Demi dieux sur tapis rouge

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DEMI-DIEUX SUR TAPIS ROUGE Journal

du

65éme Festival

de

Cannes

Victoria Rivemale

emaffesoli@gmail.com

Clément Bosqué

cbosque1@gmail.com

Ces articles ont été écrits, à l’exception du premier, à Cannes, pour le journal en ligne atlantico, en mai 2012.

Merci à Aymeric Goetschy.



Table des matières Demi-dieux sur tapis rouge : Cannes, ce grand moment de paganisme . ............................................ 11 Multipass : Cannes, ce Festival de castes .............................................. 19 Crudité : le réalisme au cinéma . ........................................................... 23 Western australien caricatural et petit bijou roumain ........................... 29 Pete Doherty : la lost generation ? .......................................................... 35 Involontaire : Dario Argento, le cinéma d’horreur qui fait rire ............. 41 Cadeau : Vous n’avez encore rien vu, quand Alain Resnais fait plaisir à ses acteurs ........................................ 45 Amour d’Haneke, trop beau pour n’être que triste ? .............................. 51 Killing them softly, un film de gangster contemplatif ?............................57 Voyage au bout de l’ennui : Sur la route, le pire film du siècle ? . ............ 63 Ken Loach vs Groland : Le grand soir contre La part des anges, le match franco-britannique du film social ........................................... 69 Il était une fois… : de Cosmopolis à Antiviral, des Cronenberg de père en fils . ............................................................ 75 Pronostics pour le palmarès, déceptions et coups de cœur .................... 83 Clap de fin : Palmarès du Festival de Cannes, des évidences et une incohérence . ........................................................ 91



DEMI-DIEUX SUR TAPIS ROUGE :

Cannes, ce grand moment de paganisme

Le 11 mai 2011 « Et puis ce soir on s’en ira Au cinéma Les Artistes que sont-ce donc Ce ne sont plus ceux qui cultivent les Beaux-Arts Ce ne sont plus ceux qui s’occupent de l’Art Art poétique ou bien musique Les Artistes ce sont les acteurs et les actrices » Guillaume Apollinaire, Avant le cinéma, Il y a (1925)

A

propos du Festival de Cannes, Clint Eastwood a parlé « d’enthousiasme », Gilles Jacob « d’effervescence », Frédéric Mitterrand – nul ne s’en étonnera – de « plaisir et de désir ». Tout le jeu du Festival de Cannes est de faire croire qu’il s’agit de cinéma. Dans cette optique, on veut se persuader


que c’est un moment de culture, combinant exigence artistique et passion pour un loisir réputé populaire. On va prétendre qu’une forme d’intelligence collective va faire émerger le meilleur art. On va parer chaque film de vertus réflexives et émancipatoires : car il faut toujours se libérer, n’est-ce pas, les Lumières nous ont appris l’horreur des jougs ! On va parler, comme dans la plus traditionnelle rhétorique monothéiste, de ce que ressent le spectateur individuel face à Dieu, pardon, au film, dans « le mystère de l’âme et la solitude du cœur » (Chateaubriand, le Génie du Christianisme). On ne manquera pas de pointer en sourcillant tout ce qui renvoie aux dimensions marchandes et médiatiques. On n’aura pas dit grand-chose.

On ne manquera pas de pointer en sourcillant tout ce qui renvoie aux dimensions marchandes et médiatiques. On n’aura pas dit grand-chose.

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Les stars : de petits Dieux à vénérer L’étymologie grecque de cinéma est, bien entendu, mouvement. C’est donc une statuaire en mouvement qui va défiler à la montée des marches, Galatées mises en mouvement par le regard amoureux des milliers de Pygmalions que sont les spectateurs. En réalité, les stars sont nos petits Dieux et nous allons les vénérer. Pendant qu’ils monteront les marches – ô abaissement, ô sauvagerie – nous allons les adorer ensemble, en criant, en pleurant, bref en perdant tout de la « dignité » qui nous est si chère. Les approcher, les toucher, donneront aux chanceux, excitation et surcroît d’être. Car non seulement, à la vue de l’Acteur, réel et fiction semblent se superposer de manière troublante à l’esprit ; être en présence de la star, c’est en fait être témoin d’une incarnation, d’une « présence réelle », comme lors de la transsubstantiation de l’Eucharistie. Mircéa Eliade aurait dit « hiérophanie », irruption du sacré. Gilles Jacob louait « la force d’un des derniers grands rites des mondes contemporains » dans la préface d’un ouvrage collectif publié en 2001, et dans lequel l’anthropologue Elizabeth Claverie compare l’apparition des stars à celle de saints (Aux marches du palais : le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, 2001). Edgar Morin, lui, évoque des « vedettes impalpables [qui] quittent la pellicule. Et s’offrent au regard des mortels » (Pour une politique de civilisation, 2002). Rappelons qu’à la différence des musiciens en concert ou des footballeurs, les « stars » viennent à Cannes pour… ne strictement rien faire. Ou alors, pour faire le zouave sur le tapis, à l’image de Quentin Tarantino, prototype gamin, laid et vociférant de J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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ce nouveau genre de déité devant lesquelles on se prosterne, entre fascination et crainte. Bienvenue au cirque de Cannes Comme souvent, il y a deux manières au moins de prendre la chose. On peut s’en désoler et considérer avec Blaise Pascal qu’il y a un risque à trop prendre au sérieux le jeu, le « divertissement » par lequel l’homme « s’y échauffe et […] se pipe soi-même » (Pensées). Il nous éloigne trop du Bien. Tout ce non-rationnel, ces mascarades, ces abandons à des idolâtries passagères ont peut-être une utilité existentielle, mais ne sont en définitive que vanité, mensonge. Aujourd’hui, ce sont de petits maîtres de vertu, accrochés aux « sciences » sociales, qui prennent bien involontairement le relais d’un « credo in unum Deum » que ne renierait pas Benoît XVI, et prétendent nous ramener à notre salut. Pour eux, le cinéma doit nous donner des leçons de réel. N’avons nous pas trop consommé ? Nous sommes-nous assez mortifiés ? Au lieu de spectacle, de cette tentation superflue, ne devrions-nous pas nous préoccuper des vraies questions – qui sont, comme dirait Martine Aubry, « l’emploi et le pouvoir d’achat » ? En vain l’on veut fuir ce coupable polythéisme : il devient pardonnable de chanter les louanges d’un Sean Penn, demidieu institutionnel s’il en est. Abonné aux récompenses et aux honneurs, journaliste intermittent intervieweur de Chavez et Castro, bienfaiteur humanitaire de la NouvelleOrléans et de Haïti, il interprète le protagoniste de This Must Be The Place de Paolo Sorrentino, en compétition cette année. A en croire le dossier de presse officiel du film, le 10

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personnage joué par Penn est une sorte d’homme-enfant qui voit la vie comme « pleine de belles choses ». C’est dire s’il est le versant raisonnable et inoffensif du Quentin Diablotino évoqué plus haut. La magie du cinéma… L’astronome le sait : jeunes et vieilles, blanches, jaunes, brunes, rouges et mêmes bleues, les étoiles ne font pas qu’être lumineuses. Elles rayonnent et magnétisent, elles attirent des corps qui gravitent autour d’elles. Le sociologue et philosophe Julien Freund fait le parallèle entre le lumineux et le « numineux », reprenant le terme créé en 1917 par le théologien allemand Rudolf Otto pour décrire cette sorte de halo de sacré qui se dégage des choses, hors du rationnel et de l’éthique. Le Festival est d’autre part un rituel saisonnier. L’anthropologue écossais Sir James George Frazer (1854– 1941) auteur en 1890 du Rameau d’Or, a montré l’importance des rites de fertilité, marquant le renouveau. Le temps est cyclique comme une pellicule de film qui se déroule et se rembobine. Le titre trouvait son origine dans une scène de l’Enéide, l’épopée de Virgile. Le festival n’a-t-il pas lieu tous les ans au printemps ? La « palme d’Or », symbole tiré des armoiries de la ville de Cannes, n’est-elle pas… ce rameau ? Aussi va-t-on voir à la télévision les journalistes courir, suer, quémander, recueillir quelques gouttes de ce numineux impalpable, puis extatiques, remplis, bredouillant, répéter, traduire au téléspectateur la parole oraculaire. Dans le ciel, les constellations ont déjà des noms grecs. Sur le tapis rouge, les « étoiles » iront par deux, comme les dieux grecs. Fermant le J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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cortège des dieux mineurs, des satyres, des Tarantino bossus et sautillants, des caméras cyclopiques, des nymphes, des muses, nous verrons Brad Pitt au cœur d’airain et Angelina Jolie aux yeux clairs – Brangelina – en Héra et Zeus chryséléphantins. Et la marche de cette race d’immortels nous rendra heureux. Dans notre paganisme nous sommes grecs, africains, chrétiens du moyen-âge. Croyance, foi, religion, les mots peuvent sembler trop forts, renvoyer par trop à des institutions bien établies. Appelons simplement ce beau tableau de civilisation la « magie » du cinéma.

Et la marche de cette race d’immortels nous rendra heureux.

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MULTIPASS :

Cannes, ce Festival de castes Le 19 mai 2012

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a 65ème édition du Festival de Cannes a débuté ce mercredi. Une foule de fans tentent d’entrer dans le palais tandis qu’une cohorte de professionnels triés sur le volet cohabitent à l’intérieur. Il fait frais et humide sur Cannes et bientôt, le « même ciel étoilé » sous lequel les hommes communient dans l’amour du cinéma selon Malraux, se couvre. Ce qui n’empêche pas la ville de brûler d’une sorte de fièvre, et de se contracter et de se dilater au rythme des séances de projection. A l’heure dite sur les programmes une petite foule de spectateurs afflue rapidement autour des entrées principales. Sous les robes moulantes, les strings sont tendus et les agents de police aux abords des rues barrées aussi. Cela bouchonne et bougonne en américain, français et italien. Il faut passer plusieurs étapes et tous ne sont pas égaux devant la loi du festival. Selon votre niveau d’accréditation, vous passez (« c’est bon, allez-y ») ou ne passez pas, en fonction d’un code couleur aussi impénétrable qu’impitoyable. Des dizaines d’hommes en beige font le tri entre les cinéphiles et simples blogueurs, les « presse » divisée en


Dehors, on s’égaie. Dedans on vient tendre la fesse gauche pour s’y faire administrer sa correction réaliste.

multiples sous-castes, etc. Le chef des hommes en beige parle à l’extrémité de sa cravate qui dissimule un micro. « Tu laisses plus passer Jean-Pierre ». « Seulement les ‘presses’ ! ». « Monsieur, vous vous mettez sur le côté s’il-vous-plaît ». Les refusés, en ligne compacte, ne sont pas à l’abri de voir se faufiler entre eux le membre d’une caste prioritaire, sa carte tenue fièrement entre deux doigts, le regard fixe pour ne pas voir les haies de visages envieux qui s’écartent pour le laisser passer, tout leurs espoirs déçus. Ceux qui ne sont pas entrés se consolent un peu par petits groupes. Tout à coup, ils se mettent à courir, traversent les pelouses, serrant les programmes et magazines ; cette foule avide et vaguement ridicule d’importants méconnus, soumise au jeu de caste et de tri des hommes en beige, chroniqueurs et critiques se précipitent en haletant, comme des enfants saturés de sucre se ruent vers les attractions de Disneyland. Oui, Cannes a des airs de fête foraine et, le soir venu, lorsque tout se met à tourner en orbite autour des fameuses marches et tapis rouge, on jurerait entendre à intervalles réguliers les cris perçants de passagers du grand huit dans le looping, assourdis par une épaisse couche de dance music. 16

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Car autant, sur la Croisette, c’est la foire, autant ça ne rigole pas à l’intérieur des salles. Après De Rouille et d’os qui montrait jeudi le corps mutilé de Marion Cotillard, démaquillée et les cheveux gras, vendredi Paradis : Liebe d’Ulrich Seidl et Reality de Matteo Garrone semblent poursuivre la note d’un réalisme cru. Dehors, on s’égaie. Dedans on vient tendre la fesse gauche pour s’y faire administrer sa correction réaliste.

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CRUDITÉ :

le réalisme au cinéma Le 19 mai 2012

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u programme ce vendredi : Paradies : Liebe d’Ulrich Seidl et Reality de Matteo Garrone. Deux films en compétition officielle et un mot d’ordre : le réalisme. On sera toujours étonné de voir la vie réelle, les corps réels, les voix réels, les caractères réels posés, de manière brute, dans l’art. Le choc persiste, deux siècles après que le réalisme ai posé ses fondations. Emile Zola décrivant les digestions, la lassitude des corps, leur dégénérescence, la brutalité sexuelle gênerait toujours. Un cran supérieur est bien sûr atteint avec l’image ; la pellicule est, par essence, encore davantage vouée à la crudité. pourquoi ce besoin de réalisme ? sa vocation est d’obliger notre regard. Le réalisme est un homme monstrueusement fort qui, de ses deux énormes mains poilues, empêche notre visage de se détourner et nous force à scruter, à examiner ce que l’on aurait naturellement enjambé ou recouvert d’un intense voile d’illusion. le réalisme est lutte corps à corps contre la mythification et la mystification. Il y a un indéniable courage à filmer ses prochains, son peuple, son pays dans cette crudité, forcément violente.


Le réalisme est un homme monstrueusement fort qui, de ses deux énormes mains poilues, empêche notre visage de se détourner et nous force à scruter, à examiner ce que l’on aurait naturellement enjambé ou recouvert d’un intense voile d’illusion. L’Autriche de Seidl dans Paradies : Liebe est celle de touristes quinquagénaires venues s’échouer lourdement dans une villégiature sécurisée, sur les côtes kényanes. Leurs chairs pendantes et rosâtres s’écrasent mollement sur les torses fermes et souples des jeunes africains qui les attendent, elles et leur porte-monnaie, derrière les grilles de leur domaine. Pourtant l’héroïne cherche l’amour, et non le seul rapport sexuel ! Elle voudrait « enseigner » à ses amants noirs à faire l’amour à l’européenne (« zärtlich », tendrement), elle peine à assumer pleinement la situation de prostitution. En face d’une culture dégénérée (les blancs qui cuisent au soleil et

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qu’on occupe comme des petits enfants, de jeux, de rondes, de spectacles…), que dire de l’Afrique ? Peuple rusé, encore bienheureux car dénués de scrupules et de doutes moraux, ou troupes parasitaires, désespérément dépendantes des bouts de gras (au propre comme au figuré) qu’on leur jette ? Plus didactique encore est le film de Matteo Garrone : Reality. Même courage, même cruauté, à montrer son propre peuple, à dévoiler sa famille et son linge sali. Il plonge dès le début en pleine beauferie italienne, variétoche hurlante et robes à paillettes criardes sur des corps qui n’ont rien à envier en laideur aux autrichiennes adipeuses de Seidl. Luciano et Maria, eux, ont trois enfants, sont beaux et travaillent dur. Pour amuser ses enfants au centre commercial, Luciano passe le casting de l’émission Il Grande fratello ; repéré, il accède au niveau supérieur du casting, puis se prend à attendre follement le coup de fil final qui lui permettrait « d’entrer dans la maison ». Le réalisme est ici intense, mais sans désespérance. Est-ce parce que les Italiens nous charment tant, nous Français qui sommes en quelque sorte leurs cousins ratés ? Est-ce parce que l’Italie a conservé nombre de secrets vitaux : la tribalité de la famille, l’outrance, la sociabilité et le spectacle qui va avec la franchise, que d’autres nations ont tristement oubliés ? Car Matteo Garrone utilise tout cela et veut rendre au spectateur le plaisir qu’il a pris à monter une histoire parmi les siens, à les filmer, à les montrer. Ici, malgré tout, l’humanité est belle.

Ce n’est pas simplement un film sur les ravages causés par la superficialité, la vulgarité et l’inanité des shows de

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téléréalité et le vocabulaire étrange développé autour de ces émissions (« rester dans l’aventure », « vivre ses rêves », « never give up »).

Au cœur de la chaleur italienne, là même où il a tout, Luciano développe peu à peu une espérance hystérique : c’est là le vrai sujet du film. L’espérance d’atteindre ce loft qui pourrait bouleverser sa vie. Il va tout perdre. Le film est construit sur un parallèle, appuyé un peu lourdement, entre la téléréalité et la religion : le besoin humain d’être observé et jugé, les signes que Luciano perçoit sur son chemin (de croix) fantasmé vers « la maison » (de Dieu), la charité maniaque qu’il croit devoir rendre pour atteindre l’autre monde. Et puis, au final, une fois entré dans le loft par effraction, la lumière blanche du paradis. Tant pour Ulrich Seidl que pour Matteo Garrone, le thème de fond semble être celui d’une civilisation européenne mécontente et triste d’elle-même. Pendant ce temps, sur la Croisette…

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Ce n’est pas simplement un film sur les ravages causés par la superficialité, la vulgarité et l’inanité des shows de téléréalité et le vocabulaire étrange développé autour de ces émissions (« rester dans l’aventure », « vivre ses rêves », « never give up »).



Western australien caricatural et petit bijou roumain Le 20 mai 2012

C

e samedi, projection de deux films en compétition officielle : le raté Lawless de l’Australien John Hillcoat (avec une B.O de Nick Cave) et le retour du Roumain Cristian Mungiu, Palme d’or en 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours qui revient cette année avec Audelà des collines. Il ne va pas être bien difficile à la critique de descendre froidement le Lawless de Hillcoat. Le cinéaste australien fournit lui-même toutes les munitions sur un plateau. Les vêtements élimés, intérieurs poussiéreux et accents péquenots de ses « moonshiners » (producteurs clandestins d’alcool sous la prohibition) n’y font rien. Taciturnes et droits, gentils ou méchants, ses personnages n’en sont pas moins vides. La musique country-lourde concoctée par Nick Cave, censée donner de la saveur au film, ponctue les nombreux temps morts avec la subtilité du napalm au petit matin. Il y a trop de tout dans ce plat et rien n’y est assez cuit. Après tant d’ennui, c’est presque avec soulagement qu’on consent à suivre le dénouement – lui aussi interminable, ce qui pour


un dénouement est regrettable – d’une « histoire » aussi originale et inattendue que la daube dominicale de votre grand-mère.

C’est ainsi que les bandits les plus inquiétants sont récupérés, eux et leurs contradictions, par une vénération qui donne de leur violence une version autorisée et légale. Face à un échec aussi patent, on est forcé de s’interroger. Ce film n’est pas simplement mauvais. Ce n’est pas comme s’il échouait à atteindre un noble objectif. Ici, c’est l’intention qui n’est pas bonne. Pour le comprendre, il faut revenir sur la contribution artistique du chanteur Nick Cave, compatriote et ami de Hillcoat et auteur de la B.O et du scénario. L’imaginaire de Nick Cave est en effet tout entier absorbé par une fascination pour l’univers des bas-fonds et les figures de hors-la-loi, dont la tradition de musique populaire (folk, blues) US est riche. Il voudrait en être, un bad-boy, avec un gros pistolet. Tout cela pourrait être sympathique et même intéressant si Cave ne faisait pas tout 26

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basculer dans la caricature et le ridicule. Ainsi, il fait dire grossièrement en guise de refrain au célèbre bandit Stagger Lee dans sa chanson éponyme : « I’m a bad motherfucker called Stagger Lee, Mr Stagger Lee »… vociféré d’une voix qu’il rêve sombre et menaçante comme un gangster-chansonnier, mais qui n’est qu’outrée. C’est ainsi que les bandits les plus inquiétants sont récupérés, eux et leurs contradictions, par une vénération qui donne de leur violence une version autorisée et légale. Dans Lawless aussi, l’énumération de méfaits et de scènes « dures » aboutit à la pire platitude et inutilité. A quoi s’ajoute une révérence, pathétique pour des Australiens, pour une tradition western (cinématographique et historique) qui n’est pas la leur. Le film sera donc très certainement éreinté d’une voix unanime, avec raison. Il est possible que Thierry Frémaux ait choisi de faire figurer ce film dans la sélection officielle afin qu’il épuise à lui seul l’ire des milliers de critiques présents ici, tous frétillants, comme nous-mêmes, à l’idée de servir leur opinion d’experts ; et pour permettre par la suite un festival aussi « normal » et « apaisé » que les premiers jours de mandat du nouveau président français… Le coup est raté ! Car les festivaliers ont besoin de se donner le spectacle de leur « division », on sait que le cinéma est une chose qui déclenche les passions. En effet, le deuxième film de Cristian Mungiu, réalisateur roumain primé à Cannes en 2007, a été hué puis applaudi en projection. Le grand écart total entre ces deux films répond d’ailleurs à l’ambition du festival d’illustrer la diversité du cinéma mondial… Au-delà des collines s’inspire d’un fait divers qui

avait fait beaucoup de bruit en Roumanie il y a quelques

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années. Imaginez un petit couvent vivant dans les conditions du Moyen Âge, sans eau ni électricité. Il fonctionne comme une petite famille et abrite une dizaine de bonnes sœurs, la plupart issues de l’orphelinat de la ville voisine. Toutes les filles vouent une confiance aveugle au pope, qu’elles appellent « papa », secondé par la mère supérieure, nommée « maman ». L’une des jeunes nonnes, Voichita, reçoit la visite de son amie Alina avec qui elle a grandi à l’orphelinat et qui revient d’Allemagne. Les deux jeunes filles s’aiment, et l’on comprend qu’elles ont traversé toute leur courte et triste vie en s’épaulant. Alina voudrait repartir avec Voichita en Allemagne où elles pourraient travailler et réaliser leur promesse de « rester toujours ensemble ». Mais Voichita a choisi une voie, celle de l’amour de Dieu, et suit scrupuleusement les enseignements du pope. Alina persiste et reste, déterminée à retrouver l’ancienne communion qui la liait à Voichita. La tension monte au couvent. Les sœurs et le pope sont finalement convaincus qu’alina est possédée par le malin et qu’il faut la libérer du mal. La fin sera tragique.

Tout d’abord, et contrairement à ce que le synopsis laisse penser – on pourrait craindre de s’approcher dangereusement de la programmation du « Festival du Film Chiant », le spectateur est très rapidement agrippé par le conflit qui se noue peu à peu dans le couvent, la violence s’intensifiant progressivement jusqu’à se déployer en d’incroyables et longues scènes où les jeunes sœurs tentent de ligoter Alina, qui se débat avec l’énergie de la folie furieuse, pour la faire assister, de force, aux messes de désenvoûtement du pope. L’image est d’une grande beauté, et c’est presque si l’on sent le mordant du vent glacial de la boueuse campagne

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roumaine, et chauffer les maigres rayons d’un soleil rasant. Les nonnes s’activent dans le fourmillement d’un tableau de Bruegel et les scènes de repas en commun ont la solennité des peintures religieuses en clair-obscur de la Renaissance. La mise en scène, parfaite, nous permet d’entrer dans une situation a priori excessivement lointaine de nous, celle d’une Roumanie archaïque et figée. Pourtant au sein de cet univers étrange, celui d’un christianisme orthodoxe intégriste à la fois choquant et fascinant, à la fois critiqué et légitimé, semble-t-il, par le réalisateur, on trouve exprimé avec une force incroyable par les deux jeunes actrices la force d’un amour fatal. Alina, pourtant rebelle et indépendante, championne de karaté comme le rappelle Voichita, et alors même qu’elle reproche à cette dernière d’avoir peur de vivre, ne se laisse qu’une alternative en ce bas monde : l’amour de son amie, ou la mort.

le spectateur est très rapidement agrippé par le conflit qui se noue peu à peu dans le couvent

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PETE DOHERTY :

la lost generation ?

Le 21 mai 2012

P

rojeté ce dimanche au Festival de Cannes dans la section « Un Certain regard », Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde offre un premier rôle à l’ex de Kate Moss. Pauvre Pete Doherty, très attendu pour sa performance d’acteur dans le film de Sylvie Verheyde : Confession d’un enfant du siècle, adaptation de l’œuvre du même nom de l’écrivain romantique Alfred de Musset. Au tournant, les loups de la critique… Il ne sera pas raté, celui qui a tellement été moqué pour ses postures de poète maudit, d’ultime rockeur, accusé de cacher une musique simplette et bancale derrière les lignes de ses rails de coke. Prisonnier du star system dès qu’il y a posé le pied, il déclare le haïr, et affirme que seul l’amour pourrait le sauver. Dès lors, il s’insère parfaitement dans cette histoire prenant place au XIXème siècle, celle du « plus grand libertin de l’époque » qui, pour se libérer de la débauche, vit une histoire d’amour (avec le personnage interprété par Charlotte Gainsbourg) qui échoue.


Rédemption artistique Le cas Doherty est ambigu. Est-il un chanteur pour adolescentes, le Robert Pattinson de la musique, ou le dernier blues man ? Pete Doherty a, dans sa jeunesse, « gagné des concours de poésie », comme nous l’apprend la réalisatrice du film. Il est venu à la musique par la littérature. C’est un artiste. Pour le prouver, quoi de plus adéquat qu’un film adapté d’un roman français du XIXème siècle ? Le projet de ce film lui a immédiatement plu, comme le rapporte la réalisatrice : il l’a rappelée tout de suite. Chemin rêvé vers la rédemption artistique. Il y a plusieurs romantismes français. Plusieurs vagues. Musset est célèbre pour être le meilleur représentant du romantisme mièvre, languissant, spécialiste des plaintes d’amour hésitantes qui courent dans de très longs poèmes. Parmi tous les auteurs siglés « romantisme », il est souvent méprisé par les universitaires et par les connaisseurs. C’est peut-être injuste, mais ce n’est pas non plus infondé. Reste que dans son roman Confession d’un enfant du siècle, Musset a inventé des mots, repris sans cesse depuis, décrivant « le mal du siècle », décrivant les désillusions d’une génération censément venue trop tard au monde pour le vivre pleinement, condamnée à l’inaction et à la décadence. Les historiens de la littérature ont appelé ce mouvement le « second romantisme » ou « l’école du désenchantement ». Après Victor Hugo, Lamartine, leur romantisme conquérant, visionnaire, se rêvant prophétique, les langueurs prennent les cœurs avec Musset. Cette faiblesse de vivre n’est pas seulement artistique, elle est aussi politique : la génération de 1830 est fille de la Révolution française, fille des guerres 32

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napoléoniennes, fille, mais non héritière, et pour elle il n’y a plus rien à accomplir. Verheyde reprend beaucoup ces éléments dans son film. 1830, 1968 : même combat ? Vous le voyez venir, gros comme une maison ? Mais oui ! On le répète à l’envi, les jeunes gens de la génération de Doherty sont les mêmes : eux ramassent les miettes de mai 68, voire du « grand soir » de mai 81 et les restes gâtés des folles années du rock, de la contestation illimitée, de la libération des mœurs. Incapables d’inventer, ils se contenteraient de réitérer les gestes fondateurs, de composer les mêmes rengaines à la guitare et leur univers favori est le vintage des années 60, encore un peu « d’espérance de gauche ». On comprend pourquoi Pete Doherty pouvait intéresser Sylvie Verheyde.

Eux ramassent les miettes de mai 68, voire du « grand soir » de mai 81 et les restes gâtés des folles années du rock, de la contestation illimitée, de la libération des mœurs

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Ce n’est pas qu’il soit mauvais acteur. Certes, il faut supporter ses poses d’enfant gonflant le ventre et agitant les membres en permanence, ainsi que ses moues et ses regards capricieux ; mais tout cela colle au rôle. Le plus frappant, à notre sens, c’est que Doherty est ici plus un « signal » qu’un acteur. Un acteur est une matière malléable à laquelle un réalisateur tente d’impulser des mécanismes psychologiques ; ici, Doherty, par sa présence, « signale » lourdement la superposition des scènes de débauche londoniennes, des séances de binge drinking américaines aux nombreuses soirées pareillement débauchées qui s’accumulent dans le film. Génération paralysée Est-elle vraiment pertinente, cette idée de la succession des générations, l’une ramassant, pleurnichant après les modèles des autres ? Ce repli sur soi, ce vide désespérant et cette recherche maniaque de l’amour comme seul remède à la nullité du monde, est-ce vraiment seulement le fait de la génération de 1830, comme de la génération dite « X » ou « Y » ? Une génération paralysée car elle n’aurait plus le désir de « changer le monde » comme on l’entend ad libitum ? N’est-ce pas plutôt que certains ont la faiblesse coupable d’écouter des aînés qui refusent de lâcher la corde, qui les biberonnent à l’éternelle plainte cicéronienne « ô tempora, ô mores » (quelle époque ! quelles mœurs !) ?

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Écoutons Arthur Rimbaud, qui cherche à éventer le malentendu installé par Musset : « Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, — que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! Les contes et les proverbes fadasses ! […] Musset n’a rien su faire : il avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. » Car plutôt toutes les époques contiennent leurs forces de décadence et de renouveau.

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INVOLONTAIRE :

Dario Argento, le cinéma d’horreur qui fait rire Le 21 mai 2012

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ntre kitsch et 3D, le Dracula du maître de film d’horreur de série B lasse plus qu’il ne convainc. « Loufoque », « potache », « kitsch à souhait », etc. : le journaliste de lambda-hebdo aura tous ces poncifs à disposition pour distinguer la création – la créature- de Dario Argento (1940-), le maître italien de l’horreur. Les spectateurs chaussent de bonne grâce les lunettes 3D, levant les yeux au ciel avec un sourire comme un adulte se prête à un jeu d’enfant. Les premiers rires fusent rapidement ; la salle a, dans son ensemble, décidé de jouer le jeu avec bienveillance. Argento a parsemé son œuvre de maladresses exprès (dialogues chargés artificiellement d’information à destination du spectateur, tels que : « – Ce soir, c’est… – La nuit de Walpurgis, je sais ! ») et d’effets visuels grossiers : la 3D est mise à contribution pour donner tout leur relief aux formes


Toutes ces petites private jokes sont accueillies avec des pouffements. Mais la bienveillance a ses limites girondes de ses belles vampiresses, projeter toutes sortes d’objets et de fluides au visage du spectateur et tirer parti des perspectives intérieures du château et de la profondeur des sous-bois de Transylvanie. L’histoire suit, à quelques transpositions près, l’intrigue originelle de Bram Stoker. Argento n’oublie pas de glisser ici et là quelques références dans cette expérience d’horreur aux couleurs vives, comme dans les vieux films colorisés. Certaines scènes sont directement copiées du Dracula de Coppola ; ainsi l’interprète du héros Jonathan Harker est un frère de Keanu Reeves, qui interprétait le même rôle en 1992, et parvient même à avoir l’air plus niais. Le Comte Dracula se délecte de la « musique » des hurlements des loups (« les enfants de la nuit ! »), prononce certains mots comme s’il avait la bouche pleine de sang (« pppleasant ») ; enfin, Rutger Hauer jouant le Dr Van Helsing a plus que de faux airs d’Anthony Hopkins. Toutes ces petites private jokes sont accueillies avec des pouffements. Mais la bienveillance a ses limites : la fantaisie 38

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d’Argento est tout compte fait bien raisonnable, les meilleures blagues sont les plus courtes, et on finit par n’avoir plus rien à faire de ce qui peut bien arriver aux uns et aux autres. En cette année d’anniversaire du centenaire de la mort de Bram Stoker, le meilleur moyen de se plonger dans l’atmosphère de Dracula reste encore de lire le livre dans sa traduction récente en français. D’Argento, pourquoi ne pas s’offrir deux films d’horreur pour le prix d’un seul avec Two Evil Eyes (1990), adaptation superbe de deux nouvelles d’Edgar Allan Poe ?

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CADEAU :

Vous n’avez encore rien vu, quand Alain Resnais fait plaisir à ses acteurs Le 22 mai 2012

V

ous n’avez encore rien vu, le dernier film d’Alain Resnais, a été projeté ce lundi à Cannes. Une adaptation de l’Eurydice de Jean Anouilh où tous les acteurs jouent leur propre rôle. Une œuvre manifestement réalisée pour ces derniers… Selon l’acteur Pierre Arditi, « rien ne ressemble moins à un film de Resnais qu’un autre film de Resnais ». C’est par cette phrase qu’il donne son interprétation du titre mystérieux du nouveau film du cinéaste : Vous n’avez encore rien vu. Le titre était intriguant et il avait fait parler. Que préparait Resnais ? Après une si longue carrière, comment possède-t-il encore la force créatrice nécessaire pour trouver de nouvelles idées ? Le maître de la déconstruction formelle (L’Année dernière à Marienbad) était peut-être retourné à ses premières amours… et allait frapper un grand coup.


c’est vrai qu’il est agréable à regarder et à écouter cet homme qui porte si gracieusement sa vieillesse. Vous n’avez encore rien vu est une adaptation cinématographique de la pièce d’Anouilh, Eurydice. Dans le film, tous les acteurs jouent leur propre rôle : Sabine Azéma est Sabine Azéma, etc. En guise de testament, le dramaturge Antoine d’Anthac convoque tous ses amis acteurs qui ont, à un moment de leur vie, interprété sa pièce Eurydice. Ils doivent visionner une captation de la mise en scène de cette pièce par une jeune troupe. Peu à peu les comédiens retrouvent leurs rôles d’autrefois et se mettent à jouer la pièce. A la conférence de presse, Alain Resnais raconte que le titre est une sorte de running gag entre lui-même et les monteurs du film : « vous avez visionné les bobines dans le coin ? Ah, vous n’avez encore rien vu »… la phrase revenant fréquemment, et à défaut d’un meilleur titre, elle a fini par se retrouver inscrite sur les rouleaux des rushs. Les acteurs non plus n’avaient rien vu du film avant le festival. Le titre est resté. Parfois les parents procèdent de même pour le choix d’un prénom : ils utilisent un petit nom un peu ridicule pendant la grossesse (Léon, Célestine, Rose…), et puis ils s’attachent et le prénom reste. 42

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A Cannes, tous les acteurs du film sont venus soutenir Alain Resnais. Comme une tribu d’enfants et de petits-enfants. Ils le regardent avec tendresse et avec admiration, ils le laissent parler, lui qui a la langue si légère, si subtile et qui sait si bien trouver les mots ; c’est un père que la générosité a rendu aimable au-delà de tout. Tous tentent de se faire remarquer du maître : Pierre Arditi use de son intelligence, Anne Consigny joue la carte de l’exaltation (« je pose mon âme à vos pieds, M. Resnais »), Hippolyte Girardot celle de l’humour, Sabine Azéma boit ses paroles. Pour un acteur français, jouer dans un film d’Alain Resnais est une consécration. Et ils ont bien raison, c’est vrai qu’il est agréable à regarder et à écouter cet homme qui porte si gracieusement sa vieillesse. Ses discours ne sont pas vains, ses mots sont précis, il est culture et intelligence, amusant et grave à la fois. Une telle souplesse dans le jeu de la vie ne peut qu’être rassurante.

C’est l’occasion de s’apercevoir que le théâtre d’Anouilh a décidément mal vieilli J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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De fait, Resnais a réalisé ce film pour les acteurs. Fasciné qu’il est par cette pratique humaine de la comédie. Il répète plusieurs fois le mot « transe » ; « transe » qu’il souhaitait voir à l’œuvre chez ses comédiens. Le film porte sur les figures absentes qui hantent les acteurs, figures de leurs rôles passées, qui se sont accrochées à leurs pas, qui reviennent et qu’ils font revivre. La pièce choisie (Eurydice d’Anouilh) n’est qu’un prétexte, d’ailleurs Resnais note qu’il n’a pas changé une ligne du texte pour son adaptation cinématographique. C’est l’occasion de s’apercevoir que le théâtre d’Anouilh a décidément mal vieilli. Les décors, les lumières, les plans de mise en scène sont tous pensés pour signaler outrancièrement le caractère artificiel de ce théâtre filmé : ce n’est pas la vraie vie, mais le spectacle, qui possède peut-être plus de vérité. L’artificialité est d’autant plus présente que les couples du film (Sabine Azéma et Pierre Arditi d’une part et Anne Consigny et Lambert Wilson d’autre part) sont bien trop âgés pour jouer ces héros de l’amour fatal que sont Orphée et Eurydice. A partir de là, on a le choix. Soit l’on est irrité par ce film pour comédiens, par cette expérience qui semble s’adresser exclusivement aux acteurs, par cette fascination pour la troupe théâtrale, pour la mise en abyme à répétition ; soit on est touché par l’attachement d’Alain Resnais, cet homme qui a traversé presque un siècle de cinéma et de théâtre, pour le spectacle et sa réalisation. On sera alors intéressé par exemple par les deux versions très différentes qu’anne Consigny et Sabine Azéma donnent d’Eurydice : sentimentalo-hystérique pour l’une, naïve jusqu’à l’ironie pour l’autre. Mais si l’on choisit la bienveillance, c’est proba44

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blement que l’on sera touché par le « personnage Resnais » lui-même : petit homme aux cheveux blancs et aux lunettes noires, qui porte, à 90 ans, la chemise rouge avec élégance. Il réussit l’oxymore d’être à la fois un petit clown attachant et un pater familias imposant. Après Amour de Haneke, qui porte la grâce paradoxale d’Emmanuelle Riva sombrant avec rudesse dans la mort, et la gravité de Jean-Louis Trintignant, il semble que le festival, au moins, nous fasse entrevoir ces moments où le grand âge fait une grande âme.

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AMOUR d’Haneke, trop beau pour n’être que triste ? Le 22 mai 2012

L

’averse est annoncée pour l’après-midi mais, ici à Cannes pour le moment, à huit heures du matin, il ne pleut pas et le ciel est même encore clair. Un premier lâcher de spectateurs sélectionnés gravit ventre à terre les célèbres marches du Palais à la façon désordonnée de volatiles maladroits, ébouriffés par la brise tiède, serrant leurs mallettes et leurs manteaux. Dans le grand théâtre Lumière, les lumières s’éteignent et le film de Michael Haneke, Amour, commence. Le couple de protagonistes de Haneke (Georges et Anne) s’est promis d’éviter la maison de retraite médicalisée pour elle. Avec dignité et courage, en adoptant d’autres habitudes et rituels, ils « gèrent » la sénescence progressive qui la condamne à perdre progressivement l’usage du corps et de la parole. Et restent fusionnels jusqu’au bout. C’est le bouleversant amour.


Le film pose une série de questions, dont celles-ci : - Une telle solitude à deux est-elle, face à la vieillesse, une force ou une faiblesse ? - Maintenant que la médecine fait vivre vieux, que faire de toutes ces années ? Quel sens à la maladie, à la perte de soi-même et des autres ? On ne dit plus « vieux » ; autrefois, on s’accommodait bien que ce mot résumât toute l’identité de quelqu’un, parce qu’en contrepartie il rejoignait dans une communauté d’êtres tous les autres « vieux ». Aujourd’hui, pour faire correct, on dit « personne âgée » et, lorsque c’est le cas, « personne âgée fragilisée », « en situation de dépendance » ou « ayant des besoins d’aide à l’autonomie ». En santé publique on parle même, par raccourci, de « prévention du grand âge. » La médecine a créé une situation, celle d’une vieillesse interminable, maintenant elle doit se « prévenir » d’elle-même. Tout ce que cherchent à ne pas dire ces euphémismes froids, Haneke le montre dans la chair, avec à peine plus de chaleur. Il rappelle opportunément qu’« âgée » ou « dépendante », l’intérêt réside dans le combat ou l’abandon consenti par une « personne ». Film ultra-réaliste plombant recouvert d’un verni esthétique comme Haneke sait les faire ? Œuvre superbement touchante sur un sujet sensible ? Vous aimerez ce film si vous n’êtes pas gêné par le fait qu’aujourd’hui le cinéma ne soit plus seulement un divertissement populaire, une machine à fabriquer de l’émotion, mais aussi, parfois, un instant de méditation, un long poème réflexif. Si vous pensez qu’un film a le droit d’utiliser la tristesse qui dort en chacun de 48

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nous, et ici Haneke le fait superbement, avec une profondeur simple. Vous l’aimerez si vous pensez que chez Haneke, ce qui est intéressant est qu’il montre des choses que la vitesse quotidienne enterre et qu’il les dévoile progressivement, grâce à sa maîtrise et sa justesse esthétiques. Que pour faire triste il faut montrer… des choses tristes. Que le sujet d’un couple faisant seul face à la maladie et la mort est un sujet idéal pour cela. Avec, en prime, une Isabelle Huppert aussi à l’aise chez Haneke qu’un glaçon sur la banquise.

Si vous pensez qu’un film a le droit d’utiliser la tristesse qui dort en chacun de nous, et ici Haneke le fait superbement, avec une profondeur simple. Il est certain qu’on aurait été moins mal à l’aise avec une bonne comédie dramatique à la française sur un petit couple de vieux pour qui c’est dur, mais qui sont quand même rigolos. Oui, mais tous les films ne sont pas Intouchables. Haneke montre que, au milieu du déclin, de l’amoindrissement physique et de l’épreuve mentale de ce « naufrage » J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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(De Gaulle) qu’est la vieillesse, l’être humain peut encore être « grandi ». Le mystère est celui de trouver la force d’affronter ce long, douloureux et inéluctable adieu à la vie et à celui et celle qu’on aime. Mystère de l’amour. Jusqu’au-delà de la fin. Plus tard, à Cannes, Jean-Louis Trintignant arrive, marchant lentement, gris et courbé ; on l’aide à descendre quelques marches menant à la conférence de presse. L’actrice Emmanuelle Riva, les joues roses, sourit doucement aux journalistes et photographes qui l’interpellent. Elle s’excuse en agitant les deux mains de ne pas avoir beaucoup de temps.

Mystère de l’amour Jusqu’au-delà de la fin.

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KILLING THEM SOFTLY,

un film de gangster contemplatif ? Le 23 mai 2012

A

ndrew Dominik présente en sélection officielle à Cannes un film sur les tueurs à gages, porté par Brad Pitt. Il sortira en France sous le titre Cogan – La mort en douce. Un jeune voyou (Scoot McNairy) et son pote clodo australien (Ben Mendelsohn, si bien maquillé qu’on croit sentir sa sueur), sont prêts à toutes les combines pour gagner un peu d’argent. Si possible, beaucoup. Et si possible, sans repasser par la case prison. Leur employeur, un patron de pressing surnommé « Squirrel » (écureuil), a une idée géniale : braquer le tripot de Mark Trattman (Ray Liotta), clients inclus. Ce ne sera jamais que la deuxième fois que ça arrive à Trattman ; sauf que la première fois, c’est Trattman qui avait braqué sa propre boîte, et il s’en était vanté. Tout le monde pensera logiquement que Trattman a eu recours à la même combine, cette fois il en prendra largement pour son compte, et nul ne se préoccupera de chercher les véritables coupables. Aussitôt dit, aussitôt fait : les deux losers s’y collent. Malgré leur amateurisme, ils s’en tirent.


Ce qui ennuie les gros bonnets du coin par-dessus tout, c’est quand il y a du grabuge, parce que c’est mauvais pour les affaires. Jackie Cogan (Brad Pitt) est un nettoyeur payé pour tirer au clair l’entourloupe. Pas dupe, il se met en tête de débusquer les vrais auteurs du méfait. Cogan est un pro. Ce monde sans pitié (« cutthroat », comme le formule Brad Pitt lors de la conférence de presse, littéralement « coupe-gorge », féroce, impitoyable), il ne l’a pas créé. Il s’adapte, comme tout le monde. Il n’aime pas la violence et s’efforce, dans la mesure du raisonnable, de tuer ses cibles « en douceur », de loin, pas de près, parce qu’alors ils font tout un foin, supplient, pleurent après leur mère. Après tout, « c’est la loi darwinienne de la survie du plus fort », explique le réalisateur Andrew Dominik à la presse. D’ailleurs, tout le monde n’agit-il pas de la même façon ? Dominik (L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, 2007) illustre l’idée d’une façon simple : en « off », il fait entendre des bribes des discours de la campagne de 2008, en pleine crise financière. « Le système financier est complexe », assure à ce moment G. W. Bush, « mais il repose sur une chose très simple : la confiance ». Le film serait alors une critique du système capitaliste américain, comme s’empressent de le noter certains,

Le film serait alors une critique du système capitaliste américain 54

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(Awards daily, Huffington Post) par l’équivalence posée clairement entre le monde cynique du crime organisé et celui de la finance ? Ce n’est pas si facile… « Qu’est-ce que la promesse Américaine ? C’est la promesse que chacun d’entre nous est libre de faire ce qu’il veut de sa vie, mais que nous avons aussi le devoir de nous comporter les uns vis-à-vis des autres avec dignité et respect. » « Et puis après, il va nous dire qu’on est un peuple, une communauté », raille Pitt, accoudé au comptoir, derrière lequel un poste de TV diffuse un discours du jeune Sénateur en campagne. « Nous sommes les Etats-Unis d’Amérique, nous sommes un peuple », déclame comme prévu Obama. « Me fais pas rire. Ici, c’est chacun pour sa gueule, et puis c’est tout », répond en substance Pitt. Ray Liotta est très bon en pauvre type, innocent pour une fois ; la scène au ralenti où il est tué de plusieurs pruneaux par la fenêtre de sa voiture évoque la grâce d’un ballet. Scoot mcnairy est touchant en voyou effrayé et manipulé par Pitt. Ce dernier, la crinière gominée, le bouc agressif, dégage une puissance de lion blasé et dangereux. L’ambiance est tendue, sale, et il ressort de la musique choisie avec soin (Johnny Cash, When the man comes around, les premières mesures de I’m waiting for my man du Velvet Underground, de vieux jazz à la radio) quelque chose de la touffeur poisseuse de la Louisiane, où le tournage a eu lieu. Bien sûr, il y a du Scorsese là-dedans (« qui n’est pas influencé par lui ? », demande Dominik), mais ni la mafia ni la violence ne sont le sujet du film. Le sujet, c’est ce quelque

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chose de pourri, de brisé dans le royaume américain, sur quoi le film met le doigt, sans relâcher la pression. À cet égard James Gandolfini, en nettoyeur complètement fini, accroc aux prostituées et à l’alcool, avec sa pointe d’accent italo-américain rappelant la série des Soprano, est si crédible qu’il en est effrayant : son monologue désabusé fait plonger dans l’absurdité et la mesquinerie, laissant même Cogan/Pitt bouche bée – qui sait, cette épave, c’est peutêtre ce qu’il deviendra, dans quelques années ? Tous les bons ingrédients du film de gangster bien roulé (bastons, voyous) sont réunis. Pourtant, il manque quelqu’un à l’appel : les chefs. Les boss. Les parrains. Où sont-ils ? Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Nul n’en sait rien, et le monde continue de tourner. Richard Jenkins, avocat censé représenter leurs intérêts, se plaint d’ailleurs qu’aucun d’entre eux n’est foutu de prendre une décision. L’un d’eux, on l’apprend à la fin, est décédé des suites d’une maladie. Ainsi, voilà en quelque sorte Tom Hagen orphelin de son Don Corleone ! Et c’est là que le film atteint à une grande justesse, en mettant en évidence l’inanité des litanies dénonçant la finance et prétendant mettre la main sur le coupable (de même, on a pu constater pendant la dernière campagne présidentielle en France que tous les candidats étaient révolutionnaires…). Il n’y a pas de méchants qui trament dans l’ombre. En quoi le film n’est pas une bête critique, mais un regard mélancolique, plus contemplatif qu’il n’y paraît, fataliste, pessimiste sur un monde délité qui court comme un canard sans tête. En essayant juste d’être un très bon film, Killing them softly devient en fait un excellent film, sans une minute de 56

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trop. Le message porté est moins simpliste qu’il n’y paraît. Comme son protagoniste Cogan, un film sans cœur et sans reproche.

l’inanité des litanies dénonçant la finance et prétendant mettre la main sur le coupable

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VOYAGE AU BOUT DE L’ENNUI :

Sur la route, le pire film du siècle ?

Le 24 mai 2012

A

dapter Sur la route, roman sans intrigue érigé au rang d’œuvre culte, relevait de la gageure. Walter Salles a voulu relever le défi, mais s’est pris les pieds dans le tapis. Des personnages dénaturés aux scènes inventées, il n’y a rien à sauver. Ou presque. Après cinq minutes, on se dit que quelque chose va se passer. Après dix minutes, on y croit encore : ça doit être un démarrage en basse intensité. Après vingt minutes, on a compris qu’il ne faudra attendre ni davantage, ni plus longtemps. Lorsqu’au milieu du film Walter Salles fait dire à Sal Paradise qu’il « s’ennuie ferme », on voit ce qu’il veut dire. Notre voisine de droite se lève et part au bout d’une heure. La voisine de droite de notre voisine de droite ronfle. C’est un carnage. Tout est là, pourtant : la route, les cactus, les mexicains, le whisky, le jazz, la marijuana. Salles a bien lu l’énoncé de son devoir sur table : « Vous raconterez l’épopée de Sal, Dean et Marylou à travers les Etats-Unis, sans oublier d’évoquer la route, les cactus, les mexicains… » Alors, qu’est-ce qui manque ?


C’est un carnage. C’est dommage, Kerouac avait un si beau visage, si intéressant. Ici, l’acteur qui interprète le rôle du narrateur, Sal Paradise, est une petite tête à claque au nez pointu, qui sourit tout au long d’un air gêné de n’avoir que trois poils sur le menton. Il prend la pose de l’écrivain à la Hemingway comme le font trop souvent les jeunes anglophones lettrés. Dean Moriarty, l’ange sombre du roman ? C’est un blond propret à la carrure de joueur de football américain, qui prend maladroitement une grosse voix pour compenser son regard vide. Dans le roman, le personnage est théâtral, emphatique et étrange. Ici, il est ridicule. Rappelons que le livre n’est pas une histoire de fête, de jouissance, de virée sympa entre copains et de petites transgressions pour choquer le bourgeois. Mais d’errance visionnaire, un « carnaval fantastique de lumière et de folie » où les choses arrivent aux personnages plus qu’ils ne les cherchent. L’œuvre de Kerouac, au départ, n’a pas vraiment d’intrigue. Disons qu’il y a une sorte de canevas, mais que l’esprit de l’errance sur la route était incompatible avec la rectitude narrative. Salles, au contraire, veut raccommoder ce canevas trop lâche et introduire de la cohérence là où il n’y avait que coïncidence. Du coup, on a l’impression que le réalisateur

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ne retient de Sur la route que le squelette des évènements, au détriment de toute atmosphère. Les figures féminines de Camille et Marylou ? Kirsten Dunst en choux à la crème fatigué, et Kristen Stewart qui a l’air d’en avoir mangé. Dans le roman, les personnages s’amusent à jouer les acteurs. Ici, ce sont les acteurs qui jouent – mal – les personnages. Même Viggo Mortensen est mauvais. Bon Dieu, Walter Salles n’aura épargné personne. Fallait-il absolument adapter Sur la route au cinéma ?

L’énergie libertaire brûlante dont Sur la route est l’emblème est devenue, en plus d’un demi-siècle, une idéologie molle et une esthétique de publicité pour jeans ou sodas

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De toute évidence, l’énergie libertaire brûlante dont Sur la route est l’emblème est devenue, en plus d’un demi-siècle, une idéologie molle et une esthétique de publicité pour jeans ou sodas (dont les slogans sont « vivez votre aventure », « soyez-vous-même », « l’expérience machin-chose »…). Ça n’est pas simplement que le film soit moins bon que le livre. Mais le récit de Jack Kerouac ne méritait-il pas mieux que cet alignement de clichés pastel ? Salles a pris Sur la route au pied de la lettre en en faisant une ligne droite et plate ; chez Kerouac, elle est au contraire un enchevêtrement aléatoire d’évènements. Pour se faire pardonner, sans doute pour aller « plus loin » que le roman, Salles se sent obligé d’inventer des scènes. Ainsi, celle où Marylou masturbe Sal et Dean en même temps dans la voiture : dans le livre, la scène est une métaphore : « ôtez le fardeau de tous vos vêtements », propose Dean, et les trois amis de rouler le ventre au soleil. Salles a tenu à en faire une scène coquine : il a réussi un beau cliché vulgaire. Il a d’autre part injecté dans ses personnages toute une palette de sentiments psychologiques à la Dawson, pourtant complètement absents du livre. Qu’y a-t-il à sauver d’un si complet gâchis ? Il doit bien y avoir quelque chose, vous dites-vous peutêtre. Ce serait trop dur de repartir sans rien. Alors, voilà : une chanson, une seule, pas grand-chose, que le film utilise, à un moment, par-dessus des images sans intérêt. Si nos oreilles ne nous ont pas trompés, il s’agit du bluesman Bukka White (1906-1977).

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Enfin, pour mieux oublier cette incarnation pitoyable de Kerouac, et grâce aux routes d’internet, qui recèlent des miracles, écoutez donc l’homme, le vrai, s’exprimer dans son parler québécois.



KEN LOACH vs GROLAND :

Le grand soir contre La part des anges, le match francobritannique du film social Le 24 mai 2012

L

e film de Délépine et Kervern est présenté comme une célébration du « hors-la-norme ». Déterminés à donner des gages de leur sale-gosserie, les humoristes de Groland ont fait mine de saccager le comptoir du « photocall ». Les deux héros du film Le Grand soir sont frères. L’un est un « punk à chien », l’autre vendeur de matelas. Ce dernier perd son travail et rejoint le premier dans son errance marginale. Le film se déroule entièrement dans une zone commerciale dans laquelle les deux êtres errent, solitaires, entre les supermarchés et les fast-foods, causant quelques dégâts ; leurs uniques interlocuteurs sont des individus silencieux, automatisés par la consommation, qui ne pensent qu’à remplir le coffre de leur voiture. Leur désir de mener une vie « hors-normes » est certes tourné en dérision, puisqu’il s’agit d’une comédie. Pourtant,


on sent nettement que les réalisateurs grolandais restent obnubilés par le fantôme de la subversion à tout prix (synonyme d’une vie libre…) qui avait remué si fort les années 70 et 80 (Hara-Kiri, le professeur Choron, Charlie Hebdo à ses débuts, autant de choses dont les animateurs de Groland sont les héritiers). Inutile de s’appesantir sur l’étrangeté qu’il y a à venir présenter leur éloge de la subversion à Cannes, qui représente l’establishment culturel. C’est que de nos jours la subversion ne s’appuie plus sur une rectitude, une pureté idéologique ou sur un systématisme droit ; à l’inverse, elle ruse et bricole. Un rigoureux banquier peut bien être métalleux le dimanche ! Les films de Ken Loach le reflètent à leur manière : il ne s’agit plus de s’opposer tout entier à un système social, mais de se sortir des coups durs en bricolant et de composer avec un destin adverse. On se souvient de Looking for Eric du même Loach, de la vénération des personnages pour leur équipe de foot, univers de l’argent facile et du succès soudain, particulièrement pour Cantona, lui-même allégorie vivante d’une éthique paradoxale : lui qui gagne des millions avec ses spots publicitaires, il propose dans la foulée au peuple de retirer son argent des banques… De même, le nouveau héros de Loach dans La Part des anges, Robbie, est chômeur, mais grâce à son éducateur, il découvre l’univers du whisky, ses codes élitistes et ses légendes, symboles de chic et de réussite sociale. Nous ne vous dirons pas ce que signifie cette métaphore jolie : « la part des anges ». Les amateurs de whisky le savent et, quand vous aurez vu le film, vous le saurez 66

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aussi. Comme d’habitude, chez Loach, la scène se passe dans le nord de la Grande-Bretagne. Comme d’habitude, chez Loach, les personnages sont de gentils prolos qui ne connaissent pas grand-chose à part leur quartier (l’un d’eux n’a jamais entendu parler du château d’Edimbourg – la Tour Eiffel locale – et ne sait pas qui sont Mona Lisa – « Mona qui ? » – ou Einstein – « un pote de Mona »). Et comme d’habitude, un groupe d’amis un peu tarés vont unir leurs forces pour accomplir l’impensable et se sortir de leur misère.

Restent obnubilés par le fantôme de la subversion à tout prix (synonyme d’une vie libre…) qui avait remué si fort les années 70 et 80 Bien que ses œuvres donnent à voir ces paradoxes populaires, Ken Loach conserve, à titre personnel, des engagements très classiques et très idéologiques : activement pro-palestinien, tout en se gardant d’être antisémite, protchétchène, pro-Julian Assange, il soutient le mouvement trotskyste « Résistance socialiste », section britannique de la Quatrième Internationale. Intègre, il a même refusé d’être décoré par la Reine de l’Order of the British Empire.

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Cette fascination pour une solidarité spontanée et quelque peu magique semble hanter l’inconscient britannique ; beau paradoxe pour le pays dont on peut dire qu’il a « inventé » l’individualisme !

Loach apparaît dès lors en contradiction avec ses propres films, témoins de la disparition des systèmes qui destinaient les représentants de la classe sociale ouvrière à une voie unique : l’engagement politique de masse. En fait, ce que Loach filme avec le plus de talent, c’est le moment où les individus, perdus et désemparés quand ils sont seuls, se transcendent dans la réalité d’un petit groupe ; le moment où une équipe se met à fonctionner et à réaliser quelque chose de surprenant. Dans La Part des anges, cela implique de marcher longtemps par les chemins des Highlands écossaises, de porter des kilts pour passer inaperçu et de s’introduire nuitamment dans une distillerie. On se souvient que d’autres films britanniques, The Full Monty ou Les Virtuoses, utilisaient cette même recette. Cette fascination pour une solidarité spontanée et quelque peu magique semble hanter l’inconscient britannique ; beau 68

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paradoxe pour le pays dont on peut dire qu’il a « inventé » l’individualisme ! Derrière le masque austère que Ken Loach revêt dans ses interviews en insistant sur l’aspect économico-social de ses comédies, il est donc un formidable conteur comique qui cultive cette veine anglaise – paillarde, obscène, ivre, vulgaire au sens noble du mot – comme un moine malicieux son vignoble. À l’inverse, les masques grimaçants des humoristes du Grand soir, dont la fantaisie irrespectueuse est censée ne connaître aucune limite, dissimulent une morale de clowns tristes.

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IL ÉTAIT UNE FOIS… :

de Cosmopolis à Antiviral, des Cronenberg de père en fils Le 26 mai 2012

C

e festival de Cannes, c’est celui de David Cronenberg, le père. Avec Cosmopolis, il trace les contours d’un monde dominé par une finance vorace. Mais c’est aussi le festival de Brandon Cronenberg, le fils. L’héritier tente d’imiter son mentor de père avec Antiviral… Sans forcément convaincre. Cosmopolis, du père Cronenberg : un film aussi bavard que le livre Un jeune seigneur de la finance traverse New-York dans sa limousine blindée et hermétiquement isolée du raffut citadin. Divers personnages, sa femme, sa maîtresse, son informaticien, ses conseillers s’entretiennent tour à tour avec lui dans l’immense véhicule qui peine à avancer dans un New-York embouteillé par la visite du Président. Ils dissertent sur le système, censé régir le monde, de la spéculation financière (« l’argent se parle à lui-même ») et


À ces cieux divins dont le monde de la macro-économie et de la finance a pris l’allure dans nos représentations

sur les modèles mathématiques élaborés pour prévoir les mouvements de l’économie. L’atmosphère est toute teintée d’irréel, comme il sied à ces cieux divins dont le monde de la macro-économie et de la finance a pris l’allure dans nos représentations. A l’extérieur, un monde bruyant et anarchique : manifestations d’altermondialistes qui agitent des rats au nez des clients passifs dans les restaurants. Le jeune seigneur de la finance, cynique, sourit : il avait lui-même imaginé l’apparition d’une nouvelle monnaie : le « rat ». Entre les deux mondes, pas de communication, jusqu’au moment où un ultime personnage, ancien employé déglingué, suggère au jeune financier que sa faillite s’explique par sa confiance excessive dans les algorithmes financiers, et par son refus de prendre en compte l’asymétrie, la faille, la petite anomalie qui fait tout dévier. L’on ne comprend pas toujours l’enchaînement des répliques ou le sens précis des propos des personnages. D’ailleurs, des rires entendus, solitaires, éclatent ostensiblement de deux ou trois points de la salle, aux moments les plus dénués du moindre humour. La démonstration doit être très fine et subtile… 72

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L’ordre néolibéral comme nouveau « cosmos » Ce qu’on comprend bien, par contre, c’est que le film, comme le livre, nous donne la représentation d’un ordre mauvais et destructeur, qui règne loin au-dessus de nos impuissantes petites têtes. C’est le rôle de la finance, alliée aux nouvelles technologies, forcément insidieusement menaçantes. On ne débattra pas de la vérité d’une telle conception du monde. De telles représentations ne sont-elles pas humaines, trop humaines ?

Dans les deux cas, il s’agit bien d’imaginer un ordre (« cosmos » en grec). Pour mieux éviter de penser le chaos et le hasard, impensables par définition ?

Allez, on a bien le choix entre machination des puissants identifiables (théories du complot) et irrationalité d’un système échappant au contrôle humain, donc apparent désordre, mais qui reste dominateur (conception plus pessimiste). Dans les deux cas, il s’agit bien d’imaginer un ordre (« cosmos » en grec). Pour mieux éviter de penser le chaos et le hasard, impensables par définition ? J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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Chacun le sait bien pourtant : ce qui est humain avant tout, ce qu’on expérimente dans nos vies en fait, c’est, à partir de l’incompréhension première, une découverte progressive ; un dévoilement lent, et toujours partiel. Reste que l’illusion d’un ordre supérieur, où la course du monde serait exhaustivement dessinée – et qu’on pourrait percer à jour ! –, se maintient de siècles en siècles. Aujourd’hui, chacun a son avis sur la finance. Au café du commerce, on parle dévaluation, subprimes, credit default swaps, produits « toxiques » avec le même amateurisme débonnaire que l’on parle football. Cette peur d’être dominé par le système (et les réactions de rejet et de rébellion que cela génère) exprime et satisfait en fait notre profond désir de narration, d’ordre. Prenez le petit enfant : une fois qu’il a construit son monde imaginaire, dans lequel l’histoire prendra place, le plus amusant est passé. Une histoire, un livre, un film, ou les fantasmes d’ordonnancement du monde par la finance ne sont rien d’autre que des jeux d’enfant. David Cronenberg illustre parfaitement ce « néo-libéralisme », ce « monde de la finance » perçus typiquement comme un nouveau « cosmos ». Le Père, le Fils, un même Saint-Esprit Vous prenez place, vers vingt-deux heures, sur les sièges pourpres de la belle salle où l’on donne Antiviral, le premier film du fils Cronenberg. Un remous, un bruissement, des regards qui se tournent : c’est David Cronenberg himself qui vient d’entrer pour voir l’œuvre de fiston. 74

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Cronenberg Junior a visiblement repris le flambeau. Son film est une sorte d’anticipation dans un monde où les hommes, rendus fous par leur amour pour les stars, se font inoculer les virus de leurs idoles pour se sentir plus proches d’elles. L’histoire est bancale, l’intrigue peine à se frayer un chemin. L’idée d’un système qui n’est pas, comme chez le père, en-dehors, posé sur nous comme un couvercle, mais « en nous » (le virus qui se répand dans le corps) a quelque chose de plus pertinent, de plus actuel. Néanmoins, le même fantasme sévit chez les deux Cronenberg : celui du système ordonnateur et explicatif. Père, fils : un même Saint-Esprit. Le film ne prend pas ; la fatigue, si. Vous clignez. Vous fermez les yeux. Vous luttez pour les rouvrir. A l’écran, le sang gicle encore, des seringues percent des épidermes. Les lumières se rallument. « Faut que j’enlève ma cravate », râle quelqu’un dans votre dos. C’est l’acteur principal rouquin d’Antiviral, assis juste derrière vous. Ses yeux ont l’air aussi myxomatosés que dans le film. Une heure cinquante à se voir tituber et vomir le sang à l’écran ont l’air de l’avoir autant achevé que vous. Épilogue A côté de lui, la famille Cronenberg et l’équipe d’Antiviral, tous venus assister à cette première, se lèvent sous les applaudissements. Les flashs crépitent en vous aveuglant : les dix premiers rangs sont debout, appareils numériques brandis ; ils veulent capter une image du célèbre réalisateur, de son fils et de toute l’équipe.

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« Mister Cronenberg, please… » Un fan à une extrémité de la rangée veut un autographe ; on fait passer un petit carnet. C’est le moment que vous choisissez pour vous lever à votre tour, heureux d’étirer vos jambes. David Cronenberg, qui a fini de signer l’autographe, pose son regard sur vous. Vous souriez, sans penser à rien d’intelligent à lui dire, même pas « comme vous devez être fier de votre fils ! ». Il croit que c’est vous qui avez demandé l’autographe et il vous tend le précieux carnet. « It’s for this guy », rectifie la personne qui accompagne le réalisateur en pointant le demandeur du doigt. Au moment où Cronenberg comprend son erreur, vous comprenez soudain la vôtre. C’est ainsi que vous portez un tee-shirt de la veille, un vieux sweat-shirt, un pantalon tâché de café, et vous n’avez pas eu le temps de prendre une douche. Vous êtes nez à nez avec le maître, ensommeillé et hagard, mal fagoté. C’est que Cannes n’est pas de tout repos. Et il arrive qu’à l’occasion on se laisse un peu aller. Difficile d’être toujours à la hauteur du chic du festival. Sans compter que tout à l’heure, pendant la séance, entre deux micro-sommeils dans l’intimité de la salle obscure, vous avez défait la boucle de votre ceinture et déboutonné confortablement votre braguette, qui bée. David Cronenberg vous sourit en retour d’un air interrogateur.

C’est que Cannes n’est pas de tout repos. 76

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PRONOSTICS pour le palmarès,

déceptions et coups de cœur

Le 27 mai 2012

L

a fête est finie. La croisette est déjà clairsemée. Ce petit coin du monde, tout enflé de vanité comme le crapaud de la fable, va reprendre une activité normale. Dans le soleil déjà chaud du matin, on roule les grands tapis sur lesquels les stars ont cru voler. Un dernier coup d’œil à cette fameuse promenade où le personnage de Serge Karamazov établissait un record olympique de saut en hauteur dans La Cité de la Peur. Mud, de Jeff Nichols (Take Shelter, 2011) est une plaisante ultime surprise de ce festival. Ce film soigné et équilibré raconte une belle histoire sur le « devenir homme » d’un garçon de quatorze ans à la grâce éphémère et maladroite, confronté aux adultes, qui lui mentent, se mentent entre eux et à eux-mêmes. La forêt et la rivière de l’Arkansas forment le décor de cette aventure poétique qui brille de l’éclat voilé des trésors au fond d’une eau trouble. Apaisant en cette fin de festival. Hélas, on en reste là.


Le festival : clap de fin Finie, pour les accrédités, l’effervescence caféinée de la salle de presse et la surveillance permanente pour ne pas se faire voler son siège et le coin de table où l’on jette ses notes. Fini de tendre l’oreille devant les écrans qui retransmettent les conférences de presse pour recueillir les banalités d’usage (« c’est un rôle incroyable qu’Untel m’a donné et je ne l’en remercierai jamais assez… »). Fini d’entendre les arpèges de piano de l’air des « poissons » du Carnaval des Animaux de Saint-Saëns illustrer le générique visuel un peu pauvret du Festival. On s’était habitué à voir l’omniprésent délégué artistique Thierry Frémaux, toujours en pleine forme, arpenter au pas de course les corridors et les escaliers du Palais, parfois seul,

Il incarne ni plus ni moins que l’histoire en marche ; cette histoire rectiligne, où tous les chemins mènent à la démocratie et où, pour y parvenir, un pays en vaut un autre. 80

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souvent suivi d’un petit essaim d’assistants ; fini de le croiser partout, comme la coccinelle de Gotlib : au tournoi de pétanque organisés avec les membres du jury, sur les marches, au détour d’un couloir, aux toilettes… Les gendarmes et policiers cannois pourront cesser de massacrer la langue de Ken Loach (« Noô, it is not possible. You gô onne ze lefte… »). Les boulangers, les commerçants, les restaurants voient s’envoler ces nuées migrantes, capricieuses, absorbées, prétentieuses, de cinéphiles et de professionnels venus du monde entier. L’ heure du bilan Ceux qui n’étaient pas en compétition (et tant mieux) : • Dracula, d’Argento, qui, comme on dit, « peut mieux faire ». • Le Serment de Tobrouk, de Bernard-Henri Levy : critiquer l’homme pour sa mégalomanie, c’est tirer sur l’ambulance. Le film fait comprendre que l’intellectuel a rencontré trois libyens cravatés dans des bureaux, et a escaladé en personne une dune, ce qui l’autorise à dire qu’à l’instar de ses frères combattants il était « au front ». Admonestant les uns et suppliant les autres, BHL, à la baguette, orchestre au nom de la France la libération d’un peuple. Il faut le voir arriver sautillant dans la salle de projection pour comprendre l’esprit qui l’anime : il incarne ni plus ni moins que l’histoire en marche ; cette histoire rectiligne, où tous les chemins mènent à la démocratie et où, pour y parvenir, un pays J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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en vaut un autre. La Libye, la Bosnie…tout ça, c’est kif-kif. Légèrement inquiétant. Ceux qui ne méritent rien : • Cosmopolis, de Cronenberg, Lawless - Des hommes sans loi, de John Hillcoat pour les raisons que nous donnons dans les articles que nous leur avons consacrés. Sur la Route, de Walter Salles est sans doute notre plus grande déception. • Holy Motors, de Leos Carax : le bruit court qu’il pourrait avoir une récompense. Mais à quel titre ? Son film recèle bien quelques bonnes idées, et scènes étranges d’une certaine beauté. Mais ce qui aurait dû former la trame astucieuse et surréaliste d’une intrigue intrigante (un homme dont on suit la journée de « travail » consistant à se déguiser pour endosser plusieurs rôles) traîne et se complait dans des longueurs indignes. Kylie Minogue ne sert à rien. Au lieu de mettre un tigre dans son Motors, Carax a mis un aï. Aïe. • The Paperboy, Lee Daniels : sous prétexte de contre-enquête journalistique sur un homme accusé peut-être à tort de meurtre (John Cusack) dans un contexte de lutte pour les droits civiques à la fin des années soixante, le film réunit en Floride un journaliste noir, son collègue blanc, le jeune frère de celui-ci et une nymphomane quarantenaire (Nicole Kidman). S’ensuivent les péripéties les plus improbables et les plus artificielles qui font résonner bien creux les personnages. Si Paperboy ne sait pas où il va, nous avons une idée : la corbeille. 82

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• Post Tenebras Lux, de Carlos Reygadas : Scènes de vie de famille dans une maison new-age isolée dans les montagnes mexicaines, le couple formé par les protagonistes bat de l’aile, et le film aussi. On dirait des rushes mis bout à bout, le réalisateur se refusant à trier, comme un père incapable de choisir entre ses enfants, persuadé à tort que chaque morceau mérite sa place. En fait de mérite, Reygadas est loin du compte, sauf pour la palme de l’ennui intergalactique. D’un tel film, on ressort en se disant que, finalement, il n’y a pas que le cinéma dans la vie.

D’un tel film, on ressort en se disant que, finalement, il n’y a pas que le cinéma dans la vie. Ceux qui mériteraient peut-être quelque chose (mais la compétition risque d’être trop rude) : • Mud, de Nichols, qu’on a évoqué, parce qu’il est agréable, mais qu’il ne va pas beaucoup loin. • Paradies : Amour, d’Ulrich Seidl, pour les minauderies réussies de l’actrice principale et quelques effets de mise en scène. J o u r n a l d u 6 5 è m e Fe s t i v a l d e C a n n e s

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• De rouille et d’os de Jacques Audiard. Il est à craindre que les yeux de poisson de Marion Cotillard n’aient pas séduit que l’orque du film. • Vous n’avez encore rien vu, d’Alain Resnais, pour le respect dû à l’âge et à la carrière, malgré l’entre-soi qui émane de son film. Les récompenses : notre pronostic • Prix du jury : La Part des anges, de Ken Loach, parce que faire rire est un art. • Prix de la mise en scène : Cogan – La mort en douce (Killing them softly), de Dominik, pour le spectacle. •  Prix d’interprétation masculine : Jean-Louis Trintignant, convaincu de revenir au cinéma par Haneke, chez qui il se montre convaincant ; ou l’acteur principal de Reality de Garrone, compatriote du Président Nanni Moretti. • Prix d’interprétation féminine : ex-æquo pour les deux actrices d’Au-delà des collines, du roumain Mungiu. • Grand prix : Mungiu encore. L’âme de la vieille Europe a quelque chose à faire valoir. • Palme d’or :Amour d’Haneke, parce qu’il est le plus poignant.

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CLAP DE FIN :

Palmarès du Festival de Cannes, des évidences et une incohérence Le 28 mai 2012

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en Loach remercié par le Prix du jury, nous l’avions suggéré. Des grincheries diverses se font entendre. Quoi, c’était trop drôle et insuffisamment social ? On a trouvé qu’on riait de trop bon cœur dans la grisaille de Glasgow ? Cela ne cadre pas avec l’austérité suppliciale avec laquelle il est commandé de traiter de « ces gens » ? Nanni Moretti en profite patriotiquement pour rouler plus de « r » qu’il n’y en a dans le nom de Matteo Garrone. Qu’il reçoive le Grand prix, voilà qui était compréhensible. Qu’importe si la critique dans l’ensemble n’y a voulu voir, justement, qu’un film « critique » sur les ravages de la téléréalité. Voilà qui n’était surtout pas le sujet de Garrone dont le film équilibré et efficace, relativement irréprochable, parlait d’espérance. A son égard la critique n’a pas su faire comme l’acteur principal, comédien taulard : sortir de la prison de ses idées préconçues. Carlos Reygadas a été récompensé par le prix de la mise en scène. Tollé général et incompréhension. Mais incohé-


rences : car enfin pourquoi, si elle n’aime pas les monologues au cinéma, la critique a-t-elle aimé Leos et non Carlos ? Sans doute parce que le chemin de croix du français Carax, caviardé de références et d’effets gratuits, flattait purement la cinéphilie ; le mexicain Reygadas, quoique se parlant à lui-même, a eu au moins l’honnêteté de se tenir à ses visions et d’essayer de les traduire sur la pellicule. Il aurait dû élaguer, voilà tout. Les images d’arbres tombant dans la forêt et la figure du bûcheron, qui reviennent dans son film, montrent qu’inconsciemment il le sentait. La scène finale d’un homme qui s’arrache sa propre tête était une belle métaphore de son échec et de l’échec des spectateurs à le comprendre. En ce qui concerne le prix d’interprétation masculine à Mads Mikkelsen dans le Jagten de Vinterberg, nous devons nous fier à la sagacité du jury 2012, puisque nous n’y étions pas. Les deux petites roumaines interprètes des personnages d’Alina et Voichita chez Mungiu méritaient amplement le prix d’interprétation féminine conjoint qui leur a été décerné. Leur présence double sur scène hier soir diffusait encore un aura de magie sombre.

Leur présence double sur scène hier soir diffusait encore un aura de magie sombre. 88

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Aucun français, puisque les réalisateurs de chez nous étaient dans la redite : complaisante avec Resnais, larmoyante avec Audiard, boursouflée avec Carax. Aucun américain, car la sélection US était franchement trop faible : le gentil Mud de Nichols, le vide Paperboy de Lee Daniels, et l’indigeste Lawless de Hillcoat. Cogan : la mort en douce, de l’australien Dominik aurait selon nous, mérité quelque chose ; au lieu de quoi elle plutôt recueilli l’animosité des critiques, peut-être saturés de référence de « genre » (Tarantino, etc.). On n’a pas eu la mort en douce. Amour de Haneke, attendu pour la Palme d’Or, nous a donné, avec douceur, la mort.

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