Dalí/Raphaël. Une longue rêverie.

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UNE LONGUE RÊVERIE


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« Et ce n’est pas dit q rigolant, je ne serai p le Raphaël de mon ép

Salvador Dalí, 50 Secrets of Magic Craftsmanship, Dial Press, 1948


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qu’un jour, tout en pas considéré comme poque ! » .

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Directrice des Musées Dalí

Dalí / Raphaël. Une introduction*

* Pour une vision plus complète du projet, nous vous recommandons de lire la landing page https://exhibitions.salvadordali.org/fr/dalirafael-unelongue-reverie/ et de consulter le site monographique Actualités https://www.salvador-dali.org/ fr/actualites/monographie-daliraphael/ ainsi que les documents audiovisuels du site de la Fundació Gala-Salvador Dalí.

La Fundació Gala-Salvador Dalí présente, pour la première fois, une exposition qui se déroulera en deux phases. L’idée de cette exposition intitulée Dalí/Raphaël, une longue rêverie est née du prêt temporaire du tableau de Raphaël Vierge à la rose au Théâtre-Musée Dalí de Figueres, dans le cadre du projet En tournée à travers l’Espagne organisé à l’occasion du Bicentenaire du Museo Nacional del Prado.

Le Centre d’Études Daliniennes et le Département de Restauration et de Conservation ont longuement étudié la relation entre les deux peintres, une relation née de l’admiration que Dali, jeune adolescent, porte au peintre italien et qui continuera de se manifester jusqu’à la fin ou presque de son itinéraire artistique. Dalí admire Raphaël, il le connaît bien, tout comme la Renaissance italienne. Cet attachement se fait jour dans sa pensée et dans son œuvre picturale et littéraire. L’artiste compare lui-même son époque à celle du peintre de la Renaissance, comme en témoigne l’entretien donné à Manuel del Arco en 1952, paru sous le titre Dalí al desnudo : « Si Raphaël peignait une vierge selon la cosmogonie de la Renaissance, aujourd’hui, cette cosmogonie n’est plus la même. Ce même sujet que Raphaël a peint, s’il le peignait aujourd’hui, comme il disposerait d’autres connaissances (comme par exemple la physique nucléaire ou la psychanalyse), il le peindrait aussi bien qu’il le faisait alors, mais il le ferait en accord avec la cosmogonie actuelle. Et le sujet religieux est, pour moi, le plus ancien et le plus actuel. Mais il doit être traité à la lumière des connaissances scientifiques ». A l’origine de cette exposition, il y a Raphaël ; un Raphaël mystique représenté ici à travers deux œuvres, l’une présente, Vierge à la rose (c. 1517) et une autre qui sert à la fois de référence et de lien entre les deux phases de cette exposition, Sainte Catherine d’Alexandrie (c. 1507).


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Dans son atelier de Portlligat, Dalí conserve des reproductions de cette œuvre de Raphaël. Elles l’inspirent et lui servent de modèle dans le processus de création qui est le sien. Ainsi, Dalí intervient sur une illustration de la sainte Catherine de Raphaël. Il trace un quadrillage sur l’image pour la transposer ensuite au moyen d’un calque sur deux toiles bien précises : L’Assomption de sainte Cécile et Sans titre. La basilique Saint-Pierre. Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale. Il s’agit de deux œuvres de dimensions très différentes mais commencées toutes deux dans les années 50, décennie durant laquelle Dalí aborde son étape mystico-nucléaire déclenchée, selon les propos mêmes de l’artiste, par la secousse sismique que provoqua chez lui l’explosion de la bombe atomique en 1945. L’Assomption de sainte Cécile (c. 1955) sera présentée durant la première étape de l’exposition, du 26 novembre 2018 au 6 janvier 2019, aux côtés de Vierge à la rose de Raphaël. Les deux toiles sont accompagnées de dessins, d’ouvrages, de photographies et d’extraits d’entretiens audiovisuels avec Dalí qui permettent de mieux saisir un lien inscrit dans l’histoire de l’art ou, pour le moins, dans l’histoire de l’art telle que la conçoit Dalí. La seconde phase s’ouvrira le 15 janvier à l’occasion du retour de l’œuvre de Raphaël au Musée du Prado et se tiendra jusqu’en décembre 2019. Le tableau du peintre italien sera alors remplacé par Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale de Dalí, une œuvre méconnue, presque cachée, que l’on ne peut d’ordinaire observer dans sa totalité. Elle fait en effet partie d’une installation, l’autel du Christ twisté, qui se trouve sous la coupole du Théâtre-Musée de Figueres où l’on ne peut l’apercevoir que sous la forme d’un reflet dans un miroir. Témoins privilégiés, nous avons aujourd’hui la possibilité de contempler Explosion de foi mystique dans un accrochage soigné. Nous pouvons l’observer de près, de façon directe. Nous y retrouvons le personnage de sainte Catherine/sainte Cécile, figure clé de cette exposition, qui sert de fil conducteur entre Dalí et Raphaël, ici nimbée d’une nébuleuse et placée au cœur de la basilique Saint-Pierre du Vatican. L’étude de cette toile nous a permis d’établir que le cadre scénographique était vraisemblablement inspiré d’un dessin, sur lequel Dalí est intervenu, de Louis-Jean Desprez, un artiste qui, au XVIIIème siècle, à la fin des années 70, collabora avec Francesco Piranesi, fils de Giambattista Piranesi, à la réalisation d’une série de vues de la basilique Saint-Pierre du Vatican. Une fois de plus, chez Dalí, on ne peut parler de hasard car, à sa demande express, les gravures de la série Carceri d’Invenzione de Piranesi père ornent les murs de l’escalier principal du Théâtre-Musée. Dalí nous fait ici un clin d’œil, nous rappelant que son théâtre est une invitation à participer, à porter un regard attentif, parce que nous nous trouvons là dans un espace à la fois onirique et improbable. L’exposition Dalí/Raphaël devient ainsi un fil d’Ariane supplémentaire pour mieux comprendre cette machine à penser qu’était Dalí et nous rapprocher de son dernier grand œuvre, son musée, à la lumière des différentes lectures offertes par la recherche qui contribuent à l’enrichir.



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L’ASSOMPTION DE SAINTE CÉCILE, c. 1955

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SANS TITRE. LA BASILIQUE SAINT - PIERRE. EXPLOSION DE FOI MYSTIQUE AU CENTRE D’UNE CATHÉDRALE, 1959 -1974

centre d’études daliniennes département de conservation et restauration

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dANS L’ATELIER DE DALÍ. LA MÉTHODE DE TRAVAIL DE L’ASSOMPTION DE SAINTE CÉCILE

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Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala-Salvador Dalí

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dalí et la tradition : de l’importance des voyages en italie

« Commencez par dessiner et par peindre comme les anciens maîtres, après cela faites comme vous l’entendez — vous serez toujours respectés. »1

En novembre 1925, Salvador Dalí présente sa première exposition aux Galeries Dalmau de Barcelone. L’artiste a choisi de refermer le catalogue sur une citation d’Élie Faure : « Un grand peintre n’a le droit de reprendre la tradition qu’après avoir traversé la révolution, qui n’est que la recherche de sa propre réalité »2. Ces mots de l’historien d’art et essayiste français résonnent bien évidemment chez le jeune Dalí. Tout juste âgé de vingt ans, le peintre cherche alors son propre langage, évoluant d’un style à l’autre, parmi les plus divers (impressionisme, cubisme, pointillisme, noucentisme, fauvisme ou peinture métaphysique italienne), tout à fait conscient que son art devra connaître une révolution pour parvenir à établir un dialogue direct avec la tradition. Raphaël, Autoportrait, 1506. Gallerie degli Uffizi, Florence

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À ce stade précoce de son développement personnel et artistique, Dalí est attentif à tout ce qui se passe autour de lui et aux influences qui s’exercent sur son travail, mais il ne peut détacher son regard du passé. Son intérêt pour la tradition est manifeste, y compris dans son aspect physique. Cet attachement transparaît dès les années 20 dans ses premiers autoportraits, comme dans l’Autoportrait au cou raphaélesque3 (c. 1921), où l’artiste se représente au premier plan portant rouflaquettes et cheveux longs. Quand Dalí évoque l’aspect physique qu’il arborait à cette époque, ses


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mots témoignent de l’admiration qu’il portait à Raphaël et aux peintres de la Renaissance : « Je m’étais laissé pousser les cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille et, en me regardant dans le miroir, j’adoptais souvent la pose et le regard mélancolique qui me fascinaient tant dans l’autoportrait de Raphaël, auquel j’aurais voulu ressembler le plus possible. J’attendais avec impatience le moment où apparaîtrait sur mon visage le premier duvet qui me permettrait de me raser tout en laissant pousser de longs favoris. Je voulais, le plus tôt possible, me « faire une tête », composer un chef-d’œuvre avec ma tête »4.

Les œuvres de Salvador Dalí citées dans cet ouvrage sont accompagnées du numéro sous lequel elles sont répertoriées dans le Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí consultable sur https://www.salvador-dali.org/ fr/oeuvre/catalogue-raisonne/.

Très tôt, Dalí est conscient de son potentiel et ses objectifs sont clairs. Il a hâte de terminer ses études à Figueres afin de pouvoir partir pour Madrid s’inscrire à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando. En 1920, tout juste âgé de seize ans, il décrit dans son journal le chemin qu’il devra parcourir, après ses études à l’Académie, pour réussir à devenir artiste : « Ensuite je gagnerai mon séjour de quatre ans à Rome. À mon retour, je serai un génie, le monde m’admirera. Je serai peut-être méprisé, incompris, mais je serai un génie, un grand génie, parce j’en suis certain »5. Ainsi, aux yeux de Dalí, le voyage en Italie constitue un prérequis incontournable pour devenir un génie, voyage qu’il effectuera quelques années plus tard. Durant les années trente, alors qu’il jouit déjà d’une renommée certaine dans les rangs du groupe surréaliste, Dalí éprouve un intérêt nouveau pour le classicisme qui ravive chez lui le désir de visiter l’Italie. L’artiste veut marcher dans les pas de celui qui fut son maître à Figueres : le professeur de dessin Juan Núñez, qui avait remporté un prix de gravure lui permettant de partir étudier à l’Académie Espagnole de Rome. Dalí veut effectuer le voyage que tous les artistes et intellectuels du XVIIIème siècle se devaient d’entreprendre pour se former et éduquer le goût. À cet égard, le rôle de Gala semble avoir été fondamental. Dans la Vie secrète de Salvador Dalí, le peintre l’évoque en ces termes : « Gala me poussait à m’intéresser à un voyage en Italie. L’architecture de la Renaissance avec Palladio et Bramante, me paraissait chaque jour ce que l’esprit humain avait réussi de plus parfait et de plus imprévu dans le domaine esthétique. J’avais envie de voir et de

1 Salvador Dalí, Journal d’un génie, Éditions de la Table Ronde, Paris, 1964, p. 99. 2 Exposició S. Dalí, catalogue de l’exposition, Galeries Dalmau, Barcelone, 1925. 3 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 103. 4 Traduit de : Salvador Dalí, The Secret Life of Salvador Dalí, Dial Press, New York, 1942, p. 124. 5 Salvador Dalí, Journal d’un génie adolescent, Éditions du Rocher, Monaco, 2000, p. 90.


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Salvador Dalí, Autoportrait au cou raphaélesque, c. 1921. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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toucher ces réalisations concrètes de l’intelligence »6. Et quelques pages en amont, il écrit aussi : « Ma gloire en tant que surréaliste ne vaudrait rien tant que je n’aurais pas incorporé le surréalisme à la tradition. Il fallait que mon imagination retournât au classicisme. Une œuvre restait à accomplir et le reste de ma vie n’y suffirait pas. Gala m’en persuada. Au lieu de stagner dans ma réussite anecdotique, j’avais à lutter pour des choses importantes, dont la première serait de classiciser l’expérience de ma vie, de la doter d’une forme, d’une cosmogonie, d’une synthèse, d’une architecture éternelle. »7

fig. 3 Gala, Salvador Dalí et Edward James à Rome, 1935. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

Salvador Dalí, « Tableau comparatif des valeurs d’après l’analyse dalinienne élaborée pendant dix ans » pour le livre 50 secrets magiques, c. 1947. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres >

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En octobre 1935, Dalí entreprend enfin son premier voyage en Italie, accompagné de Gala et d’Edward James, mécène, artiste et poète britannique. Ils partent de Barcelone à destination de Ravello, près d’Amalfi, où Edward James loue une résidence d’été connue sous le nom de Villa Cimbrone. Enthousiaste, Dalí rapporte cette expérience à son ami, le poète, journaliste et essayiste catalan J. V. Foix. Dans ses lettres, il lui raconte son périple en voiture à travers l’Italie. Ce moyen de transport permet aux voyageurs de découvrir des lieux insoupçonnés et des «recoins surréalistes» inconnus des touristes8. Dès lors, Dalí et son épouse ne cesseront de revenir en Italie. Au fil des années, ils se rendront à Florence, Lucques, Rome, Vicence, Venise et en Sicile.

dalí, un artiste de la renaissance En août 1940, Dalí et Gala débarquent aux Etats-Unis où ils resteront huit ans, sans jamais revenir en Europe. Dans un premier temps, ils s’installent dans la demeure de Caresse Crosby9, à Hampton Manor (Virginie), où Dalí exécute plusieurs tableaux qu’il exposera en avril 1941 à la Julien Levy Gallery de New York. Le catalogue de l’exposition renferme un texte intitulé Le dernier scandale de Salvador Dalí, dans lequel l’artiste se livre à une déclaration d’intention et dévoile le destin qui l’attend : « DEVENIR CLASSIQUE ! […] Maintenant ou jamais »10. Quelques années plus tard, évoquant sa production artistique, si prolifique depuis son arrivée aux Etats-Unis,


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Dalí déclare : « L’Amérique n’a fait que développer, jusqu’au paroxysme, l’un des « secrets » les plus caractéristiques et presque monstrueux de ma personnalité : ma force de travail »11. S’ajoute à cette qualité la conversion de Dalí en un artiste total, une conversion alors absolue. Nous voilà désormais face à un créateur qui, à l’image des artistes de la Renaissance, refuse de se limiter à un seul et unique moyen d’expression, qui serait la peinture. Son activité se diversifie : Dalí est à la fois peintre, illustrateur, écrivain, scénographe, scénariste, créateur de bijoux… ne cessant jamais, dans tout ce qu’il accomplit, d’être Dalí. Dalí devient un personnage, qui adore se montrer en public et être le centre de toutes les attentions. Il aime être entouré de personnalités et mener une vie sociale trépidante. Mais il ne faut pas oublier l’autre Dalí, celui qui aspire à ressembler à ces artistes de la Renaissance qu’il admire tant. Il est pleinement conscient de l’importance du travail, continu, méthodique, solitaire : « Je me couche souvent très tard. Je ne prends pas très au sérieux l’artiste qui, continuellement, prétend devoir être « inspiré ». Il faut travailler, travailler, travailler. Les peintres de la Renaissance travaillaient dur. Je ne peux travailler que lorsque ma vie est méthodique. La plus grande inspiration, c’est la plus grande méthode »12. À cet égard, souvenons-nous que, pour Dalí, la Renaissance est « ce moment de l’histoire où les moyens d’expression ont atteint leur apogée »13. C’est cette même idée qui prévaut au désir de l’artiste de reprendre cette tradition de la Renaissance qui consistait à rédiger des traités techniques sur la peinture. Pour l’écriture de 50 secrets magiques14 (1948), Dalí s’inspire notamment de l’ouvrage de Cennino Cennini, Il libro dell’arte, l’un des plus importants traités de peinture de l’art italien. Cet ouvrage fournit des informations sur les pigments, les pinceaux, les techniques de la peinture et de la fresque. On y trouve aussi des conseils et des astuces propres au métier. Dans son manuel, Dalí applique le même principe: « C’est un livre à la fois technique et philosophique. J’y analyse et résume toutes mes idées, théories, principes et commentaires sur l’art pictural »15. C’est un traité de peinture « pour les professionnels, purement pédagogique »16.

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6 Salvador Dalí, La vie secrète de Salvador Dalí, Éditions de la Table Ronde, Paris, 1952, p. 275. 7 Salvador Dalí, La vie secrète de Salvador Dalí, op. cit., p. 272-273. 8 Traduit de : Lettres de Salvador Dalí à J. V. Foix, Modène, 4 octobre 1935 et Rome, 7 octobre 1935, dans S. Dalí, R. Santos Torroella, Salvador Dalí corresponsal de J. V. Foix, 1932-1936, Mediterrània, Barcelone, 1986, p. 148-151. 9 Caresse Crosby, épouse du poète et éditeur Harry Crosby, avait fondé avec lui la prestigieuse maison d’édition Black Sun Press. Elle faisait partie du groupe du Zodiaque dont les membres achetèrent régulièrement, dès 1932, des œuvres de Salvador Dalí. C’est elle qui accompagna Gala et Dalí lors de leur premier voyage aux Etats-Unis en 1934. 10 Traduit de : Salvador Dalí, « The Last Scandal of Salvador Dali », catalogue de l’exposition Salvador Dalí, Julien Levy Gallery, New York, 1941. 11 Traduit de : Salvador Dalí, « Dali to the reader », catalogue de l’exposition Dalí, Galleries of M. Knoedler, New York, 1943. 12 Traduit de : Ralph Hilton, « Dalí, Himself, Is Mystified By His Art (?) », The Virginian-Pilot, Norfolk (Virginie), 14/3/1941. 13 Traduit de : Mostra di quadri disegni ed oreficerie di Salvador Dalí, catalogue de l’exposition, Sale dell’Aurora Pallavicini, Rome, 1954. 14 Salvador Dalí, 50 Secrets of Magic Craftsmanship, Dial Press, New York, 1948. 15 Traduit de : Armando Rivera, « Hablando con Salvador Dali », Ecos, New York, 28/12/1947, p. 30. 16 Traduit de : « Dalí visita el museo del Prado », La Tarde, Madrid, 14/12/1948.




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Dalí inclut dans ce traité un tableau comparatif dans lequel il attribue une note aux peintres modernes et à ceux du passé sur la base de différents critères comme la technique, l’inspiration, la couleur, le sujet, le génie, la composition, l’originalité, le mystère et l’authenticité. Comme on pouvait s’y attendre, Raphaël reçoit l’une des notes les plus élevées.

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« Si je me tourne vers le Passé, des hommes comme Raphaël m’apparaissent comme de vrais dieux. »17

Cette passion pour Raphaël apparaît très tôt chez le jeune Dalí. Anna Maria, la sœur de l’artiste, raconte qu’il « tombait littéralement en extase »18 devant les œuvres du maître de la Renaissance. Dalí lui-même prétend que son renvoi définitif de la Real Academia de Bellas Artes de Madrid en 1926 s’explique par sa très grande connaissance du peintre italien et son attitude irrévérencieuse lors d’un examen. Le jeune Dalí s’était effectivement permis de déclarer qu’il ne pouvait être évalué par ce jury car il en savait beaucoup plus sur Raphaël que les trois professeurs réunis.19

Salvador Dalí, 50 secretos mágicos para pintar, Luis de Caralt, Barcelona, 1951. Livre de la bibliothèque personnelle de Salvador Dalí. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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Si, pour Dalí, la technique atteint son plus haut niveau d’expérience et de perfection à la Renaissance20, il lui faut donc regarder en direction de Raphaël, auquel il attribue des qualités divines. Dalí ressent le besoin d’interroger Raphaël et de tourner « avec ferveur (son) regard vers l’Olympe »21. En 1941, dans le catalogue de l’exposition de la Julien Levy Gallery, l’artiste déclarait déjà que ses derniers tableaux paraissaient « avoir été peints sous le regard complaisant de Raphaël »22. Quelques années plus tard, Dalí affirmera qu’il a pour ambition de recréer Raphaël, « car la beauté est une et indivisible »23. Nombreux sont les tableaux de Dalí inspirés de l’œuvre du peintre de la Renaissance24. Les sujets des œuvres


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l’intéressent, mais c’est la technique même du dessin qu’il veut avant tout perfectionner, en redécouvrant la tradition des maîtres du passé : « cette technique, si complète, qui leur permettait d’utiliser, dans des espaces ultralimités et contigus, la coexistence de variétés descriptives complexes […] »25. Gala partage la fascination de Dalí pour Raphaël. C’est d’ailleurs elle qui, dès les années 30, l’oriente vers le classicisme et l’Italie : « Nous nous consumions d’admiration en contemplant les reproductions des œuvres de Raphaël. « Tout » était déjà là. Tout ce que nous, surréalistes, avions inventé, ne constituait chez Raphaël qu’une infime partie du contenu, latent mais conscient, de choses insoupçonnées, cachées et manifestes. »26 Dalí a accès aux œuvres de Raphaël par le biais des nombreux ouvrages de sa bibliothèque personnelle. Il possède aussi des reproductions sur feuilles volantes27. Sur les photographies qui documentent ses différents espaces de travail, on remarque des reproductions fixées sur le chevalet ou sur la toile des œuvres qu’il est en train de peindre ; d’autres planches sont encadrées et accrochées aux murs de sa bibliothèque et de ses ateliers. La Vierge au chardonneret, la Madone Sixtine et la Déposition Borghèse sont les trois principales œuvres de Raphaël qui accompagneront l’artiste tout au long de sa vie, en différents lieux, comme l’atelier de Monterrey en Californie ou celui de Portlligat. La façon dont Dalí interagit avec les monographies de Raphaël qu’il possède dans sa bibliothèque personnelle — aujourd’hui conservée au Centre d’Etudes Daliniennes — est particulièrement intéressante. C’est un peu comme si l’artiste avait voulu établir une relation directe avec les œuvres du maître italien. On constate qu’il manque souvent des pages, vraisemblablement arrachées par l’artiste. Il lui arrive aussi de tracer des croquis et des dessins directement sur les pages des livres, allant même jusqu’à dessiner des grilles de composition sur les détails qui l’intéressent le plus et qu’il cherche à reproduire à plus grande échelle dans ses tableaux. À cet égard, l’un des exemples les plus intéressants pour comprendre le processus de travail de l’artiste est L’Assomption de sainte Cécile28, inspirée de

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17 Salvador Dalí, La vie secrète de Salvador Dalí, Éditions de la Table Ronde, Paris, 1952, p. 4. 18 Traduit de: Ana María Dalí, Salvador Dalí visto por su hermana, Juventud, Barcelone, 1949, p 118. 19 Joaquín Soler Serrano, interview télévisée de Salvador Dalí, A Fondo, RTVE, 1977. 20 Salvador Dalí, Dali to the reader, op. cit. 21 Salvador Dalí, What I mean, texte manuscrit, [1945], Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres, ID. 38782. 22 Salvador Dalí, « The Last Scandal of Salvador Dali », catalogue de l’exposition Salvador Dalí, Julien Levy Gallery, New York, 1941, traduit dans Oui 2 : L’Arcangélisme scientifique, Denoël, Gonthier, Paris, 1979. p. 111. 23 Traduit de: Salvador Dalí, « Appendix. History of Art, Short but Clear », catalogue de l’exposition New Paintings by Salvador Dalí, Bignou Gallery, New York, 1947-1948. 24 Voir l’itinéraire « Dalí et Raphaël dans le Catalogue Raisonné », ActualitésMonographie Salvador Dalí – Raphaël, https://www. salvador-dali.org/fr/actualites/ monographie-dali-raphael/ itineraire-pedagogique-dalirafael [Date de consultation: 29/11/2018]. 25 Salvador Dalí, « Dali to the reader », op. cit. 26 Salvador Dalí, The Secret Life of Salvador Dalí, op. cit., p. 353. 27 Voir le texte « Dans l’atelier de Dalí. La méthode de travail de L’Assomption de sainte Cécile » d’Irene Civil, p. 44-49. 28 Voir le texte « L’Assomption de sainte Cécile », c. 1955 de Montse Aguer i Teixidor, p. 26-34. Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 706.


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Reproduction de La Vierge au chardonneret de Raphaël ayant servi à peindre La vitesse maximale de la Madone de Raphaël et Madone microphysique, c. 1954. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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fig. 7 Reproduction de la Madone Sixtine de Raphaël ayant servi à peindre Tableau presque gris qui, vu de près, est un tableau abstrait ; observé à deux mètres de distance, c’est la Madone Sixtine de Raphaël ; et, à quinze mètres, l’oreille d’un ange mesurant un mètre et demi ; peint à l’anti-matière ; par conséquent au moyen d’énergie pure, L’oreille tranchée de Van Gogh se dématérialisant de son terrifiant existentialisme et explosant de façon pi-mésonique dans l’éblouissement de la Madone Sixtine de Raphaël et Vierge de Guadalupe. Sainte Patronne de Mexique, c. 1958. Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres

Raphaël, Déposition Borghèse, c. 1507. Galleria Borghese, Roma

fig. 8

Salvador Dalí, L’oreille tranchée de Van Gogh se dématérialisant de son terrifiant existentialisme et explosant de façon pi-mésonique dans l’éblouissement de la Madone Sixtine de Raphaël ou Madone cosmique, c. 1958. Collection privée fig. 9

Salvador Dalí, Tableau presque gris qui, vu de près, est un tableau abstrait ; observé à deux mètres de distance, c’est la Madone Sixtine de Raphaël ; et, à quinze mètres, l’oreille d’un ange mesurant un mètre et demi ; peint à l’anti-matière ; par conséquent au moyen d’énergie pure ou L’oreille antimatière ou Madone, 1958. Metropolitan Museum of Art, New York fig. 10

fig. 11 Salvador Dalí, Vierge de Guadalupe. Sainte Patronne de Mexique, 1958. Collection privée >

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Raphael, Hyperion, New York, 1941. Livre de la bibliothèque personnelle de Salvador Dalí. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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fig. 13 Salvador Dalí, intervention sur une page du livre Raphael, Hyperion, New York, 1941


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la Sainte Catherine d’Alexandrie29 de Raphaël. L’artiste avait placé près de sa toile une reproduction de l’œuvre de Raphaël, mais il avait aussi dessiné une grille sur une autre reproduction du tableau qui figurait dans un ouvrage rassemblant les œuvres du peintre italien. D’autres tableaux de Dalí prennent pour référence des œuvres de Raphaël. Dans sa Galarina30 (1945), inspirée du Ritratto di giovane donna (La Fornarina), Dalí remplace le modèle de Raphaël par Gala, « car Gala est pour (lui) ce que la Fornarina était pour Raphaël »31. La Vierge au chardonneret de Raphaël est elle aussi à la source d’œuvres daliniennes comme La vitesse maximale de la Madone de Raphaël (c. 1954) ou Madone microphysique (c. 1954)32, tandis que La Madone Sixtine sert de référence à différents tableaux comme L’oreille antimatière, Madone cosmique et La Vierge de Guadalupe, tous trois exécutés en 1958.33 Au cours des années qui suivent, Raphaël reste une référence majeure pour Dalí. Le tableau de 1979 intitulé À la recherche de la quatrième dimension34 inclut des éléments empruntés aux œuvres de Raphaël, comme ces personnages qui figurent dans L’Ecole d’Athènes ou dans des dessins de l’artiste de la Renaissance35 que Dalí va puiser dans ses livres. Comme son propre prénom l’indique, Dalí était « destiné à sauver rien de moins que la Peinture du néant de l’art moderne »36. Il s’y est appliqué en se tournant vers les artistes de l’âge classique comme Raphaël. Il estimait que « les artistes modernes (avaient) en horreur la perfection éblouissante des maîtres de la Renaissance »37 ; lui, en revanche, s’est proposé d’aller à contre-courant, établissant un dialogue direct avec la tradition et la peinture de Raphaël, dans une liberté de création systématique et absolue. Dalí voulait être classique et, usant de l’ironie et de la provocation qui le caractérisaient, il a déclaré : « et ce n’est pas dit qu’un jour, tout en rigolant, je ne serai pas considéré comme le Raphaël de mon époque ! »38.

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29 https://www. nationalgallery.org.uk/ paintings/raphael-saintcatherine-of-alexandria [Date de consultation: 29/11/2018]. 30 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 597. 31 Traduit de: Recent paintings by Salvador Dali, catalogue de l’exposition, Bignou Gallery, New York, 1945. 32 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 683 et 685. 33 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 734, 746 et 748. 34 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 908. 35 Concernant le tableau À la recherche de la quatrième dimension, nous savons avec certitude qu’il s’agit du dessin A battle of nude warriors with captives (Oxford, The Ashmolean Museum, Western Art Drawings Collection, WA1846.179) qui figure dans l’ouvrage de U. Middeldorf, Raphael’s Drawings, H. Bitter, New York, 1945. 36 Salvador Dalí, La vie secrète de Salvador Dalí, op. cit., p. 4. 37 Traduit de: Salvador Dalí, « The Decadence of Modern Art », Herald American, Syracuse, New York, 20/08/1950. 38 Salvador Dalí, 50 secrets magiques, Edita, Lausanne, 1985, p. 18.


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Directrice des Musées Dalí

L’ASsomption DE SAiNTe Cécile, c. 1955

Le prêt de Vierge à la rose de Raphaël du Museo Nacional del Prado au Théâtre-Musée Dalí dans le cadre du projet d’exposition « En tournée à travers l’Espagne », organisé par le musée madrilène à l’occasion de son Bicentenaire, constitue le point de départ de l’exposition Dalí-Raphaël, une longue rêverie. Ce titre reprend une formulation utilisée par Dalí dans 50 Secrets magiques, le traité de peinture qu’il publie en 1948, dans lequel il revendique l’importance — comme avant lui, entre autres, Cennino Cennini ou Léonard de Vinci — de la technique et de l’art de peindre et ce qui fait la valeur de l’artiste.

Raphaël, La Sainte Famille avec le petit saint Jean-Baptiste ou Vierge à la rose, c. 1517. Museo Nacional del Prado, Madrid

fig. 1

Salvador Dalí, l’un des artistes les plus célèbres de son siècle et du nôtre, propose une nouvelle lecture de l’œuvre de Raphaël et du thème de l’Assomption. Cette exposition tout à fait inédite qui met en regard deux tableaux, Vierge à la rose de Raphaël et L’Assomption de sainte Cécile1 de Dalí (accompagnés de dessins, de photographies et de matériel d’atelier qui illustrent le processus de création de l’artiste), permet de mesurer une partie de l’influence exercée par le peintre de la Renaissance sur Salvador Dalí, une influence qui parle d’harmonie, de perspective, de perfection, de couleur, de la présence d’un paysage


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précis, mais aussi d’un idéal de beauté, de mystique et de spiritualité, teintés, dans le cas de Dalí, de science et, plus précisément, de physique nucléaire et de la question de la discontinuité de la matière. Lors d’une interview, Dalí tient les propos suivants, particulièrement révélateurs : « L’important, c’est de peindre les sujets en accord avec l’époque qui est la nôtre, c’està-dire 1951. Cela veut dire que si Raphaël peignait une vierge selon la cosmogonie de la Renaissance, aujourd’hui, cette cosmogonie n’est plus la même. Ce même sujet que Raphaël a peint, s’il le peignait aujourd’hui, comme il disposerait de nouvelles connaissances (comme par exemple la physique nucléaire ou la psychanalyse), il le peindrait aussi bien qu’il le faisait alors, mais il le ferait en accord avec la cosmogonie actuelle. Le sujet religieux est, pour moi, le plus ancien et le plus actuel. Mais il doit être traité à la lumière des connaissances scientifiques de notre temps [...] »2. Très tôt, Dalí éprouve une grande admiration pour Raphaël, une admiration qui prend aussi la forme de manifestations précises qui, peu à peu, contribueront à façonner Dalí, comme par exemple la question de la création d’un personnage : « J’avais laissé pousser mes cheveux aussi longs que ceux d’une jeune fille et, quand je me regardais dans la glace, j’adoptais souvent cette pose et ce regard mélancolique qui me fascinaient dans l’autoportrait de Raphaël, auquel j’aurais voulu ressembler le plus possible »3. Signalons par ailleurs que l’influence du peintre italien s’est exercée sur l’œuvre de Dalí tout au long de son évolution artistique, depuis Autoportrait au cou raphaélesque4 (c. 1921) jusqu’à l’ensemble stéréoscopique composé de L’École d’Athènes et de L’incendie du Borgo5 ou encore Hallucination raphaélesque6 (c. 1979). Souvenons-nous que, si l’on en juge par le tableau comparatif qu’il établit dans 50 Secrets magiques, Raphaël est pour Dalí le plus grand peintre après Vermeer de Delft. Il salue chez lui la qualité du dessin, le génie, la composition, l’originalité et le mystère. L’œuvre de Dalí est elle-même truffée de références à Raphaël et à la Renaissance. Elles lui permettent de revendiquer son statut d’artiste de qualité à l’égard de ses contemporains

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1 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 706. 2 Traduit de : Manuel del Arco, Salvador Dalí, Dalí al desnudo, José Janés, Barcelona, 1952, p. 89-90. 3 Traduit de : Salvador Dalí, The Secret life of Salvador Dalí, Dial Press, 1942, p. 124. 4 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 103. 5 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 896. 6 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 911.


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< fig. 3 Gala et Salvador Dalí à l’époque de la rédaction de 50 Secrets magiques à Del Monte Lodge, Pebble Beach, California, 1947. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres < fig. 2

Les Waldman, Portrait de Salvador Dalí, s.d. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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Raphaël, Sainte Catherine d’Alexandrie, c. 1507. The National Gallery, Londres

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(« Je suis un mauvais peintre. Si je compare mes toiles à celles de la Renaissance, à celles de Raphaël par exemple, je me rends compte du désastre total de toute mon œuvre. Mais cela n’empêche que je suis, grâce à mon style, l’un des meilleurs artistes actuels. »7), mais aussi d’établir un lien entre la Renaissance, le mysticisme et la science. Dans le cas qui nous occupe ici, Dalí s’inspire d’un tableau de Raphaël et de son élément central, sainte Catherine d’Alexandrie, pour élaborer de nouvelles interprétations faisant écho à ce moment précis de son itinéraire artistique: la période mystico-nucléaire, une étape durant laquelle il recourt à de nouveaux langages en prenant pour exemple les grands maîtres de la peinture, car il a pour ambition de devenir classique. Depuis le milieu des années 40, Dalí s’intéresse aux innovations induites par les peintres américains de l’aprèsguerre, aux expériences visuelles, mais aussi aux grandes œuvres classiques, car il cherche à représenter à la fois la réalité extérieure et la réalité intérieure pour “secouer” le spectateur. Dalí en appelle à notre subconscient, à notre désir, à notre mémoire, à notre capacité d’interpréter le monde de façon polysémique. Il cherche comment appréhender la réalité au-delà ce que l’œil peut saisir, étant entendu qu’il s’adresse à l’esprit du spectateur. L’Assomption de sainte Cécile, tableau peint dans l’atelier de Portlligat aux alentours de 1955, fait partie d’une série d’œuvres très empreintes de classicisme, où Dalí se réfère également à la physique nucléaire et au thème de la discontinuité de la matière. La composition de l’œuvre repose sur un point focal. Le chromatisme est centré sur la figure discontinue de la sainte qui explose sous forme de particules venant se mêler à des formes inspirées de la corne de rhinocéros, un symbole majeur dans l’œuvre de Dalí.

7 Salvador Dalí, « Une interview exceptionnelle Dali se confesse », Arts, Paris 11/6/1958, s. p.

Durant les années 50, le peintre est particulièrement séduit par la symbolique de la corne de rhinocéros. Cet emblème traditionnel de pureté et de chasteté l’attire pour ses connotations sexuelles, car cette corne renfermerait une substance aphrodisiaque. Elle l’intéresse aussi pour sa forme parfaite, son dessin de courbe logarithmique. À cet égard, souvenons-nous de la conférence que Dalí


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fig. 5

Salvador Dalí, L’Assomption de sainte Cécile, c. 1955. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres


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prononça le 17 décembre 1955 à la Sorbonne de Paris, intitulée « Aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque critique ». Il y évoque le lien qu’il a réussi à tisser entre le tableau du bienaimé Vermeer, La Dentellière, et la corne de rhinocéros. A cette occasion, il tient ces propos très significatifs : « Raphaël peignait uniquement avec des galbes, des formes très semblables aux courbes logarithmiques qui sont présentes dans la corne de rhinocéros »8.

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8 Salvador Dalí, « Aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque critique », La Vie Médicale, Paris, 12/1956, p. 78-83. 9 Salvador Dalí, Visages cachés, Stock, Paris, 1973, p. 130.

Concernant la figure de la sainte, dans son roman intitulé Visages cachés (1944), Dalí dit du personnage de Betka que « c’était une sainte Cécile », des mots presque prémonitoires. Et il ajoute : « tant elle se sentait faible, désincarnée et comme soutenue par l’absence de poids que lui donnait l’inconscience presque totale de ses propres mouvements. Elle avait la curieuse sensation, jamais encore éprouvée, de ne percevoir l’effet de ses propres mouvements qu’avec quelques secondes de retard »9. Encore une fois, le lien est étroit, chez Dalí, entre œuvre littéraire et œuvre picturale. Souvenons-nous, d’ailleurs, qu’il aimait être qualifié de machine à penser. Il est également intéressant de se pencher sur le processus de travail de l’artiste, illustré de façon très graphique par une photographie présentée dans cette exposition. On y voit une reproduction de la Sainte Catherine d’Alexandrie de Raphaël que Dalí a placée près de son chevalet pour lui servir de modèle. Par ailleurs, sur une autre reproduction de l’œuvre figurant dans un ouvrage conservé à la bibliothèque du Centre d’Etudes Daliniennes présentant diverses œuvres du peintre italien, il a dessiné une grille de composition. Les nombreuses photographies présentées dans cette exposition documentent différents ateliers de Dalí, tout particulièrement celui de Portlligat, son seul lieu de travail véritablement stable, où l’on peut voir diverses reproductions fixées sur le chevalet ou directement sur la toile des tableaux auxquels l’artiste est en train de travailler. D’autres sont encadrées et accrochées aux murs de sa bibliothèque et de ses différents ateliers. Le paysage idéal de Portlligat et de Cadaqués est une autre référence constante dans l’œuvre de Dalí. En ce sens aussi il se sent proche de Raphaël, le peintre d’Urbino. Ils donnent

< fig. 6 Publifoto, le tableau L’Assomption de sainte Cécile de Dalí sous une reproduction de Sainte Catherine d’Alexandrie de Raphaël dans l’atelier de la maison de Portlligat, c. 1955. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres


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10 Traduit de: José María Massip, « Dalí hoy », Destino, Barcelona, 01/04/1950, p. 3-5.

tous deux à voir un paysage éminemment local qu’ils rendent universel. Comme le peintre de l’Ampurdan le dit lui-même : « J’ai besoin de la dimension locale de Portlligat, comme Raphaël avait besoin de celle d’Urbino, pour parvenir à l’universel par la voie du particulier »10. Cette dimension est elle aussi représentée dans L’Assomption de sainte Cécile, dans la partie inférieure de la toile, où l’on peut voir la géologie des montagnes et la mer qui devient ciel ou le ciel qui devient mer, dans une confusion volontaire.

11 Salvador Dalí, 50 secrets magiques, Edita Denoël, Lausanne, Paris, 1974, p. 68.

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Concernant le chromatisme, Dalí va à l’essentiel, en travaillant le contraste entre les couleurs primaires concentrées sur le personnage de la sainte, vers laquelle notre regard est attiré, et le gris qui régit tout le tableau. Dalí évoquait très souvent le gris optique de Velázquez, une autre référence, qui permet ici de souligner les autres couleurs et, tout particulièrement, les particules discontinues d’un blanc et d’un jaune lumineux qui enveloppent le personnage et nous renvoient à un autre symbole dalinien : les «phosphènes», symboles du paradis perdu intra-utérin. fig. 7 Brassaï, Salvador Dalí peignant L’Assomption de sainte Cécile dans l’atelier de Portlligat, 1955. Collection privée >

Avec cette exposition, nous avons réussi à réaliser l’un des vœux de Salvador Dalí : voir l’un de ses tableaux accroché aux côtés d’une œuvre de Raphaël, ceci dans le cadre d’une exposition qui, pour reprendre les propos poétiques du peintre, est le fruit d’une longue rêverie, comme il l’explique avec force détails dans son traité de peinture, 50 Secrets magiques: « Mais je veux bien croire que votre tableau a résisté à toutes les épreuves et à d’autres encore, comme par exemple à celle, si fascinante, qui consiste à vous le représenter, longuement en imagination, accroché dans un musée à côté de l’un de vos Raphaël préférés. »11



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centre d’études daliniennes

Département de Conservation et Restauration

SANS TITRE. LA BASILIQUE SAINT - PIERRE. EXPLOSION DE FOI MYSTIQUE AU CENTRE D’UNE CATHÉDRALE, 1959 -1974

Placée sous la coupole, Sans titre. La basilique Saint-Pierre. Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale est l’une des œuvres les plus cachées et méconnues du ThéâtreMusée Dalí de Figueres. L’artiste l’a présentée aux alentours de 1974, quand le musée a ouvert ses portes au public pour la première fois, mais on sait qu’elle était restée dans l’atelier de Portlligat durant près de quinze ans.

Enrique Sabater, Salvador Dalí devant l’oeuvre Sans titre. La basilique SaintPierre. Explosion de foi mystique au centre d’une cathédral dans l’atelier de Portlligat, c. 1974

fig. 1

Ce tableau de grandes dimensions fait partie intégrante de l’installation de l’autel du Christ twisté créée par Dalí et placée de telle sorte qu’on ne peut l’observer qu’au travers d’un miroir. Elle montre l’image nébuleuse d’une vierge semblable, à la figure centrale de L’Assomption de sainte Cécile1 (c. 1955), se dressant au cœur de la basilique Saint-Pierre du Vatican. L’Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale témoigne encore une fois de la façon dont Dalí s’inspire, encore et toujours, des œuvres classiques, comme ici la Sainte Catherine d’Alexandrie de Raphaël2, peinte aux alentours de 1506. Durant les années 50, plusieurs œuvres du Maître d’Urbino ont inspiré Dalí. Outre le personnage de Sainte Catherine d’Alexandrie, on peut aussi citer la Vierge au chardonneret3, présente dans La vitesse maximale de la Madone de Raphaël, ou encore La Madone Sixtine4 que l’on reconnaît dans la Vierge de Guadalupe de Dalí.


sans titre. la basilique saint-pierre

ced

Le tableau présente une composition harmonieuse et équilibrée avec une perspective aérienne d’une grande profondeur mise en valeur par la lumière de la nef centrale de la basilique. Les couleurs de base du personnage — rouge, bleu, vert et jaune — rappellent celles de la sainte Cécile de Dalí et de la sainte Catherine de Raphaël. Mais on retiendra surtout cette explosion de lumière centrale, aux tonalités blanches et jaunes, qui attire inexorablement le regard à travers le miroir caché derrière l’autel. Nous voici, encore une fois, face à une œuvre aux significations multiples. Dalí place la figure de la sainte à l’épicentre du catholicisme : la basilique Saint-Pierre du Vatican. La perspective choisie par le peintre permet d’observer la croisée du transept, surmontée de la coupole, ainsi qu’une cohorte de personnages parmi lesquels il représente, sous forme d’ébauche, un évêque (situé dans la partie inférieure droite) ou encore Gala, reconnaissable au ruban qui orne ses cheveux, s’élevant vers le centre du tableau. Les autres personnages se perdent dans une brume épaisse qui ne laisse voir que leurs silhouettes inachevées. Dalí a très probablement emprunté ces groupes de personnages à deux sources qui, à cette époque-là, suscitent chez l’artiste un intérêt tout particulier. Qui sont ces personnages dissimulés par ce brouillard et que représentent-ils ? Nous disposons, d’une part, du témoignage du journaliste Andreu-Avel·lí Artís, connu sous le pseudonyme de Sempronio, qui s’était entretenu avec Salvador Dalí à Portlligat tandis que ce dernier peignait Le Concile œcuménique, l’une de ses grandes œuvres à thématique religieuse. Curieusement, ce tableau a lui aussi pour fond la basilique Saint-Pierre. Le journaliste observe que « Dalí copie furieusement les images des revues illustrées. De préférence Life, qui a publié des photos de cérémonies célébrées dans la basilique Saint-Pierre du Vatican ».5 Par ailleurs, nous conservons dans la collection de la Fondation Gala-Salvador Dalí une étude préparatoire à ce tableau qui permet de mieux comprendre comment l’artiste a travaillé. Sur une gouache anonyme sur papier représentant l’intérieur de la basilique Saint-Pierre du Vatican collée sur un support en carton, Dalí a dessiné à la craie le personnage de sainte

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1 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 706. 2 Conservée à la National Gallery de Londres, https:// www.nationalgallery.org.uk/ paintings/raphael-saintcatherine-of-alexandria [Date de consultation: 22/01/2019]. 3 Conservée à la Galleria degli Uffizi, https://www. uffizi.it/opere/madonna-colbambino-e-san-giovanninodetta-madonna-del-cardellino [Date de consultation: 22/01/ 2019]. 4 Conservée à la Gemälde Galerie Alte Meister de la Staatliche Kunstsammlung Dresden (Collection publique de la ville de Dresde), https://gemaeldegalerie. skd.museum/ausstellungen/ sixtinische-madonna/ [Date de consultation: 22/01/2019]. 5 Traduit de : Sempronio [Andreu-Avel·lí Artís i Tomàs], « Lo que Dalí se trae entre manos », Revista Gran Via de actualidades, artes y letras, 20/08/1960, Barcelona, p. 4.


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Louis-Jean Desprez, L’intérieur de la Basilique Saint-Pierre illuminé, 1776-1784. Cooper Hewitt Smithsonian Design Museum, New York

fig. 2

fig. 3 Salvador Dalí, Êtude avec quadrillage pour Sans titre. La basilique Saint-Pierre. Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale, c. 1958. Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres

Salvador Dalí, Êtude sans quadrillage pour Sans titre. La basilique Saint-Pierre. Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale, c. 1958. Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres

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sans titre. la basilique saint-pierre

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Catherine et le drapé, ce dernier ayant été complété à la gouache. Il a ensuite ajouté de la fumée et de la lumière sur le groupe de personnages et posé sur cette peinture une feuille plastifiée quadrillée qui lui a permis d’agrandir l’image. Il semblerait que la gouache ayant servi de base au tableau ait été réalisée entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème et qu’elle faisait partie d’un ensemble de gravures et dessins attribués à l’architecte et décorateur Louis-Jean Desprez (c. 1743-1804) qui représentaient l’intérieur du Saint-Siège. Il est possible que cette série ait été exécutée en collaboration avec Francesco Piranesi (c. 1758-1810)6, fils du graveur Giambattista Piranesi dont les gravures de la célèbre série Carceri d’Invenzione, réalisées entre 1749 et 1750, sont exposées au Théâtre-Musée. Ces deux artistes, Piranesi fils et Desprez, furent très actifs à Rome durant cette période de transition que fut la fin du néoclassicisme et les débuts du mouvement préromantique. Ils ont vécu l’époque où les villes étaient connues et admirées grâce aux gravures qui montraient leurs paysages et l’intérieur de leurs édifices, ce qui est particulièrement vrai pour la ville de Rome. C’est aussi l’époque du Grand Tour,7 ce long voyage à travers l’Europe durant lequel on se devait de faire étape dans la Ville éternelle et d’y séjourner longuement. Dalí reprend l’une de ces vues intérieures et l’adapte à un nouveau langage qui évolue au fils des ans jusqu’à l’achèvement de l’Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale. Dans L’Assomption de sainte Cécile et dans l’étude préparatoire à l’Explosion de foi mystique, il est question de mysticisme nucléaire, c’est-à-dire de l’intérêt que l’artiste porte à la fois à la physique nucléaire et au catholicisme8. Avec la peinture mystico-nucléaire, Dalí revisite la thématique des périodes Renaissance et classique en termes modernes, avec une vision du progrès similaire à celle qui anime la science9. Le personnage de la sainte se désintègre sous forme de cornes de rhinocéros, un motif très présent dans la peinture dalinienne des années 50 et qui, selon Dalí, illustre la perfection de la courbe logarithmique. On retrouve ces mêmes formes dans l’étude préparatoire à l’Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale (c. 1958). Le peintre s’imprègne des connaissances nouvelles, des avancées scientifiques, et il évolue, comme il considère que tout bon artiste doit le faire.

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6 Conservée à Cooper Hewitt Smithsonian Design Museum, New York. http:// cprhw.tt/o/2DU5T/ [Date de consultation: 22/01/2019]. 7 On appelle Grand Tour un rite de passage des jeunes aristocrates britanniques. Il s’agissait d’un long voyage de près de quatre ans à travers l’Europe continentale pour enrichir les connaissances des jeunes voyageurs. Il incluait généralement un long séjour en Italie, Rome étant considérée comme la destination culturelle la plus importante du parcours. 8 Carme Ruiz González, « Más allá de Leda. El arte de conjugar religión y ciencia », dans Dalí atómico, Fundación Bancaria ”la Caixa”, Barcelona, 2018, p. 145. 9 Lucia Moni, “Dalí e il classicismo”, en Dalí. Il sogno si avicina, Skira, Milán, 2016, p. 27-45. C’est ainsi que l’artiste l’exprime dans le Manifeste mystique, publié en 1951. Ce manifeste permet justement de comprendre le lien entre art et science qui est l’œuvre dans la peinture de Dalí et que le peintre lui-même considère comme absolument nécessaire au progrès de l’art.


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10 Le tachisme est un mouvement pictural qui s’est développé en France pendant les années 50 et qui consiste à appliquer sur la toile des taches de couleur de façon spontanée et dynamique.

L’explosion du cœur de la sainte de l’Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale est représentée au moyen de coups de pinceau rapides et énergiques, plus éloignés déjà du mysticisme nucléaire et plus proches du tachisme européen10. Signalons ici l’amitié de Dalí avec le peintre français Georges Mathieu qui, comme le signale Juan José Lahuerta11, influencera les images daliniennes à travers ses apparitions publiques et performances artistiques.

Salvador Dalí, Manifest místic, dans Obra Completa, vol. IV, Assaigs 1, Destino, Fundació Gala-Salvador Dalí, Barcelona, Figueres, 2005, p. 1145-1146.

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Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale constitue donc, dans l’œuvre de Dalí, le point d’orgue d’une évolution picturale débutée avec sa période mystico-nucléaire. C’est une lecture moderne de la spiritualité mais aussi des maîtres classiques auxquels l’artiste s’intéresse de plus en plus. Dalí conjugue dans un seul tableau le passé et sa propre contemporanéité en créant une œuvre insolite qui suscite un vif intérêt. Nous dévoilons ainsi une partie de l’histoire cachée derrière ce tableau, derrière cette œuvre qui fait partie intégrante du Théâtre-Musée Dalí et qui contribue à l’expliquer.


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Salvador Dalí, Sans titre. La basilique Saint-Pierre. Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale, 1959-1974. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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IRENE CIVIL

Responsable de Conservation et Restauration, Fundació Gala-Salvador Dalí

dANS L’ATELIER DE DALÍ. LA MÉTHODE DE TRAVAIL DE L’ASSOMPTION DE SAINTE CÉCILE Les très nombreuses photographies des différents ateliers dans lesquels Salvador Dalí a travaillé au fil de sa carrière artistique — qui sont conservées dans les archives photographiques du Centre d’Études Daliniennes de la Fundació Gala-Salvador Dalí — nous permettent de pénétrer certains secrets d’atelier de l’artiste. En observant les photographies des lieux de travail californiens de la péninsule de Monterey prises dans les années 40, ou celles de l’atelier de Portlligat — atelier par antonomase — qui datent de la décennie suivante, on perçoit immédiatement l’esprit de ces espaces à la fois réduits et fébriles dans lesquels l’artiste travaille.

Détail du visage de Sainte Catherine d’Alexandrie sur lequel Salvador Dalí a dessiné un quadrillage au crayon, intervention sur une page de Raphael, 1948. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

fig. 1

Son chevalet est cerné de petites tables couvertes d’ustensiles en tous genres : tubes de peinture, spatules, pinceaux, petits pots d’huiles et de vernis. On constate que l’artiste travaille sur plusieurs toiles à la fois. Elles sont posées sur des chevalets ou appuyées contre des meubles, au milieu de lampes et d’une multitude d’objets que Dalí stocke ici et là pour les peindre. On voit aussi sur ces images des dessins préparatoires et des photographies qui lui servent de sources d’inspiration, collées sur le mur ou sur le chevalet lui-même. Ainsi, on relève la présence récurrente de reproductions de tableaux de Raphaël Sanzio, comme La Vierge au chardonneret, la Madone Sixtine ou la Déposition Borghèse. En outre, divers livres ouverts sur des pages illustrées montrent combien les images jouent un rôle crucial dans le processus de création et de travail de l’artiste. La plupart de ces livres sont aujourd’hui conservés au Centre d’Études Daliniennes, tout comme les autres ouvrages de


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Dessin du visage de L’Assomption de sainte Cécile, c. 1955, avec quadrillage sur feuille transparente. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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dans l’atelier de dalí

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la bibliothèque de l’artiste et ses archives personnelles. On y trouve notamment une magnifique série de volumes consacrés à l’œuvre de Raphaël, dont l’état des pages témoigne d’utilisations et de consultations répétées. Il n’est pas rare que des pages entières aient été arrachées, que d’autres soient tachées de peinture ou que certaines reproductions aient été découpées. Par endroits, Dalí a luimême recouvert les illustrations d’une grille de composition ou esquissé, sur la page, un dessin au crayon, à la manière de Raphaël. Le peintre de la Renaissance fut, tout au long de l’itinéraire artistique de Dalí, l’une des références majeures de l’artiste. Pour L’Assomption de sainte Cécile1, tableau que nous présentons dans le cadre de l’exposition « Dalí/Raphaël, une longue rêverie », Dalí s’est inspiré de la Sainte Catherine d’Alexandrie de Raphaël. Par ailleurs, on sait que, depuis l’époque surréaliste, Dalí utilise des images et des photographies de provenances diverses, non seulement pour s’en inspirer, mais aussi pour les intégrer à la composition de ses tableaux. Comme nous l’avons dit, il s’agit d’illustrations, de planches de livres, d’images tirées de revues ou de photographies directes de ses modèles, dont Gala, réalisées dans son atelier par des photographes avec lesquels il collabore. Cet ensemble d’images constitue une forme de matériel préparatoire, essentiel à la compréhension de l’une des méthodes de travail et de création picturale les plus utilisées par l’artiste à partir des années 30.

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Reproduction de Sainte Catherine d’Alexandrie de Raphaël sur laquelle Salvador Dalí est intervenu. Matériel préparatoire pour L’Assomption de sainte Cécile, c. 1955. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres

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< fig. 3 Détail de l’œuvre L’Assomption de sainte Cécile, c. 1955. Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres

le processus de travail Le peintre catalan utilise donc le personnage de sainte Catherine comme matériel d’atelier dans le processus technique de réalisation de son œuvre. Une fois que Dalí a trouvé l’image qu’il souhaite introduire dans sa composition picturale — c’est-à-dire, ici, l’illustration du tableau de Raphaël —, il la copie sur un calque puis la transfère sur la toile. Mais, comment s’y prend-il ? Quel procédé utiliset-il ? Parmi les différentes méthodes traditionnelles qui permettent de reporter une image sur une toile, Dalí a choisi celle du quadrillage. Ce procédé consiste à dessiner un quadrillage sur l’illustration — en l’occurrence sur la figure de la sainte — afin d’agrandir ou de réduire plus facilement la taille du personnage au moment de le reproduire au

1 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 706.


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Julian P. Graham, Salvador Dalí aux côtés de l’œuvre Dématérialisation près du nez de Néron dans son atelier de Monterey en Californie, c. 1947. Fundació GalaSalvador Dalí, Figueres. Sur le chevalet est posée une reproduction de La Vierge au chardonneret de Raphaël

fig. 5

Ulrich Middeldorf, Raphael’s Drawings, H. Bittner, New York, 1945. Livre de la bibliothèque personnelle de Salvador Dalí. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres >

fig. 6

fig. 7 Raphael, Phaidon, Londres, 1948. Livre de la bibliothèque personnelle de Salvador Dalí. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres >

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dans l’atelier de dalí

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crayon sur un papier calque. Par la suite, ce dessin est reporté sur la toile au moyen du calque. Nous exposons ici, pour la première fois, différents matériels préparatoires utilisés par Dalí pour la réalisation de L’Assomption de sainte Cécile, conservés à la Fundació Gala-Salvador Dalí. On peut voir notamment une page de livre montrant une reproduction en noir et blanc de Sainte Catherine d’Alexandrie, sur laquelle le visage du personnage est recouvert d’une grille dessinée au crayon, ou encore une planche en couleur de cette même œuvre de Raphaël avec, encore une fois, un quadrillage au crayon sur le visage de la sainte. Elle laisse aussi apparaître quelques rayures et un morceau de ruban adhésif de masquage ayant vraisemblablement servi à fixer le papier calque, collé sur le bord supérieur. Par ailleurs, la Fundació conserve également un dessin au crayon du visage de Sainte Cécile, réalisé sur une feuille de plastique. La présence d’un quadrillage et la taille plus importante du dessin indiquent que le peintre a, par la suite, utilisé ce dessin pour l’exécution du tableau intitulé Explosion de foi mystique au centre d’une cathédrale (c. 1959-1974)2, témoignage supplémentaire de la réutilisation constante et récurrente des images dans ses œuvres. On voit donc que Dalí maîtrise admirablement les procédés techniques et qu’il joue avec eux. A partir des années 40, Dalí déclare s’inscrire dans la tradition classique de la Renaissance et manifeste, à ce titre, un intérêt profond pour la technique, à tel point qu’il rédige alors un manuel destiné aux apprentis peintres, 50 Secrets magiques, dans lequel il livre en détail, parmi d’autres secrets techniques, sa méthode de travail3. Mais l’inlassable activité créatrice de Dalí va bien au-delà du simple procédé technique. Peu importe que les personnages et éléments de ses tableaux aient été copiés ou non. De fait, d’après Dalí, Raphaël lui-même copiait déjà Le Pérugin4. Les moyens techniques permettent à Dalí d’atteindre son objectif final, qui passe par l’intégration de plusieurs images dans ses propres compositions singulières, élaborées à la lumière de la cosmogonie du moment. Il s’agit, dans ce cas précis, de l’étape mystico-nucléaire. C’est ainsi que, dans l’œuvre de Salvador Dalí, l’image de Sainte Cécile apparaît flottant dans les airs, en état de désintégration.

2 Catalogue Raisonné de Peintures de Salvador Dalí, cat. num. 752. 3 Salvador Dalí, 50 Secrets of Magic Craftsmanship, Dial Press, New York, 1948. 4 Alain Bosquet, Salvador Dalí, Entretiens avec Salvador Dali, Éditions Pierre Belfond, Paris, 1966, p. 76.


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dalí / raphaël

une longue rêverie

« J’ai besoin de la dim Portlligat, comme Ra de celle d’Urbino, po l’universel par la voie

Salvador Dalí, « Dalí, hoy », Destino, 1/4/1950


une longue rêverie

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dalí / raPHAËl

une longue rêverie

exposition

publication

commissariat

édition

Montse Aguer i Teixidor, directrice des Musées Dalí

Fundació Gala-Salvador Dalí

coordination et documentation

coordination éditoriale

Fiona Mata, Centre d’Études Daliniennes Lucia Moni, Centre d’Études Daliniennes

Nuri Aldeguer, Service Éducatif Fiona Mata, Centre d’Études Daliniennes Avec le soutien de : Bea Crespo, Centre d’Études Daliniennes

centre d’études daliniennes

Laura Bartolomé Bea Crespo Rosa M. Maurell Cuca R. Costa Carme Ruiz Clara Silvestre

textes

Montse Aguer Irene Civil Fiona Mata Lucia Moni

design

gestion des droits

Pep Canaleta

Mercedes Aznar

graphisme

design

Alex Gifreu

Alex Gifreu

conservation préventive

révision et traductions

Elisenda Aragonès Irene Civil Laura Feliz Josep M. Guillamet

Marielle Lemarchand

enregistrement

remerciements

Rosa Aguer archives d’images

Rosa M. Maurell archives audiovisuelles

Lucia Moni communication

Imma Parada services numériques

Cinzia Azzini web

Monographique Dalí/Raphael

La Fundació Gala-Salvador Dalí souhaite témoigner sa gratitude à l’égard des institutions et des personnes qui ont soutenu si aimablement cette publication : Museo Nacional del Prado, Madrid ; Gallerie degli Uffizi, Florence ; Galleria Nazionale d’Arte Antica-Palazzo Barberini, Rome ; Musei Vaticani, Vatican ; The National Gallery, Londres ; Archives photographiques des Archives historiques de la ville de Barcelone ; Estate Brassaï et RMN-Grand Palais ; Antoni Vidal ; EFE ; famille d’Enrique Sabater.

copyrights

Des œuvres de Salvador Dalí : © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres, 2019 Images d’œuvres d’autres institutions : Gallerie degli Uffizi, Firenze - Ministero per i Beni e le Attività Culturali (p. 10) Galleria Borghese, Roma - Ministero per i Beni e le Attività Culturali (p. 20) © Museo Nacional del Prado, Madrid (p. 26) © The National Gallery, London (p. 30) De l’image de Gala et Salvador Dalí : Droits d’image de Gala et Salvador Dalí réservés. Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres, 2019

Photographies: © Melitó Casals “Meli”/Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres, 2019 (p. 24-25) Photo: Les Waldman (p. 28) Publifoto (p. 32) © Estate Brassaï - RMN-Grand Palais (p. 35) Photo: Enrique Sabater © Eduard Sabater (p. 36) © 2019. Cooper-Hewitt, Smithsonian Design Museum/ Art Resource, NY/Photo SCALA, Florence (p. 38) © Toni Vidal, VEGAP, Girona, 2019 (p. 42-43) Photo: Julian P. Graham (p. 48)


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