GALA/DALÍ/DIOR: À PROPOS D'ART ET DE MODE

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JOANA BONET BEA CRESPO CLARA SILVESTRE

À PROPOS D’ ART ET DE MODE

MONTSE AGUER



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À PROPOS D’ART ET DE MODE

MONTSE AGUER

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LA CONSPIRATION DE LA BEAUTÉ

JOANA BONET

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LA PASSION DE L’ART

BEA CRESPO / CLARA SILVESTRE

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LE ROYAUME DE LA MODE

CLARA SILVESTRE

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DIOR / DALÍ. RÉVOLUTION ET TRADITION GALA VÊTUE DE DIOR DALÍ / DIOR. AFFINITÉS PARTAGÉES POUR L’ART ET LA MODE

LE BAL DU SIÈCLE

BEA CRESPO

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CATALOGATION


Directrice des Musées Dalí

MONTSE AGUER

À PROPOS D’ART ET DE MODE Christian Dior, Tony Sandro, Gala, Victor Grandpierre et Salvador Dalí au restaurant Los Caracoles, à Barcelone, en 1956. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes


1 Christian Dior, Christian Dior & moi, La librairie Vuibert, Paris, 2011, p. 26. 2 Marcia Winn, « It’s The “Natural Dress” – Dior Defends Long Skirts », The Journal Herald, 24/09/1947, Dayton, OH, p. 10. 3 Dalí écrit : « Je ressemblais à mon frère comme deux gouttes d’eau se ressemblent : même faciès de génie [...] Mon frère n’avait été qu’un premier essai de moi-même, conçu dans un trop impossible absolu. ». Voir : Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dali, La Table Ronde, Paris, 1952, p. 2-3.

Outre cette conscience d’une existence publique et d’une existence privée qui les incita à construire un personnage, on ne peut s’empêcher de relever, entre les deux hommes, d’autres liens et similitudes de parcours : la quête de l’excellence technique et de la virtuosité, la passion du métier — au sens traditionnel du terme —, la pratique de l’écriture et plus précisément de l’autobiographie, l’importance donnée à la dimension théâtrale des choses dans toutes les facettes de l’existence — spectacle, représentation et mise en scène — , le caractère obsessionnel, le travail inlassable, la consécration américaine, l’importance de la femme dans leurs itinéraires de vie respectifs, l’attachement profond aux paysages de l’enfance et de la jeunesse, loin des grandes métropoles ; mais aussi l’évocation d’un monde à la fois local et universel, intime et sensible aux grandes fêtes et au glamour : deux hommes perpétuellement en quête d’une certaine idée de la beauté, de la beauté la plus transgressive voire, pour Dalí, comestible, mais quoi qu’il en soit de la beauté. Nous voici donc face à deux créateurs d’exception et références majeures du XXème siècle, qui se définissent par leur attitude à l’égard du geste artistique alliant rigueur technique, obsession créative, recherche incessante, volonté de transcendance, élégance, sens de la mise en scène et goût du glamour. Ils incarnent deux parcours artistiques dans lesquels l’art et la mode se mêlent pour venir nourrir leurs créations depuis leurs centres d’intérêts personnels et spécifiques. À la lumière de ces liens et de ces similitudes, nous avons souhaité évoquer l’admiration mutuelle que se portaient Gala, Salvador Dalí et Christian Dior. Nous nous proposons de faire entrer le spectateur dans cet imaginaire partagé à travers une sélection rigoureuse d’œuvres originales de l’artiste, de modèles de Dior et de documents tirés des archives de la Fundació Gala-Salvador Dalí et de la Maison Dior, l’exposition étant structurée en trois espaces : La Passion de l’art, Le Royaume de la mode et Le Bal du siècle. L’exposition s’ouvre donc sur un premier espace intitulé La Passion de l’art, qui met l’accent sur la rencontre de Gala, Dalí et Dior à Paris, au début des années 30. Aidé de Gala – son « agent » infatigable et obstiné –, Dalí tente de se faire un nom dans la capitale de l’art. À la même époque, Dior s’est associé à des galeristes parisiens de renom comme Jacques Bonjean et Pierre Colle, qui n’hésitent pas à exposer le travail des

créateurs émergents du XXème siècle. La rencontre entre les deux hommes est aussi inévitable que prometteuse. Dès les premiers instants, Dior croit en Dalí et considère que ses œuvres n’ont rien « d’invendable ». La passion de l’art les unit déjà.

À PROPOS D’ARTET DE MODE

Nous avons choisi d’ouvrir cette nouvelle étape sur les liens entre Dalí – mais aussi Gala – et Christian Dior. Nés à quelques mois d’écart, ces deux créateurs ont partagé un univers et présentent plus de points communs qu’il n’y paraît au premier abord. J’aimerais évoquer ici l’idée du double, extrêmement importante chez Dalí mais aussi chez Dior, qui y fait explicitement référence dans son autobiographie intitulée Christian Dior & moi, où certains passages semblent presque écrits de la main de Dalí, notamment lorsqu’il déclare : « Désormais, il me fallait oublier les gentils surnoms qui, par la bouche de mon père, m’avaient accompagné jusqu’alors et préparer l’arrivée de l’étranger fort inquiétant qui attendait de moi la permission de venir au monde : Christian Dior1 ». A cet égard, un article tout à fait significatif publié en 1947 rapporte que Dior avait à la main un exemplaire de La Vie secrète de Salvador Dali2. La figure du double renvoie chez Dalí au frère défunt3, mais aussi à Gala, à laquelle il se lie en signant nombre de ses œuvres « Gala Salvador Dalí ».

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Depuis plus de vingt ans ; le Château Gala Dalí de Púbol accueille les expositions de petit format organisées par la Fundació Gala-Salvador Dalí pour présenter au public le fruit des recherches menées par le Centre d’Etudes Daliniennes sur la vie et l’œuvre de Salvador Dalí et son environnement créatif et intellectuel ; un environnement dans lequel il convient d’inclure Gala Diakonova, dame du château de Púbol, à la fois épouse, muse et collaboratrice de l’artiste. Cette année, avec Gala/Dalí/ Dior. À propos d’art et de mode, nous initions une nouvelle série d’expositions axées sur les rapports fascinants que Dalí a entretenus tout au long de sa vie avec l’univers de la mode, au sens large du terme.

Le second espace de l’exposition, Le Royaume de la mode, présente les robes de la collection personnelle de Gala, considérée comme l’une des muses les plus influentes du siècle dernier. Il témoigne de son intérêt et de son admiration pour les créations de Christian Dior, tout en laissant apparaître le tournant qui s’est opéré dans le parcours professionnel de Dior qui, depuis 1947, s’est résolument tourné vers la mode. Avec la création du New Look, le couturier a choisi de transgresser les codes de la haute couture – comme Salvador Dalí l’avait fait avant lui avec la peinture – et de rendre sa splendeur à la féminité. Le dernier espace, Le Bal du siècle, revient sur le spectacle somptueux qui s’est tenu à Venise le soir du 3 septembre 1951, dont l’élégance avait ravi tous les témoins de l’événement. Gala, Dalí et Dior figuraient parmi les invités de ce bal masqué organisé par l’extravagant et richissime décorateur Carlos de Beistegui, au Palazzo Labia. Ils se rendirent au bal déguisés en géants vénitiens et leur arrivée constitua l’un des clous du spectacle. Les costumes, confectionnés pour l’occasion par la Maison Dior, étaient signés de deux grands créateurs du XXème siècle : Christian Dior et Salvador Dalí ; des costumes créés pour un bal glamour mais qui, sur volonté expresse de Dalí, furent ensuite exposés au sein de son Théâtre-Musée Dalí de Figueres, son dernier chef-d’œuvre, son théâtre de la mémoire, inauguré le 28 septembre 1974. Cette exposition n’aurait pu voir le jour sans la collaboration et la générosité de Christian Dior Couture. Nous tenons aussi à saluer Joana Bonet, écrivain et journaliste, dont le texte profond et passionnant cerne avec pertinence la raison d’être de cette exposition. Par ailleurs, nous remercions la Fundación Bancaria ”la Caixa” pour son soutien si précieux qui, cette année encore, nous permet d’ouvrir de nouveaux champs de recherche autour de la figure de l’artiste, de ce qui suscitait son intérêt et nourrissait son œuvre. Enfin, je tiens à féliciter les deux commissaires de cette exposition, Bea Crespo et Clara Silvestre, pour leur implication, leur rigueur et leur enthousiasme.


Écrivain et journaliste

JOANA BONET

LA CONSPIRATION DE LA BEAUTÉ


Gala, silencieuse et farouche, dotée du sixième sens de la distinction, détentrice d’un mystère inviolé. Visage de sphinx, beauté distante, tension athlétique, seins menus (Dalí a horreur des poitrines opulentes), origines tatares (elle est née à Kazan, à la croisée de l’Orient et de l’Occident), de nature à la fois exotique et discrète… Quand il la rencontre, Dalí se sent possédé, transpercé par la flèche de Cupidon : « Le corps de Gala me semblait fait d’un “ciel de chair” couleur de muscat doré ». Leur première rencontre à l’été 1929 à Cadaqués relève de l’événement. L’air altier, le visage légèrement crispé, portant en son sein la blessure d’un amour qui ne lui a pas encore été révélé, parce que l’infidèle Éluard l’a libérée de toute forme d’exclusivité, la poussant même à un ménage à trois avec Max Ernst qui excite les deux hommes mais laisse à Galuchka un goût amer. Elle, elle sublime la beauté, la tendresse, la fuite intérieure. Et commence à aimer le petit Salvador, l’artiste paranoïaque qui, en ville, pleurniche en traversant la rue, affublé d’une triste moustache et ayant si peu de conversation, quand il ne rit pas aux éclats. Le Dalí qui n’a pas encore percé, avec lequel elle s’installe à Cadaqués, dans une cabane, prolongeant son séjour tandis que le soleil méditerranéen dore sa peau et qu’elle tisse là une façon d’être au monde, de poser face à l’objectif, celui d’une artiste silencieuse, qui vit cachée derrière les artistes et possède un style qui n’appartient qu’à elle.

En 1928, Madeleine et Maurice Dior acceptent d’aider leur fils et de lui donner l’argent dont il a besoin pour ouvrir, avec son ami Jacques Bonjean, la galerie d’art qui portera le nom de ce dernier (mais qui sera rebaptisée par les deux amis Galerie Jambon-Dior, dans un jeu de mots et d’onomatopées), à la condition que le jeune Christian n’utilise pas le nom de la famille. La mère considérait en effet que vendre des tableaux sous son propre nom relevait du même discrédit social que de tenir une épicerie. La galerie en cul-de-sac de la rue La Boétie devient alors une sorte de laboratoire fréquenté, entre autres, par Christian Bérard, qui transmet à Dior le goût du détail dans le vêtement et un jeu chromatique qui participera de la définition même de la modernité esthétique.

FIG. 1

La période de l’entre-deux-guerres est une époque dorée pour la mode. Les fourreaux en soie argentée qui épousent les silhouettes de sirène des stars d’Hollywood cohabitent avec les vêtements aux lignes masculines qui révèlent l’importance qu’ont eu les fonds d’armoire, dont les femmes ont su tirer parti en confectionnant des jupes et des vestes dans les manteaux de leurs époux partis au front durant la Grande Guerre. Madame Vionnet, une grande couturière, touche à l’excellence avec la coupe en biais, en travaillant le tissu à même le corps du modèle. Son style néoclassique explore la difficulté d’une apparente simplicité des formes. Comme le rapporte l’historienne Yvonne Deslandres, une revue de mode demanda alors à des femmes de diverses origines sociales quelle était leur tenue préférée et elles répondirent toutes : « Un tailleurs noir, uni, avec un collier de perles ». Gala échappe au goût bourgeois dominant et affiche une image plus libre. Un parfum de modération plane encore sur les tendances. On instaure la formule du défilé pour présenter les collections à la clientèle et Paris voit l’ouverture de nouvelles maisons de mode. Un vieil ami de Dalí, Christian Dior, travaille dans l’une de ces maisons, l’atelier du couturier Lucien Lelong, où il se sent enfin libre — après la mort d’une mère qui considérait d’un très mauvais œil les velléités artistiques de son fils — d’apprendre le métier avant de devenir CD. Le jeune Dior voulait étudier les Beaux-Arts, mais ses parents, horrifiés, lui rappelèrent la destinée tragique de Van Gogh et le sombre sort, misérable et maudit qui s’abattait sur les artistes

LA CONSPIRATION DE LA BEAUTÉ

Gala et Salvador Dalí vêtus du pantalon de style palazzo à Vernet-les-Bains, c. 1931. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes

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Dans les années 30, Gala — de son vrai nom Elena Ivanovna Diakonova — est une femme moderne qui porte le pantalon palazzo avec lequel Chanel a rendu aux femmes leur liberté de mouvement, des chaussures plates, des pulls en laine et des casquettes de marin ; elle renonce aux atours et choisit des vêtements sobres, mais conçus par de bons couturiers, pensés avec audace, qu’elle porte sans prétention aucune [FIG. 1]. A Cadaqués, elle abandonnera les jupes plissées et les airs de garçonne parisienne pour commencer à se muer en tableau. Car la Gala qui pose pour le tableau de Max Ernst Au rendezvous des amis (1922) aux côtés d’André Breton, de Louis Aragon, de Giorgio de Chirico, de Benjamin Péret, de Robert Desnos et d’autres comparses surréalistes, immortalisée ici avec son carré cranté, sa ceinture élastique et son décolleté ouvert dans le dos, va peu à peu se transformer en une icône esthétique à nulle autre pareille. « Elle est belle, mais trop artificielle pour être agréable », a dit d’elle Peggy Guggenheim. Son étrangeté, son regard steppique, son caractère insoumis avaient dû se poser sur elle comme un oiseau invisible, bizarre, unique.

libertins. Cette famille d’industriels qui avait fait fortune dans les engrais ne pouvait concevoir que le fils devienne un créateur, en dépit de son attirance précoce, et ce dès le plus jeune âge, pour les jardins, la musique, la peinture et les meubles. En 1923, Dior s’inscrit donc à Sciences Po, mais il comprend très vite qu’il a fait erreur et qu’il lui faut retrouver sa voie, car une seule chose le motive : la recherche de la beauté absolue.

En 1932, trois ans après la première rencontre Gala-Dalí, la galerie Jacques Bonjean organise une exposition annoncée comme « la plus belle sélection jamais faite, pouvant servir de point de départ à un nouveau Salon de Paris ». Sur les murs, des œuvres d’Alberto Giacometti, de Joan Miró, de Léon Zack et d’un catalan audacieux, différent de tous les autres : Salvador Dalí. Plus tard, en 1933, après deux expositions individuelles à la galerie Pierre Colle — la seconde galerie dirigée par Dior avant qu’il ne change d’activité —, se tient au même endroit une grande exposition sur l’art surréaliste, grâce à laquelle les deux génies vont tisser une amitié qui les nourrira l’un et l’autre. Seize ans plus tard, Dior lui dédiera une robe en satin noir et brocart bronze et or qui portera son nom : Dalí. On est en 1949 et deux ans se sont à peine écoulés depuis le triomphe de son New Look, avec lequel il s’est dressé en couturier libérateur, défendant Paris de la sinistre tristesse guerrière qui s’était abattue sur la ville. Mais Dalí était déjà solidement ancré dans son imaginaire. L’artiste catalan, qui a toujours admiré l’univers de la mode, a trouvé en Gala un miroir dans lequel refléter son amour du luxe et sa vision personnelle de la beauté et de la singularité. Elle ne


devient pas seulement modèle, elle est aussi créatrice, artiste sans œuvre, intellectuelle et écrivain, comme le montre sa biographe Estrella de Diego dans Querida Gala. Las vidas ocultas de Gala Dalí, dans une indispensable entreprise de réhabilitation du personnage. Le plus souvent, Gala lit et coud. Elle dessine ses propres vêtements. « Une robe blanche à rayures bleu clair ; la jupe large, qui remonte jusque sous les seins », écrit-elle dans une lettre à Paul Éluard alors qu’elle s’habille encore pour lui. Gala est un personnage singulier dans le paysage surréaliste. L’une des rares femmes admises au sein du club, avec Leonora Carrington et Lee Miller. Elle fréquente l’intelligentsia du Paris de l’entre-deuxguerres. Elle connaît Coco Chanel, qui éprouve de la sympathie pour elle, et il faut avouer qu’elle correspond tout à fait à ses canons de beauté. Sur le corps de Gradiva, les tissus et surtout les coupes revêtent une légèreté toute particulière.

encore capable de me consacrer à la couture », déclare-t-il. Il vend des chapeaux aux maisons les plus célèbres : Balenciaga, Nina Ricci, Schiaparelli, Paquin, Patou… et son nom commence à devenir populaire dans le monde de la mode. Curieusement, Chanel, Dior, mais aussi Dalí et Gala, pénètrent l’univers de la mode grâce à leurs collections de chapeaux. Dans sa biographie de Gala, Dominique Bona rapporte que lorsque les Dalí arrivent aux Etats-Unis à bord du Champlain, le paquebot transatlantique, l’artiste se lance dans l’une de ses performances mettant en scène une baguette de pain — l’une de ses obsessions esthétiques, avec les fourmis, les mouches, les sauterelles et les homards — de plus de 20 mètres de long et une photo de Gala habillée en Schiaparelli, coiffée d’un chapeau fait de côtelettes d’agneau crues qui fera grand scandale. Plus célèbre encore sera l’immense chapeau noir qu’elle portera au restaurant new-yorkais Le Coq Rouge, surmonté d’une poupée en celluloïd représentant un enfant mort en décomposition, au moment où, rappelle Dominique Bona, toute l’Amérique pleure le terrible assassinat du fils du héros national, Charles Lindbergh. Les Dalí brillent d’originalité et de fétichisme, et l’attitude hiératique de Gala, qui apparaît détachée de la réalité ordinaire et semble habiter un monde onirique, participe de la construction du personnage tout en l’éclipsant. Loin de la guerre qui ensanglante la vieille Europe, ils deviennent riches, et Gala arbore ses étoles en fourrure et sa taille de guêpe.

Jean Cocteau, Paul Éluard, le couple Magritte, Cecil Beaton et Man Ray vont ouvrir aux Dalí les portes de la haute société des années 30. Lors d’une soirée, ils rencontrent l’Italienne Elsa Schiaparelli, femme sophistiquée et styliste conceptuelle qui ne créait pas des vêtements mais des objets, parce qu’elle considérait son art comme « très difficile et frustrant, car à peine un vêtement est-il né qu’il appartient déjà au passé. Une robe ne peut pas être accrochée au mur comme un tableau ». Cette relation va jouer un rôle décisif. Dalí commence à s’intéresser profondément au pouvoir de transformation de la mode qui, par des effets d’optique, est capable de modifier la perception de la réalité. « Un modèle de Schiaparelli est un véritable tableau moderne », déclare-t-il au New Yorker en 1932. Cinq ans plus tard, le peintre et la styliste commencent à collaborer. L’une de leurs premières

Tandis que le couple voyage à travers le monde, la vie de Christian Dior se voit profondément bouleversée. D’abord, il perd sa mère, âgée de 51 ans, qui ne s’est pas remise de l’internement du fils cadet, Bernard, en hôpital psychiatrique. Tombée malade, elle décède rapidement d’une septicémie. Peu après, en quelques semaines, le père de Dior est totalement ruiné. En 1933, la galerie Pierre Colle est contrainte de mettre la clé sous la porte. Aidé de quelques amis comme Cocteau, Serge de Poligny et Claude Autant-Lara, Dior commence à travailler pour le cinéma et conçoit les costumes portés par Odette Joyeux dans Le Lit à colonnes (1942), Lettres d’amour (1942) et Le Baron fantôme (1943). Il travaille dans un atelier de couture. Mais il ne part pas de rien. Grâce à son bagage esthétique, il est doué d’un véritable talent dans la représentation des modèles. « Je crois que je serai

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Un portrait du couple signé Cecil Beaton montre Gala coiffée d’un foulard noir noué sur la tête à la façon d’un fichu-capuche ; un couvre-chef qui, aujourd’hui encore, serait considéré comme extrêmement contemporain. Elle porte une robe noire avec un bustier brodé de pierreries qui laisse le dos à découvert ; Dalí, dont l’ombre se projette sur la grande toile tendue en arrièreplan, est vêtu d’un impeccable costume sombre et tient un fleuret dans la main gauche. Sur cette image, la complicité esthétique est manifeste. « La tenue est essentiel pour vaincre. Très rares sont les occasions où, dans ma vie, je me suis avili en civil. Je suis toujours habillé en uniforme de Dali », a déclaré le peintre.

« Gala abandonne provisoirement le tailleur de Chanel qu’elle adore pour s’habiller dans le style qui lui est le plus opposé : somptueux et baroque, celui de la couturière Elsa Schiaparelli. La voici donc en Schiap tout le temps que Dalí dessine et signe pour les collections de la belle Italienne de la Place Vendôme des robes et des chapeaux. La voici extravagante. Dans une robe de fée à boutons en faux chocolats couverte d’abeilles, dans une autre qui porte des incrustations de pattes de homard. En tailleur brodé de lèvres pulpeuses. Tenant à la main un sac en daim bleu qui a la forme exacte d’un téléphone. Ou arborant sur la tête, avec une décontraction superbe, le chapeau clou de la collection : un escarpin noir à talon aiguille ! », écrit l’académicienne française Dominique Bona dans Gala. La muse redoutable, la biographie qu’elle lui a consacrée [FIG. 2]. Mais les choses ne s’arrêtent pas là : Gala participe activement aux projets, semant l’idée d’où fleurira ensuite le talent dalinien. Magnifique exemple que celui du Chapeau-chaussure précédemment cité, qui trouve son origine dans une photo prise par Gala où l’on voit Dalí ainsi coiffé. Finalement, pour reprendre la conclusion de Dominique Bona, « Gala en Schiap est toujours Gala : sûre d’elle et de lui [Dalí], indifférente au reste du monde et somme tout classique jusque dans le surréalisme ».

LA CONSPIRATION DE LA BEAUTÉ

pièces communes est la célèbre robe homard, en organdi blanc, ornée d’un immense crustacé rouge peint par l’artiste ; un modèle que Wallis Simpson se presse de revêtir lors d’un reportage photographique pour Vogue réalisé par Cecil Beaton.

En décembre 1946, Dior, orphelin de 41 ans, peut enfin devenir lui-même. Il ouvre sa « maison » au numéro 30 de l’avenue Montaigne. Il réunit autour de lui une équipe de petites mains du luxe, assure sa liberté artistique et s’en remet à l’avis de ses amis artistes comme Bérard, René Gruau, Denise Tual et Marie-Louise Bousquet. Il leur présente ses modèles. Ils applaudissent à tout rompre, bouleversés par tant de beauté, ce qui ne fait qu’accroître l’angoisse de Christian Dior, aussi superstitieux que Gala. D’après sa biographe, MarieFrance Pochna, « il ne faisait jamais rien pour épater, il détestait l’audace gratuite et éprouvait un profond respect pour les traditions, même s’il cherchait à les moderniser ». Le 12 février 1947 marque son intronisation dans l’histoire de la mode. L’effet est électrique. La rédactrice en chef de Harper’s Bazaar, Carmel Snow, improvise la qualificatif béni de New Look, qui marquera surle-champ un avant et un après. Son enthousiasme est tel qu’elle se jette dans les bras de Dior à l’issue du défilé. Dans ses articles, Snow déclare que Dior


a sauvé la couture, comme la France fut sauvée lors de la bataille de la Marne. La nouvelle paraît dans tous les médias nord-américains, car la presse française est alors en grève. Corolle. Tel est le nom de la collection dans laquelle Dior laisse libre cours à son rêve de beauté, tournant le dos aux privations de tous ordres de l’aprèsguerre. Tendresse et Bonheur, celui de certains des modèles avec lesquels il entend redonner confiance à une société abattue et fragile, pour qu’elle retrouve le goût de l’idéal civilisé du bien-être. Robe fleur, jupe à envolée, taille marquée, épaules arrondies… une féminité explosive, arme du désir. Le défilé impressionne le public. Colette affirme que « le nioulouk reconquiert l’Amérique ». Le salon de l’avenue Montaigne reste ouvert la nuit pour pouvoir honorer les commandes. Heureuse folie. Les femmes veulent redresser la tête, se laisser de nouveau toucher par la grâce de l’ange de Dior et sa sublimation du corps. Cette même année, Dior triomphe aux Etats-Unis, où il retrouve Dalí et Gala. « Quand nous nous retrouvâmes après toutes ces années — raconte le peintre —, nous nous embrassâmes affectueusement puis, le regardant avec surprise, je m’exclamai : “Alors, racontez-moi ! Comment ça s’est passé pour vous ?” Et Dior répondit : “Comme pour vous : succès total !” »

Mais ce n’est qu’en 1951 que le trio créatif connaitra l’apogée du succès. Lors d’une chaude soirée de septembre, le Palazzo Labia, palais baroque vénitien, avec sa salle de bal décorée par Giambattista Tiepolo des scènes de

rencontre et de discorde amoureuses de Cléopâtre et Marc-Antoine, ouvrait ses portes à près de mille deux cents invités conviés par Carlos de Beistegui y de Yturbe, richissime et célèbre collectionneur d’art et décorateur d’intérieur de la haute société européenne et nord-américaine, figurant parmi les personnages les plus extravagants des happy few du siècle dernier. Princes et princesses, duchesses, comtesses, baronnes et jusqu’à l’Aga Khan en personne… La moitié de l’Almanach de Gotha se rendit à ce bal oriental encore qualifié aujourd’hui de « Bal du siècle ». On y vit aussi la fine fleur du petit monde artistique du moment, d’Orson Welles à Robert Doisneau en passant par Cecil Beaton et Jacques Fath. Dalí et Gala furent invités à cette fête pour laquelle les convives devaient impérativement imaginer des costumes à la hauteur de l’événement. Parmi les plus spectaculaires se trouvaient les longs géants masqués et fantomatiques imaginés par Christian Dior et Salvador Dalí avec l’aide de Gala et la collaboration de Pierre Cardin ; des géants qui, dès leur entrée au bal — précédée d’un défilé dans les rues de la ville —, constituèrent l’un des clous du spectacle. Le choix de la figure du géant — dont la stature imposante exprime évidemment le pouvoir et la force — se prête à une lecture symbolique, que ces propos de Dante tirés du Canzoniere éclairent à merveille : « Qui doit peindre une figure, s’il ne peut devenir lui-même cette figure, ne peut la dessiner ». Ils ne pouvaient trouver plus belle représentation d’eux-mêmes : Dalí-Gala et Dior étaient des géants.

LA CONSPIRATION DE LA BEAUTÉ

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Dalí avait déjà collaboré avec Coco Chanel et Elsa Schiaparelli. Dans les années 60, il travaillera aussi avec Piaget, à ses boutons de manchette en or, mais avec Dior, il entretiendra une relation à la fois chaleureuse et symbolique. Car Gala admirait elle aussi les modèles du couturier et sut pressentir la puissance de son style. Elle commença à lui rendre visite et fit l’acquisition de plusieurs modèles de la collection haute couture printemps-été 1949. Comme la robe Musée du Louvre de la ligne Trompel’œil dont l’objectif était : « d’apporter à la silhouette les correctifs nécessaires pour donner au tissu toute sa valeur, laisser au corps sa souplesse et à la démarche tout sa liberté ». La robe, brodée de noir, présentait des motifs floraux qui épousaient les différentes parties du corps, pour un résultat distingué et éthéré. Autre modèle de Dior possédé par Gala, son préféré et pour elle iconique : le manteau rouge Saint-Ouen.

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André Caillet. Gala portant le Chapeau-chaussure et le tailleur aux poches brodées en forme de lèvres d’Elsa Schiaparelli, 1938. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes

« Je veux peindre des tableaux surréalistes sans le savoir, comme les corbeilles de pain. Et, pour commencer, je peindrai le portrait de Gala, ma femme, l’être que j’aime le plus au monde, avec cette robe de Dior qu’elle portait au réveillon de Noël. Une robe en lamé faite de minuscules écailles de toutes les couleurs. La chose la plus difficile à peindre du monde. Je prendrai le temps qu’il faudra. Ce sera le tableau le plus cher du monde », a déclaré Salvador Dalí à la revue Panorama. Ce modèle Dior de la fin des années 60 signé Marc Bohan, à la taille haute, comme il plaisait à Gala, et au moiré métallisé dessinant des arabesques folk, reflétait la lumière qu’elle avait toujours associée à l’amour. La femme qui se décrivit elle-même « froide comme un fruit à l’ombre » et « bonne comme l’eau fraîche d’une source le jour des grandes chaleurs » meurt in bellezza, à l’âge de 88 ans, le regard tourné vers le Cap de Creus. Dalí ne pense qu’à une chose : respecter son souhait, qui est d’être enterrée au château de Púbol. Il n’hésite pas un instant et transporte le corps depuis Portlligat, accompagné de son chauffeur Arturo au volant de la Cadillac. Le corps de Gala voyage nu, enveloppé dans une couverture. Arrivé à destination, on le revêt d’une robe du soir en soie rouge signée Christian Dior, sa préférée, avec laquelle elle sera finalement enterrée, expression intime de la victoire : elle qui aura sillonné les mers tumultueuses de la vie animée d’une passion créatrice, elle qui aura été la grande adoratrice de la beauté absolue, elle qui aura été Gala, reine de Paleùglnn.



Coordinatrices du Centre d’Études Daliniennes

BEA CRESPO / CLARA SILVESTRE

L LA PASSION DE L’ART


— christian dior

« Dior fut l’une des premières personnes à Paris à s’intéresser à la vente de mes “invendables” tableaux surréalistes2. »

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— salvador dalí

Quand Gala, Dalí et Dior se rencontrent à Paris au début des années 30, la ville est devenue un véritable pôle d’attraction pour les créateurs du monde entier qui, attirés par les nouvelles formes d’expression artistique3 et les possibilités de diffusion qui leur sont offertes, viennent s’y installer. Les marchands, galeries et amateurs d’art y sont nombreux, tout comme les clients disposés à payer des sommes importantes pour un tableau. Paris — qui à la fois bouleverse et fascine les nouveaux arrivants — offre un cadre rêvé aux artistes désireux d’exposer et de faire connaître leur œuvre. Dalí sait que la clé du succès réside dans la notoriété qu’il pourra acquérir dans la Ville Lumière. Pour cela, il peut compter sur le soutien obstiné de Gala qui, dès le début de leur relation, se livre à ce qui sera pour elle un travail acharné tout au long de leur existence partagée. Muse inséparable, compagne et collaboratrice, elle devient aussi pour lui agent artistique et gestionnaire de patrimoine. Gala s’occupe de tout, avec constance et ténacité, de sorte que Dalí puisse se consacrer entièrement à la création : à Paris, elle organise sa vie quotidienne et sociale et cherche les meilleurs clients, les galeries les plus avant-gardistes et les collectionneurs les plus raffinés pour vendre et exposer les œuvres du peintre. A la même époque, un jeune homme appelé Christian Dior rêve lui aussi de se faire un nom dans le monde de l’art, mais

1 Christian Dior, Christian Dior & moi, La Librairie Vuibert, Paris, 2011, p. 197. 2 Traduit de : Salvador Dalí, « Salvador Dali In The Lyons Den », New York Post and The Home News, 25/02/1948, New York, NY, p. 36.

3 La capitale française devient le centre névralgique de plusieurs mouvements d’avantgarde de la première moitié du XXème siècle, comme le fauvisme, le cubisme et le surréalisme.

LA PASSiON DE L’ART

« Je réfléchis au métier qu’il me faudrait exercer à ma libération. Je me décidai pour le plus sage, c’est-à-dire pour celui qui dût apparaître le plus fou à mes parents : directeur d’une galerie de tableaux1. »

pas en tant qu’artiste4. Refusant l’avenir assommant et respectable que ses parents ont conçu pour lui, il a décidé de diriger un lieu d’exposition et, de 1928 à 1933, devient galeriste à Paris. Avec son ami Jacques Bonjean, il ouvre un petit commerce situé au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue La Boétie : « Notre ambition était d’y exposer autour des maîtres que nous admirions le plus : Picasso, Bérard, Salvador Dali, Max Jacob, les frères Berman…5 » Les débuts de la galerie sont prometteurs. Le lieu reçoit rapidement le soutien d’un allié de poids : la revue d’art Formes et son rédacteur en chef Waldemar George6. Malheureusement, en 1931, suite à la crise économique mondiale initiée deux ans plus tôt avec le crack de la bourse américaine du 24 octobre 1929, les finances de la galerie sont au plus bas. Avec la récession économique et la chute des commandes de tableaux en provenance du marché américain — l’achat d’une œuvre n’est plus une priorité —, Dior et Bonjean se voient contraints de mettre fin à leur association et de se partager l’inventaire de la galerie : « Je m’employai à liquider les tableaux de la galerie. Rien de plus difficile en cette période de panique. Certaines peintures qui valent aujourd’hui des millions se bazardaient péniblement quelques dizaines de milliers de francs. Hormis de rares mécènes ou amateurs, tels que le vicomte et la vicomtesse de Noailles ou M. David Weill, les marchands en

4 « J’avais eu la chance de connaître des peintres, des musiciens (Bérard, Dali, Sauguet, Poulenc, notamment), avec lesquels je me liais d’amitié et dont le succès me touchait à tel point qu’il m’enlevait toute envie de faire quelque chose moi-même. » Christian Dior, « Christian Dior : Je suis Couturier », Elle, num. 298, 13/08/1951, [s. l], p. 15. 5 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 197. 6 En témoigne la profusion d’annonces publicitaires et les articles favorables aux expositions présentées qui paraissent régulièrement dans les pages de la revue. Voir : Xavier Landrit, « Christian Dior, 1928-1934. An aesthete’s first career in art », 2010, p. 4 [thèse de doctorat].


furent réduits à se vendre les tableaux entre eux et à des prix toujours décroissants7 ».

7 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 201. 8 La vicomtesse Marie-Laure de Noailles et son mari le vicomte Charles de Noailles ont activement aidé les artistes dans la France de la première moitié du XXème siècle. Ils furent les mécènes des surréalistes — ils financèrent le film L’Âge d’or de Luis Buñuel — et particulièrement de Dalí, à qui ils donnèrent de l’argent pour acheter la maison de Portlligat. Leur collection comptait des œuvres majeures du peintre comme Le jeu lugubre (1929) [num. cat. P 232] et La vieillesse de Guillaume Tell (1931) [num. cat. P 285]. 9 La Vie publique de Salvador Dalí, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris, 1980, p. 23. 10 Pierre Colle fut associé à Christian Dior et Jacques Bonjean de 1929 à 1931. 11 Maurice Sachs, La Décade de l’illusion, Gallimard, Paris, 1950, p. 49.

FIG. 2

Salvador Dalí. Le sentiment de vitesse, 1931. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

Sous l’égide de Pierre Colle, Dalí présente sa deuxième exposition individuelle parisienne en juin 1931. Il y expose l’un de ses tableaux les plus connus, La persistance de la mémoire (1931) [NUM. CAT. P 265]13, qui sera acheté par le marchand d’art et galeriste newyorkais Julien Levy. Peu après, au mois

12 Exposition d’œuvres récentes de Christian Bérard, Salvador Dali, Jean Hugo, Max Jacob, Jean Lurçat, Pierre Colle, 1931, Paris. Voir : Formes : revue internationale des arts plastiques, num. XIII, 03/1931, Paris, p. 66. 13 Les numéros qui accompagnent les œuvres de l’artiste citées dans cet ouvrage sont ceux qui leur sont attribués dans les Catalogues Raisonnés de l’Œuvre de Salvador Dalí, consultables sur : https://www.salvador-dali. org/fr/oeuvre/catalogue-raisonne/ .

LA PASSiON DE L’ART

FIG. 1

Christian Dior et Christian Bérard au marché aux puces, c. 1932. Collection Dior Héritage, Paris

un contrat avec le jeune Dalí, requiert sa présence pour l’exposition l’inaugurale de la galerie, où figurent aussi Max Jacob et Christian Bérard, grand ami de Christian Dior12 [FIG. 1]. 13

Un an plus tôt, en 1930, Gala et Dalí sont à Carry-Le-Rouet, sur la côte d’Azur, quand ils apprennent que la galerie Goemans, celle-là même où l’artiste avait présenté sa première exposition individuelle parisienne en 1929, est sur le point de faire faillite. Fort heureusement, les Dalí peuvent compter sur l’aide des vicomtes de Noailles8 qui leur offrent une aide financière et les font entrer dans leur cercle d’amis. C’est d’ailleurs Charles de Noailles qui met Salvador Dalí en relation avec Pierre Colle9, le galeriste, qui après s’être associé quelques mois avec Dior et Bonjean10 a décidé d’ouvrir sa propre galerie en mars 1931 au numéro 29 de la rue Cambacérès. Là, Colle, « qui a toujours possédé quelques exemples de la meilleure peinture11 », parie sur de jeunes créateurs, peu connus mais prometteurs, comme Alexander Calder ou Alberto Giacometti. Il s’intéresse aussi aux courants artistiques les plus contemporains parmi lesquels le surréalisme, qui compte dans ses rangs des personnages clés comme Salvador Dalí. Colle, qui a lui aussi décidé de promouvoir son activité dans les pages de la revue Formes, utilise des œuvres de Dalí pour communiquer sur les expositions à venir et susciter la curiosité du public parisien [CAT. 02, CAT. 03]. Le galeriste, qui finit par signer

de septembre, Christian Dior — qui revient sur la scène parisienne après un séjour en Russie —, décide de s’associer à nouveau avec Colle14 et de participer au travail de sa galerie : « Je me séparai de mon associé Jacques Bonjean, mais pour participer aux affaires de Pierre Colle également atteintes par la crise. Nous allâmes ainsi de pertes en saisies, tout en continuant d’organiser des expositions surréalistes ou abstraites qui faisaient fuir les derniers amateurs15. » Ensemble, ils décident de consacrer une deuxième exposition individuelle

14 Dior fait la connaissance du jeune poète et plus tard galeriste Pierre Colle lors d’une exposition de Max Jacob présentée à la galerie Jacques Bonjean. Une profonde amitié naitra de cette rencontre, interrompue par la mort de Colle en 1948. Voir : Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 197. 15 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 201.


à Salvador Dalí. Elle se tient à la galerie Pierre Colle en juin 1932 [CAT. 04] et inclut des œuvres comme Le sentiment de vitesse (1931) [NUM. CAT. P 386] [FIG. 2] et le dessin Métamorphose paranoïaque du visage de Gala (1932)16 [CAT. 05]. C’est avec cette œuvre (qui sera suivi de nombreuses autres) que Gala, la muse des surréalistes — qui avait inspiré les vers de Paul Éluard, habité les tableaux de Max Ernst, ébloui Giorgio de Chirico de son intelligence et transpercé de son regard les photographies de Man Ray —, commence à peupler le travail artistique de Salvador Dalí, en qualité de modèle et d’inspiratrice.

16 Exposition Salvador Dali, Pierre Colle, 1932, Paris, cat. 10 et 25. Figueres, Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala-Salvador Dalí, NR 30548. Pour la première fois, le nom de Gala figure dans le titre d’une œuvre de l’artiste. Voir : Bea Crespo, Clara Silvestre, « Gala : la cronología » dans Gala Salvador Dalí. Una habitación propia en Púbol, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone, 2018, p. 218.

FIG. 3

d’associations démentielles (19301931) [NUM. CAT. P 1185] [CAT. 08]17. Ses toiles surréalistes se vendant assez mal, l’artiste tente de remédier au problème en imaginant des inventions en tous genres qui, pense-t-il, vont avoir un grand succès commercial. Il crée notamment quelques vêtements qui, selon lui, auraient pu révolutionner la mode durant 100 ans18. Malheureusement, il peine à trouver des acheteurs pour ces œuvres qui, le plus souvent, finissent par venir décorer son appartement parisien [FIG. 3]. Mais Gala ne baisse pas les bras et court les rues de Paris à la recherche

17 Exposition surréaliste, Pierre Colle, Paris, 1933. Figueres, Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala-Salvador Dalí, NR 35179. 18 Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dali, La Table Ronde, Paris, 1952, p. 227

LA PASSiON DE L’ART

Salvador Dalí dans son appartement parisien, 1935-1937. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes

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À la galerie Pierre Colle, le mois de juin 1933 est riche en manifestations culturelles. « Il faut visiter l’Exposition surréaliste », clame l’invitation à l’événement qui se tient du 7 au 18 juin [CAT. 06] et regroupe plusieurs artistes dont Marcel Duchamp, René Magritte, Valentine Hugo, Pablo Picasso, Alberto Giacometti, Man Ray, Yves Tanguy, Joan Miró et Salvador Dalí [CAT. 07]. Sur une photographie de Man Ray montrant la disposition de certaines des pièces présentées, on aperçoit quelques objets créés par Dalí à cette époque, comme Chaise atmosphérique (1933) [NUM. CAT. OE 16], Buste de femme rétrospectif (1933) [NUM. CAT. OE 14] et Sans titre. Tête de lion rugissant avec des œufs sur le plat dans la gueule (1933) [NUM. CAT. OE 15]. On y voit aussi le tableau Planche

d’acheteurs potentiels, comme le rapporte Dalí dans son autobiographie : « Ces inventions furent notre martyre. Surtout celui de Gala qui avec son dévouement fanatique, partait après déjeuner, avec mes projets sous le bras et commençait une croisade dont l’endurance dépassait les limites de toute résistance humaine19 ». Dans ses divers écrits, l’artiste salue l’engagement de Gala mais aussi celui de Dior20 qui, au début des années 30, est entièrement dévoué à son travail de galeriste : « Dior fut l’une des premières personnes à Paris à s’intéresser à la vente de mes “invendables” tableaux surréalistes21. » Comme le rappelle Dalí, Dior avait réussi à vendre à un riche fabricant de chaussures un tableau montrant une nourrice au regard perdu assise sur une plage, portant en équilibre sur la tête une chaussure de femme d’où sortait une côtelette d’agneau grillée. Durant ce même mois de juin 1933, la galerie de Christian Dior et de Pierre Colle accueille encore une fois une exposition individuelle de Salvador Dalí, la troisième [CAT. 09]. Ils y présentent des œuvres comme le portrait, alors inachevé, de l’architecte Emilio Terry (1934) [NUM. CAT. P 249] [FIG. 4] et Début automatique des portraits de Gala, qui figure dans le catalogue sous la mention « Coll. Gala »22. Comme on peut le voir sur la photo montrant l’artiste et sa muse dans leur appartement parisien [CAT. 10],

19 Ibidem. 20 Dans le discours prononcé le 9 mai 1979 à l’occasion de sa nomination en tant que membre associé étranger de l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France, Salvador Dalí évoque les premiers “daliniens” qui ont cru en son talent : Gala et Paul Éluard, le vicomte de Noailles et Christian Dior. Voir : Salvador Dalí, « Gala, Velázquez et la toison d’or », Vogue, num. 597, Paris, 06-07/1979, p. 147. 21

Cit. supra, n. 2.

22 Dès le début de sa relation avec Dalí, Gala écarte de la vente certaines œuvres maitresses de l’artiste. Ces œuvres entreront dans ce que l’on appelle aujourd’hui la Collection de l’artiste. Certaines de ces toiles, comme Début automatique d’un portrait de Gala (c. 1933), sont exposées dans la collection permanente du Théâtre-Musée Dalí de Figueres.


financières sont réelles et manifestes : « Pierre Colle m’avertit que notre contrat se terminait et que sa situation financière ne lui permettait pas de le renouveler25 ». Comme le rappelle Dior, fin 1933, « notre galerie désertée finit par fermer vitrines et portes26 ».

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Les expositions successives de Dalí à la galerie Pierre Colle entre 1931 et 1933 lui apportent une certaine notoriété, comme en témoignent les articles de presse parus à cette époque24, mais les ventes ne sont pas au rendez-vous. Fin 1932, Gala décide donc de créer le Groupe du Zodiaque. Composé de diverses personnalités, ce groupe fournira à Dalí les subsides nécessaires durant les premières années de sa carrière artistique. Malgré tout, la situation du marché de l’art au début des années 30 ne prend pas le chemin attendu par Colle et Dalí et les difficultés

Après la fermeture définitive de la galerie, Dior met un point final à plus de cinq ans d’activité comme galeriste et décide de quitter Paris. Dalí et Gala se tournent eux aussi vers de nouveaux horizons et décident de réaliser leur rêve de se rendre aux Etats-Unis, pour tenter leur chance sur le nouveau continent. Depuis 1932, Julien Levy, qui avait organisé des expositions en collaboration avec la galerie Pierre Colle, expose et vend l’œuvre de Dalí dans sa galerie flambant neuve de l’île de Manhattan, à New York27. Conscients de la réception favorable réservée à l’œuvre de l’artiste aux Etats-Unis, les Dalí pensent y trouver ce qu’ils n’ont pu connaître à Paris : le succès et la consolidation, pour Dalí, du statut d’artiste d’envergure internationale. S’agissant de Dior, son départ de la capitale sera décisif pour sa future carrière professionnelle : « Cette retraite loin de Paris, où l’activité artistique des autres suffisait jusqu’alors à me satisfaire, me fit découvrir le désir profond et nouveau de créer quelque chose par moi-même28 ». Les amitiés

23 Bea Crespo, « Paris », dans Dalí et ses ateliers, Das Edicions, Figueres, 2013, p. 21.

25 Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dali, op. cit., p. 254.

24 M. Z., « L’Art à Paris », Formes : revue internationale des arts plastiques, num. 16, 06/1931, Paris, p. 107 ; André Lhote, « La saison de Paris », La Nouvelle revue française, année 19, num. 214, 01/07/1931, Paris, p. 168 ; Paul Fierens, « Les Nouvelles Artistiques : de Bonington a Berman », Les Nouvelles Littéraires, année 11, num. 503, 04/06/1932, Paris, p. 7 ; « Adieu, saison 1933… », Vogue, 08/1933, Paris, p. 50 ; André Lhote, « Les Arts : Irréalisme et Surréalisme : Bonnard (Bernheim Jeune), Dalí (Pierre Colle) », La Nouvelle Revue Française, année 21, num. 239, 01/08/1933, Paris, p. 307-309.

26 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 202. 27 Parmi les expositions organisées par la galerie Pierre Colle en collaboration avec Julien Levy, on retiendra celle d’Eugène Berman en 1932 et celle de Dalí en 1933. Voir : Formes : revue internationale des arts plastiques, num. XXIV, 04/1932, Paris, p. 264. Dans le cas de Dalí, 10 des 22 œuvres qui faisaient partie de l’exposition de la Galerie Pierre Colle ont été montrées à la fin de l’année dans la galerie de Julien Levy. Dans une lettre que Gala adresse à Julien Levy à l’occasion de l’exposition, elle signale que le prix de vente des œuvres a été fixé conjointement avec Pierre Colle et Christian Dior. Voir : Lettre de Gala à Julien Levy, [1933]. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art Archives, Julien Levy Gallery records. 28 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 202.

FIG. 4

Salvador Dalí. Portrait de M. Emilio Terry, 1934. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

LA PASSiON DE L’ART

ce tableau inclut deux portraits de Gala, que l’artiste décidera par la suite de séparer, d’intituler et d’exposer de façon indépendante. Il s’agit de Portrait de Gala avec homard (c. 1933) [NUM. CAT. P 330] et Début automatique d’un portrait de Gala (c. 1933) [NUM. CAT. P 309] [CAT. 11]. Ces tableaux mettent en lumière l’extraordinaire virtuosité et la très grande précision du Dalí de cette époque. Ils constituent aussi de petits exercices dans lesquels l’artiste met en pratique sa méthode paranoïaquecritique. Utilisant le procédé qui consiste à juxtaposer des images qui n’entretiennent entre elles aucun lien apparent et proviennent de ce qu’il appelle l’irrationalité concrète, Dalí peint une série de portraits de sa muse particulièrement inquiétants, à l’image de ces deux œuvres23.

forgées à Paris durant les années de jeunesse29 et son expérience au sein des galeries Jacques Bonjean et Pierre Colle seront pour Dior inspirantes et cruciales. Parmi elles, la rencontre avec Dalí, auquel le liaient la passion de l’art et la fascination des fleurs30, celles qui ornaient les objets art nouveau dont ils partaient en quête dans les rues de Paris. Cette amitié restera l’une des plus fidèles et des plus fertiles [CAT. 01]. Sans le savoir encore, l’amour de l’art et de ceux qui le cultivent conduira Dior à tracer son propre chemin révolutionnaire, initié dans les années 30 jusqu’à connaître la consécration en 1947.

29 « Dans ce climat bigarré, non seulement je me formais le goût, mais je nouais les amitiés graves qui ont composé et composeront jusqu’à mon dernier jour le fonds sérieux de ma vie. » Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 194. 30 Salvador Dalí, « Salvador Dali’s mimicry in nature », Flair, année 1953, Chicago, IL, p. 206.









Centre d’Études Daliniennes

CLARA SILVESTRE

LE ROYAUME DE LA MODE


« Quand nous nous retrouvâmes après toutes ces années, nous nous embrassâmes affectueusement. Puis, le regardant avec étonnement, je m’exclamai : “Alors, racontez-moi ! Comment ça s’est passé pour vous ?” Et Dior répondit : “Comme pour vous : succès total !”1 » — salvador dalí

DIOR / DALÍ RÉVOLUTION ET TRADITION 1 Traduit de : Salvador Dalí, « Salvador Dali In The Lyons Den », New York Post and The Home News, 25/02/1948, New York, NY, p. 36.


1947 est une année importante dans la carrière professionnelle de Christian Dior. À l’âge de 42 ans, il prend un nouveau chemin qui va profondément révolutionner l’univers de la mode du milieu du XXème siècle. Au début de l’année suivante, Dior et Dalí se retrouvent dans l’atelier de l’artiste, à Monterrey, en Californie. C’est un moment faste pour le couturier qui, pour sa première collection, vient de recevoir le prix Neiman Marcus2, une récompense prestigieuse décernée aux professionnels du monde de la mode. Pour sa part, Salvador Dalí est plongé dans l’exécution d’un nouveau tableau, Léda Atomique [NUM. CAT. P 642], qu’il présente fin novembre, inachevé, à la Bignou Gallery de New York3. Ce tableau, qui devait devenir un chef-d’œuvre, marque un tournant décisif dans sa trajectoire artistique. Les deux hommes travaillent à leurs nouveaux projets en se réclamant d’un retour à la tradition et au métier : principe depuis lequel ils entendent transgresser l’art et la mode du XXème siècle.

2 Connu comme « l’Oscar de la mode », le Neiman Marcus Award for Distinguished Service in the Field of Fashion récompensait, depuis 1938, les stylistes, couturiers, journalistes et icônes du style, notamment, ayant exercé une influence directe dans le domaine de la mode. En 1947, ce prix a été décerné à Dior mais aussi au créateur de chaussures Salvatore Ferragamo, à la costumière Irene Gibbons et au couturier Norman Hartnell, lors d’une cérémonie qui s’est tenue à Dallas.

FIG. 1

réclamant du passé, principalement de cette période glorieuse que la France a connue entre le XVIIIème siècle et l’éclatement de la Première Guerre Mondiale5, ses modèles laissant apparaître des résurgences du style Tapissier et du style Belle Époque6. Réinterprétant le passé selon les exigences de son époque, Dior va imposer un goût et un tempérament singuliers, qui apportent un nouveau souffle à la mode féminine7 : « C’est ce que ma première collection eut la bonne fortune d’exprimer aux yeux du public, [...] la renaissance d’une couture bien cousue, le retour au « seyant » et au « joli » […]. En cette année-là, la mode

5 Ilya Parkins, « Christian Dior and the Aesthetics of Femininity », Athenaeum Review, 25/07/2019, University of Dallas, Texas, TX. Consultable en ligne sur : https:// athenaeumreview.org/review/christian-diorand-the-aesthetics-of-femininity/ [date de consultation : 29/10/2019].

3 New Paintings by Salvador Dalí, Bignou Gallery, New York, 25 novembre 1947 3 janvier 1948. Salvador Dalí présente Léda Atomique [num. cat. P 642] comme son premier chef-d’œuvre, en cours de création, directement lié à la publication de 50 secrets magiques, paru en 1948. Pour plus d’informations sur cette œuvre et son exposition à la Bignou Gallery, vous pouvez consulter le catalogue d’exposition : Dalí atómico, Fundación Bancaria “la Caixa”, Fundació GalaSalvador Dalí, Barcelone, Figueres, 2018.

6 Le style Tapissier (1869-1889), inspiré du style du même nom qui prévaut à l’époque dans la décoration, met l’accent sur le dos de la robe qui, par un système de retroussis et de drapés, présente un important volume au niveau des fesses. À la fin du XIXème siècle et jusqu’en 1914, c’est le style Belle Époque qui est en vogue. Il ravive cet intérêt pour le dos de la robe tandis que le corset, qui modèle la nouvelle silhouette féminine et marque la taille, prend de plus en plus d’importance. Pour plus d’informations sur ces deux styles, voir : L’Album du Musée de la Mode & du Textile, Musée de la Mode et du Textile, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1997, p. 82-99.

4 Expression utilisée en 1947 par Carmel Snow, rédactrice en chef de Harper’s Bazaar.

7 Christian Dior, Christian Dior & moi, La Librairie Vuibert, Paris, p. 216. 8 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 34. 9 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 215-216.

DIOR / DALÍ. RÉVOLUTION ET TRADITION

Communiqué de presse de la première collection haute couture, printemps 1947, lignes Corolle et En Huit. Collection Dior Héritage, Paris.

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Paris, 12 février 1947. Christian Dior révolutionne la mode avec la présentation de sa première collection, rapidement baptisée New Look4, une formule qui annonce une nouvelle façon d’appréhender l’esthétique féminine et la création de mode [FIG. 1]. Se définissant lui-même comme un réactionnaire de son temps, Dior initie cette révolution du vêtement en se

termina un périple aventureux par un retour temporaire à ses sources8 ». Cette volonté intrinsèque de remonter aux origines de la mode implique que l’on réactive et renouvelle une tradition à laquelle on avait tourné le dos, en misant, pour la confection des pièces, sur des savoir-faire artisanaux caractérisés par la maîtrise du geste9. Ainsi, Dior s’éloigne de la mode qui l’a précédé - uniformisée, pratique et fonctionnelle -, pour ramener la couture « au bercail et retrouver sa fonction première qui est de parer les femmes et de les embellir10 ». Après une période agitée marquée par deux conflits mondiaux, Dior rêve de retrouver la joie de vivre et poursuit un idéal de bonheur visant à rendre les femmes non seulement plus belles, mais aussi plus heureuses11. A la même époque, dans 50 secrets magiques, son « traité » de peinture publié en 1948, Salvador Dalí prône un retour à la tradition classique, préconisant de se tourner vers les grands maîtres de la Renaissance, de retrouver les savoir-faire et la dextérité technique du passé et valorisant la peinture à l’huile et les processus de création artistique pour refaire l’histoire de la peinture12. Se démarquant de presque tous les « ismes » qui, selon lui, ont conduit la peinture à la vacuité13, Dalí s’érige en rédempteur de l’art moderne et annonce publiquement la mission dont sa peinture est désormais investie : « Mais aujourd’hui, un nouveau nom surgit : Dali, qui, comme tous les autres grands noms, aspire à suivre

10 Cit. supra, n. 8. Dior entendait se démarquer de l’esprit des créations de Coco Chanel, d’Elsa Schiaparelli et d’autres tendances comme le style Zazou. Chanel avait démocratisé la mode en proposant des modèles pratiques, aux lignes presque masculines, tandis que les créations d’Elsa Schiaparelli, extravagantes et surréalistes, avaient, selon Dior, « fait reculer les frontières de l’élégance jusqu’aux limites du bizarre ». 11 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 43. 12 Salvador Dalí, 50 Secrets of Magic Craftsmanship, Dial Press, New York, 1948. Pour une connaissance plus approfondie de cette question, voir les articles de Montse Aguer et de Laura Bartolomé, « Dalí. Une histoire de la peinture », p. 42-45, et Lucia Moni, « Dalí : devenir classique ! Ou la tradition en toile de fond », p. 66-85, publiés dans le catalogue de l’exposition Dalí. Une histoire de la peinture, Grimaldi Forum, Éditions Hazan, Monaco, Paris, 2019. 13 Dans le catalogue de la Bignou Gallery, il déclare : « L’art contemporain, avec la désintégration des “ismes” abstractionnistes, menace de plonger encore une fois l’histoire de l’art dans l’anonymat d’un pseudo-décorativisme total ». Traduit de : Salvador Dalí, « Appendix. History of Art, Short but Clear », New Paintings by Salvador Dalí, Bignou Gallery, New York, 1947, p. [20-21].


la tradition du passé. […] L’histoire de l’art trouve en Dali un nouveau départ14 ». Alors âgé de 43 ans, l’artiste se déclare prêt à peindre son premier chef-d’œuvre et déclare : « Je peux vous assurer qu’il est plus méritoire de créer de la beauté en 1947 que sous la tutelle paternelle d’un Pérugin15 ».

14 Traduit de : Salvador Dalí, « Appendix. History of Art, Short but Clear », New Paintings by Salvador Dalí, op. cit., p. [21]. 15 Traduit de : Salvador Dalí, « Dalí, Dalí, Dalí », New Paintings by Salvador Dalí, op. cit., p. [5]. 16 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 28-29. 17 Ilya Parkins, « Christian Dior and the Aesthetics of Femininity », op. cit.

FIG. 2

Salvador Dalí. Ilustrations pour l’article « Le Royaume de la mode », publiées dans Dalí News, vol. I, num. 2, 25/11/1947, New York. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí, Centre d’Études Daliniennes.

FIG. 3

style fondé sur l’art de plaire18. Dalí partage cet intérêt pour les fleurs qui renvoie aux années 30, quand ils se lancèrent tous deux à la recherche d’objets art nouveau, anachroniques et démodés19, dont les formes, avec ces femmes décorées de fleurs, aux cheveux ondulés, aux lignes sinueuses et à la beauté triomphante « devaient un jour faire leur réapparition avec le “new look”20 ». Ce style nouveau était entièrement fondé sur la forme et l’unité du modèle, sculpté et modelé sur le corps de la femme, socle à partir duquel Dior bâtissait ses créations dans une indéniable volonté d’en exalter les formes et de les rendre visibles : « Je voulais que mes robes fussent “construites”, moulées sur les courbes

18 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 33-34. Comme il l’a expliqué, cette passion des fleurs lui venait de sa mère qui, dans son enfance, dans le jardin de la demeure familiale, lui avait transmis son intérêt pour les plantes et le jardinage, une activité qu’il exercera tout au long de sa vie dans ses différentes résidences privées. 19 Salvador Dalí, « Salvador Dali’s mimicry in nature », Flair, annuaire de 1953, Chicago, IL, p. 206. 20 Salvador Dalí, « Le Mythe de Guillaume Tell », La Table Ronde, num. 55, 07/1952, Paris, p. 27.

DIOR / DALÍ. RÉVOLUTION ET TRADITION

Salvador Dalí. « Proget de robe du soir » 1939 « Elegan Woman »?, illustration pour The Secret Life of Salvador Dalí, 1939-1941. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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Avec le New Look, Dior ne se contente pas de remettre au goût du jour des savoir-faire ancestraux et une certaine façon d’habiller la femme : il crée un nouveau concept de féminité, oubliée pendant la période de l’entre-deuxguerres, qui passe par une nouvelle silhouette avec un retour du corset, des hanches regalbées et une jupe rallongée. « Je dessinai des femmesfleurs, épaules douces, bustes épanouis, tailles fines comme lianes et jupes larges comme corolles. Mais on sait que de si fragiles apparences ne s’obtiennent qu’au prix d’une rigoureuse construction16 ». Avec la femme-fleur, Dior vient combler les désirs implicites d’une société avide d’expression. Il donne forme au nouveau canon de la beauté féminine, dont l’apparence fragile et délicate contraste avec la rigueur de construction exigée par ses modèles. Son obsession dévorante pour le moindre détail de la robe, sa méticulosité technique dans la confection des modèles et la qualité des tissus font de Dior un « jardinier » qui ne se contente pas de laisser pousser ses fleurs librement mais les conserve au contraire en état de perfection et d’élégance absolues17. Sa passion des fleurs, reflétée dans ses silhouettes, les broderies des tissus et, dès 1947, les lignes Corolle et En huit, habitera l’ensemble de son œuvre, définissant son

du corps féminin dont elles styliseraient le galbe. J’accusai la taille, le volume des hanches, je mis en valeur la poitrine. Pour donner plus de tenue à mes modèles, je fis doubler presque tous les tissus de percale ou de taffetas, renouant ainsi avec une tradition depuis longtemps abandonnée21 ». En visionnaire de son époque, Dior décrète ce que doit être la nouvelle silhouette féminine, c’est-àdire la femme moderne, sophistiquée et élégante, au moyen de modèles qui, comme les tableaux “invendables”22 de Dalí, sont parfois décrétés importables23. Ce qui est sûr, c’est que cette nouvelle approche ne va pas sans susciter la critique et la polémique. D’une part, Dior tourne le dos à la petite jupe courte, ce qui lui vaut nombre de détracteurs dans la société américaine ; par ailleurs, ses

21 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 29. 22 Dalí a écrit : « Dior fut l’une des premières personnes à Paris à s’intéresser à la vente de mes “invendables” tableaux surréalistes ». Traduit de : Salvador Dalí, « Salvador Dali In The Lyons Den », op. cit., p. 36. Concernant la réception de l’œuvre de Dalí à Paris et la figure de Dior comme marchand et galeriste, voir l’article « La passion de l’art » publié dans ce catalogue. 23 « Women in Dallas Deride Long Skirts », New York Times, 24/08/1947, New York, NY, p. 24 ; Natalie Knight, « Dior—Women Too Fussed by Longer Skirts », The Gazette, 18/09/1947, Cedar Rapids, IA, p. 25.


Concernant Dalí, il défend les modèles proposés par Dior et se déclare partisan de ce style nouveau : « Je suis en faveur de la jupe longue, parce qu’elle donne un plus grand mystère à la femme26 ». L’artiste, qui dès le début de sa carrière artistique s’est senti attiré par le monde de la mode et a déjà fait quelques incursions dans ce domaine, n’est pas indifférent à la vision

24 Marcia Winn, « Dior Who Began That New Look, Meets Old Style », The Daily Oklahoman, 25/09/1947, Oklahoma City, OK, p. 13. 25 Interview de Christian Dior par Dilys Jones dans « Paris Designer of Long Skirt Defends Art Here », The San Francisco Examiner, 16/09/1947, San Francisco, CA, p. 10. 26 Traduit de : Salvador Dalí, « Salvador Dali In The Lyons Den », op. cit., p. 36.

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modèles sont extrêmement coûteux, ce qui, à une époque où l’Europe est encore plongée dans une grande pauvreté sociale et économique, déclenche la colère de certains secteurs de la société24. Dior se défend de ces voix dissonantes en considérant qu’il est un artiste et qu’à ce titre, il n’est pas tenu de suivre les règles imposées25.

27 Tout au long de sa carrière artistique, Dalí a apporté sa contribution au monde de la mode. À partir des années 30, cette activité s’intensifie avec l’une de ses grandes collaborations en la matière avec la styliste Elsa Schiaparelli. Dans le même temps, il signe les costumes de plusieurs pièces de théâtre, ballets et opéras. Dans les années 40, il collabore à la création d’imprimés pour diverses entreprises américaines et publie des articles et dessins de modèles dans des revues de mode comme Vogue et Harper’s Bazaar. On relève aussi la présence de vêtements et d’accessoires dans ses tableaux, comme par exemple dans Le jeu lugubre [num. cat. P 232], de 1929, où figurent divers chapeaux. 28 Traduit de : Dave Hoff, Salvador Dalí, « Surrealist Creates ‘New’ Look In Reverse », Oakland Tribune, 21/10/1947, Oakland, CA, p. 14. 29 Traduit de : Salvador Dalí, « The Kingdom of Fashion », Dalí News, vol. I, num. 2, 25/11/1947, New York, NY, p. 2. 30 Ana Balda, « Cristóbal Balenciaga, una singular política de comunicación frente al avance prêt-à-porter », Universidad de Navarra, Navarre, 2013, p. 74 [thèse de doctorat]. Disponible sur : http://dadun.unav. edu/handle/10171/48148 [date de consultation : 25/11/2019].

vêtue de robes qui attisent le désir et la séduction30. Dans le même temps, la publicité et les mannequins choisis par le couturier joueront un rôle fondamental pour faire connaître le New Look31 et ériger ses créations en symboles fétiches du luxe et du glamour. Installé au numéro 30 de l’Avenue Montaigne, Dior évoquera lui-même la mission dont il s’était senti investi en cette période de désolation marquée par les ravages de la Seconde Guerre Mondiale : « J’ai considéré l’exercice de mon métier comme une sorte de lutte contre tout ce que notre temps peut avoir de médiocre et démoralisant32 ». Pour y parvenir, il bénéficiera du soutien des femmes : conseillères, amies, mannequins, employées, clientes qui, comme l’avait prédit la voyante de Granville en 191933, lui seront favorables et l’aideront à triompher durant les onze ans de sa courte mais brillante carrière. DIOR / DALÍ. RÉVOLUTION ET TRADITION

FIG. 4

Willy Maywald. Robe Éventail, collection Christian Dior haute couture hiver 1948-1949, ligne Ailée. Collection Dior Héritage, Paris

nouvelle proposée par Dior27. Cette même année 1947, il annonce l’émergence d’une nouvelle silhouette féminine, à laquelle Dior a donné forme avec sa collection : « La question est de changer la forme de la femme. […] La robe a pour fonction de transformer le corps pour faire émerger une nouvelle silhouette [...] Après 20 ans, le style de Dior souligne aujourd’hui la partie la plus importante de l’anatomie féminine – les hanches28 ». Parallèlement, dans le Dalí News, journal édité et publié par l’artiste, il fait l’éloge de Dior qu’il présente comme un brillant couturier et évoque, dans un article intitulé «Le Règne de la mode », son propre don de visionnaire en la matière : « Les terrifiantes morphologies des figures féminines daliniennes des années 19371939 se sont révélées prophétiques à la lumière du triomphe du concept de beauté féminine proposé par Christian Dior, notamment dans l’importance donnée aux hanches et aux fesses et le retour du corset29 » [FIG. 2]. Les dessins qui illustrent l’article ou le « Proget de robe du soir » 1939 « Elegant Woman »? témoignent à merveille du talent pluridisciplinaire de l’artiste. Ils montrent aussi certaines similarités avec les modèles proposés par Christian Dior, attachés à souligner la poitrine, creuser la taille et accentuer le volume des hanches [FIG. 3, FIG. 4]. Ces postulats de départ vont devenir des valeurs essentielles de la nouvelle féminité diorienne, laquelle, à certains égards, reprend l’archétype de l’éternel féminin, où la femme apparaît comme un objet passif de décoration et de contemplation,

De son côté, Dalí se présentera comme le « Sauveur »34 messianique de l’art moderne — du XXème siècle —, à une époque « de catastrophes, dans cet univers mécanique et médiocre où nous avons la détresse et l’honneur de vivre35 ». Pour accomplir cette mission, il pourra encore une fois compter sur la complicité de Gala, partenaire incontournable d’une telle entreprise qui, assimilée à l’image de cette nouvelle Léda contemporaine, révèlera et inspirera le classicisme de son âme36.

31 Ana Balda, « Cristóbal Balenciaga, una singular política de comunicación frente al avance prêt-à-porter », op. cit., p. 327, 329. 32 Christian Dior, Je suis couturier, Éditions Conquistador, Paris, 1951, p. 128. 33 Lors d’une tombola de charité donnée au bénéfice des soldats à Grandville, ville natale de Dior, une voyante avait lu les lignes de la main du jeune Christian et lui avait prédit la chose suivante : « Vous vous trouverez sans argent, mais les femmes vous sont bénéfiques et c’est par elles que vous réussirez. Vous en tirerez de gros profits et vous serez obligé de faire de nombreuses traversées. » Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 7. 34 Le prénom « Salvador » signifie « sauveur ». 35 Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dali, La Table Ronde, Paris, p. 4. 36 Comme l’a lui-même déclaré Dalí : « Gala découvre et inspire le classicisme de mon âme ». Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dali, op. cit., p. 268.


« On doit être une œuvre d’art, ou porter une œuvre d’art1 ». — oscar wilde

GALA VÊTUE DE DIOR 1 Traduit de : Oscar Wilde, The writings of Oscar Wilde. Epigrams : phrases and philosophies for the use of the young, A. R. Keller & Co, Inc., Londres, New York, 1907, p. 143.


À la fin de l’année 1947, attentive à la nouvelle proposition esthétique formulée par Dior, Gala s’exprime sur cette voie nouvelle empruntée par le couturier tout en soulignant l’admiration qu’il porte à l’œuvre de Dalí : « Christian Dior a étudié les tableaux de Dali et il a transcendé sa vision5 ». Gala saisit ce qu’est le style de Dior, elle pressent sa créativité et le vent de révolution qu’il va faire souffler sur la création de

2 Dans les rares lettres de Gala adressées à Paul Éluard qui ont été conservées figurent des descriptions des vêtements qu’elle aimerait se faire confectionner. Dans l’une de ces lettres, elle a joint des dessins de sa main représentant ces modèles et glissé des échantillons des tissus utilisés. Paul Éluard, Lettres à Gala, 1924-1948, Gallimard, Paris, 1984, Lettre 7 (p. 385), lettre 11 (p. 392). Les lettres de Paul Éluard à sa muse évoquent aussi les tenues de Gala. Voir les lettres 11 (p. 28), 12 (p. 30), 14 (p. 33) et 20 (p. 39). 3 Julien Levy, Memoir of an art gallery, G.P. Putnam’s Sons, New York, 1977, p. 173. 4 Pour plus d’informations sur la façon dont Gala souhaitait apparaître dans l’œuvre de Dalí, voir : Fiona Bradley, « Doubling and Dédoublement : Gala in Dalí », Art History, vol. 17, num. 4, 12/1994, Oxford (Royaume-Uni), Cambridge (USA), p. 612-630 et Estrella de Diego, Gala Salvador Dalí. Una habitación propia en Púbol, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone, 2018. 5 Traduit de : Gala Dalí, interview publiée dans « The New Look Is Old Hat to Dali — but “He Likes” », Chronicle, 22/10/1947, San Francisco, CA, s. p.

collection pourrait très bien s’exprimer valablement en noir ou en blanc, mais pourquoi priver la mode et les femmes du prestige et des charmes de la couleur qui sont pour elles d’un attrait certain ?9 » Cet ensemble était complété d’un petit chapeau noir en forme de calotte et de longs gants, comme le montre le modèle porté par le mannequin Noëlle ou celui qui figure en couverture de Modes & Travaux [CAT. 13, CAT. 15].

À l’occasion de l’exposition de Salvador Dalí à la Carstairs Gallery de New York en 1950, le photographe Marvin Koner immortalise Gala — aux côtés de l’artiste — dans un ensemble haute couture signé Christian Dior [CAT. 14]. Elle est très élégante dans ce modèle qui souligne la poitrine et marque la taille qui ensuite se perd dans l’envolée de la jupe. Présenté comme une robe du soir baptisée Musée du Louvre7, ce modèle blanc nacré est orné de riches broderies noires en forme de fleurs et de branchages, rehaussées de sequins argent, de perles de verre et de pierres taille brillant, un travail exécuté par René Beque, dit Rébé8 [CAT. 16]. Le noir et le blanc, couleurs distinctives de la Maison Dior et qui constituent la base de ce modèle, mettent en lumière le processus de création auquel recourt le couturier [CAT. 12]. Comme il l’a rapporté dans ses mémoires, ses collections naissent de simples esquisses sur papier et c’est la somme de ces travaux qui forme l’armature de ses futurs modèles, les tissus et les couleurs étant relégués au second plan de la création : « Pour moi, une

6 Ilya Parkins, « Christian Dior and the Aesthetics of Femininity », Athenaeum Review, 25/7/2019, University of Dallas, Texas, TX. Consultable en ligne sur : https:// athenaeumreview.org/review/christian-diorand-the-aesthetics-of-femininity/ [date de consultation : 29/10/2019]. 7 Programme de la collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil. Collection Dior Héritage, Paris. L’ensemble Musée du Louvre correspondait au numéro 95 de la collection. 8 René Beque, connu sous le nom de Rébé, a conçu et réalisé les broderies et brocarts de nombre de modèles de la Maison Dior.

GALA VÊTUE DE DIOR

mode : véritable opportunité pour elle de forger sa propre image. Avec les modèles haute couture de Dior, Gala rend un nouveau culte à la féminité et utilise la séduction, promu par Dior6, pour présenter une image qui à la fois attire et repousse quiconque pose les yeux sur elle.

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Tandis que Dalí et Dior se tournent vers de nouveaux horizons créatifs, Gala pare son corps et cherche sa propre image à travers les œuvres du peintre, dont elle est à la fois la muse et le modèle, tout en faisant étalage de son goût pour la mode à chacune de ses apparitions publiques. Dès son arrivée à Paris en 1916, elle cherche dans le vêtement une façon de se présenter et de se construire2. Le phénomène s’intensifie dans les années 30, quand Coco Chanel et Elsa Schiaparelli se pressent pour l’habiller3, devinant en elle — la muse du surréalisme — une créatrice de tendances à nulle autre pareille. Très soucieuse de son image personnelle, Gala, minutieuse et narcissique, décide de la manière dont elle veut apparaître dans les œuvres de Dalí, mais aussi en société, révélant un style moderne et sophistiqué4. Sa façon de s’habiller connaît des changements qui interrogent et mettent en lumière ses contradictions personnelles, révélant un style changeant et versatile.

Avec cette collection et les titres donnés à cette robe et à d’autres modèles, Dior rend hommage à Paris, capitale de la mode, car il a choisi un ensemble de noms faisant référence à des monuments, édifices, rues, places, quartiers et jardins emblématiques de la ville. Pour Dior, « l’air de Paris est vraiment celui de la couture10 » et Gala choisit d’arborer la « pièce de musée » au vernissage de la Carstairs Gallery, affichant une féminité ravissante et un style bien à elle. La muse accapare l’attention de tous les visiteurs car, ayant prêté ses traits à La Madone de Portlligat [NUM. CAT. P 660], Gala est ellemême l’œuvre clé de cette exposition dans laquelle Dalí présente le tableau au public pour la première fois. Gala manifeste son goût pour les créations haute couture de Dior en s’offrant une autre pièce maîtresse de sa collection : un manteau rouge coquelicot11 [CAT. 21]. En 1951, elle se fait photographier

9 Christian Dior, Christian Dior & moi, Vuibert, Paris, 2011, p. 80. 10 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 28. 11 Programme de la collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompel’œil. Le manteau Saint-Ouen correspondait au modèle numéro 150 de la collection.


La surimpression photographique réalisée par Ricard Sans montre la chute et le mouvement du vêtement, la fluidité du tissu, la sveltesse que ce manteau confère au corps de Gala. Si l’on compare les photographies d’époque et l’état actuel du vêtement, on constate que Gala l’a, par la suite, fait modifier : les poches poitrine qui ombraient le buste et lui donnaient du volume dans un effet de trompe-l’œil ont été supprimées, ainsi que le revers du col. D’autre part, on a élargi et ouvert la taille en lui ajoutant

12

Ibidem.

13

Ibidem.

En 1931, Paul Éluard avait dédié un poème à Gala, dans lequel il l’imaginait vêtue d’un manteau rouge et de bas noirs, dans des vers où l’érotisation des couleurs et la subversion des images, entre la nudité du corps féminin et l’ornement du vêtement, témoignaient du désir de voir le corps rêvé14. Gala a peut-être aussi été sensible aux recommandations de Dior qui, dans The Little Dictionary of Fashion, évoque l’importance de posséder un manteau rouge, véritable must de toute garderobe féminine : « En hiver, un manteau rouge est du meilleur effet, car c’est une couleur très chaude ; et si la plupart de vos robes et tailleurs sont dans des tons neutres, le manteau rouge ira très bien avec15 ». Les deux modèles de Dior possédés par Gala font partie de la collection haute couture baptisée Trompe-l’œil, présentée le 8 février 1949 à Paris et dont la ligne conceptuelle s’inscrit résolument dans le champ artistique. Avec les modèles de cette collection, Dior cherche principalement à créer un effet d’optique, jouant pour cela sur la texture des tissus et de patrons qui

14 « Femme avec laquelle j’ai vécu / Femme avec laquelle je vis / Femme avec laquelle je vivrai / Toujours la même / Il te faut un manteau rouge / Des gants rouges un masque rouge / Et des bas noirs / Des raisons des preuves / De te voir toute nue / Nudité pure ô parure parée / Seins ô mon cœur. » Paul Éluard, Lettres à Gala, 1924-1948, op. cit., p. 137. Le poème, intitulé Par une nuit nouvelle, était inséré dans une lettre d’Éluard adressée à Gala vers février 1931. 15 Traduit de : Christian Dior, The Little Dictionary of Fashion: A Guide to Dress Sense for Every Woman, V&A Publishing, Londres, 2017, p. 96.

GALA VÊTUE DE DIOR

une petite patte noire, gommant ainsi l’effet taille de guêpe et atténuant le volume des hanches.

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par Ricard Sans vêtue de ce manteau, aux côtés de Dalí, dans l’intimité de la maison de Portlligat [CAT. 20]. Baptisé Saint-Ouen, sans doute en référence à la commune homonyme limitrophe de Paris, ce modèle illustre bien ce que la nouvelle collection de Christian Dior entend exprimer : « La ligne […] a pour but d’apporter à la silhouette les correctifs nécessaires pour donner au tissu toute sa valeur, laisser au corps sa souplesse et à la démarche toute sa liberté12 » [CAT. 17]. Comme on le voit sur le modèle porté par Sylvie Hirsch et Hélène Korniloff dans les revues et sur les photographies de l’époque, « le buste s’étoffe au détriment de la basque simple et sans poches apparentes13 », exagérant l’arrondi des hanches en marquant et resserrant encore une fois la taille [CAT. 18, CAT. 19].

dessinent des formes et des volumes précis. L’emprunt de ce terme pictural pour définir sa collection témoigne de sa passion pour l’art, une passion qui a marqué sa jeunesse et guidera ses choix professionnels. Dior imagine des modèles qui usent de certains artifices propres à la création artistique16 ; une entreprise qui n’est pas sans lien avec le principe de la double image que Dalí avait expérimenté dans ses tableaux surréalistes, des années plus tôt, et qui constituait le fondement même de sa méthode paranoïaque-critique. Le programme de la collection Trompel’œil évoque les deux procédés qui ont présidé à sa création : « l’un, par divers effets de poches et de décollés, vient donner au buste un épanouissement et une carrure qui respecte cependant la courbe naturelle des épaules ; l’autre, laissant au corps sa ligne, amène sur les jupes l’ampleur et le mouvement indispensable17 ». Dior magnifie la surface de ses pièces en recourant à des techniques artisanales pour leur ajouter des broderies, des dentelles, des revers et des poches qui permettent aussi de donner du volume au buste et à la poitrine, de mettre la silhouette en valeur et de créer différents effets artistiques18. Ces éléments, qui soumettent le regard à une illusion

16 Richard Martin, Harold Koda, Christian Dior, The Metropolitan Museum of Art, New York, 1996, p. 44. Disponible en ligne sur : https://www. metmuseum.org/art/metpublications/Christian_ Dior [date de consultation : 13/01/2020]. 17 Programme de la collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil. Collection Dior Héritage, Paris. 18 Richard Martin, Harold Koda, Christian Dior, op. cit., p. 43-44.


et des verts mêlés, donne à Gala un air enjoué et mutin qui ne manque pas de charmer Dalí et de susciter sa créativité.

Dès les premières collections, Gala est séduite par les créations de Dior et elle restera fidèle à l’enseigne longtemps après la mort du couturier, en 1957. Vers 1970, le soir de Noël20, elle porte un nouvel ensemble de la Maison Dior, alors dirigée par Marc Bohan21 [CAT. 25]. Dalí décrit ce modèle comme « une robe en lamé formée de minuscules écailles de toutes les couleurs. La chose la plus difficile à peindre du monde22 » et il exprime son souhait de peindre Gala, l’être qu’il aime le plus au monde23, vêtue de cette robe, dans ce qui serait « le tableau le plus cher du monde24 ». Cet ensemble deux pièces composé d’une longue jupe descendant jusqu’aux pieds et d’un chemisier assorti au motif oriental enveloppe le corps de tout un éventail de jeux de couleurs et de transparences. Le lamé doré crée un effet d’optique qui, conjugué à l’éclat des mauves, des orange, des roses

19 L’artiste avait aussi collaboré avec la styliste à l’occasion de la création de la Robesquelette de la collection Le Cirque (1938) qui, dans un effet de trompe-l’œil obtenu par des jeux de matelassage et de broderie, présente un buste à l’ossature apparente. Un exemplaire de ce modèle est aujourd’hui conservé au Victoria & Albert Museum de Londres. 20 Salvador Dalí, « Las opiniones de Salvador Dalí », Panorama, année VIII, num. 206, 06-12/04/1971, Buenos Aires, p. 37. 21 Marc Bohan a assuré la direction artistique de la Maison Dior de 1961 à 1986. On retiendra de son passage rue Montaigne le style chic qui a caractérisé les années 60. Comme Dior l’avait fait avant lui, Bohan part du corps féminin pour sculpter ses créations. Dans son style, Bohan élance la silhouette et affine les lignes du corps, dessinant une féminité dynamique qui s’affranchit des contraintes. Avec ses modèles aux jupes en biais, épaules naturelles et taille abaissée, il donne naissance à ce qu’on appellera le Slim Look. Christian Dior Mag : https://www. dior.com/diormag/en_hk/article/dior-marc-bohan [date de consultation : 29/11/2019]. Pour plus d’informations sur les années Marc Bohan à la tête de la Maison Dior, voir : Dior by Marc Bohan, 1961-1986, Assouline, Paris, 2018. 22 Traduit de : Salvador Dalí, « Las opiniones de Salvador Dalí », op. cit. p. 37. 23 Ibidem. 24 Ibidem.

Il est intéressant de rappeler qu’à cette époque, l’artiste est sous l’influence des nouveaux courants artistiques américains comme le pop art, l’op art et l’hyperréalisme qui, dans les années 60 et 70, auront une incidence notable sur son œuvre25. Dalí avoue implicitement que le spectacle de cette robe sur le corps de Gala relève du stimulus créatif et que cette image constitue un véritable défi technique. Ce tableau n’a jamais été peint, mais Dalí y a travaillé, comme le montre une photographie prise par Marc Lacroix à Portlligat. On y voit Gala, vêtue de cet ensemble, posant face au chevalet, tandis que l’artiste ébauche les premiers dessins qui serviront à l’exécution de la toile annoncée26 [CAT. 22]. Gala était peut-être particulièrement attachée à cette robe de Dior dans laquelle elle se fit encore photographier, toujours par Marc Lacroix, dans la salle du Piano de son château de Púbol [CAT. 23]. Cette photographie, l’une des rares que la muse ait autorisées dans son espace privé, servit à illustrer un reportage paru dans le numéro

25 Pour une étude plus approfondie de l’œuvre de Dalí durant cette période et de l’influence exercée par l’art américain des années 60 et 70 sur son travail, voir les articles d’Estrella de Diego (« L’histoire de l’art racontée par les nouveaux maîtres ») et de Torsten Otte (« Salvador Dalí et le pop art : rencontres avec Andy Warhol et au-delà ») dans Dalí. Une histoire de la peinture, Grimaldi Forum, Éditions Hazan, Monaco, Paris, 2019, p. 102-117 et p. 118-131. 26 D’après Marc Lacroix, ce modèle de Dior donnait à Gala un air de sirène, une impression vraisemblablement liée aux « écailles » colorées du tissu et à la pose que Gala prenait face au chevalet. Voir : Dalí, Lacroix, Gala. Le privilège de l’intimité, Fundación Eugenio Granell, Saint Jacques de Compostelle, 2000, p. 29, 93.

du cinquantième anniversaire de la revue Vogue27, pour lequel elle avait exceptionnellement accepté d’ouvrir sa porte et de partager son intimité au château [CAT. 24].

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d’optique préméditée, semblent rappeler les ingénieuses « pochestiroirs » décoratives et fonctionnelles imaginées par Elsa Schiaparelli en collaboration avec Salvador Dalí19 pour les tailleurs de sa collection hiver 19361937. Gala portait d’ailleurs l’un de ces modèles lors d’une visite au Colisée de Rome, vers 1936.

Dior avait un jour déclaré que « les clientes qui savent choisir sont les antennes du couturier28 ». Pour lui, telles étaient les clientes qui, identifiant les modèles qui deviendraient tendance, inspiraient les collections suivantes et marquaient les esprits, le sien comme celui du public, devenant de véritables muses et collaboratrices. Dans cette construction d’une image personnelle à travers laquelle elle aspirait à se trouver et à s’exprimer, Gala se reflétait dans le miroir éphémère des créations de Dior, cherchant dans ses modèles non pas tant l’image de la femme qu’elle aurait voulu être que celle de la femme qu’elle était vraiment29. A cet effet, elle s’imposait dans un style qui lui était propre et choisissait les pièces qui la mettaient le plus en valeur, dans un acte authentique de connaissance de soi. Dans le même temps, Gala la muse et collaboratrice acharnée de Dalí, se reflétait dans un autre miroir, celui que lui offrait l’œuvre du peintre, qu’elle utilisait pour se transmuer elle-même en véritable œuvre d’art.

27 La première fois que cette photographie a servi à illustrer un article, c’était pour le numéro spécial du 50ème anniversaire de la revue, intégralement réalisé par Dalí en 1971 (Le Vogué de Salvador Dalí, « Numéro du cinquantenaire 1921/1971 réalisé par Salvador Dalí », Vogue, num. 522, 12/1971 – 01/1972, Paris, p. 176-177). En juin, une photo tirée de la même série paraissait dans la revue italienne Bolaffiarte (Salvador Dalí, Michel Conil Lacoste, « Dalí, il genio délirante », Bolaffiarte, année 3, num. 21, 30/6/1972, Turin, p. 54-67). 28 Christian Dior, « Christian Dior : Je suis couturier », Elle, num. 298, 24/9/1951, [s. l.], p. 29. 29 Ibidem.




















« Comment ai-je connu mes amis ? Venus de différents milieux, nous nous sommes rencontrés au hasard, ou plutôt au gré de ces lois mystérieuses que Goethe a baptisées les affinités électives1. » — christian dior

DALÍ / DIOR AFFINITÉS PARTAGÉES POUR L’ART ET LA MODE 1 Christian Dior, Christian Dior & moi, La Librairie Vuibert, Paris, p. 195.


FIG. 1

Dessins de Christian Dior publiés dans Le Figaro, 02/06/1938, Paris. Bibliothèque nationale de France, Paris

2 Traduit de : Dave Hoff, Salvador Dalí, « Surrealist Creates “New”’ Look In Reverse », Oakland Tribune, 21/10/1947, Oakland, CA, p. 14. Bettina Ballard rapporte que Dior avait accroché plusieurs œuvres d’artistes aux murs de velours rouge de la cheminée de sa demeure parisienne, parmi lesquelles des tableaux de Dalí. Voir : Bettina Ballard, In My Fashion, Séguier, Paris, 2016, p. 338.

La robe Dalí de Christian Dior fait partie de la collection haute couture automnehiver 1949-1950 intitulée Milieu du siècle3 [FIG. 2, FIG. 3]. Cette collection est fondée sur la géométrie interne des tissus et affiche un style qui se veut le reflet de l’époque4 et de la vie moderne de ce milieu de siècle. Elle témoigne, une fois encore, des connaissances artistiques de Dior, acquises au fil de sa jeunesse. Ce n’est pas la première fois que le couturier se tourne vers l’art et les artistes pour baptiser ses créations : en 1938, dans le cadre de son travail d’illustrateur de mode pour

3 Programme de la collection haute couture automne-hiver 1949-1950, ligne Milieu du siècle. Collection Dior Héritage, Paris. Ce modèle correspond au numéro 51 de la collection. Un exemplaire de la robe Dalí — celui-là même qui est reproduit dans ce catalogue — est aujourd’hui conservé dans les collections du Metropolitan Museum of Art de New York. Lien : https://www. metmuseum.org/art/collection/search/83745 [date de consultation : 07/11/2019]. Pour plus d’informations sur ce modèle et la collection dont il faisait partie, voir : Richard Martin, Harold Koda, Christian Dior, The Metropolitan Museum of Art, New York, 1996, p. 43-44 et p. 60-61. Disponible en ligne sur : https://www.metmuseum.org/ art/metpublications/Christian_Dior [date de consultation : 13/01/2020].

DALÍ / DIOR. AFFINITÉS PARTAGÉES POUR L’ART ET LA MODE

FIG. 3

Christian Dior. Robe Dalí, collection haute couture automne-hiver 1949-1950, ligne Milieu du siècle. The Metropolitan Museum of Art, New York

les influences qui se sont exercées entre leurs deux univers créatifs et qui ont peut-être joué un rôle important dans la vie et l’œuvre des deux artistes.

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Appréciant à la fois l’homme et l’artiste, Salvador Dalí et Christian Dior se vouaient une admiration mutuelle, dont certaines de leurs plus belles œuvres se sont fait l’écho. En 1947, Dalí, qui s’est déjà exprimé sur la révolution initiée par Dior, évoque l’intérêt du couturier pour son travail : « Christian Dior, le couturier français, est un fervent admirateur de mes tableaux2 ». Peut-être est-ce la raison pour laquelle, en 1949, à l’occasion d’une nouvelle collection, Dior imagine un modèle qu’il baptise du nom du peintre, en témoignage de l’admiration qu’il lui porte. En 1952, Dalí peint à son tour un portrait de Berthe David-Weill vêtue d’une robe magnifique signée Christian Dior, expression, une fois encore, de son intérêt pour la mode. Les affinités entre les deux hommes révèlent

FIG. 2

Croquis de la robe Dalí, collection Christian Dior haute couture automne-hiver 1949-1950, ligne Milieu du Siècle, 1949. Collection Dior Héritage, Paris

le journal Le Figaro, il avait déjà publié plusieurs croquis qui portaient les noms des peintres dont ils étaient inspirés : Goya, Manet, Velázquez, Chardin et Winterhalter5 [FIG. 1]. À l’occasion de cette nouvelle collection, Dior dédie à nouveau certains de ses modèles à des artistes. Il s’agit cette fois de peintres d’avant-garde du milieu du XXème siècle, parmi lesquels Dalí mais aussi Derain, Matisse, Braque, Picasso et Bérard6. Le modèle Dalí, qualifié dans le programme de la collection d’ensemble de demi-soir7, présente deux grands revers au col qui viennent retomber sur la poitrine pour donner du volume au buste et souligner le décolleté, tout en laissant le dos à découvert. Dior joue avec les tissus pour couvrir et

5 « Les pages féminines du Figaro », Le Figaro, année 113, num. 153, 02/06/1938, Paris, p. 2, 6-7. Il est intéressant de constater que, pour ces dessins, Dior ne s’inspire pas d’artistes contemporains comme Dalí et les surréalistes, mais de peintres des XVIème, XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles ; un attachement qui se manifeste clairement en 1947 avec un style résolument nouveau mais tourné vers la tradition et la mode des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles. 6 Programme de la collection haute couture automne-hiver 1949-1950, ligne Milieu du siècle. Collection Dior Héritage, Paris. Christian Bérard fut un grand ami du couturier qui, en 1947, lui confia une grande partie de la décoration de sa première boutique située au numéro 30 de l’avenue Montaigne à Paris.

4 Ibidem. 7 Le programme de la collection précise que l’accent a été mis sur les modèles de demisoir parce que ce sont ceux qui répondent le mieux aux besoins de la vie moderne.


Cet imprimé paraît relativement éloigné de l’univers dalinien, mais les références à la nature et l’effet sur l’étoffe ne sont pas sans rappeler l’idée de camouflage, présente dans l’œuvre de Dalí avec le jeu de la double image14. En 1953, dans

8 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 79 : « La robe et son mannequin sont souvent des éléments aussi inséparables que la robe et son tissu ». 9 Christian Dior, Christian Dior & moi, op. cit., p. 210. 10 Traduit de : Dave Hoff, Salvador Dalí, « Surrealist Creates “New” Look In Reverse », op. cit., p. 14. 11 Cécile Clare, « Les neuf sources d’inspiration de Christian Dior », Ce Soir, année 13, num. 2446, 28/08/1949, Paris, p. 2. 12 Programme de la collection haute couture automne-hiver 1949-1950, ligne Milieu du siècle. Collection Dior Héritage, Paris. 13 Ibidem.

Le corpus créatif de Dior est semé de références à l’art, comme on a pu le voir avec la robe Dalí. Mais ces références ne résident pas seulement dans le nom des modèles. Elles s’expriment aussi dans le choix des motifs, dans la définition des couleurs et dans les propositions de bijoux qui viennent compléter les tenues. Ainsi, dans les programmes de présentation des collections figurent des dessins et des coloris inspirés des peintures rupestres de Dordogne16. On y voit des tissus évoquant les tournesols de Van Gogh17 ou les champs de fleurs impressionnistes de Renoir et du peintre néerlandais18. Les étoffes sont teintes de bleu Vermeer et des perles en forme de poire — référence à La jeune fille à la perle — accompagnent les modèles du soir19.

projets, de natures diverses, dans lesquels l’artiste semblait parfois vouloir rendre hommage à Dior. Ainsi, en 1952, Berthe David-Weill lui commande son portrait et revêt, pour prendre la pose, la robe Tourterelle de Christian Dior, dans laquelle elle passera à la postérité20 [FIG. 4, FIG. 5]. Sans l’avoir voulu, Dior et Dalí se rencontrent encore, cette fois autour du Portrait de Berthe David-Weill [NUM. CAT. P 582].

DALÍ / DIOR. AFFINITÉS PARTAGÉES POUR L’ART ET LA MODE

un article publié dans la revue Flair, le peintre revient sur son don de visionnaire et annonce que la mode féminine sera désormais placée sous le signe du mimétisme entre la femme et la nature : « Femmes-feuilles, femmes-tiges, femmes-bois-automnales. [...]. Femmes qui disparaîtront parmi les arbres, qui se désintègreront sur un carré de mousse et dont la silhouette sera faite d’épines tendres comme les roses ; des roses transparentes comme une aile de libellule Lalique15 ». Cette nouvelle femme-feuille, cette femme-bois-automnale dont l’artiste annonce la venue dans le monde de la mode semble déjà s’avancer, se profilant dans le motif de la robe qui porte son nom, dont le tissu, lui, se fond tout à fait avec le corps.

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dénuder le corps féminin, dans une volonté d’exalter la silhouette et de voir le corps et l’étoffe se fondre en une unité indissociable8. Pour le couturier, qui avait clairement fait état de sa vocation d’architecte, le vêtement est une architecture éphémère destinée à souligner les proportions du corps féminin9. Deux ans plus tôt, Dalí avait déjà exprimé cette idée de symbiose entre le corps et le vêtement : « Une femme vêtue d’une robe, ce devrait être le contraire de la nudité. Mais il n’en est rien : la robe montre très exactement le corps10 ». L’érotisme dont parlent Dior et Dalí, conféré au corps féminin et au vêtement lui-même, repose sur un jeu de formes et un effet d’illusion, dans une volonté d’exalter l’invisible pour le rendre visible. Le modèle Dalí, inspiré de la robe-chemisier qui fut en vogue dans les premières années du surréalisme11, suit une ligne oblique, comme la plupart des tissus de cette collection12. Le motif présente de riches broderies aux tonalités automnales évoquant un feuillage or et bronze brochées sur fond de satin noir. Une ceinture marque la taille et la naissance de la jupe, caractérisée par un grand pli central et deux poches latérales « placées assez bas pour accentuer la souplesse du buste en affectant, volontiers, la forme d’un croissant13 ». Ce modèle était complété d’un manteau de vison doublé du même motif.

Depuis la fin des années 40, Dalí s’intéresse de plus en plus à cet exercice et peint de nombreux portraits de personnalités de la haute société de l’époque. Comme il l’a lui-même expliqué, il poursuit là un but précis : « j’entendais établir un lien de fatalité entre chacune de ces personnalités » pour constituer « la somme du volume médiumnique et iconographique que chaque personne représentée était capable de libérer dans mon esprit21 ». Dans la plupart de ces tableaux, le paysage situé en arrière-plan constitue un motif caractéristique, perpétuant ainsi l’attachement du peintre à l’un des éléments qu’il admire et chérit le plus depuis les années 1920. Mais ici, le paysage a totalement disparu pour concentrer l’attention sur le sujet et ses attributs. Assise dans une pose solennelle, le regard tourné vers le spectateur, la femme baigne dans une atmosphère feutrée. Seuls trois roses sans épines et un tapis aux motifs floraux posés dans l’angle inférieur gauche sur fond noir et brun ornent la composition.

Concernant Dalí, la mode a, elle aussi, toujours habité son œuvre. Cet intérêt s’est manifesté à travers de nombreux

Dans ce tableau, Dalí parvient à saisir la beauté et la somptuosité de la création de Dior, lui conférant une place de

14 Salvador Dalí, « Total camouflage for total war », Esquire, vol. XVIII, num. 2, 08/1942, New York, NY, p. 64-66 et 130. Dans cet article, l’artiste parle notamment de camouflage psychologique, évoquant la création d’images invisibles, le jeu de la double image mis en œuvre dans ses tableaux et le mimétisme de certains insectes dans la nature.

Cette même année 1953, Dalí participe à un concours de stylisme et présente, au Roxy Theatre de New York, La femme du futur, un modèle qui transforme le mannequin Toni Hollingsworth en papillon et qui a été immortalisé par le photographe Philippe Halsman.

15 Traduit de : Salvador Dalí, « Salvador Dali’s mimicry in nature », Flair, année 1953, Chicago, IL, p. 206. L’artiste considère que la présence de papillons dans les collections parisiennes est un symptôme de cette tendance à venir. D’ailleurs, deux ans plus tôt, en 1951, la collection haute couture de Dior intitulée L’Ovale présentait des imprimés inspirés des couleurs et des formes « vues au microscope les nacrures des ailes de papillons » et « une robe de piqué » brodée de « libellules et d’insectes traités au naturel ». Programme de la collection haute couture printemps-été 1951, L’Ovale, ligne Naturelle. Voir : Hommage à Christian Dior : 19471957, Musée des Arts de la Mode, 1986, Paris, p. 157.

16 Programme de la collection haute couture printemps-été 1951, L’Ovale, ligne Naturelle. Voir : Hommage à Christian Dior : 1947-1957, op. cit., p. 157. Le département de la Dordogne compte plusieurs sites d’art pariétal et rupestre. Dior s’est aussi inspiré de peintures que l’on trouve en Ariège, plus précisément dans la grotte du Mas-d’Azil, nom de l’un des modèles de cette même collection. Concernant ces modèles, voir : Intramontabili eleganze. Dior a Venezia nell’Archivio Cameraphoto, Antiga edizioni, Venise, 2019, p. 44-45, 48, 57, 69, 72, 84, 86 et 87. 17 Programme de la collection haute couture printemps-été 1952, ligne Sinueuse. Voir : Hommage à Christian Dior : 1947-1957, op. cit., p. 164.


Curieusement, Christian Dior a lui aussi cherché, dans cette robe Tourterelle et d’autres modèles de la collection automne-hiver 1948-1949 de la ligne Ailée, à évoquer le vol de l’oiseau ; un effet obtenu ici au moyen des plis du tissu et d’un taffetas « traité en rocaille »23. Le couturier a voulu donner

18 Programme de la collection haute couture printemps-été 1953, ligne Tulipe. Voir : Hommage à Christian Dior : 1947-1957, op. cit., p. 169. 19 Programme de la collection haute couture automne-hiver 1954-1955, ligne H. Voir : Hommage à Christian Dior : 1947-1957, op. cit., p. 181. 20 La robe Tourterelle correspond au modèle numéro 127 de la collection haute couture automne-hiver 1948-1949, ligne Ailée. Le Portrait de Berthe David-Weill est conservé au Metropolitan Museum of Art de New York. Lien : https://www.metmuseum.org/art/ collection/search/141404 [date de consultation : 13/01/2020]. 21 Traduit de : Salvador Dalí, « Dali to the reader », Dalí, Galleries of M. Knoedler and Company, Inc., New York, 1943, p. [9].

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D’ailleurs, on relève certaines similitudes entre les deux tableaux : d’une part, les roses qui accompagnent madame David-Weill et que l’on retrouve aux pieds de La Madone de Portlligat ; d’autre part, l’atome éclaté — représenté par un cercle entouré de quatre éléments architecturaux dans la partie centrale du banc — semble déjà présent dans les formes dorées qui figurent en couverture du livre que madame DavidWeill tient dans ses mains.

DALÍ / DIOR. AFFINITÉS PARTAGÉES POUR L’ART ET LA MODE

premier plan au moyen d’un traitement pictural minutieux, qui cherche à donner à la robe une présence presque palpable. Avec une palette de couleurs qui va des bleus irisés aux mauves pâles, l’artiste prouve encore une fois sa dextérité dans le traitement du drapé. Les plis du tissu, entrelacés dans un jeu de lignes sinueuses, occupent l’espace de la toile et confèrent un volume impressionnant à cette robe dans laquelle madame DavidWeill semble flotter, à l’image des roses qui l’accompagnent. On retrouve cet effet d’apesanteur, propre au vêtement, que Dalí a su montrer et qu’il étend au sujet même du portrait, dans d’autres tableaux du peintre comme La Madone de Portlligat [NUM. CAT. P 660], l’une des toiles qui illustrent le mieux l’étape mystico-nucléaire que l’artiste traverse à cette époque22.

FIG. 4

Christian Dior. Robe Tourterelle, collection haute couture automne-hiver 1948, ligne Ailée, version de rechange pour Berthe David-Weill, 1957. The Metropolitan Museum of Modern Art, New York. Donation de Mme. Pierre David-Weill, 1975 FIG. 5

Salvador Dalí. Portrait de Berthe David-Weill, 1952. The Metropolitan Museum of Modern Art, New York. Succession Berthe David-Weill, 1986

22 Un an plus tôt, en 1951, Dalí avait publié à Paris le Manifeste mystique (Editions Robert J. Godet, accompagné d’un texte de Michel Tapié) qui marque le début de son étape mystico-nucléaire. 23 Programme de la collection haute couture automne-hiver 1948-1949, ligne Ailée. Collection Dior Héritage, Paris. Le programme de la collection précise : « C’est sous le signe des AILES que se présente la nouvelle collection ».

à la silhouette un maximum d’aisance et de jeunesse, avec une taille très cintrée, qui souligne les lignes du buste. On sait que madame David-Weill était très attachée à cette robe, car le modèle qu’elle a légué au Metropolitan Museum of Art de New York est une seconde version confectionnée exclusivement pour elle en 1957, peu avant le décès prématuré du couturier24. Dior avait transformé le corps féminin en une femme-fleur, figure qui se matérialise à la fois dans cette robe et dans le tableau de Dalí, où l’on voit deux feuilles pousser au cou de madame David-Weill qui semble se métamorphoser en rose, à l’image de celles qui l’entourent. Comme le montre ce magnifique portrait, il arrive que la prétendue fugacité de la mode soit démentie par l’éternité de l’art et, ici, par l’œuvre de Dalí. Le dialogue établi par Dior et Dalí entre les disciplines qui étaient les leurs démontre, une fois encore, que les arts ne sont jamais très éloignés les uns des autres et que les synergies qui opèrent dans un même contexte alimentent la pensée et l’œuvre des artistes qui partagent cet espace. Les liens indissociables tissés entre les domaines d’expression de ces deux créateurs se manifestent dans certaines de leurs plus belles réalisations, mettant en lumière une force de création qui transcende les grandes lignes de l’art et de la mode du XXème siècle. Ainsi, en construisant leur œuvre sur des fondations solides, Dior et Dalí ont connu le succès, érigé l’art et la mode en raison d’être de leur existence et pris place dans nos mémoires comme deux grands créateurs de rêves.

24 Fred Ferrett, « Party Troupers’ Night Out », New York Times, 02/12/1983, New York, NY, p. B12. Le modèle actuellement conservé au Metropolitan Museum of Art de New York et que nous reproduisons dans ce catalogue est une version postérieure au modèle original de la collection de 1948, réalisé en 1957. Ce n’est pas un cas isolé mais une pratique tout à fait courante à l’époque, car nombreuses étaient les clientes qui souhaitaient enrichir leur garde-robe de modèles haute couture des saisons précédentes. Cela explique peut-être la différence de teinte entre la version actuelle du modèle et celle peinte par Dalí dans ce portrait. Pour plus d’informations sur le modèle et la collection, voir : Richard Martin et Harold Koda, Christian Dior, op. cit., p. 27, 200-201.



Centre d’Études Daliniennes

BEA CRESPO

L LE BAL DU SIÈCLE


Le 3 septembre 1951 a lieu à Venise l’un des événements les plus marquants et mythiques du siècle dernier. L’organisateur, l’extravagant et richissime collectionneur d’art et décorateur d’intérieur Carlos de Beistegui y de Yturbe, a convié la fine fleur de la haute société et les personnalités en vue du moment à assister, au Palazzo Labia2, à un événement annoncé comme «Le Bal du siècle». Aristocrates, hommes politiques, grands industriels, acteurs de cinéma, photographes de renom, couturiers, artistes et autres personnalités du monde entier vont être les témoins privilégiés d’une soirée qui promet d’entrer dans l’histoire [CAT. 26]. Gala, Dalí et Dior, qui firent leur entrée costumés en géants vénitiens, ne furent pas étrangers au succès de la fête.

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— salvador dalí

1 Salvador Dalí, André Parinaud, Comment on devient Dalí, Robert Laffont, Paris, 1973, p. 332-333.

Contribuant au caractère légendaire de l’événement, les maisons de couture et créateurs de mode les plus prestigieux apportent leur soutien enthousiaste, confectionnant durant des mois les costumes que les invités revêtiront spécialement pour l’occasion. La consigne de l’hôte est très claire : rien ne doit porter atteinte à l’harmonie de cette évocation parfaite ; ce soir-là, le monde va remonter très exactement deux cents ans en arrière3. Pour entreprendre ce voyage dans le temps

2 Palais baroque du xviième siècle, situé sur le Canal de Cannaregio, qui porte le nom de la famille Labia, riches marchands catalans célèbres durant des siècles pour les fêtes fastueuses et démesurées qu’ils organisaient. En 1948, Carlos de Beistegui rachète le palais et le fait restaurer durant trois ans au prix d’investissements considérables pour lui rendre sa splendeur d’antan. 3 Laura Bergagna, « Miliardi in maschera », Tempo, année XIII, num. 37, 15/09/1951, Milan, p. 30-35.

et revenir au Settecento vénitien4, les invités se doivent d’apporter un soin tout particulier à leurs costumes et accessoires, ainsi qu’à ceux de leurs suites. C’est pourquoi nombre d’entre eux s’en remettent aux services de créateurs de renom tels Nina Ricci ou Cristóbal Balenciaga5. D’autres couturiers, comme Jacques Fath ou Christian Dior, participent activement à l’événement, en concevant les costumes de plusieurs invités et en se rendant personnellement à la fête.

LE BAL DU SIÈCLE

« Le soir du prestigieux bal de Bestéguy [sic], à Venise, je vécus dans la fièvre. [...] Moi, j’avais demandé à Christian Dior de me concevoir un déguisement de géant de sept mètres de haut pour dominer la situation. La ville fut transportée, et mon succès si grand que vingt ans après, certaines nuits, j’en rêve encore… 1 »

La soirée s’annonce comme une inoubliable représentation théâtrale. Elle débute avec l’arrivée des gondoles et des embarcations qui amènent les invités jusqu’au Palazzo Labia [CAT. 34], sous le regard enthousiaste de la foule vénitienne. Vient ensuite l’accueil des différentes « ambassades6 » : incarnant le Procurateur de la République de Venise, Carlos de Beistegui les reçoit une à une, du haut d’un escalier de marbre, juché sur de grandes échasses qui le font paraître immense. Le spectacle se poursuit avec les entrées éblouissantes des invités et de leurs suites dans le grand salon central7, où Boris Kochno8 est chargé d’orchestrer les différentes mises en scène, qui rivalisent de faste et d’originalité. Enfin, pour clore ce prologue, on assiste au ballet du marquis de Cuevas et à

4 Si le xviiième siècle est une période critique pour la République de Venise, alors en plein déclin politique, économique et social, l’activité artistique est en revanche florissante et sans égal. En témoignent les fresques magnifiques de Giambattista Tiepolo qui ornent l’intérieur du Palazzo Labia, où se tient le bal costumé donné par Carlos de Beistegui. 5 On attribue à Cristóbal Balenciaga le costume de Mozart porté ce soir-là par Barbara Hutton, une richissime américaine mondaine qui était l’une de ses plus fidèles clientes. 6 Les invités venant d’horizons très divers, Beistegui eut l’idée de leur faire jouer le rôle d’ambassadeurs de pays lointains auprès de la République de Venise, qu’il représentait. 7 Également appelée la Salle Tiepolo en hommage à Giambattista Tiepolo (Venise, 1696 - Madrid, 1770), auteur du cycle de peintures consacré à Antoine et Cléopâtre qui orne le palais, célèbre pour sa très grande maîtrise de la couleur et de la lumière et l’élégante théâtralité des épisodes représentés. 8 Boris Kochno, écrivain et librettiste, lié à la dernière époque des Ballets Russes de Diaghilev. Proche des Dalí depuis le début des années 30.


quelques divertissements populaires vénitiens destinés à distraire les invités. Dès lors, le bal peut commencer [FIG. 1].

9 L’œuvre de référence est ici La rencontre d’Antoine et Cléopâtre (1746-1747), une fresque de Giambattista Tiepolo qui décore l’un des principaux espaces du Palazzo Labia. Diana Cooper a confié la création du magnifique costume de Cléopâtre, une robe décolletée de brocart bleu, à Oliver Messel, célèbre décorateur, scénographe et créateur de mode anglais, et à Cecil Beaton, photographe et lui aussi styliste. Elle est accompagnée du baron Alfred de Cabrol dans le rôle de Marc Antoine. 10 Arturo López-Willshaw, millionnaire d’origine sud-américaine, membre de la haute société parisienne et ami proche des Dalí. 11 Daisy Fellowes, riche héritière française de l’entreprise de machines à coudre Singer, romancière et poétesse à ses heures, rédactrice en chef de l’édition française de Harper’s Bazaar. Connue de la haute société pour ses tenues audacieuses, elle sera l’une des premières femmes, avec Gala, à porter le Chapeau-chaussure d’Elsa Schiaparelli, créé en 1937 en collaboration avec Salvador Dalí. 12 « 18th-Century Venice recreated for a great ball », Vogue, 15/10/1951, Greenwich, p. 94. L’homme qui porte l’ombrelle sur la photographie est James Caffery.

FIG. 1

Les artistes apportent, eux, la touche de mystère et d’originalité. D’une part avec Leonor Fini13, femme fatale et énigmatique, qui pénètre dans la Salle Tiepolo déguisée en ange noir, au son d’un air d’opéra tiré du Orphée et Eurydice de Christoph Willibald Gluck. De l’autre, avec Salvador Dalí et Christian Dior, habillés en géants vénitiens, dont l’arrivée mémorable constitue l’un des moments phares de la soirée. Alexandre Serebriakoff14 est chargé d’immortaliser

13 Leonor Fini, artiste originaire d’Argentine qui évoluait dans le sillage des surréalistes. En 1932, elle exposa pour la première fois à Paris, à la galerie Jacques Bonjean. Christian Dior fut chargé de sélectionner les œuvres de la jeune peintre. Voir : Dior, le bal des artistes, Artlys, Versailles, 2011, p. 52. 14 Alexandre Serebriakoff, artiste et décorateur d’origine russe, spécialisé dans le portrait d’intérieur.

LE BAL DU SIÈCLE

« Le Bal de Venise », Paris Match, num. 130, 15/09/1951, Paris. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes.

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Une vingtaine d’entrées spectaculaires vont alors se succéder durant près de deux heures. Certaines sont qualifiées de véritables tableaux vivants, comme celle de Lady Diana Cooper, femme du monde britannique, et de sa suite9. D’autres se distinguent par une mise en scène luxueuse et exotique, comme celle de la délégation de l’ambassade de Chine, conduite par Arturo LópezWillshaw10 et son épouse, Patricia López-Huici. Vêtus de somptueux costumes confectionnés par la maison Nina Ricci, ils sont très applaudis, tout comme le couturier français Jacques Fath et son épouse Geneviève, déguisés en Roi Soleil et en Reine de la Nuit. Mais personne ne peut rivaliser d’élégance et de sophistication avec Daisy Fellowes11. Son port aristocratique, son audacieuse robe jaune à imprimé léopard imaginée par Christian Dior et son célèbre collier Hindou de la collection Tutti Frutti de Cartier remportent tous les suffrages. L’entrée de cette reine d’Afrique dans le majestueux salon suscite l’admiration de tous les invités, parmi lesquels Cecil Beaton qui ne perd pas l’occasion de la photographier avec, en toile de fond, les fresques de Tiepolo12.

la scène [CAT. 40] : l’étonnante procession est formée de six géants — parmi lesquels Gala, Dalí, le décorateur Victor Grandpierre15 et Marie-Louise Bousquet16 —, accompagnés d’un nain incarné par Christian Dior [CAT. 33]. Les costumes d’une élégance pleine de grâce, confectionnés pour l’occasion par la Maison Dior, sont le fruit d’une collaboration entre l’artiste et le couturier français. Gala a servi d’intermédiaire17

15 Victor Grandpierre et Georges Geffroy furent les décorateurs de référence de Christian Dior. 16 Marie-Louise Bousquet, rédactrice de mode du Harper’s Bazaar à Paris. 17 Dans Journal d’un génie, Salvador Dalí attribue la création des costumes à Gala et à Christian Dior (voir : Salvador Dalí, Journal d’un génie, La Table Ronde, Paris, 1964, p. 208). Cependant, aucun document ne permet de confirmer cette affirmation. En revanche, la lettre que la secrétaire de Christian Dior, A. M. Ramet, adresse à Gala le 28 juillet 1951 confirme le rôle de cette dernière comme intermédiaire entre Dalí et la Maison Dior. Figueres, Centre d’Etudes Daliniennes, Fundació Gala-Salvador Dalí, NR 40132.


S’agissant de Salvador Dalí, il porte un masque de papier mâché, que Fabrizio Clerici21 considère comme une véritable œuvre d’art. Dans un texte de 1989, l’italien évoque sa rencontre avec l’artiste lors de cette fête et la surprise qui fut la sienne devant la simplicité du costume de Dalí, alors débarrassé de la partie supérieure. Dans le contexte de luxe et d’ostentation qui caractérisait l’événement, il y vit une magnifique provocation. Selon Clerici, seul un

18 Antoni Pitxot, Montse Aguer, ThéâtreMusée Dalí. Figueres, Fundació Gala-Salvador Dalí, Triangle Postals, Figueres, 2016, p. 125. Ils reprennent très probablement des éléments des costumes d’inspiration goyesque créés par Dalí pour The Three Cornered Hat, ballet créé au Ziegfeld Theater de New York le 24 avril 1949. Certains des dessins ont été publiés dans Dalí il·lustrador : Salvador Dalí, 1904-1989, Govern d’Andorra, Ministeri de Turisme i Cultura, Andorra, 2001, p. 210-215 et Dalí Monumental, Museu de Arte de São Paulo Assis Chateaubriand, São Paulo, 1998, p. 255-265. 19 S’agissant des géants, cette partie du costume était maintenue en place par une structure interne d’une hauteur de près de 3 mètres. 20 Barbara Jeauffroy-Mairet, « L’Entrée des géants », dans Dior, le bal des artistes, op. cit., p. 46-47.

LE BAL DU SIÈCLE

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et un jeune styliste du nom de Pierre Cardin en a supervisé l’exécution. Les personnages aux visages blancs coiffés de tricornes et leurs costumes bordés de rangées de petits nœuds évoquent une scénographie d’inspiration espagnole18. Au-delà de cette apparente simplicité, ils revêtent une double fonction. Ils sont faits de deux couches : la partie extérieure permet de faire une entrée spectaculaire au bal19 [CAT. 27, CAT. 32, CAT. 39], tandis que la partie intérieure, qui consiste en une tunique en tissu rainuré lamé argent, bordée de blanc avec de grands revers de manche, offre une tenue pratique pour profiter pleinement de la fête20. Ce second costume, plus simple, est complété par divers accessoires propres à chacun, comme des foulards, des tricornes, des perruques, des fleurs et des masques de différentes formes. Par exemple, Dior et Bousquet ont choisi de porter un masque qui évoque les pharaons de l’Egypte antique [CAT. 36, CAT. 37], tandis que Gala affiche un élégant loup en plumes tachetées de noir aux extrémités [CAT. 38].

FIG. 2

Robe Salvador Dalí, collection haute couture printemps-été 2018. Christian Dior par Maria Grazia Chiuri. Collection Dior Héritage, Paris

élément sauvait l’artiste d’un tel ascétisme, si déconcertant chez lui : le masque léger aux tons clairs et cendrés qui lui couvrait le visage22 [CAT. 35]. D’autres sources rapportent que, la veille, se rendant compte que son apparence n’était pas suffisamment extravagante, Dalí avait passé l’aprèsmidi à parcourir les rues de Venise à

21 Fabrizio Clerici, peintre, scénographe et architecte italien. Il a collaboré avec Dalí à la scénographie de Rosalinda o Come vi piace, spectacle théâtral créé au Teatro Eliseo de Rome en 1948, dans une mise en scène de Luchino Visconti. On lui attribue la création du costume de Messagère de la Lune porté par la comtesse Marina Cicogna. 22 Fabrizio Clerici, manuscrit Tre incontri con Salvador Dalí, 1989, Rome, Archivio Fabrizio Clerici.

la recherche de grandes fourmis dont il voulait recouvrir son masque pour le rendre plus vivant23. Finalement, les fourmis trouvèrent place sur un autre accessoire dalinien, dont nous avons connaissance grâce au témoignage de Pierre Cardin. Après avoir travaillé presque un an à la confection des costumes du bal de Beistegui, celui-ci se vit chargé d’une commande tout à fait délirante : « Mon ami Salvador Dalí me dit : “Pierre, j’aurais besoin d’une poignée de fourmis”. [...] Trouver ce genre de bêtes en plein cœur de Venise n’était pas chose facile. Il me fallut donc aller à la campagne. Quand je revins avec une boîte pleine, Dalí les déposa sur des lunettes à double foyer et passa la soirée avec ces bestioles affolées courant devant son nez24 ». Nous ne savons pas si Salvador Dalí est effectivement parti lui-même en quête de fourmis. Ce qui est sûr, car de nombreuses photographies en témoignent [CAT. 28, CAT. 29, CAT. 30, CAT. 31, CAT. 33], c’est que l’après-midi précédant le bal, Dalí, Gala, Dior et leurs comparses se sont livrés à un amusant défilé dans les rues de la ville. Reprenant une tradition de la culture populaire catalane25, les géants imaginés par Dalí et Dior ont investi l’espace public et défilé parmi les Vénitiens, participant ainsi de l’ambiance festive qui accompagne la tenue du bal. Sur la recommandation du maire de Venise, Carlos de Beistegui a veillé à ce que les habitants de la ville participent eux aussi à son rêve poétique. Pour

23 « Au bal du siècle, Beistegui a été sifflé », Paris-Presse, 05/09/1951, Paris. 24 Traduit de : Vera Bercovitz, « Yo quería sacar mis creaciones a la calle, celebrities y princesas me daban igual », Vanity Fair, 06/12/2015. Disponible sur : https:// www.revistavanityfair.es/la-revista/articulos/ entrevista-pierre-cardin-biografia/21617 [date de consultation : 27/11/2019] 25 Carme Ruiz, « L’empremta de l’Empordà i la cultura catalana en l’obra de Salvador Dalí ». Conférence donnée au ThéâtreMusée Dalí, Figueres, 27/11/2014. L’auteur analyse les différents éléments traditionnels et populaires présents dans l’œuvre dalinienne et explique comment l’artiste les utilise dans une série d’événements festifs auxquels il participe.


LE BAL DU SIÈCLE

59

cela, il a organisé une fête avec boissons, nourriture, musique et divertissements sur la place Campo San Geremia, devant le Palazzo Labia. Pour autant, ce spectacle tout en pompe et en élégance qui éblouit la capitale vénitienne ne va pas sans susciter la polémique : contrairement aux Vénitiens — qui pour la plupart se laissent emporter par la magie d’une époque passée pour mieux oublier une Italie encore marquée par les ravages de la guerre —, l’Eglise et le Parti Communiste voient dans cet événement un gaspillage inutile et un étalage scandaleux de frivolité et d’ostentation. Certains médias se joignent aux critiques, comme ParisPresse, France-soir et Libération, qui ne parviennent pas à assister à cette fête privée et aiguisent leurs plumes contre son organisateur.

FIG. 3

Robert Whitaker. Portrait de Salvador Dalí, 1967. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes.

D’une certaine manière, le bal de Carlos de Beistegui, comme le New Look de Christian Dior, peut aussi être compris comme une initiative en réaction contre une époque marquée par les rigueurs de la Seconde Guerre Mondiale et ses conséquences économiques et sociales. Avec cet événement, Beistegui entend tourner le dos à la laideur de l’immédiat après-guerre pour renouer avec un idéal de beauté et de splendeur perdues. En faisant revivre une nuit du xviiième siècle, l’excentrique millionnaire veut faire oublier à ses amis l’angoisse, les soucis et les dangers d’un monde perpétuellement agité de soubresauts. Concernant Christian Dior, l’objectif est

atteint car, dans son autobiographie, le couturier a évoqué ce bal comme la plus belle soirée qu’il lui fut donné de vivre : « La splendeur des costumes égalait presque les atours triomphants des personnages de Tiepolo peints à fresque sur les murs. La foule était massée sur la place et mêlait ses acclamations à celles des invités.

26 Christian Dior, Christian Dior & moi, La librairie Vuibert, Paris, 2011, p. 42.

27 Barbara Jeauffroy-Mairet, « Fêtes et bals costumés », op. cit., p. 51.

Toute la profondeur de la nuit italienne plaçait ce spectacle nocturne hors du temps ». Et il ajoute : « Qui dira la philosophie des fêtes ? En un temps où l’on feint de mépriser le luxe et les divertissements de qualité, je ne cacherai pas que c’est là un souvenir que je suis heureux de posséder. Les fêtes de cet ordre sont de véritables œuvres d’art ». Dior n’est certainement pas étranger aux critiques que suscite ce genre de fêtes, mais il les considère souhaitables et nécessaires « si elles redonnent le goût et le sens des réjouissances populaires authentiques26 ». Connaissant la passion de Dior pour les grandes fêtes et les bals masqués27, on ne peut s’étonner de l’influence qu’exerce aujourd’hui encore, au sein de la Maison Dior, le bal de Beistegui. En mai 2019, la marque a en effet célébré, aux côtés de la fondation Venetian Heritage, le Bal Tiepolo ; un événement qui s’est tenu lui aussi au Palazzo Labia, dans ces murs qui voilà 70 ans avaient accueilli le bal du siècle. La Maison Dior renoue ainsi avec une époque révolue, où les festivités de cet ordre participaient de l’histoire des maisons de couture. La styliste Maria Grazia Chiuri, aujourd’hui directrice artistique de la marque, a d’ailleurs inclus dans sa collection printemps-été 201828 un modèle appelé Salvador Dalí [FIG. 2], clairement inspiré des costumes imaginés par Dalí et Dior pour « Le Bal du siècle » et de l’esthétique cowboy arborée par l’artiste à son retour des Etats-Unis et durant les années 50 et 60 [FIG. 3].

28 La collection présentée au Musée Rodin de Paris en janvier 2018 rend hommage à l’artiste Leonor Fini et à l’art surréaliste en général. Elle met aussi en lumière de magnifiques convergences entre l’art et la mode.


FIG. 4

Juan Gyenes. Salvador Dalí à Portlligat avec le masque de Gala, c. 1951. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes

FIG. 5

Francesc Català-Roca. Salvador Dalí dans l’atelier de Portlligat avec, en arrière-plan, les costumes des géants, c. 1954. Collection Fundació Gala-Salvador Dalí. Centre d’Études Daliniennes

FIG. 6

29 Télégramme de Christian Dior à Salvador Dalí, 08/10/1951, Figueres, Centre d’Etudes Daliniennes, Fundació Gala-Salvador Dalí, NR 40189.

Mais leur nature ludique et festive en fera aussi de fidèles compagnons de jeu qui accompagneront Dalí dans divers événements qui lui seront consacrés. Comme par exemple lors de la cérémonie qui s’est tenue à Portlligat l’après-midi du 28 août 1960, à l’occasion de la remise de la Médaille d’Or de la Province de Girona à Salvador Dalí. La mystérieuse image saisie par Oriol Maspons et Julio Ubiña reflète l’un des plus beaux moments de la journée : celui où la Voie lactée de la maison de Portlligat30 servit de passerelle dalinienne au défilé des extravagants géants [CAT. 41]. Le souvenir de ce jour-là et de la nuit du bal de Beistegui restera vif dans la mémoire de Dalí, qui les évoquera dans plusieurs écrits autobiographiques

30 Il s’agit d’un chemin blanchi à la chaux, parallèle à la mer, qui débouche dans une petite crique appelée Platja d’En Sisó, où Dalí et Gala avaient l’habitude de se baigner à l’abri des regards. Voir : Antoni Pitxot, Montse Aguer i Teixidor, Maison-Musée Salvador Dalí : Portlligat-Cadaqués, Fundació Gala-Salvador Dalí, Triangle Postals, Figueres, 2008, p. 45.

LE BAL DU SIÈCLE

L’ombre du bal de Beistegui planera longtemps aussi sur le monde dalinien. Durant plus de vingt ans, l’artiste conservera les costumes des deux géants, que Christian Dior lui avait fait parvenir peu après la tenue du bal, dans son atelier de Portlligat29. Dès lors, ces costumes et les différents éléments qui les composaient apparaîtront de façon récurrente dans l’iconographie de Salvador Dalí. Quelques pièces, comme la tunique argentée ou le loup de Gala, occuperont d’ailleurs une place de choix dans les reportages photographiques que Brassaï, Juan Gyenes et Charles H. Hewitt consacreront à l’artiste dans les années 50 [FIG. 4]. S’agissant des géants, on les verra souvent, inanimés, sur les photographies montrant l’artiste dans son atelier, comme sur cette image de Francesc Català-Roca [FIG. 5].

60

Installation des géants du bal de Beistegui au Théâtre-Musée Dalí de Figueres. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

comme Journal d’un génie (1964) ou Comment on devient Dalí (1973). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, dans les années 70, il ait décidé d’intégrer les géants — référence matérielle de ces souvenirs — à son dernier chefd’œuvre : le Théâtre-Musée Dalí de Figueres. Conçu comme un théâtre de la mémoire31, ce musée est la matérialisation de la pensée et de l’univers daliniens, qui s’expriment à travers les œuvres et les installations présentées. Là, Dalí réutilise certaines pièces comme les géants de Venise — transformés en lampes placées au centre de l’escalier en spirale — pour convoquer l’art de la mémoire et ouvrir une fenêtre entre la réalité du spectateur et des événements clés de sa propre vie et de l’époque qui fut la sienne [FIG. 6].

31 En référence au Théâtre de la Mémoire imaginé pendant la Renaissance par Giulio Camillo, humaniste vénitien et philosophe de l’hermétisme. Voir : Ignacio Gómez de Liaño, Dalí, Albin Michel, Paris, 1990, p. 6-7.





















CATALOGATION

Les pièces marquées d’un astérisque sont exposées sous forme de reproduction. Les éléments mentionnés dans la partie intitulée LE BAL DU SIÈCLE figurent dans l’exposition sous la forme d’un document audiovisuel.


LA PASSION DE L’ART

CAT. 01 *

Note manuscrite de Christian Dior adressée à Salvador Dalí c. 1950 8 x 10,5 cm Encre bleue sur carte de visite de Christian Dior

CAT. 03

CAT. 06

CAT. 09

Annonce de la galerie Pierre Colle, Formes : revue internationale des arts plastiques, num. XXVIXXVII, 1932, Paris 27,1 x 22 cm

Invitation de l’Exposition surréaliste, galerie Pierre Colle, Paris, 1933 13,8 x 10,8 cm

Catalogue de l’Exposition Salvador Dali, galerie Pierre Colle, Paris, 1933 15 x 11,9 cm

NR 35179

NR 30549

NR 75106

NR 75231

CAT. 04

Catalogue de l’Exposition Salvador Dali, galerie Pierre Colle, Paris, 1932 15,5 x 24,1 cm

CAT. 10 *

NR 30548 CAT. 07

Catalogue de l’Exposition surréaliste, galerie Pierre Colle, Paris, 1933 14 x 10,8 cm CAT. 02

Salvador Dalí peignant Début automatique d’un portrait de Gala et Portrait de Gala avec homard dans son appartement parisien c. 1933 AFP

NR 35586

Annonce de la galerie Pierre Colle, Formes : revue internationale des arts plastiques, num. XIX, 11/1931, Paris 27,1 x 22 cm NR 75166

CAT. 11 CAT. 08 *

Man Ray Vue de l’Exposition surréaliste à la galerie Pierre Colle 1933 Tirage d’époque 12,1 x 16,8 cm

CAT. 05 *

Salvador Dalí Métamorphose paranoïaque du visage de Gala 1932 Encre et crayon sur papier 29 x 21 cm

NR 10966

NI 0500

81

Salvador Dalí Début automatique d’un portrait de Gala c. 1933 Huile sur panneau de bois contreplaqué 14 x 16,2 cm NI 0035


LE ROYAUME DE LA MODE

CAT. 12 *

Croquis de la robe Musée du Louvre, collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil 1949 Collection Dior Héritage, Paris

CAT. 17 *

CAT. 15 *

Croquis pour le manteau SaintOuen, collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil 1949 Collection Dior Héritage, Paris

Couverture, Modes & Travaux, année 31, num. 583, 1/7/1949, Paris 29,2 x 19,7 cm NR 75445

CAT. 20 *

Ricardo Sans Surimpression montrant Salvador Dalí et Gala sur la terrasse de Portlligat 1951 Tirage d’époque 24,3 x 17,9 cm NR 5545

CAT. 18 * CAT. 13 *

Willy Maywald Noëlle portant la robe Musée du Louvre, collection Christian Dior haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil 1949 Association Willy Maywald

Couverture, Elle, Numéro Spécial, num. 172, 15/03/1949, Paris 30,7 x 23,5 cm

CAT. 16

NI 75356

Christian Dior Robe Musée du Louvre, collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil 1949 Tissu sergé, soie artificielle, broderie, fils de laine, sequins argent, perles de verre et pierres taille brillant 120 x 35 x 65 cm

CAT. 21

Christian Dior Manteau Saint-Ouen, collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil 1949 Tissu sergé, doublure en taffetas, soie, passementerie 123 x 39 x 50 cm

NI P1366 / P1100

NI P0560

CAT. 14 *

Marvin Koner Gala et Salvador Dalí à l’exposition de Salvador Dalí à la Carstairs Gallery de New York 1950 Tirage d’époque 16 x 24,4 cm

CAT. 19 *

Willy Maywald Hélène Korniloff portant le manteau Saint-Ouen, collection haute couture printemps-été 1949, ligne Trompe-l’œil 1949 Association Willy Maywald

NR 4792

82


LE ROYAUME DE LA MODE

LE BAL DU SIÈCLE

CAT. 29

CAT. 26

Invitation au bal organisé par Carlos de Beistegui au Palazzo Labia, à Venise 1951 18,5 x 17,7 cm

CAT. 22 *

Marc Lacroix Salvador Dalí peignant Gala à Portlligat c. 1971 Tirage d’époque 29,7 x 22,9 cm NR 45519

Paul Radkai Salvador Dalí et Christian Dior déguisé en nain défilant dans les rues de Venise 1951 Tirage d’époque 22 x 34 cm NR 6644

NR 37258 CAT. 25

Christian Dior - Boutique Ensemble composé d’une blouse et d’une jupe longue en lamé imprimé de motifs cachemire c. 1970 Lamé, doublure en taffetas de soie 135 x 35 x 45 cm NI P0207

CAT. 30

CAT. 27

Karen Radkai Gala et Salvador Dalí dans les costumes créés par Dior pour le bal de Carlos de Beistegui à Venise 1951 Tirage d’époque 27,4 x 26,8 cm

CAT. 23 *

Marc Lacroix Gala dans la salle du Piano du château de Púbol c. 1971 Tirage d’époque 30 x 23 cm

Pierre Perottino Défilé des géants créés par Dior dans les rues de Venise 1951 Tirage d’époque 19 x 18 cm NR 8302

NR 6737

NR 10918

CAT. 24 *

Le Vogué de Salvador Dalí Vogue, « Numéro du cinquantenaire 1921/1971 réalisé par Salvador Dalí », num. 522, 12/1971 - 01/1972, Paris 31,5 x 24 cm

CAT. 28

CAT. 31

Fabrizio Clerici Christian Dior déguisé en nain défilant dans les rues de Venise 1951 Eros Renzetti Archive

Karen Radkai Défilé des géants créés par Dior dans les rues de Venise 1951 Tirage d’époque 27,2 x 26,9 cm NR 6645

NR 26489

83


LE BAL DU SIÈCLE

CAT. 38

CAT. 32

Karen Radkai Costume créé par Dior pour le bal de Carlos de Beistegui à Venise 1951 Tirage d’époque 26,9 x 26,8 cm

Pierre Perottino Victor Grandpierre, Gala et d’autres invités portant les costumes imaginés par Dior pour le bal de Carlos de Beistegui à Venise 1951 Collection Dior Héritage, Paris

CAT. 35

Pierre Perottino Salvador Dalí costumé pour le bal de Carlos de Beistegui à Venise 1951 Collection Dior Héritage, Paris

NR 6640

CAT. 41

Oriol Maspons / Julio Ubiña Défilé des géants sur la Voie Lactée de la maison de Portlligat 1960 Tirage d’époque 23 x 15,8 cm NR 5476

CAT. 36 CAT. 33

Karen Radkai Défilé des géants créés par Dior dans les rues de Venise 1951 Tirage d’époque 27,3 x 26,3 cm

Pierre Perottino Christian Dior, Le Fantôme du doge 1951 Collection Dior Héritage, Paris

CAT. 39

Robert Doisneau Costumes créés par Dior pour le bal de Carlos de Beistegui au Palazzo Labia de Venise 1951 Robert Doisneau / GAMMA-RAPHO

NR 6736

CAT. 34

Arrivée de Salvador Dalí, Christian Dior, Victor Grandpierre, Gala et d’autres invités au Palazzo Labia de Venise 1951 Archivi Farabola

CAT. 37

Pierre Perottino Christian Dior et Marie-Louise Bousquet, Les statues 1951 Collection Dior Héritage, Paris CAT. 40

Alexandre Serebriakoff L’entrée des géants au bal organisé par Carlos de Beistegui au Palazzo Labia de Venise 1951

84




EXPOSITION

CATALOGUE

COPYRIGHTS

REMERCIEMENTS

Direction scientifique Montse Aguer

Édition Fundació Gala-Salvador Dalí

Christian Dior Couture

Commissariat Bea Crespo Clara Silvestre

Auteurs Montse Aguer Joana Bonet Bea Crespo Clara Silvestre

Des œuvres et des textes de Salvador Dalí : © Salvador Dalí, Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres, 2020

Coordination Maison-Musée Chateau Gala Dalí de Púbol Jordi Artigas Design Pep Canaleta, 3carme33 Graphisme Alex Gifreu Conservation préventive Elisenda Aragonés Irene Civil Laura Feliz Josep Maria Guillamet Montage Roger Ferré Ferran Ortega Registre Rosa Aguer Communication Imma Parada Web et réseaux sociaux Cinzia Azzini Assurance AON Gil y Carvajal, S.A. Barcelona

Documentation Centre d’Études Daliniennes Laura Bartolomé Núria Casals Fiona Mata Rosa Maria Maurell Lucia Moni Carme Ruiz Coordination Bea Crespo Clara Silvestre Gestion des droits Mercedes Aznar Design Alex Gifreu Photographie Gasull Fotografia, S.L. Correction et traduction des textes Catalan et espagnol : la correccional (serveis textuals) Anglais : Peter Bush Français : Marielle Lemarchand Impression Gràfiques Trema Tirage 50 exemplaires

Des textes de ce catalogue : Les auteurs De l’image de Gala et Salvador Dalí : Droits d’image de Gala et Salvador Dalí réservés. Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres, 2020

Luz Morata Garcia, restauratrice de tissu ancien Carmen Masdeu Costa, restauratrice de tissu ancien Chantal Ferreux, Bibliothèque historique de la Ville de Paris

AFP : p. 10, 20, 81 Bibliothèque nationale de France : p. 51 André Caillet : p. 9 Francesc Català-Roca © F. CatalàRoca / Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres, 2020 : p. 60 Photographie de Fabrizio Clerici, avec l’aimable autorisation de Eros Renzetti Archive : p. 64, 83 © Alexandre Serebriakoff, VEGAP, Girona, 2020. DEA / G. DAGLI ORTI / De Agostini / Getty Images : p. 54, 77, 84 Collection Dior Héritage, París : p. 13, 25, 32, 38, 51, 58, 73, 74, 82, 84 Robert Doisneau / GAMMA RAPHO : p. 76, 84 © Jean Chevalier / ELLE : p. 39, 82 Archivi Farabola : p. 70-71, 84 © Juan Gyenes, VEGAP, Girona, 2020 : p. 60 © Laziz Hamani : p. 51, 53 Marvin Koner : p. 34-35, 82 © Marc Lacroix 1971 - Salvador Dalí peignant Gala à Portlligat: p. 44, 83

Dépôt légal GI-182-2020

© Marc Lacroix 1971 - Gala dans la salle du Piano du château de Púbol: p. 45, 83

Première édition, mars 2020

© Lacroix, Marc / Vogue, Paris : p. 46-47, 83 © Man Ray Trust, VEGAP, Girona, 2020: p. 18-19, 81 © O. Maspons / Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres, 2020 : p. 79, 84 © Association Willy Maywald / ADAGP, 2019 : p. 27, 33, 40, 82 © 2020. Image copyright The Metropolitan Museum of Art / Art Resource / Scala, Florence : p. 53 Modes & Travaux © Photo Pierre Perrotino - Droits réservés : p. 66, 72, 75, 83, 84 Karen Radkai Estate : p. 62-63, 65, 67, 68, 69, 83, 84 © Willy Rizzo@archives Paris Match : p. 57 Ricardo Sans Condeminas © Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres, 2020 : p. 22, 41, 82 Robert Whitaker © Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres, 2020 : p. 59

L’éditeur remercie toutes les personnes ou organismes ayant autorisé la reproduction des images protégées par des droits d’auteur qui figurent dans ce catalogue. Il tient à préciser que tous les efforts ont été entrepris pour contacter les personnes indiquées comme titulaires des droits des images ici reproduites. Dans le cas où ces efforts n’auraient pas abouti, nous invitons les ayants droits à s’adresser à la Fundació GalaSalvador Dalí.


Avec le soutien de




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