Púbol de Gala. Illusion et réalité

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EXPOSITION TEMPORAIRE Château Gala Dalí de Púbol

LUCIA15MONI

BEA CRESPO

Gala aux mille visages

MONTSE AGUER TEIXIDOR

Le Château Gala Dalí ou Púbol de Gala : maison-musée et portrait singulier 09

Púbol de Gala. Illusion et réalité 03

L’amour de l’Italie en toile de fond du Château de Púbol 25

JORDI ARTIGAS CADENA

‘aimerais, dans ce bref texte, exposer et développer les raisonnements et les recherches qui nous ont conduits à imaginer l’exposition présentée à Púbol : Púbol de Gala, un titre emprunté à Dalí lui-même et qui figure sur l’un des parchemins de la table-lanterneau de la salle du piano du château.

Púbol de Gala. Illusion et réalité

PÚBOL DE GALA. ILLUSI ON ET RÉALITÉ 3

Le point de départ de cette exposition, où la rigueur scientifique le dispute à la volonté poétique, c’est Gala. Gala, et Púbol en tant qu’image de Gala. La dame du château, la femme visible, mystérieuse et intellectuelle, la femme libre, celle qui affirme que le temps fera d’elle une légende et que Dalí amènera à Púbol les yeux bandés lorsqu’il lui offrira ce château. Un cadeau qu’elle n’acceptera qu’à une seule condition : qu’il ne puisse lui rendre visite que sur invitation écrite.

J

MONTSE AGUER TEIXIDOR, DIRECTRICE DES MUSÉES DALÍ

Observons ce portrait : on y voit une Gala vêtue d’une robe rouge à motifs, également dorés, qui n’est pas sans rappeler la Russie. Une Gala dandy, à la mode, dans une robe Elizabeth Arden New York agrémentée d’un collier

Fig. 1 Gala devant le Portrait de Gala au musée Guggenheim de New York, 1978. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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Cette exposition est née d’un portrait de Gala, énigmatique, peint sur une plaque de cuivre qui confère à l’œuvre une luminosité toute autre que celle de la toile. Ce tableau (c. 1976) est présenté pour la première fois à la Galerie André François Petit de Paris en 1977. L’année suivante, le Portrait de Gala est à nouveau exposé, cette fois au musée Guggenheim de New York, assorti d’un cadre somptueux aux formes et dorures caractéristiques du style Louis XV [Fig. 1]. Dalí aimait choisir le cadre de certains de ses tableaux. En témoignent plusieurs œuvres importantes exposées au Théâtre Musée Dalí de Figueres comme l’Autoportrait de 1921 ou Le Spectre du sex appeal (c. 1934). Pour cette exposition, nous avons donc choisi un cadre qui puisse marquer la singularité de cette œuvre et lui donner une identité particulière.

fantaisie avec des pierres imitant des turquoises, celui là même qu’elle portait sur la photographie de 1978. L’ensemble forme un assortiment de couleurs à la fois audacieux et élégant. C’est là une tenue emblématique, que Gala porte à l’occasion d’événements particuliers, ou qu’elle considère comme tels, comme l’inauguration du Théâtre-Musée Dalí de Figueres le 28 septembre 1974. Cependant, ce n’est pas une Gala rêvée ou idéalisée que l’artiste représente ici, mais une Gala réelle, presque hyper réelle, le portrait ayant été exécuté d’après l’une des photographies prises par Marc Lacroix à Púbol en 1971.

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Ce portrait, qu’il faut observer attentivement, renvoie au trompe l’œil, au jeu visuel, à l’illusion d’optique, souvent présents dans l’œuvre de Dalí et particulièrement à Púbol. La réalité est à la fois une et tout autre. Gala est peinte sur une toile qui n’existe pas, elle même peinte sur une plaque en cuivre qui confère une transparence sans égale au portrait dans son ensemble et aux textures et couleurs chaudes et brillantes de la robe en particulier. Dalí montre une représentation inscrite dans une autre représentation, une toile peinte sur un support qui lui est en cuivre. En outre, comme souvent à Púbol, il utilise le trompe l’œil, en peignant en arrière plan de la toile un mur à la peinture écaillée qui renvoie vraisemblablement au château.

Par ailleurs, dans le numéro du 9 janvier 1938 du supplément The American Weekly pour lequel Dalí a imaginé une série de couvertures originales , dans un article intitulé « Social Life », on trouve une œuvre de l’artiste, séquencée, presque cinématographique, faite de différentes scènes [Fig. 2]. En haut à gauche se dresse un château qu’on pourrait qualifier de conte de fées qui, quand on le regarde aujourd’hui et qu’on le rapproche de la mention qui en est faite dans le texte de la légende, s’avère tout à fait intéressant. On peut y voir une préfiguration du Château de Púbol et de la promesse faite à Gala en Italie : celle d’un château offert aux deux amants, mais aussi à la dame, qui aspire de façon obsessionnelle à la solitude et à la Dansliberté.un article intitulé « The American City Night and Day by Dalí » publié dans ce même journal trois ans plus tôt (le 31 mars 1935), Dalí tient les

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Fig. 2 The American Weekly, 9/01/1938, New York Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

propos suivants : « [il] déclare que son œuvre s’apparente à celle des fous et des médiums. Ce qui distingue un fou d’un super réaliste, c’est que le fou confond deux mondes, l’illusion et la réalité, tandis que le super réaliste

Púbol, dans ce cas précis Púbol de Gala, est l’espace le plus scénographique des Dalí, le plus lié à Gala et à sa force de vie. C’est aussi le lieu où sa participation est la plus manifeste, tant dans la conception que dans

sait faire la différence » ; des mots particulièrement éclairants pour imaginer cette exposition au Château de Púbol. C’est cette distinction entre illusion et réalité, si dalinienne, si surréaliste, qui nous a amenés à concevoir deux espaces distincts et à projeter quelques minutes du documentaire intitulé Le Refuge de la femme visible (1982-1989,) réalisé par David Pujol et produit par la Fundació Gala Salvador Dalí, qui s’intéresse au Château de Púbol, à Gala et à Dalí.

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La première partie de l’exposition à droite en entrant est donc placée sous le signe de « l’illusion ». Elle présente des dessins en lien avec Púbol, le château imaginé par Gala et Dalí. Certains de ces dessins, qui n’avaient encore jamais été exposés, montrent Gala : une Gala idéalisée ou ébauchée à grands traits, sous la tonnelle, dans le jardin ou près d’un cyprès et du symbole héraldique et royal de la fleur de lys ; une Gala qui contemple les roses, qui renvoient aux roses de son enfance en Crimée ; une Gala intégrée à l’ouvrage, comme dans les études pour le plafond du château ; ou une Gala entourée de trompe l’œil, un procédé qui définit à la perfection le Château de Púbol et la dichotomie illusion réalité toujours attachée au binôme Gala/Dalí. La Gala parée de son ruban iconique qui n’est pas sans évoquer la dame d’une fresque du Palais Borromeo de Milan appelée Il gioco della palla (Le jeu de balle), qui date probablement d’entre 1445 et 1450 [Fig. 3], la dame Gala qui est au cœur de cette étude et qui nous rappelle l’influence exercée par les palazzi italiens et les châteaux français dans la conception de Púbol.

Le second espace, celui de gauche, montre « la réalité » que nous avons évoquée au début de ce texte avec, dans la vitrine, le portrait de Gala peint sur cuivre, la robe, le collier et la photo incisée qui a servi de modèle au tableau et qui nous éclaire sur le processus créatif de Dalí. Portrait d’une Gala réelle, délimitée par une toile qui est une illusion d’optique posée sur un fond en trompe l’œil qui pourrait être un mur de Púbol ; une Gala qui nous regarde et qui regarde le temps passer, inexorablement.

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Nous espérons que cette exposition permettra au visiteur de découvrir un monde particulier, à la fois mythique et réel, poétique, qui nous parle de Gala, de Dalí et de l’univers de vie et de création qui était le leur, si singulier et scénographique. Gala telle que Dalí la voyait, telle que nous la voyons, telle qu’elle se voyait ou qu’elle souhaitait être vue, entre l’illusion de l’être et la réalité de l’existence.

Fig. 3 Il gioco della palla, c. 1445 1450, Palazzo Borromeo, Milan

1 Lettre de Gala à Emilio Puignau, autographe, 17/02/1970 (Figueres, Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala Salvador Dalí, ID. 40617).

l’existence même du projet, car elle en a longtemps rêvé. En témoignent ces mots adressés à Emilio Puignau, artisan constructeur et ami des Dalí, dans une lettre datée du 17 février 1970 : « Comme avez pu vous en apercevoir, Púbol est mon cheval de bataille, ou plutôt, le nôtre. Jusqu’à présent, en travaillant ensemble, nous n´avons jamais rien raté à Portlligat. Cette petite maison est devenue célèbre. Nous avons donc une grande responsabilité de nouvelle mais grandiose réussite, vous et moi 1 ».

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La maison est le lieu où l’habitant inscrit sa vie pour créer un foyer 1 », c’est à dire que l’habitant prend possession d’un espace séparé du monde extérieur par un ensemble de murs, qu’il le manipule, l’utilise pour l’adapter au mode de vie qui est le sien et, pour finir, lui donne un sens. Ce sont des lieux précis, personnels et intimes ; des lieux

PÚBOL ET PORTLLIGAT

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Le Château Gala Dalí ou Púbol de Gala :

Gustau Gili Galfetti, Mi Casa, mi paraíso. La construcción del universo doméstico ideal, Gustavo Gili, Barcelone, 1999, p. 7.

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JORDIsinguliermuséemaison-etportraitARTIGASCADENA,COORDINATEURDESMAISONSMUSÉEDE

«

où ceux qui les habitent ont les pleins pouvoirs pour y projeter leur propre vision du monde.

Le degré d’implication de l’habitant dans la conception de son chez-soi détermine le caractère rare ou singulier du lieu au regard d’autres domiciles. Mais il témoigne surtout d’une façon d’être. Ainsi, même quand l’implication semble minimale prenons par exemple le cas d’un habitant lambda dans un appartement lambda , la personnalisation des espaces est suffisamment significative pour exprimer la personnalité de l’habitant : couleurs des murs, disposition des meubles, type de mobilier et d’éclairage, agencement et rapport des espaces utilitaires avec les autres pièces, etc.

Photographies de Gala et lampe Art Nouveau d’Émile Gallé. Bibliothèque du Château Gala Dalí de Púbol

LE CHÂTEAU GALA DALÍ OU PÚBOL DE GALA : MAISON-MUSÉE ET PORTRAIT SINGULIER 10

La particularité d’une maison d’artiste tient, pour l’essentiel et de façon générique, dans la possibilité qu’elle offre de montrer/interpréter le processus créatif et d’apprécier l’œuvre d’art ; deux axes qui peuvent

Mais la maison est aussi un espace symbolique où convergent les rapports que l’habitant entretient avec le monde extérieur 2. C’est l’endroit où se sont déroulés les événements d’une vie, à une période historique donnée, avec les valeurs, les besoins, les contradictions de la personne et le regard qu’elle portait sur l’avenir et le passé.

Les maisons qu’un individu a habitées durant sa vie constituent donc une véritable base documentaire et instrumentale qui peut devenir un outil de vulgarisation et de connaissances multidisciplinaires. C’est là qu’entre en jeu le concept de maison musée dans une société du XXIème siècle.

Quoi qu’il en soit, la transformation d’un lieu d’habitation privé en musée s’articule autour de plusieurs axes : d’une part, l’existence d’un lien indissoluble entre une construction architecturale 3 et un lieu géographique précis, investi par l’artiste d’un sens particulier voire, dans le cas de Salvador Dalí, substantiel ; d’autre part, la possibilité d’offrir au visiteur une expérience évocatrice qui, favorisée par une curiosité pour l’intimité de l’autre et la contextualisation des objets, véhicule des émotions et suscite un désir de connaissance. À cet égard, l’idée romantique du génie, incarnation de valeurs et de qualités que chacun reconnaît ou admire, qui transforme le personnage et ce qui l’entoure en un tout extraordinaire, est primordiale. Dans le cas des maisons d’artiste, il faut aussi prendre en compte l’idée traditionnelle des différentes étapes du processus créatif qui se déploie dans l’atelier depuis la conception de l’œuvre jusqu’au résultat final, en passant par son exécution 4.

4 Cit. supra, n. 2, p.38 39

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3 Voir la lecture du fait architectural dans : Isabella Palumbo, Michèle Caroline Heck, Christophe Morin et al., « Lieu architectural », dans Jean Gribenski, Véronique Meyer, Solange Vernois, La maison de l’artiste : construction d’un espace de représentations entre réalité et imaginaire (XVIIème XXème siècles), Presses Universitaire de Rennes, Rennes, 2007, p.13 105).

2 Voir Pascal Griener, « Prendre la distance : Le Musée d’Artiste et les défis du XXIème siècle », dans Yves Bergeron, Octave Debary, François Mairesse, Écrire l’histoire des musées à travers celle de ses acteurs, ICOFOM, Paris, 2019, p. 35 42.

générer des niveaux de lecture très différents selon l’objectif postulé par la muséalisation et la façon de transmettre la mémoire de l’artiste 5

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Laura Castro, « Demeures d’artistes et ateliers, une muséalisation paradoxale : une réflexion sur quelques cas au Portugal », Culture & Musées, num. 34, 2019, p. 171 198. Lien : https://doi.org/10.4000/culturemusees.4064 [date de consultation : 22/04/2022]

Dans le cas de Salvador Dalí, l’implication personnelle dans la conception et la construction des espaces architecturaux est si importante qu’elle permet de lire la maison comme une œuvre en soi, un acte de création mené à son terme, au delà de la simple idée de la demeure comme réceptacle d’objets personnels ou espace d’habitation. La découverte des maisons de Salvador Dalí peut susciter, chez le spectateur, le plaisir ou le rejet esthétique. Elle peut aussi engendrer une réflexion sur les propositions intellectuelles de l’artiste et leurs répercussions, depuis l’époque qui fut la sienne jusqu’à nos jours.

LE CHÂTEAU GALA DALÍ OU PÚBOL DE GALA : MAISON-MUSÉE ET PORTRAIT SINGULIER 12

L’autre élément qui rend les maisons musée particulièrement attirantes est leur capacité, presque intrinsèque, à dessaisir le curateur de son rôle prépondérant pour le confier à l’observateur lui-même et à son regard ; le visiteur voyant ainsi ce qu’il a des raisons de voir, ce qu’il croit qu’il va voir 6.

6 « Nous voyons ce que nous avons des raisons de voir, plus que tout, ce que nous sommes convaincus que nous verrons. ». Salvador Dalí, « Total camouflage for total war », Esquire, New York, vol. XVIII, num. 2, 08/1942, p. 130.

Le site de Púbol des Musées Dalí, la maison musée Château Gala Dalí, revêt tous ces aspects, auxquels s’ajoute une série de dispositifs d’interprétation parmi lesquels l’exposition temporaire joue un rôle majeur. L’espace d’exposition temporaire s’est imposé, dès le début, comme l’un des outils d’interprétation les plus efficaces : il permet d’asseoir le discours de la maison-musée sans porter atteinte à l’œuvre scénographique de Dalí, il met sa collection en valeur, présente au visiteur les fruits des différentes recherches menées au sein du Centre d’Études Daliniennes et constitue un observatoire qui permet d’apprécier l’incidence des différentes thématiques abordées sur le visiteur.

Salvador Dalí, Projet pour la Salle du Piano et la salle de bain de Gala du Château Gala Dalí de Púbol, c. 1969. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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LE CHÂTEAU GALA DALÍ OU PÚBOL DE GALA : MAISON-MUSÉE ET PORTRAIT SINGULIER 14

Púbol de Gala est une proposition qui stimule le pouvoir de découverte et d’observation de chacun, de ce qu’il veut ou peut voir à travers la maison-musée du Château de Púbol ; c’est une invitation à faire l’expérience de l’illusion de la réalité par des jeux de trompe l’œil et d’imagination créative ; c’est une mise en lumière de la ténacité de Salvador Dalí dans sa volonté de créer une œuvre exclusivement destinée à Gala.

Enfin, le dispositif d’exposition, organisé autour des éléments évoqués photographies, documents, tenue vestimentaire et dessins nous place face à la dualité illusion/réalité. Il nous invite, à une étape avancée du parcours, à réinitier la visite depuis la salle 1 de la maison-musée. Revisiter le château après avoir vu l’exposition permet, dans une sorte d’expérience ludique, de déchiffrer la réalité, de nourrir la mémoire immédiate et de découvrir, in situ, ce que Dalí a imaginé entre les murs de son atelier. Dans le même temps, l’image de la Gala des dessins, de la muse idéale dans sa tour d’ivoire de Púbol et celle du portrait hyperréaliste nous parlent de l’illusion du temps, une idée qui transparaît dans tous les éléments décoratifs du château. Chaque dessin vient renforcer cette impression que la maison château de Púbol, contrairement à la maison atelier de Portlligat, est une « chambre à soi » pour Gala, où le temps s’est arrêté et où elle se L’expositionretrouve.

L’exposition Púbol de Gala en est le parfait exemple. D’une part, elle participe du récit propre au château, centré sur l’idiosyncrasie de Gala et ses désirs : le château comme reflet d’une personnalité attachée à son indépendance qui, malgré sa discrétion publique et ses peurs personnelles, est animée d’une volonté farouche de tenir les rênes de son existence, de partager un projet de vie avec Salvador Dalí et d’encourager le génie de l’artiste. Cette exposition présente également des éléments documentaires qui attestent de la prise de possession d’un espace architectural médiéval pour lui donner un sens nouveau, en accord avec l’idéal de vie du couple Gala Dalí. Ainsi, le visiteur découvre de façon privilégiée le rôle joué par Salvador Dalí, auteur d’un projet d’architecture et d’aménagement intérieur, à un moment de sa vie où il doit se partager entre l’attention portée à Gala et à ce projet et celle qu’il consacre au Théâtre Musée Dalí de Figueres.

ans un jeu de masques décliné à l’infini, Gala est Galas. Elle est muse et créatrice, épouse dévouée et femme fatale, dandy et intendante. Elle est celle qui inspire à Éluard ses vers les plus sombres et les plus envoûtants et La belle jardinière des fresques murales peintes par Max Ernst dans la maison d’Eaubonne. Elle est le regard qui transperce les photographies de Man Ray, l’intelligence qui éblouit Giorgio de Chirico et la pomme de la discorde entre les surréalistes. Enfin, par dessus tout, elle est Gala-Gradiva, celle qui avance 2, qui exercera une

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2 Dédicace de Salvador Dalí a Gala. Salvador Dalí, The Secret Life of Salvador Dalí, Dial Press, New York, 1942.

DALINIENNES

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« La performance n’est pas un concept difficile pour nous. Nous sommes en scène à chaque instant de notre vie : nous jouons à être femme 1 »

BEAvisagesCRESPO,CENTRED’ÉTUDES

1 Traduit de : Cheri Gaulke, « Acting Like Women : Performance Art of the Women’s Building », High Performance 3, 3 4, automne 1980.

Gala aux mille

Cheri Gaulke, visual artist

influence décisive sur Salvador Dalí et le poussera à devenir l’artiste consacré qu’il était destiné à être.

On pourrait dire que Gala s’abandonne aux êtres qu’elle aime et qui l’aiment et que, dans cet abandon, elle accomplit sa mission la plus personnelle et incessible : la création de son propre mythe. Ici, il faut entendre le verbe « aimer » au sens large et non dans sa seule acception romantique. Certains ont vénéré Gala avec leur corps, d’autres avec leur âme, d’autres encore avec leur plume, leur pinceau ou l’objectif de leur appareil photo. Mais seul Salvador Dalí a su l’aimer de toutes ces façons et en inventer d’autres, toujours nouvelles. Quoi qu’il en soit, ce qui importe, c’est que la fascination, la curiosité, la passion soient réciproques et que, animées de cet « émerveillement » partagé, les deux parties sachent faire preuve Commed’excellence.lesouligneEstrella

3 Estrella de Diego, Gala Salvador Dalí. Una habitación propia en Púbol, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone, 2018, p. 150.

5 Traduit de : Salvador Dalí, « The Vernissage of Gala Salvador Dali’s Exhibition at the Bignou Gallery is taking place now », Dali News, New York, 20/11/1945, p. 4.

GALA AUX MILLE VISAGES 16

4 « Je veux entrer dans l’histoire telle une légende. Quand tout sera terminé, quand tout ce qui aujourd’hui est trouble deviendra clair, quand le temps sera passé, on parlera de moi, en bien ou en mal. Mais pour l’heure, je veux qu’on ne parle de rien ». Traduit de : Víctor Samaniego, «Gala», Garbo, Barcelone / Madrid, 05/09/1964, p. 44.

de Diego, quand Gala joue les modèles, elle fait œuvre de performer. Elle participe à la construction de son image. L’autrice considère d’ailleurs que Gala est une sorte de dandy qui fait de sa personne sa propre œuvre d’art 3. Nous sommes là face à un modèle qui est propriétaire de son corps, qui décide en toute conscience qui la représente et comment. Gala veut entrer dans l’Histoire telle une légende 4 mais, contrairement à Salvador Dalí, à première vue éminemment exhibitionniste, Gala entend rester lovée dans son secret et laisser les images parler pour elle. La chose apparaît manifeste lors d’une de ses rares déclarations à la presse où elle évoque trois tableaux de Salvador Dalí qui la définissent : « Je suis mon propre portrait. Je suis le nu Vu de dos, je suis l’Apothéose d'Homère et je suis La Corbeille de pain 5 ».

Les créations daliniennes empreintes de la présence, plus ou moins évidente, de Gala sont légion : elle peut être l’étincelle qui fait naître le tableau, le thème central de l’œuvre ou, comme souvent, son destinataire 6 Parfois, comme à Púbol, elle est présente sous ces diverses formes mais elle est aussi partie prenante de la conception de l’œuvre 7. Gala est ici la figure principale et habite la quasi totalité des espaces du château et du jardin, comme si c’était là la scène de son dernier spectacle. Elle y apparaît réelle et imaginée, sous forme d’hirondelle [Fig. 1], de mollusque, d’immortelle, de trèfle, de fleur de lys, de couronne de lait, d’ange protecteur, d’étendard, de maîtresse de maison et de dame du château [Fig. 2]. Mais parmi toutes les Gala qui, à Púbol, s’avancent vers nous ou, sans même être présentes, nous interpellent, il en est une qui mérite une attention particulière.

7 L’implication de Gala dans le projet du Château de Púbol est entière. Elle a géré et supervisé tous les travaux de restauration, comme en témoigne sa correspondance avec le constructeur Emilio Puignau, qui est aussi l’ami du couple. Par ailleurs, elle a commandé à Dalí une série d’éléments pour la décoration intérieure du château. Voir : Salvador Dalí, « Vogué : Numéro du cinquantenaire 1921/1972 réalisé par Salvador Dalí », Vogue, Paris, n. 522, 1971/1972, p. 175.

Fig. 1 Salvador Dalí, Hirondelle de ciel, 1971. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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6 Il ne faut pas oublier que Gala est en quelque sorte la collectionneuse de l’œuvre dalinienne par excellence. Dès le début de sa relation avec l’artiste, elle s’occupe de soustraire à la vente certaines œuvres essentielles, qui forment aujourd’hui une partie de ce que l’on appelle la collection Dalí.

Fig. 2 Salvador Dalí, Projet pour le jardin du Château Gala Dalí de Púbol, c. 1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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PÚBOL GALA.

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C’est celle du Portrait de Gala (c. 1976) [Fig. 3] qui aujourd’hui, grâce à cette exposition, s’invite provisoirement dans la visite du château. Ce tableau a été peint d’après une photographie prise par Marc Lacroix à l’occasion d’un reportage photographique réalisé à la demande de Salvador Dalí pour présenter le Château de Púbol et sa souveraine au monde entier. Le reportage a été publié dans un numéro spécial du Vogue français entièrement dirigé par l’artiste pour l’occasion 8. Consciente de la portée de cette publication, Gala a décidé de tout ce qui avait trait à son image 9 et choisi scrupuleusement la tenue dans laquelle elle souhaitait être immortalisée entre les murs de son château. La robe prêt-à-porter

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On sait que c’est elle qui a choisi Marc Lacroix pour la réalisation de ce reportage et qui a sélectionné les photographies qui ont été publiées. Dalí, Lacroix, Gala : el privilegio de la intimidad, Fundación Eugenio Granell, Santiago de Compostela, 2000, p. 56, 68.

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8 Cit. supra, n. 7

Fig.3 Salvador Dalí, Portrait of Gala, c. 1976. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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Elizabeth Arden New York assortie d’un collier fantaisie aux pierres couleur turquoise deviendra l’un de ses looks les plus iconiques des années 70 [Fig. 4] 10 .

Fig. 4 Robe prêt à porter d’Elizabeth Arden New York et collier fantaisie, années 1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

L’ensemble a quelque chose d’oriental et d’aristocratique qui fait écho à ce que Púbol représente pour Gala : c’est le refuge où convergent ses souvenirs heureux de Russie ; c’est aussi le château qui la légitime symboliquement en tant que reine, enfin, d’un espace qui est le sien. Pourtant, malgré la robe et la parure, ce portrait montre une Gala plus 10 Gala a porté cette tenue à l’occasion de moments très particuliers de la biographie dalinienne, comme l’inauguration du Théâtre Musée Dalí de Figueres le 28 septembre 1974 ou encore la nomination de Dalí en tant que membre associé étranger de l’Académie des beaux arts de l’Institut de France le 9 mai 1979.

vulnérable et dénudée que jamais. Il y a là un vérisme auquel l’artiste ne nous a pas habitués, lui d’ordinaire si attaché à montrer une Gala sublimée et idéalisée 11. Comme dans le portrait de Dorian Gray, la muse porte ici tout le poids des années et des péchés. La poétique des ruines qui, à Púbol, s’exprime avec force et magnifie les dessins et les projets de décoration du château [Figs. 5 et 6] semble ici se retourner contre Gala. Le mur à la peinture écaillée et l’ombre qui avance vers elle confèrent au portrait une dimension dramatique qui nous parle du temps qui passe, inexorablement.

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11 Dans le Portrait de Gala (1975 1979), très proche en ce qui concerne l’iconographie et le moment de son exécution, la représentation de Gala est plus aimable, malgré l’expression énigmatique du visage qui renvoie là au Portrait de Ginebra de Benci (1474 1476) de Léonard de Vinci.

Fig. 5 Salvador Dalí, Projet pour le jardin du Château Gala Dalí de Púbol, c. 1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

Fig. 6 Salvador Dalí, Projet pour la Salle des Blasons du Château Gala Dalí de Púbol, c. 1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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13 « Elle et elle seule était la réalité ; et tout ce que mes yeux étaient capables de voir, c’était « elle ». Ainsi, c’était son portrait qui deviendrait mon œuvre, mon idée, ma réalité ». Traduit de : Salvador Dalí, The Secret Life of Salvador Dalí, Dial Press, New York, 1942, p.383.

D’une certaine façon, c’est Gala elle même qui nous donne la clé de lecture de ce tableau. Le plus souvent, ce que l’on parvient à saisir de sa personne se réduit à quelque chose d’infime ou à une illusion, un trompe l’œil. Púbol, sorte d’extension de Gala, est partout empreint de cette idée. Le visiteur y est constamment trompé par des ouvertures qui ne mènent nulle part, des cloisons peintes qui représentent précisément ce qu’elles veulent cacher, des plafonds qui ouvrent sur le ciel, des tables qui se révèlent être des puits de lumière ou des éléments architecturaux qui imitent les ruines. Le tableau qui nous intéresse ici joue lui aussi de trompe l’œil. Il montre une toile alors que nous observons en vérité une plaque de cuivre. Ce qui devrait être un portrait est le portrait d’un portrait, un simulacre. Et il y a fort à parier que cette œuvre nous parle davantage de son créateur que de son modèle 13. En se regardant à travers Gala qu’il appelle sa jumelle , Dalí a peut-être pris conscience, comme jamais, de sa propre finitude.

Ce n’est pas la première fois qu’un tableau représentant Gala montre quelque chose qui se fend ou qui se brise. Pensons, par exemple, à la robe et au ventre déchirés de Gradiva (1931), à l’œuf duquel jaillit la fleur dans Métamorphose de Narcisse (1937), au vernis écaillé de l’ongle de Galarina (1945) ou au visage éclaté de Gala Placidia (1952). Les fissures qui laissent passer la lumière où les ténèbres, c’est selon nous offrent une Gala plus réelle, à l’image de celle que l’on découvre dans ses écrits autobiographiques : « Oui, on pense que je suis une forteresse bien défendue, parfaitement organisée, quand je pourrais tout au plus être une petite tour vacillante qui, par pudeur, tâche de se couvrir de lierre pour cacher ses côtes déjà délabrées et trouver un peu de solitude. » 12 [Fig. 7]

12 Manuscrit autographe de Gala, années 70 (Figueres, Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala Salvador Dalí, ID. 54715).

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Fig. 7 Manuscrit autographe de Gala, années 70 Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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L’amour de l’Italie en toile de fond du Château de Púbol

LUCIA MONI, CENTRE D’ÉTUDES DALINIENNES

1 Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dalí, La Table Ronde, Paris, 1952, p. 275.

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Dalí et Gala ont toujours été fascinés par l’Italie. D’ailleurs, en 1935, comme Dalí le rappelle dans La Vie secrète, c’est elle qui l’encourage à entreprendre son premier voyage dans ce pays : « Gala me poussait à m’intéresser à un voyage en Italie. L’architecture de la Renaissance, avec Palladio et Bramante, me paraissait chaque jour ce que l’esprit humain avait réussi de plus parfait et de plus imprévu dans le domaine esthétique. J’avais envie de voir et de toucher ces réalisations concrètes de l’intelligence 1 » [Fig. 1].

2 Traduit de : Salvador Dalí, The Secret Life of Salvador Dalí, Dial Press, New York, 1942, p. 394.

Son enthousiasme pour ses « voyages esthétiques en Italie 2 » transparaît également dans les cartes postales qu’il envoie depuis Rome et Modène à son ami le poète et essayiste J. V. Foix, où il rapporte que la possibilité de parcourir le pays en voiture lui « permet de pénétrer tous les “recoins surréalistes ” et inconnus des touristes » et de « découvrir constamment

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Fig. 1 Gala, Salvador Dalí et Edward James à Rome, c. 1936 Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

Carte postale de Salvador Dalí à J. V. Foix, Modène, 4 octobre 1935 et lettre de Salvador Dalí à J. V. Foix, Rome, 7 octobre 1935. Traduit de : Salvador Dalí, Rafael Santos Torroella, Salvador Dalí corresponsal de J. V. Foix, 1932 1936, Mediterrània, Barcelone, 1986, p. 148 151.

4

des choses insoupçonnées 3 ». S’il avait pu remonter le temps et emprunter une diligence au lieu d’une voiture, Dalí aurait peut être fait le choix romantique de ce mode de transport car, dans La Vie secrète, il vante les voyages de Stendhal et de Goethe en Italie et l’époque où « les distances comptaient encore et laissaient à l’intelligence le répit suffisant pour assimiler les paysages, les formes, les états d’âme 4 ». Dalí marche dans les pas de Stendhal, il arpente Rome un livre de l’écrivain à la main et s’indigne de voir la Rome de jadis se transformer pour satisfaire aux exigences d’une ville moderne 5. Comme lui, Gala s’émerveille du spectacle des ruines, des édifices délabrés et des vestiges d’un passé lointain.

Cit. supra,n. 1, p. 282.

Cit. supra,n. 1, p. 238.

7

Gala est déjà allée à Rome en 1923, avec Paul Éluard, pour rendre visite au peintre Giorgio de Chirico 6. Il est même possible qu’elle ait découvert l’Italie avant cette date. Dans La Vie secrète, Dalí évoque une Gala toute jeune, à Moscou, passionnée et mélancolique, qui avait rapporté d’un court voyage à Florence avec son père une boite d’allumettes avec l’image de la cathédrale et qui, « chaque fois qu’elle voulait se consoler de son désir hyperesthésique de revoir l’Italie, allumait l’une de ses précieuses allumettes 7. »

6 Louis Aragon, Papiers inédits, de Dada au surréalisme : 1917 1931, Gallimard, Paris, p. 194.

Pour plus d’informations sur les voyages de Dalí et Gala, voir : Bea Crespo, Clara Silvestre, « Gala : la cronologia », dans Estrella de Diego, Gala Salvador Dalí : una habitació pròpia a Púbol, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone, 2018, p. 208 239 ; Rosa Maria Maurell, Lucia Moni, « Salvador Dalí in Italia », dans Dalí un artista un genio, Skira, Milan, 2012, p. 227 263.

5

Cit. supra, n. 2, p. 52.

8

Gala assouvira ce désir de visiter l’Italie à plusieurs reprises, soit en accompagnant Dalí dans les projets qu’il mènera à bien dans ce pays tout au long de sa vie, soit lors de voyages en solitaire 8. Le pouvoir d’attraction de l’Italie est si fort que, dans une carte postale adressée à son « Petit Daris », elle dit avoir découvert en Sicile un endroit très poétique fait pour eux,

3

PÚBOL DE GALA. ILLUSI ON ET RÉALITÉ 27

9 Cartes postales de Gala adressées à Salvador Dalí, s. d. (Figueres, Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala Salvador Dalí, ID. 41555, 41557, 41542).

11

10 Stendhal, Vie de Henry Brulard, Émile Paul, Paris, 1950. Cet ouvrage figure dans la bibliothèque personnelle de l’artiste conservée au Centre d’Études Daliniennes.

12

Salvador Dalí, André Parinaud, Comment on devient Dalí, Robert Laffont, Paris, 1973, p. 334.

Manuscrit autographe de Gala, années 1970 (Figueres, Centre d’Études Daliniennes, Fundació Gala Salvador Dalí, ID. 54715).

13 Traduit de : A. Marín, « Dalí prepara su propio museo en Figueras », ABC, Madrid, 22/03/1970, p. 46.

et qu’elle souhaiterait qu’il fasse une demande de passeport et qu’il vienne la rejoindre. Dans une autre carte postale, vraisemblablement écrite lors du même voyage, elle lui explique qu’elle arpente Rome et que tout, là bas, la ramène à lui. C’est là une Gala passionnée et décidée qui ne semble pas pressée de rentrer, qui veut achever son tour en Italie et visiter encore un village près de Milan puis les villes de Cremone et Brescia 9. Comme Dalí, Gala est envoûtée par l’Italie. Elle lit Stendhal et tombe sous le charme du voyageur contemplatif des vestiges du passé. Dans un texte datant probablement des années soixante dix, elle écrit qu’elle aurait aimé revoir Rome, ville adorée dont elle voudrait connaître le moindre recoin, dans le même état d’esprit que Stendhal, sage et mesuré, quand il y est venu en 1832. Elle fait référence au premier chapitre de l’autobiographie de l’écrivain parue sous le titre de Vie de Henry Brulard 10 À l’aube de ses cinquante ans, alors qu’il contemple cette ville qu’il qualifie d’unique au monde, la Rome ancienne et ses ruines, l’homme se dit heureux de vivre. Gala, en revanche, avoue être revenue à Rome déchirée, pétrie d’angoisse, l’esprit confus et tourmenté 11

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Gala aspire au silence et à la paix, il lui faut un lieu où rester au secret. Dalí est parfaitement au fait de ses tourments et décide de lui offrir « un écrin plus solennellement digne de notre amour 12 », un château. L’heure est venue pour Gala de « redevenir la reine qu’elle est. Et je ferai tout mon possible pour être invité au Château 13. » Il semble que dans les années trente, lors d’un voyage en Italie, Dalí ait promis à Gala un château en

PÚBOL DE GALA. ILLUSI ON ET RÉALITÉ

14 Antonio Pitxot, Josep Playà, Le chemin de Púbol, Fundació Gala Salvador Dalí, Éditions Escudo de Oro, Figueres, Barcelone, 1997, p. 4.

Toscane 14. Ce vœu sera donc exaucé trente ans plus tard dans le Baix CetteEmpordà.fascination partagée pour l’Italie est partout présente à Púbol, tant à l’extérieur du château que dans ses murs. Dans le jardin, on croise des

Fig. 2 Salvador Dalí dans les jardins de Bomarzo, 1948. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

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éléphants juchés sur de longues pattes, inspirés de l’éléphant de l’obélisque de Bernini que Dalí transforme. Ces animaux forment une forêt de pierre qui n’est pas sans rappeler le Parco dei Mostri de Bomarzo, près de Rome.

Cette année là, Dalí travaille avec Luchino Visconti pour qui il réalise les décors et costumes de la pièce Rosalinda o Come vi Piace de William Shakespeare, jouée au Teatro Eliseo de Rome la même année.

Dans le jardin, l’artiste imagine également des endroits secrets où la dame du château pourra jouer à se perdre, des espaces avec de fausses perspectives. Comme l’avait fait Francesco Borromini en 1653 avec la Colonnata illusionniste du Palazzo Spada, Dalí crée une perspective dans l’une des allées du jardin en se servant des arbres au lieu de colonnes. L’artiste connaît bien l’œuvre de Borromini car, en 1959, le journaliste Carlo Mazzarella l’avait interviewé devant cette galerie, qui donne l’impression d’une longue enfilade de colonnes. Dans cet entretien, Dalí évoquait aussi Palladio, « l'architecte de la beauté suprême, […] l'archétype même du dalinien pour ses fausses perspectives car Dalí, constamment, de façon presque pérenne, vit dans la fausse perspective 17 ».

Irene Brin, « Bomarzo, de moda », Goya, Madrid, 30/09/1958, p. 115.

On peut aussi se laisser surprendre par les fausses perspectives à l’intérieur du château. Les jeux de trompe l’œil présents sur les caches radiateurs, les portes ou le plafond donnent au visiteur le sentiment de traverser un château de conte de fées, qui recèlerait des espaces mystérieux et des réalités nouvelles. On retrouve l’influence italienne au plafond de la Salle des Blasons, qui reprend l’idée de l'oculus de la Camera degli Sposi du Palazzo Ducale de Mantoue, peint par Mantegna 18. Ainsi, le plafond du Château de Púbol comme celui du Palais du vent du Théâtre Musée de Figueres renvoient aux palais baroques italiens. Pensons par exemple aux fresques de la voûte centrale de l’église Saint Ignace de Loyola à Rome, où

En 1948 15, lors d’un séjour en Italie, Dalí était d’ailleurs tombé sous le charme de ce parc et de ses sculptures, au point d’envisager de l’acheter 16 [Fig. 2].

17

Ce trompe l’œil a inspiré Dalí pour la création du plafond pour le petit palais Albéniz de Barcelone, L’heure royale, vers 1969. Dans la bibliothèque personnelle de l’artiste, on trouve d’ailleurs l’ouvrage Wonders of Italy, Joseph Fattorusso, Florence, 1937, avec une intervention de Dalí sur la page où figure l’illustration de la Camera degli Sposi

Traduit de : Carlo Mazzarella, Incontri, Arti e scienze. Cronache di attualità, 1959, Rai Teche (interview télévisée).

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L’AMOUR DE L’ITALIE EN TOILE DU FOND DU CHÂTEAU DE PÚBOL 30

PÚBOL ILLUSI RÉALITÉ

Les deux plafonds centraux de Figueres et de Púbol présentent deux versions très similaires de la même scène, avec des personnages et des anges émergeant des nuages, une grande lune lumineuse aux éclats de feu,

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Fig. 3 Salvador Dalí, Projet pour le plafond du Palais du vent, 1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres (détail)

ON ET

une figure féminine qui semble porter un ruban (le même que Gala arbore à cette époque) et des chevaux qui tirent le char d’Apollon (plus évident sur la première esquisse que Dalí réalise pour le Palais du vent) et qui pourraient faire penser à une scène mythologique comme celle des

DE GALA.

Andrea Pozzo a représenté saint Ignace en Gloire (Gloria di Sant’Ignazio) soutenu par des anges, duquel émane une lumière mystique dirigée vers quatre figures allégoriques qui symbolisent les quatre continents, fresque dont Dalí possédait plusieurs photographies.

19 Dalí avait organisé la conférence de presse de sa première rétrospective italienne de 1954 au Palazzo Pallavicini de Rome, devant les fresques de l’Aurora de Guido Reni, auxquelles il vouait une profonde admiration et qu’il avait choisies pour opérer sa Renaissance symbolique à l’âge de cinquante ans.

20 Salvador Dalí, André Parinaud, Comment on devient Dalí, Robert Laffont, Paris, 1973, p. 334.

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Fig. 4 Salvador Dalí, Le Palais du vent, 1970 73. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres (détail)

fresques de l’Aurora de Guido Reni du Palazzo Pallavicini de Rome, que Dalí admirait tant 19. En décorant le plafond du Château de Púbol, Dalí entend plaire à sa reine et assoir sa présence en ce lieu. Comme il l’écrit lui même : « Je me suis contenté d’en décorer les plafonds pour qu’en levant les yeux, elle me trouve toujours dans son ciel 20 » [Figs. 3, 4, 5 et 6].

Fig. 5 Salvador Dalí, Projet pour le plafond de la Salle des Blasons du Château Gala Dalí de Púbol, c.1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

PÚBOL DE GALA. ILLUSI ON ET RÉALITÉ 33

21 Salvador Dalí, « Vogué : Numéro du cinquantenaire 1921/1972 réalisé par Salvador Dalí », Vogue, Paris, no 522, 1971/1972, p. 175.

Sous ce ciel méditerranéen, de ce « trou nocturne 21 » émerge Gala, la dame du Château, être éthéré, céleste, flottant dans une masse vaporeuse, à l’image du personnage de l’Hymen dans Comme il vous plaira, la pièce de Shakespeare 22, qui descend d’un nuage pour sceller l’union de chacun des quatre couples. Une Gala maîtresse de maison qui accueille ses invités mais qui, dans le même temps, par la place qu’elle occupe au dessus de la porte, surveille et protège son refuge des regards indiscrets, en nous rappelant que nous entrons dans ses appartements privés. Elle est armée d’un bâton symbole d’autorité, d’une baguette magique ou d’un manche en bois pour jouer à la balle, comme celui que tient la dame d’Il Gioco della Palla (Le jeu

22 Cit. supra, n. 15.

L’AMOUR DE L’ITALIE EN TOILE DU FOND DU CHÂTEAU DE PÚBOL 34

Fig. 6 Salvador Dalí, Plafond de la Salle des Blasons du Château Gala Dalí de Púbol, c. 1971. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres (détail)

de balle) des fresques du Ciclo dei Giochi du Palazzo Borromeo de Milan. Ce cycle décoratif montre les membres de la famille Borromeo s’adonnant à des activités ludiques, la richesse des coiffures et des vêtements exprimant le rang social de la famille. Dalí reprend, pour sa Gala, la posture et la tenue de la dame, mais il modifie la couleur de la petite cape et choisit un rouge flamboyant qui ressort sur la robe claire, légère et plissée [Figs. 7 et 8]. C’est une dame aux traits modernes, hardie et passionnée, mais aussi romantique et mystérieuse. À l’image du château, ce lieu où elle peut se ressourcer et passer des heures tranquilles, où « elle va quand il y a trop de monde à Portlligat. Elle y vit dans le secret, auprès des fleurs. Parfois, elle m’invite à y aller avec elle 23 .» Ces mots de Dalí renvoient au jeu de l’amour courtois et à l’idée que l’intimité érode la passion tandis que la distance

PÚBOL GALA. ILLUSI ON ET RÉALITÉ

Fig. 7 Salvador Dalí, Gala, c. 1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres

DE

35

23 Traduit de : Antonio D. Olano, « Dalí habla de Dalí », Gaceta Ilustrada, Barcelone, Année XIV, no 685, 23/11/1969, p. 62.

Fig. 8 Salvador Dalí, Projet pour le plafond de la Salle des Blasons du Château Gala Dalí de Púbol, c.1970. Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres (détail)

L’AMOUR DE L’ITALIE EN TOILE DU FOND DU CHÂTEAU DE PÚBOL 36

l’avive. Dalí avait confié au magazine Vogue qu’un jour, lors d’un voyage en Italie, alors que Gala et lui visitaient la Pinacothèque de Brera et s’émerveillaient devant Le Mariage de la Vierge du cher et divin Raphaël, Gala avait laissé échapper un soupir et s’était exclamée : « Quel honneur de ne jamais connaître aucun membre de la famille de Raphaël ! Imagine toi quelle catastrophe d’être présenté à la tante de Raphaël, même lointaine 24 ».

24 Cit. supra, n.21.

COPYRIGHTS

Commissaire adjointe Bea Crespo

Montage

Photographie Gasull Fotografia, S. L.

à préciser que tous les efforts ont été entrepris pour contacter les personnes indiquées comme titulaires des droits des images ici reproduites. Dans le cas où ces efforts n’auraient pas aboutis, nous invitons les ayants droits à s’adresser à la Fundació Gala Salvador Dalí.

Gestion des droits Mercedes Aznar

©Storiadimilano, di Paulo Colussi e Mariagrazia Tolfo, 2022 (p. L’éditeur8).tient

Avis scientifique Carme Ruiz

Des textes de Gala et Salvador Dalí : ©Salvador Dalí, Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres, 2022.

De l’image de Gala et Salvador Dalí : Droits d’image de Gala et Salvador Dalí protégés. Fundació Gala Salvador Dalí, 2022.

Conservation préventive Elisenda Aragonés, Irene Civil, Laura Feliz, Josep Maria Guillamet

Édition Fundació Gala Salvador Dalí

Traduction des textes Français : Marielle Lemarchand Anglais : Graham Thomson Catalan : Les auteurs Espagnol : Jordi Artigas, Bea Crespo, Lucia Moni, Clara Silvestre

Des textes de ce publication : Les auteurs

Communication Imma Parada

Auteurs Montse Aguer, Jordi Artigas, Bea Crespo, Lucia Moni

Rosa Aguer

Correction des textes Catalan et espagnol : Rosa M. Maurell

PUBLICATION

Design

EXPOSITION

Roger Ferré, Ferran Ortega

Web et réseaux sociaux Cinzia Azzini

Pep Canaleta, 3carme33

Lucia Moni

Montse Aguer

AON Gil y Carvajal, S. A. Barcelona

Juin 2022

Registre

Assurance

Documentation Centre d’Études Daliniennes Coordination

Commissaire

Graphisme Alex Gifreu

Des œuvres de Salvador Dalí : © Salvador Dalí, Fundació Gala Salvador Dalí, Figueres, 2022.

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