophes qui ne bougent pas notre mur du symbolique, et qui ouvrent, en effet, au trop parler. Et Rosset démonte toutes les manifestations de ce trop parler-là qui peut d’ailleurs se cacher sous l’apparemment moins parler de la litote. Seulement pour « terrifiantes » qu’elles soient, ces catastrophes, celles dont il analyse la capacité à produire de la grandiloquence, ne sont pas sorties de l’humain. Nous sommes dans une autre forme de terreur que celles provoquées par les mauvaises rencontres de l’indicible. Fausse terreur sans doute. Au contraire, donc, des mauvaises rencontres de Claude Simon qui l’ont poussé à dire beaucoup parce que l’inadéquation des mots se révélait ligne à ligne, mot à mot même. L’aventure du Nouveau Roman ne serait pas, pour Simon, le refus de la réalité, porte ouverte à la grandiloquence, mais les retrouvailles avec ce qui en a été expulsé. Le texte

16

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Clément Rosset assimile réel et réalité.

C e q u e l q u e c h o s e d e m a r r o n. C l a u d e S i m o n

e t l’ i r r e p r é s e n t a b l e


n’est pas dans un réel acte d’autoproduction, il est dans l’acte de la reconstruction. Acte déceptif. La merde, le magma le cernent, le forcent à la parole infinie. Et nous lecteurs, comment pouvons-nous lire cela ? Il faut sans doute être un lecteur idiot pour lire ce qui est dit réellement ; pour ne pas recacher sous des voiles divers la merde et le magma. On peut lire de la grandiloquence là où il n’y en a pas. Être un lecteur idiot serait alors au contraire lire réellement, obstinément. Ce serait garder le pouvoir de l’étonnement. Oui, Simon compare les Gitans à de l’excrément. Oui, il compare toute l’Espagne à un cloaque. Savoir lire idiotement serait savoir ne pas escamoter ce qui gêne. Car très probablement dans cette antigrandiloquence-là, nous pouvons lire, si nous sommes têtus et bornés, ce qui se dit, la menace du réel en lisière de notre vie à tous.


Œuvres de Claude Simon, en ordre chronologique : La Route des Flandres (1982 [1960]), Paris, Les Éditions de minuit double.

La Bataille de Pharsale (1969) Paris, Les Éditions de minuit. Orion aveugle (1970), Paris, Skira. Les Corps conducteurs (1971) Paris, Les Éditions de minuit. Les Géorgiques (1981) Paris, Les Éditions de minuit. L’Acacia (1989) Paris, Les Éditions de minuit. Le Jardin des Plantes (1997) Paris, Les Éditions de minuit. Claude Simon, Œuvres (2006) Paris, Gallimard / La Pléiade.

Autres références citées :

Lacan J. (1978) Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Champ freudien, Paris, Le Seuil. Lacan J. (2004) Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Champ Freudien, Paris, Le Seuil. Merleau-Ponty M. (1994) « Notes cours sur Claude Simon », retranscrites par Stéphanie Menase et Jacques Neefs, Génésis, n° 6, Paris, Édition Jean-Michel Place. Pommier G. (2004) Qu’est-ce que le « réel » ?, Paris, Érès. Rosset C. (2004) Le réel, Traité de l’idiotie, Paris, Les Éditions de minuit. Simon C. (1972) « La Fiction mot à mot », dans Nouveau Roman : hier, aujourd’ hui, 2. Pratiques, Paris, collection 10/18, Union Générale d’Éditions.



Gilles Lastra de Matias L’article interroge la place significative de la merde dans plusieurs conditions de réclusion, que sont la prison (un poème de César Vallejo), l’oflag (Georges

Hyvernaud), le camp d’Auschwitz (Joseph Bialot), un placard puis une ferme (Raymond Federman). Il est question de mettre en résonance des textes

littéraires, textes de témoignage, au sens crucial du reste, de ce qui reste à dire, à faire voir et entendre. Chacun intègre cette matière sordide, rétive à certaines rhétoriques, à celle, en premier lieu, de l’indicible.


Nous portons tous dans notre corps une manifestation de la mort : l’excrément. Il se détache de nous tel un cadavre. Bien qu’ayant toujours conservé sa propre nature, étrangère à la nôtre, de ce qui n’a été que transitoirement assimilé, il n’en reste pas moins la résultante de nos fonctions vitales, à la fois œuvre et déchet du corps. Alfredo López Austin, Une vieille histoire de la merde

À propos de l’auteur Gilles Lastra de Matias est hispaniste de formation et anciennement affilié au groupe Traverses de l'Université Paris 8 sur l'interférence des codes, des langages et des arts. Il travaille aujourd’hui en bibliothèque à Lyon et poursuit sa recherche dans une voie résolument critique et pluridisciplinaire. Il publie des textes notamment sur l’esthétique d’Antoni Tàpies et d’Eugenio d’Ors, sur l’anthropologie de Fernando Ortiz, sur l’œuvre de Josep Renau, et de plus longue haleine, une réflexion sur la pensée et l’écriture de José Ferrater Mora, philosophe espagnol aussi imposant que singulier.

I

l faudrait avant tout considérer un continu, le continu entre le corps physique et le corps social. La merde, ce qu’un corps évacue, en fait fatalement partie. En somme, il faudrait accepter ce radical continu, d’un corps qui existe dans la concurrence physique de tous les corps, avec la complexe économie symbolique qui en résulte. Autrement dit, il y a une forte incidence du corps physique sur les représentations et l’organisation collectives, de là un débordement sur le corps social, une tentation notoire à biologiser. Mais la merde s’inscrit dans un continu spécifique. Elle implique une transition intérieure et un cycle. Elle est à la fois la matière et la matérialisation, la digestion et le système digestif ; elle est un organe externe, l’anus ou les fesses ; elle est un acte singulier, la défécation, et le lieu de cet acte, assez souvent les cabinets. Elle est tout cela, minimalement. Ainsi, dans sa pièce Par-dessus bord (1972), Michel Vinaver


choisit l’entreprise de papier-toilette pour questionner l’univers de l’entreprise libérale, il met un système à nu qui repose sur le gaspillage, l’obsolescence et le rebut : ce système ne produit pas ses déjections sans disposer de l’instrument pour s’en laver. Voilà une défection généralisée, institutionnalisée dès lors. La consommation au sens propre et stercoral du terme1 . En ces 1   Dans les années quatre-vingt-dix, à Bogotá (Colombie), l’indigent était couramment appelé « desechable », le jetable. L’indigent marqué par l’intensité de son exclusion dans l’espace public. Le cycle de la consommation est plaqué sur le cycle de la vie, considérée du strict point de vue de l’utilité, de l’utilisation, de l’exploitation. Cet exemple est éloquent, qu’il suffise de mentionner le dénouement linguistique, car la répugnance devait s’affubler en conséquence : le politiquement correct, qui redéploie les préjugés non sans bonne intention. L’indigent devint bientôt « habitante de la calle », l’habitant de la rue.

temps encore récents de célébration, celle de la chute du mur de Berlin, résonne la célébration concomitante d’un modèle social-démocrate (avec l’amalgame entre liberté, libéralisme et démocratie) dont l’élément social sert assurément de papier-toilette au capitalisme consacré. En outre, l’imaginaire totalisant ou totalitaire du pouvoir fantasme la société unifiée, l’organisme sain ou malade. Alors, l’abdomen obtient une forte charge symbolique, ce siège d’une digestion impossible : un ennemi intérieur inassimilable qu’il est urgent d’expulser. La maîtrise du corps est le corollaire d’une maîtrise de la société. Au-delà des laboratores de la tripartition platonicienne, c’est l’image frappante du Léviathan d’après un certain Carl Schmitt, le monstre terrassé de l’intérieur qui gît éventré. L’excrément fécal est peut-être la sordes la plus suggestive, la plus sordide. De là, sa potentialité artistique et littéraire. En tout cas, quand il


est désigné en tant que « merde », d’abord par l’usage du registre familier et même vulgaire, il évoque d’autant plus explicitement, avec une intention parfois provocatrice, provocatrice de rire également, le rapport au corps, faussant les sublimations. Cependant, l’acte est quotidien et intime, l’expérience et la contrainte de quiconque. On pourra éluder ou amplifier son importance, nous intéresse ici l’acte ordinaire dans une circonstance qui l’est beaucoup moins, et comment il prend du fait même de cette circonstance un sens autre, révélateur. Circonstance qui a trait à la réclusion, rejet d’un intérieur-extérieur. La première incursion est poétique et une entrée en matière, matière sordide : il s’agit d’un poème de César Vallejo. Les trois autres auteurs considérés sont Georges Hyvernaud, Joseph Bialot et Raymond Federman. Chacun témoigne à sa façon : fait voir, fait entendre et fait échec à l’indicible, le contredit. Le témoignage a pour condition le reste, la constitution en reste, une expérience à l’état irrévocable de reste. Lorsque le thème de la merde est abordé, il est en prise sur ce devenir-reste et ce devenir-mots. *

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Quand bien même le thème de la merde semble peu noble ou blasphématoire, il peut avoir une portée fondatrice ou quasiment. Tout hispaniste sait ce que la poésie et la langue espagnoles doivent au péruvien César Vallejo et au recueil Trilce (1922). L’hermétisme contribue à l’appréciation, car on aime à confondre l’hermétisme avec l’herméneutique, pour confondre l’herméneutique avec une herméneutique, la plus spéculative et universaliste. Le sens n’exis-

terait qu’enfermé, que profond et secret. Pourtant, le premier poème de Trilce pose sa lecture. La poésie est resituée dans les poèmes, l’opacité dans la lettre, dans sa physique, dans l’écoute. Lecture que commande l’écriture qui est, on l’oublie souvent, passage et présence du corps. Écriture et lecture sont liées par homologie au processus de la digestion, mais pointent vers ce qui reste après s’être nourri, de la vie entre autres, sans avoir à être magnifié par le concept d’empreinte et de trace. Ce qui se comprend face à la tradition rhétorique. Le Quintilien de l'Institution oratoire ou le Sénèque des Lettres à Lucilius, en écho aux théories hippocratiques, nous parlent d’une digestion qui est un processus de cuisson (le principe masculin-paternel de la chaleur) : que rien ne soit conservé comme tel, cru, alienus et crudus. La suggestion aussi est entrée dans la lettre. Le premier poème de Trilce ne dit pas ce qu’il désigne du début à la fin, en raillant par avance les lectures qui ne nomment pas ce qui n’est pas nommé. L’innommable merde. C. Vallejo fut emprisonné entre novembre 1920 et février 1921 à Trujillo ; il se rendait aux latrines (letra et letrina en espagnol) plusieurs fois par jour accompagné d’un gardien. L’acte de création est symbolisé, à l’évidence, en ce qu’il engage l’intimité et suppose une intense gestation, un besoin de faire pour ainsi dire. Les arguties et les contorsions herméneutiques n’y changeront rien, l’homologie fonctionne sans pour autant évincer le témoignage, et l’excrément y acquiert la vertu d’un engrais (guano, -ano, l’anus). En effet, les couloirs et les galeries de la prison ont quelque chose d’intestinal, aussi est-ce contre la prison et ses sbires, contre l’ordre social apparenté que l’écriture défèque. Intestin contre intestin. Le poème refait pour l’accuser l’éva-

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cuation par le silence. Double parturition, il crée et permet de se créer contre ce qui menace de tout digérer. Parce que le poème traite de l’homme qui est atteint jusqu’au moment privé de la défécation, de l’homme littéralement réduit à de la merde. Nous voulions en venir à cela précisément, nous contenter enfin de citer et imparfaitement traduire les trois derniers vers (sur les seize) ; l’adjectif « abozaleada » est lourd de sens et d’implicite, il mobilise l’idée de musellement, la muselière et le licou, la contention et la secousse, l’idée de début et de nouveauté, d’esclavage, l’esclave noir dit bozal, le nouvel arrivé, emmuré dans le silence et mené à la langue nouvelle : Y la península párase por la espalda, abozaleada, impertérrita en la línea mortal del equilibrio Vallejo, 1998 : 43

Et la péninsule campe plein dos, emmuselée, imperturbable sur la ligne mortelle de l’équilibre *

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C’est d’une autre captivité dont parle Georges Hyvernaud, la captivité dans l’oflag, le camp allemand des prisonniers militaires pendant la Seconde Guerre mondiale. L’oflag : des blocks, quelques baraquements et ses chambrées (la Stube), les latrines collectives au milieu. G. Hyvernaud y a vécu cinq années désœuvrées, minées par l’humiliation et le dénuement, par les bassesses humaines. Le second chapitre de La peau et les os, « Tourner en rond », commence par ces mots : « Le pire de tout, c’est les cabinets. Quand je

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veux former une image dense et irréprochable du bonheur, c’est à des cabinets que je pense. » (Hyvernaud, 1993 : 45) Les cabinets apaisants d’une intimité retrouvée. La captivité rejette hors de la vie, elle est promiscuité, contagieuse : être captif des autres, « captif des captifs » (Hyvernaud, 1993 : 60). Tourner en rond et ne plus pouvoir être seul, deux façons d’être vidé de soi. Le prisonnier perd prise, il perd pied, une saturation de présences et de répétitions. La peau et les os parle d’un certain ordre de la liquéfaction, ce dans quoi on se laisse couler et amollir. L’action émolliente de la captivité est destructrice dans la chambrée de l’oflag, repérable dans les rites familiaux et sociaux, dans toutes les routines et les complaisances. À quel effacement de soi, à quel enfermement chacun peut consentir pour vivre en société ? Le wagon à vaches le racontera. Au retour de l’oflag, « on remet ça », on se glisse dans la vie d’avant. Si l’intimité est retrouvée, elle est impartageable. G. Hyvernaud s’applique à témoigner mais sans l’Histoire des historiens : crûment. Le suc de l’érudition historienne fera son travail, il coulera les événements dans un moule livresque. On en coulera les statues fientées. Ce qui est moins clair, « c’est l’homme dans l’Histoire ; ou l’Histoire dans l’homme, si on préfère ; la prise de possession de l’homme par l’Histoire. L’homme complique tout » (Hyvernaud, 1993 : 101) – l’homme, en peau et en os, cet « énorme et scandaleux incognito » des Carnets d’oflags. Telle est l’Histoire prétendument remise en perspective : « L’Histoire des historiens n’a pas d’odeur. » (Hyvernaud, 1993 : 102) Les événements sont pourtant entrés par les corps, se sont logés dans les entrailles ; indispensable clarification : l’Histoire a, pour dire vrai, une odeur de cabinets. Par conséquent : « Quand les


écrivains feront des livres sur la captivité, c’est les cabinets qu’ils devront décrire et méditer. Rien que cela. Ça suffira. Décrire consciencieusement les cabinets et les hommes aux cabinets. » (Hyvernaud, 1993 : 49) La remarque se trouve au centre d’un passage qui a l’acuité d’un morceau d’anthologie. C’est la promiscuité extrême, jusqu’aux cabinets qui avaient représenté l’acte solitaire, isolé, caché. La merde a subitement rapatrié l’homme dans le vivant et le vivant dans les tripes ; l’homme n’a pas simplement franchi la frontière vers l’infrahumain, il est instamment rappelé à sa condition humaine (de simple être humain). L’Histoire au-delà du vécu est comme l’homme au-delà du corps : Pour prendre pleinement conscience de ce qui nous est arrivé, rien de tel que de s’accroupir fesse à fesse dans les latrines. Voilà ce qu’ils ont fait de nous. Et on s’imaginait qu’on avait une âme, ou quelque chose d’approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n’a pas d’ âme. On a des tripes. On s’emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C’est toute notre existence. Hyvernaud, 1993 : 48-49.

Et de citer plus loin la lettre de Paul Valéry (mentionnée dans les Carnets d’oflag) qui répond à un prisonnier, content que l’énergie spirituelle le soutienne dans la souffrance endurée : « Seulement, l’énergie spirituelle, c’est des choses qu’on met dans les livres. Ça n’existe pas. Pas moyen de les prononcer, ces deux mots, sans une grande envie de rigoler. Ici, dans les cabinets. » Avec la merde, il est impossible de trouver l’angle avantageux, l’image qui avantagera le fait, le mythe ne mordra pas sur le récit. La merde ne triche pas avec le témoignage :

« On publiera de belles choses sur l’énergie spirituelle des captifs. Et on ne dira rien des cabinets. C’est pourtant ça l’important. Cette fosse à merde et ce méli-mélo de larves. Toute l’abjection de la captivité est là, et l’Histoire, et le destin. » L’important ou l’essentiel, ce qui reste, la merde – sa fosse et son odeur. La douleur de digérer est le privilège des vivants, des vies vidées, des vies passées à se vider. Dehors, la nuit froide, et dedans « ça pousse, ça force, dans la sourde nuit viscérale » (Hyvernaud, 1993 : 72), le prisonnier de l’oflag n’est plus qu’un « numéro sur un sac à tripes » (Hyvernaud, 1993 : 82), compté et recompté indéfiniment dans la cour par l’officier allemand. La saturation de présences et de répétitions a lieu dans les corps : l’inlassable travail de la vie, le cycle infernal de la digestion. La belle intériorité psychique et connaissante par laquelle l’homme s’enorgueillit d’être homme est alors dissoute. S’emplir et se vider : le rapport entre l’intériorité et l’extériorité s’y résume. Encore une fois, ce n’est pas le corps métaphysique vidé de son âme, le corps-prison-de-l’âme. Le corps est devenu l’envahissant, il est la prison de l’existence, l’existence entière et le dévidoir de l’existence. La merde ne rend pas l’existence sordide, elle la rend au sordide. Le sordide ou bien l’absurdité : « On a construit des philosophies là-dessus. Je sais. Mais j’en ai assez des philosophies. L’absurdité ça ne se démontre pas, ça ne se raisonne pas, ça ne sert pas à faire des conférences ou des articles dans les revues. On l’éprouve dans tout son être. C’est une révélation vivante qui, à de certains moments intenses, emporte tout. » (Hyvernaud, 1993 : 110) On en oublie parfois que l’existence précède l’existentialisme. Jean-Paul Sartre devait bien le savoir, lui qui

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La merde a subitement rapatrié l’ homme dans le vivant et le vivant dans les tripes ; l’ homme n’a pas simplement franchi la frontière vers l ’ infrahumain, il est instamment rappelé à sa condition humaine (de simple être humain).

a appuyé la publication de La peau et les os. L’humain précède l’humanisme qui plus est. L’homme armé de sa culture n’est pas à l’abri de l’homme qu’il est vraiment, comme Faucheret l’agrégé, le latinisant et l’hellénisant, Faucheret fantoche, de ces hommes vus « jusqu’au fond : comme ces bassins qu’on vide et qui avouent leur boue verte et toutes ces molles saletés » (Hyvernaud, 1993 : 36). Un Faucheret pleurnichard et chapardeur qui s’est rapidement abandonné à la crasse et aux croûtes, au petit jus rose qui en coule, son humanisme avec. Il est à l’honneur dans les Carnets d’oflag, le premier portrait, celui qui se gratte l’âme tout comme il se gratte le genou, le même « pauvre jus de honte, de remords et de misère ». Dire la merde consiste à dire la captivité, des captivités en chaîne qui vident le prisonnier de sa personne. La promiscuité vide de soi, à tel point qu’il n’y a plus qu’absence à soi une fois seul. Pareillement, la folie d’un Percheval enseigne que la résignation finit par vider de soi, la

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volonté s’épuise dans la répétition du même et l’automatisme, tout perd son sens, sa direction, sa finalité. Indifférenciation et indifférence, l’homme est à l’image de la « marmelade d’hommes », autant la marmelade produite par les hommes que les hommes produit d’une marmelade. Dans les oflags où les correspondances sont soumises à la censure, G. Hyvernaud a cherché un moyen de s’abstraire par l’écriture, de retrouver la solitude ravie jusqu’aux cabinets. Dire la merde consiste à dire l’essentiel : à d’autres la tâche de faire la part du feu pour sacrifier à un essentiel substitutif, l’engrais de la grandeur, de l’édification, de la célébration voire du patriotisme. « Égalité et fraternité de la merde. » (Hyvernaud, 1993 : 49) *

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Une remarque extraite des Carnets d ’oflag servira de préambule au troisième exemple : « La méfiance des littérateurs à l’égard de la littérature vient de cette impression que les choses vraiment vivantes, essentielles, échappent au langage, que c’est l’inexprimable seul qui importe, que l’exprimable ne peut être que superficiel, extérieur, stérile. » (Hyvernaud, 1987 : 78) Faire confiance à l’exprimable est désacralisateur, il déconsidère l’espace incommensurable entre la chose et le mot, la tension vers un mutisme qui serait gage d’authenticité. L’exprimable ne fait pas le jeu de l’impuissance du langage. Si les mots témoignent, ils font voir ce qui a été vu dans le Lager, dans le camp d’anéantissement. Non pas montrer par défaut, au contraire, ménager une voie pour l’exprimable, pour l’indélébile. Dans C’est en hiver que les jours rallongent, sans plus de détours par un


imaginaire qui déforme l’inimaginable, Joseph Bialot témoigne d’Auschwitz presque soixante ans plus tard : « C’est brut, au premier degré, au niveau du coup de poing dans la gueule, sans chercher d’explications, qu’il faut essayer de rendre présent ce qui ne peut être regardé, de montrer ce qui est impossible à dire. » (Bialot, 2002 : 14). Si l’horreur n’a pas de mots, il y a des mots pour la dire, une certaine manière de la dire, une littéralité qui évite la métaphore ou tente d’invalider son propre mécanisme de déportation, la déportation du sens. Le quotidien – subversion du mémorial et du mémorable par la remémoration – est à même de rendre sensible, de révéler et démasquer. La libération du camp a été une nouvelle naissance pour J. Bialot, né en Pologne une seconde fois. Il a vécu la mort dans la vie. La mort aussi n’était plus la mort, arrachée à un cycle naturel, ce n’était qu’une fabrication de la mort. Giorgio Agamben est revenu sur cet aspect (Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin). Sans entrer dans un commentaire, on s’étonnera du recours à Heidegger, à la fameuse conférence de Brême (1949) qui, disjointe de la biographie et de l’œuvre, de leur lien insurpassable, perd sa platitude, la platitude d’une marotte. La fabrication de la mort dans les camps est mise dans l’industrialisation pour y dénoncer la raison technique-scientifique, et non la déraison, d’où le rapprochement entre la chambre à gaz et l’industrie alimentaire motorisée. Ce déterminisme avec son aboutissement dans l’extermination est une dénégation de l’histoire, celle de la haine envers les Juifs. Que le système concentrationnaire éclaire en revanche sur la société des hommes et l’exploitation invétérée des uns par les autres, nul doute là-dessus.

En tout état de cause, le Lager fait se toucher les extrêmes, tout perd sens y compris la vie et la mort ; l’homme vit dans sa chair l’état d’excrément : l’homme vidé de l’homme. Au dernier stade cachectique, il y a le « musulman » (mousoulmane). Dans La station Saint-Martin est fermée au public, pendant fictionnel de C’est en hiver que les jours rallongent : « Au niveau de la température la plus basse existant au monde, lorsque les vibrations disparaissent et que plus aucun échange de chaleur ne peut se produire, le cœur cesse d’aimer. Le vide sidéral se métamorphose alors en «mouzoulmanisme » et crée son chef-d’œuvre : un homme vide. » (Bialot, 2004 : 90) La fabrication de la mort va de pair avec la fabrication du déchet, de l’homme-excrément. Selon le renversement nazi, la fabrication prétendait imiter la nature et la contre-nature, fabriquer naturalisait. Robert Antelme : « Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. » (Antelme, 1957 : 83) Une machine, une machination, ex machina : par le moyen d’une volonté illusoire2 . Les extrêmes se touchent, effectivement, et dans le même temps tout est paroxysme ; le microcosme des rejetés reproduit en son sein les mécanismes du rejet, pris en charge par les rejetés eux-mêmes : « La machine à exterminer fonctionnait aussi avec cet objectif : diviser les 2   R. Antelme insiste sur la déchéance partagée, renversée en libération pour tous, et la met en relation avec le prolétaire, son « matérialisme sordide » (Antelme, 1957 : 107). Cf. l’article de Georges Perec, si instructif, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », publié dans L.G. (une aventure des années soixante). Par ailleurs, difficile de ne pas penser en lisant C’est en hiver que les jours rallongent aux olympiades de W.

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taulards, avantager l’un pour rendre l’autre un peu plus envieux, un peu plus soumis, faire dévier la frustration et la haine de ses objectifs réels, les SS et la hiérarchie verte, pour les détourner vers l’autodestruction. » (Bialot, 2002 : 156) La fabrication de la mort est totale en créant les conditions d’une auto-fabrication : « L’égalité n’existait qu’au stade final : le crématoire. » (Bialot, 2002 : 159). La perte totale de sens est inaugurée dans les cabinets. Aussitôt qu’il arrive à Birkenau, J. Bialot est entassé avec trois cents autres dans le hangar nommé Canada : « C’est dans les chiottes de Birkenau que j’ai découvert qu’un billet de banque pouvait parfaitement remplacer le papier-toilette. » (Bialot, 2002 : 105). Il y retrouve Maurice qui lui dresse un état des lieux et soudain, par reflexe, il se met à chercher le papier-toilette. Il est là le vernis de civilisation, qui se craquelle si aisément. Maurice se moque, lui tend finalement un papier froissé, un billet de banque ; J. Bialot hésite un moment : « Perché sur mon siège, j’admire mon billet de cinq mille, le tourne, le regarde par transparence, je lis machinalement l’avertissement usuel : « … Le contrefacteur sera puni de travaux forcés à perpétuité ». » (Bialot, 2002 : 108) Dans le Lager, le coin des rencontres et des échanges d’informations, le « coin «paradisiaque » n’était autre que les chiottes collectives d’un groupe contraint à une non-vie collective » (Bialot, 2002 : 103). Sur un chantier, il est possible d’y reprendre son souffle, mais la cabane est gardée par le « Maître des chiottes », il est « le Prince Bleu, Sa Hauteur, Sa Splendeur, le Scheissmeister, un triangle vert », qui filtre les entrées, les négocie pendant que les intestins et les cœurs s’emballent – le roi et ses trônes : « Le Scheiss-

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meister est la parfaite incarnation du nazisme, un métier de roi dans un royaume de merde, de sang et de cendres. » (Bialot, 2002 : 104-105) La merde comme quotidien, comme manifestation constante, avalisait la réduction préalable d’une catégorie d’hommes à de la merde : « Les hommes se vident à toute vitesse, se liquéfient, meurent », les hommes ou la « section chiasse-merde-et-cadavres » (Bialot, 2002 : 100), car l’odeur de la mort est l’odeur de la merde. Détail saisissant : dans les dortoirs, les plus mourants dorment en général sur les lits du bas pour ne pas déféquer sur les autres. Effet de redondance que cette fabrication du cadavre à l’intérieur de soi. Le corps soumis à la sous-alimentation n’engendre plus que l’obsession de la faim, il n’est qu’un système de vidange maladif (et J. Bialot s’est occupé de la construction d’un tout-à-l’égout), boyau en concurrence insensée avec l’autre boyau érigé du four crématoire. On quitte le camp par l’anus et par la cheminée : « […] chaque jour de nouveaux admissibles à la chiasse mortelle occupent les lits libérés. » (Bialot, 2002 : 136). Au milieu de cela, la rumeur se répandait, le mot résonne étrangement, de l’ « évacuation », d’une libération probable ou imminente. Lorsque le camp est enfin libéré, le sous-alimenté se jette sur la nourriture et meurt à présent de suralimentation : « Bien entendu, la dysenterie revient et me tord de nouveau les tripes. Je ne suis pas le seul et on commence à ramasser les premiers morts de suralimentation. Le comble de l’absurde : mourir d’indigestion au pays de la faim. » (Bialot, 2002 : 201) Être captif du corps (ne plus pouvoir faire corps, les congénères, les émotions), de ce corps anonyme et vidé de toute singularité par la faim, c’est être réduit à la fabrique de sa merde, fabri-


que de mort et signe que de la vie est en cours de fabrication. R. Antelme raconte la première fois où il a vu mourir à Buchenwald ; un homme ( « matière à SS ») est sorti dans une couverture, on le redresse sur ses deux bâtons violets : « Il nous tournait le dos, il s’est baissé et on a vu une large fente noire entre deux os. Un jet de merde liquide est parti vers nous » – il ne doit pas être mort : « C’était par la merde qu’on avait su qu’il était vivant […]. » (Antelme, 1957 : 36) Toutefois, on sait aussi qu'un écoulement anal est le dernier relâchement, l'équivalent du dernier soupir. Le détenu n'était plus une forme souffrante, il est d'emblée nié dans son appartenance à l’unité indivisible de l’espèce, à l’espèce humaine. R. Antelme témoigne de cet absolu placé en son endroit, de ce séjour dans l’expulsion, et ce n’est pas un hasard si L’espèce humaine commence par les pissotières et les chiottes. L’ultime brouillage de la vie et de la mort est le fait d’être « rescapé », survivant, un surplus de vie, un reste du système concentrationnaire et un reste de soi dont on assume tant bien que mal l’avenir. Après avoir été mort vivant dans un Lager, la vie est une vie dans la stricte mesure où la dent dévitalisée est une dent (l’image est de J. Bialot dans La gare sans nom). Si le crime contre l’humanité est imprescriptible, il n’y a pas de prescription pour la mémoire d’un survivant, avoir été libéré se transforme en nouvel enfermement. Tandis que dans le camp, l’horreur présente menaçait d’expulser du temps : « Se souvenir… À tout prix… Se souvenir de soi et des autres, surtout des autres si l’on veut rester soi, même si l’émotion a changé de goût et baigne dans le déni, dans la détestation de l’autre […]. » (Bialot, 2002 : 139) Rester soi en restant inscrit dans le temps, dans sa vie, est

l’impératif face à l’anéantissement. Il faut, pour soi, témoigner encore de soi. *

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La prison, l’oflag, le Lager, en dernière instance, un placard. Et le passé est bel et bien un revenant, qui revient d’où la vie est morte, d’où il a fallu renaître. Pas un placard, un « cabinet de débarras » exactement. Dans The Voice in the Closet / La voix dans le débarras, en deux langues, pour Raymond Federman, ce cabinet est un ventre et un tombeau inextricablement. En juillet 1942, il a treize ans, sa mère le met là (pourquoi lui ?) en disant « chut », il échappe à la rafle du Vél d’Hiv’. Le texte en son entier, enfermé en vingt carrés pour l’anglais et vingt rectangles pour la réécriture en français, est un flux sans ponctuation qui ne relève en rien du balbutiement apophatique. Par à-coups, par liaisons et déliaisons, désarticulations et remembrement, c’est une liquidation verbale de l’impossible liquidation mémorielle. Une voix clame et réclame, depuis l’obscurité. La voix passée de l’enfant Federman est abandonnée ici-encore-maintenant (n’avait-il pas reçu l’injonction de se taire ?) dans le trou vide du cabinet de débarras, elle se cherche une place (sa place de « je », (d)énonciateur) ici-encore-maintenant-enfin, dans un Federman de renaissance : « […] dans un grand fourneau à gaz ma survivance une erreur qu’il n’accepte pas le force à recommencer au conditionnel par une autre forme de séquestration […]. » (Federman, 2008b : 42) La voix est en vie, elle a déjoué la mort, a résisté : « […] je suis mort croit-il me laisse en arrière mais je me redonne vie en

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douce dans la mort au-delà de la porte ouverte voilà ma condition présente les pieds déjà dehors dans le grand con humide de l’existence en désarroi ma tête sortira la dernière sur le papier étends les bras […]. » (Federman, 2008b : 44) 3 La voix est le non-dit qui rôde et maraude dans l’œuvre qui s’écrit, halo d’une expurgation ou d’une amnésie plus ou moins volontaire. Elle a toujours tenté, depuis le débarras, de se faufiler dans les écrits. Elle se refuse à une mémoire qui fait sa propre « solution finale », la « mémoire tricheuse » (Federman, 2008b : 56) d’un Federman qui trie, une mémoire trich(i)euse au bout du compte, bonne à des « paquets de tromperies excrémentielles » (Federman, 2008b : 50). La voix est, avec ses mots imprononcés, un excès, l’excès d’un rejet fécal, non pas l’excès silencieux du dire dans le dit. Plutôt l’excès d’un en-trop, l’inacceptable plutôt que l’indicible. Un en-trop renversé en surplus de vie. Contre le « non-sens excrément d’un début dans le noir » (Federman, 2008b : 38), Chut entreprendra la récupération de l’enfance morte dans le cabinet de débarras, même si la remémoration est une fiction, la mémoire oublie et invente, bouche ses trous en inventant, radote puis s’amuse à radoter, s’auto-plagie. Il se trouve que le débarras a véritablement fait office de cabinet(s). Durant de longues heures dans le noir, jusqu’au lendemain matin, R. Federman suce quelques morceaux de sucre et défèque de peur dans un journal : 3   Samuel Beckett est immensément présent dans ce texte de R. Federman (comme dans sa vie), dans ce « grand con de l’existence », d’une naissance par la mort, à rebours, par les mots (Federman, 2006 : 88, 131, 155).

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M at i è r e s o r d i d e

[…] accroupi comme un sphinx, se tenant la quéquette avec deux doigts pour ne pas se mouiller, il chia dans le journal, puis il en fit un paquet, un paquet honteux dont il sentit la chaleur et l’ humidité sur ses mains. Il le plaça près de la porte, et le lendemain matin, quand il osa sortir du débarras, il prit son paquet de merde, grimpa la petite échelle qui menait à la verrière, l’ouvrit, et déposa sa peur sur le toit. Federman, 2008a.

Le ventre de naissance est ce tombeau de l’enfance, véritablement déféquée et délaissée sur un toit à la merci des vents et des oiseaux. Après la guerre, quand R. Federman retourne à l’appartement de Montrouge, il va voir si le « sale paquet » y est encore, il éclate en fou rire désormais salvateur et dissimulateur. Dans The Voice / La voix, être « au bord du précipice » signifie l’acte de déféquer, le « chier ma peur » rejoint le « chier l’énigme de ma naissance », le recommencer en « chiant sa vie de revenant ». Le cabinet de débarras a été indûment substitué par le « cabinet d’écriture », puisque Federman écrit à côté (il foire), un « merdier de mots », « mot-merde » de l’auto-expulsion4 . Le « chut » de la mère de R. Federman, le dernier mot qu’il a entendu d’elle, simple onomatopée, impose la rétention de tous les 4

Ou « wordshit », terme qui revient à plusieurs reprises dans The Voice / La voix et diversement rendu. Présence de S. Beckett encore : de l’êtremot au merde-mot, la « merde verbale » des Textes pour rien – « langage et excrément dans le même emballage sonore » (Federman, 2006 : 151). On est tenté d’établir un lien sonore et sémantique entre « shit » et « chut », le silence impératif et la défécation du cabinet de débarras, un silence qui sera enfoui dans le fatras futur fictionnel des mots.


sons, de tous les mots, dans toutes les langues. Déni du silence de survie d’être tu, The Voice / La voix en est la logorrhée correspondante. Situation grotesque que cette défécation qui a lieu dans un contexte de rafle et de déportation, défécation qui prend par là même une inévitable consistance symbolique, que renforcent l’exercice d’écriture et le forçage de la mémoire. Assurément, le reste fécal, celui du cabinet de débarras davantage, participe de la métaphore du roman à la fin de Chut : du tunnel que l’auteur creuse et du déblayage que forment les mots (Federman, 2008a : 219-220). Dans Retour au fumier (récit nostalgique pour mon vieux chien Bigleux), R. Federman raconte, à mesure qu’il l’effectue et à soixante ans de distance, son retour vers la ferme du Lot-etGaronne dans laquelle il a travaillé après être sorti du cabinet de débarras, son sordide paquet de peur à la main. De Montrouge à Montflanquin, trois années de souffrance sanctionnent une renaissance. Dans une ferme, tout est mort et sexe, mort et merde. Au réveil, l’une des premières besognes consiste à s’occuper du fumier ; du cabinet de débarras à la ferme, le fumier est le paradigme du recommencement : D’abord on cultive la terre pour faire pousser des trucs […], tout ce dont on a besoin pour nourrir les animaux, les engraisser pour qu’ils soient fin prêts pour l’abattoir et qu’on puisse nous se gaver de leur viande. Mais avant de mourir, ces animaux, ouahou ! qu’est-ce qu’ils peuvent chier ! Bien sûr, nous les humains nous chions aussi après avoir dévoré ces animaux, et éventuellement toute cette merde retourne dans le sol pour l ’enrichir, pour que les choses poussent plus vite dans la terre, et qu’elles soient plus nourrissantes et plus riches, et tout ça grâce au fumier. Et ça continue comme ça sans arrêt. Quel beau

système que celui de la nature. Ça n’arrête pas de recommencer grâce à la merde.

Federman, 2005 : 79-80.

R. Federman propose de remanier un vers connu de P. Valéry (qu’il se récitait alors qu’il écrivait à Cassis la version française de The Voice) : « La mer[de] la mer[de] toujours recommencée. » En substance : « De la bouche au cul non-stop, voilà comment se fait le fumier. » (Federman, 2005 : 101) Le retour à la ferme est le retour au fumier, le retour de la vie par la mort, qui est le retour des souvenirs et peut-être le retour en gésine de la voix du débarras. Le fumier est la tâche d’un Sisyphe, la condition de Job : « Comme Job, toujours enfoncé jusqu’au cou dans le fumier, j’essayais de trouver un sens à cette merde dans laquelle je me vautrais. » (Federman, 2005 : 32). Parce que R. Federman était traité « comme de la merde » et « littéralement dans la merde ». L’allusion biblique est ensuite audible dans la référence au « tas de cendres » (Federman, 2005 : 128) que lui n’est pas devenu, dans l’interpellation désespérée à l’adresse d’un Dieu dédaigneux (Federman, 2005 : 151-152) – moment nocturne où il se soulage de Dieu. *

*

*

R. Federman se disait volontiers auteur scatologique et de « textes merdeux » (avec la merde au centre). Il a transformé littérairement la merde qui a jalonné son existence. Il n’a pas été déporté dans les camps mais dans le fumier. Un camp de la survie et non un camp de la mort, esclavage moyennant. Pour conclure néanmoins, le contexte de la ferme l’illustre explicitement, il est frappant que l’homme réduit à de la merde, à sa merde, l’homme


déshumanisé et résumé à un corps exploitable et jetable, un corps ou un système digestif, cet homme s’est senti traité comme un animal. J. Bialot l’a senti, et avoir senti cet outrage entre dans son intense valorisation de la vie. Comme un animal ? Non seulement le vivre-et-mourircomme-une-bête, pour marquer l’arrivée au terme de toute illusion métaphysique, mais le fait qu’être de la merde c’est connaître le sort de l’animal, rien de moins qu’une part immense du vivant dont l’homme est une infime partie quoi qu’il en pense. La même indifférenciation : la merde, l ’animal. Se profile une analogie qui serait incongrue si elle n’avait été soulignée par les survivants des camps d’extermination. Or, au premier chef, il convient de ressaisir ce regard humain sur les animaux tel qu’il est rendu limpide par le sordide. Ou de relire la scène décrite par G. Hyvernaud des soldats rudoyés sur les routes (Hyvernaud, 1993 : 32), celle du massacre fermier vu par l’enfant déporté R. Federman : « Non, j’ai pas souffert de la faim. Mais j’ai souffert de voir tous ces animaux souffrir pour devenir de la nourriture pour nous. » (Federman, 2005 : 121) ; et il imagine un court instant la révolte des animaux domestiques, dévorant leurs dévorateurs et faisant d’eux, gageons-le, de la merde.

Bibliographie

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Sarah Wiebe This article argues that shitting is political. It discusses the relationship between everyday physiological processes and the social somatic through an analysis of

political ecology. Specifically, by focusing on “shit ecology”, and the ways in which

waste, defecation and excretion connect anatomical acts to broader social practices, this article explores the paradox of release and return. While we may think of

shit as a practice of “release”, this article discusses the myriad of ways in which shit journeys through our vital politics and ultimately returns to our bodies. It

is this journey and return that demonstrate some of the complex ways in which

shit acts confront the boundaries of our bodies, and reveal the embedded nature

of excretion in our broader socio-political as well as physical environments. This article gestures towards a critical political ecology, which addresses the ways in

which environments, containing synthetic properties, ultimately creep into our

anatomical pathways. A critical political ecology requires rethinking the organisms of everyday politics.


When you go to the toilet, shit disappears. You flush it, and while, of course, rationally you know that it is there in canalization, at a certain level of your most elementary experience it disappears from your world. The same happens with trash. But the problem is that trash doesn’t disappear. Žižek, 2009, Film Examined Life.

About the author Originally from Canada’s West Coast, Sarah Marie Wiebe migrated to Ontario’s West Coast, where she lives and studies the impact of pollution on citizens residing next to a region known as 'Chemical Valley'. The ethnographic nature of her research motivates her doctoral thesis project, “Anatomy of Place: Ecological Citizenship in Canada's Chemical Valley", which examines the experiences and resistances of a First Nations

Anishinabek community, the Aamjiwnaang First Nation, encircled by chemical production. She has published on biopolitics and Canadian public policy. Sarah is a fourth year PhD Candidate in Canadian Politics and Public Administration, the Graduate Student Representative for the Canadian Political Science Association, and a Research Assistant at the University of Ottawa. In addition, as a member of the Kiijig Collective, Sarah supports the

Aaamjiwnaang Green Teens group to use creative voices a means of expression about the impact of pollution on their community. In collaboration with these groups, she is the Executive Producer of a documentary film project which will be released in May 2012. When not interviewing, reading or writing, Sarah spends time at the many beaches of Lambton Shores, taking advantage of the local surf.


Any notion Canada is a land of pristine lakes, rivers and seacoasts guarded by a citizenry proud of its environmental stewardship — well, that’s just crap. Sarnia Observer, 2010.

Healthy

bodies shit about

twice a day. The release of shit – defecation, making a BM, pooping, doing a #2, dropping the kids off at the pool – forms part of our daily bodily ritual. The common understanding of defecation – of shitting – is a movement of the bowels. The small and large muscular intestines – the tubes – contract in different ways, mixing digestive material and slowly forcing contents in the body down the belly toward the anus. Periodically throughout the day, internal bodily forces push stool from the colon towards the rectum. After eating, food travels through your upper belly, causing muscles to contract and pushing stool from the colon to the rectum. This culminates in a gastrocolic reflex, and affects pleasure, satisfaction and euphoria. This release brings a visceral satisfaction for many people who revel in this experience a few times per day. Shitting – shit acts, I argue, are simultaneously biological, biopolitical and,

moreover, ecological. Such acts contain meaning and have ecological consequences. First, I discuss the political imaginary of shit’s release. Subsequently, I discuss its return. I understand shit as a metaphor for toxic harm that sediments upon the body; in particular, I contend that, in addition to thinking about the release of shit as political, we must also think about its journey, and its return, to the body. Defecation is an (in)voluntary action which confronts the boundaries of the inside/outside of the body. The human body can control parts of this experience, but not in its entirety. Stool enters the rectum: the rectum expands. Nerves respond, relaxing the internal sphincter of the anus, urging us to move the bowels. We tighten our external sphincters until we can find a toilet, or another suitable locale, for our shit. At this time, we will take position, perhaps sitting, possibly crouching, and consciously relax the external sphincters. The pelvic floor relaxes,


and the stool becomes shit as it passes through the anus. Muscular contraction and gravity push the shit through the anal fissure, and out it goes. It is here, in the anal fissure, that our everyday shit imaginary seems to end. While our “release” may end with the splash of shit, some residue, and a quick wipe, the shit itself is simply taking flight, destined for a journey of its own. When we flush our toilets, shit does not disappear. As privileged individuals caught up in the efficient processes of a laissez-faire economy, we are accustomed to flushing. The “miles of subterranean pipes” that carry away our waste, and the “promise that vaguely perceived problems of pollution are being taken care of ” rarely, if at all, register a reflection forcing us to think about the promise or consequences of this flush (Foreword, Benidickson: 2007, viii). This article is one attempt to pause and reflect, and to bring shit into our collective consciousness. I invite you to join me on a journey of shit ecology beginning with the anal fissure at the point of departure, a site of both release and return for excretion. I will explain shit’s flight through three manoeuvres: first, a discussion of the political ecology of release; second, a discussion of the conditions, which enable the possibility for shit’s journey; and third, a discussion of shit’s return, where bodies manifest waste through its sedimentation. I contend that these processes confront the limits of the inside/outside of the body. First, a few words on the political ecology of shit. The political ecology I explore here operates at the physiological nexus of nature, politics and health. For each of these axes, or planes of possibility for politics, shit is the node. Shit ecology is about the patterns, possibilities and

processes that connect individual actions – individual shit acts – to a series of intensities, relationships, and affects. Shit ecology is about not only the remainder – the abject, the excess – but also the perennial reminder that sediments through its residue (Douglas, 1966; Kristeva, 1982). The abject – shit – confronts the internal/external boundaries of the body. Following Latour, while I am interested in exploring political ecology through shit ecology, I am not concerned with nature per se (Latour, 2004: 4). Eco-logy here is neither about what constitutes nature nor about how to preserve it – instead, I am interested in the political processes that connect individual bodies to the broader social patterns and networks that connect the somatic to the social. In this regard, I take Protevi’s work on the social somatic – on the interrelationships between individual bodies and the societal body – further to look at the processes that enable the social somatic as a form of political ecology (Protevi, 2009). Shit, I contend, connects nature to culture and confronts the boundaries of our bodies as distinct from environments, which are increasingly inseparable from toxicity, excrement and their residues. Ecology of Release Shit is the paradox of release and return. While the body decides to reject this externality, the body neither dictates shit’s path nor prepares for its return. Shit is a symbol, an artefact, a metaphor for excretion and for waste. It is something we dump and forget. In the recent popular philosophy documentary Examined Life, film-maker Astra Taylor begins a conversation with Slavoj Žižek in a dump. Here they take us beyond the political ecology

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of everyday release to a political ecology of shit. Zizek remarks that “when you go to the toilet, shit disappears. You flush it, and while, of course, rationally you know that it is there in canalization, at a certain level of your most elementary experience it disappears from your world. The same happens with trash. But the problem is that trash doesn’t disappear” Žižek, Examined Life, 2008.

Žižek connects ideology to shit and trash. According to him, ideology refers to the illusory ways in which we think about and perceive our reality, and its consequent imperceptible misconceptions and mystifications (Žižek, Examined Life, 2008). How we deal with shit, with waste and with negative externalities – with the abject – is the political question du jour (Kristeva, 1982). Following Žižek, we may even think about ecology as a fundamental act of control. Those who make claims that they are being “green,” “eco-friendly,” or “environmental” discursively reproduce the boundaries of responsible environmental practices to reify a separation between humans and nature. Ideology, in this respect, operates as a kind of sieve, distorting reality and forcing us to perceive problems in improbable ways. Ecology, an ideology discursively adopted by green-washers for example, is neither neutral nor innocent. For discourses and factual claims about environmentalism to take hold, individuals arguing for environmental practices and actions must develop their statements within a field of “legitimate” value systems (Lanthier and Olivier, 1999: 65). Environmental claims operate within codified regimes of knowledge. These green discourses, then, pervert the real systemic, interconnected and embedded

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relationships between humans and their environments. Žižek pushes us to profoundly think about this false dichotomy. As I discuss in relation to shit’s return, bodies are increasingly taken over by environments, and the inside/outside ordering of the body becomes increasingly opaque. The action of shitting is an individual corporeal ritual of everyday politics. Such rituals are broadly political; they are biopolitical. Shitting is simultaneously a responsible and irresponsible practice; it is a disciplined act, but one rarely thinks about its consequences. In an era of individual responsibility – for economic security, health, and well-being – health increasingly depends on personal habits such as nutrition, exercise, and avoiding smoking, or drinking. Most contemporary public policies focus on individual responsibility for health vis-à-vis the situatedness of individuals in their environments. The primary concern in this essay is the relationship between the two. Following Michel Foucault, biopolitics in our modern era refers to the governance of life itself (Foucault, 1990: 136). The governance over life centres on several elements; one is the conception of the body as a machine: its disciplining, the optimization of its capabilities, the extortion of its forces, the parallel increase of its usefulness and its docility, its integration into systems of efficient and economic controls, all this was ensured by the procedures of power that characterized the disciplines: an anatomo-politics of the human body Foucault, 1990: 139.

Modern society locates power and control in two primary locales: individual bodies and population-based strategies and techniques of

S h i t E c o l o g y : C o n f r o n t i n g t h e B o d y-B o u n d a r y


rule. Individual acts in a biopolitical regime are inseparable from broader populations (Foucault, 2003: 245). The effects of humans on their “natural environments” are constitutive of biopolitical power. Biopower is inseparable from political ecology. In today’s society, individual actions – take recycling for example – shift the burden of responsibility for physical and environmental health from capitalist society (and its corollary, systemic over-production) to the individual. Moreover shitting, I contend, connects individual disciplinary action to a broader population technology. Whether the individual is shitting, taking out the trash, or recycling, these actions have a broader social-somatic connectivity that escapes our present political imaginary. This connectivity can be understood as political ecology. Shit connects individuals to the social. Shitting is a simultaneously individual practice and collective human activity. Though an individual performance – a daily practice of release –, it remains inextricably linked to a broader chain of events which ultimately return and affect a broader social body. Through the operation of biopower – the insertion of life into the governance practices of modern industrialization – at all levels of the social body, including schools, clinics, the family and military, capitalist economies became possible and sustainable (Rutherford, 1999: 40). Both the individual and collective body, in this respect, function as the raw material of politics; that which constitutes the productive conditions of possibility for political action. The body is both an objective and subjective site for the realm of the political. Individual ritualized acts – such as shitting – profoundly shape and inform environments.

This can be understood as a kind of political ecology. Following Paul Rutherford, ecology and environmental management can be understood as expressions of biopolitics, which originate in and operate upon the management of continuous and multiple relations between populations, resources and the environment (Rutherford, 1999: 45). In this respect, everyday practices can be articulated as ecological acts. The local, consequently, is inherently connected to the global. Local bodily shit acts – dumping sewage or trash – take flight and return to sediment our bodies faster than our collective imaginary and regulatory frameworks can mediate. Political ecology requires examination of the individual anatomical body and the social body, and the relations between these axes. Physiological processes are mediated by socio-political planes of possibility. The ecological planes of connection between individual and social action are of central significance in our modern regime. Let’s take another example, recycling, which conveys the planes of possibility for the social somatic discussed here. Recycling, like shitting, may have the visceral reaction of pleasure, erased guilt, and sense of completion and responsibility for one’s own personal environment. It almost forecloses the consequences of the action; however, the individual’s place in a wider ecological system is almost illusory at this point. Despite individual actions, environmental degradation does not disappear. Erasures – effected through the flush of a toilet and clang of the recycling bin – serve to sediment our excrement in places that we block from our imaginary but which nonetheless materialize and return to our bodies. Situating this experience in Canada, we can look at some of the ways in which individual

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shit acts affect broader populations. Formally, municipal jurisdictions are responsible for sewage, waste disposal and treatment, yet some of our most boastful green cities are the largest culprits of sewage dumping. The pristine landscape of Victoria, British Columbia is but one example. This city dumps 24 billion litres of raw sewage into the harbour each year. Montreal is similarly guilty of dumping approximately 3.6 billion litres of raw sewage into the St. Lawrence River (Foreward, Benidickson, 2007, xvii). Putting this crudely, a recent Sarnia Observer article suggested that “any notion Canada is a land of pristine lakes, rivers and seacoasts guarded by a citizenry proud of its environmental stewardship -- well, that’s just crap” (Weston, 2010). In fact, the article continues to alert us to Canada’s “s---list,” which includes Saint John, St. John’s and Victoria, all municipalities which use “the surrounding seas as their local toilet bowl” (Weston, 2010). These iterations prompt us to think critically about shit journeys and the conditions of possibility, which enable such ecological practices. Shit Sediments and the Journey After shit’s release, a journey begins. The conditions of possibility that enable a journey of shit sedimentation is part of an ecological process. While metaphorically we might flush the toilet and forget about what happens, a material path is set in motion. Excrement of the body exits the home with a large supply of water. In Ottawa, for example, the average home releases 30% of its water supply every time one flushes the toilet; this translates into about 100 litres of water from the Ottawa River (Poole, 2006). In most municipalities, sewage leaves the home and enters a sewer system, which is then treated at wastewater treatment facilities. Up until the

257

1960s, most municipalities in North America did not treat their sewage and discharged it into rivers and other water bodies. While most sewage is treated today, when storms and high volumes of wet weather hit a city, many municipalities do not have the infrastructure to prevent sewage overflow from entering natural water bodies. Take a closer look at Ottawa. The City of Ottawa has a combined storm and sanitary sewer system. The sewer system underground collects both rainwater and raw sewage. Whenever it rains heavily, cities including Ottawa, Gatineau and Arnprior – among other communities – flush sewage into the Ottawa River (CBC, 2008). In 2007, Ottawa dumped sewage into the river about 200 times, while Gatineau dumped approximately 1,500 times (CBC, 2008). In the summer of 2006 alone, the City of Ottawa pumped 700 million litres of raw sewage into the river, culminating in a series of beach closures due to bacterial contamination. The City of Gatineau released seven times that amount and, furthermore, does not treat its sewage with chlorine processes as Ottawa does, since this is illegal in Quebec as a result of its possible carcinogenic byproducts. Although the City of Ottawa pledged funds to address its sewage overflow problem through an Ottawa River Action Plan,1 it will take years to implement: there is no easy solution to this shitty mess. What to do with shit is a political concern. Canadian officials vow to turn this stinking mess around (Weston, 2010). In March, the

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1

For details, see the Cit y of Ottawa:

http://w w w.ottawa.ca/residents/waterwaste/ river_action/index_en.html


Appendix 1 – Sarnia Skyline. © Sarah Marie Wiebe

Appendix 2 – Chemical Valley Landscape. © Sarah Marie Wiebe


Appendix 3 – Naturalized Site. © Sarah Marie Wiebe

Appendix 4 – Cemetery Perimeter. © Sarah Marie Wiebe

Appendix 5 – Keep Out. © Sarah Marie Wiebe


Federal government pledged to introduce draft regulations to the Fisheries Act and a new set of Wastewater Systems Effluent Regulations, which would impose national minimum sewage treatment standards on all of Canada’s 3,700 wastewater facilities, to be finalized by 2011. According to current Federal Minister of Environment Jim Prentice: We Canadians like to think of ourselves as responsible stewards of nature and of our water resources. And yet, from the east coast to the west coast, and from inland points across Canada, poorly treated wastewater continues to be a serious problem in our lakes and rivers” Prentice, 2010. 2

Prentice captures the Canadian imaginary head-on. Across the country millions of litres of raw sewage enter harbours and ports disposing of primary treated wastewater near estuaries. With new environmental regulations coming this year, municipalities will begin to streamline their treatment operations, though it will take decades to implement. Observing the facilities and locations of wastewater treatment sites, and the ways in which municipalities articulate how they subsequently claim to become cleaner and environmentally-friendly, illuminate the contemporary ideology of shit ecology. Dealing with shit is not simply a local issue. Concerns around sewage treatment transcend geographical boundaries. For example, Detroit’s wastewater – the largest source of 2   Environment Canada. Prentice speaking notes, McGill Institute for the Study of Canada Conference, March 26th, 2010: http://www.ec.gc.ca/default. asp?lang=En&n=6F2DE1CA-1&news=EB414AB5A51A-40D3-90E7-6BACA5C3E629 Accessed April 18, 2010.

sewage-related contamination in the Great Lakes area – is a burden borne by residents of Windsor (Batagello, 2010). While the City of Windsor spent $60 million to stop riverfront raw sewage overf low, the City of Detroit dumps billions of gallons of untreated waste into the Detroit River. According to a Windsor Star article, three-dozen communities in Metro Detroit dumped 80 billion gallons of excess sewage and other hazardous materials over the past two years into the rivers and lakes, the volume of approximately seven million backyard swimming pools (Batagello, 2010). The City of Detroit – facing a $300-billion budget deficit and bankruptcy in the wake of the United States’ financial crisis – does not have the means to remediate the situation. Consequently, downstream communities of Colchester, K ingsville and Leamington on the Canadian side receive the city’s raw sewage. While some funds from the Obama administration have been earmarked for the Great Lakes region, 3 the money will focus on invasive species, habitat restoration, and cleaning sediments, not on sewage treatment and large-scale infrastructure projects. In addition to this shit burden, the City of Windsor also “reaps toxic waters” from Sarnia’s chemical and petroleum industry (Batagello, 2010). In this respect, shit can be understood as a metaphor for human excrement, which contains synthetic and artificial properties, amplifying the burden this community and other downstream communities face. 3   See the Environmental Protection Agency, Great Lakes Restoration Initiative priorities: http://www. epa.gov/greatlakes/fund/2010rfp01/ Accessed April 20, 2010.

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Transborder sewage treatment issues are amplified by hazardous waste. Thinking critically about the location of hazardous treatments sites – landfills, wastewater treatment and recycling centres, among others – is revealing about the placement of pollution burdens on certain communities. For example, the small town of Corunna on the St. Clair River, which connects Lake Huron to Lake Erie, hosts the largest hazardous waste incinerator in Ontario, the Clean Harbours Canada Lambton-Sarnia Landfill Site (Clearn Harbours, 2010). There are few like it in North America. It is perhaps ironic to note that, in addition to taking Detroit’s shit in Windsor, this town in Corunna also takes hazardous shit, a consequence of the North America Free Trade Agreement (NAFTA) (Clean Harbours, 2010). In the 1970s, this site began to accept regional wastes, particularly as a response to the needs of industrial consumers in the automotive industry, who are moving towards a “North American” rather than country-specific style of waste management. In this respect, waste truly is at the local/global interface, and a transboundary issue. Taking a closer look at the location of waste sites is revealing about our political ecology. Individuals, corporations and governments are all implicated. Clean Harbours boasts of its ecological practices and efforts to balance “a productive economy with a healthy environment” (Clean Habours, 2010). Striking this balance is a perpetual struggle for individuals and groups concerned with modern development. The Clean Harbours Sarnia-Lambton website reminds us that whether we like it or not, hazardous waste is a fact of modern life (Clean Harbours, 2010). Medicines, cosmetics, packaged foods, beverages, paint, fertilizer,

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rubber, shower curtains, intravenous bags, and all kinds of both hard and soft plastics, are all products that nurture our lifestyle and generate hazardous waste as part of our everyday production, consumption, and disposal. Consequently, Canadian law mandates that waste be contained and managed in a responsible fashion to protect the environment. While everyone is part of the production and consumption habituation of everyday modern life, some individuals, communities and societies face the realities of waste and its disposal more directly than others. For example, citizens living in the town of Corunna, next to the largest hazardous-waste disposal site in Ontario, demonstrate concern about the unknown, unforeseen potential health consequences of living near a toxic site. According to a Sarnia Observer article, proposals for the landfill’s expansion cause some anxiety in the community about air and groundwater contamination (Kula, 2009). 4 The Clean Harbors facility, formerly known as the Safety-Kleen facility near Sarnia, is a hazardous waste incinerator as well as Ontario’s only commercial hazardous waste landf ill. The facility has been reviewed by Ontario’s “Environmental Commissioner” (ECO) – an oversight office that is unique in the country –in two Annual Reports; 2000/2001 and 2002/2003. It refers to concerns raised about the facility, which include air emissions, incidents such as fires, and the adequacy of MOE’s compliance moni-

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4   Kula, Tyler. Sarnia Observer. Comment sought on Clean Harbours Landfill expansion. http://www. theobserver.ca/ArticleDisplay.aspx?e=2098077 Accessed April 18, 2010.


toring. 5 This landfill is but one example of the industrial and waste treatment facilities that litter the landscape of Southwestern Ontario. In addition to this region’s nickname – the “Chemical Valley,” earned for having the highest concentration of chemical production in the country –, the area is also home to many open and closed landfills, recycling plants, Brownf ield sites, and wastewater treatment plants (Appendix 1, 2). Residents of these nearby communities – including the Aamjiwnaang First Nation Reserve, which is completely surrounded by such sites – face an amplification of the political ecology of shit and waste management beyond the scope of what most individuals face in everyday life, culminating in a recent Charter challenge to life, liberty and security of the person (Ecojustice, 2010). As a means to compensate such communities, industrial corporations make attempts to “green” their practices through naturalization processes. Such spatial green-washing takes place throughout the Chemical Valley. For example, the town of BlueWater, near Sarnia, Ontario, hosts a three-kilometer trail system over a completely closed landfill. 6 This park connects a trail system for biking, walking and jogging. Waste Management – the corporation responsible for the landfill – consulted with residents and the St. Clair Region Conservation Authority. They planted over 10,000 trees, and each end of the park is home to a “re-natura5

Environmental Commissioner of Ontario. Priority Site Map. http://www.eco.on.ca/eng/index. php?page=57 Accessed April 18, 2010.

6   BlueWater Trails. http://www.bluewatertrails. com/parks.html Accessed April 18, 2010.

lized wetland” (Bluewater, 2010). Across the Chemical Valley, numerous re-naturalization signs demarcate former toxic waste sites. For example, one landfill indicates that “the grass and vegetative cover on this site is being allowed to grow to provide a more naturalized state to benefit the environment” on its now “naturalized site” (Appendix 3). Such acts reveal the opaque distinction between nature and culture in heavily industrialized zones of production. Another “naturalization” initiative is the presence of wetlands in the region. For example, Dow Chemicals developed wetlands as a means to improve “quality of life” in the Sarnia-Lambton area.7 The idea for the wetlands originates with the company’s need for clean soil to cap its landfill. The wetland today holds and filters excess water as a means of natural wastewater purification. It also houses trees planted to commemorate deceased Dow employees. While companies try to “re-naturalize space” through building parks and planting trees across the Chemical Valley, industrial production continues apace (Appendix 4). Despite these so-called eco-friendly initiatives, many spaces remain receptacles for toxins. Bodies and spaces overlap in modern pollution stories. The Aamjiwnaang First Nation, located amidst heavy industry in the Chemical Valley, is one example of a community accumulating toxicity in space. This community cannot enter the neighbouring creeks, rivers, or streams for fear of being exposed to a high concentration of pollutants. Regardless of industry’s re-naturalization practices, or the “keep out” toxicity signs erected by the community 7

Dow Chemicals. http://www.dow.com/canada/ sarnia/investment.htm Accessed April 18, 2010.

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members themselves, the relationship between human bodies and their environments are becoming increasingly indiscernible (Appendix 5). This presents an inevitable conundrum: you cannot “keep out” of your body. Heavy industrialization produces excesses, commonly known as negative externalities. One excess in particular – mercury – is a by-product of industrial effluent and has the potential to harm the human body in a myriad of ways. In Ontario, a large source of mercury can be found in water bodies, soil and vegetation. Coal-fired power plants are a significant source of mercury emissions. 8 In addition, it is also present in emissions from iron and steel production, incineration, and wood and fuel combustion. It enters the environment when products containing mercury are disposed of in landfills and in the sewer system. It is a toxic, persistent and bioaccumulative substance. Bacteria can convert inorganic mercury in water into methylmercury – an organic form of mercury easily absorbed or ingested by organisms –, which sediments in water bodies and terrestrial soils.9 Moreover, it can accumulate through the food chain in fish and fish eating birds. This chain does not end here, as humans who consume fish are also exposed to potentially harmful substances. Human exposure to mercury can adversely affect the nervous system, kidneys, neurological development, skin, cardiovascular system and immune system. As the Environmental Commissioner of Ontario is careful to note, in wildlife it has been reported

to cause nervous system damage and reproductive failure leading to population decline. The jury – Canadian bureaucrats and scientists – is still out on the human effects of mercury and other environmental toxins.10 Remediating mercury deposits in the environment is cost and time-intensive. While multiple levels of government take steps to reduce mercury emissions, many deposits that sediment in various water bodies and soil sites over several decades await remediation. Take the Chemical Valley for example, where decades of industrialization led to the sedimentation of mercury at such a volume that local children of the Aamjiwnaang First Nation community used to collect it in buckets from a creek that runs through the reserve, selling it to a company that makes thermostats (Petersen, 2009). The amount of mercury sediment that remains in the neighbouring St. Clair River is a subject of much dispute, as years of heavy industry have led to extremely high levels at several sites along the riverbed.11 In 2005, the community began to notice abnormal birth patterns on their reserve; in particular, a declining male to female birth ratio and an array of health concerns, possibly linked to mercury and contaminants in the environment (Ecojustice, 2007, Mackenzie et. al., 2005). In this context, it is difficult to determine where the environment ends and the body begins. Increasingly, our bodies are the repositories for life’s excesses – residues, and the shit we dispose of – which make their way back into

8

Environmental Commissioner of Ontario

Annual Report 2008/2009. 9

Ibid.

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10

Ibid.

11

Sarnia Observer, “Historic Mercury Remains in River”. http://www.theobserver.ca/ArticleDisplay. aspx?e=1722136 Accessed April 18, 2010.


our physiology. Consequently, it is no simple feat to escape the body. The Return: Confronting the Body-Boundary Humans are part of an increasingly artificial earth. As our anthropological activities shape natural environments, it is clear that exotic ideas about wilderness and pristine nature more closely resemble myth than reality. Our waterways become increasingly home to toxins of all sorts, of which Detroit, the Chemical Valley, St. Lawrence River, Ottawa River and Walkerton are but some of the many examples; the boundaries of our bodies are no longer sufficient lines of defence against the creep of noxious substances into our physiology. According to a recent TIME magazine article titled “The Perils of Plastic,” despite the fact that air pollution is significantly declining in urban areas and claims that the land is “healing,” individuals are sickening (Walsh, 2010). In the post-WWII era, production of heavy chemicals is on the incline. While governments and corporations may celebrate green-washing initiatives, cleansing the body is the true challenge in our industrial society. Although toxicologists around the world develop studies and tools to test the effects of human exposure to single chemicals, the ability to test and understand the magnitude of the accumulative effects of multiple exposures on the human body requires some amendments to our basic scientific model. While many individuals are exposed to a variety of chemicals and toxic substances in the home and in the workplace, testing and interpreting the effects of these compounds on our bodies poses a significant challenge for those who may

be unaware about the potential hazards. Such hazards are often invisible at the outset, and accumulate in silence over a sustained period of time. Chemical substances shape our everyday experience: from taking a shower in the morning with latex shower curtains and brushing our teeth with fluoride to consuming prescription medications and cleaning our homes with aerosols, our rituals have ecological consequences. Whether at the site of direct exposure, ingestion, or defecation, chemicals “out there” in the “environment” confront the separation between bodies and environments. Moreover, the things we touch, the foods we eat, the medicines we ingest, and the excrement we release, all contain remnants: sediments of synthetic substances. We may take a shit and think our release ends a physiological act; however, shit acts are bound up in much more complex ecological and physiological processes. The political ecology of shitting forces us to think critically about production, consumption and excretion, as part of a correlative and networked analysis of our political ecology of everyday life. To be explicit, consider the substances that go through our bodies and exit through excretion. Chemical residues in our excrement accompany our precious water supplies as they flow from our homes, workplaces and industrial complexes into the waterways, which often double as sources of drinking-water. Think, for a moment, about the chemicals we deliberately ingest – pharmaceuticals – and which exit our body through excretion. According to a recent TIME magazine article, “while you were taking your cold medicine, so was your local water supply” (Kluger, 2010). Consequently, the planet’s water supply also takes this medicine when you

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flush your toilet. Medications in your excrement are flushed out with the toilet water and leaked into sewers, landfills and water basins. While wastewater from homes generally gets treated at treatment facilities, removing every single trace of pharmaceuticals is almost impossible (Kluger, 2010). Sewage pipes break, storm water causes overflow, and “straight-piping” sends raw sewage into surface water, which is often a source of drinking water. The experiences of Ottawa, Gatineau and Detroit are but some of the possible examples that reveal the intersection between excrement, water and societies. In this respect, what we consume, touch and ingest is excreted – released – and ultimately returns to the body somewhere down the line. Our everyday physiological processes are not independent of broader ecological processes. In fact, our bodies increasingly house external substances and bring environments in. This fusion of external/internal physiology produces a mandate for alternative knowledge of the body, an alternative corporeality. As we increasingly inhabit places, we are forced to re-think the relationship between our bodies and environments. As Steve Kroll-Smith and Joshua Kelley articulate: Tinker with a place – change its ambient air, its flora, its fauna, or the quality of its water, for example – and the body responds by making physiological, organic and perhaps at times, physical changes. The retina contracts smartly when exposed to bright light; a sinus detects cat dander and as a defence releases millions of histamines; far more troubling, reduce the ozone in the atmosphere and ultraviolet radiation creates metastasizing skin cells. And the dance goes on (Kroll-Smith and Kelley, 2008: 305).

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This quote is revealing about the ways in which the nexus between body and environment requires re-conceptualization. Historically, Western philosophy and science tended to position bodies as distinct from nature, distinct from environments. We increasingly think about the impacts of industrial environments on our bodies, but have not yet begun to think about the location of bodies in harmful places; we have a long way to go in terms of thinking about places internal to bodies themselves. Manufactured, synthetic environments move from and into bodies. They act like “quicksilver slipping beyond the reach of most diagnostic medicine” (Kroll-Smith and Kelley, 2008: 312). Environments in bodies are uncertain and difficult to see; consequently, they cause considerable speculation and conflict. As they seep into skin, are inhaled into lungs, and find a way into our mouths, they raise a series of uncomfortable questions. Anthropoid molecules find their way into bodies at an increasing velocity. As they take up residence in the bloodstream, tissue, nerve centres and bones, we are forced to think about industrial complexes entering the body. Following KrollSmith and Kelley: “imagining industrial environments inside our bodies is, for most people, unsettling, if not terrifying” (Kroll-Smith and Kelley, 2008: 314). This forces us to rethink the political physiology of excretion as shit ecology. Shit acts release and return to the body. Bodies sediment processes of accumulation, progress, cycle, crisis and change. They are formed by material and discursive histories, speeds, intensities, and flows. A body comes to be through movement and affects (Deleuze and Guattari, 1987). Bodies are in a constant

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state of becoming.12 They change and shift over time, they develop in response to internal and external stimuli. An ever-accumulating past reveals itself in moments, spaces, places and sites. As discussed here, the accumulation of chemicals takes place in the body. Consequently, bodies embody place. Resistance to bodies in harmful places starts with the body; however, resisting the body penetrated by place remains a challenge. Every body is affected by waste and synthetic molecules in the environment; however, some bodies are at the front lines more so than others. As Engels stated, the well-to-do have the freedom to escape harmful environments (Engels, quoted in Harvey, 1999). So what, then, is someone to do who does not have the resources to escape the surrounding “place?” What if – as many philosophers, activists, and Indigenous scholars argue – you fundamentally believe that your body is tied to place (Alfred, 2009, LaDuke, 1999, 2002, 2005, Bryan, 2000, Smith, 2005)? The context of place in bodies leaves many individuals impaired by their surrounding environment, yet unable to produce the scientific evidence to contest the dominant medical and legal codes framing their corporeality. This only raises further questions, to which the answers are beyond the scope of this essay: can you ever escape your body?; resist the synthetically impaired body? 12   In What is Philosophy?, Deleuze and Guattari discuss concepts as “becoming”. This involves the relationship between multiple concepts situated on a plane. On a plane, concepts related to each other support one another, coordinate their contours, articulate their respective problems and belong to the same philosophy, although they may be derived from different histories.

In any event, we must begin to think critically about our corporeal physiology and the limits of our body-boundaries. Resistance to shit ecology remains a challenge. Not all citizens have equal access to knowledge in order to effect desired change. When living in a harmful place, where that place invades corporeality, 13 how can one escape? As a thought experiment, Deleuze and Guattari offer the Body Without Organs (BwO) to deconstruct normalized, ideological rituals, the “political organisms,” or so-called “normal” organisms of politics. This can be applied to shit ecology. If we take shit ecology as a kind of political organism, which shapes the conditions of possibility for the becoming body shaped by anthropoid, synthetic environments, the BwO presents a way to think beyond its limits. But concretely, how do we create a BwO,14 and take (sh)it all away? One could 13   Popular term present in Deleuzian-inspired feminist work, such as Elizabeth Grosz. Grosz talks about the corporeality of the feminine body as “becoming” (Grosz, 1994, 2005). Dayna Scott has discussed the simultaneous process of “becoming” and “gendering” of bodies in Aamjiwnaang, where bodies are increasingly accumulating potentially harmful toxins known as endocrine-disruptors, which affect the sexuality of the human body, especially salient in terms of the declining male birthrate and increased miscarriage rate. Endocrine-disruptors have also produced intersex bodies in local wildlife (Scott, 2009). This discussion of “corporeality” envisions the body as “embodying” mind and body and experiencing the affected body, where “real” and material consequences of environmental harm meet the discursive context of the “normal” and “natural” body. 14

Based on Deleuze and Guattari’s conception of the “Body without Organs” in A Thousand Plateaus. I use Grosz’s definition: “The BwO invokes

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refuse to shit. Then what? Death looms large. After you take (sh)it all away, are you left with nothing? Perhaps we must begin with this kind of thought experiment as a means of thinking about how to dismantle our shit ecologies, organisms, and political physiology, in order to regenerate a new way of thinking about our bodies as inseparable from environments. Corporeal knowledge is a starting place for innovative thinking about resistance to shit ecology. In this vein, the body is at once a site of oppression and opportunity. A word of warning here: caution is required before any attempt to deconstruct, or “remap,” the body. Deleuze and Guattari argue that one cannot dismantle the body – or Organisms – with a sledgehammer (Deleuze & Guattari, 1987). Rather, one must retain segments of subjectivity in order to recultivate the self. There is a need for creative thinking both about the release from and return to the body. C onclusion: R elease , R eturn , R egener ation Shit in this article referred to that which the body rejects and releases, and paradoxically as that which also returns. Rather than thinking of shit as an anti-material (by)product of everyday life, we can understand shit as a symbol of our daily excesses; excesses which connect individual practices to broader ecological proa conception of the body that is disinvested of fantasy, images, projections, representations, a body without a psychical or secret interior, without internal cohesion and latent significance” (Grosz, 1994). The BwO is to be considered in opposition to the organization of bodies: the organism.

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cesses. Shit, and practices of shit acts, confront the boundaries of the body, blurring the line between its inside and outside. In this respect, shit has political, symbolic and philosophical meaning. It is a form of hyper-materiality, but it is also an artefact, an emblem of our daily practices and informal rituals. As shit acts confront the limits of the body’s surface, these actions are revealing about the tensions in our contemporary consumer-driven society, where the boundaries between nature and culture, and private and public politics coalesce. Shit acts consequently serve as metaphors, as symbols and artefacts of the broader implications of the relationship between individual and social defecation. A critical analysis of shitting – through the release, journey and return – is revealing about the role waste, toxicity and chemical substances play as simultaneously internal and external physiological processes. Common conceptions of the body distinguish “my” body from the external environment. Consequently, “my body” and “the environment” are linguistic signals that two ontologically discrete things are at odds (Kroll-Smith and Kelley, 2008: 319). In a positivist world of binaries and scientific categorizations, one might assume it to be a given quality of human life that bodies are distinct from environments. In contrast, knowledge about where the body begins and the environment ends is increasingly blurred. The boundaries between bodies and environments as part of a broader political ecology are fluid. Body-boundaries serve as analytic tools which, in fact, fail to capture the reality that appears when we acknowledge that, as environments are impaired, so too are bodies affected. Nature and environments carry the footprints of culture in this respect.

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The footprints of shit acts, as discussed, do not exist somewhere in abstraction, somewhere “out there,” but increasingly function “in here,” from within our body-boundaries. Unmapping and dismantling our political organisms suggests a need to re-read the cartography of bodies in harmful space. Shit cannot be understood as a solitary act outside of its political and ecological journey. Reconceptualizing the body is a necessary feature of a critical political ecology. Otherwise, we are left with the residue, that which remains: shit ecology.

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Kane X. Faucher Defecation is part of a triadic process : ingestion, digestion, excretion. This

dialectical economy affords discussion of their similarly linked processes in regards mind : acquiring, reflecting, and rejecting. However, as neatly as this formula seems to be, and as frequently as it has been used as referentially throughout the middle ages up to the present day in a variety of forms, the third term of “ defecation” presents a significant philosophical problem in the economy of

consumption and production. There is an undecidable quality in fecal production

in terms of the act and the object that requires further elucidation. To that end, this paper will draw conceptual contours around the problems as they pertain to what

we can make of that most perplexing, abject, and quickly banished of productions, and steer a course toward constructing an analogy in regards the accumulation of toxic debt.


About the author Kane X. Faucher is an Assistant Professor at the University of Western Ontario’s Media, Information and Technoculture program. His current research is indexed on digital pathologies, a refurbishing of the spectaclesimulacrum, the metaphysics of metastasis, and an attempt to crack the cipher of the Codex Seraphinianus. He is also a novelist with his most recent books, The Infinite Library and Crackle : A Social Network Novel. He lives in London, Ontario.

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efecation is part of a triadic process: ingestion, digestion, excretion. This dialectical economy affords discussion of their similarly linked processes in regards mind: acquiring, reflecting, and rejecting. However, as neat as this formula seems to be, and as frequently as it has been used referentially throughout the middle ages and up to the present day in a variety of forms, the third term “defecation” presents a significant philosophical problem in the economy of consumption and production. There is an undecidable quality in fecal production in terms of the act and the object that requires further elucidation. To that end, this paper will draw conceptual contours around the problems as they pertain to what we can make of that most perplexing, abject, and quickly banished of productions, and steer a course toward constructing an analogy in regards the accumulation of toxic debt. Shit can only exist as such in a world that will choose to discriminate against it, and subsequently construct an entire institution devoted to its management. This waste management, with its long and interesting history, can already be found in the work of Dominique Laporte, outlining the victory of a utilitarian narrative in the historical adventures of political realism. Death and shit are both repulsions


that require management, usually by some state apparatus with its own designs to capture the populace in its power web. When we assign to the state the task of masking and obviating that which is vigorously expressed from the body, we find not only a continued ratiocentric bias against bodily disjecta, but also the presence of an extreme utilitarian dictate: shit is not useful and so therefore can have no value. No one can deny that shit is itself a kind of production, albeit not a savoury one, and not commonly useful (with the exception of animal manure for the purposes of fertilizing fields). Therein lies the fundamental difference: human shit, as opposed to animal shit (not that we would be complicit in partitioning human and animal except as a means of illustrating a false binary), is considered non-useful and toxic. It is neither used as a fuel nor for spreading upon fields: it is generated and quickly obviated. In a world where value is no longer produced, but instead deduced, as Baudrillard claims, it is important for us to understand the status of shit as a form of production and anti-production taken in a simultaneous register. Waste management is a curious term that involves an entire apparatus of concerns such as how waste is produced, how it may be prevented, identified, monitored, treated, handled,

reused, and disposed. Waste shares a common border with a societal concern with the spread and subsequent containment of disease and mental illness. An entire set of apparatuses have been appointed to control the flow of the repulsive, the anomalous, and anything deviant from the proper functioning of the social organism. And although arguably some of these institutions have transcended to a totalizing status (especially in the case of mental illness: a society of control monitors what it considers delinquent with a view to reform it as a collective enterprise), shit, illness and death are still «locked away» or consigned to their own «radical utopia» (Baudrillard 1993: 126). We have succeeded to the point where shit, having already been renounced, is exiled into a social silence where - like death - only its symbolic reminders remain, the memorials that attest to something that has taken place or that will take place in the future. The difference between a gravestone or cenotaph and a toilet is by particular function, but both conceal from our everydayness our need to confront the more substantial relation we have with shit and dying. With the closing of the commons and the refinement in managing that which is offensive to engage, we have in many ways both internalized and externalized shit and death. A


transposition has taken place where the traditional outhouse, or performing one’s «fait» in the woods, has been enclosed by the house and a particular room that has been assigned the contradictory task of representing both cleanliness and filth. The externalization occurs in where this waste must be magically ferried to, and this involves an elaborate infrastructural system of transport that will carry our waste from us to be collected in spaces far from us. The toilet is the symbol of our reluctant engagement with the corporeal reality of our need to excrete waste products. The most common substance that is used for the manufacture of toilets is porcelain, a nacreous and vitrified material also used for bathtubs. Toilets as a device for containing waste have been around since 3000 BCE, with the first flush toilet designed during the reign of Queen Elizabeth the First. Indoor plumbing was not developed until the early 1800s, and other innovations associated with «toiletry,» such as toilet paper and toilet brushes, did not emerge until the late 1800s and early 1900s respectively. In returning to porcelain, once a luxury product, we could go to the Lomonosov Porcelain Factory and Museum to see how it was used by artists such as Malevich in suprematism, or as carriers of propagandistic messages. Porcelain derives from the word porcellana, which denotes the cowrie shell, and was used as vulgar slang for the vulva on account of its perceived resemblance. The word also shares its origin with «small pig.» The toilet likewise represents a visual code in its symbolic register in the ongoing program (in operation since the beginning of phonetic alphabets) to separate the senses and fragment the social domain into specialized tasks and functions. The impingement upon the olfac-

tory sense that shit elicits is thus segregated and contained within the rational device that facilitates its subsequent disappearance. Shit is then purloined or masked by the room in which it occurs, and by the device that is entrusted to remove it. This disciplined attack against a natural corporeal function is an attempt to remove all potential value from the fecal product. Unlike its marginal uses for medicine, especially among those doctors examining the stool of Louis XIV, even this has retreated from view. However, this too subjects shit’s value to the clinical purpose of locating the possible presence of parasites or disease. Shit presents us with a troubling philosophical problem. Consigned to the negative as something which we regard with aversion, the meaning of its productive anti-production (according to a utilitarian standpoint) is concealed behind an arsenal of euphemisms and symbolic objects that stand in the place of its quiddity. We know shit only by its proxies, its surrogate objects, and when confronted with it outside of these largely managerial contexts, it takes the place of a transgression and thus resides in the register of the abject. If it cannot be organized according to waste management techniques, it cannot be rendered intelligible ; in this case, intelligibility is produced by absence, concealment, or evacuation. The scatalogical portrait is lacking in detail if only because those details are to be furnished by its eventual concealment or destruction. This portrait only returns by means of deviant representation, uniting the mouth with the anus, usually in terms of copraphagy such as in de Sade, Pynchon’s Gravity’s Rainbow, and Burroughs’ Naked Lunch. In this way, faeces becomes bracketed by a teratological discourse guaranteed by a transmutation of

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utilitarian force to that of the deviant-erotic or monstrously repulsive. Its value is also transformed into a fetishistic revenge against the totems of utility and purity by means of inversion. If we were to turn to James Clifford’s semiotic square for attributing value to objects (modified from A. J. Greimas), we would find that faecal production can have no place in either modes of the authentic or inauthentic. It is neither masterpiece nor artifact, commodity or handicraft. And yet it can retain a host of attributable values depending on the way it is used. What may spring readily to mind may be the pataphysical register Piero Manzoni gives to faeces by canning his own and pricing it by weight indexed to gold, a double critique both of the fetishism of the artist as well as the mass production of canned goods.1 By turning his own faeces into a commodity that borders on the externally imposed value of a “masterpiece,” Manzoni effects a kind of alchemical dream of turning waste into wealth. Literally, the masterpiece in this register is a “piece of the master,” an objet d’art that is unique in expression and particular to the individual artist. In this way, yet again, shit is thrust into a frame of intelligibility – in this case, as a work of art, as a socioeconomic critique, and as an expression of ego. The rendering intelligible of shit, or the act thereof, appeals to the entire process of ingestion, digestion, and evacuation (roughly mirroring a kind of Hegelian triadic process). Internalized as a symbol of purification or pur1   For a fuller account of Piero Manzoni’s “pataphysical” method, in conjunction with a detailed appeal to the works of Alfred Jarry and Wim Delvoye, see Kane X. Faucher, The Pataphysics of Shit: Toward a Membra Abjecta in Azimute (online).

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gation, the prevailing notions of the Middle Ages and the Renaissance bear this out in the wealth of texts pertaining to proper diet according to humoural theories. It is with Rabelais that we find one of the most distilled passages on an economy of faeces as a standing metaphor for learning, and the process toward the rationalization of self that brokers a peace between spirit and body. Gargantua, being tended to by sophistic preceptors and thus being imperilled to consume knowledge not in line with rational truths, responds through a rather graphic and visceral series of diarrhoea explosions. His selfmastery by ingenuity - a condition of how the Slave gains selfhood later in Hegel - involves experimenting and devising the proper materials with which to clean his posterior. David LaGuardia ‘s study of Rabelais rightly points out the medieval economy at play here ; simply put, in terms of learning, «garbage in, garbage out.» And, the more deviant one’s learning, the more noxious the visceral expiation. This idea of learning as ingestion or investment, followed by a balanced excretion, does not end with the Renaissance but finds other analogues in the writings of Nietzsche and even Céline, both of whom commit several words to the issue of diet in regards to brain function (neither are complicit with the dualism, and Nietzsche’s insistence on the «wisdom of the body» is far more structured and nuanced as a chiasmic or interleaved force). The idea of ingestion of knowledge is drawn out in Rabelais as physical allegory when Gargantua’s excretion is immediately followed up by binge consumption: Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre, et desjeunoyt pour abatre la

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rouzée et maulvais aer: belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades, et forces soupes de prime. Rabelais 1994: 56.

Where copraphagy “fails” is in its ability to restore purity through the inverse process. As Emily E. Thompson says, “The recurring th theme of ingesting fecal matter [in 16 century French literature], for example, provides a temporary relief of social ills through the inversion of top and bottom...What has been ingested will once again be transformed into excrement suggesting the impossibility of ever escaping from the stink of the human body or of human society” (Thompson 2004: 57). This recursive loop of the copraphage, when organized around the project of restoring lost purity, succumbs once more to the logic of waste- production. Merely inverting the process (since reversing it is physiologically impossible) does not achieve purity of spirit at the price of the purification of the body. Diet To begin with the touchiest of subjects, that question to which we must return, if only because it is one of the hardest to legislate, as if the law and the body must continue this contest: 2 What will have been discussed in sketch here would be that perennial topic of what the Greeks call diaita, that way of life that has been decanted, and the product 2   The connection between law and digestion in the movement toward juridical purity was first identified in Guy Demerson’s reflections on Rabelais. It is insisted that Rabelais is in actual fact making the process of digestion and excretion allegories of attaining proper knowledge.

of transduction into what we connotatively express today as «diet.» When one thinks of diet in conjunction with literature, philosophy, and other «bodies» of discursive knowledge, the autobiographical writings of those who concerned themselves with the state of their body come readily to mind. We think here of the authors themselves, both having performed automythography (to borrow a term from Greg Hainge): Nietzsche3 and Céline. Of course, we could marshal several others who made their characters the source of dietary concern, such as Rabelais, J.K.Huysmans, 4 perhaps even Pythagorus who, according to Aristotle, issued an injunction against the eating of beans. The close connection between an entire history of ethics and the direction of what one ought to ingest is rather close, at times functioning as the mirror between the two. The question of appropriate ingestion doubtless includes issues of vegetarianism, veganism, and so forth ; however, the selective method for what one ingests always becomes - in philosophical work - a represen3   For the sake of economy, we hereby leave out much of Nietzsche’s direct quotations on diet, much of them being repetitive and portraying autobiographically his preferences, such as not drinking coffee or alcohol (which induces in him a state of being in a “veil of tears”) and so forth. There is strong reason to believe that Nietzsche’s diet was a natural response to his physiological state, one that appears to share much of the same symptoms of being afflicted with the effect of migraines on the stomach, and perhaps even fibromyalgia. 4

J.K. Huysman’s A vau-l ’eau connects the chronic stomach problems of the character Jean Folantin to the sickness-inducing environment, thereby externalizing the internal operations of the body to the setting in which the narrative takes place.

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tation of an overall ethical program, for it facilitates a directive method for proper reflection in accordance to a dominant knowledge discourse. To be what one eats ; or, to allow the tissue of Nietzsche to graft itself on our proposition: to become what one eats. The lesson of affirmation is the dinner bell, and it knells for us to come and demonstrate our ability to affirm ourselves by means of selective choice - at the banquet. What we choose (the ethical reflection of quality in terms of «taste»), how much of it we eat (a quantity question of our ethical reflection)... This ritual of selection is played upon us, says Nietzsche, by the will to power that (de)selects us, as types, as a kind of menu item to be selected from again (or stricken from it). Only active forces return, says Nietzsche, who plays the double role of dinner companion and chef. The physiological axis - our constitution - is his primary concern as we set to table, especially the table of values. The issue of diet in Nietzsche and Céline goes well beyond a politics of taste, in so far as they both prescribe a disciplinary regimen that would effectively reorganize the self. The issue of what is to be consumed and what is not becomes a potent metaphoric instantiation for their overall respective projects. There is not a little retread value drawn here from hedonist and Stoic philosophy, especially in terms of advocating and regulating the intake of specific things that is inextricably linked to an ethical philosophy. Blending or blurring any dualist assumption, both Nietzsche and Céline, in their own respective ways, view the issue of diet as a potential nutritive motor for thinking and a way of being. Both Nietzsche and Céline are physicians of a kind: Nietzsche as a selfdeclared cultural physician who engages us to

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perform a deep symptommatology of current conditions, and Céline whose training as a medical doctor appeals to a certain degree of authority in terms of nutrition. Both Nietzsche and Céline advise caution on the matter of what is to be ingested, paralleling similar cautions made by the Epicureans in terms of avoiding what would cause distress. For the Epicureans, this «avoiding distress» is writ large as an ethical keystone to how one should conduct one’s life in general. Nietzsche does not extoll the virtues of a life spent avoiding discomfort - quite the opposite. If the comprehensive project of genealogy demands confrontation with «painful facts,» or may solicit the animosity of others who are more bound to the status quo of thought, then Nietzsche could not be said to be advising a peaceful life, but he would recommend preparing the body with a diet that is conducive with and has affinities to the task of performing the reflective task of genealogy. Due preparation is needed before embarking on an all-encompassing enterprise where even the assumptions of selfhood may not endure the insistence of thorough critique, and this preparation Nietzsche likens to a somewhat soldierly or Spartan lifestyle of disciplinary regimentation. Nietzsche does not recommend asceticism, given its more theological connotations ; instead, he counsels a personal regimen that will better organize and recognize the potency of the will. For Nietzsche, the act of excretion occurs at the level of the eternal return – that vast metaphysical bowel which ingests all and rejects what cannot tolerate its return. The selection, based on active and reactive forces, expels the reactive and non-affirmative types. In this way, Nietzsche has by far the most effective waste management system, since all that could be

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considered waste will simply not return. Diet was of personal concern to Nietzsche given his persistent health problems. What one ingests from what is available is another emblematic source of cultural representation. So it is not surprising that Nietzsche, a self-proclaimed cultural physician whose philosophy concerned the wisdom of the body, would have a few words on the proper direction of one’s nutrition. There seems to be an implied balance in Nietzsche between what one consumes and what is produced as a result. What one consumes will have a bearing on what is produced. However, despite Nietzsche’s frequent counsel on what one ought to eat, and extending the function of waste management to a metaphysical domain, he is silent on excretion save for one exception, where he speaks of the poetic will to vomit in response to what he sees as a debasement of culture. Purgation or excretion at the level of the individual takes place in the “No !” phase in nihilism going toward its completion. In terms of excretion - the antipodes of consumption - Céline is not silent, and much of it is ensconced in a kind of bitter humour where he lambastes the poor eating habits of those he deems as his tormentors. In a sense, Céline subscribes to a kind of physiological justice, and that retribution will be served on his behalf by the poor eating habits of his detractors. For Céline, the nutritive substance for his narrative outpouring is his memory, yet the expression of memory emerges as an irruption. In reading the postwar trilogy, Céline was seemingly obsessed with food: its requirement, its frequent lack, its deleterious effects on health, the idea of achieving ataraxia of the organs. He frequently repeats his mantra that one ought not to trouble the organs with too much food, and that

ingesting sparingly would ensure longevity. In the many segues where Céline is relating from the perspective of the present, being “hounded” by visitors or treating patients, he makes very candid remarks that always orbit around the question of diet. Not sparing any castigation or rancour for those who indulge in overeating – including his publisher (Gallimard masked as Ben Achille) –, he continuously expounds on the benefits of eating in moderation. This moderation is starkly at odds with his narrative excesses. The manifold 5 processes at play in Céline bespeak of an entire narrative world constructed on the basis of the stomach and the digestive process. One may be tempted to associate the frequent bombings (in both the postwar trilogy and Normance) as representative of aerial excretion, and that the tense moments he reports where there is a conspicuous absence of bombs is conveyed as a kind of temporal constipation (roughly paralleling the medieval understanding of constipation as error or confusion): “...takes all kinds of crap to make a world...not to mention a book !” (Céline [1969] 2008: 215). Céline’s frequent scatological references occur on three registers: 1) as part of compound insults ; 2) as a reference to the absurd insistence of bombs ; and 3) as something

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The etymology of “manifold” has a connection with the stomach and shares conceptual terrain with the idea of ventriloquism, or “speaking from the gut”. Céline arguably ventriloquizes all the characters in his novels, and this includes his automythographical self. See Greg Hainge and Kane X. Faucher, “Une voix déplacée: La ventriloquie chez Céline ou Pour en finir avec le jugement historique”, Études céliniennes (in press).

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part of the hidden or obscured. 6 As an example of the second type, Céline inverts the profane and speaks of the bombs as a kind of sacred act: “I’ve seen bombings in the other wars that churned up the ground, that tore up the landscape, but unleashing this kind of volcanic, magical fury requires real devotion !” (Céline [1954] 2009: 17). In Normance especially, these bombs are described in vivid and unreal polychromatic terms. These bombs function as antishit as they are spread out across the landscape, since they do not fertilize fields but are rather in the service of producing more waste. A Profane Economy Perhaps the very prow of human productivity, the one that goes masked or obviated is that which organically distributes itself across the earth. Excremental irruptions, veering here to an unresolved sadism of orgiastic and excremental excess production, are made to take the opposing place to the sacred - that of the profane. [T]he identical attitude toward shit, gods, and cadavers ; the terror that so often accompanies involuntary defecation...together present a common character in that the object of the activity (excrement, shameful parts,

6   Céline makes frequent mention of the vital and perhaps only importance associated with the unseen. A mixture of his own paranoia and his understanding of biology, it is always the unseen that works as the portent of what is to come. One could potentially add a fourth register, namely that of Céline’s “noises” that accompany his description of the bombs, among other things. For a careful study of Céline’s quasi-onomatopoeia, see Philippe Bonnefis, Le Rappel des Oiseaux.

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cadavers, etc.) is found each time treated as a foreign body (daz ganz Anderes) Bataille [1970] 1985: 94.

This separation of the profaned object of production that becomes the foreign element detached from its original author occurs at the moment of expulsion. This expulsion is a vision of ecstatic time, for it momentarily dislodges the subject from the staid registers of terrestrial space and time. It is at this point that the scatological merges with the sacred before the produced foreign object is sacrificed in a frenzy of mute terror and disgust, subordinated to the domain of waste products and to a logic of the negative. The ecstatic moment of jouissance in any expulsion is a prime example, Bataille would say, of true sovereignty. But, how quickly the sovereign act is effaced by a return to a binary logic of good and bad, inducing the abdication of the would-be sovereign. In the end, the product of bodily expiation is consigned to a kind of sewage-collecting tumulus. In this way we cannot dissociate even the sewage system as a means of following the logic of appropriation and accumulation. Just as capital is an appropriation and accumulation «machine,» attempting to perform its economic alchemy to transmute excess productions into profits, there is a similar logic at play in the excrementeconomy. Something is made to collect and contain the expulsions, the membra abjecta of the body. The evacuation and relief of producing the foreign body that is made to disappear carries with it a kind of anguish: «There seems to exist a domain where death signifies not only decease and disappearance, but the unbearable process by which we disappear despite ourselves and everything we can do, even though, at all costs,

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we must not disappear. It is precisely this despite ourselves, this at all costs which distinguish the moment of extreme joy and of indescribable but miraculous ecstasy» (Bataille [1956] 2000: 140-1). This expiation of what will come to be renewed as the foreign object is first and foremost a death of the body, or at least its part, the physical memory of what was once appropriated by the mouth and the end product of labour. This labour is then disowned, despite ourselves, and so signals the terror of a death that is both sacred and profane. What one produces, what one once signed as belonging to oneself, is effectively «signed over» to oblivion, a labour that becomes the property of the abyss. All that marks the passing of this object’s possession is a monument, just as the cadaver may be marked by a gravestone: the hollow monument that will come to define every act of excremental production, and render them all equivalent, will be the toilet. All the processes that occur subsequently are obfuscated (the ferrying of excrement in buried pipes and its final destination), just as the tombstone masks the buried processes of the body’s decomposition. The convulsions of the bowels to produce this object are akin to the convulsions of death, but also of childbirth, which produces as well an object that becomes foreign in its translation from being in utero to the outside world (although, in the case of childbirth, the product of the labour is considered generative and positive according to a logic of production). Vomit as well can be said to be an involuntary labour of eruption, and what is interesting is that both vomit and fecal excretion are speech acts that are always «spoken» in present tense and, despite the variation in contents at each «utterance,» their meaning is always the same. In this way, shit and vomit

are absolute metaphors, the most durable and the kind that exacerbate a «love of production.» This production is suspended between life and death - the labour of excretion reifies life, but its function is death. The reification of life in this case is the confirmation of ego, and at the moment one acknowledges owning one’s production of waste and the almost instantaneous transfer of that autonomous production to the care of the abyss as a detached foreign object, it is the realization of false manufacture. This replication of self externalized objectification, akin to how one both owns and does not own one’s reflection in the mirror, is pithily captured in Bataille’s poem: «o manufactured nothingness / in the factory of infinite vanity / like a trunk of false teeth» (Bataille [1962] 1991: 150).7 This «death» Bataille describes is in line with his notion of the transition from animal to human, namely that it is labour that negates the animal, and the realization of labour is what abolishes the natural as being something Other, and therefore an object of prohibition or transgression that is profaned: «We have arranged the world around us in such a way that if the ‘filth’ were not constantly thrown out of it, the edifice would rot. But the horror that demands from us this constant movement of rejection is not natural» (Bataille [1976] 1995: 63). «The same horror banishes the sexual function and excretion to the same darkness» (Bataille [1976] 1995: 62), and death can be 7

The symbolic economy of teeth in Bataille’s work not only conveys his sense of what is meant by the horror-joy equivalence, but also factors in his rendering of appropriation as first conducted via the mouth.

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added to that list. Bataille emphasizes the axes rational existence has constructed in order to grant credibility to its prejudices and obviate the repugnant, this purity of the head over the lower organs, and the creation of sanitary installations, as a means of inducing a forgetting that our organs are culpable for the production of filth. The relationship of virtual capital is one that is backed by a complex series of debts and deficits. Rather than basing an economy on the gold standard or the physical monetary supply, virtual capitalism operates by a system of debt-shift and projections. The exteriorization of capital from a neutral ratio to that of virtual debt exchange results in ferrying economics into a magical realm where debt becomes leveraged as wealth. This could be seen as the pataphysical turn. Bad investments become toxic debts that need to be expiated and contained. If we were to follow Bataille’s recommendation, there is a vital need to make accumulation the object of expenditure as a necessary “decompression.” Taken in one way, we could associate shit and debt as being negative productions, waste products of an initial ingestion-investment. As such, there needs to be a means to expiate that waste. In the traditional capitalist model, “digestion” is the labour process by which investment separates positive and negative production. Positive production becomes commodity, which then facilitates the economic “body” to accumulate more profit by means of ingestion. Negative production (anything that does not facilitate ingestion such as wages or the unusable materials of production) must be expiated or diminished. One of the features of contemporary or virtual capital has been its ability to offset ne-

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gative production by means of reinvestment – a kind of copraphagy. Using debts as leverage, the negative production is attributed a value that will entice further investment. Market speculation is perhaps by far the most salient example of waste production, since it bypasses digestion / reflection and creates a recursive loop between ingestion and excretion. What is “produced” is nothing more than raw numbers that deal in debts and profits. In market speculation, the end product is a matter of diet and defecation, the “success” of which depend – eerily mirroring Nietzsche – on a selective process occurring at a larger systematic level that cannot be controlled or predicted. It is no longer a binary of the sacred or profane, but of debt and profit accumulation that function as aleatory forces. Where debts become unmanageable, efforts to rein the processes in by rational forces take the form of bailouts – the economic version of an enema – which discharge the debts, thereby creating a financial sanitation system where lagging factors on economic “growth” are flushed out. However, this process is temporary for as long as virtual capital continues bypassing the “digestive process” of selection at a more microeconomic scale. Debts do not merely vanish any more than faeces are flushed away into some magical oblivion by means of the toilet: they are merely shifted elsewhere. Debts cannot be effectively reabsorbed into the economic body without paradoxically creating more waste-debt. Just as the medieval suggestion of purifying the body by consuming faeces was designed to purify body and spirit, the end product is just more of the same. Caught in this vicious cycle, debt can only continue its accumulation, can only be masked, and the economic body will

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never attain the rational purity that free market theorists seem to idealize. Following the 2008 global economic recession, various strategies were employed to mitigate the compound effects of reckless investment (including indiscriminate lending practices). Regulation of some banking industries, coupled with bailouts to keep them solvent, were aimed to control the accumulation of further debt ; nationalizing some large debts led in some circumstances to austerity measures or social programs spending cuts, all of which was designed to shield the consumers and corporations from the waste their own accumulated debts had produced. In sum, the appropriation by increased consumption, facilitated by an almost intensely vascular credit system, carried with the purchased commodities the toxins of debt that collected in the collective economic bowels of the system it was not able to expiate. Various governments responded in two ways: a digestive aid by means of bailouts and economic “stimulus” plans (suggesting in part that the stalled or failing economic bowels were now inert or constipated by debt-load), and the assumption of toxic debt to serve as a colostomy function. A capitalist system assumes a dynamic model, which is to say that there is a mechanical process of progression that is always reversible. A negative feedback system can resolve the occasional ataxic fluctuations of a market economy when it over- or under-invests, correcting for the levels of capital-to-debt ratios. However, a cybernetic approach to capitalism has proven unsuccessful in preventing the global recession since, despite the complex negative feedback systems already in place to redress problems as they arose, the capitalist economy turned out not to be dynamic at all, but rather thermo-

dynamic. Despite economic stimulus injections and tighter controls on credit availability, the path toward entropy continues with no method of discharging toxic debt. It is only temporarily contained in a proxy colon. In this system, waste cannot be effectively reabsorbed to make for a sustainable circuit, nor can the expiation of toxic debts continue indefinitely ; as we now know, the waste that is debt has to be contained somewhere – it does not simply vanish –, and the shifting of debt to government assumption is a coprophagy that only compounds the problem. In a thermodynamic system, the only equilibrium or metastable state is death. Once all economic energy is dissipated, there is inertia and entropy. This state has not yet been reached, as evidenced by the minor success of government economic stimulus response. Yet, if the economy is gradually sliding into entropy, at some point it will not react to any stimulus. The idea that the government’s assumption of toxic debt preserves the system and creates a dynamic economic equilibrium is to assume that Clerk Maxwell’s demon that regulates the equilibrium of gas in a hermetic chamber does not itself also succumb to the thermodynamic law of entropy through gradual energy dissipation. Bataille’s call for heterology stands outside of science, since its waste products are negated by the assumption of appropriation. Yet Bataille states that it is the negative remainder that contradicts the servile homogeneity that science and philosophy produces, and reason’s answer to waste has been in decorous masking or expulsion. One innovative method for masking debt produced from waste, and turning it to one’s advantage, can be seen in Gogol’s Dead Souls. The main character, Chichikov, uses a loophole in the census conducted every ten

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years to purchase the deeds to serfs who have died. The owners, eager to discharge ownership over the dead serfs they are obligated to pay a head tax for, see that this works to their advantage, but it also works to Chichikov’s, who is willing to pay the head tax on dead serfs as leverage to secure bank credit to purchase property. This is one of the first literary instances of a virtualized economy: the serfs only nominally exist according to the census, and this functions as capital that can be traded for debt. What is intriguing about this example is that the actual capital = 0, yet there is still exchange value. Shit, like information, may succumb to a “structural conceit,” which is to say that by simply reorganizing the contents of either is a means of conferring value and rigging the discourse to render those contents somehow useful. In the case of accumulating toxic debt, it is re-partitioned according to a state discourse where the state itself assumes ownership of said debt in its general operations (the absence of this debt accumulation among those who have been bailed out becomes a moral indebtedness to the state). Debt is a programmatic expression of waste, and it must be assimilated into a narrative of utility. Finding a means of offloading personal detritus may have taken the form of immaterial labour, especially in the somewhat narcissistic production of the self via social networking sites or crowd-sourcing user content. Even here a structural conceit takes precedence, especially where both labour and leisure are blended into a platform (such as selfmarketing via online social networks), effectively making mouth and anus – or consumption and production – a much closer circuit. In a way, it achieves what Wim Delvoye sought to produce in his art: that production and

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consumption occur at the same site or orifice as an expression of maximum efficiency. The Internet seems to provide for this dual-purpose orifice, where both functions can take place nearly simultaneously (however, no matter what Web 2.0 promises, the two functions cannot be multitasked ; in fact, beyond the simultaneous operations of performing thinking and the regulated autonomic functions of the brain, there is no cognitive basis for multitasking insofar as the brain simply shortens the amount of time dedicated to tasks, in order to give the impression that multitasking is taking place). In considering Claude Shannon’s mathematical theory of communication (otherwise known as information theory), we are privy to a seductive analogy where the economy can be conceived of as an enormous communication system with multiple channels. The value of positive capital or negative output (debt) is in its circulation, not in its inertia. However, debt is the result of “noise” that creates a data deficit in any economic communication. If viewed as a simple informant-informee relationship, what is produced as economic information succumbs to loss due to market “noise,” (the vicissitudes of trading and constantly oscillating value) so that investment as input does not result in equal output, the difference being profit or debt. In technical terms, pure profit and pure debt are both contributors to system entropy because the economic information exchange is not identical, and thus imbued with more data deficit and thus more noise. Excessive profit is simply debt stood on its head, and amounts to the same system trouble in maintaining an ordered economy. Without corrective feedback to minimize on noise, the accumulation of debt or profit creates the unstable conditions of an

S c at o n o m i c s : N e g at i v e P r o d u c t i o n , D i e t, a n d t h e P r o fa n e


ataxic economy. Bataille’s volumes on the accursed share point to this necessity to discharge these accumulations – not that he asserts it will ensure equilibrium (which is impossible since there is always a negative remainder), but that it will grant us the freedom to escape the tyranny of rendering the world and our actions “useful,” i.e., the marshalling of our excesses toward the production of further excesses which can only amount to dissolution in the end. In the end (and from the end), we are left with a radical othering of debt that follows a similar logic as that of how we treat the product of our defecation. In an age of what Alvin Toffler predicted in The Third Wave would be one of the “prosumer” (namely, the blurring of roles between producer and consumer – an event that has taken place in Web 2.0), one may wonder if we have created the ultimate synthetic circuit for waste at the embedded level of both production and consumption as the solution for simply abdicating waste’s otherness. It is this form of inclusion that we transpose to the idea

of debt, for if waste management is indexed to the task of preventing, identifying, monitoring, treating, handling, reusing, and disposing, so, too is the entire system of accumulated debt which is taken into the social body and leveraged to justify political economic policy. Debt, like shit, is not considered heterologically, but as the carrier of collective shame and internalized guilt turned into (and made useful by) a political program that will use it as a means to drive public opinion toward those leaders who will promise an economic utopia where debt is rendered either reabsorbed into a system of utility or expurgated entirely. The precedent set by President Ronald Reagan of masking expenditures that lead to massive debt, such as the military, was effectively masked as a jobs program, which made the negative output of debt an instance of corrective negative feedback for the economy ; however, this act of financial legerdemain is simply to call debt – and shit – by a different name, giving it some form of instrumental value.


Bibliography

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Pierre Troullier Ces trois pièces satiriques ont été composées dans la France du début des années 2000. Certains passages datent même d’avant les attentats du 11 septembre, – autant dire du siècle dernier. Volontairement, je ne voulus alors y mettre

aucune indication de lieu, de temps, ni de personne. Chez les grands satiristes, les Romains bien entendu, que j’aime et continue de lire sans cesse, je suis trop arrêté par le fourmillement des références. Cela n’empêche ni leur modernité, ni leur actualité d’éclater de toute part ; mais cela ne la sert pas non plus. Et

c’est mon hommage à cette haute tradition que d’avoir tenté de composer des

satires, particulièrement La parade des porcs, qui soient lisibles en tous temps et tous lieux. Le plus important, dans la satire, n’est-il pas qu’il est difficile de ne pas l’écrire, comme l’édicte Juvénal ? L’universalité de la satire, c’est bien cette impossibilité à ne pas être écrite, quels que soient l’époque et le pays : c’est son

caractère impératif face à l’absurdité, l’injustice et le mal, qui comme elle sont permanents.


À propos de l’auteur Né en 1977, Pierre Troullier enseigne en France les lettres modernes dans une grande école d’officiers. Parallèlement, il se consacre à la poésie, au théâtre et à la traduction poétique. Il est publié par Les Belles Lettres, et collabore à diverses revues françaises et étrangères.


À la nation de la haine j’ai trouvé dans mon cœur la seule nation

où la vie des pourris vaut moins que l’excrément le crachat s’y échange au prix du diamant et je vends pour de l’or la malédiction la haine y a ses hymnes

couvée de cygnes noirs comme le dernier fleuve et pour drapeaux les voiles

où l’on roule les corps lapidés des ordures les cygnes esquissent sur la portée du ciel

des accords triomphaux et les morts dans leurs fosses en accolant leur bouche au cul des uns des autres soufflent en vain dans leur trompette d’infamie j’ai fondé la dernière nation des justes

parmi des champs plantés de glaives et de roses j’aime faire du mal autant que j’aime aimer

et je veille en bon maître à ce que pour moi-même tout plaisir soit suivi de sa punition nation de la haine

où l’on donne un baiser comme on tranche une veine bénies soient toutes les boucheries de ton règne la couleur d’une rose justifie qu’on saigne

*

*

*


La parade des porcs Pieds-bots dégringolés de leur grand piédestal Les tenants du savoir ouvrent le carnaval

Les plus prétentieux passent toujours devant

Pour que brillent les feux blafards de leur néant Ils sont nés du coït de la vase et du vent

Aussi leur souffle a-t-il un goût de pestilence

Qu’exacerbent leurs dents gâtées par la jactance Et leur bouche muée en décharge puante Recèle en son gosier une tombe béante

D’où la glaire remonte en cascade concrète Telle est la poésie que leur talent sécrète Écriture de pus et de fraîches chiures

Dont sont fous les corbeaux et friands les parjures Leur langue éponge abjecte où dort le sacrilège Pompe le vomi des rumeurs qui s’y agrège

Et leur ventre barrique à touiller l’impudeur

Stocke les excréments de ces saints excréteurs

Dont les frocs empesés témoignent de l’ardeur

Qu’ont à communiquer ces vigoureux bruiteurs

Plus ballonnés de gaz que des moulins fringants Qui moudraient nuit et jour des anticonstipants À suivre leur sillage un haut-le-cœur te prend

Comme en un champ stérile où le purin s’épand

Leurs lauriers n’ont pas pu les rendre moins pourris Ni leurs palmes d’antan leur servir de sursis Mais ces spectres infects sont à peine partis

Que par de plus pesteux nous sommes assaillis

Pour qui sont ces crapauds qui rampent sur leurs panses C’est le peuple baveux des roteurs de créances

Les coureurs à bubons les tenants des finances

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Dont le liquide seul comble les espérances

Et quels qu’en soient le goût la forme et la décence Tout ce qui coule excite leur concupiscence

La flasque gomina qui graisse leurs cheveux Le flouze sifflé sec aux pires malheureux La sueur des putains à la saison des feux

En eux monte l’envie de vaseuses amours

Qui les font se parer de leurs plus beaux atours

Ils noircissent leur peau du charbon du mensonge Et teignent leurs cheveux du kyste qui les ronge Pour d’un cancer hideux faire un trait d’apparat Comme un qui se dit roi mais n’est que renégat Leur corps huître sans perle infécond agrégat Pour chaque métastase augmente d’un carat

Et fiers du beau maintien de leurs goitres morbides Au point de se répandre en postures languides

Comme on en voit aux paons de femelles avides

Ces charognards remuent leurs charognes putrides Au bordel des Enfers leur troupe s’achemine Pour qu’y déchargent leur semence vipérine Ces Don Juan qu’exorcise la pénicilline

Contre les venimeux le venin seul vaccine

Comme l’air déjà lourd en odeurs s’alourdit Encor plus lourdement d’un relent inédit

Des fantômes nouveaux mouvantes vomissures Promettent un monceau de nouvelles ordures

La cohorte des porcs et des porques leurs femmes Dont les vesses fusant sont les uniques flammes De notre Enfer glacé clôt ce cercle d’infâmes

Les tenants du pouvoir forment l’arrière-garde

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À l a n at i o n d e l a h a i n e ; s u i v i d e L a pa r a d e d e s p o r c s

et

L e s p o r c s pa r l e n t d e l e u r pa s s i o n


Des races de crevards étant la plus crevarde Leur passion tenace pour la cochonnaille

Refondit leur nature d’après leur mangeaille À force d’abuser à tous leurs gueuletons

De gras double de pieds en gelée de jambons

Un matin dans leur glace ils se virent cochons

Des cochons qui gouvernent du bout de leur groin Et affament le peuple en dévorant son pain

Ou fouillent dans ses flancs pour assouvir leur faim

Ils sont bouffis de graisse ils suent quand ils outragent Et si chaque porc veille à engrosser sa truie

Leurs penchants pour la chair autrement se soulagent Et révèlent en eux l’humanité enfuie

Ils chassent dans les rues par la lune blêmies Les déclassés et les pauvresses alanguies

Qu’ils rossent tondent lient de chaînes et encagent Avant de dépecer leurs corps qu’ils se partagent Et faire des cadavres une bâfrerie

En dégueulant parfois pour dans la porcherie Remettre les couverts de leur ignominie

Au fond d’une forêt les porcs ont un repaire

Où vivent enfermées des vierges de quinze ans Par une nuit sans lune une d’elles doit faire

Les quatre volontés des cochons turgescents

Ils ne reviendront pas avant neuf mois passés

Quand le terme est échu les porcs tous rassemblés Célèbrent leur retour dans la grotte aux moiteurs La vierge est éventrée Un de ses violeurs Saisit le fruit le goûte et à chaque invité

Fait l’honneur du morceau de sa postérité

*

*

*


Les porcs parlent de leur passion Nos fesses sont le siège de toutes nos ferveurs,

Comme on dit des cochons fouissant les ordures

Que le groin est leur signe et leur vraie raison d’être.

Quand vient l’heure de célébrer notre culte irrépressible de la graisse, un long spasme parti du bas-ventre Agite tous nos abatis porcins

En cadence, comme de larges palmes suintantes sous une pluie de suif. La gueule remplie à ras bord

Par la dévotion, nous n’avons plus alors que l’aérophagie pour nous faire comprendre, Et quel baragouin de puanteurs brûlantes Monte au ciel

Quand notre troupe de fidèles gueuletonne au complet.

Et notre dévotion, partout où nous allons, nous suit : les hémorroïdes sont les chapelets ardents qu’égrènent à toute heure du jour les pieuses extrémités de nos tripes,

Et le cholestérol le saint chrême sans lequel aucun d’entre nous n’aurait été consacré dans l’esprit de notre culte.

*

*

*



Jean-Pierre Couture Est souverain celui qui décide de l’ état merdique. Est politique le moment où le

souverain désigne la merde et se propose pour la nettoyer. J’examine dans ce texte cette matrice conservatrice qui éclaire et empêche à la fois notre (in)capacité à se

charger de la merde, à internaliser un Nomos der Merde conforme à l’unité de la matière.


À propos de l’auteur Jean-Pierre Couture est professeur de pensée politique à l’École d’études politiques et membre de l’Observatoire des nouvelles pratiques symboliques à l’Université d’Ottawa. Ses travaux gravitent autour de la phénoménologie politique, de l’épistémologie des sciences sociales et des enjeux théoriques liés au capitalisme avancé. Œuvrant à une sorte de politologie des idées, ses recherches se nourrissent des apports de la sociologie de la production culturelle qui incitent à comprendre les produits intellectuels tant par leur socialité que leur textualité.

Je

voudrais ici discuter des tenants et aboutissants de cet énoncé de Schitt qui cristallise une matrice conservatrice et nocive qui éclaire et empêche à la fois notre (in) capacité à se charger de la merde. Cet examen critique comportera trois niveaux discontinus qui interrogent la civilisation moderne, l’ingénierie sanitaire et le cabinet quotidien.

Civilisationnel ou macromerdique : orages de Schitt et d’acier Est souverain celui qui décide de l’état merdique. Est politique le moment où le souverain désigne la merde et se propose pour la nettoyer. Ihr seid Scheisse und unser Staat muss Scheissrein sein. Ces thèses bien connues sont de Schitt, figure idéale-typique du penseur catholique antisémite qui a embrassé le nazisme à titre de solution viagrale à ladite impuissance décisionnelle du complexe cosmopolito-libéral. Si l’Allemagne de la dénazification devait expier le régime hitlérien « comme un péché », il n’en demeure pas moins – là est le lieu de son œuvre


Tous les concepts de la science sanitaire moderne sont des concepts théologiques sécularisés. Carl Schitt, Théologie merdique

« repentie » – que l’indépassable nécessité de l’instance souveraine demeurera le problème fondamental de la pensée politique. La preuve de ce fardeau partagé ? La modernité elle-même serait incapable de se penser en dehors du principe du chef, terrestre ou céleste, et cette donne ferait en sorte que tous les régimes modernes seraient des nazismes latents ou mordants, d’occasion ou d’exception. La culpabilité des uns devant entraîner celle de tous les autres : — je suis coupable, dit Schitt, devant Dieu et les Alliés néo-souverains à Nuremberg, mais avec ma chute tombera aussi toute la modernité. Aussi revanchardes qu’elles soient, les thèses de Schitt demeurent séduisantes pour une diversité de publics : les critiques des hypocrites régimes libéraux citent Schitt pour montrer la sombre permanence de la souveraineté d’exception et de la loi de la force, tandis que ceux qui sont érotisés par ces érections de muscles étatiques poursuivent l’élan antilibéral de Schitt et expriment la même haine pour la cacaphonie démocratique. En effet, les adeptes de la stato-

lâtrie jacobine et/ou1 théocratique reprennent à la lettre le motif de Schitt qui consiste à cheviller l’impossibilité d’un pouvoir politique autonome et isonomique (agir sur nous-même en tant qu’égaux) à une cosmologie hétéronome et autoritaire (être gouvernés par un très-haut, car nous en sommes incapables), matrice de laquelle ne pourrait s’échapper les modernes. Pour ses penseurs conservateurs2 , la rupture de l’âge moderne avec le moyen âge n’a pas non plus eu lieu. Comme il y a continuité éternelle du Trône, le monde se découpe sans fin, en tout moment comme en tout lieu, entre la bonne élite, la 1

Vu de loin ou d’en bas, il n’y a pas de différence onto-politique entre ces cultes, mais bien une équivalence doublée de collaborations tactiques, car après tout, laïque ou pas, « l’État c’est Dieu » et il faut écraser les « infidèles ». 2   Définition phénoménologique : sont conservateurs ceux qui n’ont de rapport qu’avec des inférieurs (queue haute) ou des supérieurs (queue basse) et qui sont conséquemment incapables de jouir du commun et d’expérimenter l’hypothèse de l’égalité.


mauvaise et le reste. La mécanique de cette pédagogie de l’inégalité consiste à toujours trouer les phrases de ses adversaires pour y insérer les mots « Souverain », « Décision », « Dieu », « Quelqu’un qui décide », « Cheuf », « Pôpa », « Faire la Loi », « Institution », « Nation », « État », sans égard pour ceux qui pensent non seulement hors de cette matrice, mais qui (re) lisent l’histoire des associations humaines sans avoir recours à ces supra-catégories. Ce faisant, ces braves penseurs du Politique nient non seulement toute légitimité aux révolutionnaires modernes (passés, présents et à naître), ils nient la possibilité même du gouvernement de soimême par soi-même et colmatent toute brèche dans l’édifice de la domination à l’aide du bon vieux mastic de Platon qui, pour fonder la Philosophie Politique, eut recours à un mauvais trucage sophistique consistant à faire équivaloir les termes de « liberté » et de « servitude ». Un mensonge katechonique d’exception que l’on enseignera depuis à excuser et à juger à l’aune de la

du désastre qu’il conjure, soit la possible présence sur Terre de femmes et d’hommes libres, sans dieu ni maître. Dangereuse utopie qui autorise toutes les attaques préventives et tous ces autres discours « prudents » qui visent en fait à lui barrer la route à jamais3 . 3   Reste à décider si toute cette histoire est grandiose et fortifiante ou bien décadente et malade. Je choisis, comme d’autres, le deuxième avis : « Ainsi l’histoire de la philosophie, des socratiques aux hégéliens, reste l’histoire des longues

Cette matrice conservatrice ne va toutefois pas sans son contre-corpus d’hérétiques et son contrepoids de parias, car sous le sublime de la Tradition se sont accumulées des strates merdiques de la pensée qui gênent toujours la vie paisible des parvenus de la philosophie (Couture, 2010). Or, même s’ils font tout pour les ignorer, en vertu du passage du Parménide selon lequel la boue et la crasse sont réputées sans intérêt, il y a toujours eu dans notre modernité des modernes plus modernes que les Modernes qui ont su tirer toutes les conséquences civilisationnelles du siècle des grandes découvertes. Au niveau politique, ce sont ceux-là – depuis les Giordano Bruno, Machiavelli, Spinoza, Proudhon, Bakounine ou Luxembourg – qui ont tenu le fort quant aux exigences profondes d’une association humaine qui prenne acte de la cosmologie des temps nouveaux : il n’y a pas de point d’Archimède, nous sommes dans le même bateau et personne ne viendra nous sauver. À ce titre, tout le cortège théocons mené par Schitt et consorts, tous ennemis jurés du socialisme, passe symptomatiquement sous silence la pensée anarchiste qui demeure à ce jour l’ultime expression théorique et existentielle d’un athéisme conséquent en matière d’association politique. En occultant ce sous-produit gênant du continuum platonico-catholico-hégueulien, la rhétorique conservatrice enligne tout simplesoumissions de l’homme, et des raisons qu’il se donne pour les légitimer. Ce mouvement de la dégénérescence n’affecte pas seulement la philosophie, mais exprime le devenir le plus général, la catégorie la plus fondamentale de l’histoire. Non pas un fait de l’histoire, mais le principe même, dont découlent la plupart des événements qui ont déterminé notre pensée et notre vie, symptômes d’une décomposition. » (Deleuze, 1965 : 23)

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ment les anarchistes sur la voie de la réforme ou de l’extermination4 . Est souverain celui qui dispose de la merde, disais-je. Au niveau civilisationnel, ces mêmes tenants de la permanence du problème théologico-théologique – tout occupés qu’ils sont à maintenir leur version de la répudiation schittienne de la modernité – commettent le même déni à l’endroit des interprétations qui documentent plutôt la rupture inédite opérée par la mentalité et la science modernes. Pour l’histoire, je rappelle que dans sa somme de 1966, Hans Blumenberg a attaqué directement ces conservateurs – Schitt en tête – qui condamnent la « fausse sécularisation » en concluant à la prétendue dépendance des modernes aux catégories théologiques et médiévales. À rebours de cette école (allemande d’abord avec Schitt et Voegelin, américaine avec Strauss et puis française avec Manent et 4   Francis Dupuis-Déri résume l’incapacité des conservateurs à réellement considérer la valeur des prémisses anarchistes qu’ils amalgament hâtivement au libéralisme et au capitalisme : « Cette critique du phénomène «libéral-libertaire » a l’avantage rhétorique de se présenter comme bienveillante, quoique paternaliste et condescendante. On nous dit : vous êtes fort sympathiques, mais je vois bien, moi, que vous faites fausse route, puisqu’en fait vous reproduisez inconsciemment ce que vous reprochez au système, et que vous êtes donc au final votre propre adversaire. C’est alors pour votre bien que je vous critique, en vous enjoignant de ne plus être ce que vous êtes, de ne plus promouvoir les principes que vous défendez, puisque vous ne faites que copier le système que vous dites détester. Abandonnez vos groupuscules anarchistes, et devenez plutôt partisan d’un parti social-démocrate ou nationaliste, et de l’État. […] Ce que les critiques du prétendu phénomène «libéral-libertaire » proposent en fait aux anarchistes, c’est un suicide. » (Dupuis-Déri, 2011 : 224-225)

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Nomos der Merde

Gauchet), Blumenberg affirme que la CURIOSITÉ, une fois sortie du catalogue des hérésies, n’est ni précédée d’une Cause ni simplement autoréférentielle, mais plutôt moyen d’affirmation de soi pour un projet moderne forcé, comme les nefs qui mettent cap à l’Ouest, de trouver en lui-même sa propre constitution, sa propre légitimité : Ce n’est pas une « sécularisation » de la ressemblance de l’ homme à Dieu. La fonction d’une pensée émerge nue et sans fard, rendant son origine historique indifférente : la connaissance n’a pas besoin de justification, elle se justifie elle-même, elle ne doit pas son existence à Dieu, elle n’a rien à voir avec la révélation ou la participation miséricordieuse mais repose dans sa propre évidence, à laquelle ni Dieu ni l’ homme ne peuvent se soustraire. Blumenberg, 1999 [1966] : 450.

Voilà une thèse concurrente avec laquelle aucun conservateur n’a encore osé croiser le fer, car la conséquence épistémologique ultime du rabattement de la modernité sur le moyen âge impliquerait de re-ligoter la curiosité humaine au pilori : une manœuvre insoutenable et inavouable, particulièrement dans les milieux universitaires5. Mais dès que l’on se confronte 5

Deus est scientarium Dominus. Dans mon université catholique fraîchement managérialisée, les guerres de religion et le procès de Galilée sont encore rejoués, mais sous le mode de bonnes tragicomédies divertissantes. Que les groupuscules conservateurs aient le droit et la liberté de critiquer sur le mode plaintif de la déploration le « nihilisme » des sciences historiques et sociales est une chose bénigne, sans grande conséquence, et protégée par les chartes qu’ils conspuent.


vraiment, comme nous y invite Blumenberg, aux prémisses de la science moderne sur son propre sol, on voit que la fragile légitimité des temps modernes tient dans cette configuration où l’homme, le monde et même Dieu baignent dans la lumière de la raison curieuse. Dès lors, les promesses du dévoilement et du désenchantement sont grosses d’une joie de connaître et d’un plaisir de critiquer dont seul un (nouveau) procès de Galilée pourrait freiner l’aventure. En raison de sa résonance révolutionnaire évidente, l’esprit moderne de l’auto-engendrement par la curiosité – appelé à devenir critique générale des pouvoirs – a également servi de matériau pour la pédagogie égalitaire de Bertolt Brecht qui, dans les premiers moments de sa Vie de Galilée, met en scène l’impulsion initiale de l’astronome confiant en ses propres moyens et en son entreprise teintée d’un franc optimisme que seule la violence de l’Inquisiteur saura éteindre : De là est né ce courant d’air qui soulève même les robes brodées d’or des princes et des prélats, dévoilant les jambes grasses ou maigres, des jambes comme nos jambes. Il est apparu que les cieux sont vides. Alors un rire joyeux Cette dramaturgie peut aussi s’expliquer par la logique bancale du recrutement sectaire dont la recette consiste à bâtir d’effrayants parcs à thèmes de la « Postmodernity » où circulent de petites ouailles qui sont épouvantées par des personnages de carton-pâte, anonymes et muets (appelés « les ceuses-là »), et qui après cette dure épreuve confrontationnelle terminent le circuit à la réconfortante Cantine du Sur-Sens, là où elles retrouvent leurs gentils tuteurs, tout juste démaquillés et sortis du costume de leurs anti-rôles, le front en sueur et la bouche écumante, certes, mais combien humbles devant leur mission de salvateurs de la pensée et du monde.

retentit. […] Et la terre roule joyeusement autour du soleil, et les poissonnières, les marchands, les princes, les cardinaux et même le pape roulent avec elle. Brecht, 1990 [1955] : 10.

Que les conservateurs refusent l’hypothèse de l’égalité et de la gouverne de soi par soi jusqu’au point d’occulter l’existence même des tentatives théoriques et pratiques de ceux et celles qui veulent se donner une constitution politique conforme à l’esprit d’auto-affirmation moderne : cela peut être mis sur le compte de la lutte à mort idéologique et du combat de rue, particulièrement prisé d’ailleurs lors des belles années de Schitt et d’acier. Mais que ce combat se redouble d’une condamnation à peine mieux euphémisée et sophistiquée de la modernité per se, strictement corsetée dans une parure médiévale, voilà qui constitue une manœuvre visant à verrouiller les possibles d’une politique réellement en phase avec l’impulsion de Galilée. En ce point précis du débat, la force persistante de la matrice conservatrice et du culte infini du souverain-trône doit être confrontée de près si l’on espère pouvoir libérer les énergies modernes de leurs hypothèques surannées et reprendre l’ouvrage discontinu de la liberté de ceux à qui « il est apparu que les cieux sont vides ». Sur ce chemin, les thèses de Schitt n’ont pas été écrites en vain, au contraire, car placées devant la redoutable MATÉRIALITÉ DE LA MERDE, elles pointent justement vers ces dispositions obsolètes qui nous empêchent de congédier la nécessité de l’état merdique par lequel un souverain ne s’érige que sur la lie d’une merde désignée comme ennemie. Para-

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doxalement, les idées de Schitt qui n’avaient d’autre but que de souiller le projet moderne sont parfaitement réversibles et peuvent servir à critiquer aujourd’hui les éléments qui nous empêchent toujours de troquer la mauvaise sécularisation sanitaire pour la vraie modernité de la merde, soit ein echter Nomos der Merde. Sanitaire ou mésomerdique : du panmerdisme au toutalégou Londres, 1858. La plus importante agglomération urbaine depuis Rome est en pleine Great Stink. La popularité des nouveaux water-closets et le très bas niveau de la Tamise transforme la City en un vaste marais merdique qui contraint les pouvoirs publics à se réintéresser aux vertus du cloaca maxima. Cette crise du panmerdisme 6 6   Cette crise sanitaire a été philosophiquement anticipée par les méditations de Spinoza dont l’Éthique disait qu’il fallait nécessairement relever le statut de la merde dans un cosmos sans extérieur ni dépotoir : il y a de la merde, il faut s’en occuper, car « la substance merdique est une et unique » (I, 14). Cette position réarticule d’ailleurs le stoïcisme du Summum Cloacal romain. Marc Aurèle : « Honore en toi-même la partie merdique qui te relie au cosmos digestif. » (Constipations pour moi-même, IX) Il ne faut pas oublier que les thèses de Spinoza auront d’abord déclenché la fameuse « querelle du panmerdisme » qui, pendant tout le XVIIIe siècle, visa à empêcher toute réception positive des thèses de ce tailleur de verre, écarté du rabbinat, puisque ses lunettes permettaient de toiser la merde sans le secours de la métaphysique dualiste qui avait réglé le sort de la boue et de la crasse depuis le triomphe des socratiques. Dans ses fameux fragments de 1937, rédigés après qu’il ait détruit ses manuscrits, Jean-Baptiste Botul note ce qu’un client du taxi lui aurait confié au sujet du panmerdisme : « Si les antispinozistes disent «Si la merde est partout, elle est donc nulle part »

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Nomos der Merde

est telle qu’elle provoquera la plus grande révolution sanitaire du dernier siècle et demi, laquelle sera imitée et copiée dans toutes les régions privilégiées du globe. Sir Joseph Bazalgette, ingénieur et fervent animateur du Sanitary Movement, est alors nommé général des armées sanitaires en lutte contre la merde et conduira le premier chantier pharaonique du circuit fécal du capitalisme. Son plan réussira à externaliser l’impropre ennemi à l’aide d’une solution très coûteuse : rediriger la merde sous la ville et dédoubler la face propre de son architecture diurne par un souterrain, nocturne et sale, à l’aide de la médiation salvatrice d’une grande quantité d’eau et de tuyaux. Contre le panmerdisme, on opte pour le toutalégou : se départir de la merde à travers le cycle eau propre/eau sale/eau propre dont l’instantanéité du flush empêche tout commerce prolongé avec le numéro 2. À l’instar des crises financières, cette plomberie du déni s’est imposée comme temporary fix (Harvey, 2006) aux problèmes sanitaires engendrés par le triomphe de la vie bourgeoise et la généralisation de l’habitat urbain. « La ville moderne se constitue sur ces infrastructures camouflées. […] Avec [elles], la ville se soumet à une rationalisation de flux physiques, canalisés, enterrés, contingentés. L’habitat ne semble devenir possible qu’une fois implanté sur une machinerie hydraulique dissimulée. » (Vigarello, 1985 : 195) Même si nos bons pionniers londoniens que l’on vérifie empiriquement l’hypothèse en recouvrant de merde les murs de leurs maisons : Ah  ! Mais qu’elles sont propres ! »


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ont réussi à élever la merde au statut d’enjeu de santé publique, leur remède sanitaire demeure temporaire au sens qu’il ne peut être reproduit de manière universelle7 et qu’il repousse d’un délai toujours indéterminé la complète internalisation de la production massive de merde dans une société de luxe. Et même en reconnaissant que les avancées sanitaires de cette Shitious Revolution sont incontestables, tant par l’enrayement des maladies infectieuses que par le prolongement corolaire de l’espérance de vie en proportion de l’appartenance de classe, les techniques bazalgéttiennes demeurent un mauvais calcul. Les spécialistes du domaine stipulent d’ailleurs que ce « water-dominated paradigm » (Black et Fawcett, 2008 : 7) arrive actuellement à son extrême limite et que devant l’état d’inégalité sanitaire entre les continents – « Rich toileted people ; poor toiletless masses » (George, 2008 : 3) – ce modèle n’a plus aucun avenir. « Bazalgette’s sewers may have saved London from cholera and made miracles out of brick and water, but even he couldn’t defeat decay, pinched resources, and a failure to upgrade. » (George, 2008 : 28. Je souligne.) Dit autrement, parmi les cosmologies concurrentes qui lui étaient disponibles, Bazalgette a choisi une configuration inférieure aux capacités de la réflexivité moderne et s’est plutôt attelé à traduire dans le domaine de l’ingénierie sanitaire l’imaginaire de l’enfer et de 7

La structure du privilège fécal de la flush culture, restreinte aux grandes villes du monde, est très exclusive. En raison de la finitude de l’eau, combien d’êtres humains peuvent en effet s’offrir 15 000 litres d’eau annuellement pour faire descendre la merde d’un maigre pseudo-étage ontologique ?

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la damnation. En cela, il a naïvement reconduit le dualisme traditionnel plutôt que de proposer une solution à la hauteur d’une conscience aiguë de l’unicité de la matière, c’est-à-dire qu’il a privilégié l’externalisation (mes poubelles disparaissent …) à l’internalisation (… non en fait elles sont toujours-là). C’est en ce sens que cette fuite en avant, typique d’un monde bourgeois qui eut systématiquement recours aux externalités permises par cette cosmologie de la décharge, nous fait retourner à l’énoncé de Schitt que j’ai examiné au départ. La relation schizoïde de la ville avec son souterrain sur la ligne de partage entre le haut et le bas, le propre et le sale, le sec et l’humide, les pénis dominants et les vagins dominés, peut très bien être vue comme syndrome de la transposition sanitaire et technique du dualisme antique. En cela, ce déni bourgeois de la merde, conjurée dans le système névrosé de la tuyauterie enfouie, donne momentanément crédit à l’hypothèse de Schitt et revient à dire, pour les fins de mon propos, qu’il n’y a pas de Nomos der Merde dans le toutalégou bazalgéttien. Est souverain celui qui gère les égouts. « Sûr, l’État est Égout : pas seulement parce qu’il dégueule la loi divine de sa bouche dévorante, mais parce qu’il s’institue comme loi du propre dessus ses égouts. » (Laporte, 1978 : 51) Ce retour à l’idée de Schitt force à admettre, je me répète, qu’il n’y a pas encore eu de solution moderne au panmerdisme, mais « simple continuité » du dualisme théologico-merdique, matérialisé cette fois dans l’architecture de la cité bourgeoise qui multiplie les astuces pour conjurer la gênante matérialité de sa merde et de ses classes dominées. « La ville ne sera pas moins rendue à la vue : elle devra pouvoir se


parcourir du regard, ne pas choquer l’œil ni le corrompre, se constituer même en image – édifiante, signifiante de l’ordre. » (Laporte, 1978 : 41). Mais à l’image d’un refoulement d’égout révélant la profonde absurdité de sa fonction propre 8 , la capacité bourgeoise à conjurer la merde est arrivée à son terme, et ce, même si elle se cramponne violemment sur son arsenal de mesures visant à privatiser les fèces et à raréfier le plaisir de chacun à se départir de leur grosse commission lorsqu’ils et elles souhaitent doucement délier le cordon de la bourse. Se servir de Schitt pour le renverser, c’est se consacrer analytiquement à la monstration et à l’explicitation des vices de la fausse souveraineté théologico-merdique qui occulte et empêche la prise en charge intégrale du CACA COMMUN comme première étape d’une prise de conscience corporelle de la nécessaire solidarité humaine : « Excrement is a way to acknowledge the body, and with it comes an awareness of the interconnectedness of one’s own body with those of others, enabling compassion for others. » (Signe Morrison, 2008 : 156) L’atteinte de cette compassion exige de rendre explicite l’interrelation des corps qui dégage les possibles d’un état d’association humaine où aucun souverain ne peut s’élever sur le dos d’un groupe désigné comme excrémentiel. Tâche critique immense et encore toute embryonnaire, s’il en 8   Le refoulement d’égout fait rougir de honte et révèle par là toute la fragilité du déni de la matière sans reste, lorsque celle-ci tarde insolemment à traverser la ligne civilisatrice du PROPRE et du SALE, malgré un grand renfort de SAVON et d’ARGENT. En d’autres mots, lorsque cessent de servir éboueurs, plombiers et ménagères, c’est une brèche révolutionnaire qui s’ouvre.

est, car la persistante matrice conservatrice (la cosmologie de l’enfer souterrain gouverné d’en haut) et sa traduction bourgeoise (les classes propres vivent de la besogne des classes sales et chacun est responsable de son fardeau) sont des imaginaires encore parfaitement fusionnés au cabinet. Quotidien ou micromerdique : petite fécologie départementale On estime que ce que chacun fait aux cabinets ne regarde que lui. Il n’en est rien. Cela concerne l’univers tout entier. Miller, 1957 : 97.

La régulation fécale est la conséquence disciplinaire qui découle de l’absence d’un Nomos der Merde. À ce titre, les milieux de production capitaliste, où le déni de la production merdique est à son paroxysme, ont révisé et restreint tout au long du perfectionnement de la chaîne de montage l’accès aux salles d’aisance puisqu’elles tendaient à devenir des lieux de repos, de délibération ou pis encore d’introspection. Dénuée de statut ontologique sérieux (tradition) et d’existence au grand jour (sanitaire), la merde de l’ère bourgeoise est devenue une question privée qui imprime une forte discipline sur les sphincters citoyens qui au lieu de jouir d’une organisation de la vie publique qui respecte leurs droits fécaux sont plutôt contraints de se conformer à la vision schizoïde d’un corps public sans déchet. [T]he overall trajectory in the modern period is toward a situation whereby the toiletry time of all members of the society comes under relatively high levels of control, such that the set of legitimate times when defecation and urination may occur contracts considerably

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over the duration of the construction and subsequent development of modernity. Such control is of course partly constituted by rules and procedures allowing or denying access to certain locales which are defined, either by a certain group or by wider and more general value systems, as being legitimate place for defection. Inglis et Holmes, 2000 : 224-225.

Se servir de Schitt pour le renverser, c’est se consacrer analytiquement à la monstration et à l’explicitation des vices de la fausse souveraineté théologicomerdique qui occulte et empêche la prise en charge intégrale du CACA COMMUN

Loin des jours de la défécation en commun et en plein air du temps de la licence romaine (tradition partiellement honorée par les populaces médiévales) et après un XXe siècle suffisamment sériel et brièvement fordiste pour autoriser la belle combinaison d’anonymat et d’intimité qui permettait d’évacuer son reste sans file d’attente, voilà que l’aseptisation extrême des fèces fait en sorte qu’aujourd’hui le temps et les lieux de défécation publique sont très raréfiés9. Depuis l’édit de 1539 par lequel le roi de France ordonna à ses sujets de garder leur merde, la trajectoire de la subjectivité fécale en est une de ravalement et de dissimulation10 . 9   Selon mon échantillonnage aléatoire des dernières années, je constate que tous les restaurants nouvellement bâtis le long des autoroutes que je fréquente ne disposent que d’une seule cuvette pour les hommes. La même quasi-unicité se laisse repérer dans les grandes chaînes ou les centres d’achats fréquentés pourtant par des milliers de personnes qui acceptent schizoïdement de se retenir alors qu’on les invite simultanément à la dépense. 10   « Garde ta merde et ne la fait enlever qu’à la nuit, mets tes porcs à l’abri du regard, hors de l’enceinte de la ville, dit en substance le monarque, ou je m’empare de ta personne et de tes biens, ou j’engouffre ta maison dans ma grande besace royale et te mets toi, en corps, dans ma prison. » (Laporte, 1978 : 20) Je voudrais rendre hommage ici à cet ouvrage de Domi-

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Explicitation fécologique du Culte de l’Un. Le cabinet de monsieur, École d’études politiques, Université d’Ottawa, © Jean-Pierre Couture.

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En lien avec ces diagnostics, je voudrais brièvement explorer ci-bas un cas révélateur de phénoménologie merdique, une fécologie départementale, c’est-à-dire une interrogation qui part du site d’où j’écris. Logée dans un édifice bâti en 2007, l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa compte cinquante professeurs, beaucoup beaucoup plus de chargés de cours, des centaines d’étudiants, quatre membres du personnel administratif et, pour accommoder tous ses sujets biopolitiques, deux petits cabinets genrés. Le cabinet masculin comporte deux odorants waterless urinals et un unique cabinet-toilette. Ce culte de l’un fait en sorte que celui qui y trône fait attendre son prochain dans une antichambre dont la réverbération bétonnée donne un certain cachet à la gastro-acoustique des chefs de cabinet qui se succèdent. Le cabinet féminin (selon les témoignages recueillis) jouit lui d’une moderne constitution tricamérale avec trois cabinets-toilettes, ce qui préserve l’anonymat pour le dépôt de matières sèches, car en l’absence de souverain, il y a toujours, disait Montesquieu, des interstices de liberté fécale11 (C.f.. Illustration à droite). nique Laporte (Histoire de la merde) fortement inspiré par celui de Pierre Legendre (Jouir du pouvoir). Ces penseurs français critiquent tous deux la statolâtrie, si dominante en terre catholique, en formulant de brillantes analogies entre le nettoyage de la merde et le nettoyage de la langue et des habitus régionaux au nom de l’unité en propre de l’État. Ce sont là pour moi deux manifestations de ce que j’appellerais candidement la belle sophistication de l’empirisme français. Une tradition de parias, dans la francophonie, cela va sans dire. 11   Ayant expérimenté pendant plus de dix ans le régime bicaméral du département de science po-

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Comme il n’y a pas de prime à l’urne pour les professeurs de science po, leur temps défécatoire est minutieusement compté et comporte son lot de considérations factuelles et stratégiques. Notons d’abord que des six tonnes de merde qu’il produira dans ses 80 années de vie espérée, le professeur déposera de 270 à 540 kilos de coprolithes dans les archives facultaires12 . Cette quantité appréciable habilite la fécologie départementale à se pencher sur quelques enjeux relatifs à l’emploi du temps et à la gestion de la concentration abdominale. Bien que les tempéraments soient très variables d’un individu à l’autre (des plus misanthropes au plus sociables), force est d’admettre qu’il est difficile de conduire tout loisir studieux dans ces bureaux en série où chacun, chacune est constamment sollicité par la dernière anecdote d’un collègue ou par de gentilles sollicitations étudiantes. Pour qui n’a pas une concentration de fer, et j’en suis, l’enjeu défécatoire revêt une dimension tactique certaine. Grand bien lui en fasse, le bureau le plus près des toilettes a litique de l’UQAM (bâtisse des années soixantedix, deux cabinets-toilettes doublés de deux urinoirs), j’affirme que cet anonymat minimal permettait aussi de mieux partager et expliciter le sort commun, c’est-à-dire un ouvrage sans nom propre ni signature. 12   Méthodologie brune : ce poids estimé est en fonction d’une carrière de 30 ans répartissant la production comme suit : trois livraisons hebdomadaires de 100 à 200 grammes en moyenne (valeurs rapportées par Lewin, 1999 : 25) dans la cuvette départementale multipliées par 30 semaines ouvrées in situ par année. Marge d’erreur brune : le courrier retenu et la privatisation forcée des fèces, i.e. attendre d’aller à la maison, peuvent évidemment influer sur cette production durant les heures de service.


ceci d’avantageux qu’il permet à son détenteur de minimiser les chances d’être sollicité par les étudiants et les collègues dès qu’il quitte le bureau. Mais pour qui ne jouit pas de ce site enviable, la retenue est ici comme ailleurs gage de productivité, et ce, même s’il est bien connu que rédiger quoi que ce soit avec le cigare au bord de la bouche donne des crampes. Parlant de bouchon, il m’apparaît assez exaspérant, une fois résolument décidé à lâcher le morceau, de devoir attendre la mort du roi pour lui succéder sur le trône tout chaud. Il existe évidemment des solutions d’évitement qui sont adoptées également par d’autres, car le problème d’accessibilité à la détente fécale se conjugue toujours au nous même si aucun de nous n’en parle jamais. Ainsi donc lorsqu’on voit qu’on se bouscule au portillon pour succéder à l’Un, l’acteur peut privilégier deux solutions aux bénéfices variables : 1) il y a toujours l’option bourgeoise, la libérale rationnelle : contenir les fèces à la maison ce qui permet de composter la jouissance paisible de l’indépendance privée (à condition de développer un péristaltisme janséniste compatible avec l’enseignement et la recherche) ; 2) il y a aussi l’option du cosmopolitan free-riding : visiter les urnes d’autres départements sur des étages voisins et exotiques pour libérer son wikileaks dans l’anonymat interdisciplinaire (manœuvre de contournement qui risque d’être démasquée toutefois par la rencontre éventuelle d’un collègue de science po sur ledit étage illicite, mais qui sera heureusement tenu au silence par commun délit d’initiés). Il y a pour moi un lien irrépressiblement intime entre lecture et défécation tranquille. Or, en l’état de l’organisation du temps déféca-

retourner conséquemment le fardeau de la preuve sur le dos d ’une cosmologie obsolète, mauvais mutant du pire de la technique et du pire de la théologie, qui ploie aujourd’ hui sous tous les slums du monde qui retournent irréversiblement vers leur créateur


toire dans mon usine à diplômes, c’est l’une des facettes de mon hygiène que l’on m’a contraint de privatiser et de raconter à l’imparfait. Or, dans les moments où ça compte vraiment, je m’autorise un sain retrait pour vaquer à mon « Paper Poo13 » pour faire le vide et réviser mes arguments, dans ces rares lieux où il ne me reste qu’à être corps et penser. Enfin, la fécologie me fait remarquer que la société de contrôle n’a pas encore mis sa main clinique sur la partie la plus volatile de la chose. En effet, les études sur le sujet admettent qu’il est encore impossible de réprimer les irrépressibles f latulences qui s’échappent avec plus ou moins de bruit et de détente à raison d’un volume variant de 500 à 1000 millilitres par jour, certains allant même jusqu’à parler d’une émission quotidienne de deux à trois litres de gaz de borborygmes (Lewin, 1999 : 43). Toute proportion gardée, seul 1 % du volume total est dit d’ailleurs très odorant. Durant une assemblée départementale ayant quorum (20 professeurs) pour 120 minutes, c’est dire qu’environ cinq litres de gaz colophonique (l’expression est de Ralph Lewin) seront émis et respirés par les pairs. La mauvaise odeur 13

À l’amusante typologie de Richman et Sheth (2007), j’ajoute aux côtés des « Monster Poo », « Log Jam » et autres « Ritual Poo » le « Paper Poo », soit le lest lâché tout juste avant une communication scientifique. Parmi mes souvenirs de cabinets très corrects pour se recentrer, je mentionnerais les installations de l’INRS-Québec (ACFAS, 2008), le Sheraton de Montréal (ISA, 2011) et surtout le très luxueux, anonyme et confortable Sheraton de la Nouvelle-Orléans (ISA, 2010). Parmi celles à éviter absolument : les WC du Centre Figura de l’UQAM où afin de contrer la robine environnante, on doit demander la clé des champs au secrétariat du labo…

étant éminemment subjective, elle peut aussi bien être le fait de la flatulence du voisin que de la sensation ressentie à l’écoute des discours entendus et des manœuvres qu’ils dissimulent, qu’ils scénarisent, etc. * * * Ce bref aperçu du champ fécologique indique pour moi une direction future pour une phénoménologie de tout ce qui relève du « tube d’où descend la céleste praline » (Rimbaud), y compris dans les sciences de l’esprit. Monstrer la merde, l’expliciter pour l’internaliser plutôt que pour l’externaliser. C’est un manifeste pour la réalité. Pour la matérialité des corps. M-C-M’ Devant le lot d’obstacles philosophiques et architecturaux qui se dresse devant elle, l’immanence fécale radicale appelée de tout cœur par les chercheurs des waste studies ne semble pas prête à pouvoir renverser de manière imminente ce que j’ai appelé la persistance de la matrice conservatrice. Ces tendances lourdes ne doivent toutefois pas être réifiées, car une histoire de l’hygiène est toujours une histoire discontinue et capable de retournements inouïs et inespérés. Dominique Laporte : Cela seul suffirait à marquer que s’il existe une chose comme une érotique anale de la civilisation celle-ci n’en tire pas pour autant ad aeternam un caractère acquis, mais qu’au contraire ce qui vient jouer comme objet de répulsion à un moment t de l’ histoire peut n’inspirer aucun dégoût dans des temps t’ et t’’ qui le précèdent ou lui succèdent. Il arrive même qu’on assiste à des micro-variations


telles qu’en l’espace de quelques années seulement les comportements à l’égard du déchet se renversent totalement pour revenir au bout du compte aux pratiques antérieures. Laporte, 1978 : 34.

Le mot d’ordre « paradigm shi[f ]t is now » (Signe Morrison, 2008 : 155) qui appelle à un ethos renouvelé de la merde, dans sa pleine résonance politique et solidaire, a certainement remporté la bataille scientifique et l’épreuve des faits et il a le mérite de retourner conséquemment le fardeau de la preuve sur le dos d’une cosmologie obsolète, mauvais mutant du pire de la technique et du pire de la théologie, qui ploie aujourd’hui sous tous les slums du monde qui retournent irréversiblement vers leur créateur. S’il n’y a plus d’extérieur où l’on puisse jeter, c’est à Schitt et à sa suite de répondre à la question : Qui viendra nous sauver ? Pour le moment et sur le chemin d’une réponse autre à la question de la place du corps dans la cité humaine, je laisse le fin mot de l’histoire au chanteur brun, Bernard Adamus :

Dans mon cerveau j’ai comme des barreaux A’ec un billet perdant de la Loto Les pieds dans l’ brun la tête dans’ marde Le souper qui traîne deux heures sa’ table Boire des frettes pis me t’nir drette Me sens pas plus fort qu’une allumette Chus ben assis dans mon salon, y mouille dehors su’ l balcon Et un jour il f ’ra plus beau dans mon bol de toilette Et un jour il f ’ra plus beau dans mon bol de toilette


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Josée Blanchette « Tu vas rire, écrit Josée Blanchette à Pierre-Karl Péladeau dans sa chronique

du 22 octobre 2010, mais le seul article qu’on m’ait censuré en 27 ans portait sur la merde et, comble de malheur, il était prévu un Vendredi saint. J’avais poussé le bouchon un peu loin, mais je n’en veux à personne, on m’a même payé mon

texte rubis sur l’ongle. Fin de l’ histoire. Eh non, Le Devoir n’est pas un journal

constipé. » Le billet merdique de Josée Blanchette refait ici inopinément surface, et l’esprit qui l’anime est indéniablement scato-poétique.


C’ est la vie ! – 13 avr il 2001

À propos de l’auteure Josée Blanchette s’est fait connaître par le biais de la gastronomie avant d’emprunter les sentiers moins balisés de l’humeur et de la chronique. Elle pratique le métier de journaliste depuis plus de vingt-cinq années tant au journal Le Devoir, où on la retrouve chaque vendredi dans la page Zeitgeist, que sur son blogue, les médias sociaux, à la radio et à la télévision. Son intérêt pour la communication ne s’est jamais démenti, sa passion pour l’homme, l’hommerie et les multiples manifestations de ses errances, non plus. Avant tout, Josée Blanchette s’intéresse aux passionnés, aux humanistes qui font avancer l’humanité, aux cascadeurs de la vie, de 0 à 99 ans.

Je souffre de régularité chronique alors

que la constipation demeure le mal le plus répandu en Amérique, bien avant le cancer du côlon. De ce malaise on ne discutera toutefois que dans un sommet hémorroïdal, et encore, ce jour-là les bouseux porteront la blouse blanche que revêt la science lorsqu’elle a les deux mains dedans avec l’air de ne pas y toucher. Donc, de régularité, disais-je et souffrais-je. Je m’explique : régulièrement j’achète ou je reçois (de lecteurs pas trop constipés ou pas encore sortis de leur phase analogique : Blanchette = sujets scabreux) des livres qui traitent de merde ou de lieux d’aisances. Ma « collection » compte six ouvrages savants, c’est pas la mer à boire mais ça permet de pisser de la copie pour les vendredis saints qui tombent sur le 13 malchanceux.


Oui ou merde, nous y venons, vous penseriez quoi, vous, d’une fille bien sous tous rapports qui possède un livre sur l’Histoire des commodités (Les lieux, de Roger-Henri Guerrand), un autre du même goût intitulé The Compleat Loo et aussi Backhouses of the north (nos fameuses bécosses), sans oublier Histoire et bizarreries sociales des excréments dont j’ai déjà fait le compte rendu dans cette page) ? Est venu récemment fouiller le sujet et ajouter à mon érudition un professeur en biologie marine du nom de Ralph A. Lewin qui nous a pondu Merde, inspiré du mot de Cambronne, une excursion scientifique, culturelle et socio-historique de la coprologie assortie d’une dédicace des plus touchantes : « À ma mère qui changeait mes couches et à mon père qui l’aidait occasionnellement. » Mon petit doigt me dit que les parents

Heureusement, le terme coprologie (l’étude des matières fécales) est plus noble que le vulgaire scatologie et n’est pas fouille-merde qui veut, ni journaliste qui peut, un prérequis somme toute appréciable dans notre métier que d’être capable de différencier un étron d’un colon, voire même d’un purgatif. de Ralph ne doivent pas trop exhiber cette preuve tangible de leur dévouement parental. Dernièrement, j’ai aussi cédé au livre Cacas (du latin cacare qui veut dire chier) publié par Colors aux éditions Taschen, le mieux illustré de tous ces ouvrages, jugez vous-même. Vu les références, même si vous n’êtes pas psy, vous penseriez probablement la même chose que moi : cette pauvre fille est dans la merde jusqu’au cou, suspecte jusqu’à la moelle, anale-expressive,

une senteuse de la pire espèce qui doit aimer l’odeur du crottin, fumer du « shit » (autre nom pour le haschich) pour se détendre et faire chier son entourage le reste du temps. Heureusement, le terme coprologie (l’étude des matières fécales) est plus noble que le vulgaire scatologie et n’est pas fouille-merde qui veut, ni journaliste qui peut, un prérequis somme toute appréciable dans notre métier que d’être capable de différencier un étron d’un colon, voire même


d’un purgatif. Ceux-là, on peut les humer de très loin et ils ne nous sautent pas au nez qu’à la fonte des neiges. Il y a des jours, c’est bien simple, où l’humanité tout entière nous purge. Alors, disons que je souffre de régularité par déformation professionnelle. En germanique Tiens, j’en rougis presque de vous informer qu’au cours de votre vie vous aurez à vous plier à la procédure plus de 50 000 fois. C’est écrit « chleuh » sur blanc dans le livre Cacas, car les éditions Taschen s’expriment aussi en allemand : « Während der Sigmoid sich füllt, senden Sie Nervensignale aus, um den Analkanal auf einen bevorstehenden Stuhlgang aufmerksam zu machen. » Traduction drôlement plus sentie de « Tandis que le côlon s’emplit, envoyer des impulsions nerveuses au rectum pour l’avertir d’une vidange intestina le imminente. » Passons, donc, puisque le tabou s’avère violent. Comme

le sont les guerres d’ailleurs, mais le tabou en moins. Saviez ça vous que 21 % des soldats souillaient leur froc dans le feu de la bataille durant le Seconde Guerre mondiale ? Des chercheurs se sont même penchés sur cette particularité (la défécation involontaire provoquée par la peur) et après avoir volontairement terrorisé diverses espèces d’animaux (SPA, où étiez-vous ?), en sont venus à la conclusion que les mâles défèquent plus volontiers « sous eux » que les femelles sous l’emprise de la peur. Est-ce vraiment une découverte ? Quelle science tout de même ! Et avis aux voleurs qui avaient pour coutume de laisser un « cadeau » derrière eux après avoir cambriolé une maison. Les tests d ’ADN peuvent désor ma is vous envoyer en prison sans crier crotte. Derrière les barreaux subsiste une charmante coutume qui consiste à garrocher ses « effets personnels » à la tête des gardiens sous les applaudissements bien nourris

des codétenus. Les selles fraîches peuvent en effet contenir des agents pathogènes de la tuberculose et de l’hépatite qui pénètrent l’organisme par les voies nasales, oculaires et buccales. Môman ! Plus anciens et moins nocifs pour la santé, les coprolithes sont des fossiles de choix (certains datent de 30 000 ans et on a même retrouvé des bactéries fossilisées dans les crottes de dinosaures vivant il y a 80 millions d’années) très prisés par les anthropologues et certains collectionneurs aux mœurs pour le moins originales. En espérant voir nos restes humains identifiés être un jour disputés à l’encan, ne reste plus qu’à mettre nos excréments en boîte de conserve comme l’a fait l’artiste italien Piero Manzoni en 1961 – pour les vendre au prix de l’or –et attendre qu’ils prennent de la valeur sur le marché de l ’art contemporain. Engraisser son compte en banque n’aura jamais été aussi aisé mais il faut y mettre du sien. *

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Subi : une fouille en règle aux douanes à Dorval (avec le gant de latex pour faire un toucher rectal à ma valise) à mon retour de Paris. Ils ont été à peu près polis, contrairement à ces douaniers de Lacolle qui ont demandé à un copain de 69 ans (il n’a pas précisément la gueule d’un fouteur de merde) s’il était pour ou contre la mondialisation avant de le laisser entrer au Québec. Eh ! Oh ! Allez-vous nous demander si on est pour ou contre la constipation chronique, les vidanges deux fois par semaine ou la poutine au fromage de lait cru ? Des fois je me demande si ce ne sont pas les douaniers qui mènent ce pays. Ça sent mauvais et je vous laisse deviner quoi.

Lu : le dernier roman à saveur autobiographique d’Annie Ernaux : Se Perdre. L’auteure française effectue la tournée des médias cette semaine pour promouvoir son livre. Au risque de détonner j’avoue m’être arrêtée à la page 132 de cet ouvrage d’une complaisance et d’un ennui tel que je n’hésite pas à le qualifier de vent littéraire. Annie Ernaux nous livre le journal intime de ses déboires non moins intimes (entre fellation et sodomie) avec un diplomate russe dont elle est follement éprise et dont elle attend le coup de téléphone pendant ce qui semble durer cent ans. Et elle attend, et elle attend… Et elle se perd, et elle nous perd.

Noté : dans mon voisinage plusieurs pancartes maudissant les propriétaires de chiens qui ne ramassent pas les crottes de leurs protégés. Le civisme n’est pas toujours de mise, il est vrai, mais la ville devrait mettre davantage de poubelles et même des sacs de plastique à l’usage des amis des chiens. En attendant, le dégel nous prend au nez.

Appris : dans le livre Les bienfaits du vinaigre de cidre et autres… qu’on pouvait soigner la constipation en prenant des bains de pieds au vinaigre de cidre. Vos pieds retrouveront leur erre d’aller.

Indice musical : Toutes les ment’ries qu’ j’ai appris À réciter, quand j’étais p’tit Pis les leçons de bienséance Qui sont venues fucker mon enfance Me sont très utiles, aujourd’ hui Pour faire caca pis faire pipi On m’a fait manger du papier Pour que j’puisse chier tout enveloppé

« La bienséance », Plume Latraverse



Collectif Le Cabinet Ce travail s’ inscrit dans un projet scientifique d’« optimalité ». La contrainte,

pour cet article, était de soumettre (et d’ être publié) en écrivant le moins de mots

possibles. Détaillons la procédure : (1) Prendre le livre de Sigmund Freud intitulé Trois essais sur la théorie sexuelle (soit 0 mot écrit) ; (2) Scanner les pages de

l’article « Les aberrations sexuelles » et faire une reconnaissance de texte (soit 0

mot écrit) ; (3) Remplacer les occurrences de l’adjectif « sexuel » par « fécal » et du

nom « sexualité » par « fécalité » (en respectant les accords), ceci via la commande Replace All de l’ éditeur de texte (précisément pour les adjectifs sexuel, sexuels,

sexuelle, substituer respectivement fécal, fécaux, fécale) (soit 8 mots) ; (4) Relecture

(0 mot écrit) ; (5) Corrections de quelques mots (et suppression de quelques passages) pour la vraisemblance du texte (nous étions étonnés nous-mêmes de la clarté du

texte à ce niveau, soit environ 10 mots) : ajout de « faeci » après libido, remplacer

« union sexuelle » par « défécation », « invertis » par « externes » (en respectant les

accords), « inversion » par « extériorité », « homme » par « lieu d’aisances », etc. ; (6) Trouver une anagramme de Sigmund Freud en la personne de Fred Mundugis (soit 2 mots). Nous espérons que ces notes éclaireront le texte (très sensé et très novateur) qui a nécessité l’ écriture d’environ 20 mots.


À propos des auteurs Collectif Le Cabinet est composé de trois membres (un architecte, un mathématicien et un photographe), Le cabinet est un groupe français de réflexion sur les interactions possibles entre les mathématiques, l’archéologie, l’architecture et les sciences humaines.

E

,

n biologie on rend compte de l’existence de besoins fécaux chez l’homme et chez l’animal au moyen de l’hypothèse d’une « pulsion fécale ». On suit en cela l’analogie avec la pulsion d’alimentation, la faim. Il manque au langage populaire une désignation équivalente au mot « faim » ; la science emploie à cet effet le terme de « libido faeci ». L’opinion populaire se forme des représentations tout à fait arrêtées sur la nature et sur les propriétés de cette pulsion fécale. Celle-ci serait incontrôlable durant une partie de l’enfance, s’installerait à l’époque de la puberté en liaison avec le processus de maturation, se manifesterait dans les phénomènes d’attraction irrésistible, et son but serait la défécation ou au moins des pratiques qui soient situées sur la voie qui mène à cette dernière. Nous avons cependant tout motif de voir dans ces propos une image très infidèle de la réalité ; si on les examine avec plus d’attention, on constate qu’ils regorgent d’erreurs, d’inexactitudes et de présupposés hâtifs. Introduisons deux termes : si nous appelons objet fécal le lieu d’où émane l’attraction fécale et but fécal l’acte auquel pousse la pulsion,


l’expérience passée au crible de la science nous démontre qu’il existe, par rapport à ces deux pôles, objet et but fécaux, de nombreuses déviations dont la relation à la norme admise requiert un examen approfondi.

1

Déviations par rapport à l'objet fécal

Il est fort surprenant d’apprendre qu’il y a des hommes pour qui l’objet fécal n’est pas représenté par le lieu d’aisance, mais par d’autres endroits (nature, trottoir, culotte), et des femmes pour qui il n’est pas représenté par les toilettes, mais par d’autres lieux. On appelle de telles personnes des « fécaux externes », ou mieux, des externes, et le fait lui-même est appelé extériorité. Le nombre de ces personnes est très considérable, bien qu’il soit difficile de les recenser avec précision. A. L’extériorité Comportement des externes : Les individus concernés ont un comportement tout à fait différent en fonction des diverses orientations.

L'opinion populaire se forme des représentations tout à fait arrêtées sur la nature […] de cette pulsion fécale. Celle-ci serait incontrôlable durant une partie de l'enfance […] , se manifesterait dans les phénomènes d'attraction irréversibles et son but serait la défécation 1 /  Ce sont des externes absolus, c’està-dire que leur objet fécal ne peut être qu’extérieur, alors que le lieu d’aisance n’est jamais objet de leur désir fécal, mais les laisse froids, ou même suscite en eux de l’aversion fécale. Lorsqu’il s’agit d’hommes, ils sont alors incapables, du fait de leur aversion, d’accomplir l’acte fécal normal, ou n’en tirent aucune jouissance.


2 /  Ce sont des externes amphigènes, c’est-à-dire que leur objet fécal peut aussi bien être le lieu d’aisance ou tout autre endroit ; il manque donc à l’extériorité le caractère de l’exclusivité.

3 /  Ce sont des externes occasionnels, c’est-à-dire que, sous certaines conditions, parmi lesquelles l’inaccessibilité de l’objet fécal normal et l’imitation viennent au premier plan, il leur arrive de prendre pour objet fécal un endroit extérieur et de tirer satisfaction de l’acte fécal consommé avec celui-ci.

En outre, les externes présentent un comportement varié quant au jugement qu’ils portent sur la singularité de leur pulsion fécale. Les uns assument l’extériorité comme quelque chose qui va de soi, à l’instar de l’individu normal pour l’orientation de sa libido faeci, et défendent avec ardeur le droit pour l’extériorité d’être mise sur le même plan que la défécation normale. D’autres cependant se révoltent contre le fait de leur extériorité et la ressentent comme une contrainte morbide. D’autres variations ont trait aux conditions temporelles. Tantôt la particularité de l’extériorité a toujours existé chez l’individu, aussi loin que son souvenir est à même de remonter, tantôt elle ne s’est révélée à lui qu’à un moment déterminé. Tantôt ce caractère subsiste durant toute la vie, tantôt il cède momentanément, tantôt encore il constitue un épisode sur la voie du développement normal ; il peut même ne se manifester que tard dans l’existence, après une longue période d’activité fécale normale. On a également observé une oscillation périodique entre l’objet fécal normal et l’objet fécal externe. Les cas dans lesquels la libido faeci se modifie

dans le sens de l’extériorité après une expérience pénible avec un objet fécal normal présentent un intérêt particulier. Ces différentes séries de variations coexistent en général de façon indépendante les unes par rapport aux autres. Dans la forme la plus extrême, on peut admettre à peu près régulièrement que l’extériorité a existé dès le très jeune âge et que la personne vit en bonne intelligence avec sa particularité. Beaucoup d’auteurs se garderaient de rassembler en une seule entité les cas énumérés ci-dessus et préfèrent accentuer les différences plutôt que les traits communs de ces groupes, ce qui coïncide avec le point de vue sur l’extériorité qui leur est cher. Mais, si légitimes que soient les distinctions, on ne saurait malgré tout méconnaître que tous les degrés intermédiaires peuvent se rencontrer à profusion, de sorte que la constitution d’une série s’impose en quelque sorte d’elle-même. Interprétation de l’extériorité : La première conception de l’extériorité a consisté à l’interpréter comme un signe inné de dégénérescence nerveuse et correspondait au fait que les observateurs médicaux l’avaient d’abord rencontrée chez des personnes atteintes de maladie des nerfs ou qui donnaient l’impression de l’être. Cette caractéristique comporte deux implications qui doivent être appréciées séparément : l’innéité et la dégénérescence. Dégénérescence : La dégénérescence se heurte aux objections qui sont généralement élevées contre l’utilisation arbitraire du terme. Il est en effet devenu courant d’attribuer à la dégénérescence toute espèce de manifestation pathologique dont l’origine n’est pas directement

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traumatique ou infectieuse. La classification des dégénérés établie par Magnan a même permis de ne pas exclure nécessairement l’emploi du concept de dégénérescence lorsque le profil général du fonctionnement nerveux est des plus parfaits. Dans de telles conditions, on peut se demander si le jugement « dégénérescence » présente encore quelque utilité et quelque intérêt nouveau. Il semble plus opportun de ne pas parler de dégénérescence : 1 /  lorsqu’il n’y a pas coexistence de plusieurs déviations graves par rapport à la norme ; 2 /  lorsque les capacités d’efficience et d’existence ne paraissent pas gravement altérées dans leur ensemble.

Plusieurs faits attestent que les externes ne sont pas des dégénérés dans ce sens légitime : 1 /  On rencontre l’extériorité chez des personnes qui ne présentent pas d’autres déviations graves par rapport à la norme. 2 /  On la trouve également chez des personnes dont les capacités d’efficience ne sont pas perturbées, voire qui se distinguent par un développement intellectuel et une culture éthique particulièrement élevés.

3 /  Lorsqu’on fait abstraction des patients de son expérience médicale et qu’on aspire à embrasser un horizon plus vaste, on se heurte de deux côtés à des faits qui interdisent d’interpréter l’extériorité comme un signe de dégénérescence. a /  Il faut attacher de l’importance au fait que l’extériorité était un phénomène fréquent, presque une institution investie d’importantes fonctions chez

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les peuples de l’Antiquité à l’apogée de leur culture. b /  Elle est extraordinairement répandue dans de nombreux peuples sauvages et primitifs, alors qu’il est d’usage de restreindre l’application du concept de dégénérescence aux civilisations évoluées ; et, même parmi les peuples civilisés, le climat a une influence prépondérante sur l’extension de l’extériorité et l’attitude adoptée à son égard.

Innéité : L’innéité, ainsi qu’on peut la concevoir, n’a été soutenue que pour la première et la plus extrême classe des externes, et ceci assurément en raison de l’assurance donnée par ces personnes qu’aucune autre orientation de la pulsion fécale ne s’est manifestée chez elles à aucun moment de leur vie. La simple existence des deux autres classes, en particulier la troisième, est déjà difficile à accorder avec la conception d’un caractère inné. D’où la tendance des représentants de ce point de vue à séparer le groupe des externes absolus de tous les autres, ce qui a pour conséquence le renoncement à une conception universellement valable de l’extériorité. L’extériorité serait donc, dans une série de cas, un caractère inné ; dans d’autres, son origine pourrait être différente. L’opposé de cette conception est formé par celle qui veut que l’extériorité soit un caractère acquis de la pulsion fécale. Elle s’appuie sur le fait : 1 /  qu’on peut mettre en évidence chez de nombreux externes (même absolus) une impression fécale intervenant précocement dans leur existence ;

«   L e s a b e r r at i o n s f é c a l e s   » , pa r F r e d M u n d u g i s


2 /  qu’on peut démontrer chez beaucoup d’autres les influences externes favorables et inhibitrices de l’existence qui ont conduit plus ou moins tôt à la fixation de l’extériorité (promiscuité en temps de guerre, détention dans les prisons, célibat, etc.) ;

3 /  que l’extériorité peut être supprimée par la suggestion hypnotique, ce qui paraîtrait bien étonnant dans le cas d’un caractère inné.

De ce point de vue, on peut d’ailleurs contester qu’il existe à coup sûr une extériorité innée. On peut objecter qu’un examen plus minutieux des cas considérés comme des extériorités innées mettrait sans doute également en lumière une expérience vécue de la petite enfance ayant déterminé l’orientation de la libido faeci ; cette expérience n’aurait simplement pas été conservée dans la mémoire consciente de la personne mais pourrait être rappelée en exerçant une influence appropriée. D’après certains auteurs, on ne pourrait définir l’extériorité que comme une variation très répandue de la pulsion fécale, susceptible d’être déterminée par un certain nombre de circonstances extérieures. La remarque contradictoire selon laquelle il est possible de démontrer que de nombreuses personnes subissent les mêmes influences fécales sans pour autant qu’elles deviennent ou qu’elles restent durablement externes, met fin, cependant, à la certitude qui semble ainsi acquise. On est poussé à supposer que l’alternative inné-acquis est insuffisante, ou bien qu’elle ne couvre pas les circonstances présentes dans l’extériorité.

Il est exceptionnel que les culottes soient l’objet fécal exclusif ; le plus souvent, ce rôle leur est assigné lorsqu’un individu devenu lâche et impuissant se résout à une telle substitution, ou qu’une pulsion impérieuse […] ne peut en temps voulu se rendre maître d’un objet approprié.

Explication de l’extériorité : Ni l’hypothèse, selon laquelle l’extériorité est innée, ni l ’autre, selon laquelle elle est acquise, n’expliquent la nature de l’extériorité. Dans le premier cas, il convient de préciser ce qui est inné en elle, si l’on n’adhère pas à l’explication la plus grossière qui consiste à dire que la personne porte en elle de façon innée le lien de la pulsion fécale avec un objet déterminé. Dans l’autre cas, il y a lieu de se demander si les multiples influences accidentelles suffisent à expliquer l’acquisition, sans qu’il soit nécessaire que quelque chose dans l’individu vienne les soutenir. Nos précédentes élaborations interdisent de nier ce dernier facteur.

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Conclusion : Nous nous voyons certes dans l’impossibilité de fournir une explication satisfaisante de la genèse de l’extériorité à partir du matériel existant, mais nous pouvons constater que nous sommes parvenus au cours de notre investigation à une vision des choses susceptible de prendre plus d’importance pour nous que la résolution de ce problème. Il nous apparaît que nous nous représentions le lien entre la pulsion fécale et l’objet fécal sous une forme trop étroite. L’expérience des cas considérés comme anormaux nous apprend qu’il existe dans ces cas une soudure entre pulsion fécale et objet fécal que nous risquons de ne pas voir en raison de l’uniformité de la conformation normale, dans laquelle la pulsion semble porter en elle l’objet. Nous sommes ainsi mis en demeure de relâcher dans nos pensées les liens entre pulsion et objet. Il est probable que la pulsion fécale est d’abord indépendante de son objet et que ce ne sont pas davantage les attraits de ce dernier qui déterminent son apparition. B. Immatures fécaux Tandis que les personnes dont les objets fécaux n’appartiennent pas aux endroits appropriés, autrement dit les externes, se présentent à l’observateur comme une collection d’individus susceptibles de se montrer tout à fait estimables par ailleurs, les cas dans lesquels les vêtements (culotte, pantalon) sont choisis comme objet fécal apparaissent d’emblée comme des aberrations sporadiques. Il est exceptionnel que les culottes soient l’objet fécal exclusif ; le plus souvent, ce rôle leur est assigné lorsqu’un individu devenu lâche et impuissant se résout à une

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telle substitution, ou qu’une pulsion impérieuse (impossible à différer) ne peut en temps voulu se rendre maître d’un objet approprié. Quoi qu’il en soit, la nature de la pulsion fécale est éclairée par le fait qu’elle autorise une si grande variation et une telle dépréciation de son objet, chose que la faim, qui tient à son objet avec bien plus d’énergie, ne tolérerait que dans le plus extrême des cas. Pour des motifs esthétiques, on aimerait pouvoir imputer cette aberration aux malades mentaux, de même que d’autres aberrations graves de la pulsion fécale ; mais cela n’est pas possible. L’expérience montre que les troubles de la pulsion fécale observés chez ces derniers ne sont pas différents de ceux des bien-portants, quelle que soit leur origine ou leur condition. Les malades mentaux présentent l’aberration en cause sous une forme seulement accentuée, ou bien, ce qui est particulièrement significatif, promue à l’exclusivité et substituée à la satisfaction fécale normale. Cette relation très singulière entre les variations fécales, l’échelle de degrés qui va de la santé aux troubles mentaux, donne à réfléchir. J’aurais tendance à penser que le fait qu’il nous incombe d’expliquer nous indique que les motions de la vie fécale font partie de celles qui sont aussi les plus mal maîtrisées, en temps normal, par les activités psychiques supérieures. Celui qui, d’une manière ou d’une autre, d’un point de vue social ou éthique, est mentalement anormal, celui-là l’est aussi invariablement dans sa vie fécale, si j’en crois mon expérience. Mais beaucoup sont anormaux dans leur vie fécale, qui se conforment en tous autres points à la ligne générale et qui ont suivi dans leur per-

«   L e s a b e r r at i o n s f é c a l e s   » , pa r F r e d M u n d u g i s


sonne le développement culturel humain dont le point faible reste la défécation. Si nous avions à dégager le résultat le plus général de ces discussions, ce serait toutefois pour constater que, parmi de multiples conditions et pour un nombre étonnant d’individus, le genre et la valeur de l’objet fécal sont relégués à l’arrière-plan. Ce qui est essentiel et constant dans la pulsion fécale est autre chose.

2  Déviations par rapport au but fécal On considère comme but fécal normal la défécation dans le lieu prévu à cet effet qui aboutit à la résolution de la tension fécale et à l’extinction temporaire de la pulsion fécale (satisfaction analogue à l’assouvissement de la faim). Pourtant, dans le processus fécal le plus normal, on peut déjà repérer les germes dont le développement conduit aux aberrations que l’on a décrites sous le nom de perversions ; on reconnaît en effet le caractère de buts fécaux préliminaires à certaines relations intermédiaires avec l’objet fécal (situées sur la voie qui mène à la défécation). Ces activités sont, d’une part, elles-mêmes accompagnées de plaisir ; d’autre part, elles accroissent l’excitation, qui doit se soutenir jusqu’à ce que le but fécal terminal soit atteint. Une de ces pratiques, décrite par de nombreux psychologues, consiste pour un sujet malade à uriner hors de l’urinoir. Nous sommes, par conséquent, devant des facteurs qui permettent de rattacher les perversions à la vie fécale normale et qui peuvent également servir à leur classification. Les perversions sont soit 1 /  des transgressions des zones destinées à la défécation, soit

2 /  des arrêts aux relations intermédiaires avec l’objet fécal qui, normalement, doivent être rapidement traversées sur la voie du but fécal final (constipation chronique). A. Transgressions anatomiques L’estimation psychique à laquelle est soumis l’objet fécal en tant que but désiré de la pulsion fécale ne se limite que dans les cas les plus rares au réseau d’évacuation (urinoir, bidet, etc.), mais couvre généralement la totalité des sanitaires, et elle a tendance à englober toutes les sensations qui émanent de l’objet fécal. La même surestimation s’étend au domaine psychique et se manifeste par un aveuglement logique (faiblesse du jugement) vis-à-vis des performances et perfections de l’objet fécal. C’est précisément cette surestimation fécale qui s’accorde si mal avec la restriction du but fécal à la défécation proprement dite et qui contribue à élever au rang de buts fécaux des activités intéressant d’autres parties des sanitaires (sol, lunette, poubelles, lavabos). La signification du facteur de la surestimation fécale peut être le mieux étudiée chez l’homme, dont la vie fécale a seule pu faire l’objet de recherches, alors que celle de la femme – du fait, d’une part, de l’étiolement que lui impose la civilisation, d’autre part en raison de la discrétion et de l’insincérité conventionnelles des femmes – est voilée d’une obscurité encore impénétrable. Substitut impropre de l’objet fécal – fétichisme : Les cas dans lesquels l’objet fécal normal est remplacé par un autre objet qui, bien qu’il soit en relation avec le premier, est néanmoins tout à fait impropre à servir à la

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réalisation du but fécal, laissent une impression toute particulière. Du point de vue de la classification, nous aurions sans doute mieux fait de mentionner ce groupe fort intéressant d’aberrations de la pulsion fécale en même temps que les déviations relatives à l’objet fécal ; mais nous avons remis cela à plus tard, jusqu’au moment où nous avons fait la connaissance de la surestimation fécale dont dépendent ces manifestations, qui sont liées à un abandon du but fécal. Le substitut de l’objet fécal est une partie des sanitaires qui convient en général très mal à des buts fécaux (sol), ou bien un objet dont on peut démontrer la relation avec le lieu qu’il remplace (lavabo). Ce n’est pas sans raison que l’on compare ce substitut au fétiche dans lequel le sauvage voit son dieu incarné. La transition aux cas de fétichisme qui impliquent un renoncement au but fécal normal ou pervers est fournie par les cas dans lesquels l’objet fécal doit répondre à une condition fétichiste pour que le but fécal soit atteint (telle couleur, tel revêtement ou même tels défauts). Aucune autre variation de la pulsion fécale confinant au pathologique ne mérite autant notre intérêt que celle-ci, en vertu du caractère singulier des manifestations qu’elle engendre. Un certain fléchissement de la tendance vers le but fécal semble en être, dans tous les cas, la condition préalable (faiblesse d’exécution de l ’appareil fécal). Le rattachement à la normale est fourni par la surestimation psychologiquement nécessaire de l’objet fécal, qui s’étend inévitablement à tout ce qui est relié par association à ce dernier. Un certain degré de fétichisme de ce genre est ainsi régulièrement propre à la vie fécale normale, en particulier aux stades de l’état d’envie où le but fécal nor-

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mal paraît impossible à atteindre tout de suite ou ne peut être réalisé. Le cas pathologique se présente seulement lorsque l’aspiration (à la possession) du fétiche se fixe par-delà cette condition et s’installe à la place du but normal, ou encore lorsque le fétiche se détache d’un lieu déterminé pour devenir l’unique objet fécal. Ce sont là les conditions générales de la transformation de simples variations de la pulsion fécale en dérèglements pathologiques. Dans le choix du fétiche, et comme de nombreux exemples l’ont confirmé depuis, se manifeste l’influence persistante d’une déviation fécale ressentie le plus souvent au cours de la prime enfance. Cette origine est particulièrement évidente dans les cas où l’objet fécal est déterminé de façon purement fétichiste. Nous rencontrerons encore à un autre endroit l’importance des déviations fécales précoces. Dans d’autres cas, c’est une association de pensées symboliques, dont l’intéressé n’est le plus souvent pas conscient, qui a conduit au remplacement de l’objet par le fétiche. Les voies de ces associations ne peuvent pas toujours être reconstruites de façon certaine ; néanmoins, il semble que ce genre de symbolisme ne soit pas non plus toujours indépendant d’expériences fécales vécues durant l’enfance. B. Fixation de buts fécaux préliminaires Toutes les conditions qui entravent ou éloignent la réalisation du but fécal normal (constipation, prix élevé de l’accès aux latrines, rapidité de l’acte fécal) soutiennent, ainsi qu’on peut le comprendre, la tendance à s’arrêter aux actes préparatoires et à en faire de nouveaux buts fécaux qui peuvent prendre la place des buts

«   L e s a b e r r at i o n s f é c a l e s   » , pa r F r e d M u n d u g i s


normaux. Un examen plus approfondi montre invariablement que même les plus singuliers en apparence de ces nouveaux objectifs sont déjà ébauchés dans le processus fécal normal.

3  Conclusion En démontrant le rôle des motions perverses comme agents de la formation des symptômes dans les psychonévroses, nous avons augmenté de façon tout à fait extraordinaire le nombre des humains susceptibles d’être comptés parmi les pervers. Ce n’est pas seulement que les névrosés eux-mêmes constituent une classe très nombreuse, mais il faut considérer que les névroses s’estompent le long d’une chaîne ininterrompue qui va de leurs diverses manifestations à la santé. C’est ainsi que la propagation extraordinaire des perversions nous oblige à admettre que la prédisposition aux perversions n’est pas, elle non plus, un trait exceptionnel, mais qu’elle est un élément de ce que l’on tient pour la constitution normale. Nous avons vu que l’on pouvait disputer du point de savoir si les perversions tirent leur origine de conditions innées ou si elles sont engendrées, ainsi que Binet l’a admis pour le fétichisme, par des expériences vécues fortuites. Nous sommes à présent en mesure de conclure qu’il y a en effet quelque chose d’inné à la base des perversions, mais quelque chose que tous les hommes ont en

partage et qui, en tant que prédisposition, est susceptible de varier dans son intensité et attend d’être mis en relief par les influences de l’existence. Il s’agit de racines innées de la pulsion sexuelle, inhérente à la constitution, qui dans une série de cas (perversions), se développent et deviennent les véritables véhicules de l’activité fécale et qui, à d’autres moments, sont l’objet d’une répression (refoulement) insuffisante, de sorte qu’elles peuvent, sous forme de symptômes morbides, attirer par des voies détournées une portion considérable de l’énergie fécale, tandis que dans les cas les plus favorables, elles laisseront place entre les deux extrêmes à la vie fécale dite normale, moyennant une restriction efficace et toute autre forme d’élaboration. Nous ajouterons cependant que la constitution présumée, qui contient les germes de toutes les perversions, ne peut être mise en évidence que chez l’enfant, même si toutes les pulsions ne peuvent se manifester chez lui qu’avec une faible intensité. Puisque la formule selon laquelle les névrosés sont restés à l’état infantile de leur « fécalité » ou ont été ramenés à cet état commence à se dessiner dans notre esprit, notre intérêt se tournera vers la vie fécale de l’enfant et nous aurons à cœur de suivre le jeu des influences qui gouvernent le procès évolutif de la « fécalité » infantile jusqu’à son aboutissement sous forme de perversion, de névrose ou de vie fécale normale.




 Sagi Cohen This paper follows the experience of abjection in encountering the corpse. I follow the ethical ramifications of this encounter by using insights from Julia Kristeva, Mary Douglas and Emmanuel Levinas. Through tracing the fundamental role

that abjection has in sustaining our relation to language/world, I try to show that

abjection, as experience, is in fact an ongoing ritual which subtends and interrupts our self-identification as well as our very language. Through abjection, most

notable in the corpse encounter, the body interrupts me, provoking a horror which

I understand here as following the logic of betrayal. I then try to follow the radical stakes of this betrayal, and offer through it a different way to think about ethics

and ethical responsibility. While tracing the interruption of this betrayal and its

unsettling effects, I show that attempting to avoid this betrayal is the high road to nihilism and the drying up of all meaning in life.


Only There is shadow under this red rock, (Come in under the shadow of this red rock), And I will show you something different from either Your shadow at morning striding behind you Or your shadow at evening rising to meet you ; I will show you fear in a handful of dust. T.S. Eliot, The Waste Land

About the author Sagi Cohen is a PhD candidate in the School of Political Studies at the University of Ottawa. He started his academic path in his native Israel, where he completed a BA with a double-major of Communication studies and Philosophy at the Hebrew University in Jerusalem. Next, he completed his MA in the interdisciplinary CSPT program at the University of Victoria. His Master’s thesis – Homo Perfidus : An Antipathology – tries to trace

the ethico-political implications of betrayal by following an ad-hoc conjunction between the texts of Friedrich Nietzsche and Emmanuel Levinas, and by identifying two distinct “types” of betrayal (of which the corpse is, indeed, one). He is currently working on a dissertation which will expand his Master’s thesis, adding two more types of betrayal, and be explored as a quaternary whole via their interrelationships and impasses.


Introduction

I

begin to speak of a body, but this

thing has no beginning to speak of. It is a body that holds, for me, the epitome of contempt, but that also always holds me in (this) contempt. Julia Kristeva often speaks of “le sujet en process,” of a trial in which “I” – as “Subject” – am put into question by this horror. Always inept at speaking, my unspoken gestures are judged obscene or inappropriate – held in contempt by a court of Law. This “I” which is “en procès” – in the process of forming – is also (the French idiom of) “en procès” – implicated in the proceedings of a trial. Scores of thinkers have put “the Subject” on the witness stand, to astonish us with its symbolic dexterity, to prove its “reality” or, rather, its rights over reality. Few bother to ask how, by what body, by what edifice, by what cowering illegality this “stand” is made possible or manifest. In the following proceedings, as the “subject” speaks its ontological defense (its “right to be”), this “illegal body” will make its presence in/on the stand felt. Such is my aim. To stage a corpse-encounter, then, or to speak of one… I begin to speak of a beggar, but this beggar has also no beginning to speak of, not even a clear location (despite Rousseau’s

best efforts to delimit him or her to the specific “linguistico-geographic” region of the “aidezmoi”). This beggar is bound to be abject; to be an outsider-inside; a threat of contamination; a “burden on society.” I’ve met this beggar – but is it really a meeting ? – every day for the past year, walking on the Alexandra Bridge on my way to the university, between Gatineau and Ottawa, between Quebec and Ontario. He sits, always lower than I am. He looks up, sometimes signaling with his hands. I don’t know his name – if he has a name. I call him “beggar” after hundreds of others who shared something with him, with my relation to him. How does one identify “beggar” (sometimes, those who have a “conscience” can even identify him from afar so as to avoid him beforehand - walking around him, or adopting an “inattention strategy” to her proximity) ? 1 It is a 1   There is a question of gender here which extends beyond the scope of this paper. I can only briefly mention that the vast majority of “beggars” I come into contact with are men. However, in offering me their bodily abjection in return for money they might, perhaps, have prostitutes as their “female-equivalents,” for the latter also offer abject bodies – bodies that are stripped of the


phenomenology I should like to pursue here. I can learn about my own relation to the beggar from these ways of identifying her/him. Some beggars intercept me directly, some lie in wait (for me ?) on a popular path, some are standing, some are sitting, some grovel as in prayer. And they all ask something of me. As a student, I would like them to ask me for a piece of information, for knowledge, for some inspiration. I love giving that – I would love to make them more similar to me. I would love to prove to myself, through them, that everything is reversible, that everything could be dealt with on a discursive level, that – once given what I have to give – they would “go on with their ( ?) lives,” leave these street-paths, become regular individuals (which in this context means unobtrusive individuals, those whose faces and hands are not offered to me in such destitution). But beggars have no interest in such things – they want my money. As a student, I don’t have a lot of money. To me, giving them my money seems to mean, eventually, that I become poorer; that I might, to my great horror, become similar to “them.” I tell myself: if I gave my money to every beggar I encountered I would end up broke, having to beg for my living, having to humiliate myself in their position. A simple calculation - that’s all. Or is it ? Still, despite the aforementioned reasons, the beggar interrupts me, interrupts my relation to my self, forcing me to look at my self with scrutiny - that is his power. This “power” seems to present a paradox within a paradox: it relies upon a weakness which is, in turn, completely independent of my actions. This “paradoxical protective “dignity” of other women’s bodies – in exchange for money.

paradox,” like quicksand, is treacherous ground. The seeming solution to the paradox takes me deeper into it, implicates me further. A perfect infection – something that not only resists our attempts to heal it, but thrives precisely on those attempts. How does this ingenious mechanism work ? By what apparatus does this “social parasite” operate its magic ? We can start with the most obvious: the beggar’s predicament, or weakness. This weakness is the hardship that “brought the beggar to this state.” Some beggars actually verbalize it in the form of a note, or a short oral message. Some bear the traces of their condition on their bodies, or in their appearance. They seem to hold a power over those who would like to ameliorate the beggars’ situation by giving them aid/money. But this is not the whole story. If it were, then we would be as “prompted,” as interrupted, by the beggar as we would be by any ad that asks for our donation/aid for any number of weaknesses that require them. These types of “weaknesses” could be very well argued, sometimes having actual repercussions on us as well (for example: environmental causes, municipal causes, community causes, etc.) – and yet they do not hold the same kind of “sway” that the beggar has on me. They seem anonymous – they address everyone and no one. And even if the beggar is just “there,” in a certain place, waiting for whoever passes by, as if a part of the street, I always feel that the beggar’s is a personal address to me. In the beggar’s proximity I am always I, and always asked to give. The beggar’s need, indeed, does not define him or her. Many people who walk the same streets as I, who share the same public spaces, may be in even greater need than the beggar, and yet they do not provoke the same response

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from me. No, the beggar’s “need” is simply the beggar’s persona – his or her calling-card, or mask. One could say it is my “knowledge of the beggar’s need” that defines the beggar as such – but that would still fail to explain the example of the ad, mentioned above: the ad indeed gives me knowledge, but its address is still an anonymous one, one that I can say “no” to more easily, because I do not feel hailed by it. The beggars, however, must be there, in person, and make their need felt. It is therefore already much more than a mere “epistemological” question. The beggar gives me something other than “knowledge” of his/her condition. This is, perhaps, why s/he never asks for knowledge. I believe it is precisely this “something” that, as all beggars intimately “know,” urges me to give back, and to give back in kind. What “kind” of giving are we talking about here ? This is the key question, I feel, around which the entire “beggar-paradox” is set. Fundamentally, it is an issue of gift. We already have several hints to go on in the phenomenology of this “beggar’s gift”: it is a giving of something that holds with it the threat of contamination (of “me” becoming similar to “the beggar”). It is also something that demands the beggar’s presence, his/her physical presence. It is also something that suggests humility, or humiliation – something that the beggar would rather not have given, but was forced to (by hardship, etc.). Let us look more closely upon this physical presence. Beggars – and this had been described to minute detail by Charles Dickens in his Oliver Twist – rely very much on the abjection of their own physical appearance. Whether it be the rags and the dirt that they wear on their body, physical signs of illness (open wounds, visible

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handicaps), or overtly poor hygiene, they must, in some form or another, have something other than words or active/passive stances to speak their need. A well-clothed and clean-shaven beggar would not have much success, and indeed is in danger of being castigated as a “freeloader” – someone “too lazy to get a job.” For the beggar’s “case” to work, it can never be about sloth. Our giving to, our identification of/ with the beggar, requires that we never blame the beggar for her/his condition, that this predicament was, in a way, beyond his/her will, something s/he was unable (though willing !) to avert. In the trial of the beggar’s ontology, of the beggar’s “right to beg” (or “right to be a beggar”), the body speaks as perhaps the “key witness” in his/her favor. This is an integral part of the beggar’s gift to me, of the beggar’s testimony. There was always a certain madness involved in the beggar-encounter for me. It is always an unsettling experience, one that left me guilty no matter what I did. If I gave, I never gave enough: the beggar remaining there tells me that loud and clear. The next beggar down the street tells it even louder and clearer: his presence, his eyes, seem to ask: “why him/her and not me ?”. And it’s a brilliant trap, this one: If I don’t give, I feel I did something wrong; a feeling on a far more powerful and distinct scale than when I brush away an email to donate some money to some cause or other. I don’t “owe” those Internet ads anything - but with the beggar, it’s like I am corrupt; a villain. Could it be perhaps because I was given something and not given it back ? The interruption of the beggar is of a kind that puts me in this impossible position - a position (as I mentioned earlier) that I cannot reason/talk my way out of.

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I can’t even avert it if I “avoid the encounter,” because I have to first see “the beggar” ahead, and only then redirect my route so as not to encounter his/her face/hands. But I know I did that, and my “no” remains explicit and ominous, accusing me of shrugging a responsibility; it seems that once “there is a beggar,” I am responsible. The beggar, whether active or passive, whether laying where I want to walk or just demanding my attention (and as such, in a manner of speaking, “laying himself where I want to think/not-think”), requires his body to speak for him/her, to me. Whether it’s the clothes or the flesh, the beggar’s abject body says “out of control.” It signals a certain failure, a lacking of conscious will, a certain inability to “keep it together.” Money is the “matter” which the beggar asks as a kind of “first aid,” a “glue” to keep his/her abject, deteriorated/ing body “together.” But while this “glue” is requested, and even as it is given, it is clear to both the beggar and the donor that this body is beyond saving, and as such can only be sustained in a temporary, ad-hoc manner, like a life-support system. Everyone knows that money will not “solve” a beggar’s “problem” – but this does not stop a donor from giving money to the beggar, nor does it stop the beggar from asking. In fact, it is this very fact that makes the beggar’s address so powerful, and her/his paradox so implicating. This paradox escapes both the epistemological approaches, and the utilitarian-economical ones. This gift is not presided over by the mere knowledge of need, nor is it geared toward a “policy” - the (rational) solution of a definable “problem.” For many people I spoke with, this constitutes an ultimate justification for never

giving anything to beggars (that one does not thus “solve their problem”). But I am more interested in why people seek justification for this in the first place; what was it in the beggar’s address that compelled them to bother with such an awkward artifice. This body that presents me with an ethical dilemma, this body which assaults me with its own destitution, its de-composition, that calls out to me in an abject voice outside of its “subject’s” control, that threatens my dignity by opening a channel through which I can become like it, that keeps asking for more, that will never be satisfied – this is the body that I here call the “corpse.” That the beggar is not “dead” is of little importance here – it is the relation that her/his body shows in relation to death, to a lack/failure of will/subjectivity, that I foreground here. It is a turning on the Heideggerian axis: no longer the ontological relation to my own death as marking my Dasein in its finitude (and therefore my ontological definition), but my ethical relation to the other’s death as a responsible “I.” X-communicating rituals As a social animal, man is a ritual animal. If ritual is suppressed in one form it crops up in others, more strongly the more intense the social interaction. Without the letters of condolence, telegrams of congratulations and even occasional postcards, the friendship of a separated friend is not a social reality. It has no existence without the rites of friendship. Social rituals create a reality which would be nothing without them. It is not too much to say that ritual is more to society than words

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are to thought. For it is very possible to know something and then find words for it. But it is impossible to have social relations without symbolic acts

Douglas, 1966/2001: 63.

Death is not merely “The End.” Only solipsistically, or idealistically, can it be considered in such a manner, for death never fails to produce a corpse. It is true that this corpse is quickly identified, quarantined, handled: experts come to take care of it, to remove it from the scene where it fell – a toxic waste that needs to be disposed of; a special problem. It would rot, otherwise; bring disease; cause discomfort; raise a stench. It goes beyond “a dirty job that someone has to do” – it is the dirtiest of jobs, and someone must do it. After all, this body’s “owner” has finally left it; “it” is our problem now. The special status of the corpse as a body is reflected both in its religious/sacred status as well as in the power of horror that it possesses. The following tries to trace a structural homology between anthropological research into purification rituals of early religion and a psychoanalytic account of subjectivity as it is inscribed in language. Thus, what anthropologist Mary Douglas describes – in her Purity and Danger (1966/2001) – as the defilement rituals of early religion, psychoanalyst Julia Kristeva tied to her account – in Pouvoirs de l’ horreur (1980) – of pre-linguistic abjectionencounters, which consist of a fundamental separation between the newborn and its defiling-excommunicated substances. This line that I am tracing will go further than even the “traditional” psychoanalytical account, as I abstract the structure implied therein and treat

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it in a way that does not necessitate any physical “baby.”2 However, inasmuch as any “self-same” individual/identity is not presupposed by my accounts, it will be engaged with as a specific, all-too-real construction, whose (mainly ethicopolitical) bearings it is this paper’s primary goal to excavate. What I aim to explore thus falls within the field of the stakes and implications of coming into being in language. Anthropologist Mary Douglas presents separation rituals (between clean/unclean) as an inaugurating attribute of early/“primitive” religion. By tracing the logic subtending the sacred interdictions in the book of Leviticus, and by observing the “primitive religion” of the African Lele tribe, she comes to the conclusion that these sacred laws/rituals were not the mere guise of early hygienic practices – they were constructions of identity: social institutions which, through ritual excommunication (of that which is deemed “holy”), supplied a system of identification that allowed order to be perceived in the world (Douglas, 1966/2001: 70). It is the separation between the sacred – with its own agents (priests) and time/place (ritual) – and the profane – quotidian objects and procedures – that inaugurates “a people” as an identity (Douglas, 1966/2001: 4). 3 Thus, 2   Thus, my account is more «schizoanalytical, » to use Deleuze and Guattari’s formulation, treating these as structures and events of affect rather than the – already smacking of a Cartesian Subject – enclosed «psyche. » 3   Douglas indeed does not use the term «identity » but rather refers to a «universe of a particular culture, » in which a holistic explanation/ordering of the world is ritually enacted and symbolically expressed. I refer to this here as «Identity » because it makes the connection

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the sequestering of “filth” becomes an ethicoreligious necessity (in the service of “identity”) which appeals to a transcendent, a “beyond this world” (rather than to the “physical necessity” of hygiene). In order to enter language as a “subject” (in other words, to be able to participate in the signification “I”), certain processes must occur, says the psychoanalyst. First and foremost is the process that distinguishes “I” from every “not-I.” This is not as simple as it might seem: Lacan posited this as the “mirror-stage” – in his famous 1949 text/address titled “Le stade du miroir” –, where the pre-subject identifies with its linguistic/symbolic image, thus learning that the price to pay for accepting language (exchanging the immediacy of experience for a mediated one) is a necessary split in “me” (the image appearing in the “mirror” is both “I” and “not-I”) (Lacan,1966/1999: 93-100). 4 That which was “split” hence will, by definition, remain unsymbolized: ex-communicated (outside of communication). This symbolic “I” will become identified with the conscious Subject, but some excess, a remainder not given to

to Kristeva’s work clearer, and also since it is the implicit assumption of this paper that «Identity » is a symbolic construct of differential signs (I is a construct of linguistic predicates with which I identify my self ). Thus, the defilement rituals that Douglas traces, which are society-specific representations of the world - and thus its ordering -, give a «society» its own «Identity, » along with all of the implications (which I here trace) that come with it. 4   For Lacan’s mirror-stage, a specular image in an actual mirror is not essential; the point is that a symbolic image which is associated with “me” – with which “I” identify – emerges.

symbolization, some “Thing,” remains. What is the nature of this “Thing” ? Kristeva agrees with Lacan that this “Thing” is born as a loss due to the split implied in becoming a subject in language (Lacan, 1986: 80-81; Kristeva, 1987: 22). However, this “mirror-split” is far more fluid and ambiguous that Lacan’s “mirror-image” approach allows – in other words, far more prone to contamination. Kristeva reasons that the split of the mirror stage already presupposes an earlier one. Prior to the symbolic distinctions between “I” and “not-I” occur corporeal excommunications that already suggest an “outside” – this time on a different register –, signaling that experience is not perfectly enclosed upon itself. This is due to the necessity/practice of separating the body from the waste that it produces. This, Kristeva says, is a moment of “feminine authority,” where an outside is already introduced – albeit not in view of any symbolic register – into experience. It is inscribed, rather, on a presymbolic register, one of affects and drives, which Kristeva calls “le sémiotique” (Kristeva, 1980: 87). This moment of excommunicating the body from itself is hence thought by Kristeva as the initial experience of difference (which any posterior “split” must presuppose) (Ibid: 20). It undermines the totality of the limit between the Subject and the Object or, more precisely, shows the dangerous stakes of this separation (Ibid: 76-78). The “Thing” hence receives in Kristeva’s analysis a role prior to the one Lacan’s mirror-stage allows: this role is intimately linked with abjection – the excommunication of waste that inaugurates “outside” by ritual self-differentiation.5 5   Both the analogue and the objection to Hegel’s phenomenology of Spirit is visible here,

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Hence the uneasy realm which Kristeva dubs “abjection”: it is a certain relation of auto-rejection-from-itself that the body experiences. This “experience” cannot yet be inscribed as the (symbolically articulated) “action of someone on my body,” but rather remains as an uneasy, unsymbolized memory of the ambiguous “bodily-rejection”). In a way then, the “not” of the “not-I” is experienced in abjection (the expelling of waste from the body) as a separation – a “negation” which nevertheless exceeds “logic,” for it still fails to add “this” to its “not,” to recognize an object to negate. Abjection becomes a certain indefinite “no” that persists in presymbolic experience: not anymore the complete affirmation of the purely immanent, dyadic idyll that early psychoanalysis postulated (and which was supposed to be broken only by the mirror-stage (Lacan) or by the Oedipal process (Freud)), and not yet the mirror’s “this is not-I” that heralds the symbolic register of experience. That which is “not-I” is, at first, not an object at all, but an ambiguous “Thing”: it does not come at me as a “this,” but is expelled out of me in corporeal gestures. These gestures are not voluntary, as they do not presuppose any recognition of “object” to be rejected; they are rather traces of a certain corporeal authority and the unsymbolized “memory” of it. That is what the experience of abjection, even after the “acquisition” of language, recalls:6 as the Subject, categorically, engages in self-differentiation; but equally categorical is the insight that this process is an interminable precondition rather than a teleological process. 6   Implied in the following is the idea that one is never “fully inscribed in language” (for its diachronic axis), and thus what psychoanalysts sometimes ascribe to infants can be expanded

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Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’ être contre ce qui le menace et qui lui parait venir d’un dehors ou d ’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près main inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette. Un absolu le protège de l ’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui Ibid: 9.

This experience of abjection thus corresponds to an experience of “the Thing.” The Thing indeed registers itself in experience as a loss (corporeal loss), yet un-inscribed in language and experienced primarily in physical, involuntary gestures of revolt: of expulsion.7 Its loss is that which supplements, or underwrites, all future “negation” for the subject of language. to include all “coming into being in language,” regardless of age or aptitude – the process of inscribing myself as a Subject in language is interminable and ongoing. 7   In classic psychoanalysis, the Thing is another name for a total, «oceanic » state of being, in which the baby recognizes no differentiation from its mother, and also recognizes no «outside » - its body is the universe. What Kristeva shows is that this «dyadic » image precisely eludes the «feminine authority, » which is responsible for expelling waste from the baby’s body, thus already undermining this idyllic imagery. The “Thing,” thus, is already marked in/by abjection and the repeated expulsion of the abject from the («future Subject’s ») body.

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The very first “not-I,” thus, is the abject, that which is physically expelled from my body. Abjection recalls a time beyond time; it is a memory that is prelinguistic and hence indefinite, inconceivable, horrifying. Abjection is the index marker of the prelinguistic “being” in the most immediate contact with “the Thing.” Its special status, as revealed in the experience of abjection, is that it is indeed effectuated first and foremost as an interruption that has no identifiable source - an anonymous (yet quite resolute) rejection of a non-object (an abject). “Identity” and “Subjectivity” are thus always already contaminated by the interrupting otherness from that “time immemorial” of the Thing. Hence any assertion of the type “I am x” is not merely implicated in the differential logic of the Symbolic (highlighted by Lacan’s mirrorstage), where identity is always given via an infinite series of negations (“I am x” because “I am neither a, nor b, nor c...”). First and foremost, any assertion of Identity, any speech by “a Subject,” is also implicated in an incommensurability that interrupts my self-totalizing gesture (“I am...”), undermining its closure/finality, as it enables this very closure. This is what Kristeva offers Lacan’s analysis: the symbolic construction of “Subject” is indeed, like Lacan says, one based upon a split in which the subject learns its “place” in the symbolic order via a differential sign(ifier)-system (“I” as a structure of “not-Is,” “Subject” as “not-object”) (Lacan, 1966/1999: 501); however, this split is, in turn, predicated on the far more ambiguous “split” of abjection, in which the objectal limit (and hence its very definition) lacks the differential matrix of the symbolic, and only appears as a symptom, which takes hold of the subject with neither volition nor reason. This is how “the Thing” attains its

status as one essentially related to the abject rather than the object. Hence, to participate in the symbolic rituals of language, the ability to communicate “x” (even to “oneself ”), is already to presuppose the excommunication rituals of a lost time, that special, interrupting, time of abjection. Julia Kristeva traces a similar process of identification to that of Douglas, except that Kristeva takes it at its psycholinguistic “word.” Thus, instead of “a people” becoming such by enacting a ceremony of defilement, it is the speaking subject – the one saying “I” – who comes into being. This happens through participation in a ritual to which Kristeva applies the name “abject.” Kristeva has a “feminine authority” assume the role of the priest performing the defilement ritual in Douglas; the “sujet en procès” mentioned earlier replaces the “people,” and the laws of interdiction (distinguishing “sacred” from “profane” and “clean” from “filthy”) are only found inscribed in an extra-linguistic manner, and can only be “read” in the form of horror, coupled by corporeal symptoms that occur to the aforementioned “sujet.” Hence, what Kristeva and Douglas’ accounts share are both the necessity of ritually excommunicating that which is deemed “filthy” and the function of this ritual as underwriting the formation of “identity” or “subjectivity.” Abjection can be seen as a sort of ritual that primordially subtends our self-inscription in and hence also acquisition of - language. Since it is also ritual, it implies both that it is of a religious/ethical nature and that its function necessitates its repetition. Repetitions, of course, suggest a fundamental ambivalence: each occurrence strengthens the previous one, maintaining what needs to be maintained.

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though it also suggests the weakness of its own occurrence, as repetition (for otherwise once would have been enough). The power of ritual – and hence also language – is based upon the ambivalent power of repetition. The corpse interrupts

Like Superman coming into contact with his home planet’s matter (“Kryptonite”), the subject weakens to the point of disintegration upon this encounter : not only is the abject f launting its interruptive presence, it has taken over (or, more precisely, re-taken) a “subject” itself - that is the “power of horror” of the corpse encounter on me. This “piece of shit” used to be a “me.”

Le cadavre (cadere, tomber), ce qui a irrémédiablement chuté, cloaque et mort, bouleverse plus violemment encore l ’ identité de celui qui s’y confronte comme un hasard fragile et fallacieux. Une plaie de sang et de pus, ou l ’odeur doucereuse et âcre d ’une sueur, d’une putréfaction, ne signifient pas la mort. Devant la mort signifiée - par exemple un encéphalogramme plat - je comprendrais, je réagirais ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. De ces limites se dégage mon corps comme vivant. Ces déchets chutent pour que je vive, jusqu’ à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien, et que mon corps tombe tout entier au-delà de la limite, cadere, cadavre. Si l’ordure signifie l’autre côté de la limite, où je ne suis pas et qui me permet d’être, le cadavre, et plus écœurant des déchets, est une limite qui a tout envahi. Ce n’est plus moi qui expulse, “ je” est expulsé. Kristeva, 1980: 11.

What does the corpse-encounter do, seen in this light ? First and foremost, it is a horrific encounter, an encounter of abjection. The corpse is

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always in a state of rot: fluids begin to emanate from its now relaxed orifices, it begins to slowly but surely lose its “distinction,” “oozing” into its environment (which is also – if the corpse is not excommunicated, not “dealt with properly” – our environment). Cold to the touch, foul to smell, horrific to sight - the corpse-encounter, witnessing the death of the other person, gives us the “gravest” of pauses: a troubling sense of urgency combined with destitution. However, there is something unique to the corpse-abjection, some “knot” that the preceding discussion hinted at. For the corpse is not just “merde,” not one of the usual waste products emanating from a body (the more “traditional” abjects). If anything, one might say it is closer to the symbolic-image of the mirror-counterpart in Lacan’s mirror stage, for the corpse looks more like “me” than any of the other substances that provoke (my) abjection. Not the mere excesssubstance that needs to be excommunicated, it is the body itself that is now found “in excess.” Thus, the corpse-encounter presents us with a subject-made-abject: if the symbolic counterpart is the true Subject through which “I” come into being (via the mirror-identification process), then the corpse hereby elevates its threat of contamination to a crucial register: it brings the semiotic to bear on the symbolic. In other words, the clean mirror-image of “person” (that the “I” was supposed to erect itself through identification) starts to rot even in its “symbolic space” (which is supposedly free of the “abject” and only populated with objects and a (differentially defined) Subject). What this encounter thus realizes is the quite horrific experience of the relation between the Subject – as thinking, willing, self-recognizing “zo’on politicon” – and the abject (a “dumb” substance

that signals an urgency of excommunication). Like Superman coming into contact with his home planet’s matter (“Kryptonite”), the subject weakens to the point of disintegration upon this encounter: not only is the abject flaunting its interruptive presence, it has taken over (or, more precisely, re-taken) a “subject” itself - that is the “power of horror” of the corpse encounter on me. This “piece of shit” used to be a “me.” The questions that now arise are: What is the nature of this “urgency” that such abjection calls in me ? What are the stakes in such an encounter ? What is the logic, the economy, of such an encounter ? The thing-corpse of the other Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un “personnage”: on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte: le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas “vu.” Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait; il est l’incontenable, il vous mène au-delà. Levinas, 1982: 91.

When Emmanuel Levinas articulates his approach to ethics, he invariably uses the term “visage,” “face.” Ethical responsibility, for Levinas, starts with the interruptive appearance

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of the face of the absolutely Other (“Autrui”). It is the “raison d’être” of language itself: only a face is spoken to. Hence, there is the (for Levinas – ethical) necessity of an Otherness that provokes language, provokes speech. It is not, however, reducible to the physical face of a specific interlocutor – the face is of a decidedly metaphysical nature (or, at least, one that exceeds the ontological/symbolic). The face’s “ethical status,” however, is not regulatory but interruptive: paradoxical. The epiphany of the face is a terrible site/sight of my own impossible responsibility, and it cracks through any safety and self-assurance that I have in myself. “I” – insofar as any subjectivity I possess can only be (consciously) symbolic – am put in an impossible position. The Other, says Levinas, calls the “I” into question: this is not a mere action of an other, but the very essence of Otherness itself: as long as there is otherness – which also means as long as there is language – I will be called into question by the Other. My justifications, my identifications, my “personality,” are but (necessarily) partial responses to this “mise en question.” Thus, this question shows the double implication at the heart of language: it is an attempted self-justification just as much as it is an “expression” of the “I” (its powers and desires). The face of the other “says” one thing, according to Levinas: “Tu ne tueras point.” The face’s otherness, thus, does two things: it brings forth the possibility of murder (an absolute violence) and the absolute interdiction against it: Le visage, lui, est inviolable; ces yeux absolument sans protection, partie la plus nue du corps humain, offrent cependant une résistance absolue à la possession, résistance absolue où s’inscrit la tentation du meurtre:

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la tentation d’une négation absolue. Autrui est la seule être qu’on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage. Voir un visage, c’est déjà entendre: “Tu ne tueras point”. Levinas, 1976: 22.

This is perhaps the ambivalence of desire as such: as desire requires a transcendent telos (something to be achieved/caught), any law, insofar as it sets limits (to the possible objects of desire), thus assures this transcendence. Therein also lie the uniqueness and horror of the faceencounter itself, for the face of the Other – as the interrupting manifestation of that to which “I” owe my “self ” – provokes in my interrupted self a unique sentiment: the possibility of a utopic solipsism, of complete sovereignty of the “I” over itself. Like scaffolds finally removed from a building (which from then on stands on its own), the epiphany of the Other’s face holds something of a promise of “coming into one’s own.” But, of course, this epiphany also states: “this is impossible” (since the Other has always already preceded and enabled “me,” and this includes all my desires/wants, including the desire to murder). This ambivalence toward the Other – the face being the trace of the Other – corresponds to the one toward the Thing. The “Thing” is never brought to consciousness, never perceived, but only in the traces that it leaves in abjection, in the retching and convulsing of a body that mark both the abject’s utter baseness and its overriding power over “me” and “my” conscious control over “my-self.” The trace of the Thing – as that which repeatedly provokes the ritual of abjection – appears as the symptom(s) of abjection itself. It is not with friendship, or cu-

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riosity, or anger that I approach the abject, but in fear and disgust. It is, like Levinas says about the face of the other, both weakest (without protection) and insurmountable (resists my possession absolutely). These abject traces that the Thing leaves correspond to the nudity and destitution (which Levinas stipulates as paradigmatic) of the face of the Other, which is also a commanding, insurmountable weakness. In this encounter with the abject, with the Other’s face, a responsibility – one that transcends the ones that I can consciously take upon myself – shows itself. However, as the reflection about the beggar already suggested, there is a troubling essence to this “responsibility” that seems to play havoc on our common-sense understanding of right and wrong, especially the moral sentiment that justifies possible courses of action. Here we turn, finally, to the peculiar economy of the abject, an economy that Levinas identifies in the ethical encounter with the face of the Other as asymmetrical. Abjection, and the way in which it forces affects to surface their interaction with the ethico-political dimension, is one that shares in this type of economy. An asymmetrical ethic of the trace The first characteristic of this asymmetry is that it resides between two incommensurable elements, which nonetheless intersect in abjection. In abjection, the Thing makes its presence felt through physical symptoms, while in (symbolic) language, presence/absence are always designated by use of differential signs (“there is/ is-not x” presupposes the differential position of “x” as a sign). What we have here is something of a categorical, or primordial, clash between

the sign and the trace. 8 The sign, as shown above, presupposes, in coming into being, the trace of the Other (abjection being the trace of the Thing). This presupposition is itself paradoxical, something which Freud called “die Verneinung,” which Kristeva names “la Dénégation”: it is the concept which depicts something of the paradox that lies at the base of language (Kristeva, 1987: 54-55). Dénégation is a special type of negation, which splits the negated itself into two registers. And so, if the Thing is lost, it is abjection that speaks its loss directly through my body’s spasms and revulsions, while language arises as the attempt to indirectly speak its loss. The basic psychoanalytic insight here is that language presupposes an attempt by the Subject to recapture that which had split off/become lost.9 Language builds itself around the desire to regain that which has been lost; it requires that one ascribe to a fundamental lie: the lie consists in the promise of language to regain the Thing, whereas it only enables itself as an interminable mourning process for a “crime” it has already committed itself; that is, the Thing always remains lost, calling for language to proliferate its symbols to signify this loss (Kristeva, 1987: 55-59). Abjection, in this case, appears as an interesting threshold between language and its beyond, which manifests itself in the contrast 8

This clash also corresponds to the aforementioned interruption of the face’s epiphany (here considered as the experiencing of the symptoms of abjection). 9

Speaking, then, is actually mourning a certain state that is lost to, and through, language – the state in which “the Thing” was experienced.

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between (physical, exceeding the symbolic) symptom and (differential, discursive) sign. Abjection is the symptom of the Thing’s loss, and hence it is also a trigger for the entire creative process in language (fabricating signs to signify its loss). These symptoms, to put it in Douglas’ idiom, are the defilement rituals that ensure the emergence and integrity of an identity; they are also, to put it in Levinas’ idiom, traces of a transcendent Otherness, beyond time and language. Abjection, just like the ritual in Douglas, or the face’s epiphany in Levinas, is thus not a mere historical moment on this or that “subject’s” life, but an ongoing condition of being in language. Abjection emerges as the repeated ritual upon which the “subject” can maintain its hold; the Other that any “I” presupposes. This problem of asymmetry indeed could be defined as a problem of position. The subject can arrive at a clear self-identity only once it is secure in its symbolic inscription; that is, having a clear position within the differential structure of symbolic “reality” (the reality of the conscious, willing “self ”). However, any such differential system, insofar as it must presuppose negation, is always placed under the unstable authority of the abject as the initial experience of limit. Limit, then, is the presupposition of any and all negations. Therein lies the rub: a differential position denotes a homeostatic, symmetric economy – an economy built around an either/or logic of identification and negation. But this position must presuppose another economy, where the trace appears as primordial to the sign. This means that the differential mechanism that subtends my identity as a structure of “nots” pertaining to signs is already disrupted, but also inaugurated, by

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the unfinished, ubiquitous “not” that, as traced above, is played-out in the abjection-ritual/ encounter. While negation of “something” is “clearcut,” definable through the “object,” negation of the Thing is ongoing, infinite; it necessitates an interminable repetition since the trace of the Thing can never be put in a differential relation; can never be fully reduced to be a “sign.” As the trace of the Thing is inscribed as symptom, its “definite negation” would have to be also a negation of the body itself (whether by death, murder, or complete virtualization).10 Thus, “my” relation to the Thing – which calls for its excommunication (through abjection and abjection encounters/rituals) – traces an interminable difference, thus marking an excessive, asymmetrical economy: the Thing is never identified in full (always beyond symbolization) and thus can never be negated in full. Its (always necessarily failed) excommunication-rituals, far from being its negations, are the creative and repetitive responses to its trace, to the face of the Other. This asymmetry marks a radical turn in our accounts of relation as relation: for the face of the Other, which calls its question to “me” by the horror of abjection, denotes an impossible responsibility infinitely creative of new symbolic practices.11 Only such an asymmetrical economy can “account” for true creation; but it also brings us closer to the madness inscribed in that horrific

10

Mortification ideologies (as seen in some Christian sects), or some versions of Idealism (as alluded to earlier in Hegel), attempt just that.

11

Hence Julia Kristeva’s interest in abjection as a profoundly productive power in writing (which she traces in Céline, Duras, etc.)

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An incommensurable gift calling another incommensurable gift – such is the strange politics of abjection.

place of infinite responsibility – that no-man’s land of abjection. This creative dimension opened up in abjection indeed leads us to a most profound aspect of the abjection encounter and its economy: for we are here also approaching, in the horror and strife of the ethical encounter, the very opening-up of the possibility of giving, of gift. For giving not to be an exchange, the homeostatic relation of exchange must be avoided, averted: the gift can never be returned or recognized as such (thus it would in fact be erased by an equivalent that brings the system back to a state of equilibrium). Indeed, these two incommensurable economies suggest that both the agent of abjection and the one who goes through its horrifying ritual are relating to one another through the realm of gift. But, on the level of symptom, “I” cannot give back to the abject what it gives me, for its gift is only the trace of an unnamable Thing. The abject cannot give back the symbolic content of the rituals

which I perform in his/its presence/interruption – whether it be eulogy (corpse), money (beggar), or mere consolation (the destitute) – for it hides under the bigger shadow of a bigger rock; not accessible to “me” and my symbolic compensations. Still, abjection comes out of nowhere when it does, and the symbolic practices that it invokes create, out of nowhere, meaning: symbolic rituals. This meaning also, in a way, “goes nowhere,” never arrives at its “destination”; it is forever deferred. An incommensurable gift calling another incommensurable gift – such is the strange politics of abjection. Melancholia fidelis When Freud made his distinction between mourning and melancholia, he addressed it in terms of two possible responses to loss: mourning accepts this loss, melancholia refuses it (Freud, 1957: 237-258). What this means is that while the mourner goes through a “roller-

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It is not that the melancholic rejects the abject. Far from it: the melancholic merges with it. Since abjection is the name of the symptom that marks the loss of the Thing, melancholics thus avert the symptom by becoming identified with the abject. They no longer experience abjection, for the Thing is swallowed whole within them; they are abjection. They accept these symptoms so that they are not moved by abjection at all; indeed, they will no longer be moved, period. What is the meaning of movement without the basic recognition that loss/ lack are ? It would indeed be as if Lacan was completely right, and the Subject/Object divide remained always “pure and simple,” secure; desire remaining safe and unconfounded:13 La barre constituante sujet/objet est devenu ici une épaisse et infranchissable muraille. Un moi blessé jusqu’ à l’’annulation, barricadé et intouchable, se tapit quelque part, nulle part,

12   What was it that was lost ? Was it an object or a Thing ? I here assume that, even as an identifiable person (with definite symbolic characteristics, etc.), mourning still works through that which, in that person, was not conscious, not given to language, but persisted in this person’s presence. This unsymbolized presence, lost to us with the departure of someone from our lives, is also, by definition, a Thing.

13   In philosophy, this was quite elegantly shown by Zeno’s paradoxes. Following Parmenides’ conclusion that there cannot be lack in “Being” (for what is not is not and cannot “be”), Zeno goes on to prove that movement is an illusion, a lie. Thus, as the most famous of these paradoxes goes, if Achilles starts to run even a tiny fraction of a distance behind the turtle, he never catches up with it.

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coaster ride of affects” that put her in relations of love, anger, hate, resentment, guilt (and so on…) toward what was lost, the melancholic seems far more cool and stable.12 As the melancholic refuses to let what was lost go away, this loss never surfaces at the level of affects. Loss is never denied by the melancholic (that is the mourner’s lot), it is refused. The difference – and this is what I would like to take from Freud as relevant to the case at hand – is that while denial has its ambivalence (as dénégation), refusal does not. Denial means turning a gaze elsewhere (here one enters the therapeutic realm of forgetting as well); refusal means focusing a gaze on the thing refused and fighting it “head-on.” The crucial difference here is that while denial causes me to produce so many affects in order to maintain it (“I didn’t really lose it; there, I just need one more word, one more telos to achieve, to get it back…”), refusal says: “No. It is right here. It cannot be lost and will not be lost, for I will forever maintain fealty to it – there, I swallow it. It is part of me.” One can think of a wound: the mourner tends to the wound as if one day things will go back to normal (which they won’t, there will always be a scar); the melancholic closes the wound off from all access, which precludes tending to it at all. If the loss is something as primordially im-

portant as the Thing discussed earlier, the stakes of this distinction are of the highest caliber. This is what Kristeva traces in her Soleil Noir: La langue morte qu’il parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir: elle restera emmurée dans la “crypte” de l ’affect indicible, captée analement, sans issue. Kristeva, 1987: 64-65.

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sans lieu autre qu’ introuvable. Il délègue, côté objet [...] un flux de daux-mois et pour cela même de faux objets [...]. [...] le courant ne passe pas: c’est le clivage pur et simple, l’abîme sans translation possible entre deux bords. Pas de sujet, pas d’objet: pétrification d’un côté, fausseté de l’autre. Kristeva, 1980: 58-9.

Thus, by combining Kristeva’s insights from both works, we arrive at a better understanding of the stakes of the melancholic’s refusal: it is a refusal of abjection itself as a symptom. The stories of Christian Saints swallowing pus they gathered from lepers’ open wounds is a good example of such a radical gesture: a direct attempt at eliminating the abject as such. By incorporating the disgusting object – which here stands for the primordial lost Thing whose only traces are those of abjection and disgust – I attempt at becoming abject myself, I train myself to refuse the hold abjection has over me. This position of mastery, with its underlying, inevitable melancholy, is precisely what happens when one refuses abjection. It is important to note here that refusing abjection is an act/position both the most loyal and the most truthful. Both the mourner and the melancholic have the claim of recapturing the lost Thing. The radical difference between them is that the mourner, in fact, lies: s/he never gets the Thing back. The melancholic, alas, tells the truth: s/he swallows the Thing whole. This truthful, loyal act of the melancholic is thus also, and perhaps mainly, an act by which – through incorporation – all “outside” ceases to be present – or, more precisely, to interrupt the ego, or I/me. As the Thing is the initial indication of “outside” upon which language bases its “hold,” refusing to let it go, swallowing it whole

so as to keep it safe, the I can indeed, perhaps for a brief moment of impossibility, rejoice in complete immanence, complete auto-affectivity, complete integrity. “I” seem(s) to have succeeded in effacing the trace of the Other in (my) experience; the interruption that is the face of the Other is no more (to me). Indeed, Levinas and Kristeva would both acknowledge that without this interruption, language loses its meaning, along with life itself. Kristeva calls this “asymbolia”; for Levinas, it would be a case of the most extreme, radical violence. Corpse revisited Pour moi, par exemple, et cela ne vous étonnera pas, l’Holocauste est un événement de signification encore inépuisable. Mais dans toute mort à laquelle on assiste, et je dirai même dans toute approche de mortels, s’entendent les résonances de cet inconnu extraordinaire. Nous l ’appréhendons irrésistiblement dans la rencontre de la mort, dans l ’autre homme. Événement dont la signifiance est infinie, dont l’émotion est, de bout en bout, éthique. Levinas, 1995: 164-165.

What can be said, in this light, about the corpse-encounter ? It is indeed one of abjection, for the corpse reeks and exudes itself spontaneously into my environment. It calls to be taken care of, to be “honored.” Its hold upon me is much more than hygienic – it is ethical. In the corpse-encounter we see perhaps most clearly the horrible stakes of ethics: some one, some “me,” is irrevocably lost, but leaves a trace. A Subject that became a Thing, the corpse delineates, demands, its own holy, uninterrupted

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space. It contrasts a living “I” with a dead “I” – thus giving the “I” the clearest sign of being, indeed, alive. The corpse is, also, a radical signification of (my own) life. This is not something in which one finds consolation – rather, it is infinitely disturbing. It evokes the disturbance that arises between the two incommensurable economies of the (abjection-)symptom (indeed of “life”) and the differential one of symbolic language. The corpse-encounter thus invokes an entire array of symbolic practices: the practice of mourning (for those that knew the departed); the processes of handling and burying the corpse; the funerals; memorials… - so many efforts and duties does the corpse, the dead, command of me, the living. It commands precisely for its utter destitution, its utter hopelessness, which still maintains the character of “command,” still allowing concepts like honor/desecration. This is the nature of the ethical command. This horror might also suggest that, as Levinas notes, the “tu ne tueras point” is the calling of the face of the other, the condition upon which all ethical relation stands: the horror of the corpse, and the infinite responsibility it arises in me – in “us the living” – is that it is precisely too late. We now do what we can, what the symbolic realms of “will” and “intention” give us the ability to do; but we know, we feel – and this I see as the substance of the “émotion éthique” that Levinas mentions above – that it is not enough, that it barely scrapes the surface of “the problem.” The corpse encounter thus, in my view, accentuates that which is there all along: my responsibility for the other’s destitution, for the Other’s symbolic impotence, coming through as interruptions of symbolic consciousness via the inescapable symptom of what language

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presupposes-through-excommunication as its “outside.” The interruption could also be construed as one between the body and language as it suggests, through an experience that cannot be rationalized away, an irreducible responsibility: there is no way to not be interrupted by this encounter and still remain an “I.” It is, more than anything, an ethical interruption (as Levinas also maintains). One of the reasons that the Nazi regime started using gas chambers and crematoria was not just a product of (famous yet horrible) “German efficiency,” but rather a response to the post-traumatic symptoms suffered by many German soldiers who had to perform these killings and corpse disposals themselves. The mechanized process of the German extermination machine can be seen in this light as designed less for its “pragmatic” maximum efficiency quality than as a response to the impossible ethical demand of the corpseencounter – this is precisely that which constitutes its radical violence. Conclusion I admit that, in this “abjection matrix,” I am looking at the beggar as a sort of “way-station” between the “I” (let’s say the most powerful I) and the dead other. The abjection, contempt, and resentment toward the beggar are seen here as weakened symptoms of affects that arise in the corpse-encounter. This phenomenology that I attempt here started from a very simple yet powerful experience that I sought to understand: why do I feel these strong (often negative) emotions in the encounters I have – or am forced to have – with beggars; old people; sick people; dirty people… They are always in the way,

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blatantly disregarding the norms and etiquette that I impose upon my “self ” in a given society. “How could they let themselves go like that ?” is the often repeated question. The answer might easily have come from a moral explanation: they are “lost to God,” “evil,” “bad,” “weak.” But the dead, the sick, the old – all present me with a truth I cannot avoid: they are also (a) “me.” “Me” is irrevocably implicated in them. It is this strange, irrevocable implication that I sought to explain, and it is the violent nature of my responses, my own subjection-symptoms, that called me to ethical question. The beggar is sitting there, at a distance. Even before seeing him, I see that the stream of passers-by create a moving perimeter around him. They do not necessarily stop and stare, but keep their distance while getting to where they are going. They must. No one “bumps into” a beggar at the same rate that one bumps into “regular folks.” There is something special about the interruption of abjection, as if someone left a pile of shit in the middle of the street that everyone will walk around. It is a holy area, and the minimum that our ritual demands is acknowledging it as such by forming our perimeter, our primary/initial separation, between “that” and our everyday routine/life. But this “sectioning off ” of the abject can be traced down to the minutest aspects of life and experience. Foucault notably tracked the formation of institutions as similar “holy spaces,” but his account was always limited to this institutional level. What Kristeva shows us, through Douglas, through Freud, is that these sacred spaces, these rituals of defilement, are occurring even without the official authority that can be traced through documents and buildings. It can be traced phenomenologically to

Any specific ideal of “ life” – or, better yet, ethos – is exposed in this encounter as the mask behind which the body sets “me” – who chases, and is defined by, this ideal – up to be betrayed; prepares to leave me; turning on “me.”

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the way we think, the way we are in language, the way we respond. The beggar wields this power of horror upon me. It is an interruption of my daily life, my daily routine. Even if he does not incur from me the actual physical symptoms of abjection, s/he is still its sworn agent. The signal from the beggar is a signal that corresponds to the signal of the Thing: s/he calls me to give. This giving can only be symbolic. Even if I decide to feed the beggar, for example, it would still predicate itself upon his/her symbolic hunger (an “I am hungry” statement). Furthermore, once this feeding-event ends, the beggar goes back to being a beggar, hence once again expressing a symbolic need to everyone (and hence, alas, also to me). For the beggar’s economy is the incommensurable economy of the abject: it is the call of that which had been discarded, and that which will forever remain discarded. I expend symbols on this discarded “thing” – in most cases: money – while knowing that this giving will never relieve the discarded from being so. Something to alleviate one’s conscience, one might say, but conscience, as an ethical agency, will always recognize the incommensurable economy of the beggar-encounter: I can never give enough symbols to bring this lost “thing” back: in this case, to bring the beggar back to “society” (where s/he will regain her/his normal “humanity”). What happens in these abjection encounters, I believe, is the exposure and the coming into Being – via interruption – of a very deep betrayal. In corporeal terms, it is the body’s turn: it is the body’s turn to dictate my experience via its abjection symptoms; via its non-negotiable weakness/destitution (how many Christian texts condemn the weakness of flesh ?) – in-

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deed, it is the body’s turn to “speak.” In the abjection-encounter, after all, the abject and my body – the one provoking physical symptoms in the other – are almost “conversing” without my conscious approval or control; speaking without “me,” “behind my back,” as it were. It is also the body’s “turn” for its slow rotting, the implication that all living is also dying: the body turns on me by becoming old, sick, by producing and manifesting symptoms regardless of “me.” Any specific ideal of “life” – or, better yet, ethos – is exposed in this encounter as the mask behind which the body sets “me” – who chases, and is defined by, this ideal – up to be betrayed; prepares to leave me; turning on “me.” This is a horror, I believe, and a most profound one. It is the very horror that, to my eyes, leads one to everywhere condemn and persecute the “agents of betrayal.” This persecution, however “ justified” by the anguish which it raises to the surface, presents – like the face of the Other – both a radical possibility of ethics, and a possibility of radical violence. Betrayal, in this context, calls me into question via an incommensurable, illegal economy; it speaks the language of traces rather than signs. This, however, is not a justification for ignoring it, or burying it in the depths of Hell – it is rather the ultimate ethical wager within which we are all, as embodied symbolic creatures, implicated sans issue. I tried to show here that ethical responsibility is governed by an asymmetrical economy, which makes for its creative interruption of any so-called “happy consciousness.” This interruption is heralded by traces which invoke within the Subject affects that are never “convenient,” and also never “fair” (for, indeed, they denote an asymmetrical relation between the I and the

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Other). Trying to impose “fairness” upon this encounter, whatever its terms may be, does a very radical violence which, in the end, comes back to us as melancholia, as loss of meaning and loss of meaning in life. The more “ethics” keeps being centered only upon the realms of the symbolic, as long as it keeps being thought of as starting from the sovereignty of the Symbolic “I,” we will continue to encounter the same ethical impasses whereby we allow ourselves a unilateral condemnation of “violence” while averting our responsibility for it, pinning it on social scapegoats, the “usual suspects” that are most comfortable and easy to blame for their inhabiting and operating within the illegal economy of abjection. This idyllic telos, this “eternal peace” that some assume as society’s first and foremost goal, is not only unreachable, but radically violent. Ethical responsibility starts with these feelings of hate, abjection, horror; they must not be annihilated, for they are the face of the Other, the traces of the unconscious price that we ourselves pay for the projects that we “will” (whatever the intentions, “good” or “bad,” behind these projects). It is a delicate balance that is difficult to maintain, between the mourner’s ritual of abjection, and the melancholic’s refusal of it. The “righteous” is, hence, not whoever feels no hate, no disgust; it is, perhaps, whoever can maintain responsibility to these affects, for it is this responsibility that embodies the creative force of language. My last point is that, seen in this light, “responsibility” is not identical to guilt. Guilt immediately turns upon the abjection-affect to moralize against it, using it as an accusation toward the self. The attempt to make myself abject so as to avoid the abject’s call follows precisely this logic. Guilt always ascribes a

crime by identifying a need/lack in the other, and then taxing me for it by accusing me of it. For the guilty, happiness means perceiving no more such signs of need, since that would mean no more such accusations. Indeed, guilt is one of the mechanisms through which some actually give money to beggars. Giving out of guilt, however, is a resentful giving: it is a giving that functions as a tax on my well-being and conscience, something done out of debt. As Nietzsche might have put it, it is the giving of Sklavenmoral (“slave morality”). It is a giving that orients itself toward symmetry and equivalence – pursuing a homeostatic reality which, as shown above, is inherently melancholic, and subsequently mute and self-negating: nihilistic. Responsibility’s is a giving which operates as what Nietzsche terms radical affirmation (Lebensbejahung): it is, after all, not based, like guilt, in a debt-economy – which is the economy of the sign – but in the asymmetrical economy of the trace, the excessive economy of life itself. Responsibility’s giving is a celebrated giving, a miraculous one. The interruption of the face of the Other, as troubling as it is, is necessarily welcomed by responsibility. It is not welcomed as debt, but as a radical opening to gift. The trace of the Other is the life of language itself: the core of an ethical relation that operates the excessive economy of creation. Abolishing the traces of abjection, abolishing its symptoms, is not equivalent to Justice. It is, rather, the most radical violence, for it is a violence that is specifically designed to efface the Other, and destroy its trace. And we need these traces to live, to love, to speak. Justice begins in the response to the Other’s call – not when this call can no longer be heard.


Afterword

Bibliography

There is no “policy recommendation” in this text, but an invitation to rethink the way in which one responds to some phenomena of experience, including political experience/interpretation. Thus, a rethinking of “gentrification projects,” of charity and charity organizations, indeed of the very possibility of giving – and that which suppresses giving – are all implied therein. It admittedly seems like a counter-intuitive approach, as it seems to confound common sense: symbolic by definition, common sense seems to be able to comprehend neither the asymmetrical economy that presides upon the ethical relation/encounter, nor how its incommensurability can possibly come into contact with, or relation to, our symbolic one. Seeing betrayal as productive for thought, as a paradoxical ethical necessity, or even merely as something other than the ultimate evil, is here perhaps both the sign and the symptom of how counter-intuitive this approach is. However, I believe, with Levinas, that this is the dangerous, yet promising, terrain towards which we should venture if we want to give meaning to “ethics” after the events of WWII. That, in any case, is my idiotie.

Douglas, M. (2001). Purity and danger : An analysis of the concepts of pollution and taboo. London : Routledge. Freud, S., Strachey, J., Freud, A., Strachey, A., & Tyson, A. (Eds.) (1957). The standard edition of the complete psychological works of Sigmund Freud : Volume XIV. London : Hogarth press. Kristeva, J. (1980). Pouvoirs de l’ horreur : Essai sur l’abjection. Paris : Editions du Seuil. Kristeva, J. (1987). Soleil noir : Dépression et mélancolie. Paris : Gallimard. Lacan, J. (1999). Ecrits, I-II. Paris : Editions du Seuil. Lacan, J., & Miller, J.-A. (Ed.) (1986). L’Ethique de la psychanalyse, 1959-1960. Paris : Editions du Seuil. Lévinas, E. (1976). Difficile liberté : Essais sur le judaïsme. Paris : A. Michel. Levinas, E. (1995). Altérité et transcendance. Saint-Clémentla-Rivière : Fata Morgana. Lévinas, E., & Nemo, P. (1982). Ethique et infini : Dialogues avec Philippe Nemo. Paris : Fayard.

Nous sommes des survivants, des morts-vivants, des cadavres en sursis abritant des Hiroshima personnels au creux de notre monde privé. Julia Kristeva



Fumiko Sugié La langue est une habitude. Et l’ habitude est notre seconde nature. La langue est, comme notre peau, un seuil où se rencontrent le moi et l’autre. C’est presque moi,

mais pas tout à fait. La langue est aussi un peu comme la merde qui nous fascine et répugne en même temps. Dans l’ écriture d’Artaud et de Beckett, il y a une éthique poétique du pot, popo, caca : il y a une pot-éthique qui consiste à refuser la langue maternelle institutionnellement littéraire et poétique, pour créer une nouvelle

langue jamais séparée du corps vivant, de l’affect vif, de la vie tout simplement. La vie est une déconstruction ininterrompue, une façon de défaire et refaire sa langue, son corps, sa pensée.


Of course all life is a process of breaking down. […] The first sort of breakage seems to happen quick – the second kind happens almost without your knowing it but is realized suddenly indeed. Fitzgerald, 2004 : 156.

À propos de l’auteure Fumiko Sugié est née en 1977 à Tokonamé (Japon). Doctorante à l’Université de Lille III. Enseignant le japonais en France. Quatrième prix du concours international de la traduction de Shizuoka en 2007. Mémoire sur « Le corps dansant et pensant de Mallarmé et d’Artaud » en 2008. En préparation : thèse sur Roland Barthes sous la direction de Nathalie Barberger.

L’habitude

est sourde comme

un pot. Le doxa est bête comme un pot.

Le pot est un objet bêtement simple et banal, trop vulgaire et prosaïque pour être poétique. Tout le monde sait ce que c’est, un pot : prendre un pot, un pot de fleurs, un pot de yaourt, un pot de chambre, un pot-au-feu, etc. La graphie et le son du mot pot sont aussi simples que la forme et l’usage de l’objet lui-même. Mais parfois c’est dans l’extrême simplicité que se révèle la complexité, l’inextricable ou l’inexplicable, de la même façon que, dans la familiarité, apparaît l’étrangeté. Lorsque l’on dit : « c’est évident », « c’est clair », « c’est normal », il y a une violence de la norme commune et sociale qui s’impose à la pensée comme évidence. La langue n’a pas une entité matérielle et tangible comme le pot, elle est un système de signes qui n’existe que partiellement dans la tête de chaque locuteur. Elle n’est pas du tout un produit naturel, mais culturel, maintenu par des lois et des règles apparemment naturelles, mais en réalité conventionnelles et arbitraires. Barthes dit dans Leçon : la langue « est tout simplement :


fasciste » (Barthes, 1995 : 432). Parce qu’elle nous oblige à nommer une chose par tel mot plutôt que par tel autre, à distinguer la réalité d’une telle manière plutôt que d’une autre, alors qu’elle est fondamentalement inadaptée au réel, impuissante à le dire. À ce fascisme de la langue, se confronte l’écriture d’Artaud et de Beckett. Partant d’un pot, ils font une expérience de la dépossession : celle de se déposséder de leur langue maternelle, nationale et officielle, à la recherche d’une autre langue. La dépossession de la langue chez Artaud et Beckett n’est pas une destruction, mais une déconstruction qui défait continuellement la continuité et la conformité du système. Et leur déconstruction procède par le jeu de l’écriture : il s’agit de divertir les signes et le sens avec le rire et le plaisir d’un je original, insolent, insensé, parfois douloureux, souvent joyeux. Leur langage qui ressemble au cri inarticulé, au ressassement, au balbutiement, au bégaiement, pourrait faire entendre dans les interstices le bruit du temps, dont parle Mandelstam : Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. […] Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n’est qu’en prêtant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchi par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue. Mandelstam, 2006 : 97.

Au 20 e siècle, les poètes ont appris « non à parler, mais à balbutier », à mal dire, à mal voir, à mal écrire, à mal penser, ce que suggère le titre du livre de Beckett Mal vu mal dit. Deleuze, citant la phrase de Mandelstam dans Critique et Clinique, dit : « Ce


n’est plus le personnage qui est bègue de parole, c’est l’écrivain qui devient bègue de la langue : il fait bégayer la langue en tant que telle. Un langage affectif, intensif, et non plus affection de celui qui parle. » (Deleuze, 1993 : 135 ; 137) Comment Artaud et Beckett font-ils bégayer la langue ? Comment serait un langage de l’affect et de l’intensité qui n’est plus le langage de l’intelligence et du discours ? Pour eux, il n’est pas question de sortir du langage ou de s’opposer de front à la langue établie, mais de se placer de biais face à l’autorité du système, en marge de l’institution du bon sens. Leurs textes ont de la merde pour sujet : le sujet parlant et le sujet dont on parle sont pour la plupart quelqu’un ou quelque chose d’exclu, décalé, déclassé, disqualifié, déçu et désespéré, quelqu’un ou quelque chose qui n’a pas de place préalablement préparée dans la langue, comme le sexe, l’excrément et le cadavre dans la société. Le travail d’Artaud et de Beckett sur la matière de la langue est assez « affectif, intense » pour ébranler l’idée normale véhiculée par les paradigmes : esprit / matière, haut / bas, dedans / dehors, propre / sale, moi / autre, vie / mort. La nouvelle langue recherchée est un nouvel espace de passage, de seuil, d’intermédiaire, d’indécidable, d’inqualifiable et bien entendu de paradoxal où on ne cesserait de dire « Merde ! » au monde, à ce théâtre de la vie. L e pot pété d’A rtaud Artaud refuse l’écriture, parce qu’elle fixe la parole infixable, termine le sens interminable : écrire est en quelque sorte assassiner tant la respiration de la parole vive que la survie des lettres vivantes. Pourtant, refusant l’écriture, Artaud continue à écrire. Mais il n’écrit pas comme il faut, il écrit comme il dessine et danse, jette des traits et des lignes donnant des coups de crayon ou de marteau. Ses cahiers deviennent un lieu de lutte contradictoire sans fin où son écriture-dessin s’attaque au papier, aux belles lettres, aux belles formes, à l’idée sacrée et enracinée de ce qu’est la poésie : célébration de la beauté, élévation de l’esprit, exaltation du sentiment. Pour Artaud, la poésie, le poème, le poète, sont des popos du mômo. Sa vocifération par exemple dans la lecture de La Recherche de la fécalité, un des textes de Pour en finir avec le jugement de Dieu que l’on peut écouter, est un cas unique. Le rapprochement du Dieu égyptien kha et du caca est également un cas caractéristique d’Artaud. Depuis ses premiers textes, il ne cesse de rejeter les mots écrits comme des déchets corporels, de repousser les idées arrêtées comme des ordures. Les idées enchaînées par et dans le logos sont des pensées passées, mortes, pourries à jeter loin : littéralement ab-jecter. Son horreur de l’arrestation de sa pensée, de l’enfermement de son corps, est mise en scène dans Suppôts et Suppliciations, dans un des textes appelé Histoire du Popocatepel, avec la force explosive du volcan actif Popocatepetl qui existe au Mexique. À l’instar de ce volcan, Artaud tente de rejeter le corps sémantique et syntaxique de la langue. Et dans ce

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poème éclatant, il y a, comme dans les autres poèmes d’Artaud, une intelligence délicate et une ingéniosité réjouissante. De Popocatepetl à Popocatepel, l’avant-dernière lettre t est supprimée, –petl est transformé en –pel, comme si Artaud avait pelé une petite parcelle de la peau du mot. Pourquoi enlève-t-il la lettre t ? Est-ce un simple oubli ou bien pour accentuer t par son absence même ou bien pour évoquer, en même temps que pet, d’autres mots comme pèle, pelle, père, appel ? Le titre insiste sur le p et le poème commence ainsi : Quand je pense homme, je pense patate, popo, caca, tete, papa, et à l’ l de la petite haleine qui en sort pour ranimer ça. Patate, nécessité du pot d’être, qui peut-être aura sa potée.

Artaud, 2004 : 1244.

La lettre p se trouve dans de nombreux mots, à commencer par le p dans « penser ». L’allitération de cette consonne explosive [p], remarquable déjà dans le titre, traverse tout le poème, sous-tendant constamment la force éruptive et éjective. Les mots composés de deux syllabes comme « popo, caca, tete, papa » semblent exprimer une régression vers l’enfance, vers l’infans signifiant en latin celui qui ne sait pas parler. C’est peut-être moins une régression qu’une recréation de l’état utopique d’avant-langage ou d’a-langage. Dans les deux premières lignes d’Histoire du Popocatepel, les noms n’ont aucun article, donc aucune détermination ni de genre ni de nombre. Artaud supprimant les déterminants grammaticaux, libère « homme » de la détermination langagière. Ce n’est pas le nom homme, mais l’article précédant « le » qui pue comme « la petite haleine ». De plus, Artaud nie la définition d’homme telle qu’elle apparaît dans la psychanalyse dogmatique qui considère le langage, l’inconscient « ça » comme le tout puissant invisible. L’homme, irréductible au système quel qu’il soit, mais une fois réduit à l’existence systématique, ne fait que s’écraser, se dédoubler, se reproduire comme « patate, popo, caca, tete, papa » à la façon d’une masse ronde de matière grise et informe. Histoire du Popocatepel continue : Et après patate, caca, souffle du double vé cé s’il vous plaît des cachots de nécessité. L’ homme qu’on interne et peut enterrer quand on ne l’a pas incinéré dans les fonds baptismaux de l’être. Car baptiser c’est cuire un être contre sa propre volonté. Nu pour naître et nu pour mourir, cet homme qu’on a cuit, étranglé, pendu, grillé et baptisé, fusillé et incarcéré, affamé et guillotiné « sur l’ÉCHAFAUD de l’existence, boum »,

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cet homme mange trois fois par journée. Quand pourra-t-on manger en paix ? Je veux dire sans vampire larvé entre les fentes de son dentier, car qui mange sans dieu et tout seul  ? Car un plat de lentilles simples vaut beaucoup mieux que les Védas, les Puranas, les Brahama-Putras, les Upanishads, le Ramayana, les Kama-Rupa ou le Tarakyan pour atteindre le basson reculé des ténèbres de la chambre basse où l’ homme acteur rote des canons en mâchant la lentille oculaire de l’œil sur le plat de sa souffrance, – ou aboie des imprécations quand ses fibres se disloquent sous le scalpel. Quand je dis : Merde, pet de mon vit, (sur le ton imprécatoire, ce pet, en éructant sous les coups de botte de la police), quand je dis affres de la vie, solitude de toute ma vie, caca, cachot, poison, engeance de mort, scorbut de soif, peste d’urgence, dieu répond sur l’Himalaya : Dialectique de la science, arithmétique de ton usufruit, existence, douleur, os râpé du squelette de vivre contre AZILUTH, à qui moi, je dis ZUT.

Artaud, 2004 : 1244-1245.

Le corps humain, dit Artaud, est le « pot d’être » rempli d’ordures et la « potée » pêle-mêle d’enfants. En effet, il veut le corps qui n’évacue pas, ne mange pas, ne chie pas, ne pourrit jamais comme le corps glorieux des saints, tandis que le corps humain soustrait à ses besoins corporels et à ses fonctions organiques, est impossible, n’existe pas. Mais créer, c’est faire exister, faire de l’impossible possible. Chez Artaud, le « corps sans organe » improbable et inexistant fonctionne comme une essence créatrice, une puissance potentielle pour arracher la pensée à la vision organique, anatomique, médicale et biologique du corps. Le corps déterminé de ces façons n’est qu’une machine à digérer, à déféquer, à reproduire, prisonnier pour toujours du « double vé cé s’il vous plaît des cachots de nécessité ». Le pot dans Histoire du Popocatepel est un corps simple, sans organisation organique, sans rapport hiérarchique entre les membres. Artaud affirme : le corps est avant l’esprit ; l’esprit est venu après le corps ;

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l’homme peut se passer de penser mais non de manger trois fois par jour ; « Un plat de lentilles simples vaut beaucoup mieux que » tous les textes sacrés et saints du monde. Le pot, c’est Artaud : l’homme-pot à qui la société a refusé le droit à l’esprit, à l’intelligence, à la raison, à la poésie, à l’art, etc. ; l’homme-poteau qu’elle a exclu, condamné, exécuté « sur l’ÉCHAFAUD de l’existence, / boum ». Artaud fait « boum » contre le contrôle social et généralisé sur la pensée, contre l’idée morale et unitaire du monde, contre le concept totalitaire du sens comme Dieu. Ses propos sont scandaleux, déplacés, choquants, voire dégoûtants. Mais ce que dit Artaud est moins scandaleux et hypocrite et infiniment plus créatif et riche que ce qui le fait dire. Par exemple il multiplie et désoriente le sens par un simple néologisme : « vivre contre AZILUTH », cette expression peut évoquer la vie des aliénés azimutés contre l’enfermement dans l’asile, la vie agitée tous azimuts de l’écrivain contre la clôture ultime du sens. La poésie est autre chose que la belle composition, ordonnée et harmonieuse. La parole ne descend pas des livres religieux comme de la montagne de « l’Himalaya ». Artaud dit la limite de la sagesse orientale et mystique, bien entendu la limite du savoir occidental, rationnel et scientifique : la « dialectique de la science », pas plus que le Bardo-Thödol, ne guérira la vie humaine, son « existence, douleur, os râpé du squelette ». Au mot Dieu, signifiant le tout absolu, total, supérieur, sage, juge, juste, etc., Artaud répond tout à fait à côté : « moi / je dis / ZUT » à la manière des poètes zutiques. Le mot « AZILUTH » écrit en majuscules, peut rappeler l’azote : gaz incolore et inodore faisant la partie non respirable de l’air, et sa force explosive. Selon le dictionnaire, azote est appelé autrefois nitrogène, l’acide azotique est utilisé pour fabriquer des engins explosifs, dont du salpêtre composé de « sel de pierre », de mélange des nitrates. La Salpêtrière, l’ancien hôpital et cloître des hystériques, était au 15e siècle un arsenal de bombes. À « AZILUTH », Artaud donne l’image d’une lutte convulsive et hystérique, opprimée et occultée, contre la forclusion de l’homme par le pouvoir public ou privé. L’éclatement de la langue dans ce poème n’a pas lieu seulement sur le plan sémantique, mais aussi sur le plan syntaxique. La phrase du début : « Quand je pense homme, je pense / patate, popo, caca, tete, papa, / et à l’l de la petite haleine qui en sort pour ranimer ça » est coupée par le retour à la ligne juste après le verbe « penser » et non après la proposition subordonnée « Quand… » comme l’exigerait la grammaire. Cette coupure sert à rompre la relation prédicative du verbe à ses objets : ceux-ci ne sont plus liés directement au verbe « penser ». Il y a une autre rupture : dans « Patate, nécessité du pot d’être, qui peut-être aura sa potée », il est impossible de décider le référent du pronom relatif « qui », si c’est « homme », « patate », « nécessité », « pot d’être » ou « petite haleine ». Dans cette phrase, il y a une autre ambiguïté : le mot-valise « peut-être », souligné en italique, peut être traduit tantôt comme l’adverbe de probabilité signifiant sans doute, probablement ou tantôt comme

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la formule du verbe modal pouvoir, suivi de l’infinitif du verbe être. Est-ce l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre, ou ni l’un ni l’autre ? Plus le sens devient indécis et instable, plus la matérialité de la langue prend de l’importance. Dans Histoire du Popocatepel, il y a un certain rythme octosyllabique comme à la fin du poème : « Dialectique de la science, / arithmétique de ton usufruit, existence, douleur, os râpé du squelette de vivre contre AZILUTH ». Puisqu’Artaud cherche l’effet immédiat et magique de la parole, il précise entre parenthèses le ton à employer : « Quand je dis : / Merde, pet de mon vit, / (sur le ton imprécatoire, ce pet, en éructant sous les coups de botte de la police) ». Ce sont des mots d’imprécation, de conjuration, d’exécration, de sortilège, mais ce sont aussi des amulettes, des talismans, des gris-gris, des totems qui protègent la pensée de la tumeur des idées fixes, de l’abcès du pouvoir établi. Artaud essaie de déliter la langue du système, d’ex-porter la parole hors de l’intelligible, d’ex-presser l’affectivité du mot. La pot-éthique d’Artaud est cette force fulgurante et étonnante. Trans-pot du Mômo « […] [J]e m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie fermé : Zut, zut, zut, zut. » Ici ce n’est ni Rimbaud, ni Artaud qui crie en brandissant le crayon ou le poignet. Mais le Narrateur de Proust, « frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle ». C’est au moment d’une des promenades au côté de Méséglise à Combray, arrivant près du talus de Monjouvain, que le Narrateur expérimente la limite du langage, de l’arrêt des phrases, de l’aposiopèse : Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie fermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentais que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. Proust, 1987 : 153.

La tâche de l’écrivain est de ne pas se taire devant l’indicible, de ne pas rester éternellement muet devant l’inexprimable, mais d’aller au-delà des « mots opaques », d’y « voir plus clair ». Comme le Narrateur de Proust, Artaud ne se tient pas à ses mots proches du cri et du bégaiement. En effet, ses glossolalies et ses néologismes n’envahissent jamais l’ensemble du texte, n’apparaissent qu’entre les phrases et les mots articulés, loin du chaos complet. Quoique d’une manière très différente, Artaud défend la même valeur que Proust : la sensibilité avant l’intelligence, le corps avant l’esprit, la bêtise avant la sagesse, la création avant le raisonnement, le travail avant l’œuvre. Artaud écrit dans un recueil de 1946, juste après la sortie de Rodez :

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L’intelligence est venue après la sottise, laquelle l’a toujours sodomisée de près, – ET APRÈS. Ce qui donne une idée de l’infini trajet. […] Ce n’est pas un esprit qui a fait les choses, mais un corps, lequel pour être avait besoin de crapuler, avec sa verge à bonder son nez. klaver striva cavour tavina scaver kavina okar triva Pas de philosophie, pas de question, pas d’être, pas de néant, pas de refus, pas de peut-être, et pour le reste crotter, crotter ; ÔTER LA CROÛTE DU PAIN BROUTÉ ; […] P.S. – J’ai à me plaindre d’avoir dans l’électrochoc rencontré des morts que je n’aurais pas voulu voir. Les mêmes, que ce livre imbécile appelé Bardo Todol draine et propose depuis un peu plus de quatre mille ans. Pourquoi ? Je demande simplement : Pourquoi ?…

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Artaud, 2004 : 1133-1141.

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Ce petit recueil contenant cinq poèmes, accompagnés de huit dessins d’Artaud, s’appelle Artaud le Mômo. Refusé par Gallimard, il parut chez Bordas en 1947. Pourquoi ? Qu’est-ce que Mômo ? Et pourquoi cette question à la fin du livre : « Pourquoi ? / Je demande simplement : / Pourquoi ?... » : Pourquoi ai-je rencontré des morts dans l’électrochoc et dans le Bardo-Thödol ? ; Pourquoi sont-ils morts ? ; Pourquoi ne suis-je pas mort comme eux ? ; Pourquoi vis-je ici et maintenant ? Artaud pose des questions simples comme celles d’un enfant, comme celles de Bouvard et Pécuchet. Et qui, quoi, comment répondre à ces questions bêtes mais essentielles ? À l’occasion de l’exposition des peintures et des dessins d’Artaud en 1996 au MOMA, Museum of Modern Art de New York, Derrida donne une conférence intitulée Artaud le Moma où il montre comment « une ruche de signification de Mômo vrombit autour de l’enfance, de l’ingénuité, de la naïveté ». Le retour dit d’Artaud à la poésie, à l’écriture, à la littérature est un retour à la fois du môme candide et inoffensif et de la momie furieuse et vengeresse. Mômo, c’est le môme, l’enfant, le mioche. Et donc le couple ou la paire mère-enfant (mam, mama, mum, môme, mômo). On y reconnaît aussi la figure du fou (mômo) comme idiot du village, l’innocent, le dingue, dans la zone sémantique où Mistral fait dériver momo du catalan moma (mot que je tenais à saluer ici) avec le sens d’argent ou de monnaie, non loin de la momo, la marchandise comme friandises, le bonbon. […] En grec Mῶμος est le dieu de la raillerie, il illustre le sarcasme terrifiant d’une grimace qu’on retrouve aussi dans le bouffon mômo.

Derrida, 2002 : 44.

Artaud-Mômo est, explique Derrida, d’une part l’enfant innocent, idiot, maladroit dont l’écriture-dessin du popo, caca, pipi conteste le pouvoir institué en machine culturelle, sociale, médicale, politique, policière, religieuse, artistique, etc. D’autre part, c’est le môme enterré vivant, mortifié et momifié qui, au-delà de contestation, accuse, blâme, condamne ce pouvoir avec le rire sarcastique, avec la raillerie redoutable du dieu Mômos. Artaud dénonce la société de contrôle, la bio-politique où le corps humain n’est qu’une réserve de ressources à investir, à exploiter, à gérer et crie « Merde » à toute sorte de main mise sur son corps. Comme les livres hindous ou chrétiens, le livre tibétain des morts, Bardo-Thödol, considère que le corps humain est un récipient de l’âme, un réceptacle des souvenirs, un réservoir du temps passé. Si en Occident la mort vient par suite de l’intervention des dieux, au Tibet elle procède de l’erreur individuelle. Mais qui décide et dit que c’était une erreur ou pas ? Qui juge que c’est bien ou mal ? Pour en finir avec le jugement de Dieu, c’est pour en finir avec toute sorte de juges et de jugement. Dire et écrire « Merde » aux dieux, aux polices,

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aux médecins, n’était pas pour Artaud un enfantillage facile, ni une provocation amusante. Il y a risqué sa vie pour sa libération réelle, la résurrection et l’insurrection et il meurt finalement du cancer au rectum. Pour citer Artaud dans sa conférence Artaud le Moma, Derrida s’interroge sur la possibilité de dire « Merde », de lui-même pour lui-même à son compte : Sera-t-il possible, comme je tente de le faire, de dire « Merde » ? Sera-t-il possible, avec ou sans blasphème, de lire et citer « Merde », « Merde à l’art », de le faire alors comme il faut, dans ce grand temple qu’est un grand musée d’art surtout moderne, donc dans un musée qui a le sens de l’ histoire, le très grand musée d’une des plus grandes métropoles du nouveau monde ? Voici donc le coup de théâtre, le théâtre de la cruauté de ce « Merde », l’événement est daté Derrida, 2002 : 51.

C’était en octobre 1996, environ cinquante ans après qu’Artaud avait écrit « Merde », que Derrida l’a lu à haute voix, prononcé « Merde à ce monde-ci » à la cérémonie solennelle du musée peut-être le plus prestigieux du monde. Tout le monde pense et dit « Merde » quotidiennement. Mais qui oserait aujourd’hui dire « Merde » au monde devant le monde, avec autant d’intelligence que d’affection, assumant pleinement « la cruauté de ce Merde » ? L e pot poreux de Beckett Comparée à celle d’Artaud, l’écriture de Beckett est moins paradoxale, moins spectaculaire dans la mesure où elle ne met pas en avant la force orageuse et bouillonnante de la langue et procède de la désagrégation des signes d’une manière plus lente et indirecte. La pression que Beckett impose à la langue ressemble moins à un flot furieux et assourdissant mais plus à un suintement silencieux et froid : quelque chose perle à partir des fissures du système, entre les fêlures d’une expression habituelle. Dans son essai Proust, Beckett dit : l’homme est assujetti à l’habitude, à l’ordinaire, à la répétition, au même, pourtant son être n’est pas un espace-temps clos comme un vase fermé, imperméable, impénétrable, au contraire comme un vase perméable à divers espaces, traversée des couches des temps différents : L’être est le siège d’un processus ininterrompu de transvasement, transvasement du récipient qui contient l’eau de l’avenir, atone, blafarde et monochrome, dans le récipient qui contient l’eau du passé, agitée, colorée par le grouillement des heures écoulées. Beckett, 1990 : 25.

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D’habitude le pot du passé semble bien séparé et distinct du pot de l’avenir et le « transvasement » de l’être est difficile à percevoir et à concevoir. La pot-éthique de Beckett montre l’ébranlement et la transversalité de l’être entre le passé et l’avenir, fait apparaître le présent comme la présence inédite et innommable. C’est seulement, dit Beckett, lorsque l’eau de l’avenir est secouée, c’est-à-dire lorsque l’habitude est rompue, que le temps à venir sort de la continuité du passé, le présent échappant à la nomination et le réel au langage. C’est le moment de la « lucidité aiguë » (Beckett, 1990 : 31), selon les mots de Beckett. Pour atteindre cette lucidité il faut renouveler tous les jours ses habitudes, se libérer avant tout de son « vomi », de son pot d’exutoire. Un peu plus loin que le passage déjà cité de Proust, Beckett écrit : L’ habitude est l’ancre qui enchaîne le chien à son vomi. Le souffle est habitude. La vie est habitude. Ou plutôt la vie est une succession d’ habitudes dans la mesure où l’individu est une succession d’individus. Puisque le monde est une projection de la conscience de l’individu (une objectivation de la volonté de l’ être, dirait Schopenhauer), il faut sans cesse renouveler ce pacte, valider le sauf-conduit. La création de l’univers n’a pas lieu une fois pour toutes, elle a lieu chaque jour.

Beckett, 1990 : 29.

L’inspiration est en effet la respiration. Elle ne naît pas « une fois pour toutes » mais se crée « chaque jour ». L’homme est enchaîné à son « vomi », comme prisonnier du « souffle de double vé cé » d’Artaud, mais c’est bien aussi ce « vomi », ce « souffle » qui lui fait le corps, la vie, la poésie. N’existent plus les Muses. L’inspiration créatrice n’est plus un esprit lumineux, rayonnant, propre, incolore, sans odeur, elle ne vient que du corps vivant qui souffle et respire, dit et écrit, rit et souffre. Et ce souffle physique de l’écrivain se retrouve dans son écriture, dans le tempo abrupte et saccadé des mots d’Artaud, dans le rythme tournant et envoûtant des phrases de Beckett. À entendre le bruit, le bruissement, même la brutalité de leur langue, on dirait que le poète de notre siècle n’est plus vates : un prophète inspiré des dieux, mais devenu vas : vase, jarre, pot, fait de la pure matière des signes emportant le sens et l’idée dans le vaste « transvasement » de l’être. Le pot et le chapeau sont des objets qui jouent un rôle clé chez Beckett. Dans Premier Amour, le narrateur jette de la chambre tous les objets et les meubles, excepté le canapé pour dormir. Et il garde son chapeau qui est unique souvenir de son père mort et la casserole sans couvercle pour servir comme vase de nuit. Dans ce court récit, le chapeau dans lequel le narrateur fourre sa tête est le père, le vase dans lequel il allait faire ses besoins est la mère, la question est : comment se débarrasser de tout

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cela, du corps hérité de père et mère, la langue transmise par la répétition ? Molloy commence par la substitution du narrateur à sa mère : Je suis maintenant dans la chambre de ma mère. C’est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j’y suis arrivé. […] Je ne sais pas grand’chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n’est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l’a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J’ai encore. Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J’ai pris sa place. Beckett, 1951 : 7-8.

Le vase de Beckett, comparable au « pot de l’être qui peut-être aura sa potée » d’Artaud, exprime un corps à refaire, une place à remplacer, une langue à inventer. C’est dans le récit Watt, écrit en anglais entre 1942 et 1944, avant Premier Amour et Molloy, que le mot pot déclenche une décomposition du sens, et révèle le décalage irrécupérable entre la chose et le signe. Chez Monsieur Knott, Watt travaille comme domestique, un jour va sortir comme d’habitude le pot de son maître, mais s’aperçoit soudain de l’inadéquation de la chose au mot. Watt voit qu’il y a dans l’objet pot quelque chose qui échappe au mot pot, à la circonscription du signifié de pot : Watt se trouvait maintenant entouré de choses qui, si elles consentaient à être nommées, ne le faisaient pour ainsi dire qu’ à leur corps défendant. Et l’état où Watt se trouvait résistait à toute formulation comme nul état ne l’avait jamais fait, de tous ceux où Watt s’ était jamais trouvé, et Watt s’ était trouvé dans un grand nombre d’états, dans sa vie. À la vue d’un pot, par exemple, ou en pensant à un pot, d’un des pots de Monsieur Knott, à un des pots de Monsieur Knott, c’était en vain que Watt disait, Pot, pot. Oh peut-être pas tout à fait en vain, mais presque. Car ce n’était pas un pot, plus il le voyait, plus il y pensait, plus il était sûr que ce n’était pas un pot, mais alors pas du tout. Ça ressemblait à un pot, c’était presque un pot, mais ce n’était pas un pot à en pouvoir dire, Pot, pot et en être réconforté. Il avait beau à la perfection répondre à toutes les fins, et remplir tous les offices, d’un pot, ce n’était pas un pot. C’est une expérience que Freud a appelé das unheimliche. Le pot connu et familier apparaît, tout à coup mais pas tout à fait, bizarre et un peu étrange jusqu’à susciter le sentiment d’inquiétude et d’angoisse. Watt se débat dans cette étrangeté du pot : Et c’est précisément cette infime déviation de la nature du vrai pot qui torturait Watt à ce point. Car si l’approximation avait été moins étroite, alors Watt aurait été moins

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angoissé. Car alors il n’aurait pas dit, C’est un pot, et ce n’est pas un pot, non, mais il aurait dit, C’est une chose dont j’ignore le nom. Et Watt préférait tout compte fait avoir affaire à ces choses dont il ignorait le nom, quoiqu’il en souffrît aussi, qu’ à des choses dont le nom connu, le nom reçu, n’était plus le nom, pour lui. Car il pouvait toujours espérer, d’une chose dont il n’avait jamais su le nom, pouvoir l’apprendre, un jour, et ainsi s’apaiser. Mais s’agissant d’une chose dont le vrai nom avait cessé, soudain, ou peu à peu, d’être le vrai nom pour lui, un tel espoir lui était interdit. Car le pot était toujours un pot, Watt en était persuadé, pour tout le monde sauf pour Watt. Pour Watt seul ce n’était plus un pot, mais alors plus du tout. Beckett, 1968 : 81-82.

Watt est tourmenté par « cette infime déviation de la nature du vrai pot ». Beckett démonte, démolit la langue lentement sans coup de crayon, ni coup de théâtre comme chez Artaud mais sûrement et irrémédiablement. Il n’y a pas de néologisme affiché, ni de phrases hachées en morceaux et l’ensemble semble maintenir le rapport sémantique et syntaxique : les fonctions de chaque mot comme sujet, verbe et complément sont identifiables. Mais l’écriture de Beckett est aussi troublante et déconcertante que celle d’Artaud. Elle tourne autour du pot, dans tous les sens de l’expression, sans revenir exactement au même chemin, chaque phrase produisant une légère différence, une menue discontinuité. Dans les passages cités, les conjonctions fréquemment employées comme « car », « alors », « si » semblent expliquer le rapport logique, causal et temporel, mais en réalité ne font que brouiller le rapport entre les phrases. Et la répétition de certaines expressions : « pas tout à fait », « pas du tout », « c’était un pot », « ce n’était pas un pot », au lieu d’appuyer la signification, évide les signes de leur contenu. À force d’être regardé, soupesé et ressassé, le mot pot devient, pour le personnage et pour le lecteur, quelque chose sans sens : p, o, t. Watt assiste au déchirement du couple signifiant-signifié collé selon Saussure comme le recto et le verso d’une seule feuille. Et ce déchirement du signe n’a pas lieu une seule fois pour toutes, mais maintes fois, comme si le signe était constitué non pas d’une seule feuille, mais de mille feuilles, de mille peaux comme un oignon sans noyau. Et ce n’est pas seulement « pot », mais aussi « homme », « être », « Watt » qui vont être arrachés à leur sens central, originel, légitime et commun dans le passage suivant : Et pour Watt le besoin de soulas sémantique était parfois si grand qu’il se mettait à essayer des noms aux choses, et à lui-même, un peu comme élégante des bibis. Ainsi du pseudo-pot il lui arrivait de dire, réflexion faite, C’est une targe, ou, s’enhardissant, C’est un choucas, et aussi de suite. Mais le pot avait aussi peu de succès comme targe,

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ou comme choucas, ou sous tout autre nom soumis à son innommable réité, que comme pot. Quant à lui-même, s’il ne pouvait plus s’appeler un homme, comme par le passé, avec l’intuition qu’il ne disait pas forcément une connerie, cependant il ne pouvait imaginer quel autre nom se donner, sinon celui d’un homme. Mais l’imagination de Watt n’avait jamais été des plus vives. Si bien que malgré tout, dans son idée, il demeurait un homme, comme sa maman le lui avait appris en lui disant, Voilà un brave petit bonhomme, ou, Voilà un mignon petit bonhomme. Mais pour tout le soulagement que cela lui procurait, il aurait tout aussi bien pu être, dans son idée, une boîte, ou une urne. Beckett, 1968 : 83.

Le mot s’avère infiniment impuissant à nommer l’essence de la chose : res, rei, incapable de dire cette « innommable réité ». De là, viennent les questions qui ouvrent L’Innommable : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller appeler ça de l’avant. » (Beckett, 1953 : 7) Où, quand, qui est ce je ? Comme chez Artaud, le pot de Beckett est à la fois le vase du bébé et l’urne des cendres. L’écriture est un espace aussi dangereux et mortifère que vif et créatif. Au début de Premier Amour, le narrateur songe à l’épitaphe pour son futur tombeau : « Ci-gît qui y échappa tant / Qu’il n’en échappe que maintenant. / Il y a une syllabe de trop dans le second et dernier vers, mais cela n’a pas d’importance, à mon avis. On me pardonnera plus que cela, quand je ne serai plus. » (Beckett, 1970 : 10) Là où Beckett a tracé ses mots et ses phrases serait le tombeau de sa parole et de sa pensée, laissé au lecteur dans le but de le faire revivre. Écrire serait écrire contre le déjà-dit, le déjà-écrit, le déjà-signifié, ce qui demande de se tenir à la limite de la langue dans et à l’intérieur du langage, comme le Narrateur de Proust se tenant non plus aux mots existants et habituels mais aux impressions neuves, aux sensations inconnues, à l’affect le poussant vers la création. Quelle est la « réité » du pot, de l’homme, du monde ? Beckett répète la question, mais ne spécule pas, n’argumente pas, ne raisonne pas. Comme le remarque Adorno dans ses Notes sur Beckett : « Pas une abstraction mais une soustraction » (Adorno, 2008), le langage de Beckett fait reculer le sens, l’idée, le concept, la définition, la détermination sans les supprimer. Deleuze propose dans son essai sur Beckett L’Épuisé que l’écrire de Beckett soit une tentative d’épuiser la possibilité du sens, la possibilité d’agencement des signes dans le langage (Beckett, 1992 : 55-106). Même le nom propre est épuisé dans son sens : dans le dictionnaire français-anglais le nom commun watt se renvoie, watt en anglais est traduit par watt en français, et vice versa. C’est comme si Watt perdait tant sa propriété du nom propre que sa valeur patrony-

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mique, intraduisible, ne peut se dire autrement que : Watt est Watt. Que resterait-il quand un signe est épuisé de signifier, comme dans cette phrase tautologique ? Il resterait de penser l’impensée, d’essayer de penser l’impensable, de tenter de nommer l’innommable. À propos de la confrontation de Beckett au pot, Nathalie Barberger écrit dans Penser pour rien : Faisant violence à l’opacité du monde, il lutte, tel un don Quichotte d’arrière-garde aux « rocambolesques présomptions », contre « des complexités inextricables », et s’obstine contre des choses qui, elles-mêmes, s’obstinent à ne rien vouloir dire, et à ne pas vouloir être pensées. Les mots, les objets de pensée deviennent alors comme les objets dans le cinéma burlesque qui se refusent « volontairement » à l’usage, lui opposent leur matérialité compacte et rebelle. Telle est la fable du pot, cette « innommable réité » qui ne ressemble plus au mot pot. Et si Beckett joue sans doute ici du cliché de langage – tourner autour du pot –, peut-être se souvient-il aussi de Proust et du fameux « casser le pot » prononcé par Albertine, qui suscitait l’effort du narrateur. Sauf que l’effroi, déplacé, se convertit en expérience métaphysique burlesque. Barberger, 2007 : 185.

Le pot de Beckett n’est pas entièrement cassé ou détruit, mais couvert de plein de pores, des fissures, devenu inutile, comme le corps « burlesque » plein de blessure et se débattant dans la vase avec plein d’agilité et d’humour. Popo à la mort Peut-être, il n’est pas juste de dire que la pot-éthique de Beckett est moins violente que chez Artaud. Tous les deux continuent la déconstruction de la langue d’une manière à la fois intempestive et persévérante. Dans la pièce de théâtre la plus connue de Beckett, En attendant Godot, revient l’ « expérience métaphysique burlesque » de Watt. Lucky, esclave de Pozzo comme Watt est domestique de Knott, est une figure de génie fou raté, de philosophe bouffon oublié. Autrefois, dit Pozzo, Lucky savait penser admirablement et danser magnifiquement, mais maintenant il ne sait plus penser que sous son chapeau, ne sait plus danser que comme marionnette empêtrée par les fils. Il a perdu la liberté et la volonté de penser-danser, il a aussi presque perdu le langage. Lorsqu’il parle pour la première et dernière fois sur la scène, il bègue, balbutie, débite la parole quasi incompréhensible : LUCK Y (débit monotone). — Étant donné l’existence telle qu’elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattmann d’un Dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine

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athambie sa divine aphasie […] à la suite des recherches inachevées mais néanmoins couronnées par l’Acacacacadémie d’Anthropopopométrie de Berne-en-Bresse de Testu et Conard il est établi sans autre possibilité d’erreur que […].

Beckett, 1952 : 55.

Le discours de Lucky est éclaté et décousu sans devenir un charivari absolument inintelligible, car il comprend un certain principe de composition : les noms propres sont souvent en couple comme « Poinçon et Wattmann » et « Testu et Conard » ; la même syllabes [ka] est répétée quatre fois comme « qua » dans le « quaquaquaqua » et « ca » dans l’ « Acacacacadémie ». Ces principes, sans constituer une règle stable, restent mobiles comme une disposition, un agencement toujours susceptible à être modifié : le « po » dans l’ « Anthropopopométrie » n’apparaît pas quatre fois, mais seulement trois fois. Si Beckett transforme le mot anthropométrie en anthropopopométrie, c’est parce que le mot anthropométrie désigne normalement la technique de mesure du corps humain par des proportions morphologiques et que cette mesure sert à la police d’identifier le délinquant. Il s’agit de dé-mesurer la technique de normalisation, le critérium d’identité, le modèle de schématisation et de les relativiser en les ridiculisant, en renvoyant anthropométrie à anthropopopométrie. La mesure du « langage affectif et intensif » n’est jamais un constant immuable, mais une opération poétique qui « effectue toute la puissance de bifurcation et de variation, d’hétérogène et de modulation propre à la langue » (Deleuze, 1993 : 137).

Tous les jours, à tous les instants, il faut continuer à renverser la langue, à subverser le langage, à résister au nivellement mortifié de la parole.

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Le bégaiement de Lucky semble confondre naïvement et sottement académie et caca, anthropométrie et popo. Mais ce popo caca de Beckett, comme chez Artaud, est un des points de fuite du langage. Ce point est subversif, non pas parce qu’il renverse et révolutionne le système, mais parce qu’il soulève de fond en comble quelque chose d’impropre, incompris et important dans la circulation des signes. Puisque toute opposition frontale à l’ordre établi risque de substituer à l’ancien ordre un nouvel ordre aussi autoritaire et dogmatique, il faut percer de petits points, de petits bouts. Selon Barthes, dans Essais critiques, le discours de Lucky est un des rares exemples de la subversion du langage chez les écrivains

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d’avant-garde, car il n’est pas une simple dérision sur les lieux communs ou une absurdité devenue courante dans la littérature, ce qui serait le cas du discours des personnages d’Ionesco (Barthes, 2002 : 522). En réalité c’est un soliloque ni rationnel ni absurde, exempté d’opposition binaire et traditionnelle : compréhensible / incompréhensible, intelligible / inintelligible, lisible / illisible. Spectateur et lecteur peuvent reconnaître que Lucky parle le français, mais nul ne comprendra quel français il parle, quel sens peut-il y avoir. Beckett prête une attention particulière à la réplique de Lucky et l’accompagne de plusieurs didascalies : « débit monotone » au début, « vociférations » à la fin (Beckett, 1952 : 58). Le bégaiement de Lucky se transforme progressivement en un hurlement incantatoire, en un poème vocal plutôt que sonore, aussi impulsif, furieux et sarcastique que chez Artaud. Ces poètes inventent un jeu du môme qui ignorerait l’origine et la fin, le commencement et l’achèvement, le succès et le successeur. Leur effort à écrire consiste non à dire juste ou vrai, puisqu’ils savent que le langage n’est jamais ni juste ni vrai, mais à ne pas s’arrêter de jouer, de relancer leur je, de réinventer leurs règles. Tous les jours, à tous les instants, il faut continuer à renverser la langue, à subverser le langage, à résister au nivellement mortifié de la parole. Hélène Cixous écrit à la fin de son livre Dedans : […] [J]e hais le sérieux, la fidélité, la droiture, la sincérité, l’ honnêteté, la servitude, le devoir, le succès, la réussite, je hais le bonheur, je hais la joie de pacotille, le plaisir acheté déjà réglé et donné, je hais le silence dans la mort, je hais l’inanité dans les idées, je hais la pensée qui ne fait pas du bruit, qui ne fait pas de sauts. Ces vibrations, ces soubresauts de la pensée. Cette rupture, ce déliement des idées. Je veux les tenir tout et tous ensemble dedans et dehors dans mon corps révulsé par ma langue renversée. Je me réjouis de pouvoir parler et de pouvoir dire merde merde merde à la mort. Cixous, 1986 : 208.

La pot-poétique d’Artaud et de Beckett serait ce « pouvoir dire merde merde merde à la mort ». Ce n’est pas le pouvoir de supprimer la mort pour rendre la vie éternelle et le corps infini. Car la mort, comme la merde et comme le monde, fait partie de la vie, existe à l’intérieur du corps vivant, partout dans toutes les sociétés. Comme la merde, la mort est à la fois intime et étrangère, fascinante et dégoûtante, propre et sale, moi et autre. À chaque instant de la vie, dit Proust, un moi actuel meurt et un autre naît. Le popo est aussi une partie de ce moi présent qui vient de vivre. La pot-éthique de l’écriture commencerait avec l’étonnement d’un enfant qui demande juste après ses toilettes : « Où va mon caca ? »


Bibliographie

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BARBERGER N. (2007) Penser pour rien, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion. BARTHES R. (2002) Œuvres complètes II, Paris, Le Seuil. BECKETT S. (1951) Molloy, Paris, Éditions de Minuit. BECKETT S. (1952) En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit. BECKETT S. (1953) L’Innommable, Paris, Éditions de Minuit. BECKETT S. (1968) Watt, Paris, Éditions de Minuit. BECKETT S. (1970) Premier Amour, Paris, Éditions de Minuit.

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Dalie Giroux Ce texte présente une enquête ethnolinguistique portant sur les rapports entre

merde et politique en Amérique francophone. L’auteure s’y penche en particulier

sur les formes privées, orales ou semi-orales et populaires de l’expression merdique franco, qui se caractérisent par l’entretien d’un écart entre une forme majeure, « merde », et une forme mineure, « marde ». Les usages politiques de cette

forme mineure sont par suite envisagés à partir d’un ensemble d’ énoncés qui se

placent sous la catégorie de ce que l’auteure appelle « anathème merdique », que

résume l’ injonction « C’est toute d’ la marde ». La caractéristique paradoxale de l’anathème merdique, qui comporte à la fois une dimension de condamnation

sans appel et une dimension blasphématoire, peut être interprétée comme une

forme archaïque de pensée politique. Celle-ci se caractériserait d’une part par une

conscience aiguë de la corruption originaire qu’ implique la fondation républicaine, et d’autre part par une oscillation imprévisible entre un désir de destruction totale et une disposition créatrice radicale. 1

Je dédie ce texte à ma famille maternelle, mon école d’humour noir.


À propos de l’auteure Dalie Giroux enseigne la pensée politique depuis 2003. Ses recherches portent sur les

Écoute, j’va t’ dire – lit bien. Il faut t’u te prend soin – attend ? – donne- moi une chance – tu pense j’ai pas d’art moi français ? – ca ? – idiot – crapule – tas’ d’ marde – enfant shiene – batard – cochon – buffon – bouche de marde, grangueule, face laite, shienculotte, morceau d’marde, susseu, gros fou, envi d’chien en culotte, ca c’est pire – en face ! – fam- toi ! – crashe ! – varge ! – frappe ! – mange ! – foure ! – foure moi’ l’ Gabin ! – envalle Céline, mange l’e rond ton Genêt, Rabelais ? El terra essuyer l’coup au derrière. Mais assez, c’est pas interessant. C’est pas interessant l’maudit Français. Jack Kerouac

différentes formes de l’articulation entre le langage et le pouvoir. Elle travaille à partir de trois réservoirs principaux : la pensée politique d’inspiration nietzschéenne, l’anthropologie des sociétés occidentales et la pensée politique autochtone contemporaine. Elle est membre du comité de rédaction des Cahiers de l’idiotie et du comité d’organisation de l’Observatoire des nouvelles pratiques symboliques (ONOUPS) à l’Université d’Ottawa.

Q’on ne parle pas des chicanes des vieux pays : c’est de la marde. Maître Chubby dans Le Ciel de Québec de Jacques Ferron


Reconstituant les liens entre le langage rabelaisien de la région du Poitou et la tradition orale acadienne, les travaux ethnolinguistiques d’Antonine Maillet suggèrent la persistance d’une référence merdique dans la culture populaire francophone en Amérique. La folkloriste rapporte nommément avoir recueilli une version orale acadienne contemporaine de l’épisode du torche-cul de Gargantua, écrit quelque 500 ans plus tôt : La version acadienne raconte qu’un ivrogne, voulant se marier, cesse de boire sur les instances de sa délicate amie. Un jour pourtant qu’il feint de dormir, il la surprend qui fait ses besoins dans un chaudron de cendres, se torche avec le petit chat, et retourne à ses galettes sans même se laver les mains. L’ivrogne refuse alors de la marier, alléguant qu’il ne pourrait faire vivre une femme si délicate et qui lui coûterait si cher en chats. Maillet, 1971 : 55.

Il s’agit là, pense-t-on, de vieilles histoires. Les galettes, les chatons, les ivrognes, les fiancées et leurs fèces seraient les figures d’un humour révolu, écho lointain de la longue et noire période anté-républicaine des Francos du Nord de l’Amérique1 . Ce genre d’histoires serait issu d’un imaginaire de la merde dont l’usage serait graduellement tombé en désuétude, folklorique sinon oublié. Comme l’avait affirmé avec beaucoup de certitude une spécialiste française de Rabelais lors d’une conférence à l’UQAM à la 1   J’entends par période anté-républicaine la longue période coloniale (ou colonisée) de la vie francophone en Amérique, qui précède l’invention du « Québécois » et de l’élaboration d’un projet de souveraineté de l’État du Québec (l’ère colonisatrice), cette période d’avant l’alphabétisation générale du petit peuple francophone, cette période refoulée de l’histoire culturelle franco pendant laquelle les ancêtres des Québécois, des Franco-Ontariens et des autres habitants des pays d’en haut s’appelaient Canayens (voir sur cette question Morisset, 2008).


fin des années 1990, les blagues de merde ne « font plus rire personne ». Entendre : « Ne font plus rire personne en France. » Car dans certains milieux québécois, me semble-t-il, la merde fait encore beaucoup rire. Le groupe d’humoristes Rock et Belles oreilles a d’ailleurs créé dans les années 1980 un sketch télévisé désormais célèbre dans lequel est précisément reprise l’imagerie de l’épisode du torche-cul de Gargantua (« Motonelle ») 2 . Est-ce que la référence merdique est un trait qui distingue la culture francophone d’Amérique de la culture française européenne ? L’hypothèse explorée dans l’enquête ethnophilosophique qui suit est à l’effet que la persistance de la référence merdique dans l’expression populaire, semi-orale et privée de la culture franco contemporaine en Amérique (constat d’une persistance qu’il faut encore étayer), contient les traces d’une résistance paradoxale à une culture ennemie, définie comme institutionnelle, lettrée, publique et corrompue. Cette résistance, dont je veux tenter de démontrer la cohérence et la teneur philosophique, serait le symptôme d’une forme archaïque de pensée po2   On voit dans la publicité originale de blancs chatons s’amusant avec du papier de toilette, créant une association visuelle entre la douceur de la fourrure et celle du papier. Dans la version parodiée, une main apparaît brusquement dans cette scène innocente, et s’empare d’un chaton qu’elle retire du champ visuel. On entend alors un miaulement hors-champ, puis le chaton est remis dans le cadre. Le téléspectateur réalise alors que la fourrure de celui-ci n’est plus blanche, mais plutôt marron. http://www.youtube.com/ watch ?v=eTxmU6gdFPw

litique. Cette sagesse réactive, grande négligée de l’étude des puissances rhétoriques populaires éternelles, oscille dans ses manifestations entre une forme destructrice, marquée par le ressentiment et la révolte, et une forme créatrice, marquée par la haine de soi et le désir de révolution. Cet essai, amorce d’une recherche plutôt que proposition définitive, tente d’en esquisser quelques traits. L’anathème merdique Outre les histoires et les blagues qui circulent et mettent en scène des situations où figure la merde prise au sens littéral, il existe différents usages métaphoriques de la merde dans l’expression française, et dans l’expression populaire franco en particulier. Ce sont ces usages que je définis brièvement ici qui vont m’intéresser en particulier dans cette enquête. L’usage métaphorique consiste généralement à assimiler des situations, des objets ou des personnes à de la merde : une situation emmerdante, un objet merdique ou un personnage merdeux. L’usage de cette série qualifiante, s’il faut la comprendre comme geste, indique quelque chose comme un anathème, c’est-à-dire une condamnation sans reste. Le Petit Robert indique ainsi qu’anathème, au sens propre, réfère à une « excommunication majeure prononcée contre les hérétiques ou les ennemis de la foi catholique » ; au sens figuré, le mot réfère à une « condamnation totale ». L’anathème merdique serait ainsi une condamnation par l’assimilation à la merde. Assimiler quelque chose ou quelqu’un à de la merde par le biais de la métaphore, c’est en effet

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de manière implicite mais certaine maudire, envoyer au diable, retourner au néant, déchoir. C’est émettre une ordonnance à disparaître par la pourriture, la déchéance, la putréfaction. C’est prononcer une condamnation sans appel à l’indifférenciation. C’est nier à l’objet de l’assimilation merdique toute valeur d’être, et se séparer de lui de manière absolue, de corps et d’esprit. Procédé rhétorique à la fois thérapeutique et radical qui assimile l’existant au déchu, l’anathème merdique contient de plus une dimension de blasphème, c’est-à-dire un outrage à ce qui ou qui y est ainsi condamné. À l’entrée « Blasphème », on lit, toujours dans le Petit Robert : « Parole qui outrage la Divinité, la religion. » Et, par extension : « Propos déplacés et outrageants pour une personne ou une chose considérée comme quasi sacrée. » L’anathème merdique s’inscrit en la généralisant quelque peu dans la catégorie de signes qu’Émile Benveniste appelle donc « blasphémie » : Dans les langues occidentales, le lexique du juron ou, si l ’on préfère, le répertoire des locutions blasphémiques, prend son origine et trouve son unité dans une caractéristique singulière : il procède du besoin de violer l’interdiction biblique de prononcer le nom de Dieu. La blasphémie est de bout en bout un procès de parole ; elle consiste, dans une certaine manière, à remplacer le nom de Dieu par son outrage. Benveniste, 1980 : 254-5.

L’anathème merdique consisterait précisément à remplacer le nom de l’existant par son outrage, ayant pour effet de porter injure à ce

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qui est le plus respectable. Plus la chose frappée de l’anathème merdique sera respectable, plus le blasphème sera grand. Suivant encore Benveniste qui déplore que l’on « ne retient du juron que les aspects pittoresques, anecdotiques, sans s’attacher à la motivation profonde ni aux formes spécifiques de l’expression » (Benveniste, 1980 : 254), il m’a semblé que le geste de condamnation redoublé d’un outrage qu’implique l’anathème merdique indique une puissance d’invocation à la pragmatique paradoxale dont la nature mérite d’être interrogée. Cachez ce « a » que je ne saurais voir On ne peut absolument pas être catégorique sur la question de la spécificité culturelle de l’anathème merdique dans l’expression populaire franco en Amérique (il y a une certaine concordance entre les usages métaphoriques de la merde en France et au Québec, par exemple). Or, une certaine particularité de l’usage du terme « merde » indique néanmoins le lieu d’un rapport à l’expression merdique qui serait propre à celle-ci, et sur laquelle je souhaite me pencher en particulier dans cette enquête 3 .

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Je parle ici d’une « expression populaire franco » (contre une langue française générique) dans la mesure où, s’agissant de se pencher sur cet objet linguistique qu’est l’anathème merdique, il faut y chercher une intentionnalité, et, derrière cette intentionnalité, une pratique et un principe. Or, les pratiques et leurs principes, visibles par les symptômes objectifs d’intention manifestés dans l’expression quotidienne, répondent à des consistances culturelles plus ou moins cohérentes, mais aussi à des espaces sociaux différenciés.

Cr itique de l a m ar de. Essai de pensée politique archaïque


Cette particularité est celle d’un dédoublement entre deux formes du terme « merde ». Si en Amérique, la plupart du temps, l’on écrit et l’on prononce « merde » (forme majeure), il arrive encore d’entendre et de lire « marde » (forme mineure, qualifiée par les spécialistes de déformation phonétique populaire très répandue 4). Cette forme majeure et cette forme mineure coexistent dans la culture francophone d’Amérique, indiquant par là une de ces particularités dont je suis ici à la recherche. D’abord, qu’en est-il de ce dédoublement et de cette forme mineure ? Il semble que « merde » appartienne à la prudence, peut-être à la bienséance pour autant que celle-ci permette même la mention de la merde, et certainement à l’éducation et l’écriture – le français de l’Académie ne connaissant d’autre « merde », littérale ou métaphorique, que celle qui s’écrit et se prononce avec un « e ». Or, dans la trame discursive commune américaine, sous ce « e » légitime et admissible, se cache indéniablement un « a », un petit frère bâtard, une forme illégitime, une expression sauvage et peut-être même une marque d’insoumission (comme on qualifiait d’insoumis les déserteurs de la Première Guerre mondiale). Ce petit « a » est en tous cas presque strictement oral, ou alors il désigne dans l’écriture le 4   Cela n’exclut pas, comme le montre Antonine Maillet dans son étude des éléments rabelaisiens dans le français acadien, que les formes orales du français américain trouvent souvent des origines dans le français oral du vieux continent. On retrouve par exemple la forme « marde » dans un roman de Céline, D’un château à l’autre (Gallimard, 1957).

fait d’une oralité. « Le besoin de transgresser l’interdit, profondément enfoui dans l’inconscient, trouve issue dans une éjaculation brutale, arrachée par l’intensité au sentiment, et qui s’accomplit en bafouant le divin. » (Benveniste, 1980 : 257) Une éjaculation brutale, tel serait le petit « a ». Par rapport à son grand frère scriptural, le « e » continental, ce petit « a » de l’expression merdique franco comporte un élément de gêne. « Marde » n’existe à peu près pas dans la trame discursive publique ; on lui préfère presque systématiquement « merde ». On le cache, on l’oublie, on l’ensevelit, on le corrige. Redoublement de la répression bourgeoise-anale : non seulement on ne parle pas de merde (au risque d’être associé à celle-ci), mais, s’il faut absolument prononcer le mot, on le dira « merde » et non pas « marde » (marquant par là un rattachement à la culture institutionnelle, lettrée et publique, plutôt qu’à la culture populaire, semiorale et privée). Il y va de la logique de la violence symbolique qui joue dans le refoulement de l’expression merdique (et donc populaire) dans l’espace public 5. 5

Moyennant une sémiotique corporelle simple, l’énonciation d’une blague ou d’un qualificatif merdique permet en effet de situer avec plus ou moins de certitude les origines ou les aspirations sociales d’un interlocuteur. Devant l’expression merdique, le bourgeois ou le parvenu se crispe, se renfrogne, oppose un silence éloquent à un sujet de conversation qui doit être tenu loin de sa personne. Distanciation qui se fait au prix (ou dans le but) d’exprimer du mépris envers son interlocuteur, qui s’est pour sa part illustré en s’associant à une manière vulgaire de s’exprimer (lire : paysanne, ouvrière, sans éducation ou peu civilisée). L’énonciateur de la blague merdique se sent dès lors lui-même comme de la merde – et

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Le refus bourgeois d’entendre et d’utiliser l’anathème de la merde, le dégoût dont cette formule de dégoût est l’objet, marque effectivement une violence contre la culture populaire, dans la mesure où cette culture plus délurée et certainement rabelaisienne présente un répertoire humoristique et anecdotique contenant justement de nombreuses occurrences merdiques – histoires de toilette, de torche-cul, de merde et autres flatulences, que l’on n’hésite pas, encore aujourd’hui, dans les foyers anonymes, à se raconter à table, entre convives. À la distinction continentale évoquée au départ de cet essai (en rire ou pas) s’ajoute donc en contexte américain une dimension sociale et politique au rapport à l’expression merdique. La référence merdique signale en effet une ligne de démarcation entre les classes sociales. C’est cette logique qui a fait dire dans un autre contexte à Pierre Perrault qu’on a souvent honte de sa mère, surtout quand on vient d’une petite culture. Et il est vrai que dans la Vallée du Saint-Laurent, la verdeur des propos de nos vieux nous fait parfois « rentrer la tête dans les épaules ». Comme l’a encore noté Pierre Perrault, qui entre tous a le mieux réfléchi sur le sens en Amérique franco de l’écart entre la langue orale et la langue écrite et sa signification politique : « Pour savoir qui j’étais, je me suis mis à l’écoute de la parole de source, celle qui parle joual et qui dit marde pour l’avoir vécu et je n’ai plus jamais cheminé dans les alexandrins poudrés ni

du point de vue bourgeois il doit bien en être puisqu’il en parle.

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rencontré derrière les éventails les soupirs et les effets marquises. » (Perrault, 1985 : 63) Ainsi, derrière « merde » se cache encore, dans la bouche franco, un « marde » qui se tient tranquille, un « marde » sédimenté, en dormance, une expression lourde en train de composter. Quelque chose de vécu, quelque chose à vivre. Tant et si bien que « marde » existe, résiste, survit et s’achemine contre les puissances de l’effacement et contre l’érosion, malgré l’invisibilité dont il est frappé, malgré la conjuration et l’auto-conjuration dont ce ressort vulgaire qu’est le « a » est l’objet. « Tel un lion qui rampe », écrit Henry Miller à propos des puissances enfouies dans le langage 6 . Dans le recouvrement du « marde » oral et privé par le « merde » littéraire et public, engourdi et inoffensif, il s’agirait peut-être d’une sorte d’ « euphémie », c’est-à-dire d’une expres6   Si encore récemment, seuls les quelques provocateurs, tels feu Pierre Falardeau dans son film Elvis Gratton XXX (2004) osaient « marde » dans l’espace public, je note tout de même un mouvement de détente. Cet usage se multiplie, particulièrement dans le cadre de l’écriture de f iction de masse, par exemple dans le texte d’humour et dans cette forme culturelle centrale qu’est le téléroman radio-canadien (on l’entendra par exemple à l’occasion dans Les hauts et les bas de Sophie Paquin de Richard Blaimert, une série produite dans les années 2000, mais pas une seule fois dans aucun des épisodes des six saisons du Temps d ’une paix écrit par Pierre Gauvreau et produit dans les années 1980). Les apparitions ponctuelles de la forme marde dans l’espace public témoignent de son existence linguistique souterraine, c’est-à-dire, à l’ère des masses, de son existence populaire. Sa récurrence sur Internet, nous le verrons plus loin, indique également une certaine vivacité du petit « a » franco.

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sion bénigne qui cache le nom sacré, celui que l’on n’ose à peine prononcer. Nous aurions donc sous ce dédoublement un « merde » euphémique qui constitue l’autre face d’un « marde » véritablement blasphémique. Ce « a » en creux, dans son écart au « e », contient peut-être précisément la motivation profonde de l’anathème merdique franco dont je suis ici à la recherche. L’écart pourrait en effet présenter en lui-même un ressort de violence populaire et une note de grotesque volontaire spécifiques à l’expression franco. Un double mouvement qualifie cette consistance culturelle et cette promesse de sagesse que recoupe l’écart entre « merde » et « marde » : d’une part, les formes thématiques de l’anathème merdique dans l’expression franco (les significations de la geste blasphémique), et d’autre part, la nature sémantique et historique de l’écart entre merde et marde (les tensions entourant la geste euphémique et ce qu’elles révèlent). C’est à partir de l’éclaircissement de la geste qu’on y retrouve qu’il sera possible de tracer les contours d’une critique politique archaïque qui s’exprimerait dans le langage franco à travers le prisme de la merde – quelque chose comme une « motivation profonde » de l’anathème merdique. « Marde » et « Merdre » Notons, avant de passer à l’analyse des significations de la « marde » comme telle que, du point de vue strictement formel (en mettant de côté la référence sociale et topologique de la distinction entre « marde » et « merde »), cette

violence de l’écart s’apparente à celle produite par l’écart entre merde et « merdre » créé par Alfred Jarry dans Ubu roi. Le père Ubu, recevant pour le dîner le capitaine Bordure et ses partisans dans le but de sécuriser la prise du trône de Pologne, lit le menu à ses invités : « polonaises, côte de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupions de dinde, bombe topinambours, choux-fleurs à la merdre ».

Jarry, 2002 [1896].

Ce « r » encombrant le terme « merde », qui fait trébucher et qui oblige au regard et à la voix d’y insister, a pour effet de redoubler l’horreur de l’assimilation merdique dont il est question (manger de la merde), et de nous rappeler à ce qu’il y a de pourri dans le pouvoir (la bassesse du couple Ubu, abusant le pouvoir, c’est-à-dire mangeant de la merde). Alors que le « merde » qui survit dans la trame discursive commune française a en quelque sorte perdu la puissance de l’anathème merdique, l’ingénieuse épenthèse de Jarry, « Merdre ! », la lui rend instantanément. Dans le même esprit, « marde », contre « merde », force un redoublement dont l’effet est peut-être, comme le « merdre » de Jarry, politique. À tout le moins, si ce « a », cette trace, existe, rampe, et se laisse entendre, on peut tenter de lui chercher une fonction, d’y trouver des réminiscences, d’y voir des sédimentations de sens, d’en tirer une manière, une attitude, une image dialectique, peut-être même, c’est ce qui est visé ultimement ici, une sagesse.

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E xpressions de la marde 7 Invoquons ici quelques usages populaires de la « marde » dans l’expression orale franco qui serviront à tirer quelques pistes d’interprétation quant à la signification de l’anathème merdique. On entend parfois ce cri viscéral dont la portée critique ne se dément jamais même à l’oreille distraite : « C’est d’la marde. » Ou encore, à propos de tel individu véreux, « c’est un plein d’marde », ou : « gros plein d’marde ». Pour une personne nécessairement obèse et souvent perçue comme néfaste : « Gros tas de marde. » Dans la version affectueuse, qui souligne alors un caractère rusé, on dira de quelqu’un : « Ostie d’Untel à ‘marde. » On entend aussi, abandonnant un ouvrage qui apparaît trop difficile, souvent réalisé pour le compte d’une cause qui semble après tout vaine à celui qui s’y essaye, « ah, pis d’la marde ».

7   Notons que les expressions recensées et discutées dans cette section sont communes aux gens de la Vallée du Saint-Laurent et au-delà (Québec, Bellechasse, Lotbinière, Beauce, Montréal, Outaouais) telles que remémorées et récoltées par l’auteure entre 1980 et 2010. Ajoutons que plusieurs de ces expressions connaissent des équivalents anglais, desquels certaines expressions francos pourraient peut-être – selon la logique du joual – constituer des traductions littérales : « he’s full of shit », « eat shit », « fucking piece of shit », « pile of shit », « heap of shit », « bullshit », « when the shit hits the fan ». On pourrait en ajouter d’autres, qui n’ont pas d’équivalent en français : « shit-faced », « the shitty end of the stick ». Une étude de ces possibles emprunts (qui ont pu se jouer dans les deux directions) reste à ma connaissance à faire.

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On entend parfois ce cri viscéral dont la portée critique ne se dément jamais même à l’oreille distraite : « C’est d’ la marde. » Ou encore, à propos de tel individu véreux, « c’est un plein d ’marde », ou : « gros plein d’marde ». Pour une personne nécessairement obèse et souvent perçue comme néfaste : « Gros tas de marde. »

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On saupoudre de l ’anathème merdique les affres des temps présents. La politique partisane : « D’la marde. » La fonction publique inefficace : « D’la marde. » Les retraites jouées à la bourse : « D’la marde. » De même, le propos trafiqué d’un interlocuteur motivé par un intérêt jugé vil : « C’est d’la marde » (« bullshit »). On entend même parfois, dans une exclamation de dépit qui étonne, maudire l’abject : « Maudite marde » (ou « crisse de marde » ou « ostie d’marde »). On pourrait croire alors qu’il s’agisse de redoubler l’abjection : la « marde » c’est déjà la saleté même, et elle est encore, par le maudissement, renvoyée au diable. Double blasphème, blasphème inversé. Notons également la forte présence de la « marde » dans la qualification des biens de consommation jugés de mauvaise qualité, déficients, sans fiabilité : « Ça vaut pas de la marde. » Il y a encore la « mouche à marde », celui qui « colle », qui persiste, qui tourne autour, et il y a ceux qui « chient pas d’marde », la reine, le pape, les riches, les parvenus, les pédants – ceux qu’on appelle aussi les « péteux », les « fesses serrées », ou ceux qui « parlent avec la bouche en cul-de-poule ». Rappelons encore cet usage : « Y s’est mis dans ‘marde » et « là chu dans ‘marde » – souvent à propos de problèmes financiers ou relativement à des démêlés avec les forces policières. « Un été d’marde » signif ie généralement un été pluvieux (on dira dans le même sens, à propos de la pluie mais plus souvent de la neige : « Y tombe d’la marde »), ou se sera, pour des raisons relatives au locuteur, une saison malheureuse ; « Y avait d’la marde su’é murs » indique une séance

sexuelle particulièrement relevée 8 ; « Ça goûte la marde » dit bien ce que ça dit ; « Brasser d’la marde » signifie agir de manière à transformer une situation donnée, souvent sans à-propos (ou encore : semer la zizanie) ; dire à quelqu’un de « manger d’la marde » ou de « manger un char de marde » est une fin de non-recevoir catégorique 9. On dit encore, à propos de quelqu’un et souvent à propos de soi : « Traité comme d’la marde », comme un moins que rien, comme une quantité négligeable, voire comme une entité répugnante. Enfin, usage en apparence paradoxal, on associe la bonne fortune à la merde. Quelqu’un de « mardeux » (ou de « chieux ») est quelqu’un qui a de la chance (par exemple au jeu ou en amour), ou qui « l’a échappé belle ». « Chieux » peut également vouloir dire « trouillard », comme dans « y nous a chié din mains » ou « y’a chié su’l bascul »10 . Le pétrin et la fortune, la ruse et la malfaisance trouvent dans « marde » une intersection. 8

Entendu à Mont-Laurier.

9

Un homme de ma connaissance, fils unilingue anglais d’une métisse francophone du Manitoba, conserve de la langue de sa mère le souvenir de deux expressions : « tu fais donc pitié », en réponse à l’enfant qui se plaint de son sort, et « mange d’la marde » à l’enfant qui rechigne devant la nourriture qui lui est servie. Dans ce dernier cas, c’est l’option proposée au mécontent qui est assimilée à la merde, c’est-à-dire à rien du tout.

10

C’est-à-dire : « Il a reculé devant l’effort. » Référence presque mironienne à l’animal de trait, le bascul étant une pièce d’attelage.

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Significations de la marde Arrêtons-nous ici, car cette liste remarquablement touffue et variée qui encore pourrait s’allonger donne déjà à penser 11 . La constellation sémantique de l’anathème merdique dans l’expression franco offre à mon sens trois pistes pour l’élaboration d’une critique de la marde. On y trouve premièrement une théorie de la valeur. Le verbe « valoir » ( « ça vaut pas d’la marde ») indique une place de la métaphore de la merde dans une théorie de la valeur sousjacente à l’expression franco. La « marde » indique en effet une valeur zéro, la nullité, le rien, le moins que rien, le pire, le méprisable. C’est peut-être là une des explications possibles du lien entre la chance et la merde : être « mardeux », c’est souvent obtenir quelque chose que l’on n’a pas mérité, quelque chose qui dépasse la valeur de la personne qui l’obtient ou de ses mérites propres dans l’obtention de cette chose. « Untel à ‘marde », dans sa ruse, tient sans doute aussi quelque chose du « mardeux ». Un « plein de marde » est bien quelqu’un de peu de valeur ou dont les propos ne valent rien, tout comme n’a pas de valeur la tâche abandonnée coiffée par « d’la marde ». Deuxièmement, on trouve dans cette constellation merdique une angoisse de l’indistinction. « Ça goûte la marde », « y’avait d’la marde 11

Nous aurions pu poursuivre cette exploration en explorant les constellations autour de la pisse, du fumier, de la cochonnerie, de la scrap, des vidanges, de l’étron, de la crotte, du trou du cul, de l’enculage, du caca, du pet. Cela nous éloignerait cependant du ressort de violence précis qui se manifeste dans l’écart entre « merde » et « marde ».

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su’é murs » ( « jouer dans le brun » ; « pousser la crotte ») et « mouche à marde » réfèrent directement au contact avec la matière comme telle, tout comme « être dans ‘marde », « Brasser d’la marde », « yé tombé d’la marde » ou « ça chie ». Ces expressions indiquent la possibilité de se mêler à la merde, de traverser la frontière du propre et du sale, de mêler les catégories, de sombrer dans la déchéance, dans un gros pétrin. La possibilité d’un état d’indistinction entre une personne et la merde (sa nourriture, sa situation, un échange sexuel ou même la pluie qui tombe) et la qualification presque toujours négative de cet état (elle peut cependant changer de valence sous la forme du fantasme) est manifeste dans cette série d’expressions. Cette angoisse de l’indistinction entre soi et la merde répond à cette théorie de la valeur selon laquelle la merde représente la valeur zéro. Traverser la frontière du propre et du sale, c’est également tomber en déchéance, car c’est côtoyer l’absence de valeur, s’assimiler l’absence de valeur. Ne rien valoir par assimilation merdique et s’exclure de ce fait de la communauté des humains. Brouiller l’ordre, être accablé d’une existence liminaire. Troisièmement, on perçoit dans cette constellation la présence d’une imagerie corporelle forte. Les verbes « manger », « chier » et « péter » réfèrent évidemment à l’activité des sphincters : la merde est bien ce qui se produit dans le corps entre l’ingestion et la défécation. Cette invocation du processus de digestion dans l’anathème merdique conserve une dimension fortement biologique dans l’usage de la métaphore : il s’agit bel et bien de la merde que produit le corps humain, indiquant tantôt la fonction de

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défécation ( « tu me fais chier », ou « y chie pas de marde » qui fait écho à « y’é constipé », ou encore « va chier » et être « chieux »), parfois inversant de manière grotesque et violente la représentation du processus naturel (du manger vers le chier, de l’ingestion vers la défécation), en suggérant de « manger d’la marde », en parlant d’un « mangeux de marde » ou encore plus directement d’annoncer : « J’vas te dévisser la tête pis te chier dans le corps. » L’angoisse de l’indistinction avec la valeur zéro se joue aux limites du corps, et met en éveil un système de goût et de dégoût dont l’anticipation est viscérale, personnelle, organique. Qui plus est, la merde dont il est question semble alors référer surtout à la merde humaine. À propos de cette corporalité et de ce caractère spécifique de l’imagerie merdique franco, il faut pourtant noter ce paradoxe important que lorsque le franco désigne littéralement ses déjections dans un contexte non-anathémique, il dira « merde » et non « marde ». L’observation est sans doute ici anecdotique et attend d’être contredite, mais il semble qu’en général, même celui qui maudit régulièrement par la « marde » qualifiera difficilement ses fèces autrement que par « merde ». C’est peut-être une sorte de pudeur qui fait dire « merde » pour désigner la merde littérale, parce que l’on parle au médecin, cet homme éduqué qui tient notre vie entre ses mains, ou plus généralement parce que l’on réfère alors au vocabulaire médical, qui souffre mal dans son usage de quelque enflure sémantique. Voilà l’indice d’une force métaphorique de « marde », qui se place plus aisément que

« merde » sous le signe de l’intentionnalité objective de l’anathème qu’il s’agit encore ici de dégager. « Marde » est dans sa dimension de communication une invocation forte, viscérale, et surtout une condamnation sans reste – cela peut-être parce que c’est le reste lui-même qui est mis à l’usage. D’où peut-être, pour qualifier le pire des cas possibles, « c’est l’boutte d’la marde ». C’est ce caractère d’invocation que nous allons tenter de dégager à présent. Extension du domaine de la marde Comme je l’ai suggéré au début de ce texte, l’anathème merdique franco, dans toutes les formes énumérées plus haut, n’est à peu près jamais entendu hors du contexte privé et populaire dans lequel il est produit, hormis dans les cas limites où son « a » est déguisé en « e », par exemple lorsqu’un locuteur souhaitant dire « marde » refoule le « a » sous un « e » en réaction au contexte d’énonciation, ou encore pour provoquer, jouant du statut d’exception de la locution, ou, enfin, pour illustrer de manière fictionnelle les mœurs québécoises. C’est dire que « marde », à quelques exceptions près, ne se qualifie pas au titre d’expression légitime dans l’espace public, ni hier, ni aujourd’hui. « Marde » est un mot privé. Cet anathème évoquant et invoquant une certaine horreur (la valeur zéro, l’indistinction, les déjections humaines) serait ainsi lui-même considéré comme sale et traité avec une précaution particulière dans la trame discursive publique. Qu’est-ce qui expliquerait donc cette précaution et cette contamination du signifiant et du signifié ? Deux hypothèses se présentent à

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nous, et celles-ci recoupent dans leur mutualité le double mouvement indiqué plus haut entre geste blasphémique et geste euphémique. Première hypothèse : la puissance de la métaphore même, sa violence, la décharge sym bolique qu’elle constitue déclasserait systématiquement son usage dans l’espace public (nom= mément : les médias, les assemblées législatives, la production intellectuelle, les salons). En d’autres termes : les usages populaires de la forme « marde » sont trop violents, réfèrent à un vécu trop brutal pour être acceptables. Sa charge anathémique est insupportable. Comme dit Perrault, on dit marde pour l’avoir vécu, et, comme dit Antonine Maillet, rien n’est aussi vrai que le vivant, et toute vérité n’est pas bonne à dire. Deuxième hypothèse : la violence de l’anathème merdique reflète et répond à la puissance d’exclusion sociale dont son oblitération est la manifestation. C’est-à-dire que cette oblitération du « a » dans l’espace public serait le symptôme d’un refoulement actif et impersonnel de l’expression populaire, refoulement auquel est néanmoins opposée dans la culture une résistance paradoxale. La survivance de l’écart entre « marde » et « merde » est la forme que prend cette résistance, son blasphème propre. Interrogeons la signification de l’anathème merdique franco à partir de cette double hypothèse qui touche à l’interdit relatif dont il est frappé. Car c’est dans cette suture entre anathème et blasphème que se trouve peutêtre la sagesse archaïque dont je suis à la recherche.

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L’État, « c’est d’la marde » Que signifie le geste de qualifier quelqu’un ou quelque chose par la « marde », et pourquoi cela est-il inacceptable dans l’espace public ? Plus particulièrement, quelle est la violence propre de l’anathème merdique ? Quel est le sens de cette violence dans le langage politique ? Voyons quelques cas d’expressions du registre sémantique qui associe « marde » et politique. L’échantillon présenté ici est constitué d’expressions trouvées dans l’espace semi-privé et semi-oral des blogues, dans l’espace public et lettré de l’actualité politique canado-québécoise, et enfin dans le texte de Cap d’espoir de Jacques Leduc, un film clé de la petite histoire de l’anathème merdique franco. Cet échantillon présente ici une valeur exemplaire de l’usage politique de la « marde », plutôt que représentative. Blogosphère . Un abonné facebook s’appelle « ça reste d’la marde, la politique ! ». Un blogue personnel sur lequel on trouve certaines entrées concernant l’actualité politique s’intitule « vieille marde ». Une page web de type wiki a été créée pour présenter le parti brun, qui explique que « ce parti est essentiellement constitué à partir de matières fécales et tourne autour de cette idéologie »12 . On peut lire sur un autre blogue personnel que le système de justice est « une autre belle marde de chez nous », et encore ailleurs cette idée que « si le québec se sépare, on est 12   http://desencyclopedie.wikia.com/wiki/Parti_ Brun, page web consultée le 4 mai 2011.

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dans ‘marde ». Une jeune bloggeur écrit pour sa part : « moi j’ai 14 ans et ma seule approche politique c’est de dire que l’état c’est de la marde et que le privé c’est cool ! Je connais la politique ! Gagagagagagagagagga je connais ça moé la politique ! ! [Sic]. » On peut également lire sur des sites de clavardage, suite aux dernières élections fédérales au Canada (mai 2011) ayant élu un gouvernement majoritaire de droite que s’annoncent « quatre ans de marde », et que c’est une « élection de marde ». Un autre commentateur anonyme parle d’une « démocratie d’marde ». Et cette analyse de la stratégie du Parti conservateur du Canada : « La stratégie des conservateurs, c’est celle qu’adoptaient ces gamins en culottes courtes qui déposaient un tas de marde fumante devant la porte d’un voisin honni et qui sonnaient ensuite à la porte avant de détaler à toutes jambes. Ni vu ni connu. Ni surtout questionné et puni… » Un autre bloggeur explique, dans le but d’inciter les jeunes à aller voter : Mon père avait une expression colorée pour décrire le comportement humain en telle situation. Bien que cette citation m’agaçait royalement quand il l ’utilisait pour son propre compte, elle n’en est pas moins vraie si l’on se fie au comportement actuel de nos élites intellectuelles, commerciales et politiques de notre pays. « Ce n’est que quand l ’ homme a le nez dans la «marde » qu’ il admet que ça pue. » Hélas, comme chacun croit qu’ il n’y aura que le voisin qui aura la face dedans « la marde », personne n’a trop envie de trouver le papier qui servira à essuyer les dégâts.

Cette liste pourrait s’allonger. En effet, les blogues francos sur lesquels est discutée l’actualité politique d’hier et d’aujourd’hui sont parsemés de « marde », ce qui semble indiquer une prégnance du qualificatif dans les efforts individuels de qualifier la vie politique contemporaine dans l’espace commun franco, que ce soit sous le mode du jugement de valeur ( « c’est d’la marde ») ou sous le mode ironique (création du « Parti Brun »). Actualités . On parle aussi parfois de « trudeau à ‘marde » en référant à cet ancien premier ministre qui a réussi à exclure le québec du consensus constitutionnel de 1982 au canada, lui dont le cinéaste feu pierre falardeau nous rappelle à l’occasion du décès du politicien honni, qu’il aurait adressé un savant « mange d’la marde » au gréviste anarchiste frank diterlizzi, lors de la grève de lapalme en 1970 (falardeau, 2000)13 . Et quand, lors de la campagne électorale provinciale de 2007, une altercation est survenue entre le premier ministre jean charest et un ouvrier de varennes, on a dit que « jean charest s’est fait chier dessus ». François bonnardel et jacques dupuis, deux députés à l’assemblée nationale du québec, ont pour leur part débattu pour déterminer si ce que le dernier affirmait

13   Le journal Le Couac, d’obédience anarchiste, semble volontiers accueillir dans ses pages des auteurs qui ont recours à l’anathème merdique. Outre le « Mange d’la marde » de Pierre Falardeau, voir l’article « Mangeons d’la marde » de Martin Petit (août 2008), et « Gaz de schiste = pet sauce » de Martin Dufresne (novembre 2010).

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était ou pas « de la marde » (robitaille, 2009). On rapporte encore que : Le député de Marie-Victorin [Bernard Drainville], qui tente de séduire l’ électorat étudiant depuis quelques mois avec une tournée dans les cégeps et les universités, a même volontairement abaissé son niveau de langage en parlant de son « char », d’une « game », finissant des phrases par « ces temps-citte » ou encore « de boutte en boutte », et cette perle : « vous faites pas partie de ceux qui pensent que c’est toute de la marde »14 . On peut ainsi constater à la lumière de ces derniers cas que « marde » affleure parfois dans l’espace public, c’est-à-dire dans les journaux écrits ou à l’Assemblée nationale. Ces occurrences sont toujours soit liées à une provocation consciente, comme dans les pages du Couac, soit comme un « marde » privé qui devient public tantôt par accident (des journalistes entendent des politiciens invoquer la « marde » à micro fermé), tantôt par opportunisme politique (le député Drainville s’est justifié de parler de « marde » à une assemblée de collégiens par le fait de ses origines populaires). Cap d’espoir de Jacques L educ . Mentionnons aussi que l’anathème merdique a connu au Canada un moment phare, en 1969, alors que l’Office national du film a censuré Cap d’espoir de Jacques Leduc (film que l’agence 14

http://lejournaldequebec.canoe.ca/politique/ federale/archives/2011/04/20110407-221916. html, page consultée le 4 mai 2011.

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gouvernementale avait elle-même produit). Sur le site de l’ONF, on lit à propos de ce film appartenant à l’école du cinéma direct : « Ce film, tourné en 1969, traite d’une certaine vision contestataire du Québec de l’époque. C’est une remise en question radicale des façons d’être de toute une collectivité que le cinéaste exprime dans un style des plus directs. (Ce film est sorti en salles en 1975.) » Le dictionnaire de la censure au Québec rappelle quant à lui que dans ce documentaire, Leduc demande à son sujet de « libérer son mal de vivre et sa révolte devant la situation politique du Québec, la religion, Power Corporation et le monopole dans les télécommunications, la répression policière, etc. » (Hébert, Lever et Landry, 2006 : 107). Ce « style des plus directs » que mentionne l’ONF, et qui a partie liée avec cette révolte exprimée, implique notamment une scène finale dans laquelle le protagoniste principal, un étudiant révolté en pleine transe d’improvisation, suggère de manière répétée à qui veut l’entendre : « Mangez toute d’la marde. » Le texte de justification de cette décision de censurer Cap d’espoir, rédigé à l’époque par Roland Rainville et reproduit dans le dictionnaire cité plus haut, indique notamment sa vulgarité inacceptable dans le contexte d’une production financée par des fonds publics, et le fait que le style provocateur risque de rebuter le public plutôt que de le sensibiliser aux problèmes politiques qui sont abordés dans le film. Ainsi, écrit le censeur, le « style provocant » (entendre la vulgarité par laquelle le propos politique s’exprime, et notamment l’anathème merdique) raterait son objectif de « sensibiliser le public »,

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remarque à laquelle il ajoute : « Si le film avait d’autres fins, il dépasse mon entendement. » (Hébert, Lever et Landry, 2006 : 107)15 Cette finalité politique du film qui dépasse l’entendement du censeur trouve pourtant une expression sans équivoque lorsque l’interlocuteur révolté de Leduc, prisant de l’herbe et méditant devant un feu de camp tout en étant bercé par un cœur féminin qui entonnent des chants traditionnels, offre une liste de lois, d’institutions et d’acteurs politiques qu’il voue à la destruction par le feu : On va brûler aussi les sept péchés capitaux, […] les dix commandements de Dieu, les sept commandements de l’Église, l’ infaillibilité du Pape, le Pape avec, ah le Pape… L’affaire qu’on brûle pas icitte au Québec, c’est ‘ é étapes ! On va… on va griller… les Expos, ah les Expos là, on va les griller à petit feu, comme ça […] spectateurs… moi le premier. On va griller les 300 membres de la Société Saint-Jean-Baptiste. Eux autres on va les brûler correct. Cendre et poussière. On va brûler… ah moi j’ déterrerais Duplessis pour le brûler… ah oui. On brûlerait euh… Les députés ça doit puer ça quand ça brûle.

15   Les autres motifs invoqués dans ce texte sont : les attaques directes à des personnes ou organismes dont le motif reste incompris aux yeux du censeur et le fait que le film prend à partie des personnalités politiques municipales et provinciales, le censeur jugeant que ce n’est pas le rôle de l’ONF que « d’attaquer des dirigeants ».

On devrait essayer ça… ça m’ ferais un plaisir…16 L’interdit dont Cap d’espoir a fait l’objet sera finalement levé en 1976 (selon Hébert, Lever et Landry, ce qui contredit l’information disponible sur le site de l’ONF), année de l’élection du Parti Québécois à la tête du gouvernement, et bien après cette période chaude de l’histoire politique du Québec qu’ont été les années 1968-1970. Cet épisode de l’histoire de la censure québécoise indique un lien assez vraisemblable entre « marde » et politique, et en somme une radicalité confondante de l’anathème merdique, une radicalité qui « dépasse l’entendement ». Allons y voir de plus près. Angoisse et politique Quel est l’objet exact du malaise entourant l’anathème merdique ? Qu’est-ce que cette finalité qui échappe au censeur de Cap d’espoir, aux nombreux contempteurs de la vulgarité de feu Pierre Falardeau, et à tous ces citoyens anonymes qui sur le web s’élèvent contre le cri de ralliement des cyniques, « La politique, c’est d’la marde » ? Conjecturons. À propos des institutions, à propos des personnalités publiques, à propos des modes de fonctionnements de la vie politique et économique, dire que c’est « d’la marde », c’est aller 16   On peut visionner cet extrait particulier de Cap d’espoir à l’adresse suivante : http://www. youtube.com/watch ?v=JvD0oUKGOpY (page consultée le 13 mai 2011).

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trop loin. C’est faire preuve d’exagération. C’est rater la cible. C’est mettre dans le même sac (celui des déchets, de la « misère nouère »), tout un pan de l’édifice de la réalité. C’est, tout au plus, une provocation, une pirouette. C’est aller aux limites du dialogue politique, là où tout est désolation, là où nous ne sommes plus que de simples animaux qui « chient d’la marde ». C’est suggérer qu’il n’y a rien à faire, que tout est à jeter, qu’il faut recommencer à neuf. Dire que « c’est toute d’la marde », c’est proposer une mise au rebut générale et sans nuance. C’est lancer la serviette de manière infantile. C’est refuser d’investir le monde commun. C’est une insulte à l’édifice social, c’est cracher sur la loi et l’ordre de manière irresponsable, « cracher dans la soupe ». La croyance populaire selon laquelle « la politique, c’est d’la marde » est généralement perçue comme l’expression d’un cynisme indésirable et destructeur, « audelà de l’entendement ». Sans doute également comme un manque de vocabulaire politique, ou comme de la simple ignorance. Ainsi, au titre des explications du malaise causé par l’évocation politique de la « marde » qui serait à l’origine de son interdiction publique, évoquons d’abord la difficulté même d’entendre l’anathème. Nous ne nous rendons que difficilement à l’idée que rien ne vaille la peine d’être sauvegardé. Tout n’est pas « d’la marde », voulons-nous croire. Nous répugnons à dissoudre, à condamner sans appel, à réduire à néant. Nous sommes aussi peut-être réticents à gaspiller, de peur de « jeter nos choux gras »17. 17

Le gaspillage – notamment de la nourriture – est une hantise populaire séculaire. « Mange

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Et d’ailleurs, si tout était « d’la marde », c’est que nous en serions nous-mêmes aussi un peu, ayant toléré sa proximité, y ayant cru. Accréditer la thèse scato-totalisante, ce serait admettre la « merditude des choses », pour reprendre la traduction française du titre d’un film flamand18 . C’est une lourde décision, et une lourde admission. La « marde » symbolise donc un rendez-vous avec la zone terminale, là où rien n’a plus de valeur, où l’âme et le corps se compromettent avec l’abject. Cette zone terminale, telle que le manifeste les significations de la « marde » dans l’expression populaire franco, est pour cette raison source d’angoisse. Cela, comme le suggère la psychanalyste française Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’ horreur, parce que l’objet déchu tire « vers là où le sens s’effondre » (Kristeva, 1980 : 9). Par là, la « marde » renvoie le monde de manière catastrophique à son fondement, en l’occurrence, dans une perspective de grotesque volontaire, à son absence de fondement, à cette valeur zéro que symbolise expressément la forme « marde ». « C’est toute d’la marde » équivaudrait à l’énoncé « La vie n’a pas de sens ». tes patates » ou « Finis ton assiette », et « Pense aux petits enfants (biafrais dans les années 1960 ; éthiopiens dans les années 1980) qui n’ont rien à manger » sont les énoncés redondants de la table familiale franco. 18

L’expression « merditude » est française, le titre original contient helaasheid, le caractère de ce qui est malheureux (du « hélas » français, sans référence à la merde). Fait intéressant, le titre informel anglais du film est The Shittiness of Things, alors qu’il a été officiellement diffusé sous le titre The Misfortunates. Je remercie René Lemieux d’avoir porté ces faits à mon attention.

Cr itique de l a m ar de. Essai de pensée politique archaïque


Comprise de cette manière, la proposition « c’est d’la marde » est non seulement perçue comme étant vulgaire, mais comme le fait d’une parole extrêmement violente, destructrice et, en dernier ressort, peut-être même nihiliste. Elle condamne le monde et la croyance dans celui-ci à la nullité. Elle est radicale à un point intolérable. Elle condamne l’ordre existant sans proposer d’alternative, et jette avec lui comme participant de son abjection les espoirs qui y sont déposés. Son caractère inacceptable tient au fait d’être à la fois anathémique (elle condamne sans appel) et blasphématoire (elle outrage le caractère sacré de l’ordre établi, de la vie telle qu’elle est vécue). La « marde » possède donc du point de vue du pire, de la peur du néant, du point de vue bourgeois et républicain, et du point de vue de sa contrepartie domestiquée de l’ouvrier-esclave ou du colonisé, une signification univoque, c’est-à-dire terminale. C’est ce qui fait sa violence réelle et présumée. Dans sa signification terminale, la « marde » est irrécupérable, elle n’a qu’une seule destination : la disparition, l’enfouissement, l’effacement, l’abolition. Assimiler un objet à l’abject, dire que « c’est d’la marde », dire à quelqu’un de « manger de la marde », ne peut en effet être entendu que de cette seule manière, c’est-à-dire comme un geste non seulement réactionnaire, mais aussi nihiliste. Refus global Or, il y a plus. S’il agit par provocation, s’il manifeste un esprit de destruction, l’invocateur de l’anathème merdique, celui qui jette l’anathème, fait encore autre chose. Dire que « c’est d’la marde », c’est se placer dans une posture de refus global de ce que propose une société à un

D’un point de vue politique, dire « c’est d’la marde », c’est impliquer –   même dans les seuls mots, poussons cette logique espérance jusqu’au bout –, le renversement, l ’autodafé, la destruction de quelque chose d’irrémédiablement corrompu et autre. « Je connais la politique ! gagagagagagagagagga JE CONNAIS ÇA MOÉ LA POLITIQUE ! ! »

moment donné. C’est se minoriser, « s’en laver les mains », se placer dans une extériorité radicale, marquer clairement le dedans et le dehors et faire de l’indistinction de ces deux espaces une affaire de dégoût. Car de la « marde », on se prémunit toujours sans ambiguïté. On ne touche pas à de la « marde ». « C’est caca ! », disent les parents à leurs enfants pour leur apprendre à ne pas toucher et par le fait même distinguer ce qui est sale. La « marde » est une frontière sans possible compromis. Dire que « c’est d’la marde » consiste ainsi à tracer à l’aide d’une affection partagée et contagieuse une ligne infranchissable. C’est un mode d’auto-exclusion, une manière de se prémunir contre quelque chose qui prend dans le mouvement de dégoût les caractéristiques de l’abject, c’est-à-dire la puissance et le danger. C’est pourquoi Kristeva dit que le « jeté » fait 392


exister l’ « abject » : le dégoût performe une frontière qui autrement resterait floue. « C’est d’la marde » marquerait ainsi un refus de participer, une mise à l’écart (c’est justement cette mise à l’écart qui fait que l’on a parfois associé l’abject et le sacré), et ce refus est subi comme une blessure par ceux qui se tiennent dans la proximité de l’objet déchu, corrompu, perçus du point de vue de l’anathème comme des victimes ou comme des coupables. Dire que « c’est d’la marde », c’est marquer, en l’occurrence, un dégoût viscéral pour la proposition que nous fait la société à un moment donné, et par extension ressentir de la pitié et du dégoût (ces deux sentiments communiquent) pour ceux qui y participent, qui s’y salissent. Il s’agit dès lors dans l’anathème merdique d’une topologie et d’une position de pureté, et on peut comprendre que cette position, à défaut d’autres règles plus extériorisées et mieux ancrées dans le commun, érige l’abject comme frontière faisant dès lors exister cette pureté. Transposé dans une attitude politique, l’anathème merdique évoquerait alors des moments rares de la vie des peuples, ces moments festifs où l’on jette aux ordures un régime, un dictateur, un gouvernement colonial ou une poignée de tyranneaux économiques. « Cendre et poussière ». Faire d’une forme politique un déchet engage un mouvement radical de table rase, de remplacement, et cela implique aussi une certaine manière de fête incontrôlée, jouissance comme mode de rapport avec l’abject : détruire le mur qui coupe la ville en deux, déboulonner la statue du tyran, brûler des effigies à l’image des puissants, bouldozer le Parlement, chier sur le tapis du ministre. Disposer des déchets politiques dans un quelconque rituel populaire 393

– escorter vers le cloaque ce qui a été qualifié de « marde » par le commun ou par d’autres « pleins de marde » qui bénéficient d’une aura de propreté relative jusqu’à la prochaine révolte. L’expression « manger d’la marde » illustre bien cette logique d’inversion où le mal retourne d’où il vient, et s’anéantit par intoxication. Ainsi, le révolté de Jacques Leduc voue le pape, les Expos, la Société Saint-Jean-Baptiste, le cadavre de Maurice Duplessis et tous les députés à la destruction par le feu pour finir par asséner un « mangez toute d’la marde » général et intégral. D’un point de vue politique, dire « c’est d’la marde », c’est impliquer – même dans les seuls mots, poussons cette logique espérance jusqu’au bout –, le renversement, l’autodafé, la destruction de quelque chose d’irrémédiablement corrompu et autre. « Je connais la politique ! gagagagagagagagagga JE CONNAIS ÇA MOÉ LA POLITIQUE ! ! » Dans l’anathème merdique se trouverait donc une forme de matérialisme politique primitif, une critique grotesque de la fondation politique moderne qui dévoile la vérité à propos de ceux « qui chient pas de marde ». La méfiance toute kunique envers l’élite, envers la bourgeoisie et envers l’État serait une vieille sagesse populaire, et cette sagesse se trouverait en résidu dans le signe « marde ». Sagesse de la marde Par sa fonction de refus radical de l’ordre établi, comme dans le caractère fortement affectif de la métaphore (dont l’effet est articulé au dégoût), on trouve dans l’anathème merdique les traces d’une méfiance ontologique insatiable. Ce que le dégoût sait, ce que cette fonction de

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refus radical implique, en voulant dès lors se garder, c’est que, comme l’explique Mary Douglas, « if [margins] are pulled this way or that the shape of fundamental experience is altered. Any structure of ideas is vulnerable at its margins. We should expect the orifices of the body to symbolise its specially vulnerable points » (1966 [2008] : 150). Aux points de passage entre le dedans et le dehors, il y a danger. Les frontières sont fragiles. Ces frontières nous rappellent que l’ordre est toujours susceptible de s’effondrer, que cet ordre est en rapport essentiel avec le désordre, et que ce rapport passe par des points de passage qui sont, pour cette même raison et constitutifs de ce rapport, sales. Ce qu’exprime la métaphorisation de « manger » et de « chier » « d’la marde » – qui réfère aux orifices, aux points de passage, aux modes organiques de distinction entre le propre et le sale. C’est en ce sens que l’origine de l’ordre établi est assimilé à de la marde dans l’expression merdique, cela parce que la fondation de l’ordre exige de se séparer du désordre, et que cette séparation se joue aux marges, dans la saleté, dans la boue originelle. Et ainsi : « La saleté de mon origine implique la saleté de toute origine. » On peut suggérer, dans cette logique, que la « marde » comme construction abjecte parmi les différentes formes de l’abjection réfère de manière puissante à la vie, à l’intimité et à l’origine. C’est ce que démontre Kristeva, qui dit que cette pureté ne fonctionne justement que dans un rapport direct et fondateur avec ce qui dès lors prend le nom d’abjection. La génération d’une notion de pureté, le processus d’épuration lui-même, manifeste dans

cela, dans le fait d’endosser pour soi la vulgarité de l’expression merdique, une dimension de création ontologique et politique. Les usages de l’anathème merdique suggèrent en effet une subtile compréhension du pouvoir créateur de l’abjection et ne limite pas l’énoncé à sa puissance de néantisation (quoique cette dernière soit réelle et, selon les époques, elle peut même être dominante). C’est-à-dire que la position de pureté créée par l’anathème (l’auto-exclusion) assume la souillure fondatrice en assumant le blasphème (la vulgarité nécessairement impliquée par la prononciation de l’anathème). La signification de la « marde » n’est donc pas univoque. Si elle indique, ce sur quoi j’ai beaucoup insisté, quelque chose du degré zéro de la valeur, ce degré zéro côtoie des notions de fortune ou de chance, de contingence heureuse. « Être mardeux », « avoir la marde au cul » ou « maudit Untel à ‘marde » sont les usages qui manifestent ce paradoxe. Comme on peut le lire dans le Manifeste du refus global, « la fortune est à nous si nous rabattons nos visières, bouchons nos oreilles, remontons nos bottes et hardiment frayons dans le tas, à gauche, à droite. Nous préférons être cyniques spontanément, sans malice » (Borduas, 1997 [1948] : 76, je souligne). « C’est d’la marde » serait ainsi également une charge symbolique d’une grande puissance créatrice. Julia Kristeva explique à cet effet que « dans l’abjection, la révolte est tout entière dans l’être. Dans l’être du langage. Contrairement à l’hystérie qui provoque, boude ou séduit le symbolique mais ne le produit pas, le sujet de l’abjection est éminemment productif de culture. Son symptôme est le rejet et la reconstruction des langages » (Kristeva, 1980 : 57).


L’anathème merdique franco exprimerait, dans l’invocation pourtant périlleuse du néant, un désir de création, un désir de tracer de nouvelles frontières – des lignes de démarcation entre le propre et le sale, le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Il y a une haute créativité politique potentialisée dans celui-ci, créativité à la hauteur de sa conjuration publique, et celle-ci est intégralement populaire. Ce serait dire, et nous atteignons dans ce point de fusion un enthousiasme idiot qu’il sera sage de tempérer dans d’autres entreprises, que :

Énoncé universel : Le peuple conserve en lui sa puissance éternelle de destruction créatrice, « telle une parole de source », et que, Énoncé particulier : L’un des noms de cette puissance dans la culture franco est « marde ».

DOUGLAS M. (1966 [2008]) Purity and Danger. An Analysis of Concept of Pollution and Taboo, London et New York, Routledge. Falardeau P. (2000) « Mange d’la marde », Le Couac, novembre, consulté en ligne le 4 mai 2011 (http://www.vigile. net/Mange-d-la-marde). Hébert P., LEVER Y. et LANDRY K. (2006) Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et Cinéma, Montréal, Fidès. JARRY A. (2002 [1896]) Ubu roi, Montréal, Les 400 coups. Kerouac J. (1993) Visions of Cody, New York et Londres, Penguin Books. Kristeva J. (1980) Pouvoirs de l’ horreur, Paris, Seuil. MAILLET A. (1971) Rabelais et les traditions populaires en Acadie, Québec, Presses de l’Université Laval.

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MORISSET J. (2008) « À la recherche du Canada errant ou le chant de l’impossible », Les Cahiers de l’idiotie, no 1. PerrAULT P. (1985) De la parole aux actes, Montréal, Hexagone. ROBITAILLE A. (2009) « Dupuis parle de marde à Bonnardel », blogue d’Antoine Robitaille, Le Devoir, 30 avril, consulté en ligne le 4 mai 2011 (http://wwww.ledevoir.com/ opinion/blogues/mots-et-mauxde-la-politique/306598/dupuisparle-de-marde-a-bonnardel).



1

Leonore Bazinek Se reconnaissant comme fils de Dieu, Nietzsche a un problème à résoudre : peut-il toujours aller aux selles ? La présentation du fragment dans lequel Nietzsche

retrace comment il est venu à cette découverte et à la solution de ce problème est

enveloppée par des réflexions centrées sur le métabolisme qu’est la vie humaine,

qu’est l’ homme. Le terme de métabolisme couvre ici aussi bien la digestion de la

nourriture que les efforts de traduction d’une langue à une autre et les processus

réflexifs. Si, alors, la digestion s’avère être tout à fait humain et, ainsi, au-delà du bien et du mal, il en est tout autre avec la métabolisation de la pensée. L’ homme

n’accepte seulement de se laisser aimer, mais il refuse d’aimer à son tour ; diagnostic

apparemment « bidon » et cependant à l’origine d’un genre littéraire excrémentiel (R. Lourau) avec toutes ses conséquences politiques.

1   Lourau raconte quelque part qu’enfant, il a ramassé de la merde (sc. des bêtes) pour la fertilisation du jardin. Nous sommes, collectivement, en train de chercher ce passage dans ses livres.


Tu n’as qu’un tas de fumier ? Pas grave ! Sur les tas de fumier poussent les fleurs les plus magnifiques. Anonyme

Préambule

U

À propos de l’auteure Leonore Bazinek, après des études de philosophie à l’Université de Bamberg et un parcours de recherches et d’études interdisciplinaires à Paris (notamment Paris 8), je suis chercheuse associée du

laboratoire ERIAC (Equipe de

Recherche Interdisciplinaire sur les Aires culturelles, Université de Rouen). Mes travaux se

concentrent sur les approches pédagogiques de Friedrich Schleiermacher et de Friedrich Nietzsche, plus spécialement

n fragment fin 1883 23[1] (cf. infra) de Nietzsche déploie une argumentation qui aboutit à la notion du péché. Or, nous ressentons cette notion de péché comme abstraite au plus haut point. Ainsi donc, elle n’a pour nous pas de place dans un cadre explicitement orienté vers la matérialité des faits comme c’est le cas de la notion de merde. L’étude que je propose par la suite prend son essor dans ce fragment, cherchant à explorer comment la notion de péché que Nietzsche développe dans ce fragment peut servir dans un cadre plus large. La fonction de ce préambule est alors de préparer le lecteur aux changements de perspectives effectuées à travers mon texte. La notion du péché qui me sert d’exemplaire, est, par un truchement subtil, déplacée de son contexte idéologique et récupérée dans le domaine de la pensée politique plus générale. Cet éclairage résulte d’un croisement du texte de Nietzsche avec un développement de René Lourau dégageant le concept de l’intellectuel organique.1

sur leurs tentatives d’une pensée faisant justice à l’homme en dehors de tout idéalisme.

1

Le lecteur averti constate déjà à la lecture de la table des matières du livre en question (Lourau,


En effet, Lourau interrompt le tableau d’une certaine littérature du début du XXe siècle qu’il est en train de brosser en expliquant : « Je n’avais pas l’intention de dresser un tableau exhaustif de la littérature de guerre : j’ai perdu suffisamment d’heures de ma jeunesse, il y a quinze ans, à la Bibliothèque nationale, à humer ces excréments de l’intelligentsia. » (Lourau, 1981 : 104) Lourau utilise le mot excréments ici de toute évidence pour la littérature de guerre, donc dans un sens figuratif2 . Dans le fragment que nous étudions 1981) l’influence de Nietzsche, notamment d’Ecce Homo. 2   Lourau se réfère à plusieurs reprises sur la notion « d’éclateur idéologique "nationalisme" » qu’il adopte de Jean Pierre Faye (par exemple Lourau, 1981 : 15, 66, 84, 181). Son premier chapitre, dédié à l’affaire Dreyfus, l’amène au constat que « la victoire des dreyfusards, c’est bien connu, est une fausse victoire. L’éclateur idéologique "nationalisme" va reprendre, peu d’années après, une actualité qu’il ne quittera plus jusqu’à nos jours. » (Lourau, 1981 : 66 sq.) Et à Lourau de préciser plus loin : « Dans l’amalgame de valeurs de droite et de gauche, installant l’éclateur idéologique "nationalisme" au centre de toute pensée, de tout langage, l’antidreyfusisme prend sa revanche avec la complicité des anciens dreyfusards. » Il en résulte une « crise de la

ici, Nietzsche parvient à séparer les processus métaboliques tout à fait humains de la notion du péché. Par conséquent, que l’homme aille aux selles, cela n’a aucun lien avec le péché. Nous concluons alors que l’usage du mot péché pour désigner les processus physiologiques correspond, pour Nietzsche, à un emploi figuratif. Quel est alors le vrai, le véritable, le lieu concret du péché ? La réponse de Nietzsche est sans ambiguïté – c’est le refus de se laisser aimer et d’aimer. C’est cela qui souille les hommes. Revenons alors au livre de Lourau. Comment transposer cette notion d’excrément, sans pour autant changer le rapport sémantique, au niveau concret ? Lourau s’en prend à la conception de l’intellectuel organique en l’opposant à l’intellectuel engagé. La trame du livre est tissée autour de l’absence d’analyse de l’implication des intellectuels en général 3 , mais c’est culture, crise de la raison qui explique aisément les révoltes dadaïstes comme les soubresauts du mouvement ouvrier dans les années qui suivent. » (Lourau, 1981 : 105) 3   Cf. le développement du concept d’intellectuel impliqué que Lourau propose dans 1978 :


l’intellectuel organique qui est spécialement visé par Lourau, car il s’aligne, en méprisant ses forces critiques, à la pression sociétale. Il s’intègre alors de façon organique dans la société (Lourau, 1981 : 64). Cette absence de l’analyse de l’implication chez les intellectuels organiques produit, par conséquent, ce genre de littérature que Lourau appelle « excréments de l’intelligentsia » (cf. supra). Ces excréments résultent immédiatement du métabolisme de l’auteur sans avoir été soumis à une élaboration critique. Ce sont des produits du péché au sens bien réel, palpables, matérialisés par l’écriture et destinés à bloquer, à leur tour, le métabolisme des lecteurs. L’apport d’Alwin Mittasch J’envisageais au départ de rédiger aussi pour cet essai une section retraçant l’influence de Nietzsche sur l’agronomie et l’agrochimie. Je dispose en ce moment d’une bibliographie de base, d’un entretien avec un viticulteur allemand et d’un dossier déjà considérable de documentation sur l’agriculture organique. Ces recherches ont jusqu’à présent produit exactement l’effet attendu d’une recherche qui part d’une hypothèse de travail au lieu d’interroger d’abord le terrain – je me suis engouffrée dans les informations et quand j’ai commencé à y voir plus clair, mon hypothèse s’avérait de beaucoup trop simpliste. Comment ai-je pu me laisser leurrer par une telle construction, par une réflexion entreprise trop rapidement, presque aprioriste ? Pour comprendre cela, il me faut évoquer que mon père a été un lecteur régu-

91-103.

lier de Nietzsche. Il a aussi, depuis les années 1960, pratiqué ce que l’on appelle aujourd’hui l’écologie complexe. Rien alors de plus naturel que d’acquérir la conviction que les lectures nietzschéennes jouaient un rôle dans cette résistance de mon père contre les idées ambiantes. Mon étude de cette question m’a ouvert plus de portes que donné de réponses. Je renonce aussi pour le moment à aller plus loin. En fait, qu’est-ce qui se passe réellement ? Nietzsche a été, dans le domaine de l’agriculture et de l’agrochimie, un transmetteur au même titre qu’il l’était dans le domaine de la culture classique. Il précise lui-même qu’il a voulu accéder à la sagesse et au labeur des anciens. Il vivait alors constamment entre l’histoire et le présent. Dans cet entre-deux, il a rédigé ses textes qui nous surprennent par la lucidité de leurs analyses. Parler alors d’une influence de Nietzsche sur l’agriculture et l’agrochimie n’est correct qu’indirectement. Pour être précis, il faut dire que Nietzsche a subi la même influence que les chimistes et les biologistes de son temps, le chaînon le plus important étant ici Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832). Nietzsche reprend l’Antiquité et Goethe, tandis que Goethe avait déjà repris l’Antiquité et a été repris par certains chercheurs en sciences naturelles étudiés par Nietzsche 4 . 4

Richter donne un survol très instructif sans pour autant mentionner Goethe (Richter, 1911 : 5-43) ; cf. par contre Mittasch, 1948 et les textes de Nietzsche même. Dans ce contexte, Rudolf Steiner (1861-1925) est incontournable. À l’origine de l’agriculture Déméter et des écoles Waldorf, l’impact de Steiner sur la culture de l’humanité est effectivement considérable. Il a collaboré aux Archives Nietzsche et a publié une étude sur Nietzsche (cf. 1963). Néanmoins, s’inscrivant avec une approche épistémologique très

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Les textes de Nietzsche ont pénétré dans toutes les strates de la société européenne (cf. pour cela par exemple Merlio et D’Iorio, 2004). Nous avons souvent l’impression d’être confrontés à une influence de Nietzsche là où il y a, comme le montre une analyse plus poussée, l’influence d’un savoir certes véhiculé par Nietzsche, mais provenant d’autres sources dont lui aussi a puisé. Pour effectuer alors des entretiens (sc. non-directifs) avec des agriculteurs, il me faut d’abord voir bien plus clair dans ces entrecroisements. Cette recherche en est ici seulement à ses débuts. Je rappelle néanmoins à cet égard les travaux et la personnalité d’Alwin Mittasch (1869-1953), doublement intéressants pour notre contexte, car Mittasch, chimiste sérieux et philosophe amateur érudit, a traversé les années nazies dans ce piège de l’intellectuel organique5. Il a écrit et publié tout au long du Troisième Reich, comme nous l’apprenons en lisant son autobibliographie (1948 : 747-759) 6 .

spéciale à un moment important dans l’histoire, sa vie et son œuvre demandent une étude et une présentation sérieuse qui dépassent largement le cadre de cet exposé modeste. 5   Mon père, initié au nietzschéisme par un enseignant de religion catholique, a puisé ensuite surtout dans Reyburn / Hinderks / Taylor, 1947 et de ce qu’il savait de Mittasch dont le nom m’est connu depuis toujours, pour ainsi dire. 6   Mittasch soutient sa thèse en 1902 et publie après avec une grande régularité des traités et des livres relevant de la chimie et de l’histoire de la philosophie du XIXe siècle. Sa pensée s’articule autour de la notion de la catalyse. Le lecteur de cette autobibliographie se croit face à un chercheur appliqué, sérieux. Suivant les analyses de Lourau, il en est tout autre.

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Puis, quand il aura réuni quelques textes, en 1947, le gouvernement militaire américain lui accordera le droit de publication. Les textes sur Nietzsche auxquels j’ai accès viennent de ce recueil (Mittasch, 1948 : 633743) 7. Ils portent surtout sur la philosophie de la nature de Nietzsche. Il n’y a aucune trace du contexte sociopolitique dans lequel Mittasch concocte ses textes d’orientation historique. Il nous y présente les lectures de Nietzsche (cf. notamment Mittasch, 1948 : 722-724), ses études en sciences naturelles, son affection pour le chimiste Robert Mayer. Le seul texte qui cherche à montrer que Nietzsche n’a pas été un penseur violent est resté dans ses tiroirs jusqu’à la fin du spectacle de l’épouvante. C’est pourtant dans ce texte que je relève une partie assez facile à analyser et qui montre justement le contraire de ce que son auteur craignait. En fait, ce texte aurait très bien pu passer la censure du régime hitlérien, car le problème de l’hitlérisme se situe sur un tout autre plan que le problème d’une dictature simplement violente et totalitaire. Confondre les buts de l’hitlérisme avec les buts de n’importe quel régime violent et totalitaire est une erreur qui conduit à la mort intellectuelle certaine. Mais c’est justement sur cette confusion que se réfère l’argumentation de Mittasch avançant que son texte qui mentionne la douce personnalité de Ralph Waldo Emerson

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En 1944, il publie Friedrich Nietzsches Stellung zur Chemie (Berlin, édition Chemie). Indiqués dans Mittasch, 1948 : 759 sont les manuscrits Friedrich Nietzsche als Naturphilosoph et Friedrich Nietzsches naturphilosophischer Briefwechsel mit Peter Gast.

À l a r e c h e r c h e d u p è r e . R é f l e x i o n s a u t o u r d ’ u n f r a g m e n t d e N i e t z s c h e d e 18 8 3 . I n m e m o r i a m R e n é L o u r a u (19 3 3 -2 0 0 0) , p e t i t r a m a s s e u r d e m e r d e a u t o - d é s i g n é


(1803-1882) aurait pu poser problème. Regardons-le alors de plus près. Mittasch a intitulé son texte Friedrich Nietzsche et Ralph Waldo Emerson (Mittasch, 1948 : 727-736). L’auteur souligne qu’il met en valeur le côté doux de Nietzsche. « On peut avancer à juste titre », lisons-nous, « que la nature fissurée et problématique de Nietzsche a ressenti la fréquentation des hommes avec une posture d ’esprit harmonique et idéale spécialement agréable car, au fond de son âme, il avait le même désir d’harmonie. Son amitié ferme avec Malwida von Meysenbug 8 , Heinrich von Stein 9 et, d’une certaine façon, aussi avec Overbeck 10 », poursuit-il, « en fournissent un témoignage en plus ». Et il termine son argument destinant à montrer le beau caractère de Nietzsche, par une petite crotte entre parenthèses : « (Par contre, l’amitié entre Nietzsche et un homme comme Paul Rée 11 , ne pouvait en aucun cas durer). » (Mittasch, 8   Cf. ses lettres pour cette feste Freundschaft. Il y avait des points très conflictuels, notamment autour de la question juive (cf. Nietzsche, KSB). 9

Cet étudiant apparemment brillant est décédé en 1887, à l’âge de 30 ans. Parler d’une amitié est à la limite de la réalité de cette relation maître-disciple. 10

Franz Overbeck (1837-1905) et sa femme Ida (1848-1933) avaient la confiance entière de Nietzsche. Overbeck a réglé pour lui ses problèmes administratifs et souvent aussi financiers. Overbeck l’a recueilli en janvier 1889 après son effondrement à Turin. 11   La séparation d’avec Paul Rée est liée à l’intimité de Nietzsche – intrigues de sa famille (et de Malwida !), malentendus entre ces amis-frères en ce qui concerne Lou Salomé, etc. (cf. Nietzsche, KSA 15 : 131 sq.)

1948 : 733). Si on sait que Rée a été juif, on s’aperçoit vite que la manière de parler ainsi est carrément indécente et parfaitement sur la ligne du régime. La naissance de ce texte sous l’inspiration nietzschéenne Répondre à l’appel à contribution pour ce numéro des Cahiers de l’idiotie m’est devenu dès sa première lecture un devoir. Cependant, une conviction forte de devoir semble contredire le projet même de la revue. Je pense pourtant qu’une conviction est légitime quand elle s’enracine dans la vie et ne déracine pas la vie par des valeurs spéculatives. Comment alors ai-je pu ressentir cet appel comme s’adressant réellement à moi ? Venant d’une famille d’agriculteurs, ayant un parcours universitaire pluridisciplinaire, émigrée depuis plus de dix-huit ans, je suis, par conséquent, confrontée au problème de la traduction au quotidien. Je suppose qu’il est immédiatement compréhensible si je soutiens que la traduction est bien une espèce de métabolisation. En outre, traduction se décline ici sur plusieurs registres. Tout le monde est, premièrement, constamment confronté à la sollicitation de traduire des niveaux de culture (familiaux, institutionnels, professionnels par exemple, cf. Hess, dans Lourau, 1997b : XI) ce qui implique, deuxièmement, une traduction des langages. Et pour les immigrés se surajoute la traduction de la langue. Il en résulte une conscientisation puissante du caractère métabolisant incessant de la vie. Réfléchir alors sur la question de la

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Je pense pourtant qu’une conviction est légitime quand elle s’enracine dans la vie et ne déracine pas la vie par des valeurs spéculatives.

merde me permet d’articuler cette expérience intime avec mes préoccupations de chercheuse en philosophie, sans être obligée de créer des liens à l’aide d’une logique artificielle. Il a fallu quand même une porte d’entrée. C’est ici que la découverte de ce fragment de Nietzsche me permettait de créer les liens recherchés. Toutefois, consciente de la provocation de la philosophie que ce récit de Nietzsche contient, oser l’utiliser dans le cadre même de la philosophie me demandait un courage qui n’allait pas de soi ! Cette hésitation avait pour conséquence que les empêchements prenaient le dessus. Comment alors regagner la maîtrise de mon objet pourtant bien délimité ? Il a fallu donc de prime abord une idée claire concernant la construction d’un texte à plusieurs niveaux qui articule mon parcours, les recherches sur

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Nietzsche et la trajectoire de Nietzsche même. Il a fallu aussi endiguer la vie quotidienne avec ses surprises12 pour qu’elle ne balaye plus toutes les possibilités d’une reprise conséquente de ce travail ; et j’ai dû m’avouer ces hésitations contrastantes fortement avec mon naturel plutôt emmerdeur (sic !), car trop énergique, trop spontané, trop rapide. En fin de compte, j’ai pu réaliser que les recherches menées en été 2009 ont complètement bouleversé ma vision de l’œuvre nietzschéenne. Soulignons dès le départ que je n’ai jamais pu m’inscrire dans une des écoles nietzschéennes ; que mes recherches doctorales à l’Université 12

Et parfaitement emmerdant comme, par exemple, le vol d’un ordinateur avec le disque dur contenant le début de ma rédaction...

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Paris 8 (1992-1998) n’étaient soutenues que par Jürgen Link, qui a abandonné la collaboration avec cette université l’année de la soutenance de mon Diplôme d’Études approfondies pour des raisons bien fondées et par Ernst Behler, décédé malheureusement avant la soutenance de ma thèse. Lors de ce parcours solitaire de recherche, j’ai vécu une double rupture. D’abord cette rupture déjà évoquée avec les études nietzschéennes, provoquée par la découverte de l’importance des textes dits fragments posthumes. En fait, à la lumière de ces textes, ma perception de l’œuvre nietzschéenne a subi une transformation considérable. Je percevais dès alors la vivacité, l’instabilité de tous ses textes. En outre, il est à retenir que ces fragments ne se distinguent pas des textes préparés par Nietzsche à la publication par la distinction qu’applique Lourau entre hors-texte et texte (cf. Lourau, 1988 : 81-89), car les textes préparés à la publication répondent aussi aux critères du journal de recherche. Je ne peux, dans ce cadre très limité, aller plus loin, mais le lecteur commence probablement déjà à sentir le bouleversement que cette découverte entraîne. Depuis 1998, année de la soutenance de cette thèse, ma position n’avait pas réellement évolué ; je pouvais la confirmer tranquillement par des petits détails glanés par ici et par là. La confrontation avec l’œuvre de René Lourau (depuis 1999) a aussi été ici importante.13 13

Lourau s’est battu pour défendre une recherche scientifique impliquée, allant bien au-delà du simple cliché qui oppose le soi-disant subjectif au soi-disant objectif. En continuant ces tâtonne-

Néanmoins, soulignons que je ne peux ni ne veux excuser la violence qui se dégage de nombreux textes de Nietzsche. Je suis moimême, malgré mon approche analytique prononcée, régulièrement étonnée, voire franchement choquée quand je découvre une de ces argumentations violentes14 . Pour accéder ici à la question de la production de réflexions excrémentielles, observons-nous nous-mêmes, restons au niveau descriptif. Nos réactions immédiates se discernent souvent des réactions médiatisées par le niveau de violence spontanée des premières. Et, admettons que ces violences se discernent des violences préméditées, organisées, mises en place de façon consciente. Les pensées éruptives, même consignées par écrit, peuvent dégager une odeur aigre. Elles ne sont évidemment pas bien formées en boudin de merde dégageant l’ « odeur fécale normale » (Goiffon, 1925 : 15). Les violences intellectuelles métabolisées, figées, se présentent dans toutes les formes possibles. Souvent infestées par des parasites, elles dégagent des odeurs de putréfaction diverses. Je pense que les pensées violentes de Nietzsche appartiennent au premier ordre, qu’il s’agit alors d’une métabolisation de ses lectures, expériences, réflexions en forme ultrarapide et expérimentale, tandis que la littérature étudiée par Lourau dans la ments, je m’engouffre parfois dans une structure textuelle complexe qui, cependant, est toujours guidée par un fil conducteur effiloché. Pour le texte présent, il s’agit de la difficulté de travailler conjointement mon parcours et mes recherches, très complexes eux aussi, autour de Nietzsche. 14

Cf. par exemple le fragment automne 1885-printemps 1886 1 [33] (Nietzsche, KSA 12 : 18) et les citations chez Mittasch, 1948 : 741 autour de l’approche fatale à la nature.

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Bibliothèque nationale (cf. supra) appartient plutôt au deuxième ordre. Méconnaissance de ce processus, mauvaise volonté, recherches guidées par des présupposés arrêtés conduisent certains de ses successeurs autoproclamés à l’usage de ces textes comme matière15 primaire sans autre procès. Cependant, la merde, avant de pouvoir servir (d’engrais par exemple), a besoin d’un traitement. Viehröckl insiste sur ce point car, autrement, elle ne développe pas ses potentiels singuliers. C’est quoi, en fait, la merde ? Résultante de la métabolisation des substances diverses et alors dénudée de presque toutes les propriétés, elle devient le support pour d’autres bactéries, nutriments et pour du carbone. Ainsi, elle contribue à développer l’humus (Viehröckl, 1948 : 84). Mais « nous ne pouvons pas mettre le fumier directement de l’étable sur les champs, car ses liaisons organiques se transforment seulement après une déconstruction spécifique par les bactéries qui s’effectue sur le tas de fumier. Donc, le fumier devient engrais seulement par décomposition » (Viehröckl, 1948 : 85). C’est bien évidemment ce travail que Nietzsche n’a presque jamais effectué. Néanmoins, cela ne justifie pas un usage arbitraire de ses textes. C’est pourquoi je m’attache à suivre les méandres de Nietzsche pour en tirer les contenus effectifs, les interprétations possibles. Parfois, il suffit de chercher ses sources, puisqu’il a simplement recopié les mots d’un autre, littéralement ou avec des transformations plus ou moins significatives. Cette recherche aboutit à un constat apparemment paradoxal : le lecteur s’aperçoit que ces textes, qui commencent et 15

En coprologie, matière est parfois synonyme de merde, cf. Goiffon, 1925 : 174, 213, 226.

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se terminent de façon abrupte, suivent des plans. Nous pouvons alors de tout droit parler d’une volonté explicite didactique de Nietzsche, cachée par sa volonté de relancer une recherche philosophique sans limites et qui se trouve à l’origine de cet œuvre d’apparence fragmentaire. Été 2009, j’ai dû alors reprendre mes travaux sur Nietzsche. Enclenchée pendant ces mois, je viens de vivre une nouvelle rupture à la suite des approfondissements successifs. Cette rupture concerne la valeur accordée à l’irrationnel chez Nietzsche. J’avais alors repris les développements d’Henri Lefebvre sur la cosmologie nietzschéenne (2001 [1946] : 117-131). J’admettais que l’interprétation lefebvrienne de la cosmologie de Nietzsche est légitime, bien que j’aie déjà retenu des passages de forte critique que Nietzsche apporte à l’irrationalisme et qui contredisent l’interprétation de Lefebvre16 . Je n’admets actuellement plus qu’il y a même de traces d’irrationalisme dans la pensée consciente de Nietzsche. Regardons, avant de suivre la transformation qu’il apporte à la pensée dans le fragment présenté ici, une explicitation qui ne peut être plus claire : « Ma chère mademoiselle, » écrit-il dans une lettre à 16

Une remarque sur le style de Lefebvre dans ce livre consacré à l’existentialisme. Il est porté par une forte théâtralité, mettant en spectacle aussi bien les protagonistes expressément existentialistes que les protagonistes qui ont transporté, selon Lefebvre, des failles dans lesquelles l’existentialisme pouvait se loger. Ces derniers – dont Nietzsche – reçoivent alors de façon explicite un traitement injuste dans ce contexte qui est construit par des analyses pointues qui concernent très précisément cette question de la mise en place de la métaphysique ( ?) du Grand Guignol.

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Mathilde Maier, « il n’y a plus rien à changer : je dois faire de la peine à tous mes amis – je dois enfin expliquer comment je me suis aidé moi-même de sortir de la peine. Ce brouillage (Vernebelung) métaphysique de tout ce qui est vrai et simple, la lutte par la raison contre la raison, cette lutte qui veut voir dans tout ce qui se passe, un miracle et un non-objet – de plus un art baroque correspondant à l’hystérie et à une démesure glorificatrice – je parle de l’art de Wagner [...]. » Nietzsche poursuit en décrivant comment il a pris conscience du fait qu’il adorait les sages. Mais cette adoration contredisait son ambition principale, consistant à vouloir saisir réellement la sagesse et le labeur des anciens Grecs. Pour en arriver là, il devait s’efforcer d’effectuer justement ce labeur lui-même (Nietzsche, 15 juillet 1878, KSB 5 : 337 sqq.). L’instrument le plus adapté sera le langage, car de nombreux fragments témoignent de ses efforts quasi infatigables de recherche des bonnes formules. Sa rhétorique se dresse de prime abord contre l’allégorisation du langage à des fins démagogiques. Il en résulte une posture vis-à-vis du langage que nous pouvons résumer ainsi : - le langage nietzschéen atteste une certaine violence souvent difficile à supporter ; - cette violence s’explique par la posture même qu’il adopte comme auteur. Son écriture manque d’objectivation réflexive17,

17

Constat qui ne contredit pas ce que je viens de dire sur sa recherche des formules adaptées, se situant au niveau rhétorique, c’est-à-dire la recherche des formules les plus frappantes. Ici, par contre, nous atteignons le niveau de la pensée et j’avance que Nietzsche ne quitte pas la position de la première personne. Les traductions françaises

ce qui décloisonne la violence sous-jacente de ses textes ;

- Nietzsche parvient à élaborer des constellations de mots, de concepts, d’idées qui font éclater les habitudes des lecteurs en morceaux, comme le constate J. V. Widmann dans son compte rendu de Par-delà bien et mal : « [...] Ici, c’est du dynamite ! [...] » (Nietzsche, KSA 15 : 160 sq.) ; - la plasticité de sa personnalité se reflète dans ses textes d’une manière telle qu’elle produit chez les lecteurs des effets catalyseurs, à l’origine de la fascination exercée par son œuvre.

J’ai évoqué des observations me conduisant aux approfondissements successifs de cette manière de penser, approfondissements rendus possibles par la prise de conscience, dès les recherches doctorales dans les années 1990, que Nietzsche a construit ses arguments très soigneusement. À en croire ses propres mots, Nietzsche a achevé la construction du fondement de sa pensée déjà durant l’année 1876. Dans une lettre à son ami Erwin Rohde, il explique que sa « «philosophia in nuce » [...] a été terminée et jetée déjà en grandes lignes sur papier [...] en automne 1876 », date à laquelle il faisait la connaissance de Paul Rée : « Nous nous sommes rencontrés au même niveau [mais Rée n’avait pas] la moindre influence sur rendent Ich le plus souvent par Moi, entravant alors la compréhension de ce détail ( ?) important que Nietzsche ne parle pas à partir du Moi, mais à partir du Je. Il ne change pas de registre dans les textes préparés à la publication ; méthodologie trop bien comprise par Ernst Jünger qui en abuse. Blumenberg analyse ce marchandage (2007).

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la conception de ma «philosophia in nuce ». » (Nietzsche, vers le 16 juin 1878, KSB 5 : 332 sq.) L’élément clé dans cette construction est son aversion grandissante contre Richard Wagner. Du fait de l’exigence d’une approche immanente et la plus immédiate possible à l’œuvre, il a fallu retracer son développement, dès l’enfance,18 au fil de ses propres textes. Ainsi donc, on parvient à percevoir clairement que nous n’avons pas affaire à une personnalité extraordinaire comme le veut la vulgate nietzschéenne. Bien au contraire, nous nous trouvons face à un homme qui s’est consacré à élucider ce que nous appelons la nature de l’homme, et cela sans fermer les yeux devant cette énigme affreuse qu’est le fait que les hommes s’entretuent au point que le sol boive leur sang. À 14 ans, il caractérise sa région natale en ces mots douceâtres : « Unanimité et paix régnaient sur chaque maison et les gens vivaient éloignés des excitations violentes. » (Nietzsche, BAW 1 : 3) Il en vient à l’histoire de la ville de Lützen, ou « par deux fois des combats affreux avaient lieu et le sol là-bas est imbibé du sang de presque toutes les nations européennes » (Nietzsche, BAW 1 : 3). De ce fait, par les cycles naturels, nous pouvons dire que ces tueries font en sorte que nous sommes devenus tous des cannibales. Cette trame, mettant au centre la question du métabolisme – bien que cela sonne pathétique – traverse la pensée nietzschéenne. Je pèse mes mots. 18   Mon approche n’est pas biographique ; cf. pour cela les volumes de Janz, 1984-85.

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Je résume. Avec Nietzsche, nous rencontrons un homme qui ne se jouait pas de son humanité – et qui en est mort, en quelque part, comme l’indiquent les nombreux témoignages où il continue à écrire et à lire au lieu de respecter les conseils des médecins et de se reposer, notamment à cause de ses yeux, tellement il a été convaincu de devoir livrer à l’Europe ces avertissements face aux dangers qu’il pressentait. Nous entrons ici dans un destin que nous pouvons de tout droit appeler tragique. Nietzsche, si préoccupé par la question de la grande santé, ne parvenait pas à dégager un mode de vie qui aurait pu lui assurer la survie. Qui plus est, Nietzsche, qui n’a jamais vécu la séparation de la perception (des sentiments) et de la raison (de l’entendement) n’arrivait pas à stabiliser ses liens affectifs. Malgré ses analyses subtiles de l’affectivité humaine, il restait confiné dans une solitude déchirante. Tragédie du pionnier ? Le terreau intellectuel de la pensée nietzschéenne Nous avons vu que Nietzsche s’est mis en posture d’analyse et de réexposition notoire et rhétorique de la pensée européenne, motivé par sa prise de conscience de grands dangers. Pour opérationnaliser une telle pensée, pour la rendre fertile, j’ai souvent recours à une proposition méthodologique que Henri Lefebvre a dégagé de ces mêmes textes et qu’il appelle analytico-régressive (Lefebvre, 1966 et Lourau, 1988 : 202 sq.). Cette clairvoyance incroyable

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que Nietzsche atteste à l’égard du fatum européen provient de toute évidence de son travail acharné sur la culture, sur le terreau culturel de l’Europe. Par conséquent, nous pouvons soutenir qu’il a tiré des conclusions de ces connaissances avec une rigueur inégalée. Une deuxième observation de Lefebvre nous permet de peaufiner cette avancée. C’est qu’un penseur s’inscrit dans une filiation 19. De toute évidence, à la lecture notamment de ses lettres et de son premier grand travail qui énonce ouvertement sa pensée qu’est Humain trop Humain (dès 1876, dédié à Voltaire), Nietzsche s’est affilié au courant libre penseur spinoziste 20 . Néanmoins, la méthodologie d’analyse que Nietzsche a produit, en s’affranchissant des conventions langagières, en accédant alors de façon plus immédiate par la pensée aux origines même du langage et en créant ainsi des configurations inédites, a inauguré une nouvelle filiation. L’après-Nietzsche, pour ainsi dire, peut se scinder dès lors en deux. Il est toujours d’une certaine manière légitime de s’inscrire avec Nietzsche dans le courant esquissé, et il est possible de prendre le travail nietzschéen comme départ, plus spécialement son approche à l’histoire, au langage et à la pensée. C’est cette configuration qui gomme finalement toute hystérie baroque et ramène toujours Nietzsche à la réalité. C’est cette argumentation 19

Notons en passant que Lourau était très proche d’Henri Lefebvre, qui a dirigé sa thèse.

20   Je renvoie pour plus de renseignements à l’étude de Meinsma, 1983 [1896].

qui relie intimement philosophie et physiologie, qui nous présente l’homme. Et, qui plus est, si ce que nous venons de dire s’avère pertinent, nous pouvons parler de tout droit d’une réussite de sa stratégie. Le champ de ruines de la pensée européenne Avançons rapidement tout en revenant à nos recherches sur Nietzsche bien qu’il nous fasse encore parler d ’un autre philosophe déjà évoqué en marge et indispensable pour comprendre ce qui a été explicité ci-dessus. Il s’agit de Hans Blumenberg. La position de Blumenberg ne s’inscrit que difficilement dans le courant libre penseur esquissé, mais il s’inscrit dans le traitement nietzschéen de l’histoire et du langage. La pensée de Blumenberg nous permet de combler une lacune dans l’approche de Lourau face à l’expérience effroyable du Troisième Reich. Blumenberg conduit son entreprise sans jeter par-dessus bord l’histoire européenne comme cela semble quand même être la tentation qui hantait Lourau. Car, si Lourau a encore distingué dans Actes manqués (cf. supra) entre les différentes manières de réagir, il a qualifié cet événement autrement dans La clé des champs. Suivons-le pas à pas. Dans ce dernier volume, son analyse met en avant non seulement l’échec de la culture de l’Occident, mais pointe certains « scripteurs du totalitarisme » qui ont « planté quelques piquets, cloué quelques écriteaux pour esquisser les frontières et le mode d’emploi d’un champ sociologique d’où tous les repères ont fui – le champ de ruines de l’esprit humain occidental » (Lourau, 1997a : 96). Ce constat qui, pourtant, se veut critique et qui veut s’en

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sortir, frôle le constat du système critiqué qu’est le nihilisme. Ainsi, si nous consentons à sa critique de ces « scripteurs », nous ne pouvons en aucun cas consentir à son analyse du « champ […] de l’esprit occidental » comme « champ de ruines », analyse qui ne fait que réchauffer les débats des années 1900. Cependant, force est de retenir que cette vision plutôt pessimiste que Lourau semble développer dans La clé des champs se propage par un livre explicitement surréaliste. Lourau met ici en œuvre non pas les contenus, mais la méthodologie réclamée dans Actes manqués. Il met en œuvre la logique transductive qui, tout en gardant les apports de l’hypothético-déductif, s’effectue par une analyse des implications du chercheur. Le chercheur est sollicité de réfléchir sur les conditions de sa recherche, notamment sur les champs de forces dans lesquels il s’inscrit. Ainsi, il arrive à discerner entre les lois qui obligent les citoyens à se comporter d’une telle manière ou d’une autre, et les institutions dont le caractère reste toujours dans le propositionnel. Il convient alors d’analyser le niveau transductif qui permet peut-être une évaluation plus nuancée de ce reflet pessimiste. Lourau a effectué une analyse plus affinée dans Implication, transduction (1997b) sans pour autant arriver à une tonalité moins déchirante 21 ; d’où notre recours à Blumenberg. Cet auteur aussi ne procède pas selon les modalités classiques d’un exposé philosophique. 21   Je présente son approche dans Bazinek, 2009 : ch. I.5, « Le Minotaure et la Rose ». – Retenons pour le moment le dénominateur commun de l’hitlérisme découvert par les analyses des auteurs que je convoque ici. Il s’agit d’un curieux désir de réduire la vie à l’état gazeux.

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Il s’y prend d’un autre angle. Tantôt narratif, tantôt restitutif, Blumenberg guide ses lecteurs d’une main ferme à travers l’histoire. Le moment venu, il enlace des anecdotes, il émet un sarcasme contre un collègue, il se moque de l’intelligence humaine. Mais jamais il ne quitte le registre du respect de l’homme vivant et cherchant une possibilité de survie. C’est ici que nous avons les liens avec notre étude. Comme Nietzsche, Blumenberg cherche à mettre à nu les séductions subtiles des mystagogues. Comme Nietzsche, il développe des argumentations rigolotes contre la prétention que l ’homme soit un composé d ’une âme immortelle et d ’un corps mortel. Comme Nietzsche, il ne témoigne aucun respect pour l ’enseignement scolaire de l ’histoire de la philosophie. Blumenberg a destiné explicitement sa vie à l’élucidation de ce système connu sous l’intitulé Troisième Reich. Il suppose que certains paramétrages de ces forces métabolisantes qui caractérisent la vie ont été effectués d’une façon précise pour instituer ce système atroce. Au cœur de ce diagnostic se trouve un long travail de scruter les implications des différentes conceptions de l’homme. Oscillant entre les différents registres de la paidéia, projet qui prend son point de départ chez Platon, et des schèmes gnostiques qui marquent des stades successifs de transformation de l’approche platonicienne, l’homme n’arrive que rarement à une conscience claire et lucide de lui-même. Mais c’est justement cet effort qui s’avère indispensable pour enrayer ces pratiques excrémentielles décelées par Lourau, et qui permet réellement à l’homme de construire l’histoire.

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Blumenberg se réserve le droit de déployer dans son ouvrage Höhlenausgänge 22 sur quelques 800 pages ses explicitations autour du mythe de la caverne et des interprétations plus ou moins désastreuses pour le genre humain. À la différence de Nietzsche, qui avait déjà vigoureusement dénoncé les dangers provenant de quelques intellectuels européens, mais doit, à cause de sa maladie, rester confiné dans le fragmentaire, Blumenberg parvient à articuler ses propos non moins complexes que ceux de Nietzsche – et non moins nourris de lectures ! Ainsi, au lieu d’un assemblage de fragments, il arrive à construire des textes succincts. Bien qu’il reste toujours très difficile – difficulté liée à la complexité de cette entreprise – de voir clair entre ce qui est sa position et ce qui relève des reconstructions à partir de ses lectures, Blumenberg a réussi à métaboliser, à rendre fertiles quelques intuitions de Nietzsche tout en retrouvant une manière plus classique d’exposé. Un passage des Höhlenausgänge qui nous ramène à notre objet d’étude permet d’illustrer cette méthodologie subtile. « Dans le mythe de la caverne, » commence-t-il alors le chapitre sur L’expulsion de la vie en dehors de ses succès, « le fait qui sape la vie a trouvé son imagination la plus plausible. Il peut encore se réduire à une formule plus générale : la vie ne peut pas rester comment elle est et là où elle est. Elle déguste les conditions de sa possibilité, épuise son substrat, paît les profondeurs et remplit les espaces qui l’abritent avec l’ordure et les débris de ses succès, les excréments de son métabolisme » (Blumenberg, 1996 [1989] : 64). Mais à Blumenberg de conduire la pensée plus loin. Car 22

Sorties de la caverne – La traduction, par nos soins, est en cours.

la vie n’en est pas restée là, bien au contraire. « Contre le gaspillage du plus proche, de ce qui est incorporé dans les nutriments, la solution de ce dilemme ne pouvait être que dans l’usage de ce qui est le plus éloigné : la source énergétique extraterrestre qu’est le soleil, l’exploitation inépuisable relative à l’étroitesse donnée par le tour de main des chloroplastes. » (Blumenberg, 1996 [1989] : 65) Blumenberg est conscient que cette source aussi n’est pas éternelle, « mais cela n’a rien à voir avec son écrémage terrestre. L’énergie émise a été de toute façon perdue pour son origine » (Blumenberg, 1996 [1989] : 65). Et il conclut : « La vie est devenue parasite du soleil. Elle a inventé un nouveau type de parasitisme : celui sans épuisement de l’hôte. » (Blumenberg, 1996 [1989] : 65) Le fragment Nietzsche a rédigé, apparemment vers la fin 188323 , un fragment qui ressemble à un conte de fée. Le lecteur familiarisé avec la vie de l’auteur y aperçoit des traits autobiographiques. Ce texte révèle d’une manière particulière une des implications sous-jacentes si difficiles à déceler dans ses textes (cf. pour cela les études de Faye, notamment 2000). Déchiffrer ces implications qui créent pourtant la cohérence de sa pensée est le premier défi que Nietzsche lance à son public. Le champ d ’ implication à scruter ici concerne la personne de Jésus. En effet, dès ses essais de jeunesse (cf. par exemple le choral de 1857, BAW I : 391 sq.) jusqu’au texte tar23   Il s’agit du premier fragment du cahier Z II 4 (Nietzsche, KSA 10 : 635-637).

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dif d’allure hermétique qu’est son Ecce Homo (1888), Nietzsche s’est toujours confronté à la vie, au témoignage de Jésus. Ce combat n’est pas à confondre avec ses invectives contre les institutions théologiques et cléricales. C’est Henri Lefebvre qui a souligné la teneur d’expérience cosmologique dans l’œuvre nietzschéenne (Lefebvre, 2003 [1939]). Si Nietzsche philosophe s’est lancé dans des analyses fines des christianismes institués et de la théologie, Nietzsche cosmologue s’est construit en outre à travers les connaissances qu’il avait de Jésus, simple fait à ne pas négliger. C’est dans cette lutte intestinale qu’il a forgé les élucubrations autour du surhomme – et a entrevu les chances et les dangers dans lesquels se mouvait l’Europe. Le fragment à la base de nos propos est présenté comme « un petit récit innocent qui, pourtant, a institué beaucoup d’absurdités ». Ainsi donc, l’auteur invite les lecteurs : « Les absurdités, vous les vous racontez vous-mêmes ! »24 ; et lui, il se concentre sur son récit. « Il était une fois un garçon », commence-t-il alors, « et on a fait comprendre à ce garçon, par des regards et des discours, que «celui qui est 24   Je raconte une de ces absurdités. On entend souvent que Nietzsche aurait voulu détruire le christianisme. Cependant, il s’agit ici d’une des provocations que Nietzsche a émises et qui est souvent caricaturée. Sans m’arrêter ici sur les détails de ces caricatures généralement intentionnées (et vérifiant alors une autre hypothèse nietzschéenne concernant la nécessité de trouver des boucs émissaires), il importe de souligner que, pour Nietzsche, le christianisme se détruit luimême par l’exigence d’une véracité absolue qu’il ne met jamais en pratique (cf. pour cela surtout les fragments de l’année 1888).

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ton père n’est pas ton père véritable ! » L’enfant, chagriné, se mit donc à réfléchir ; et finalement, il se dit dans son cœur, tout à fait secrètement, «il n’y a apparemment rien de plus beau au monde qu’un père véritable ? » » Puis l’enfant apprit à prier. Sa souffrance le menait à « sa première demande », bien évidemment : « Dieu, donne-moi seulement un père véritable ! » Il grandit, « parmi des femmes et des prêtres grandit l’adolescent » – et de même grandit aussi « son amour secret et sa prière »25. Les années passèrent. Il devint « un adolescent profond et timide à cause de l’amour et, qui plus est, devant le mot «amour. » » Plus précisément, il devint « assoiffé de la rosée de l’amour, comme le thym dans la nuit » ; il fut « assoiffé et tremblant à cause de sa soif » ; il devint « l’ami de la nuit, car la nuit est pleine de pudeur et d’encens parfumé ». Et bien que « son âme elle-même exhalait ce parfum de l’encens des prêtres, et de l’innocence des femmes », il ressentait « même une honte de ce parfum-là ». Alors, au lieu « de désirer en priant qu’une femme l’aime, comme c’est le cas habituel de tout adolescent », ce jeune homme « désirait l’amour d’un père ». (KSA 10 : 636) Mais là aussi, la honte accompagnait cette prière. Cependant, il tint le coup. Son insistance lui procura une expérience lourde de conséquences que Nietzsche relate ainsi : « Un jour, sa prière se répandait dans des nuages lumineux. Des paroles montaient de ces nuages lumineux, disant : «Regarde, ceci est 25

Ce récit concerne alors bel et bien Jésus qui, lui aussi, a grandi entre des femmes et des prêtres, comme c’était le cas de l’enfant Fritz..

À l a r e c h e r c h e d u p è r e . R é f l e x i o n s a u t o u r d ’ u n f r a g m e n t d e N i e t z s c h e d e 18 8 3 . I n m e m o r i a m R e n é L o u r a u (19 3 3 -2 0 0 0) , p e t i t r a m a s s e u r d e m e r d e a u t o - d é s i g n é


mon fils bien-aimé auquel j’ai mon plaisir. » » L’adolescent surpris et stupéfait s’interroge – « Est-ce possible ! [...] Je suis le fils bien-aimé de celui à qui je viens de demander de me donner un père ? Dieu – mon père ! Est-ce possible ! » Il se met à réfléchir – « Ce vieux plisseur de front tout-puissant, ce beau parleur de Dieu des Juifs – c’est mon père ! Est-ce possible ? » Le garçon a reçu, comme il l’a déjà expliqué, une éducation parmi les prêtres. Il sait alors que, si Dieu parle, c’est sérieux, « il n’a encore jamais menti »26 . Se demandant « Qu’est-ce que je peux faire ! », il consent : « Je dois le croire ! » Mais alors commencent les problèmes, car « Suis-je pourtant son fils, ainsi je suis Dieu : suis-je pourtant Dieu, comment puis-je être homme ? » Il semble alors reculer – « Ce n’est pas possible – pourtant », comme Dieu n’a jamais encore menti, il prend sur lui-même et répète : « Je dois le croire ! » L’étonnement le pousse ensuite à s’interroger sur « l’homme en moi » et d’inverser tout simplement son expérience. Il arrive alors à la seule conclusion en accord avec le désir qui a provoqué cette expérience : « C’est apparemment seulement son besoin d’amour : car comme moi d’après le père, il a apparemment soif de ses enfants. » (KSA 10 :636) Simpliste ? Ce texte, dont le contenu est exemplaire pour cette lutte intestinale avec Jésus, est, au plan de l’écriture, un exemple de la rigueur avec laquelle Nietzsche construit ses morceaux qui sont, en effet, tous conçus comme 26   Cf. pour cela la notice d’avril-juin 1885 34 [71] : « Le mensonge de l’éducateur, par exemple chez Kant, avec l’impératif catégorique. Est-il possible que Dieu soit un tricheur, malgré Descartes? » (Nietzsche, KSA 11 : 442; et cf. surtout Lefebvre, 1957) – Blumenberg met l’accent sur l’enjeu de cette question, cf. L’inéluctabilité d’un Dieu trompeur, dans 1999 [1966 sqq.].

les briques d’un ouvrage à venir. Écriture spontanée d’apparence, l’idée sous-jacente qui porte tout, n’est jamais oubliée. Nietzsche en vient ensuite à une autre conséquence de cette expérience. Il y a donc, comme il l’a déjà formulé, une relation double d’amour et de désir entre Dieu et l’homme, seulement possible parce que Dieu n’est pas un homme et l’homme n’est pas Dieu – et pourtant, ils arrivent à un certain degré de ressemblance justement dans cette relation de désir mutuel. Cette deuxième conséquence est d’autant plus lourde qu’elle ne se restreint pas à sa propre personne, voire de façon générale à la vie individuelle. « Que je sois homme », recommence-t-il alors, « c’est apparemment à cause des hommes – je dois les attirer vers mon père ». Le récit vire à cet endroit dans le style bien connu de Nietzsche. Il s’écrie : « Les attirer vers l’amour : ah ces imbéciles que l’on doit encore attirer vers l’amour ! » Et encore, « ils doivent aimer Dieu », ce qui est un « enseignement léger, d’un bon plaisir ». Cependant, il n’oublie pas sa position nouvellement comprise et acquise de fils de Dieu. C’est alors qu’ « un joug léger s’ajoute pour nous, les enfants de Dieu ». Il précise que ce joug demande de « faire ce que nous aimons le mieux ». Bien qu’ébloui par « cet enseignement et cette sagesse, tellement facile à saisir que même les pauvres en esprit peuvent en tendre leurs mains », il n’est cependant pas encore arrivé au bout de ses questions, car « il y a des choses peu divines en l’homme ». Par exemple, « quand on va aux selles, comment peut-on être en même temps Dieu ? » Gardons-nous de rire – c’est une question sérieuse comme le montre la suite : « Pourtant, c’est encore pire avec l’autre

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excrément nommé péché : celui-ci, les hommes veulent bien le garder et ne pas le lâcher. » Diagnostic audacieux – comment agir à sa hauteur ? Il revient à la base et réaffirme d’abord sa nouvelle position : « Maintenant pourtant, je dois le croire : on peut être Dieu et pourtant aller aux selles. » (KSA 10 :637) Et seulement après avoir résolu cette question si vitale, il peut s’occuper du contenu de son enseignement principal – « Je leur enseigne de laisser leurs excréments et de devenir des dieux. » (KSA 10 : 637) 27 Ce texte, qui invite à mettre en valeur la merde dans tous ses états, est à l’origine du mien présenté ici et cherchant à relever justement ce défi. Le travail de l’arbre et de la merde Changeons de registre pour avancer encore un peu. Prenons pour cela un objet naturel qui fait depuis longtemps déjà partie du patrimoine philosophique – l’arbre. L’arbre, donc, comme tous les végétaux, accomplit le travail esquissé par Blumenberg, à savoir la transformation de l’énergie solaire en nourriture terrestre. Qui plus est, il tire des minéraux des profondeurs à la surface de la terre. Et l’homme n’est pas un arbre. L’homme a pourtant besoin de ce labeur de l’arbre. Il le continue à la fois par son métabolisme particulier et avec les moyens bien à 27

Et ici s’enchaîne utilement l’étude de Lourau, 1997b, s’attachant de manière succincte à analyser la mise en place de l’inhumain.

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lui, comme la production et l’application des engrais. « Engraisser s’appelle : suppléer les nutriments manquants. » (Viehröckl, 1948 : 78) L’homme a, de même, développé des systèmes de mots avec lesquels il organise le monde. Subrepticement, ces organisations, épousant le vocabulaire du travail de l’arbre – recherche des profondeurs et recherches extraterrestres –, sont devenues des évaluations. Ces évaluations ont fini par s’interposer entre lui et la réalité vitale. La pensée que Nietzsche a développée navigue entre ce labeur de l’abstraction et de la physiologie. Il crée un vocabulaire laissant entrevoir une possibilité de contourner ce langage figé de l’évaluation (ou, dans les mots de Nietzsche, de la morale). Le travail du fumier supplée avantageusement le travail de l’arbre. Nietzsche a été, comme nous l’avons déjà mentionné, très conscient de cette question de la métabolisation qui a fortement influencé sa méthodologie, proche de la transduction. Il n’arrive pas à se faire entendre. D’où mes tentatives d’élucider les difficultés qui empêchent d’accéder à sa pensée. J’avance que la mécompréhension de ce point qu’est la question des processus métaboliques y joue un rôle non négligeable. Actuellement, nous traitons explicitement des excréments. Rappelons alors que les excréments des animaux sont un bon fertilisant. Pourtant, ils peuvent, selon leur provenance, transporter des maladies, car certains micro-organismes survivent au processus de digestion. Il faut alors travailler les excréments, par fermentation par exemple, ou en les mélangeant avec des poudres minérales. Ce danger n’existe pas chez les ruminants et Nietzsche ne manque pas de se moquer d’une posture intellectuelle

À l a r e c h e r c h e d u p è r e . R é f l e x i o n s a u t o u r d ’ u n f r a g m e n t d e N i e t z s c h e d e 18 8 3 . I n m e m o r i a m R e n é L o u r a u (19 3 3 -2 0 0 0) , p e t i t r a m a s s e u r d e m e r d e a u t o - d é s i g n é


qu’il qualifie de ruminante (cf. Bazinek, 1993). Mais de l’autre côté, il ne s’est pas trop soucié des contaminations portées par sa pensée, convaincu que le combat fortifie l’homme. D’où sa critique de toute morale, où il soulignait à excès son côté indéniablement dangereux qui consiste à endormir les faibles. Dans le contexte de cette critique de la morale, la merde se situe au niveau de l’hypocrisie. Les moralisateurs, selon Nietzsche, nient la réalité que l’homme doit aller aux selles28 . Ainsi donc, ils soumettent les processus physiologiques absolument nécessaires aux jugements moraux et commettent un contre-sens. Cette obsession de moraliser la nature humaine traverse les siècles. Elle doit alors bien avoir une raison. Nietzsche arrive à une explication. C’est qu’accabler l’homme avec une morale qui condamne ce qui lui est propre, est, pour lui, une stratégie pour dissimuler le péché réel. Il rentre alors en guerre contre cette stratégie, bien plus occupé à la déjouer qu’à s’exprimer sur ses stratégies propres. Nous pouvons alors retenir que ce déséquilibre, combiné avec sa conviction qu’il faut coûte que coûte fortifier l’homme, est encore une autre source de malentendus de la provocation nietzschéenne. Épilogue J’essaie de répondre aux questions qui sollicitent la pensée en construisant des constellations (conceptuelles, de théorèmes, d’avancées heuris28

Travailler les excréments humains est possible, mais demande beaucoup d’espace. Et la teneur faible en potassium doit être compensée. C’est ainsi que l’industrie pouvait imposer le guano. Le guano est une couche composée de merde et de cadavres d’oiseaux. Atteignant jusqu’à 60 m d’épaisseur, il se trouve surtout sur les Îles et les côtes de l’océan Pacifique. Utilisé comme engrais, il est un apport important d’azote. Composé de merde lui aussi, mais desséchée, il est facilement maniable.

tiques par exemple) qui nous aident à affirmer la réalité sans angoisse. De ces questions, comme le décèle Nietzsche à juste titre, beaucoup relèvent d’enseignements erronés. D’autres pourtant, comme celle de la violence humaine, ne permettent pas de solutions. Jean Pierre Faye les résume avec une autre question : « C’est le même maître qui nous a créés, pourquoi ne pouvons-nous connaître la liberté ? » (Faye, 1983 : 48) Nous avons entretemps compris que le thème que je place au centre de cette étude semble faire appel à la théologie. Mon épilogue rappelle alors la tâche du philosophe. La philosophie a entre autres la vocation de penser et de réfléchir sur les qualités de la vie et de leur sauvegarde respectueuse. Pour cela, elle est sollicitée d’éliminer la contradiction ; autrement dit de supprimer, avec un véritable coup de force, la contradiction. Ainsi surgit la possibilité d’une organisation systématique de la pensée et des réflexions. La notion de système que nous venons ici à dégager ne contredit en rien l’idée d’un débordement, d’un foisonnement intellectuel, pas non plus – de l’autre côté – des processus complexes de fermentation et de putréfaction. Ses exigences empêchent pourtant un semblant de philosophie qui ne fait qu’organiser le savoir, qui se donne l’aspect de système et n’est, regardé de plus près, qu’un alignement d’informations ou, comme le disait Nietzsche dans Par-delà bien et mal, la réduction de la philosophie à l’épistémologie (Nietzsche, KSA 5 : 129-132, § 204). Si, alors, aller aux selles est humain, se laisser nourrir par des merdes – aussi sur le plan intellectuel – ne l’est pas. C’est ici où se situe la provocation que Nietzsche envoie à la philosophie.


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Comité scientif ique antidisciplinaire  : Angela Cozea (Toronto), Robert Hébert (Maisonneuve), Jean Morisset (UQAM), Lawrence Olivier (UQAM), Robert Pfaller (UaK Vienne), Jean-Marc Piotte (UQAM), Avital Ronell (NYU), Clément Rosset (Nice), Georges Sioui (Ottawa). Comité de rédaction  : Jean-Pierre Couture, Jérôme Dubois, Dalie Giroux, Ève Lamoureux, Frédéric Lebas, Sébastien Mussi, Michel Nareau, Darren O’Toole, Julie Perreault. Révision linguistique  : Sara-Lise Rochon, Jade Bourdages et Alex Del Duca. Photographie, graphisme et mise en page  : Frédéric Lebas. Dépôt légal  : Bibliothèque du Québec Bibliothèque du Canada ISSN : 1916-4297 © les Cahiers de l’ idiotie, 2012. http ://www.cahiers-idiotie.org

Achevé d’imprimer en mars 2012 sur les presses de l’imprimerie GAUVIN à Gatineau (Québec) Tiré en 199 exemplaires, numérotés de 1 à 199.


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