DELTAS, naufrage d'un monde | Mémoire de recherche ENSP 2021

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Deltas Naufrage d’un monde Récits d’une métamorphose

Soutenu le 4 mai 2021 Gabrielle Repiquet Mémoire d’initiation à la recherche Encadré par Sophie Bonin Diplôme d’État de Paysagiste



Deltas Naufrage d’un monde Récits d’une métamorphose

Mémoire d’initiation à la recherche Diplôme d’État de Paysagiste Année universitaire 2020/2021 Réalisé et soutenu par Gabrielle Repiquet Encadré par Sophie Bonin


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Résumé Points bas d’immenses bassins versants, fragments de terre qui avancent dans la mer, ils sont en train de disparaître. Mais qu’est-ce qu’un monde sans delta ? Explorer les deltas c’est trouver des formes d’expressions intenses des enjeux contemporains dans un territoire particulièrement orchestré par l’eau. Lieu de l’aléa, de l’incertitude et de l’événement hors du commun, le delta est moteur de puissants imaginaires, bien qu’il nous paraisse parfois profondément inconnu. Point de jonction de différents systèmes, la complexité qui émane d’un delta s’accompagne d’une poésie immuable, d’un instant de suspension. En tant que charnière instable, il invite à l’imaginaire d’une navigation audacieuse, à celui du naufrage imminent de notre monde. Le delta du Rhône, à l’apparence parfois figée, se livre à l’incessant tumulte des hautes et basses eaux. Il constitue le cadre de nouvelles expérimentations spatiales, de nouveaux dispositifs d’action, de nouveaux récits.

Le contenu de cette recherche en propose une approche multiscalaire et s’attache à fournir une pluralité de regards appelant à prêter attention et à se saisir, de manière raisonnée et concertée, des paysages deltaïques de notre temps. La démarche d’enquête et l’arpentage de terrain proposés ici s’articulent autour du renversement d’un territoire, suggère un renversement des imaginaires, un autre rapport au paysage. Alors, le delta peut être envisagé comme un laboratoire d’une nouvelle perception de ce qui nous entoure. Face à l’instantanéité des enjeux, il invite à se replacer dans le temps long et la continuité de la géographie, des paysages, du cycle du monde. Abordé par ce prisme, il se révèle particulièrement propice au récit, témoin d’une nécessité de renouer avec le reste du vivant. Il nous replonge, touts petits, dans un immense brassage.

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Remerciements Je remercie tout d’abord Sophie Bonin pour son encadrement, ses conseils et sa bienveillance. Je remercie également Patrick Moquay et Agnès Prevost, membres du jury, pour le temps de relecture et l’intérêt porté à ce travail ainsi que pour leurs retours encourageants et constructifs. Merci aux différents acteurs interviewés au sujet du Delta du Rhône, Nicolas Bonton, Aude Javelas, Patrick Grillas, pour leurs témoignages et leurs partages d’expérience qui ont grandement participé à améliorer ma compréhension de ce territoire. Je remercie également Ken Novellas pour la longue et enrichissante discussion à ce sujet, pour ses conseils et les différentes pistes de recherches suggérées. Merci aux passants, amis de longue date, enseignants et copains paysagistes qui ont accepté de puiser dans leurs imaginaires pour contribuer à cette enquête deltaïque. Merci également à Gaël et Thomas pour leur aide compte tenu de la dimension géomorphologique de ce sujet. Enfin, je remercie les personnes qui contribuent à rendre mes rêves possibles et qui ont participé, à leur façon, à l’élaboration de ce mémoire. Merci pour votre soutien, pour votre aide, votre réconfort, vos encouragements. Merci de supporter mes longues tirades et mes absences répétées ces dernières années. Merci d’être de véritables sources d’énergie, d’inspiration. Merci pour votre amour. Ma famille, des « petits points sur les i » à mes deux zinzins de Pierre et Roxane, avec une pensée particulière pour Natacha et Alice. Mes rayons de soleil, Eva et Kévin. Les copains et amis de promos pour leur enthousiasme. Le trio infernal de géographie, Margaux, Chloé, Julian (drôle de pilote pour une part de ce périple). Les castors paysages, Laly, Baptiste et Mathias, pour l’émerveillement, les instants partagés au plus près du vivant, pour nos rêves les plus farfelus. Mathias, à nouveau, pour son amour quotidien, son soutien infaillible, sa patience, pour le bonheur qui s’est construit autour de cette passion commune pour le paysage. A d’innombrables titres, je remercie ma maman, à mes côtés dans cette aventure. Merci la vie.

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Sommaire

Introduction

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Les pistes de recherche Le terrain d’étude ( localisation des lieux cités) Les personnes ressources rencontrées

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Partie 1. Les deltas comme berceaux de puissants imaginaires

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Qu’est-ce qu’un delta pour nous ?

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La démarche d’enquête Les fondements d’un imaginaire « distancié »

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Morphogénèse deltaïque

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Une attention portée à la partie immergée des deltas Un cône alluvial particulier Un espace côtier à durée de vie variable, une fin précipitée

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Sur la piste de ces êtres mystérieux

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Une façon de lire le monde L’exploration satellitaire

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Un « équilibre incertain »

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Une arborescence liquide Un seuil instable, difficile à naviguer Le naufrage d’un radeau commun

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L’image d’un monde à la dérive

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Le delta comme point névralgique d’un territoire Une force de résilience deltaïque à moyen terme Vers un monde sans delta ?

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Partie 2. Le tumulte des eaux dans le delta du Rhône

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Une métamorphose accélérée des paysages

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Un territoire d’écume La digue engloutie Les cabanes flottantes Les dunes instables

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Un laboratoire à l’heure du changement climatique

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Mesures des dynamiques à l’œuvre, quelles révolutions de nos outils ? Temporalités des hautes et basses eaux La secousse géographique du 3 décembre 2003, la force d’un souvenir Un territoire vulnérable à l’élévation du niveau de la mer Expérimentations spatiales Renouer avec l’incertitude

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Partie 3. L’émergence d’une autre mise en récit de ce qui nous entoure

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Microcosmes et porosité du delta

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Quels contours pour quel delta ? Ce qui se joue aux portes de la Camargue Une relecture contemporaine La piste de la Réserve de Biosphère ?

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Une opportunité pour renouer avec le vivant

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La trajectoire évolutive du vivant La politique du Flamant Rose La géographie de la couleur Les figures engagées de Matthieu Duperrex

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Récit d’un arpentage attentif dans le delta des possibles

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Protocole et itinéraires suivis Immersion

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Conclusion Table des figures Bibliographie

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Introduction

A tout juste sept ans, je me suis aventurée en mer à bord d’un tout petit dériveur. Je me rappelle assez distinctement du fonctionnement de cet « optimist », comme des couleurs iodées de ces longues après-midi. Portée par le vent du large et par l’adrénaline, j’avançais comme une fine particule au milieu de la baie. A cette distance, il m’était alors possible de percevoir autrement la rade de La Ciotat, de contempler le paysage plus vaste qui embrasse les toitures orangées, les grues du Chantier Naval blotties dans les falaises effritées par une lente érosion. A bord de ce navire aussi sophistiqué que rudimentaire tout est une question d’équilibre. Pour tenir un cap, il faut lire le vent et adapter sa voile. En l’espace d’un instant songeur, inattentif, il m’est arrivé d’en être éjectée d’un revers de baume. Il arrive aussi que l’embarcation tout entière chavire. Heureusement, une bulle d’air se forme alors dans le creux de la coque. Piégée dans ce mince interstice, les couleurs changent, les sons aussi, il règne une atmosphère étrange, aussi terrifiante que merveilleuse. Rapidement, il faut réussir à lutter contre la force de flottaison du gilet et refaire surface de l’autre côté. Je me rappelle encore de l’importante énergie qu’il faut ensuite déployer pour parvenir à attraper et tirer la dérive qui dépasse de la coque. En temps normal elle sert à garder une trajectoire linéaire, mais à cet instant, elle devient un levier indispensable au renversement du bateau. Au large, la valse de cargos immenses rythmait l’horizon. Par ce temps chaud d’été, ils étaient finalement à peine perceptibles, mais contribuaient à troubler encore un peu plus le ciel.

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Il y a quelques mois, la lecture d’un article de géographie a ravivé en moi la puissance incommensurable de ce souvenir. L’immense majorité de la population égyptienne vit dans le delta du Nil, mais celui-ci est aujourd’hui littéralement en train de disparaître. La plupart des deltas feraient face aux mêmes enjeux, à la même dystopie. En l’espace de trois lignes assez similaires, c’est comme si les deltas m’avaient fait réaliser que le monde, en un instant inattentif, s’était profondément renversé. C’est alors en ce sens, qu’une part de l’intérêt que je porte aux deltas, réside dans le fait qu’ils aspirent profondément à nous faire réfléchir aux transformations qu’impose notre époque. Au point le plus bas d’immenses bassins versants et au contact direct de la mer, je réalise que leur géographie singulière les rend aussi puissants que vulnérables aux dérèglements de notre monde. Ils sont amenés à très fortement se transformer d’ici la fin du siècle. Explorer les deltas c’est alors trouver des formes d’expressions intenses des enjeux contemporains dans un territoire essentiellement structuré par l’eau. Point de jonction de différents systèmes, la complexité qui émane d’un delta s’accompagne d’une poésie immuable. Cette géographie singulière induit de nombreuses interactions et l’apparition d’événements « hors du commun ». L’espace deltaïque comporte quelque chose d’extrêmement mystérieux. Il interroge les systèmes plus vastes qui l’influencent ainsi que ceux qu’il fait naître en retour. Comme d’inconditionnels porteurs d’incertitudes et d’émerveillement, les deltas ravivent aujourd’hui l’intérêt de nombreux scientifiques et explorateurs passionnés. Émerge alors l’hypothèse que le delta puisse être regardé comme l’image des plus intenses métamorphoses de notre époque, mais également comme un fragment singulier capable d’insuffler les fondements des transformations souhaitables de nos territoires.


Derrière la dénomination univoque de « delta », il existe en réalité une infinité de paysages et de systèmes deltaïques. Le propos de ce mémoire n’est évidemment pas de brosser une synthèse, au demeurant impossible et illusoire, à leur sujet mais de fournir un corpus d’éléments susceptibles d’amener à leur porter aujourd’hui une attention nouvelle. En tentant de s’affranchir de cloisonnements trop évidents, de nouvelles relations se tissent et construisent une mise en récit singulière du delta. En effet, le delta s’ouvre ici à des références bibliographiques pluridisciplinaires qui apportent à son égard des indices de compréhension complémentaires. La tournure de ce mémoire et le mode d’organisation des faits1 témoignent d’une lecture volontairement hybride de ces territoires ; à la croisée de l’apport théorique et de l’interprétation imaginaire qu’ils invoquent. Cette curiosité pour les deltas, trouve une attache particulière dans le Delta du Rhône. Situé à moins de 100 kilomètres de ma maison natale, d’où l’on ressent régulièrement son souffle , il restait pourtant jusqu’alors inconnu pour moi. J’ai longé la côte bleue jusqu’à le rencontrer, enfin. D’une certaine façon, le cadre de ce mémoire de recherche m’a permis de renouer avec une géographie plus vaste, de porter un nouveau regard sur le territoire que j’habite. Le temps d’arpentage et d’enquête de cette recherche permet de mobiliser de nouvelles matières, de faire émerger de nouveaux questionnements. Il en va alors d’un aller-retour entre la lecture amenée par les spécificités du terrain et celle induite par les ressources bibliographiques.

Dans le cadre de ce mémoire, je me demande alors : Quels récits sont susceptibles d’accompagner la métamorphose contemporaine d’un delta ? Le contenu de celui-ci s’articule alors autour de trois axes d’étude : (I) Les deltas berceaux de puissants imaginaires. Cette première partie considère le delta comme formation géomorphologique mais également comme un univers mystérieux propice au développement d’imaginaires singuliers. Ici, il est abordé comme un espace qui appelle au gigantisme, au spectaculaire. Émerge également l’idée qu’il s’agisse d’un territoire profondément incertain, donc inspirant ? L’esquisse du delta du Rhône s’élabore progressivement, en parallèle de l’exploration d’autres deltas du monde. (II) Le tumulte des eaux dans le delta du Rhône. Cette seconde partie s’articule davantage sur la façon dont le site d’étude choisi est amené à se transformer et ce qui peut émaner de cette incertitude. Cette séquence propose d’explorer la nouvelle temporalité et spatialité de ce delta par le prisme de ses hautes et basses eaux. (III) L’émergence d’une autre mise en récit de ce qui nous entoure. Enfin, cette dernière partie envisage certaines opportunités ou transformations nécessaires que suppose une telle métamorphose. Elle vise également à explorer la résonance des imaginaires d’un territoire immense à une échelle plus fine, à échelle humaine.

1 Distinction entre la volonté de communiquer un savoir particulier et celle de structurer le propos en marge des disciplines constituées, d’après La dimension cachée, écrit par Edward T. Hall en 1971

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Les pistes de recherche

Lectures de récits de voyages et exploration satellitaire des deltas

Publications scientifiques et analyses des géomorphologues

Interroger l’imaginaire « collectif »

Enquête ciblée, «personnes ressources» Experts et acteurs du delta du Rhône Quelles métamorphoses du territoire ? Entretiens in situ, visios Fig 1 Pistes de recherche et composants du mémoire 12


Exploration du delta du Rhône, ( octobre 2020 et février 2021 ) Planification d’un itinéraire en amont Se laisser porter par les surprises du site et par les recommandations des personnes rencontrées

Observations in situ et élaborations de récits d’arpentage Le delta ou le grand brassage

Enquête photographique Sur la piste des hautes et basses eaux Échelle humaine et gigantisme deltaïque

Recueillir les récits du delta au fil des rencontres

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Activités, gigantisme

Espaces bâtis

Le terrain d’étude

1 Beaucaire 2 Fourques 3 Saint-Gilles 4 Aigues-Mortes 5 Le Grau-du-Roi 6 La Grande-Motte 7 Bouzigues

Le Delta du Rhône

8 Les Saintes-Maries-de-la-Mer 9 Salin-de-Giraud 10 Port-Saint-Louis-du-Rhône 11 Fos-sur-Mer 12 Port-de-Bouc 13 Martigues

Salins Raffineries Aéroports Grands complexes industrialo-portuaires

Nîmes

Montpellier

Embouchure Petit Rhône

Etang de Thau

Sète

Agde

Fig 2 Delta du Rhône, Localisation des lieux cités 14

Etangs Charnier - Scamandre

N 0

2,5 5km


« Lieux évènements » 1 Etangs de Baux 2 Centre du Scamandre 3 Tour Carbonnière 4 Maison du Grand Site 5 Plage de l’Espiguette 6 Phare de la Gacholle 7 Domaine de la Tour du Valat

Ouvrages, canaux et voies navigables 8 Etang du Fangassier 9 Bac du Barcarin 10 Plage Napoléon, They de la Gracieuse 11 Marais du Vigueirat 12 Zone d’activités du Ventillon 13 Centrale hydro-électrique de Saint-Chamas 14 Etang de Bolmon

Digue à la mer Canal du Rhône à Sète Canal des Capettes Canal d’Arles à Bouc Canal EDF

Avignon

Chaîne des Alpilles

Durance Arles

Etang de Vaccarès

Etang de Berre

Chaîne de l’Estaque

Embouchure Grand Rhône

Marseille

La Ciotat

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Les personnes ressources rencontrées

Patrick Grillas Directeur de Recherche Tour du Valat. Station biologique reconnue mondialement dans le domaine de l’ornithologie mais également comme institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes. Intérêts de recherche et expertise de ce scientifique : Ecologie végétale, dynamique des communautés végétales, suivi à long terme Restauration écologique et biologique de la conservation Végétation aquatique des zones humides méditerranéennes Interactions faune-végétation Recherche appliquée à la conservation et à la gestion des zones humides

Ken Novellas Paysagiste concepteur - Urbaniste Doctorant en mention paysage, affilié au LAREP (Laboratoire de Recherche en Projet de Paysage) et à l'EUR PSGS HCH "Humanité, Création, Patrimoine" de l'Université de Cergy-Pontoise. Il s’agit d’une recherche par le projet autour du sujet suivant : Permanences et mutations des zones basses du littoral berro-fosséen : vers l'adaptation au changement climatique par la conception de nouveaux modèles d'aménagement bio-inspirés

Fig 3 Portraits des personnes ressources rencontrées 16


Aude Javelas Cheffe du service Paysage, patrimoine et écotourisme Grand Site de France Syndicat Mixte pour la gestion et la protection de la Camargue Gardoise (Formation Sciences Politiques)

Nicolas Bonton Chef du service développement territorial eau et biodiversité Syndicat Mixte pour la gestion et la protection de la Camargue Gardoise

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Partie 1. Les deltas comme berceaux de puissants imaginaires

Lieu de l’aléa, de l’incertitude et de l’évènement hors du commun, le delta est moteur de puissants imaginaires bien qu’il nous paraisse parfois profondément inconnu. L’ « imaginaire » n’est pas nécessairement entendu ici comme en rupture avec le réel mais plutôt comme une mise en récit d’un espace ou d’un univers singulier qui nait de celui-ci. Réveiller ces imaginaires, c’est concevoir qu’ils puissent porter les luttes et les transformations des deltas de notre époque. « Loin d’être des frères ennemis, l’artiste et le scientifique partagent un même émerveillement devant la richesse et la diversité du monde qui nous entoure, bien qu’ils ne l’expriment pas dans la même langue. L’un parle à la raison quand l’autre parle au cœur et aux tripes. Les scientifiques avouent souvent leur frustration de ne pas parvenir à intéresser le public. C’est que, curieusement, chez l’espèce humaine qui se targue de rationalisme, la raison n’a jamais été un argument suffisant. » Stéphane Durand, Préface de la nouvelle édition 2019 de La Mer autour de Nous, écrit par Rachel Carson en 1951

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Qu’est ce qu’un delta pour nous ?

La démarche d’enquête L’exploration de cette question trouve une résonnance particulière dans la démarche d’enquête menée sur plusieurs mois. Il s’agit de s’intéresser aux récits de ceux qui vivent dans un delta, l’étudient localement, ou qui le perçoivent d’un point de vu extérieur, « distancié ». Alors que ce terme de « delta » renvoie principalement au champ de la géomorphologie, il est intéressant de recueillir la multiplicité d’autres interprétations possibles, en veillant à les considérer au regard de celui qui parle et des facteurs qui pourraient influencer sa perception. J’emprunte alors la piste de l’imaginaire d’un lieu, d’un monde, en posant toujours cette première et même question. « Qu’est-ce qu’un delta pour vous ? ». Pour la plupart des personnes interrogées, la réponse est d’abord un bref silence, un instant d’hésitation. Souvent, l’approche géographique semble presque évidente, instinctive. L’explication se heurte alors rapidement à un second silence, un instant de flou gêné, un « je ne sais pas ». Il m’est arrivé de saisir celui-ci pour rassurer mon interlocuteur, avec une phrase type : « vous savez, je n’attends rien de précis, dites-moi simplement si ça éveille un imaginaire particulier en vous ? ». Mais la plupart du temps, je me suis efforcée de respecter ce silence, ce voyage intérieur. Son regard cherche à se poser quelque part, son esprit tourne à toute vitesse. Delta… Delta… Il cherche dans les recoins de sa vie, il part explorer le monde. Alors cette géographie du delta interpelle, indiffère, inspire un pas de côté. Le sentiment de n’avoir pas appris sa leçon s’estompe peu à peu au profit d’un récit spontané, précieux.

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Les hypothèses et les ressentis s’enchaînent. Les approches sont multiples, jouent des disciplines, des logiques d’échelles, des imbrications du temps. Le delta devient profondément animé. Il dévoile ce qu’il a de plus insaisissable, de plus contradictoire, de plus inspirant. Il encourage une curiosité de lointains mystérieux, une relecture d’un univers quotidien pour ceux qui l’habitent. Le brassage d’imaginaires semble cohérent d’un point de vue phénoménologique, mais correspond également à une logique qui émane du « delta » qui hybride lui-même différents univers.


« Qu’est-ce qu’un delta pour vous ? »

Regards « externes »

Membre de l’entourage non paysagiste 5 personnes

Regards « internes »

Membre de l’entourage paysagiste

Echantillon

3 personnes

8 personnes

Entretiens semi-directifs, discussions spontanées, Absence de terrain précis

Mobilisation importante du souvenir (voyages, connaissances acquises à l’école, par le biais de reportages ou de lectures )

Habitants d’un delta

Protocole

Tendances générales

Personnes ressources (experts, acteurs du territoire,...) 4 personnes

Entretiens semi-directifs, enquête ciblée, Terrain : Delta du Rhône

Appui sur des situations spatiales vécues, sur des temporalités des évènements ou des dynamiques deltaïques Exploration comparative moins prononcée

Exploration comparative des deltas du monde Les « influences lointaines » sont les plus évoquées

Attention portée aux «influences lointaines» mais également aux « influences de proximité » explicitation du caractère conflictuel et incertain qui émane de ce territoire.

Puissants imaginaires Forte présence de la notion d’équilibre, d’emplacement stratégique, d’incertitude, de risque, de fragilité, de diversité, d’immensité, de fiction

Fig 4 Protocole d’enquête 21


Fondements d’un imaginaire « distancié » Entité géomorphologique, le delta est également sujet à une interprétation de l’ordre de l’image, de la rêverie, du ressenti. Pour la plupart d’entre nous il apparait comme un environnement inspirant, source de vie, de mystères, de fertilité. Il est décrit comme le jalon d’un système plus vaste et comme un système à part entière qui serait particulièrement sujet à de multiples « influences ». D’une façon assez aléatoire, le delta invite à parler poétiquement d’une « inquiétude sociétale » … « D’abord, ça me fait penser instinctivement à l’alphabet grec. Le rapprochement entre cette grande figure paysagère et une lettre dévoile un rapport d’échelle assez intriguant : Le géant porte le non d’un minuscule triangle que l’on prononce delta. Le delta je le vois aussi comme un grand transect de plusieurs états naturels apprivoisés par l’homme au cours du temps. Mais j’imagine qu’ils restent mouvants et que cette tendance va s’inverser : les hommes ont essayé de les maitriser avec des moyens colossaux, mais le changement climatique amène de nouvelles conditions de l’habiter déstabilisantes, qui dépassent ces moyens humains. La forme même du delta renvoie aussi à l’anatomie féminine, à la question de la fertilité. Dans le monde, beaucoup de femmes se regroupent pour dénoncer le contrôle des corps et notamment de la fertilité. La fertilité renvoie à la question du cycle du vivant, du temps, de la vie, d’un lien d’appartenance. Ces femmes se sentent d’autant plus en danger qu’elles sentent que les terres dont elles dépendent sont en danger. Relier le delta au corps c’est aussi repenser l’échelle humaine dans un territoire immense. »

- Laly P, étudiante paysagiste, réalise un mémoire de recherche sur l’éco féminisme

« Le delta c’est la croisée des mondes… […] La question aujourd’hui c’est aussi de savoir quel monde tue nos deltas » - Bruno T, Paysagiste concepteur et artiste

« Un delta pour moi c’est la fin du fleuve. Il se termine en forme de triangle, comme la lettre. Je pense à l’embouchure du Var qui n’est peut-être pas un delta... Mais c’est une embouchure et pour moi une embouchure c’est « degueulasse », c’est toute la saleté qui vient d’en haut. Quand il pleut ça va dans la mer et ça créé une énorme tâche marronnasse. Après il y a surement des deltas « jolis » quand même, au niveau de l’Amazone par exemple ça doit créer des paysages archi stylés avec des mangroves et tout… A aménager ça doit être cool par ce que c’est un bord de rivière qui s’élargit : je l’imagine comme des lieux de promenade, où il y a des gens qui pêchent, qui échangent. Oui voilà comme un lieu de balade, de pêche et de roseaux. Je ne vois pas trop comment tu peux transformer ça en grande zone industrielle ou commerciale, c’est un espace qui reste forcément assez naturel par ce que son sol est très friable, donc on peut seulement y mettre des aménagements légers. Historiquement comme c’est des zones d’échanges, à l’interface entre le fleuve et la mer, ils ont surement contribué à la construction des sociétés. Je pense par exemple à la dimension culturelle de la Mésopotamie, au delta du Nil, où le bout du fleuve et la nature du delta ont dû jouer un rôle dans la construction des villes et des civilisations. Après on peut s’interroger sur ce que l’homme en a fait. Je pense qu’on se sert des fleuves pour l’irrigation, peut-être qu’on a détourné l’eau des fleuves en amont et que les deltas se sont asséchés ? Oui je l’imagine un peu comme un trombone qu’on a tordu dans tous les sens, on ne peut pas revenir à sa forme initiale. » - Adam Z, étudiant kinésithérapeute, réside à Nice

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« Je ne sais pas ça me fait penser plutôt à une embouchure, à une sorte de fleur qui éclot, - une forme particulière que peut prendre un delta - Ça me fait penser à quelque chose qui se rejoint, des « pôles » qui se rejoignent, une convergence des lieux de vies, des zones activités, des eaux. J’imagine qu’il y a beaucoup d’activités organisées autour de l’eau. […] C’est des endroits que je ne connais pas du tout, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’un peu stagnant dans le delta, quelque chose qui n’est pas brassé. C’est un peu contradictoire avec ce que j’ai dit avant peut-être mais, le delta pour moi c’est aussi une absence de brassage, l’absence de l’influence de la marée par exemple… » - Manon Q , née au Havre donc familière de l’estuaire de la Seine

« De l’eau et de la terre, c’est une régulation des flux, une cartographie des flux. C’est des mouvements d’eau, des courants de terres, des courants d’humains aussi. C’est une trace géologique, géomorphologique. C’est presque un pilier ancestral. C’est le passage des marchandises, c’est les endroits des pirates aussi les deltas. C’est là où les choses marginales peuvent prendre place par ce que c’est par là où transitaient l’argent et le précieux. *silence*. C’est des conflits, des conflits territoriaux, des conflits d’eaux, des conflits de matières, des conflits d’humains. […] Le delta c’est un lieu de fiction je pense, il peut vraiment y avoir des récits puissants à l’intérieur de ces endroits-là. C’est là où les pirates agissaient, c’est là où t’avais presque des zones sans loi par ce que c’était à la limite territoriale […] Et les deltas ils sont hyper représentatifs de ça, c’est entre terre et mer, enfin, les deux » - Manon A, paysagiste conceptrice

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Certains détails laissent entrevoir ce qui fonde notre imaginaire des deltas comme ce qui les rend étonnement inconnus, ou nous les font oublier. Auprès de mon entourage, je remarque notamment la récurrence des références au delta du Nil, comme l’absence de conscience de l’existence d’un « delta du Rhône ». En effet, la grande majorité des personnes interrogées sont déjà allées en « Camargue » (durant leur enfance) mais ne savent pas qu’il s’agit du delta du Rhône. Auprès de ses habitants je note également la rapidité avec laquelle la notion de « delta » s’efface au profit de l’entité nommée « Camargue ». Au fil de cette enquête, ces berceaux de puissants imaginaires révèlent également notre tendance à nous déconnecter facilement d’une lecture géographique de notre monde, d’une compréhension plus territoriale de ce qui nous entoure. -Qu’est-ce qu’un delta pour toi ? « Un delta je vois ça comme euh… je ne sais pas. J’avoue que c’est très bizarre de pas savoir. Quand je pense au delta je pense au delta du Nil. *silence*. Bon j’imagine qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses. Un morceau de géographie. Pour moi ça a un rapport avec l’eau et la terre, le continent, plus particulièrement le fleuve. » -Pourquoi le delta du Nil, est-ce que c’est le seul que tu connais ? Le seul dont tu as l’impression d’avoir déjà entendu parler ? « Oui je pense que c’est ça, c’est certainement parce que c’est celui qu’on étudie en géo à l’école, au collège ou au lycée. En terme d’implantation géographique, de géopolitique ça doit être un point stratégique et on l’étudie en géographie parce qu’il a un impact sur le commerce mondial, sur la mondialisation. En tout cas le delta du Nil m’inspire le rapport entre les paysages de la sécheresse et peut-être un lit beaucoup plus humide. » -T’es déjà allé en Camargue ? « Oui quand j’étais petit ! » -Tu savais que tu étais dans le delta du Rhône ? « Non… *rires* » -Tu t’en rappelles ? « Je me rappelle surtout des marais salants... C’est vrai que pour moi le delta c’est une sorte d’embouchure, une ouverture entre territoire terrestre, entre le fleuve plutôt continental et la mer ou l’océan. C’est une porte d’entrée, une porte de sortie. Effectivement ça doit être un endroit où on peut certainement créer un port. Oui c’est ça, c’est un point stratégique pour des échanges puisque c’est une

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interface. Et j’imagine qu’effectivement comme c’est un point qui attire puisque c’est un point d’interface, j’imagine que c’est des zones assez pratiquées dans lequel il doit y avoir pas mal d’infrastructures. Du coup, ça doit être zones à risques parce que soumises à des aléas climatiques. Je pense que c’est ça, il doit y avoir la rencontre entre tout ce qui vient de la mer, une influence océanique et une influence fluviale qui est plus calme ? Ça doit être des endroits assez particuliers en terme de paysage. Mais c’est bizarre au début tu me dis « delta », delta… delta… je ne sais pas trop mais quand on en parle c’est vrai qu’il y a plein de choses qui viennent. » - Alexandre C, étudiant paysagiste -Qu’est-ce qu’un delta pour toi ? « Le delta c’est la partie qui termine une rivière, je le vois comme ça. Après je ne sais pas vraiment comment ça se construit mais la rivière qui se jette dans la mer elle s’élargit énormément et ça crée tout une zone de marais et de différents cours d’eau qui font transition entre eau salée et « eau neutre ». Je sais plus comment on dit ? Oui voilà saumâtre ! Après comme exemple, bah c’est delta du Nil… Cette forme triangulaire, très fertile j’imagine enfin que je me représente très fertile. Des deltas qui sont des bassins de vie aussi pour la population. » -Est-ce que tu penses que la géographie du delta peut amener à des évènements assez « hors du commun » ? « Je dirais que oui, en raison de cette configuration spécifique. La rencontre entre deux masses d’eau, d’élargissement aussi, l’idée d’une zone influencée par cette eau je pense que … enfin je n’y connais rien mais je pense que ça doit amener des évènements assez importants. Je parlais là du delta du Nil, on sait que la vie du Nil se fait aussi en fonction des inondations, de la fertilité qui se fait grâce aux inondations. Je ne sais pas si c’est le cas de tous les deltas dans le monde mais je pense que ça doit apporter des situations exceptionnelles liées à la mise en eau, à l’épandage de l’eau sur une zone assez vaste. » -Tu es déjà allé dans un delta ? « Euh non pas que je sache… ou alors sans le savoir. Enfin est-ce que la Camargue ça fait partie d’un delta ? - C’est dans le delta du Rhône oui – Ah bah alors je suis déjà allé dans un delta alors ! » - Marc B, étudiant paysagiste


-Qu’est-ce qu’un delta pour toi ? « Ça a un lien avec la mer, en gros je crois que c’est le moment où la mer se transforme en fleuve qui se sépare en plein de bras, ça peut se séparer en 2 ou 3 ou en 15 000… pour moi le delta c’est vraiment égal à la séparation. C’est le point de contact entre la mer et le fleuve. Quand j’étais en Roumanie je voulais trop voir le delta du Danube, mais je n’ai pas pu. C’est un endroit tout plat, où la faune et la flore est hyper importante… Mais de manière générale je ne sais pas trop pourquoi les deltas sont connus, je pense que c’est par ce que c’est quelque chose d’impressionnant. » -Est-ce que tu penses que la géographie du delta peut amener à des évènements assez « hors du commun » ? « Oui parce qu’il y a une énorme présence de faune et flore… hors du commun non, je ne sais pas, peut être des inondations. […] La grande présence de faune et flore j’imagine que c’est parce que c’est un endroit hyper humide, un couloir de vent. J’imagine qu’il y a du mouvement, de la migration, ça favorise surement le développement de la flore… Ça me rappelle les cours d’SVT, mais je crois que je confonds un peu embouchure, estuaire, delta, confluence, … En fait je ne sais pas vraiment ce que c’est. Je pense que je n’ai pas retenu ce que c’est par ce qu’on ne m’a pas dit ce qui se jouait d’important dans un delta. » - Joa L, diplômée en droit international des affaires

A l’heure d’un dérèglement planétaire, l’espace du delta bouscule notre perception et l’ordre des choses. Cette enquête révèle une confusion assez surprenante. Dans un delta est-ce le fleuve qui se jette dans la mer, ou est-ce que c’est la mer qui se verse dans le fleuve ? Parfois on ne sait plus trop et pour cause. Raviver la curiosité de ce qui est là, serait un préalable à l’appréhension des réels enjeux contemporains. Mais l’explicitation de ces enjeux, peut aussi constituer un nouveau moteur d’échange, une nouvelle façon d’apprivoiser les territoires. Après tout, le renversement de nos territoires suppose aussi le renversement de nos imaginaires. Alors quel rapport entretient-on avec un delta lorsque c’est la mer qui remonte dans le fleuve contrairement à tout ce que l’on imaginait ? Ainsi, cette enquête permet d’identifier plusieurs appréhensions de ce qu’est, ou pourrait être un delta et d’enrichir en exemples et en témoignages la suite du contenu de cette recherche.

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Morphogénèse deltaïque

Morphogenèse, n.f, Développement des formes, des structures d’une espèce vivante. Dictionnaire Le Robert Terme fréquemment utilisé pour parler de la naissance et de l’évolution des formes du relief terrestre. Dans le vaste champ sémantique rattaché au delta, une appréhension géomorphologique de celui-ci semble assez ardue mais indispensable. Cette intention me porte vers des lectures spécifiques qui me permettent de découvrir certaines dynamiques à l’œuvre, d’autres éléments de compréhension. Parmi ces lectures, je note l’apport majeur de la thèse de Manon Besset « Morphodynamique récente, évolution et vulnérabilité des littoraux deltaïques : une analyse globale », qui apporte un contenu plus actualisé, plus complet1 et rédigé de façon plutôt plus « accessible » que les autres références de ce type explorées dans le cadre de ce mémoire. Cette nouvelle approche du delta s’articule alors autour de la définition qu’elle nous propose.

les embouchures horizon

Alors l’apparition d’un delta ne se fait pas en un instant, il est le produit d’un amoncellement d’évènements, d’un cycle. Il est une charnière dans l’équilibre du monde.

1 Elle propose une étude comparative de soixante deltas dans le monde et explore également de très nombreuses facettes du delta 26

Fig 5 Une embouchure qui dépend de l’équilibre du monde

nte domina Action ée ar de la m

« Le delta s’inscrit dans un vaste système géomorphologique, catalyseur de morphogénèse superficielle, qui assure en permanence des échanges privilégiés entre l’atmosphère, la surface terrestre et l’eau continentale et océanique, à l’interface subaérienne- subaquatique. Il constitue la terminaison d’un fleuve débouchant aux marges d’un bassin marin ou océanique, ou d’une rivière finissant sa course dans un lac, un étang ou un lagon. Dans sa morphologie et son fonctionnement, l’appareil deltaïque peut être défini comme un cône alluvial particulier. Cette extrémité accueille les sédiments fournis par le cours d’eau en formant les accumulations subaériennes et subaquatiques qui le constituent. Mais le delta est aussi le principal contributeur de sédiments aux marges continentales, agissant de concert avec les agents proche-côtiers de transport et de dispersion, tels que la houle, la marée, leurs courants littoraux et les courants de turbidité. » (Besset, 2017, p.50)

Estuaire


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Action dominante du fleuve, progradation du delta

REBOND ISOSTASIQUE

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Une attention portée à la partie immergée du delta Retour sur les préceptes de Rachel Carson La plupart du temps, le delta nous apparaît comme une surface visible, palpable, comme une construction sédimentaire à la limite d’un fleuve et de la mer. La définition proposée par Manon Besset apporte de nouvelles dimensions au delta. Elle insiste notamment sur la part immergée, donc à nos yeux « cachée » de cette construction. Parler d’une accumulation à l’interface « subaérienne-subaquatique » permet d’ancrer l’idée d’une épaisseur deltaïque. Il existe un delta sous-marin et un delta émergé, l’un prolongeant l’autre. Si le delta peut être perçu comme une construction, il est essentiel de noter qu’il orchestre aussi la construction d’un « ailleurs », abyssal, impalpable. De manière générale, la perméabilité et les interactions entre le monde émergé et le monde immergé demeure assez récente au sein du corps scientifique. On peut considérer que la découverte du monde marin connait un tournant majeur à la fin de la seconde guerre mondiale grâce à l’émergence de l’océanographie. De nouveaux concepts scientifiques et de nouveaux moyens techniques permettent des explorations sous-marines sans précédent. Une nouvelle lecture du monde est amorcée. « On avait coutume de dire qu’il régnait dans les abysses un calme absolu, qu’aucun mouvement d’eau, si ce n’est parfois un courant imperceptible, ne venait perturber leurs recoins les plus obscurs […] Cette vision des abysses disparaît rapidement pour laisser place à un univers en mouvement et en évolution constante ; une conception beaucoup plus stimulante, dont les implications sur certains des problèmes les plus pressants de notre époque sont considérables […] On sait désormais que les plaines abyssales ne sont pas isolées des continents ni des mers peu profondes qui les entourent, et qu’elles reçoivent des dépôts de sédiments en provenance des rives continentales. L’action des courants de turbidité, s’étendant sur l’échelle des temps géologiques, est de remplir de sédiments les fosses océaniques et les cuvettes des fonds abyssaux » (Carson, 2019, p.21)

1 Née au début du 20e siècle comme une sous-science au sein de la biologie, l’écologie est devenue un mouvement de société à partir des années 1960, puis un courant philosophique dans les années 1970. 28

Alors qu’il s’agissait encore d’un monde prétendument vierge, on découvre des fragments de nos paysages terrestres dans les profondeurs du monde. Sur la plaine abyssale, la découverte de petites brindilles, de noix, de morceaux de bois, piégés dans des sables probablement issus de l’érosion côtière prouve l’existence d’une porte communicante, d’un système monde. Cette même époque marque également le début des exploitations des ressources océaniques, le début d’un désastre discret. Dans The Sea around Us publié en 1951, Rachel Carson explore cet univers mystérieux et nous raconte l’océan comme un tout vivant. Rachel Carson est une biologiste marine américaine née en 1907 et morte prématurément le 14 avril 1964. Particulièrement émerveillée par le vivant et sensible à sa préciosité, elle devient pionnière d’une lutte contre les dysfonctionnements écologiques infligés à notre Terre et prédit la catastrophe à venir. En 1962, elle publie Silent Spring à l’égard de l’agriculture industrielle, lançant ainsi la mobilisation pour la protection du monde vivant qu’on allait appeler le « mouvement écologiste1 ». Saluée par le Time magazine comme « l’une des femmes les plus influentes du 20ème siècle », il n’est pas anodin de voir son ouvrage réédité très récemment par la collection Wild Project. La posture adoptée il y a plus d’un demi-siècle raisonne encore aujourd’hui comme indispensable à une meilleure compréhension et à la protection de ce qui nous entoure. Elle ravive une curiosité portée à cette sphère sous-marine trop longtemps méconnue et attire l’attention sur les interactions essentielles à l’équilibre du monde. S’imprégner de ses préceptes donne alors un sens particulier à l’être delta, qui « assure en permanence des contacts privilégiés entre l’atmosphère, la surface terrestre, l’eau continentale et océanique ». Puisse-t-il nous encourager à laisser une place à l’épaisseur et à la poésie de la mer sur nos cartes.


La position du littoral au dernier maximum glaciaire ne permettait pas le développement de grands espaces deltaïques comme aujourd’hui.

Ce n’est qu’au début de la fonte des glaciers, il y a entre 6 500 et 8 500 ans, que le niveau de la mer s’est élevé jusqu’à celui que nous lui connaissons aujourd’hui. Apparition progressive des premiers deltas

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Accumulation sub-aquatique sables grossiers sables fins limons limons et argiles argiles marines

Progradation deltaïque, accumulation sub-aérienne, particulièrement marquée lorsque l’action du fleuve est dominante sur celle de la houle et de la marée

Un contributeur de sédiments aux marges continentales. résurgence sédimentaire au niveau de la plaine abyssale. La subsidence du delta augmente à mesure qu’il avance vers le canyon

pro delta

canyon

delta sous marin profond

Fig 6 Formation d’un delta émergé et immergé au niveau d’une marge continentale passive 29


Un plongeon dans l’inconnu

A demi immergés, regardons l’infra-mince rivage Pris dans les remous de la ligne de flottaison, la côte devient un élément instable Un monde sens dessus-dessous Fig 7 Sous le vent, Marcel Dinahet, 2019

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Fig 9 One Breath Around The World, Guillaume Nery, 2019

Fig 8 Ocean Chart, Lewis Carroll, 1876

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Un cône alluvial particulier L’existence d’un delta est intimement liée à l’existence d’un fleuve qui lui apporte une énergie et une fourniture sédimentaire suffisante pour façonner une nouvelle surface terrestre superficielle au contact de la mer. « Au schéma radial du delta, terminaison fluviale, s’oppose donc celui du delta, rivage marin, qui s’ordonne selon une disposition concentrique » (Verger,1991, p.746). C’est la proximité d’un équilibre des forces venant du fleuve et de la mer qui met en tension l’espace du delta pour lui donner son allure triangulaire et subtilement « lobé » auquel on pense le plus souvent. En revanche, c’est l’influence dominante du fleuve qui permet l’existence et la prolifération d’un système deltaïque. En ce sens on peut, d’ores et déjà, noter une distinction entre l’allure d’un delta et celle d’un estuaire. L’estuaire très majoritairement influencé par la marée, donne à voir une mer qui incise la terre. En effet, dans le cas d’un estuaire, l’action de la marée, autrement appelée « action tidale », domine très largement celle du fleuve. Ce contexte est « défavorable » à la formation et à la progradation d’un delta, ce qui justifie la distinction de ces deux types d’embouchures. Au regard d’autres exemples dans le monde, on réalise d’ailleurs que le delta du Rhône ( ) fait partie d’un contexte théoriquement « favorable » compte tenu de l’absence quasi-totale de marée en Mer Méditerranée. Pour autant, un déséquilibre entre l’action du fleuve et celle de la houle fragilise aujourd’hui l’existence du delta.

C’est majoritairement l’approche morphologique qui permet de lire les forces qui s’exercent sur une embouchure. Elle permet de classer les deltas en fonction de leurs singularités et ainsi d’envisager leurs trajectoires évolutives. En effet, les différentes classifications proposées ici visent à établir une relation entre la morphologie et l’ « état de santé » d’un delta. La première, binaire, distingue simplement les deltas dits « constructifs » à l’allure lobée ou digitée, des deltas dits « destructifs » à l’allure cuspide (Fig 10). La seconde, ternaire, propose une approche par la conjugaison des « forçages » qui s’exercent sur un delta et distingue cette fois l’influence de la houle de celle de la marée (Fig 11). En effet, même en l’absence quasi-totale de marée, le niveau de la mer et le régime des courants marins le façonnent également en redistribuant latéralement les sédiments. Il s’agit d’un remaniement progressif de la courbe du rivage où ils peuvent être arrachés puis déposés un peu plus loin, occasionnant la formation de cordon littoraux1 ou d’étonnantes flèches sableuses, pour exemple, la « flèche de Gracieuse » ferme une partie du Golfe de Fos dans le delta du Rhône. Par ailleurs, l’action de la houle peut être à l’origine d’une violente dispersion sédimentaire et constitue donc des conditions plus destructrices pour un delta. La nature de la charge sédimentaire (au point de vue de sa granulométrie par exemple) peut également influencer la morphologie du delta et sa résistance aux forces auxquelles il est soumis. C’est pourquoi ce paramètre est désormais pris en compte par la suite (Fig. 12). La typologie sédimentaire de ces derniers s’ajoute de façon complémentaire à la typologie ternaire précédente. Le delta du Rhône est alors repositionné en fonction de cette nouvelle variable, il peut être appréhender d’une façon sensiblement plus précise et plus systémique. Alors que « les deltas se forment quand l’accumulation des sédiments apportés par le fleuve l’emporte sur l’érosion2», les morphologies actuelles de plusieurs d’entre eux annoncent un renversement.

1 Remblai naturel allongé parallèlement au rivage. Il est formé de matériaux détritiques (sables, galets) accumulés par la dérive littorale (courant de remaniement morpho-sédimentaire dominant) 32

2 DERRUAU Max, Les formes du relief terrestre. Notions de géomorphologie. Armand Colin, « U », 2010, 240 p


Fig 10 Typologie binaire des deltas. Classification de Fisher et al. (1969) déduisant, en fonction de leur morphologie, le caractère destructif ou constructif des deltas relativement aux forçages physiques

Fig 11 Typologie ternaire des deltas. Classification de Galloway (1975), l’approche morphologique permet de déduire l’action du fleuve, de la houle et de la marée

Fig 12 Typologie ternaire et sédimentaire Diagramme de classification de Galloway étendu pour inclure la taille des sédiments comme un contrôle fondamental, Reading et Collinson (1996)

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Un espace côtier à durée de vie variable, une fin précipitée « Les deltas sont considérés comme des espaces côtiers à durée de vie variable. Le mode de construction est relativement similaire mais leur évolution varie fortement ». (Besset, 2017, p.51) Malgré l’énergie déployée pour lui donner naissance, la mort du delta semble faire partie du cycle du monde. Théoriquement, elle s’amorce avec la baisse significative de l’apport de sédiments grossiers qui engendre une plus grande vulnérabilité face aux forces marines (houles, marées, courants) qui œuvrent à l’arrachement et à la dispersion des particules qui le constituent. Par ailleurs, « l’avancement du prodelta vers la marge du talus continental, en eaux profondes, est également un facteur du ralentissement de la progradation » (Besset, 2017, p.59). Progressivement, il bascule dans une nouvelle phase de sa vie, dans une dynamique de « transgression1». De plus, son déficit d’accumulation sédimentaire ne parvient plus à équilibrer la compaction naturelle des couches superficielles et il se livre alors à une imminente subsidence. Autrement dit, il connait une disparition partielle, puis totale.

Alors qu’à l’échelle des temps longs la fin des deltas semble aussi graduelle qu’inévitable, il est intéressant de comprendre ce qui a engendré sa précipitation. En partant du principe qu’une « baisse de la charge solide fluviale a des effets rapides et forts sur la stabilité littorale » (Besset, 2017, p.346) on peut aisément imaginer à quel point nous sommes impliqués dans la dynamique de la disparition des deltas dès lors que nous avons commencé à modifier non seulement le chenal du fleuve mais également le climat. Au fil des dernières décennies, la diminution de la charge sédimentaire qui parvient jusqu’aux embouchures est fulgurante. Les forçages maritimes du large et du proche-côtier entrent désormais en compétition avec la dynamique de fleuves anormalement affaiblis. De plus, ces derniers gagnent en force avec le changement climatique qui augmente la fréquence et l’ampleur des phénomènes extrêmes telle que des tempêtes ou des cyclones. Au cours de ce type d’évènements, « la houle submerge davantage le littoral, ce qui lui permet d’avoir un champ d’action plus important, et d’arracher les sédiments pour les projeter vers le large ou vers l’intérieur » (Besset, 2017, p.56) Par la suite, nous verrons que la capacité de résilience deltaïque face à des perturbations exceptionnelles demeure assez fascinante mais qu’elle se heurte aujourd’hui aux limites imposées par des pressions constantes.

1 Terme employé dans le champ de la géomorphologie pour parler du recul du trait de côte du delta, en opposition à la dynamique de « progradation »

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Une prise de recul comparative permet de réaliser qu’à travers le monde, les deltas présentent des situations démographiques extrêmes1. « Leur individualisation les fait apparaître […] tantôt comme des anomalies positives : deltas du Fleuve Rouge, du Mékong ou du Nil, tantôt comme des anomalies négatives : deltas du Danube ou du Rhône » (Verger, 1991, p.730). Au regard de cette distinction, les enjeux environnementaux qui pèsent aujourd’hui sur eux sont très loin de représenter la même menace humanitaire. Ces « anomalies » démographiques peuvent en partie s’expliquer par les conditions de vie très particulières qui règnent dans les deltas. Mais de manière générale, la présence abondante de l’eau douce et de sols fertiles fut une aubaine pour les humains et les non-humains.

1 En prenant en considération que la densité mondiale de la population se situe autour de 50 hab./ km2

Souvent décrits comme des « berceaux de vie » ou des « refuges du vivant » ils peuvent désormais être considérés comme particulièrement menacés par les conséquences du changement climatique ou déjà condamnés par la façon dont nous aménageons le monde.

Fig 13 Densité de population des deltas, sur la base d’une frange littorale de 50km (Besset, 2017)

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Une façon de lire le monde

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« A ceux qui ne comprennent pas mon attirance masochiste pour ces zones latifundiaires, où les puissants continuent d’accaparer et les conflits de se multiplier, je répondrai qu’avec l’envie d’écrire m’est venu l’envie de combattre. Combattre pour ces lieux de fuite, qui de tout temps furent aussi des lieux de relégation. Combattre pour ces écosystèmes précieux, vrais réservoirs de la planète, sur lesquels pèsent toutes sortes de menaces. […] Une façon de témoigner. D’aller vérifier sur le terrain dureté des conditions de vie, ampleur des menaces environnementales et infinie beauté du monde. Une façon, aussi, de voyager pour écrire. Ou d’écrire pour voyager. Une façon, enfin, d’élucider ce qui reste pour moi de l’ordre du mystère, ou d’une obscure demande de transcendance, mon goût de l’inconfort trouvant peut-être son compte dans ces espaces ingrats et magnifiques ». (Aubry, 2004,p.7)

Yukon

La piste de ces êtres mystérieux, Chantal Aubry l’a suivie. Dans son ouvrage « Deltas du monde » qui peut s’apparenter à l’hybridation d’un carnet de voyage et d’une enquête de terrain, elle nous rapporte le monde qu’elle a découvert en suivant le chemin des deltas. En réalité, son voyage a probablement débuté en Camargue où elle passe une grande partie de son enfance. A travers son exploration deltaïque, l’auteure porte une attention particulière au lieu, au monde. La lecture de cet ouvrage a profondément nourri mon intérêt pour ce sujet, pour ce voyage.

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Sur la piste de ces êtres mystérieux

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Fig 14 Les principaux deltas du monde

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Exploration satellitaire 6x12cm. C’est la dimension de l’écran à travers lequel j’explore la Terre, en quête de sommeil, en quête de sens. Il est presque quatre heures et je me suis une fois de plus blottie dans un recoin deltaïque du monde. Les contours digités du delta de Louisiane me bercent. Le Mississipi avance dans le Golfe comme un funambule. Cette suspension semble éternelle. Soudain, elle s’interrompt. Mon esprit coule dans l’immensité d’un bleu plus foncé.

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A croire que le monde est à portée de main. Cette exploration satellitaire circonscrite par le contour d’un smartphone a le mérite de pallier partiellement à la frustration d’une vie confinée. Elle est une porte ouverte sur le monde et je mesure la chance d’y avoir accès si simplement. Au fil des mois, mes rêves s’imprègnent de l’extrême plasticité de ces territoires. A cette altitude, ils apparaissent parfois comme des peintures. Il suffit de frôler l’écran pour plonger dans le grain de leur dessin. Couleurs et matières sont presque palpables. Vastes et fantomatiques, les plaines deltaïques dévoilent leurs plus fins maillages, Elles sont habitées par le fourmillement du parcellaire, ponctuées par des millions de toitures. Paysages plans d’un morceau d’immensité. Aujourd’hui, je défile la pellicule de mon téléphone comme on parcourt un carnet de voyage.


Fig 15 Captures d’écran de deltas (Mississippi, Danube, Niger, Mékong)

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Un équilibre incertain

« Un delta c’est beaucoup de choses… C’est une vaste étendue plane de zones humides, le spectacle de la divagation du fleuve (le Danube par exemple). C’est un territoire très dépendant de l’apport en eau, de l’alternance interannuelle, de l’alternance des zones douces et salées […] C’est une composition géomorphologique qui amène à des immensités. C’est un combat ancestral où l’Homme à essayer de dompter, de canaliser, de figer le territoire, en le fragilisant parfois. En fait, le delta c’est surtout un équilibre incertain… » - Nicolas Bonton

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Fig 16 Une géographie particulièrement dessinée par l’eau

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Rhône de Peccais Rhône de Saint-Féréol Rhône d’Ulmet Bras de Fer

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Fourmillement du maillage d’irrigation

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Fig 17 Un territoire co-construit

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Fig 18 The Lena river delta Copernicus Sentinel-1 mission,2019 © European Space Agency

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Une arborescence liquide La fin du fleuve, le début de la mer, ou l’entremêlement des deux ? L’espace du delta est éminemment orchestré par l’eau et fait appel à l’imaginaire d’un dessin liquide, donc incertain.

La division du fleuve De prime abord, le delta semble renvoyer au spectacle de la fin d’un fleuve. Depuis sa source, le fleuve incarne la linéarité, le court commun, la fusion de frêles affluents, une eau filante animée par l’énergie de ses confluences. Dans ce schéma, l’espace du delta naitrait alors au point d’un renversement. La pointe dite « apicale » d’un delta apparaît comme un point de « difurcation » et marque le début d’un autre comportement du fleuve. Un fleuve de la divergence, presque plus latéral que linéaire, qui ne creuse plus de grandes vallées mais qui se déploie. Un fleuve arborescent. En effet, une nette diminution de la pente dans sa partie distale et de la proximité du niveau de base marin, amène le fleuve à se diviser en plusieurs bras. Il divague fortement en raison du ralentissement de l’écoulement de l’eau et de l’encombrement alluvionnaire de son lit souvent appelée « accumulation fluviale ». L’eau venue d’un ailleurs, s’écoule soudain plus lentement pour façonner une nouvelle silhouette du fleuve, un imaginaire de la « diffluence ». La fin de la divagation La mouvance est une caractéristique fondamentale et inspirante du delta. Les mouvements du lit alluvial ont façonné l’espace, strate par strate, et créé une diversité de bombements topographiques1, de types de sols2, de milieux propices à l’épanouissement du vivant. Trop souvent oubliée à l’échelle des temps longs, l’implication humaine a largement contribué à la transformation morphologique du territoire ; « En fait, l’homme a perpétuellement investi ce delta au fur et à mesure de sa formation. Ses actions ont non seulement contribué à sa formation géologique par accélération des dépôts alluvionnaires, mais elles ont produit ultérieurement les caractéristiques des milieux humides et saumâtres de la Réserve nationale de Camargue. » (Aubry, 2004, p.17).

1 Il s’agit essentiellement de dépressions marécageuses, allongées et étroites appelées « lones » en Camargue, de bourrelets latéraux formés par les anciens cours du fleuve et plus généralement de situations hydrosalines variées (marais doux, marais salants, marais temporaire ou permanents …)

Avec un réseau hydrographique bien moins arborescent et tressé que son homologue russe, le dessin hydraulique du delta du Rhône intrigue. Il connaît seulement deux bras dont un presque oublié. Le bras du Petit Rhône à l’Ouest, plus frêle et plus souple s’efface assez subitement au profit de celui du Grand Rhône à l’Est. De part et d’autres de ces chenaux principaux, plusieurs fragments déconnectés que l’on nomme « lônes », « paléo-chenaux » ou encore « bras morts ». Ces marges fluviales discrètes, témoignent d’un remaniement fluvial des temps longs et invitent à l’imaginaire de ce que le delta fut ou de ce qu’il pourrait être. « L’effet le plus sensible, à l’échelle des 150 dernières années, est la transformation radicale du style fluvial, passé du tressage encore présent en 1876 sur la carte dressée par les services des Ponts et Chaussées, au chenal actuel, unique, profond et faiblement sinueux. » (Provensal, Raccasi, 2006, p.163) Figure de convoitises et méfiances, le fleuve surplombe l’immensité deltaïque. Au cours de l’histoire, les apports sédimentaires qui ont favorisé l’instabilité de ses chenaux ont également surélevé ses marges alluviales. Le chenal principal du Rhône est aujourd’hui perché à parfois plus de deux mètres au-dessus de la plaine. Mais à mesure que son apparence se fige, sa ferveur originelle s’amenuise. Soudainement, la divagation du fleuve s’est éteinte, emportant avec elle une part de l’imaginaire de la terminaison fluviale pourtant si inhérente au delta. Ce changement de paradigme amorce un sentiment de quiétude et l’ère de nouvelles opportunités marchandes et agricoles. Pour autant, il est possible d’entrevoir les limites d’une telle ambition dans un territoire aussi incertain. Plongée dans une longue dormance, il arrive que la force du fleuve se réveille et fasse trembler le delta. Interroger la fin du fleuve, c’est aussi faire émerger cette incertitude latente et le sentiment de dépendance très fort au regard de ce qui se joue en amont, ce qui vient de l’arrière-pays. En aval, réside l’interrogation de « l’eau qu’il reste ou qui s’accumule à la fin ? » Maintes fois évoqué, l’équilibre du delta tout entier dépend du calendrier de l’apport en eau douce, seule capable de dessaler les sols et d’irriguer les cultures. On y redoute également une arrivée excessive d’eau susceptible de révéler, avec fracas, l’insécurité liée finalement au fait d’habiter et de cultiver une plaine inondable au point le plus bas d’un grand bassin versant. D’une certaine façon, le fleuve reste encore insaisissable.

2 Le delta se dessine comme une mosaïque de sols sableux, limoneux, limoneux-sableux, sablo-limoneux

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L’embouchure La rencontre du fleuve et de la mer, je l’imaginais saisissante. En quête de ce spectacle, je marche en direction de l’embouchure du Petit Rhône. A mesure que j’avance, j’ai l’impression de devenir aussi volatile que le sable que je foule. En chemin, je m’écarte de la plage, je franchis les dunes. Je m’apprête à longer un mince filet d’eau1, partiellement obstrué, énième canal croisé en chemin. Comme toujours, je ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Le canal bifurque et m’abandonne soudain à mon trajet rectiligne. A ma gauche, un triptyque de curieuses plages-tombolos. A ma droite, un grillage aussi ordinaire qu’agressif laisse entrevoir un camping silencieux. En face de ce mince chemin friable, un amas de roches calcaires fait perdurer le suspense. Postée sur une digue de près d’un kilomètre de long, une légère déception m’envahit. Finalement, l’eau relativement fraiche du Rhône se livre dans l’étendue légèrement plus chaude de la Méditerranée avec une incroyable discrétion. La luminosité blanche de ce matin d’automne est

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Fig 19 L’embouchure du Petit Rhône, IGN 44

1 Canal des Launes

peut-être trompeuse mais la turbidité des eaux semble relativement similaire et ne dessine aucun contraste entre les remous, rien. La digue est parsemée de quelques pécheurs, puissent-ils m’éclairer sur ce que je ne saisis pas de cette embouchure. L’embouchure du petit Rhône serait réputée pour ses bars, ses congres, ou ses loups lorsque la mer est agitée. Mais pour réaliser les meilleures pêches, il faudrait se rendre à l’embouchure du Grand Rhône, au niveau de Port-Saint-Louis-du-Rhône, où la présence d’usines favorise une eau plus chaude. « Par contre, le mélange de l’eau douce et de l’eau salée ne se fait pas forcément ici, c’est partout. Quand le Rhône est bas l’été, l’eau de mer remonte encore plus, sur plusieurs kilomètres, c’est comme ça, il n’y a pas de limite nette. » - Pécheur rencontré sur la digue de l’embouchure du Petit-Rhône Le delta se révèle alors comme un seuil plus ample que prévu. Je réalise que le spectacle d’une embouchure n’est pas nécessairement celui d’un mélange des eaux et qu’il ne se joue peut-être pas ici. La prochaine fois, j’irai à Port-Saint-Louis, à l’embouchure du Grand Rhône.


Fig 20 Une épave dans le chenal du Rhône

L’épave dort dans le chenal Dans les bras du Rhône, l’évènement du naufrage est récurrent et amène à une compréhension de la morphologie fluviale. Sans cesse remanié, le fleuve piège les navires dans ses bancs sableux. En retour, le naufrage transforme lui-aussi la morphologie du chenal. De nombreux « illons » se sont souvent formés autour d’épaves dont les mâts dépassaient des eaux, agglomérant de fait les particules en suspension1. Depuis la route, le mât mystérieux d’une épave m’aspire dans cet imaginaire intemporel du lit accidenté du fleuve. Naufragés, naufrageurs et pillages spectaculaires infusent encore aujourd’hui le paysage du delta.

1 L’analyse de la toponymie des cartographies historiques et la compréhension de l’évolution des embouchures en hauts fonds montre une multiplication des naufrages au 17ème siècle. D’après l’étude de Georges Pichard, Mireille Provansal et François Sabatier. 45


Un seuil instable, difficile à naviguer La position géographique privilégiée du delta le transforme en carrefour de circulation des hommes et des marchandises. En retour, ce rôle façonne la nouvelle armature du territoire. Les quantités transportées et la portée spatiale de son influence évoluent considérablement au fil des siècles. Fortement mouvant, le delta murmure encore les récits des chemins de traverses qu’il faut emprunter pour franchir un seuil aussi instable. Chef d’orchestre du territoire, le fleuve lui confère l’imaginaire d’un voyage, d’un ancrage, d’un croisement qui s’accompagnent toujours d’une incertitude particulière. Le sommet du delta, un emplacement portuaire stratégique Jusqu’au 16ème siècle, limitée par le cabotage fluvial et contenu dans de modestes lieux de contacts liés aux activités comme la pêche et l’agriculture, la force marchande du delta s’affirme avec le temps et le progrès des techniques de navigation1 son véritable rôle charnière. « Les Arlésiens se lancent dès le début du siècle suivant sur la mer, poussés par la richesse de leur terroir : ils ne se contentent plus d’attendre que les bateaux des ports méditerranéens viennent charger leurs grains mais ils vont eux-mêmes en faire le commerce. [...] lors de l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans, la politique royale dynamise et modèle la marine arlésienne. » (Payn-Echalier, 2010, p.33) Le delta du Rhône devient alors une étape clé du couloir de transit entre Marseille et Lyon, mais également une porte stratégique et ouverte sur le reste du monde. Pourtant, comme le rappelle Chantal Aubry, les deltas sont majoritairement inapprivoisables et moins à l’aise dans ce rôle de carrefour marchands que les estuaires : « Ports, industries, agglomérations urbaines marquent le paysage de tous les grands estuaires. Ce type d’irruption est moins évident dans le delta, territoire de prédilection des agriculteurs, des bergers, des pêcheurs […] Les ports qu’on y construit ou tente d’y construire s’ensablent immanquablement. Et le delta reste ainsi tel qu’en lui-même. Sournois, divagant, versatile, souverain. » (Aubry, 2004, p.8). Ainsi, on lit à travers l’étude historique du port d’Arles, menée par Patricia Payn-Echalier, à quel point ce socle deltaïque représente effectivement un défi pour la navigation et conditionne l’installation

1 « Évidemment, avant de devenir un lien, la mer a été longtemps un obstacle » p.57 BRAUDEL Fernand, La Méditerranée, L’espace et l’histoire Flammarion, Edition 2017, 223pp 46

des espaces portuaires. « La longue côte plate qui la borde n’offre aux bâtiments aucun abri durable permettant l’installation de petits ports. Pour les bateaux de commerce, la sécurité se trouve aux embouchures du cours principal où les tours de surveillance font office de havres. […] En revanche, l’intérieur de la zone deltaïque offre de multiples lieux d’échanges liés à l’économie du delta tels la collecte des récoltes ou l’approvisionnement des mas. » (Payn-Echalier, 2010, p.29) Dans cette étude, l’auteur met en évidence l’implantation stratégique du port principal au niveau de l’apex2, stratégie également adoptée dans d’autres deltas. Autour de l’influent port fluvio-maritime d’Arles gravite une « poussière portuaire », concept intéressant qu’elle utilise pour désigner l’existence discrète d’un réseau des petits ports, de bacs3 et tours de surveillance qui ponctuent le reste du delta pour assurer la pérennité de l’économie locale (impôts et chargement du sel, collecte des récoltes et ou encore des transactions discrètes les havres isolés). Des embouchures tumultueuses Pour se prémunir d’un assaut par la mer, les tours de surveillance installées dans le delta deviennent également de rares points fixes sur un socle mouvant. C’est alors en partie grâce à leur existence qu’il est aujourd’hui possible de reconstituer l’évolution morphologique du delta et de remonter à l’origine de ses plus spectaculaires métamorphoses. On peut noter leur apport dans l’étude de l’évolution des embouchures du Rhône durant le Petit Age Glaciaire, menée par Georges Pichard, Mireille Provansal et François Sabatier à partir de cartes anciennes datant du 16ème au 19ème. En effet, dans ce territoire extrêmement plat et inhabité, elles sont devenues des points de repère constamment représentés sur les cartes historiques. L’étude de celles-ci révèle d’importants bouleversements des embouchures, qui restent théoriquement « les portes » indispensables à la navigation. Pour exemple, à la fin du 16ème siècle, la présence des îles à l’embouchure du bras de Passon témoigne d’une influence dominante du fleuve sur l’action des courants littoraux qui ne parviennent pas à transporter un apport aussi massif de sédiments. Cet encombrement de l’embouchure aurait alors favorisé l’avulsion du fleuve et l’apparition d’un nouveau bras, le Bras de Fer. Cette étude rappelle également

2 L’apex désigne le sommet du delta, l’extrémité amont de celui-ci.

3 D’après l’explication de Patricia Payn-Echalier, il s’agit d’une grève au bord d’un bras du fleuve, souvent aux carrefours des chemins et des voies d’eau. Il s’agit de lieux de passage obligés, permettant des opérations de chargement.


l’implication majeure de l’amont sur les transformations du delta. « La « crise » des embouchures à la fin du XVIe siècle est donc la conséquence de décennies de forte hydraulicité et de l’impact du repeuplement des campagnes, après la forte dépopulation des XIVe et XVe siècles. » (Pichard, Provensal, Sabatier, 2014, p.47). Par ailleurs, l’analyse de la toponymie de ces cartographies historiques et la compréhension de l’évolution des embouchures en hauts fonds montrent une multiplication des naufrages au 17ème siècle. Malgré son instabilité, le delta reste une charnière stratégique entre le monde maritime et l’intérieur des terres. Au fil des siècles, on redouble alors d’énergie et d’ingéniosité pour le rendre navigable. Des canaux de navigation dessinent progressivement une stratégie de contournement. Pour s’affranchir d’une navigation sur les bras du Rhône et du franchissement des embouchures, on perce aux marges du delta plusieurs canaux navigables. Le Canal d’Arles à Bouc et le Canal du Rhône à Sète (qui prolonge le canal d’Aigues Mortes) représentent l’espoir d’une navigation pérenne. A ces marges, des ports jouent alors un rôle clé et élargissent la portée du delta.

Fig 21 Endiguements successifs de l’embouchure du Grand Rhône © G.Maillet, 2005

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Des « villes écluses » à la marge du delta Le bras du Grand Rhône connait d’importantes transformations de son lit, « différents ouvrages sont édifiés de 1870 à 1930 afin de concentrer le flux dans un chenal unique et favoriser l’auto-creusement du lit : fermeture des bras secondaires par des seuils et des digues, rectification du tracé par les casiers Girardon, stabilisation des berges par des batteries d’épis, des perrés ou des digues longitudinales. » (ZABR, le Rhône aval en 21 questions, 2012, p.20). Cependant, un écart important s’installe entre le gabarit des bateaux de la navigation maritime et le tirant d’eau permis par le chenal du Rhône ce qui motive l’apparition d’un port de transbordement ainsi que le percement d’autres canaux navigables. Autour de cette économie marchande, une « ville seuil » naît à l’embouchure instable du Grand Rhône.

« Il n’y avait que des marais ici, il n’y avait pas de ville1. A l’origine, quand Napoléon III a signé l’autorisation du creusement du canal Saint-Louis, c’était à la demande de la ville de Lyon. Parce que Lyon considérait tout ce territoire où il n’y avait rien, que des marais, comme son port sur la mer. Beaucoup d’ouvriers sont venus creuser le canal et en 1871 cette nouvelle voie est ouverte avec son pont écluse qui permet aux bateaux de passer du Rhône à la mer. Le Rhône n’étant pas navigable pour les grosses péniches, les gros bateaux au niveau de son embouchure, ils empruntent l’écluse pour rejoindre l’anse de Carteau et rejoindre la Mer. […] Alors le port de plaisance qu’il y a ici, à l’origine c’était un grand port marchand. Tous les gros bateaux de bois d’Afrique, de céréales venaient y décharger, c’est pour ça qu’il est très large, par ce qu’il est également un port de retournement. » - Employée de l’office du tourisme Port Saint Louis du Rhône

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Fig 22 Golfe de Fos, IGN

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1 La ville de Port-Saint-Louis a été créé autour de son port en 1904.


Dans les années 60, ce système portuaire et marchand excentré gagne en force et marque un nouveau tournant pour le delta. « En 1962, le port autonome de Marseille fait l’acquisition de terrains situés à proximité de l’étang de Berre pour y installer un vaste port pétrolier capable de recevoir les supertankers dont les tonnages sont trop importants pour leur permettre d’accoster dans les ports de la région » (Gras, 2010, p.228). Les vastes étendues marécageuses du Golfe de Fos se livrent à une poldérisation gigantesque. La poussière de vie qui tapissait jusque-là le monde sous-marin surgit soudain à la surface pour venir assouvir nos fantasmes extractivistes. Solidifiés, les contours du rivage sont par la même occasion redécoupés, formant les darses de la nouvelle porte du pays. Les fonds marins sont raclés, « dragués », pour accueillir dans celles-ci les nouveaux géants de la Mer.

1 Néanmoins son écluse ne peut pas être empruntée par les grosses péniches par temps de vent par ce qu’elle n’est pas suffisamment large.

La darse n°1 se greffe directement au bras du Grand Rhône par le canal du Barcarin1. A la marge du delta, ce seuil si instable, le gigantisme industrialo-portuaire du Golfe de Fos fait l’effet d’une secousse. Il marque un renversement dans le récit des paysages de l’embouchure du Rhône et concrétise enfin une charnière forte entre Lyon et Marseille. Pour autant, les conséquences environnementales qui résultent du dragage et de la circulation de si gros navires interrogent sur la finitude d’un tel système de navigation. Par ailleurs, les dynamiques sédimentaires propres au territoire du delta conditionnent encore une crainte de se retrouver piégé par les fonds sableux et un risque d’ensablement au niveau des ports.

Fig 23 Cargos et pointe du They de la Gracieuse, Google Satellite Fig 24 Cargo de 400 mètres qui s’apprête à entre dans la Darse n°1 du Port de Fos, Google Satellite 49


Une terre de naufrages A Port-Saint-Louis-du-Rhône, les évènements de naufrages rythment encore le paysage et marquent profondément les imaginaires des habitants. « Aujourd’hui la société de sauvetage en mer est régulièrement obligée d’intervenir à l’embouchure par ce qu’il y a des bateaux qui se retrouvent échoués. C’est qu’ils n’ont pas fait attention alors qu’à l’embouchure il n’y a que des bancs de sables. C’est régulier, c’est tous les ans et c’est à toutes les saisons, et c’est pour ça qu’ici on les appelle « les plaisanciers du dimanche ». *rire*. C’est un passage particulier par ce qu’il n’y a pas suffisamment de tirant d’eau et que les bancs de sable bougent en permanence. C’est très aléatoire, il y a des jours où l’eau va être miroir et d’autres où c’est des flots incessants de courants. » - Employée de l’office du tourisme Port

-Saint-Louis-du-Rhône

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Plus stupéfiant encore, je réalise que si la morphologie spécifique du territoire engendre des naufrages, ces évènements hors du commun façonnent en retour l’allure et l’équilibre du territoire. Cette piste m’offre une nouvelle lecture de l’important crochon sableux qui protège Port-Saint-Louis-du-Rhône ainsi que l’entrée dans le Golfe de Fos. Les sédiments se seraient progressivement agglomérés autour des épaves présentes au niveau de l’embouchure, dessinant au fil du temps sa nouvelle ossature. Plus encore, le rôle des épaves dans la constitution de ce prolongement protecteur, aurait inspiré les stratégies mises en place par la suite pour le consolider et l’allonger. De façon accidentelle ou volontaire, les épaves de bateaux sont les fondations particulières de ce morceau de territoire aussi mouvant que mystérieux.


Fig 25 Porte-conteneur Evergreen échoué dans le canal de Suez, le commerce mondial au ralenti, Actualités du 25 Mars 2021, © EPA/MAXP

Bordé par la Plage Napoléon faisant référence au naufrage du navire du même nom, l’avancée marécageuse de Port-Saint-Louis est ponctuée de « theys1 » qui cristallisent l’imaginaire de cette fusion entre la géographie et les évènements saisissants d’un paysage navigué. Par ailleurs, cette protection co-construite commence à céder sous les frappes de la mer. Sa fragilité grandissante réveille peu à peu l’inquiétude à l’égard de l’ensablement des ports qu’elle protégeait jusque-là.

Quelles nouvelles épaves pourraient se blottir dans le golfe après un tel renversement du paysage ? Comment le temps du delta s’arrêterait autour de ces nouveaux naufrages ? Le remaniement à venir de ce territoire fait de nouveau une place à l’imaginaire d’un navigation prise au piège par le delta immergé, à la résurgence d’autres paysages émergés. Enfin, je me demande qu’elle armature de protection serait déployée pour éviter une telle métamorphose du Golfe ?

1 Iles basses d’origine alluvionnaire, apparaissant à l’embouchure du fleuve. Elles sont parfois éphémères mais peuvent petit à petit être rattachées à la terre ferme.

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Le risque d’ensablement du port Le risque d’ensablement du port est particulièrement croissant à l’extrémité Ouest du delta au niveau du Grau du Roi. Cette pression sédimentaire s’explique par le sens du courant dominant, appelé « dérive littorale », ou encore « courant ligure ». D’Est en Ouest, il contribue au remaniement morpho-sédimentaire latéral du territoire et aux contrastes des paysages du littoral deltaïque. Derrière les dunes de la plage de l’Espiguette qui témoignent d’une forte accumulation sédimentaire à ce niveau du delta, le port de plaisance du Grau du Roi est menacé de se transformer en monticule sableux. L’avancée sédimentaire pourrait se prolonger jusqu’à renfermer la baie. L’excès de sable à cet endroit a déjà été déplacé à plusieurs reprises vers les plages en déficit. Aujourd’hui, il est également envisagé de prolonger la digue existante au niveau de la Pointe de l’Espiguette pour espérer « protéger » la baie.

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Fig 26 Golfe de Fos, IGN 52

Face à cette dynamique à l’œuvre, les pistes d’adaptation imaginées restent alors toujours aussi mécaniques et frontales. Epis et digues parsèment le littoral. A certains endroits ils apparaissent comme des fantômes décrochés du rivage, balayés et engloutis par la mer. Malgré cette armature rocheuse, les particules du delta restent indomptables, elles dérivent au gré des courants et perpétuent le spectacle de l’érosion, de l’accumulation, du remaniement du rivage. L’instabilité du delta transcende nos efforts. Alors que le courant de dérive littoral façonne le rivage de ce territoire particulièrement malléable, j’imagine alors que la morphologie de celui-ci peut aussi constituer un élément de lecture des courants. Pour éclairer cette piste, je me tourne vers une analyse réalisée par Manon Besset dans le cadre de sa thèse. Il s’agit d’une étude comparative de l’évolution morphologique de l’embouchure du Grand Rhône, du Petit Rhône et du Nil au niveau de la pointe de Rosette sur la période 1970-2015.


Elle y décrypte une dissymétrie initiale1 au niveau des embouchures qui est conforme à la force principale exercée par la dérive littorale. Cependant, je porte une attention particulière à la transformation du régime de courant qu’elle conclut finalement de l’évolution morphologique des embouchures sur la période étudiée. « Au cours de la période d’étude, les trois embouchures divergent dans leur évolution. […] Concernant l’embouchure du Petit Rhône, c’est l’angle en rive gauche qui diminue, alors que celui de la rive droite reste le même. Dans les deux cas, l’évolution conduit à une atténuation de la dissymétrie observée dans les années 1970 : l’angle des littoraux de part et d’autre des embouchures s’égalise progressivement jusqu’en 2015, ce qui suggère la disparition d’une dérive littorale dominante, avec une possible mise en place de dérive bidirectionnelle. » (Besset, 2017, p.343)

Cette nouvelle tendance du régime des courants n’apparaît dans aucune de mes autres lectures et n’a pas été évoquée non plus lors de mon enquête menée sur le terrain. Cette transformation est probablement encore trop discrète pour attirer l’attention de tous. Assez mystérieuse, cette découverte constitue pour moi une nouvelle source de projection des possibles de ce littoral. Le nouveau courant vient fouler le rivage, arracher et déposer les sédiments selon un nouveau schéma. Je me demande alors comment ce nouveau sens de circulation de l’eau, donc des particules en suspension va métamorphoser les plages ? Les portions les plus érodées aujourd’hui accueilleront-elles les dunes et les paysages de l’accumulation de demain ? L’épaisseur sableuse au niveau de la plage de l’Espiguette sera-t-elle dispersée, dissoute et effacée de ce territoire ? Quels seront les paysages d’une nouvelle ère de distribution latérale des sédiments ? Peut-être que ce nouveau courant ne changera finalement rien, qu’on oubliera de le mentionner dans le récit d’un delta disparu.

1 Pour exemple, dans les années 70, on peut noter que l’embouchure du Grand Rhône possède un angle littoral (mesuré par rapport au linéaire côtier) plus grand sur la rive droite que sur la rive gauche. 53


Naufrage d’un radeau commun Intimement lié à des systèmes plus vastes, l’espace du delta contraste parfois si fortement avec ce qui l’entoure qu’il semble s’en détacher. Objets de curiosités et convoitises, les deltas restent des territoires marginalisés par leur géographie, intérieurement fragmentés par l’eau. Aux confins de ce système finalement insulaire1, les êtres vivants s’organisent et façonnent l’espace pour y maintenir leur existence. Dans des régimes de lutte et d’harmonie singulières, ils cohabitent et se partagent les fragments du delta mais jusqu’à quand ? Pour faire écho au témoignage d’Adam rapporté au début de ce mémoire, j’interroge ici la singularité avec laquelle le territoire participe à la construction de ses civilisations, mais également la façon dont il raconte aujourd’hui l’état de nos sociétés. Le radeau Le delta m’inspire la figure d’un radeau. Le radeau est éminemment plat et la vie à bord dépend de son adéquation avec l’eau. Comme construction, il incarne à la fois la sophistication, la maîtrise d’une technicité particulière mais également un aspect assez rudimentaire et fragile. A la différence d’un navire plus élaboré, il renvoie particulièrement à l’imaginaire d’une embarcation en proie aux forces qui la font dériver. Comment l’équipage s’adapte à cette incertitude latente pour faire durer l’aventure ? Quels déséquilibres proviennent de l’embarcation, quels sont ceux qui se créent à bord ?

1 Qui est empreint d’un usage particulier, d’une mentalité particulière, forgés par l’isolement. Définition issue du Dictionnaire du Trésor de la Langue Française Informatisé, d’après le TLF du CNRS Lorraine, 1994 54

Fig 27 Vallée du Nil, Egypte, Google Satellite


L’équipage Dans l’immensité aride du désert Egyptien, la luxuriance du delta et de la vallée du Nil se révèle, il y a plusieurs milliers d’années déjà, comme une infime superficie favorable à l’installation humaine. « Le Nil est en quelque sorte le « créateur » du territoire utile du pays (4% du territoire national) occupé par 96% de la population totale » (Ayeb, 2001, p.138). Ce sont les risques et les opportunités liés à l’eau qui organisent de tout temps la vie des sociétés dites « hydrauliques ». A travers elles, on peut lire à quel point l’eau peut fédérer la cohésion ou le déchirement d’un delta. Les habitants des deltas se sont majoritairement construits autour d’une « agriculture de conquête » en raison d’un contexte à la fois favorable et extrêmement incertain. La présence de l’eau constitue une incroyable opportunité agricole et motive le développement démographique du territoire. Mais l’utilisation de celle-ci incarne un « défi ancestral » en raison de l’irrégularité de son abondance et son degré de salinité extrêmement variable. L’adaptation à un tel territoire a alors nécessité une ingéniosité sociétale particulière autour de cette ressource. L’eau a tissé des liens de solidarité indispensables, comme dans le delta du Nil où les fellahs1 assurent ensemble les tâches les plus ardues. L’eau comme lien immuable entre les hommes devient une poésie qui transcende les époques et qui tient encore aujourd’hui une place importante dans nos imaginaires.

L’apport du sociologue Bernard Picon à partir de l’exemple de la Camargue, permet de comprendre l’origine et la forte propension du métayage dans tous les deltas. Véritable constante de ces territoires singuliers, dans l’exemple du Nil aussi, la parcelle n’appartient pas au fellah qui la cultive mais à un riche propriétaire absent. Sur ce point, je porte une attention particulière à la traduction spatiale du maillage agricole et sur la façon dont il peut contribuer à la cohésion sociale du territoire. Contrairement au delta du Rhône, la taille de la parcelle est extrêmement réduite2 dans le delta du Nil. Elle est souvent abordée par le prisme de la rentabilité des récoltes et de la précarité qu’elle induit au sein de la population. Mais cette différence de maillage se traduit également par une autre échelle dans le paysage. Un paysage de proximité ? Ainsi cette géographie particulière peut inviter à la naissance d’une certaine solidarité et d’une aventure collective mais également conditionner une grande solitude ou précarité.

Pourtant, les caractéristiques du milieu deltaïque cristallisent également une forme de distanciation avec le sol et avec l’autre. Cette agriculture de conquête « soumise aux aléas de l’extraordinaire résistance du milieu physique, ne peut s’exercer sans un apport massif de capitaux extérieurs nécessaires à sa mise en valeur. On a là un début d’explication de l’absence de communautés rurales en Camargue. […] De plus l’improductivité agricole du sol […] impose la grande propriété et donc l’éloignement des mas les uns par rapport aux autres, et ne favorise pas les contacts déjà rendus difficiles par l’absence du réseau routier. Cette forme sociale particulière qu’est l’appropriation du sol, sous forme d’une structure foncière latifundiaire aurait donc à voir avec les caractéristiques naturelles du delta du Rhône. » (Picon, 2020, p.57).

1 Nom des paysans egyptiens 2 Quatre fellahs sur cinq sont obligés d’avoir une autre activité car la surface dont ils disposent inférieure à deux hectares pour 93 % d’entre eux. A peine suffisant pour nourrir une famille, même au bord du Nil. (Homme & Plantes, 2014, p.28) 55


Fig 28 Parcelles cultivées dans le delta du Rhône, échelle 1. 20 000, Google Satellite Fig 29 Parcelles cultivées dans le delta du Nil, échelle 1. 20 000, Google Satellite 56


L’abordage La répartition spatiale des habitants révèle le caractère déterminant de l’eau dans l’organisation du territoire. La manière de s’installer dans le delta traduit des stratégies d’adaptation établies à partir d’une compréhension fine des caractéristiques de cet environnement. De manière générale à l’échelle d’un delta, « les levées naturelles concentrent pour leur part les plus forts peuplements, car on y est à l’abri des crues et des typhons, […] ». (Aubry, 2004, p.8). Comme évoqué précédemment, on retrouve une plus forte densité humaine au niveau de l’apex où se trouvent le plus souvent les grandes villes et les terres les moins salées. Pour autant, cela n’exclut pas la position plus risquée de grandes villes maritimes ainsi les petites et moyennes villes jouent un rôle majeur dans la structuration de l’espace hydraulique dans le reste du delta1. Mais, à une échelle plus fine, Bernard Picon démontre également le lien entre installation humaine et opportunités liées au fleuve dans le delta du Rhône. Pour exemple, « le manque de matériaux de construction sur ce delta alluvionnaire et le fait que marécages et inondations encore fréquentes interdisent toute création d’un réseau routier correct président à l’implantation des mas2 le long des deux bras du fleuve, seul axe de transport pratique.» (Picon, 2020, p.56). Ainsi, jusqu’aux pierres3 de construction des façades, le paysage de ce delta et aussi celui d’un ailleurs permis par le fleuve. D’une façon complémentaire, la proximité du fleuve procure une grande fertilité du sol. Pour en tirer parti, les pratiques s’hybrident entre l’agriculture et l’élevage et évoluent au rythme du fleuve.

Pour assurer une meilleure productivité agricole, les modifications les plus courantes sont de l’ordre du déboisement des bourrelets alluviaux, de l’assèchement des dépressions fluvio-lacustres, du réseau de drainage et d’irrigation. Le delta renvoie alors particulièrement à l’imaginaire d’un espace co-construit, où l’instabilité du milieu a fait naître des stratégies d’adaptation. Dans le delta du Nil, comme dans le delta du Rhône, le maillage d’un incroyable réseau d’irrigation et de drainage ainsi que les édifices de protection contre les inondations venant du fleuve ou des entrées d’eau salées venant de la mer laissent entrevoir l’énergie et l’ingéniosité qu’il a fallu déployer pour s’adapter à un tel territoire. A travers celui-ci on peut lire la poésie d’une aventure ancestrale, d’un défi quotidien. Pompée dans le fleuve, l’eau douce irrigue les cultures et lave les sols salés pour accueillir les cultures. D’innombrables canaux orchestrent le cheminement de l’eau de réserve, de l’eau excédentaire, de l’eau rejetée car chargée de sel. Ce maillage rectiligne de canaux donne une armature particulièrement au territoire. Naturel ou anthropique, l’imaginaire du delta a beaucoup à voir avec celui de la ramification et du cheminement de l’eau. Mais évidemment, « le dessin de ces réseaux dépend de la géographie physique des deltas comme des facteurs économiques et sociaux de leur établissement. » (Verger, 1991, p.758). Dans le delta du Rhône, le système d’irrigation ne transporte pas les limons du fleuve. En privant celui-ci de sa divagation et en lui imposant un système qui apporte uniquement l’eau aux champs, la fertilité que le fleuve offrait aux plaines agricoles a disparu.

« Les meilleures terres, les bourrelets alluviaux, sont consacrés à l’agriculture, les terres en jachère ou les plus basses, à l’élevage. Chaque domaine en Camargue est en effet à cheval sur un bourrelet alluvial et inclut les marais périphériques. La mise en valeur agricole consiste à exploiter ces différents terrains de façon complémentaire, à coloniser ces bourrelets alluviaux au fur et à mesure de leur formation, à gagner des terres cultivables sur les marais ». (Picon, 2020, p.66)

1 D’après MALAURIE, 1994 2 Nom répendu en Provence pour désigner une maison rurale ou une ferme.

3 « Les pierres de Beaucaire » utilisées pour la construction des mas sont acheminées par bateau pour pallier le manque de matériaux de construction dans le delta.

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Des cultures spécifiques sont également utilisées pour tenter de pallier ou de s’adapter au taux de salinité élevé du sol en raison de la proximité avec la mer. « Dans le delta du Rhône, on cultive du riz au niveau des micros-topographies les plus basses pour dessaler ces sols. C’est souvent une rotation de riz, blé, tournesol... » - Nicolas Bonton Dans le delta du Nil, la culture du palmier dattier s’est profondément développée avec l’augmentation des surfaces salées ces dernières années. Mais sa généralisation a engendré une offre supérieure à la demande qui a fait écrouler les prix des dattes et donc l’économie locale. Sur cette culture repose les derniers espoirs d’apports en protéines. La salinité des sols a mis le palmier dattier au cœur des circuits alimentaires locaux, précaires, mais a également apporté la présence d’une ombre fraîche et précieuse sur ce territoire. Des vastes étendues de riziculture dans le delta du Rhône jusqu’au couvert de palmiers dattiers dans le delta du Nil, les paysages agricoles nous parlent de l’eau salée qui s’immisce par capillarité et cristallise la surface du sol d’un delta. Alors que sa géographie le rend extrêmement perméable à la rencontre des eaux, l’équilibre écosystémique du delta se dit dépendre de la dissociation des eaux douces et salées. L’espace du delta est une interface entre terre et mer donc un monde saumâtre ? « Oui mais c’est l’alternance de zones douces et de zones salées qui fait la richesse et la beauté des paysages. La vie du delta dépend de cet équilibre des eaux... » - Nicolas Bonton Le témoignage de Nicolas Bonton rencontré à l’étang du Scamandre nous rappelle que les ramifications anthropiques (types canaux, digues, …) sont l’image d’un « combat ancestral » voué à la maîtrise des eaux. Les milieux d’eau saumâtre accueillent des écosystèmes très spécifiques et riches, mais assurer la dissociation des eaux c’est aussi façonner la mosaïque du delta. De plus, il nous rapporte le sentiment suivant « On a plutôt plus d’attrait pour les zones humides douces que salées. Leurs roseaux et leurs poissons sont valorisables. » - Nicolas Bonton

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Le site où nous avons échangé parle particulièrement de cette intéraction entre les canaux artificiels et milieux humides dans la mesure où son existence est liée au percement du canal de Beaucaire à Aigues-Mortes. Le canal des Capettes qui l’alimente également en eau, tient une place particulière dans l’imaginaire de Nicolas Bonton. Il attire mon attention sur le fait qu’il a été construit dans le sens opposé à celui de l’écoulement gravitaire. Voilà un exemple parmi toutes les technicités motivées par la place de l’eau douce sur ce territoire. A l’échelle du delta, on remarque une répartition des activités très clairement définie par la présence de l’eau douce et de l’eau salée. En ce sens, les paysages du delta du Rhône témoignent d’une importante dichotomie nord-sud. « Agriculture au nord de l’ancienne côte flandrienne, activités marginales au sud stérilisé par la présence du sel : pêche, pâtures d’animaux semi-sauvages auxquels se superposeront au cours des siècles des activités industrielles (salins), puis des activités tertiaires (protection de la nature, recherche scientifique et tourisme). » (Picon, 2020, p.35). A une échelle plus fine, on remarque également que la morphologie des domaines agricoles témoigne d’une adaptation à la contrainte de salinisation. La dimension des domaines augmente proportionnellement à la salinité, comme pour compenser la contrainte. Ainsi, le maillage de l’espace aménagé par l’homme n’est pas homogène dans l’ensemble du delta, il reste intimement lié à la spécificité de son socle. Longtemps resté agricole, le développement industriel s’est intensifié dans ces deltas en complexifiant, de fait, le système de gestion de l’eau engendrant alors de nouveaux conflits. Au 19ème siècle dans le delta du Rhône, une nouvelle perspective économique apparaît et transforme l’espace deltaïque. « L’industrialisation, notamment dans le secteur de la chimie, provoque une demande importante de sel à usage industriel. M. Merle, fondateur de la société Pechiney qui a, entre autres, des besoins en sel pour son usine de Salindres dans le haut Gard, rachète [...] la presque totalité de la basse Camargue, d’où vont progressivement émerger les salines de Salin-de-Giraud » (Picon, 2020, p.87).


L’exploitation salinière s’installe ainsi dans la partie sud et lagunaire du delta, grâce à la disponibilité en eau salée et à l’évaporation favorisée par le climat. Cela implique néanmoins une métamorphose du paysage ainsi qu’un bouleversement de la gestion de certaines réserves d’eau du delta : « La tendance au dessalement qui avait prévalu jusque-là au sud du delta se renverse alors au profit de la recherche du taux de salinité des eaux les plus élevées possible dans le Vaccarès et les étangs inférieurs. […] l’activité agricole et activité salinière constituent des affectations complémentaires d’un espace caractérisé par le dynamisme conflictuel des eaux douces et des eaux salées » (Picon, 2020, p.84) Alors que les agriculteurs et la Société Péchiney se déchirent autour de l’utilisation de cet étang, l’explorateur émerveillé lui, ne se doute probablement pas de cette dimension conflictuelle qui infuse silencieusement l’espace, comme les prémices d’une guerre de l’eau.

1 « Création d’une ville industrielle ex nihilo au sud-est du delta […] La population, qui atteint rapidement quatre mille personnes, doit être importée, la Camargue étant jusqu’alors insuffisamment peuplée pour satisfaire aux exigences du travail industriel. » (Picon, 2020, p.88)

D’étonnants parcellaires industriels donnent un élan plus rectiligne au delta, une nouvelle trame. Ici, des parterres liquides et subtilement rosés dessinent un quadrillage où chaque « table » représente une unité d’une dizaine d’hectares. Les bras métalliques surplombent de hauts monticules aussi blancs que le ciel. Bien plus discret, un important système de pompage achemine l’eau de la Méditerranée dans ces salines, seul moyen de remplissage en l’absence de marée. Comme un évènement dans cette portion désertique du delta, une ville, ex-nihilo parait-il1. Des logements ouvriers avec leurs jardins privatifs attenants se suivent et se ressemblent. Eternelle répétition de briques partiellement dissimulées par l’épaisseur des allées de pins. Une halte nécessaire et agréable à l’approche du couvre-feu2.

2 En temps de covid-19, il est indispensable de voyager avec quelques adresses de gîtes, surtout dans un delta où l’on s’égare probablement plus facilement qu’ailleurs.

N 0

1

2 km

Fig 30 Parcellaire cadastral 2013, Géoportail 59


Le contexte hydraulique particulier du delta permet d’accueillir une diversité remarquable de milieux humides et fédère un lien très fort entre l’installation humaine, l’occupation des sols, le développement des activités et la ressource en eau. Mais dans l’ombre d’une relation intime au socle, les sentiments d’injustice et de dépossession ancrés dans ces sociétés n’ont fait que s’accroître avec le temps. La présence de l’eau à l’origine de la construction de ces sociétés est également la source des plus fortes inquiétudes contemporaines. Les systèmes d’aménagement et de gestion qui se sont déployés dans ces territoires impliquent de nombreuses fragmentations spatiales, risques et conflits autour de la question de l’utilisation et du partage de la ressource en eau douce. Les inquiétudes liées à l’équilibre des « eaux » et à la pérennité des activités et des milieux culminent aujourd’hui avec les conséquences du dérèglement climatique et de la crise environnementale. Les nouvelles dynamiques à l’œuvre transcendent la dimension insulaire de certains conflits et créent des interactions fortes avec des influences ou des territoires plus lointains. Vivre au rythme du fleuve, vers la fin d’un mythe ? L’origine mystérieuse et la fluctuation du niveau du fleuve a fait naître de nombreuses légendes et récits dans les deltas. L’exemple du delta du Nil illustre à quel point le fleuve, a pu être magnifié ou réinterprété. « Le Nil ne naît pas en Egypte. Ne pas savoir précisément d’où il venait – la découverte de ses multiples sources est très récente ce qui amplifiera la vision déifiée et magnifiée de fleuve, dont les crues et les décrues en font le véritable « maître du temps ». » (Hommes & Plantes, 2014, p.24) En effet, il conditionne la vie, l’agriculture suit le rythme des crues et décrues. Forme de pouvoir, la dynamique insaisissable du fleuve est longtemps restée déguisée. La légende raconte que les pharaons étaient les ordonnateurs des niveaux de l’eau dans le delta. « Très tôt, des nilomètres sont mis en place tout au long du fleuve : ces puits munis d’escaliers permettent de mesurer la hauteur de la crue ou de la décrue, qui régit les semailles, l’arrosage et la récolte. Sous la garde des prêtres, les nilomètres étaient rigoureusement cachés aux laboureurs afin de laisser croire aux liens étroits existant entre le pharaon et les dieux. » (Homme & Plantes, 2014, p.25)

1 Dans la suite de ce mémoire, une partie est dédiée aux périodes d’étiages et d’inondations du Rhône 2 « Formée en 1997, la Commission mondiale des barrages a publié son rapport en 2000 – Sans minorer les « services considérables (rendus) au développement dans plus de 140 pays », elle a pris acte pour la première fois au niveau des institutions internationales des cri-

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L’ « enchantement » de ce récit prend fin avec la cruelle famine qui frappe l’Egypte en -43 av.JC à la suite d’une raréfaction des crues deux années consécutives. Mauvais pharaon ou vrai fleuve ? Théoriquement, le fleuve c’est le maître d’orchestre du delta ; loué pour les limons qu’ils déposent, détesté pour ses inondations dévastatrices ou ses périodes de sécheresse qui rependent le chaos économique et la famine. On peut se demander ce qu’il reste des sursauts du fleuve aujourd’hui dans les deltas et dans l’imaginaire de leurs habitants ? Quels rapports nous entretenons avec un fleuve que l’on pense mieux connaître ? Dans le delta du Rhône, Nicolas Bonton parle encore d’un équilibre dépendant du fleuve et d’une vie rythmée par le « calendrier de l’eau », par les hautes et basses eaux du Rhône1. Mais aux aménagements favorables à l’augmentation de la surface disponible et à la rationalisation de l’eau, s’ajoute l’ambition d’un contrôle total de l’aléa fluvial en amont. De plus en plus démesurées, les stratégies d’aménagement modifient profondément l’équilibre des milieux et les paysages deltaïques, effaçant progressivement les logiques d’occupation locale les plus adaptatives. Au-delà des systèmes de digues et de canaux locaux, la pérennité deltaïque se heurte aujourd’hui, aux rêves et aux cauchemars des édifices construits en amont dans la vallée, les barrages2. Le grand renversement La stratégie hydropolitique égyptienne3 et la création du Haut barrage d’Assouan à la frontière sud du pays illustrent un changement de paradigme. Ce Haut barrage d’Assouan incarne les prouesses techniques mises en œuvre au nom de « l’irrigation pérenne » de l’Egypte. Grâce à l’étude d’Habib Ayeb, il est intéressant de comprendre, que cet édifice né comme une opportunité dans un contexte géopolitique, économique et sanitaire défavorable. En amont d’un barrage préexistant4, s’érige cette nouvelle forteresse de béton de 111m de hauteur et de 3,6km de largeur. Cet ouvrage modifie considérablement les paysages et le fonctionnement de ce territoire. Avec ce barrage, il est question de s’assurer une certaine indépendance politique, un essor économique grâce au développement industriel, mais également de garantir une sécurité alimentaire

tiques d’ordre social et environnemental faites aux grands barrages » (Aubry, 2004, p.93) 3 D’après l’étude d’Habib Ayeb, il s’agit de la stratégie adoptée par Nasser dans un contexte géopolitique menaçant à la suite de l’indépendance du Soudan en 1956, vécue comme une menace et une véritable « amputation » hydroterritoriale.

4 Barrage construit en 1902 à Assouan à l’époque de la domination britannique.


à son pays en proposant un stockage pluriannuel des crues. « En 1964, le Nil, certes toujours majestueux, a cessé d’être le fleuve capricieux et arrogant pour devenir un grand canal dont le débit est désormais déconnecté du rythme naturel régi par les précipitations sur ses sources. » (Ayeb,2001, p.139). Auparavant de l’ordre de 4 milliards de mètres cubes d’eau, la capacité de stockage en eau du pays passe à plus de 165 milliards après la construction du barrage. La réserve en eau du Lac Nasser s’agrandit à mesure que les risques de l’aléa fluvial menaçants pour les cultures et les habitants du delta diminuent. Mètre cube par mètre cube, l’irrigation devait être rationnalisée pour permettre l’augmentation des rendements dans un contexte où il était presque impossible d’accroître la surface agricole. Mais dans les faits, comme le montre le film de Luc Riolon intitulé Delta du Nil, la fin du miracle, d’importantes conséquences environnementales ont été engendrées ou accentuées par la présence de ce barrage qui représente aujourd’hui une menace. Piégés au fond du lac Nasser, les limons si emblématiques du Nil ne se déposent plus dans le delta. Ils ont été massivement remplacés par des intrants chimiques1 qui détruisent les écosystèmes des sols et ne les protègent pas de l’érosion. Quant à l’eau utilisée pour l’irrigation, on note que le fleuve « récupère vers l’aval des eaux qui ont servi à l’irrigation des villes et des industries et qui se sont lourdement chargées de polluants divers. (Ayeb,2001, p.144). ». Cette situation conduit à une impasse alimentaire et environnementale ; à la pollution des cultures2 s’ajoute la disparition presque totale des poissons qui constituaient une des seules ressources du pays. Dans l’ombre d’une prétendue « maitrise de l’eau », la canalisation excessive du fleuve, l’excès d’irrigation3, le manque de drainage et l’obsolescence des ouvrages bousculent l’équilibre du delta tout entier. On note des circonstances aggravantes similaires dans la plupart des deltas. Elles se traduisent par une grande vulnérabilité face aux risques de crues et à la submersion marine qui s’accentuent avec le changement climatique. En voulant s’affranchir de l’aléa naturel des hautes et basses eaux qui régit le delta, les sociétés hydrauliques se sont noyées.

1 Majoritairement produits dans les industries qui se sont développées grâce à l’électricité produite par le Haut barrage d’Assouan. 2 « Avec une moyenne de 319 kg d’engrais à l’hectare, ce qui constitue un record dans les pays du tiers-monde […]. Toute l’exportation égyptienne de pommes de terre (de l’année 1999-2000) s’est vue refuser l’accès aux marchés européens pour cause de forte concentration en produits chimiques. » (Ayeb, 2001,p.144)

Le delta habité s’affaisse4 tandis que l’eau salée gagne du terrain. Elle frappe de plein fouet les littoraux où l’homme tente encore de lui faire face, là où il a déjà perdu d’avance. Le paysage se modifie au gré des stratégies d’expérimentations qui s’y déploient. Du spectacle d’une lutte très mécanique et frontale des digues, à la tentative de stabilisation dunaire ; c’est « Comme si l’homme contrôlait mal un espace qui lui échappait, et sur lequel sa domination reste toujours partielle et inégale » (Braudel, 2017, p.192). Des villes fantômes marquent déjà le début d’une stratégie de repli, d’acceptation de la montée des eaux. Comme à son habitude, le rivage se transforme et témoigne d’un renversement de situation. Alors que les deltas sont les « berceaux des civilisations », nos sociétés contemporaines font disparaître les deltas.

3 D’après l’étude d’Habib Ayeb, dans le delta du Nil, un hectare de terre agricole qui ne demande pas plus de 4000 à 5000 m3 par an en reçoit plus de 7 000 à 8 000. Un gaspillage, aggravé par l’insuffisance du drainage, qui a provoqué la remontée de la nappe phréatique, laquelle a entraîné la salinisation des terres et une baisse significative des rendements.

4 Accélération de la subsidence du delta en raison de la diminution de l’apport sédimentaire du fleuve Fig 31 Le littoral d’Alexandrie et la digue de la Pointe de Rosette, extrait du film de Luc Riolon, Delta du Nil la fin du miracle, 2008

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L’image d’un monde à la dérive

Comme si tout y était plus intense qu’ailleurs c’est précisément vers les deltas, ces marges oubliées de notre Terre, que l’on peut se tourner pour mesurer ce qui vient, ou pour tenter de comprendre ce qui est déjà là. Les deltas donnent à voir un monde qui se délite. Un monde où l’homme a osé meurtrir un socle commun. Un monde où l’homme a échoué en voulant s’émanciper des forces de la Terre. Le delta comme point névralgique d’un territoire, le delta du Fleuve Rouge pris pour cible Le delta peut être perçu comme le point névralgique d’un territoire. C’est ce que raconte le delta du Fleuve Rouge1 qui a été pris pour cible par l’armée américaine impliquée dans la guerre civile vietnamienne. Avec une densité de population des plus importantes d’Asie, installée sur une portion inondable du territoire, il représente une point d’attaque stratégique. En effet, à partir du printemps 1965, les attaques aériennes sur le réseau de digues et des ouvrages hydrauliques (barrages, écluses…) de la partie basse du Fleuve Rouge se succèdent. Il est question de plusieurs centaines à milliers de frappes annuelles. Ces attaques seront brièvement suspendues de 1968 à 1971 avant de reprendre à partir du mois d’avril 1972. L’approche de la saison des crues explique l’intensification des bombardements d’ouvrages ainsi que la peur immense qui infuse le delta du Fleuve Rouge. La stratégie militaire déployée témoigne d’une lecture attentive de la géographique du delta qui fut, conformément à ce qu’il pouvait y avoir de plus destructeur, particulièrement attaqué dans sa partie basse (à l’Est). Contrairement à la partie haute du delta, où la plupart des villages sont perchés sur les bourrelets alluviaux créés par l’alluvionnement du fleuve, dans la partie basse du delta

1 Le Fleuve Rouge se jette dans le Golfe du Tonkin (mer de Chine méridionale) à hauteur de la ville de Haïphong. 62

de très nombreuses habitations se trouvent dans les étendues submersibles qui se déploient entre les bourrelets alluviaux. Majoritairement orientées vers cette partie du delta, les bombardements visaient la destruction des ouvrages de la façon la plus insidieuse et cruelle qui soit. En effet, les spécialistes, qui analysent les cartes de ces bombardements à la fin de cette guerre, attirent l’attention sur le fait que les impacts de bombes soient décalés de quelques mètres des ouvrages visés. A cette distance, des fissures se créent au sein des ouvrages et représentent un risque élevé de rupture une fois soumis à une pression plus importante des eaux en période de fortes pluies. De cette façon, il était question de noyer les habitants du delta en s’efforçant de brouiller les pistes et de masquer la véritable intention de ces attaques. Alors qu’il était question d’anéantir le territoire en s’attaquant à son delta, celui–ci ne fut finalement pas inondé. Portés par une force collective, les paysans du delta réussirent tant bien que mal à réparer les digues endommagées. Par ailleurs, la mousson qui devait jouer un rôle majeur dans ce plan meurtrier fut particulièrement faible cette année-là. Conformément à cet apport moindre en eau au niveau de son bassin versant, le fleuve ne connut pratiquement pas de grande crue durant l’été 1972. Ciblé pour sa vulnérabilité géographique, le delta du Fleuve Rouge fut épargné par le climat, cette force imprévisible, insaisissable.


Une force de résilience deltaïque à moyen terme, le rebond du delta du Mékong Entre 1964 et 1975, la surface du Vietnam rasée à l’Agent Orange. Ce puissant défoliant est utilisé par l’armée américaine dans le but de faire disparaître le couvert forestier pour pouvoir cibler la population plus facilement et par la même occasion l’anéantir en détruisant ses cultures. Privé de son écrin végétal, le pays est méconnaissable. Durant cette décennie de massacre, la morphologie du delta du Mékong change brutalement. Il se livre à une érosion violente car les dynamiques qui conditionnent l’équilibre du territoire sont bouleversées. Privé de l’apport de sédiments et des mangroves qui stabilisaient jusque-là le littoral, le delta recule et commence à s’effacer. En un temps record, le delta du Mékong illustre le rapport de cause à effet direct entre des actions anthropiques de ce type et la potentielle disparition de ces morceaux de territoire.

Delta du Fleuve Rouge

La planche suivante propose une immersion dans cette métamorphose soudaine. La composition proposée est réalisée à partir de documents d’archives poignants (vue aérienne des pulvérisations, plans de vols des opérations de pulvérisation du territoire…), d’une vue satellite récente du delta du Mékong fournie par la Nasa et d’extraits analytiques de la thèse de Manon Besset. Dans son étude, elle s’appuie sur cet exemple pour révéler le rebond géomorphologique d’une capacité de résilience deltaïque à moyen terme. Mais cinquante ans plus tard, le delta du Mékong interroge aussi la résilience à long terme face à d’autres formes d’attaques, plus discrètes, plus latentes. Les aménagements contemporains de nos territoires raisonnent comme de nouvelles menaces pour les deltas. Est-ce qu’une résilience deltaïque est possible quand le bouleversement de l’équilibre des territoires s’étale dans le temps ? Comment les deltas survivront-ils dans un monde qui continue de meurtrir la Terre ? Peut-être qu’ils nous subsisteront.

Delta du Mékong

Fig 32 Les deux deltas du Vietnam

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80 millions de tonnes

écocide

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Vers un monde sans delta ? A l’altitude zéro et sur de vastes étendues, les deltas donnent à voir l’impact imminent de la montée des eaux et le spectacle de leur disparition. Le delta du Gange-Brahmapoutre-Meghna au Bangladesh qui représente les deux tiers de la surface de son pays, en est un exemple extrème. Ce delta fait l’objet d’une étude d’impact très récente1, dans laquelle les scientifiques annoncent pour la première fois des scénarios prospectifs (à l’horizon 2050 et 2100) de la montée des eaux à une échelle régionale. En tenant compte des mesures locales et de certains paramètres déterminants comme l’affaissement des sols, le verdict est deux fois plus alarmant que ce qu’annonçaient jusque-là les scénarios du GIEC. En 2100, la montée des eaux devrait atteindre 85 à 140 cm, ce qui représente des milliers de kilomètres carrés engloutis en raison de l’absence de topographie du territoire. « Le lent grignotage des terres cultivables les rivières dans le delta du Gange-Brahmapoutre déplace en moyenne chaque année 30 000 personnes2. » Mais l’échelle des transformations dont il est désormais question menace la vie de plus de 100 millions d’habitants de ce delta. Nous voilà dans l’ère des naufragés. « Ombre de lui-même, ce delta si parfait se rétrécit, une façon de s’effacer peu à peu de la carte » (Aubry, 2004, p.85) Mais qu’est-ce qu’un monde sans delta ?

1 Travail publié dans la revue américaine PNAS le 6 janvier 2020, Laboratoires impliqués : laboratoire Littoral, environnement et sociétés (CNRS/La Rochelle Université), Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (CNRS/IRD/ CNES/Université Toulouse III – Paul Sabatier), Laboratoire de recherche en géosciences

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et énergies (Université des Antilles), BRGM Orléans, Institute of Water and Flood Management (Bangladesh University of Engineering and Technology), ainsi que l’Université d’Ohio (États-Unis) et l’Académie chinoise des sciences.

2 FANCHETTE, 2004


Fig 33 Delta du Gange-Brahmapoutre-Meghna , Bangladesh, 2003 © NASA, Jesse Allen, Earth Observatory

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Partie 2. Le tumulte des eaux dans le delta du Rhône

En première ligne face aux dérèglements de notre époque , les deltas sont de plus en plus assaillis par les hautes et basses eaux. On dit qu’ils sont amenés à disparaître, mais l’ampleur de cette transformation dépend aussi de leurs singularités. Chaque système deltaïque a sa propre réactivité et résistance face aux évènements. Fleuve canalisé, digues, dunes, épis, brise-lames, îles artificielles, raclage du fond marin proche-côtier, géotextiles submergés, plage de galets, les deltas se transforment à mesure que nous essayons de lutter contre la mouvance qui leur est propre. Ces ouvrages de « protection » ou de « stabilisation » se succèdent et s’accumulent à mesure qu’ils se révèlent insuffisants voire dangereux. Quels espaces serons nous prêts à céder à la mer ? au fleuve ? Finalement, qu’en est-il de la transformation contemporaine du delta du Rhône ? Quelles situations spatiales appuient la perception d’un socle mouvant. Quels rapports entretient-on avec un territoire qui accélère sa métamorphose ? Les éléments de réponses proposés émergent principalement de récits « locaux », recueillis dans le cadre de l’enquête menée auprès des « personnes ressources ». Auprès d’elles, il est question d’affiner ma compréhension de ce territoire, d’échanger autour de ces processus de transformations, des projets d’aménagement ou de gestion qui naissent dans ce contexte d’incertitude, des nouvelles approches du delta que l’on peut construire ensemble.

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Une métamorphose accélérée des paysages

Il me semble que le delta aspire particulièrement à parler de la manière dont l’eau transforme d’une façon éphémère ou progressive le paysage. « Quelles situations spatiales, indices du quotidien ou souvenirs, incarnent pour vous un exemple de métamorphose contemporaine du delta ? »

vers 6000 av J.C vers 3000 av J.C vers 1500 av J.C vers 50 av J.C vers 1500 aujourd’hui

N Fig 34 Évolution du trait de côte du delta du Rhône, d’après Morisseau 2017 70

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Transit sédimentaire dominant Secteur stable Secteur en accrétion (+5 à +20 m/ an entre 2000 et 2004 ) Secteur en érosion ( -5 à -15 m/ an entre 2000 et 2004 )

Fig 35 Une érosion séquencée, d’après la carte de la dynamique littorale (2000-2004) produite par le PNRC en 2006 71


Fig 36 Delta du Rhône, écume de nouvelles spatialités

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Un territoire d’écumes A l’horizon, la mer se transforme en une voluptueuse matière Des poussières de terre, se mélangent aux bulles salées De minces nuages aquatiques se forment Ensemble, ils font osciller le large Charriée dans le creux de ses vagues, l’écume est propulsée dans les dunes, au-delà de la digue Elle s’immisce avec aisance entre les grains de sable Les îlots existants se désagrègent ils s’effritent, dérivent, au rythme de ces ondes éparses qui s’apprêtent à dessiner de nouveaux contours La mer reprend place dans ce monde ambulant Le Golfe accueille d’innombrables radeaux L’écume se prélasse sur un fragment de plage avant de repartir ou de rester un siècle encore Mystérieusement compacte et volatile Elle efface Elle révèle Quelques sept mille ans finalement si éphémères Une éternité passée à édifier un delta, le second de la Méditerranée Elle s’apprête à l’engloutir, à retrouver son ancien rivage Au petit matin la mer est calme, Elle avance à reculons L’écume s’estompe dans l’immensité sombre Les bateaux vont et viennent à nouveau Naviguent une parenthèse tumultueuse Les oiseaux tourbillonnent dans un ciel dégagé L’écho de leurs chants résonne jusqu’aux Alpilles Dans cette bulle silencieuse, réside un incessant brassage

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La digue engloutie Halte matinale aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Le calme qui sillonne les ruelles annonce une nouvelle facette de l’année pour ce village en proie au tourisme saisonnier. La propriétaire du café de la place partage ses profondes inquiétudes quant aux retombées économiques du Covid sur l’activité locale. Elle m’avoue la déception qu’elle a ressentie en constatant une hausse des prix de la seule grande surface ouverte durant le confinement. A demi-mots, elle dit profiter de ce semblant de prospérité retrouvée, mais elle laisse paraître une peur du lendemain saisissante. Un chocolat chaud plus tard, j’arrive à la plage du bout de l’allée. Les minces rayons de soleil font scintiller la crête des vaguelettes de la Méditerranée. Dans le silence de ce matin d’octobre, l’ondulation de la mer s’attelle à son lent travail d’érosion. Alors que je la regarde emporter d’infimes morceaux de la plage, la carte de l’Etat-major me revient à l’esprit. Deux cent ans de grignotage ont fait disparaître la proue avant du village. Voilà que la mer s’empresse de rogner le mince cordon sableux restant. Le nouveau front littoral est armé de digues et d’épis. L’eau s’immisce dans les énormes blocs de granit apposés là pour amoindrir la force des tempêtes, pour retenir d’infimes particules. Mais qu’elle est réellement la résistance de cette armature ? L’eau salée frappera-t-elle un jour à la porte du café ? Sillonnera-t-elle un jour les ruelles d’un village englouti ? Recouvrira-t-elle les rez-de-chaussée d’algues et de petits crustacés ? Arrachera-t-elle ce fragment de delta ? Au bout de l’avancée rocheuse qui me fait face, deux minuscules silhouettes se dessinent dans

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l’immensité du ciel. A mesure que j’avance, je commence à distinguer l’attirail de pêche qui les entoure. Les pêcheurs, quels meilleurs témoins oculaires de la métamorphose en cours ? La passion qui les anime, les place aux premières loges de ce lent spectacle. Ils occupent probablement ce point fixe depuis longtemps. Affirmatif. Ils me parlent des indices à travers lesquels ils perçoivent la métamorphose du rivage. Ils me racontent d’abord leurs souvenirs d’une puissante tempête qui a noyé le village en 1985. « C’était impressionnant, l’eau est remontée très loin, jusqu’à la station essence ». La submersion brutale du village a marqué leurs esprits pour toujours. Au fil de la discussion, ils abordent l’état de la digue sur laquelle nous sommes, comme un indice de la transformation en cours. « Tu vois la flèche là-bas dans l’eau ? Quand ils ont construit la digue il y a quelques années, elle allait jusque làbas. Mais toute cette partie a déjà été engloutie. Le niveau de la mer monte et elle gagne en force ». Cinq ou six épis plus loin en direction de l’embouchure du Petit-Rhône j’interroge à nouveau des pécheurs. Ces deux là ne constatent aucune progression particulière de la mer ces dernières années. « La Méditerranée elle est vaste hein, elle ne peut pas s’élever d’un coup comme ça… ». A leurs côtés, un garçon d’une dizaine d’années lance ses premières lignes. Que racontera-t-il dans trente ans ?


Fig 37,38 Silhouettes de pécheurs sur les digues des Saintes-Maries-de-la-Mer

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Fig 39,40,41 Cabanes flottantes à Port-Saint-Louis-du-Rhône 76


Les cabanes flottantes

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Les dunes instables

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« Le delta est particulièrement mouvant. Il est incroyable de s’imaginer qu’à l’âge de Fer le village du Cailar était un port. Un décalage de 15km permet de se figurer que la Camargue c’est des lagunes de terre et des bourrelets de mer. Aujourd’hui, l’exemple marquant qui me vient à l’esprit c’est celui des brèches à l’Espiguette pendant une tempête. Une entrée de mer, qui frappe, qui transperce les dunes lentement établies, qui les efface. » - Aude Javelas

Fig 42,43,44 Dunes de la plage de l’Espiguette 79


Un laboratoire à l’heure du changement climatique

Le delta comme précieux laboratoire. Mesurer, pour anticiper la portée des changements globaux. Expérimenter, pour essayer de sauver ce qui peut encore l’être. Pour explorer cette dimension du delta, cette partie s’articule principalement autour du témoignage d’un expert, Patrick Grillas, directeur de recherche de la Tour du Valat. Il s’agit d’une la station biologique reconnue mondialement dans le domaine de l’ornithologie mais également comme institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes. Blottie dans les anciens méandres du Rhône d’Ulmet, la Tour du Valat occupe un site qui inspire particulièrement à parler de la façon dont le territoire est susceptible d’être remanié par l’eau. Mesures des dynamiques à l’œuvre, quelles révolutions de nos outils ? Le changement climatique bouleverse la temporalité de l’eau et donc celle des évènements du delta et des caractéristiques de ses milieux. En effet, « l’équilibre fragile entre les écosystèmes terrestres et aquatiques d’eau douce et salée est menacé par les changements climatiques qui modifieront à la fois les précipitations, l’évapotranspiration, le débit du Rhône et le niveau de la mer1. » Pour se saisir de ces nouvelles dynamiques à l’œuvre on compte beaucoup sur l’utilisation de nouveaux outils, notamment à partir des progrès technologiques de la télédection. Patrick Grillas confirme que les cartes réalisées dans le cadre du projet SWOS (Satellite-based Wetlands Observation Service)2 permettent désormais d’appréhender la temporalité de l’eau à l’échelle du delta. Les relevés de terrains sont précieux mais ne peuvent pas être envisagés à une telle échelle. Mais c’est bien à une échelle aussi globale que se jouent les réels enjeux contemporains ce qui renforce l’intérêt des nouveaux outils utilisés.

1 https://tourduvalat.org/actions/ecopotential/ 2 Financé par la Commission européenne dans le cadre des programmes de recherche Horizon-2020. 80

« On peut désormais mesurer l’eau présente dans le sol partout dans le delta, même si c’est un endroit inaccessible ou qu’il est recouvert d’une épaisse végétation » - Patrick Grillas. Au-delà de la donnée elle-même, l’objectif est d’affiner la compréhension du fonctionnement du territoire. Il est question d’identifier les espaces sur lesquels s’exercent les plus fortes pressions pour envisager des projets ou des mesures de gestion les plus cohérents et efficaces possibles. Sur un temps plus long, ces relevés satellites accessibles via des plateformes interactives3 permettront probablement de témoigner des plus spectaculaires transformations du territoire. Alors que nous allons connaitre des transformations sans précédent, il est rassurant de voir nos outils de mesures évoluer, mais l’utilisation de l’outil cartographique doit également être interroger. Nos cartes s’appuient aujourd’hui sur des référentiels géographiques fixes et des méthodes cartographiques extrêmement normées qui permettent une grande précision, mais banalisent aussi notre façon de percevoir l’espace. La cartographie fait également appel au champ de la représentation mais peut-être un outil de compréhension en soi. Dans ce but, elle est un outil familier du paysagiste concepteur. A la fois précise, sélective et subjective, elle peut être utilisée pour appréhender d’une façon plus sensible les singularités et les hypothèses de transformations d’un territoire. Dans cette équation, nous aurions sans doute quelque chose à gagner de la plus grande perméabilité entre nos disciplines.

Détails du projet https://tourduvalat. org/?fbclid=IwAR1K-DASbTXhBHKw3tRg5jolpI2g4XdCOvwzCjIIn4jpKDFOUopTNh42Qt8 et portail interactif http://portal. swos-service.eu/mapviewer/detail/1.html


N 0

1

2 km

Fig 45 Durée d’inondation des zones humides de Camargue en mois par année pour la période 2015-2017, Projet ECOPOTENTIAL 81


Temporalités des hautes et basses eaux

Transformations « Brutales »

Transformations « Progressives »

Hautes Eaux

Submersion marine (tempête) inondation (crue)

Niveau de la mer de plus en plus haut

Basses Eaux

Pénurie d’eau douce à la pompe, Sécheresse

Niveau d’étiage du fleuve de plus en plus bas

Temporalités

HE

HE

BE

BE

tendances actuellestendances prospectives

+

+

Vers une distorsion de ce qui nous entoure

+

+

+

+

+

+

+

Fig 46 La double temporalité du territoire

Le contexte de changement climatique amène à une relecture des temporalités des hautes et basses eaux dans le delta. La synthèse ci-dessus invite à distinguer deux types de transformations, les transformations soudaines qui sont récurrentes et très lisibles dans le territoire et les transformations plus progressives, supposées moins perceptibles. Cette distinction explique en partie la tendance générale de focalisation sur les « enjeux à courts termes » au détriment de ceux à « longs termes ». +

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+

+

Cette dimension prospective s’articule autour de l’incertitude des données, de la multiplicité de scénarios envisageables. Projetées à un horizon 2050-2100, les dynamiques du territoire peuvent paraître plus insaisissables. Mais le fait de sous-estimer le poids de ces tendances à long terme amène à s’enfermer dans des pistes de projets déjà dépassées ou qui s’avèreront très vite obsolètes.


Explorer la double temporalité de l’eau sur ce territoire c’est aussi réaliser que les métamorphoses « périodiques » ou de l’ordre de l’ « évènement exceptionnel » seront plus fréquentes, plus intenses. Elles doivent aujourd’hui être appréhendées en fonction des transformations générales du delta qui modifieront de façon « permanente » ses paysages et ses milieux.

«digues insubmersibles» «digues d’été»

protection frontale des habitations

Fig 47 Modèle du système de protection du Rhin, d’après l’esquisse de Patrick Grillas

« Pour limiter le risque d’inondation, on peut s’inspirer du système de digues de protection du Rhin. En Camargue ils sont en train de prévoir un léger recul des digues du Petit Rhône, mais les mesures imaginées sont trop faibles par rapport à ce qui nous attend. » - Patrick Grillas « A court terme, il y a un enjeu de salinisation à la pompe. Les périodes d’étiages sont de plus en plus importantes et quand il n’y a plus assez d’eau douce dans le fleuve pour irriguer, il y a une importante destruction des cultures. […] D’ailleurs, avant il y avait des pointes rocheuses dans le chenal, elles faisaient un obstacle naturel à la remontée saline en période d’étiage, mais au fil du temps on a supprimé ces points durs du fleuve pour pouvoir le naviguer […] Le problème c’est que le changement climatique et la diminution des glaciers modifient le niveau d’étiage du Rhône. Plus son niveau sera bas, plus il faudra remonter haut dans le territoire pour pomper l’eau douce. C’est ce qui est envisagé pour l’instant… ». - Patrick Grillas « Au niveau des Saintes-Maries-de-la-Mer, la transformation est très claire. Entre 1880 et aujourd’hui, il y a eu une réduction de deux kilomètres de la plage, mais les municipalités ici refusent de voir cette réalité. […] ce qui amène à mettre à en place des stratégies surprenantes. Aux Saintes-Maries-de-laMer ils remplacent le sable fin par des galets pour empêcher l’érosion du littoral. Bon face à ça nous on ne sait plus quoi faire... - Et les habitants eux ils en pensent quoi ? - Hum… ils ne savent plus trop qui croire, ils pensent que c’est l’Etat qui viendra les sauver » - Patrick Grillas

Dans ce territoire à deux vitesses et aux singularités subtiles, les hautes et basses eaux se confondent. L’incertitude peut l’emporter et paralyser les tentatives d’approche globale d’un territoire « tumultueux ». Malgré l’objectivité de certaines mesures, l’enquête menée sur le terrain révèle que la perception de ce renversement et des métamorphoses en cours est assez contrastée parmi les acteurs du territoire. « Problématiques imminentes », enjeux « à long terme », incertitudes quant à l’emprise spatiale des transformations, dénis de leurs existence… Un décalage est en train de se créer entre les dynamiques à l’œuvre, la perception de celles-ci et le temps nécessaire à la mise en place de stratégies d’adaptation. Quelque part, ce contexte tumultueux amène à repenser profondément notre façon d’habiter. Alors que tout s’accélère, le réel enjeu est sans doute de prendre le temps de lire et de comprendre le territoire qui nous entoure. L’exemple de recul du trait de côte « maitrisé » à l’est du delta et l’expérimentation spatiale de la lagune amorce une évolution vers de nouvelles façons d’aménager un territoire que l’on regarde différemment. Dans la récente édition de son célèbre ouvrage L’espace et le temps en Camargue, le sociologue Bernard Picon nous renvoie aux propos de François Fouchier, délégué régional du Conservatoire du littoral, qui déclare ceci : « L’erreur est de penser que la Camargue que nous connaissons depuis la fin du XIXe siècle allait perdurer, or la Camargue n’a jamais été statique. Au fil des siècles, le lit du Rhône se déplaçait, des territoires ont été perdus sur la mer, d’autres gagnés ». (Picon, 2020, p.308)

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13 14 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19

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Le Grau du Roi Aigues-Mortes Saint-Laurent-d’Aigouze Aimargues Le Cailar Vauvert Beauvoisin Saint-Gilles Bellegarde Fourques Beaucaire Vallabrègues Saint-Pierre-de-Mézoargues Boulbon Tarascon Arles Saintes-Maries-de-la-Mer Saint-Martin-de-Crau Port-Saint-Louis-du-Rhône

11

9 7 4

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5

2

18

16

6 3 17

1

19

2018 Les intercommunalités se substituent aux communes

1993, 1994

1997

Inondations du delta (multiples brèches)

SIDRHEMER

2003

150 000 ha Périmètre d’intervention

Crue centenale1 du Rhône Inondation du delta

1999

SYMADREM

débit 11 500 m3/s > 1700 m3/s en moyenne à la tête du delta

Syndicat Mixte Interrégional d’Aménagement des Digues du Delta du Rhône et de la Mer

2004 PLAN RHÔNE Stratégie interrégionale de gestion du risque d’inondation

220 km de digues fluviales Protection contre le risque d’inondation

30 km d’ouvrages maritimes

350 ouvrages traversants

Gestion du trait de côte

38 ouvrages de ressuyage

Réalisation de digues résistantes à la surverse (50 cm au-dessus de la crue millénale2 )

Evacuation des eaux après inondations

+

2020 GEMAPI3

Talus renforcé avec des enrochements bétonnés

Transfert de compétences sur le territoire dit du « grand delta du Rhône »

Gestion des Milieux Aquatiques et Prévention des Inondations

ACTUALITÉS Les régions PACA et Occitanie & le département du Gard se retirent du Syndicat

Projet d’élaboration d’une Stratégie Interrégionale d’Intervention sur le Littoral4 (érosion, submersion)

Stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte, mise en place en 2012

Fig 48 SYMADREM, une évolution liée aux évènements ( dispositifs récents du Plan Rhône et du GEMAPI ) 84

1 et 2 Crue dont la probabilité d’appartition chaque année est respectivement de 1/100 et 1/1000

+

Volonté de créer un

PLAN LITTORAL

& définir un programme d’action à court, moyen et long terme

Elévation du niveau marin à partir des hypothèses du GIEC pour 2100 (+43 à +84cm)

3 La « Compétence GEMAPI » est une compétence juridique nouvelle (2018) qui vise à promouvoir une gestion intercommunale de l’eau 4 https://www.symadrem.fr/


La secousse géographique du 3 décembre 2003, la force d’un souvenir Ce que révèle l’inondation L’éloignement d’une compréhension géographique du territoire se traduit sous différentes formes spatiales. Cette forte émancipation peut se traduire par une plus grande vulnérabilité des habitants sur le long terme mais également par des circonstances aggravantes durant la période d’un aléa climatique. C’est ce que révèlent, sur plusieurs points, les inondations successives et de plus en plus fréquentes qui frappent le delta du Rhône. Nous nous appuierons ici sur la plus récente, celle du 3 décembre 2003. Cet épisode « exceptionnel » et « imprévisible » a rétabli avec une grande brutalité des incertitudes liées à la résistance des édifices de protection et à la façon d’occuper le territoire. Néanmoins, cet évènement inoubliable est également un appel à reconsidérer les spécificités géographiques du delta et l’instabilité qui lui est intrinsèque. « Durant les inondations de 2003, il y avait 50 centimètres d’eau dans cette pièce. Pour le coup, c’était une métamorphose rapide, brutale. Ca a marqué les esprits. » - Nicolas Bonton Mon premier passage à l’étang du Scamandre m’a permis de trouver un ouvrage local1, édité dix ans plus tard, qui revient de façon saisissantes sur les causes et conséquences de cet évènement. Suite à un épisode pluvio-orageux qui frappe la région, une brèche s’ouvre au niveau du mas de Petite Argence, situé dans la commune de Fourques proche d’Arles. En raison de la force de l’eau et de la vétusté des ouvrages « la digue a été emportée, laissant un trou béant de 200m de long […]. Ce nouveau bras du fleuve se répand sur les communes de Fourques et de Bellegarde, et se dirige vers Saint-Gilles » (Cavallini, 2013, p.18). La population, profondément marquée, est évacuée à temps, tandis que les récoltes se noient. « Le choc fut d’autant plus brutal que la conscience du risque s’est perdue au fil du temps, et avec elle l’habitude de se prémunir et donc de s’adapter aux crues ». (Aubry, 2004, p.23)

Cette rupture de digue vient effectivement heurter l’illusion d’une maîtrise de l’aléa fluvial qui infuse ce territoire depuis très longtemps. « Les digues de protection contre les inondations et la mer des aménagements sont connus à l’époque romaine en Arles et dans le delta, et des digues de terre sur les berges (levées) sont érigées dès le moyen-Âge. Souvent détruites lors des fortes crues, elles sont connectées, rehaussées et réputées insubmersibles à partir de 1860. » (ZABR, le Rhône aval en 21 questions, 2012, p.20) Le Rhône est contraint, sur la quasi-totalité de son cours, à ne plus s’étendre latéralement ce qui renforce ainsi la charge vers l’aval. Comme évoqué précédemment, la position surplombante de son chenal principal par rapport à sa vaste plaine deltaïque facilite la propagation des inondations vers les secteurs les plus éloignés2. De surcroît, certaines communes du delta (comme celles concernées par cette inondation) ont été construites sur un des « bras morts » du fleuve. Cette position est extrêmement contradictoire avec la dynamique intrinsèque d’un fleuve, qui se déverse spontanément dans son ancien lit quand les conditions hydrologiques sont aussi extrêmes. De plus, « le non-entretien des ouvrages, et donc leur fragilisation depuis quelques décennies, était aussi dû à ce décalage symbolique qui a engendré à son tour un décalage gestionnaire. Décalage symbolique parce que l’image de nature avait gommé l’artificialité des lieux et fait « oublier » l’existence même des digues. » (Picon, 2020, p.240). Sur ce socle presque parfaitement plat et aux exutoires réduits par l’endiguement du littoral, l’eau des inondations semble avoir stagné pendant une éternité. A posteriori, ce tumulte des « hautes eaux » amène à repenser l’armature du territoire et la façon de l’occuper. Une fois le sol réssuyé, la végétation et les habitants respirent à nouveau. On s’agite alors à repenser un système de drainage plus efficient en cas de crues ; une troisième voie pourrait-être ouverte vers la mer3. Mais oserait-on ressusciter durablement le rôle du Rhône mort ? Laisser une place au spectacle de la divagation du fleuve ?

1 Rédigé dix ans après les faits par Yvan Cavallini, conseiller municipal de la mairie de Fourques. 2 Pour exemple, au cours de cette inondation l’eau a progressé jusqu’aux marais des Baux à plusieurs kilomètres à l’Est d’Arles

3 « C’est le canal par lequel, à une autre époque, les barges venaient chercher le vin local, ajoute un agriculteur. Il se situe le long des salins du midi, aujourd’hui fermé, sur huit kilomètres. L’idée serait de le faire passer dans le domaine, de le curer et de s’en servir comme exutoire supplémentaire » (Cavallini, 2013, p.86)

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Poésie d’un instant inondé

Synergie amont-aval

Derrière la menace du fleuve se cache une forme de fascination. Un épisode d’inondation marque à jamais le calendrier du delta et la mémoire de ses habitants. « Depuis ma jeune enfance, le Rhône m’a toujours fasciné, même si des années plus tard, ne percevant plus les choses de la même façon, il m’a aussi parfois inquiété. En novembre 1951, au cours des inondations, le Rhône est venu jusqu’en haut des digues. […] Et là seuls, sans bouger, au milieu de cette immense étendue d’eau, les bruits que nous percevions s’amplifièrent : on entendait les flots venir frapper contre la barque, plus loin, d’énormes troncs d’arbres roulaient à grande vitesse dans les eaux boueuses et bouillonnantes du Rhône. Le fleuve charriait également toutes sortes d’objets et de matériaux […] Blottis à l’avant de la barque avec mon cousin, nous contemplions ce spectacle hallucinant qui nous laissait sans voix. Nous étions à la fois inquiets au milieu de ces remous, mais aussi très heureux d’avoir pu les approcher de si près. ». (Cavallini, 2013, p.5) Dès le préambule de son livre sur les inondations du 3 décembre 2003, on comprend le double visage du risque. L’inondation c’est une rencontre hors du commun avec la force du fleuve. Cette rencontre d’enfance, motive Yvan Cavallini, des années plus tard, à écrire pour nous transmettre l’intensité d’une « nuit blanche et un jour vécus au rythme de la montée des eaux ». (Cavallini, 2013, p.22)

A plus grande échelle, cet évènement réveille le lien immuable entre l’amont et l’aval comme la vulnérabilité particulière du delta. A ce sujet, Patrick Grillas, insiste sur la spécificité du contexte climatique dans lequel évolue le delta du Rhône, sur la pression susceptible de s’exercer aux portes du delta du Rhône. Le contexte climatique du Golfe du Lion est connu pour engendrer de violents orages. Sous ces contraintes spécifiques, le régime torrentiel des affluents « cévenols » et alpins méridionaux peut engendrer d’importantes crues. Alors, la proximité de la confluence avec la Durance rend le « Bas Rhône » (entre Beaucaire et la mer) particulièrement sujet à de brutales inondations. Elle apparaît comme « l’affluent le plus important », capable d’amplifier les crues d’amont en durée et en débit. La confluence de la Durance avec le Rhône au niveau d’Arles laisse-t-elle une marge de manœuvre suffisante pour s’en prémunir ? L’incidence spatiale de ce type de crue morphogène invite à reconsidérer la gestion de l’eau à grande échelle. Commençons à trouver, en amont, des façons de veiller sur le delta1.

Dans cette métamorphose éphémère du delta, nait un lien inoubliable. L’espace du delta engendre des évènements qui font émaner des récits. Les récits, eux, transcendent le temps et l’espace pour faire perdurer cette attention portée à la vivacité du territoire, pour véhiculer un nouvel enchantement de ce qui nous entoure.

Au point le plus bas du bassin versant, le delta apparaît comme base d’une arborescence territoriale. Insaisissable ? Captivante. Rappellons par ailleurs que la « mer » a besoin des inondations de ses fleuves. « Les apports du Rhône sont une source importante de matière pour le golfe du Lion et la Méditerranée occidentale. Les crues importantes génèrent jusqu’à 80 % des apports solides L’essentiel de la charge sédimentaire en suspension transite par le Grand Rhône lors des crues. Les fractions les plus fines (limons, argiles), exportées au large, occupent la plus grande partie des fonds, depuis la zone côtière jusqu’au bassin profond. Elles jouent un rôle essentiel dans les apports en nutriments et en contaminants au milieu marin. » (ZABR, le Rhône aval en 21 questions, 2012, p.13) S’atteler à lutter drastiquement contre ce type d’évènements reviendrait une fois encore à envisager pouvoir entraver l’équilibre du monde. Adaptons nos territoires en veillant à préserver leurs processus évolutifs. Adaptons-nous, en renversant nos imaginaires ?

1 Pour parvenir à trouver de nouveaux concensus, on peut noter l’intérêt d’une lecture, concertée, à l’échelle des bassins versants telle que celles déjà mises en place dans le corps scientifique. Voir Zone Atelier Bassin du Rhône https://www.zabr.assograie.org/ 86

Fig 49 Bassin versant du Rhône


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Un territoire vulnérable à l’élévation du niveau de la mer L’attention semble majoritairement se porter sur les fluctuations de l’eau du fleuve, tandis que la mer gagne plus « discrètement » du terrain. La position du delta comme interface entre système fluvial et système littoral incite à réfléchir à l’action conjuguée de ces forces à partir d’une analyse de la morphologie actuelle du littoral. Un manque de matière Comme évoqué précédemment, le fleuve c’est l’eau douce mais également la disponibilité sédimentaire essentielle au développement deltaïque et à la stabilité littorale. La montée du niveau de la mer et l’accélération de l’érosion, c’est une conséquence d’un réchauffement global mais aussi un indicateur du déséquilibre propre au bassin versant du Rhône. La progression récente de la mer dans le delta du Rhône, révèle avant tout un manque de matière. « Avec un déficit de 700 000 m3 par an, le bilan sédimentaire du système littoral s’avère négatif depuis 60 ans, induisant un recul moyen de 4 m par an du linéaire côtier. Cette chute des apports sédimentaires expliquerait jusqu’à 75% du recul du rivage. » (Morisseau, 2017, p.210) Selon Patrick Grillas, ce déficit provient plus particulièrement des aménagements du cours de la Durance1 qui piègent plus considérablement les sédiments que les « barrages au fil de l’eau » présents le long du Rhône. La raréfaction de sédiments à l’échelle des trois bassins versants rattachés au delta engendre actuellement une subsidence de celui-ci de l’ordre de 0,8mm/an. Cet affaissement le rend particulièrement vulnérable à une augmentation du niveau de la mer estimée à 4,5mm/an par le marégraphe de Marseille sur la période 2013-2018 (contre 2mm/an au cours du 20ème siècle). L’évolution chronologique de ces relevés, sur lesquels s’appuient ce chercheur durant notre entretien, confirment par ailleurs l’importante accélération de ce phénomène durant les cinquante dernières années.

Aménagements hydrauliques de la Durance 2 12ème siècle. Début des prélèvements en Durance 1907. Création de la Commission Exécutive de la Durance pour gérer ces prélèvements 5 janvier 1955. Loi relative à l’aménagement de la Durance et du Verdon. EDF est chargé de la gestion régionale de la ressource en eau ; irrigation des cultures, alimentation en eau des villes et des usines, production d’énergie hydraulique Réserve de 450 millions de m3 dans des « barrages réservoirs » + canal usinier ( l’eau est dérivée entre le barrage de Serre-Ponçon et l’étang de Berre ) Dans les années 90. 3600 millions de m3/an d’eau douce et 700 000 tonnes/an de sédiments fins sont rejettés dans l’étang de Berre et non dans le Rhône Mesures de restrictions Aujourd’hui. 1200 millions de m3/an d’eau douce et 60 000 tonnes/an de sédiments fins sont encore dérivés dans l’étang de Berre Les flux de la Durance qui arrivent au Rhône représentent entre 500 et 5 000 millions de m3/ an d’eau douce et environ 2 millions de tonnes de sédiments fins. Demain ?

1 Les nombreux aménagements hydro-électriques et gravières perturbent fortement le transit sédimentaire jusqu’au delta du Rhône 2 D’après ZABR, le Rhône aval en 21 questions, 2012

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Durance

Rhône

Delta

Un manque d’espace de mobilité Il existe un lien immuable entre la morphologie littorale et l’emprise de l’eau sur le territoire. La côte dentelée du delta est éminemment façonnée par les hautes et basses eaux, mais une transformation forte de celui-ci peut modifier en retour leurs impacts spatio-temporels. Pour exemple, la morphologie du littoral connait une saisonnalité liée à celle de la mer (variabilité annuelle des phénomènes météorologiques et marins type vent, houles, tempêtes…). En contrepartie, sa morphologie joue un rôle important dans la capacité du delta à résister à la pression exercée par cette pression saisonnière. « Les plages “maigrissent“ naturellement en hiver au profit des barres sableuses infralittorales qui les “engraissent“ en retour en été. Cet échange, signe de “bonne santé“ du système, exige un espace de mobilité (de battement latéral) suffisant, estimé en Camargue à 100m, entre la mer et la dune, afin d’amortir efficacement les houles hivernales, faute de quoi le système, déséquilibré, subit une évolution régressive. Sur les secteurs bien alimentés en sable, la cicatrisation spontanée intervient au cours des mois suivants. En revanche, sur les secteurs enrochés (car déjà déficitaires), les équipements de “protection“ aggravent le plus souvent l’impact des fortes houles. » (Morisseau, 2017, p.208)

Un changement de paradigme La perception de cette tendance régressive à l’échelle du delta n’est pas forcément évidente à percevoir. Et pour cause, l’érosion du littoral ne s’effectue pas de façon homogène dans le temps et dans l’espace. Elle dépend des contrastes des paysages du littoral mais a également tendance à les accentuer. Certaines portions du delta se délitent pendant que d’autres s’ensablent. Il peut alors être assez difficile de se projeter à long terme dans l’hypothèse d’une régression généralisée de l’espace deltaïque. Du moins, ces contrastes invitent à imaginer, dans un premier temps, une transformation hétérogène du territoire et d’identifier les espaces les plus fortement concernés. Les quelques témoignages rassemblés lors de cette enquête permettent d’esquisser différents scénarios. En raison de l’absence presque totale de topographie dans la partie basse du delta, pour plusieurs de mes interlocuteurs un « engloutissement quasi-total de la Camargue » est envisageable. Mais à un horizon plus proche, ils attachent également de l’importance au fait que cette progression de la mer pourrait tenir compte de certaines composantes locales. Ils portent une attention particulière à celles qui, selon eux, participent à la vulnérabilité ou à la protection des différentes communes du delta. « Ici, la montée des eaux c’est quelque chose qui est envisagée oui, mais à long terme. Les cabanons de pêcheurs sont voués à disparaitre, ils ont déjà les pieds dans l’eau. Mais on a quand même huit kilomètres de marge pour protéger le centre-ville. Les Saintes Maries de la Mer disparaitront avant-PortSaint-Louis. Le Rhône, malgré ce qu’on puisse en penser nous protège plus ou moins. Se jetant à la mer chez nous, il nous protège. Comme sur le plan météorologique, des fois il tombe de l’eau de l’autre côté et nous on en n’a pas ou inversement. Il fait une barrière naturelle. » - Employée de l’office du tourisme Port Saint Louis du Rhône

A travers leurs différents propos il est possible d’identifier un changement de paradigme. On s’émancipe progressivement de l’idée que le delta puisse être « fixé » et « protégé » par endiguement et l’on se tourne vers des pistes de réflexions plus proches des spécificités géographiques du territoire.

Fig 50 Aménagement hydrauliques de la Durance

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Au début du siècle, le géomorphologue François Sabatier dénombre près de 200 ouvrages en enrochement entre la pointe de l’Espiguette et l’embouchure du Grand Rhône, soit une occupation de près de 85 % du territoire. Ce type d’ouvrages se sont majoritairement répendus à partir des années 60. Les enrochements des digues s’érodent de plus en plus vite et nécessite des efforts d’entretiens de plus en plus conséquents. Les ouvrages de défense en front de mer sont les plus impactés.

Fig 51 Effacement des épis rocheux entre l’embouchure du Petit Rhône et la Pointe de l’Espiguette ©EID

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Certains d’entre-eux continuent d’être entretenus par les sociétés privées des salins, mais à l’échelle du delta, ces « points durs » sont en train de céder. La pérennité de ce système de « protection » est aujourd’hui fortement remise en question en raison du réel gouffre financier qu’il représente. S’ajoute à cela le fait qu’avec ces quelques décennies de recul, l’efficacité de ce système est de plus en plus décrié et cette volonté de stabiliser le littoral par enrochement se heurte à certaines externalités négatives qui fragilisent finalement le territoire.


« La Camargue est très fortement endiguée. Ces digues peuvent être perçues comme un facteur de stabilisation, des « points durs » du territoire. Mais c’est important de comprendre qu’elles représentent également un obstacle de l’écoulement de l’eau. En cas d’inondations, elles fragilisent le territoire par ce qu’il n’y a pas suffisamment d’exutoires pour libérer l’eau excédentaire. D’ailleurs, l’exutoire principal se situe à côté des Saintes-Maries-de-la-Mer. Pour ces habitants, cela constitue une vulnérabilité supplémentaire à l’eau qui arrive brutalement par la mer mais aussi par le fleuve » - Patrick Grillas

En tant que tel, l’endiguement frontal du littoral ne constitue plus une réponse exclusive et efficace à l’érosion côtière et à la propagation de l’eau salée dans le delta. La dégradation progressive de ces ouvrages de défense peut également être perçue comme l’apparition de nouveaux exutoires, d’un retour à plus de perméabilité avec la mer. A travers leur effacement progressif né le début d’une acceptation de l’élévation du niveau marin. D’après l’expert interrogé, le recul du trait de côte peut être « maîtrisé » par l’action combinée de différentes strates : la dune, la lagune, la digue. Cette proposition encourage l’abondon des digues sur le front de mer et la reformation d’un littoral sableux en arrière de ces ouvrages en cours d’effacement. Le squelette des digues plus en retrait (comme la célèbre Digue à la mer1 gérée par le SYMADREM2) est mobilisé comme composante d’une nouvelle « épaisseur » du littoral. Dans cette perspective, une gestion adaptée de ce type d’ouvrage et un renforcement localisé est envisageable. Au centre de ce système, la lagune peut jouer le rôle d’une « zone tampon » capable de protéger les espaces habités en cas de violente tempête.

1 « En basse Camargue, la digue à la mer est édifiée en 1859 pour limiter les entrées d’eau salée. Elle s’est avérée inefficace de ce point de vue. Cet ouvrage est atteint localement par le recul du trait de côte, auquel il n’offre pas de résistance suffisante ». (ZABR, le Rhône aval en 21 questions, 2012, p.13)

2 Syndicat Mixte Interrégional d’Aménagement des digues du Delta du Rhône et de la Mer (SYMADREM). Fig 52 Phénomène d’«Overwash», reconstruction d’un cordon sableux en arrière des anciennes digues, Etang de Beauduc

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Expérimentations spatiales Ce contexte tumultueux fait naître de nouvelles expérimentations spatiales. Il est tourmenté, mais propice à l’innovation, à la perméabilité entre les disciplines, à l’exploration de nouvelles méthodes. Le changement climatique apparaît comme une opportunité de repenser notre rapport au territoire et notre façon de l’aménager. « L’élévation du niveau de la mer est estimée par le GIEC entre 60cm et 1m à l’horizon 2100. Nous sommes dans l’incertitude. C’est cette incertitude face à l’avenir qui amène au projet, mais selon moi, le projet doit surtout composer avec celle-ci. Il faut que le projet fonctionne si l’eau monte un peu, beaucoup ... qu’il puisse s’adapter à cette variation par un dessin plus souple. La mutabilité de l’espace devient fondamentale dans la méthode même de faire projet, un projet qui se doit d’être échelonné dans le temps par exemple. Dans le delta, se pose la question de ce qui va se « déconstruire » quand la mer va monter, mais aussi ce qu’elle va construire de nouveau...» - Ken Novellas Le rôle de la lagune face au risque de submersion : de la mobilisation scientifique à l’obstacle de l’imaginaire

et biologiques jusqu’à l’étang du Vaccarès (curage de chenaux, d’arasement de digues, de construction ou de restauration d’ouvrage hydrauliques). La lagune possède plusieurs atouts face aux enjeux de notre époque. Elle est un milieu humide précieux (bien qu’en très forte récession à l’échelle planétaire) pour la préservation de la biodiversité et l’équilibre du vivant. Elle joue également un rôle de stabilisation des sols grâce au développement de certains végétaux ainsi qu’à l’absorption de l’eau excédentaire en cas d’inondations. L’acquisition de ce nouveau site permet également d’expérimenter l’utilisation de la lagune comme « zone tampon » capable d’amortir l’énergie des vagues au moment où elles déferlent sur la côte. Pièce maîtresse de ce dispositif de gestion « plus adaptative » du littoral, l’espace lagunaire permettrait de protéger la commune de Salin-de-Giraud sans entraver la perméabilité avec la mer. « Mais c’est une démarche qui peut être difficile à accepter pour les habitants. La lagune est censée protéger les habitations face à l’imprévisibilité d’une tempête et au recul du trait de côte, mais ils la perçoivent comme une plus forte proximité avec l’eau et ça les effraie. On en revient à l’importance et au rôle des imaginaires » - Patrick Grillas

La lagune apparaît comme une proposition récente d’aménagement du littoral pour réduire sa vulnérabilité face à la submersion marine en atténuant notamment la force d’arrachement des vagues. Cette piste est abordée lors du colloque international1 porté sur l’ «Adaptation des marais littoraux au changement climatique » auquel a participé Patrick Grillas en 2018. Lors de notre entretien nous avons eu l’occasion de discuter du projet de la lagune envisagée aux portes du village de Salin de Giraud. Il y a une dizaine d’année, environ 6500 hectares d’étangs et marais appartenant à la compagnie des Salins ont été vendus au Conservatoire du littoral2. La portion concernée a été très fortement aménagée au cours de la seconde moitié du 20ème siècle. Le redécoupage de l’espace par de nombreuses digues peine à pallier la très forte réduction des espaces occupés par les dunes, les plages et les vasières. Plus récemment, les surcotes du niveau marin engendrent de nombreux percements dans les digues ce qui occasionne une reconnexion entre les étangs. Dans le cadre de ce projet de conversion d’anciens salins en zone humide, les interventions visent à renforcer cette restauration des échanges hydrauliques

1 A l’Université de La Rochelle, où le laboratoire LIENSs est une Unité Mixte de Recherche interdisciplinaire qui étudie les enjeux du développement durable en lien avec le littoral https://lienss.univ-larochelle.fr/ 92

2 Presque équivalente à la portion qui reste à l’activité salinière, cette surface est intégrée aux 25000 hectares d’espaces protégés qui occupent le centre de la Camargue.

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2 km

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Fig 53 Le littoral comme interface dynamique, un projet de lagune aux portes de Salin de Giraud


« La Camargue et le delta du Rhône sont directement concernés par les problématiques de l’eau. Trop d’eau et pas assez ! Plutôt que d’envisager de tous s’installer dans les Alpilles, imaginons ensemble des solutions possibles en termes de design. »

Habiter en zone inondable, les expérimentations de l’Atelier Luma Innovations et expérimentations spatiales peuvent émaner de différents champs disciplinaires. Le programme de l’Atelier Luma1 lancé en 2016 à Arles, réalise depuis des workshop très inspirants dans le delta. La démarche de projet repose sur une perméabilité féconde entre le corps scientifique et artistique. Ce programme s’attache à trouver « des solutions locales qui puissent avoir une résonnance globale ». L’atelier Luma s’est inspiré de la mouvance du territoire pour organiser, en mars 2018, un workshop sur l’architecture flottante démontable et l’auto-construction. Elle fut l’occasion d’un échange entre architectes, designer, étudiants internationaux et experts dans les domaines de l’eau et des constructions démontables. Un moment accordé à réfléchir aux nouvelles conditions d’habiter le delta.

1 https://atelier-luma.org/projets?theme=21#tout-les-projets

Fig 54 Atelier de projet « Habiter en zone inondable », Atelier Luma, Arles, 2018 © Joana Luz

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Renouer avec l’incertitude Des scientifiques médiateurs ? Dans cette équation des hautes et basses eaux et de la transformation contemporaine du delta, les « imaginaires » des habitants et des élus joueront un rôle décisif. Les scientifiques essayent en retour de jouer un rôle de médiation auprès d’eux. Pour exemple, le 20 novembre 2017, une journée « Zones humides face au changement climatique » est organisée par l’organisme GREC-SUD1. Il s’agit d’une journée de rencontre entre les scientifiques du GREC-SUD, les chercheurs de la Tour du Valat, les acteurs et citoyens du territoire. Le GREC-SUD est un groupe régional d’experts sur le climat en région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur dont l’objectif principal est un rôle de médiation dans l’optique d’une meilleure compréhension et prise en compte des résultats scientifiques dans les politiques publiques. A l’occasion de cette journée, le rôle de la lagune dans l’adaptation du delta au changement climatique est abordé lors d’une « promenade pédagogique » réalisée le long de la digue à la mer. L’initiative de cette journée et les échanges autour du rôle de la lagune dans l’adaptation du territoire feront la suite l’objet de l’article « Camargue : la nécessaire adaptation face au changement climatique » publié dans le magazine Sans Transition en Mars 20182. En parallèle de ce type d’ateliers de terrain, plusieurs conférences sont réalisées au cours de la journée afin de partager la connaissance scientifique de manière assez « accessible » et mettre en évidence les enjeux environnementaux forts du territoire. Pour exemple, Marc Moulin, hydrogéologue au BRGM3 à Marseille a tenu une conférence4 sur les enjeux d’élévation du niveau marin et des intrusions salines. La publication de cette conférence sur le site internet du GREC-SUD, m’a notamment permis d’avoir accès à cette ressource scientifique pour mieux comprendre les dynamiques des eaux souterraines et subaquatiques. Cet apport sera notamment mobilisé dans une prochaine partie concernant le phénomène de biseau salé qui implique que l’hypothèse de submersion de la Camargue représente un risque de salinisation des nappes phréatiques de ses territoires adjacents.

1 http://www.grec-sud.fr/ 2 Article accessible en ligne http://www.grecsud.fr/nouvelles/presse-la-camargue-face-auchangement-climatique/

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Même si le delta incarne très profondément l’instabilité et le mouvement, il n’est pas évident d’accepter des transformations que l’on connait peu et autour desquelles planent souvent de nombreuses incertitudes. Qui plus est, il en va d’un attachement viscéral à la maison que l’on habite, aux terres que l’on cultive, au sentier que l’on a l’habitude de parcourir. On se réfugie dans l’espoir que l’eau s’arrêtera à la maison du voisin. Une approche globale du territoire semble indispensable pour accompagner le delta et ses habitants à relever les enjeux de notre époque et à s’adapter aux conséquences du changement climatique. Mais quelle sera la temporalité nécessaire à l’adaptation des imaginaires ? A l’occasion de notre entretien, Nicolas Bonton m’informe qu’un chercheur du CNRS, Raphaël Mathevet, pilote justement un groupe de travail sur l’adaptation au changement climatique du delta. Malheureusement, je n’ai pas réussi à le contacter dans le cadre de cette recherche pour l’interroger sur cette démarche de médiation (démarche, périmètre d’action, outils...). Pour autant, Nicolas Bonton m’indique que ce cadre amorce de nouvelles façons d’approcher ces enjeux auprès des populations, comme des jeux de rôles par exemple. « Je pense qu’il faudra au moins 15 ans pour préparer les populations à tout cela » - Nicolas Bonton

3 Bureau de Recherche Géologiques et Minières, établissement public de référence dans les applications des sciences de la Terre pour gérer les ressources et les risques du sol et du sous-sol 4 http://www.grec-sud.fr/outils/les-enjeux-de-lelevation-du-niveau-marin-intrusion-saline/


Fig 55 Une terre d’eau, Panorama depuis la Tour Carbonnière

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Une approche par le paysage ?

CAMARGUE GARDOISE

Démarche Grand Site

Structure gestionnaire

menée depuis 1993

Syndicat Mixte Camargue Gardoise

Paysages

marais, roselières, étangs, marais salants, dunes, sansouires, marais saumâtres

2014

Labellisée Grand Site de France

Reconnaissance d’une gestion conforme au développement durable

Sites de forte notoriété et forte fréquentation

40 000 hectares Mise en oeuvre de projets de préservation de sites et requalification des paysages

4 sites classés

Reconstitution des paysages dunaires Accès réaménagés pour limiter l’impact sur les milieux

7 communes

Panorama RD62 sur les Remparts d’Aigues Mortes

Aigues-Mortes St Laurent d’Aigouze

Site de l’Espiguette (Grau du Roi)

Le Caillar Aimargues

Tour Carbonnière

Vauvert Beauvoisin St-Gilles

Etang de la Ville et ses abords

Ateliers de terrain, concertation avec habitants et élus

Fig 56 Les leviers d’actions de la démarche Grand Site de France 96

Maison du Centre du Grand Site Scamandre

Ecomusée + sentier découverte de la Camargue Gardoise

Lieux de médiation, accueil du public, regard du visiteur


La rencontre avec Aude Javelas, cheffe du service patrimoine, paysage et écotourisme au Syndicat mixte de la Camargue Gardoise, m’éclaire sur les démarches Grand Site1 de France et sur les adaptations qu’il est possible d’envisager dans ce cadrepour accompagner la transformation du territoire. Dans le delta, les communes récemment concernées par ce label Grand Site de France ont décidé de « mettre le paysage au cœur de leur projet de développement communal ». D’après ses mots, aujourd’hui, « faire du paysage, anticiper du paysage, c’est du politique. Ça nécessite un engagement, une adhésion ». Alors dans le cadre de cette mission et dans le périmètre des communes concernées, des comités de pilotages s’articulent autour de « concepts connus » et d’« ateliers de terrain ». Ces ateliers visent principalement à une lecture concertée du paysage. « Ils sont destinés aux habitants et avant tout aux élus. L’objectif est de recueillir, à travers leurs mots, les menaces qu’ils perçoivent. […] D’élaborer des propositions de projet qui visent à prendre soin des éléments de détails, de la finesse du paysage ». D’après les exemples qu’elle évoque, il s’agit par exemple de réfléchir à l’ « intégration paysagère2 » de certains éléments, à l’ouverture de vues, la diminution de l’emprise du stationnement etc… Comme elle, je suis convaincue qu’il continue d’être important de réfléchir à des réponses extrêmement localisées et rapides à mettre en place. Mais il me paraît aujourd’hui indispensable de veiller à la résonnance et à la cohérence entre les interventions locales et les problématiques plus globales de nos paysages. Au sujet du tumulte des eaux et de la métamorphose accélérée du territoire, mon interlocutrice partage l’idée que le delta sera particulièrement impacté par les conséquences du changement climatique, que la singularité de sa géographie l’amènera surement à « acculer avant les autres ». J’émets alors l’hypothèse qu’il puisse être précurseur, force de proposition. « Ce sera une lutte à court terme, pas nécessairement plus avant-gardiste qu’ailleurs. Une fois de plus, il faudra trouver des manières de s’adapter à l’instabilité centrale du delta ; aux caprices du fleuve, aux remontées de sel. C’est un challenge pour la présence et les activités humaines. ». La position gestionnaire du Grand Site se heurte à la difficulté de l’anticipation de tels phénomènes. « En ce qui concerne la salinisation on manque d’éléments. On se questionne quant aux impacts que cela aura sur le paysage … On n’est pas tous d’accord. […] Le problème c’est que ces sujets révèlent aussi l’obstacle qui réside dans l’opposition d’une « Camargue comme d’un désert de sel originel » au « savoir-faire ancestral de la gestion de l’eau [...] ».

1 https://www.grandsitedefrance.com/recemment/64-camargue-gardoise.html

Sur ce point, elle rappelle le fait que les animateurs de visites contribuent à nourrir un avis nuancé, en proposant une lecture de ce territoire comme « co-construit » et en invitant chacun à se faire son propre avis. J’accorde une attention particulière à l’évolution des outils qui accompagne la compréhension de ce territoire. Elle évoque notamment la création récente d’un dispositif de maquette de 2mx2m avec des portions aimantées visant à aborder la transformation du territoire sur le temps long. Un tel dispositif peut-il être imaginé aujourd’hui pour aborder de façon plus prospective le territoire auprès de ceux qui l’habitent ? Dans le cadre du Grand Site, le raisonnement s’articule majoritairement autour d’une échelle spatiale très réduite (un parking par exemple), d’une « unité paysagère », d’une commune. L’échelle de temps quant à elle est largement induite par l’échéance du PLU3 soit un horizon de 5 ans tout au plus. Pour ma part, je propose à mon interlocutrice une projection à l’horizon 2050-2100. D’une certaine façon, au fil de notre échange, ce décalage l’interpelle puis l’amène à envisager une adaptation de leur approche en ce sens plus prospectif. Malgré l’infinie complexité qui gravite autour d’une telle démarche, elle est sensible à l’intérêt d’une approche visant à proposer et expérimenter de nouvelles méthodes, de nouveaux dispositifs de projets. « Le paysage forme un tout par excellence. Il faut faire du sur mesure dans les méthodes ; à chaque problème sa solution, son outil adapté. Le changement nécessite une forte volonté politique et de pouvoir inventer ses propres dispositifs ». Elle m’informe qu’une réécriture du programme Grand Site de France est actuellement envisagée. Cette réécriture constitue alors un cadre favorable à l’aboutissement à grande échelle de ce type de propositions et à la mise en place concrète d’une nouvelle démarche menée auprès des acteurs du territoire. A l’échelle de la Camargue Gardoise, elle est réceptive à l’idée de réfléchir à la mise en place d’ateliers prospectifs (élaboration de scénarios, atelier de terrain orientés autour de ce sujet…). Elle reconnait que, par manque de temps, il est parfois difficile pour elle de se plonger pleinement dans une telle démarche et dans la recherche de ce qui peut déjà exister ou s’inventer ailleurs comme base de réfléxion. Notre discussion ainsi que ma formation de paysagiste l’incitent finalement à me proposer de réaliser un stage à ses côtés.

2 Sur des critères colorimétriques par exemple 3 Plan Local d’Urbanisme (PLU) 97


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Partie 3. L’émergence d’une autre mise en récit de ce qui nous entoure

La crise climatique et environnementale que nous traversons peut également être perçue comme une opportunité de renouer avec ce qu’il y a peut-être de plus fondamental. Face à l’instantanéité des enjeux, le delta inspire à se repositionner dans un temps long, sur le fil d’une évolution perpétuelle, à de plus grandes échelles spatiales. Alors qu’il s’apprête à être fortement redessiné par l’eau, il aspire à être écouté, à nouveau, comme un être vivant. « Un jour de mars 2020, un vendredi qui ne sait pas qu’il est le dernier avant la bascule dans l’enfermement général qui va bloquer la France, celui que les historiens du futur appelleront peut-être « le grand confinement » comme il y eut « la grande peste », j’entre à Port-Saint-Louis. Pour écrire un récit de voyage, il faut se souvenir que mille autres voyageurs sont déjà venus - dans un temps autre, mais dans le même espace, et ces couches de récits qui s’accumulent forment une pierre granitique fragile et définitive à la fois, et temporaire pourtant, car à cette pierre j’en apporte une encore (dernier récit en date, mais ce ne sera pas le dernier : hormis quelques cas très particuliers, avant destruction d’une ville ou fin d’un monde, chaque voyageur est condamné à n’être jamais le dernier), [...] » ( Meltz, Paysageur, 2021, p.70 )

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Microcosmes et porosité du delta

« L’idéal d’une Camargue maîtrisée par l’homme opposé à l’idéal d’un retour à la variabilité naturelle, voilà la « fracture originelle » à l’origine du clivage gestionnaire et géographique qui affecte la Camargue aujourd’hui. » (Picon, 2020, p.306).

Réserve de Biosphère de Camargue RNN

13 117 ha

Grand Site Camargue Gardoise

40 000 ha

PNR Carmargue

+ 100 000 ha

346 210 ha

La Réserve Naturelle Nationale de Camargue (RNN) a été créée en 1927 et classée en 1975. Elle est gérée par la Société Nationale de Protection de la Nature

N Fig 57 Une volonté de « protéger », un raisonnement par découpage 100

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10 km


Carmargue fluvio-lacustre Plan du Bourg, Marais d’Arles et du Vigueirat

Carmargue Gardoise

Carmargue laguno-marine

Grande Carmargue ou « Ile de Camargue »

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Golfe d’AiguesMortes

Plaine de la Crau Delta du Rhône Etang de Berre Golfe de Fos

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Fig 58 Microcosmes, des sous-systèmes marqués 101


Le temps d’enquête de ce mémoire m’invite à faire émerger la proposition d’une autre perception du delta par l’intermédiaire d’une attention portée à ses contours. Loin d’une intention d’inviter au sur-découpage administratif du territoire, il s’agit simplement d’interroger notre cadrage mental du delta et ce dont il peut être porteur. Quels contours pour quel delta ? Ses contours sont parfois appréhendés par le prisme purement topographique en admettant que les débuts des massifs qui le bordent en serait la plus évidente délimitation de la partie émergée. Dans un cas encore plus restreint, son périmètre se résume à celui du Parc Régional de Camargue, au-delà duquel graviterait un autre monde. Il peut aussi être perçu d’une façon plus hybride, basée sur des contours plus subjectifs, plus personnels. Pour Patrick Grillas, par exemple, le delta inspire principalement une formation physique, une avancée de sédiments dans une mer sans marée. Il convient d’une acceptation dynamique et immergé de celui-ci1. Il perçoit une limite assez franche à l’Est avec un contraste important des paysages à plus forts reliefs. Il propose une limite « apicale » au niveau d’Arles qui serait marquée par la « bifurcation » des deux bras du Rhône. En revanche, il conçoit une limite un peu moins claire à l’Ouest qu’il situerait plutôt au niveau d’Aigues-Mortes. Mais sur ce point, il considère également que d’un point de vue « paysager », compte tenu de ladite « chaîne - d’étangs » qui invite à des jeux de sédiments et d’eaux assez similaires, elle pourrait s’envisager jusqu’à Agde.

1 Il fait notamment allusion au « pro-delta » et aux dépôts sédimentaires sub-aquatiques occasionnés par la rencontre de l’eau douce et de l’eau salée qui favorise la précipitation des particules en suspension. 102

Bien entendu, il n’existe aucune vraie ou fausse délimitation du delta. Mais ses contours dépendent de ce qu’il inspire au plus profondément de nous et finalement du prisme par lequel on choisit de le regarder. Après plusieurs mois de recherche, j’aspire à lui rendre un contour qui relate les mystères d’une lente imbrication de temps, d’énergie et de matière. Un contour inspiré par ses associations les plus poétiques. Un contour capable de distorsions, à même de révéler l’ampleur des défis de partage des eaux que j’imagine à l’horizon 2050-2100. Une ligne façonnée par mes intuitions et par les imaginaires que j’ai pu récolter en chemin. Un contour perméable, qui invite au brassage et à l’inattendu. A son image, un tracé hybride, éphémère. L’appréhension « élargie » du delta que j’envisage trouve une résonnance particulière au cours de l’entretien avec Ken Novellas qui réalise actuellement une thèse par le projet sur l’aménagement des zones basses urbaines du littoral « Berro-Foséen » (de l’étang de Berre et du Golfe de Fos) et l’incidence de l’élévation du niveau de la mer sur celles-ci. A la suite de notre échange, je me lance avec enthousiasme dans le tracé de mon second itinéraire2. Durant ce temps de retour sur le terrain, j’accorde une importance particulière à ce qui se joue « aux marges » Est et Ouest qui prolongent de part et d’autres l’instabilité de la Camargue. A ces marges, il est possible d’envisager les impacts et les nouvelles interactions que le tumulte des eaux pourrait amener dans ce territoire.

2 Retour sur le terrain au cours du mois de février pour une seconde phase d’arpentage et d’enquête auprès des personnes ressources qui ont accepté de me rencontrer.


« On pourrait définir le delta de plusieurs manières. Je dirais que c’est une portion de territoire mouvant, instable dont les marges se redéfinissent continuellement. Les limites administratives de la Camargue n’ont pas de réalités géographiques, on pourrait la considérer comme un territoire sans marge, fait de relations et d’influences en apparences naturelles, mais qui ont été entièrement construites par l’homme : c’est un territoire hybride (Bruno Latour). Après, on pourrait se dire que l’influence du delta du Rhône est grande, très grande. Si la région Occitanie s’est emparé de l’appellation « Golfe du Lion », celui-ci va en réalité de la frontière espagnole à la presqu’île de Giens (dans le Var). La caractéristique principale de ce golfe est, comme le dit Charles Lenthéric dans son ouvrage « Les villes mortes du Golfe du Lion » en 1876, « la présence du delta du Rhône qui a engendré la formation d’un chapelet d’étang sur tout le littoral ». Je préciserais que ces étangs sont pour la plupart des lagunes, sauf pour l’étang de Berre qui n’est ni vraiment un étang, ni vraiment une lagune. » - Ken Novellas

Fig 59 Fragment d’un territoire dentelé ( Cadrage sur l’embouchure du Grand Rhône, le Golfe de Fos et l’étang de Berre )

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Le « Grand Delta »

ancien delta de la Durance

ancien delta du Rhône

actuel delta du Rhône Fig 60 La topographie révèle une imbrication de trois deltas

Etang de Berre Etang de Thau Petit Rhône Grand Rhône

Fig 61 Un littoral dentelé par les étangs et les lagunes

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Camargue

Fig 62 Un fourmillement du maillage hydraulique

Canal du Rhône à Sète

Canal d’Arles à Bouc + ancienne extension jusqu’à l’Estaque (tunnel du Rove)

Fig 63 Ramifications navigables

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Ce qui se joue aux portes de la Camargue Etang de Berre, Golfe de Fos, Plaine de la Crau Le récit de Ken Novellas et de la sansouire Blottie entre ces deux puissants systèmes de la Camargue et de l’Etang de Berre, à « la marge des marges », le gigantisme industrialo-portuaire du Golfe de Fos prolonge la vaste Plaine de la Crau. Malgré la naissance d’un relief prononcé qui interfère avec la vision d’un delta comme une avancée presque exclusivement plane et sédimentaire, il est intéressant d’observer ces morceaux de territoires comme composants singuliers d’un système deltaïque plus vaste. Comme évoqué dans la première partie de ce mémoire, l’échange avec Ken Novellas a mis en évidence que cette « marge Est » est intimement reliée à l’univers du delta par l’imaginaire de la navigation et les canaux navigables déployés pour pallier l’instabilité sédimentaire du delta. Sur une très courte période, le Tunnel du Rove permettait de prolonger cette voie navigable sous l’épaisseur calcaire de la chaîne de l’Estaque jusqu’au Grand Port Maritime de Marseille. Animés par une passion commune pour la poésie et les interactions qui infusent nos paysages, nous abordons longuement la question du cheminement de l’eau. D’importants déséquilibres illustrent les contrastes de ce territoire mais également la façon dont nous avons contribué à en bousculer l’équilibre. De part et d’autre de la Plaine de la Crau réside un contraste aberrant. A l’Ouest, trouver de l’eau douce pour pallier la salinité des sols est un défi du quotidien. A l’Est, l’écosystème s’asphyxie en raison d’un excès d’eau douce et on cherche à favoriser les incursions d’eau salée. Oserait-on parler de la porosité du territoire ?

1 Apport excessif d’éléments nutritifs dans les eaux, entraînant une prolifération végétale, un appauvrissement en oxygène et un déséquilibre de l’écosystème 2 Marc Moulin, hydrogéologue au BRGM, définit le biseau salé comme une interface dynamique de transition entre eau douce et eau salée (milieux continus) » et l’intrusion saline comme « une modification des équi106

Une importante quantité d’eau de la Durance est aujourd’hui détournée par le canal EDF dans l’Etang de Berre afin d’alimenter la Centrale Hydro-électrique de Saint-Chamas. Cet apport d’eau douce excédentaire engendre une importante stratification des eaux et une eutrophisation1 particulièrement accentuée au niveau de l’étang de Bolmon. « Cela transparaît vraiment dans le paysage des abords de l’étang de Bolmon. D’un point de vue colorimétrique, olfactif, il est facile de percevoir que quelque chose ne va pas ». Dans ce contexte, il pourrait être envisagé que la réouverture du tunnel du Rove parvienne à solutionner partiellement ce déséquilibre en recréant une entrée d’eau salée dans l’étang de Bolmon. Le scénario d’une submersion de la (quasi)-totalité de la Camargue avant la fin du siècle est envisageable. D’une façon indirecte, cela pourrait impacter les portions de territoires susceptibles de rester « émergées » mais alors privées d’apport en eau douce. En effet, Ken Novellas aborde le fait qu’une augmentation du niveau de la mer entraînant une salinisation accrue en Camargue pourrait engendrer une intrusion saline dans les nappes phréatiques de la plaine, au niveau du « biseau salé2 ». « En apparence la Plaine de La Crau paraît très aride en raison d’un sol couvert des cailloutis de l’ancien lit de la Durance. Mais en réalité, l’eau douce présente dans ses nappes souterraines est aujourd’hui indispensable à l’irrigation des vergers et des prés de « foin de Crau » mais également à l’apport en eau courante de nombreuses communes alentours. Aujourd’hui, l’importante pression foncière au niveau de la plaine (notamment à des fins commerciales ou industrielles) engendre déjà un important déficit d’infiltration et de recharge de la nappe sousterraine. Mais si elle venait à très fortement se saliniser, cela mettrait en péril le système actuel d’alimentation en eau douce pour des communes situées autour ».

« Au niveau de la Camargue, il y a un aquifère superficiel mais qui est très peu productif, c’est surtout de l’eau qui stagne. Par contre l’aquifère des cailloutis de la Crau plonge. On en connait pas vraiment l’exutoire au Sud-Ouest mais il y a une zone de transition entre la partie captive de l’aquifère de la Crau qui est géographiquement sous la Camargue et puis la partie libre. Il peut alors y avoir une zone d’imprégnation d’eau salée3. »

libres entre les deux types d’eau, en liaison ou non avec les activités humaines. De manière générale elle est accentuée par la hausse du niveau marin, la diminution des précipitations efficaces pour recharger les nappes, l’augmentation des températures, le pompage ou forage d’eau douce à proximité de l’eau salée qui peut engendrer un phénomène d’aspiration,

la géologie (absence d’écrans horizontaux ou verticaux pouvant limiter l’intrusion). » 3 D’après la conférence de Marc Moulin (hydrogéologue au BRGM), 20 novembre 2017, à la Tour du Valat. Conférence accessible en ligne http://www.grec-sud.fr/outils/ les-enjeux-de-lelevation-du-niveau-marin-intrusion-saline/


Au cours de notre échange, Ken Novellas s’attache également à un détail porteur de sens. « Je n’aime pas parler de territoires résilients face à l’élévation du niveau de la mer. La résilience se définit comme la résistance d’un territoire au choc, à un traumatisme douloureux. Considérer la montée de la mer comme un choc, c’est déjà initier une intention « protectionniste » vis-à-vis de la mer. Je ne pense pas que l’on doit s’enfermer dans une telle représentation. L’objectif pour moi, ce n’est pas évoquer l’élévation du niveau de la mer que comme un choc, mais aussi comme une opportunité de voir nos paysages se transformer. On pourrait aussi essayer d’articuler le problème autrement, faire perdre la mention du risque par l’aménagement de l’espace. Je m’intéresse beaucoup à la conception de nouvelles formes d’espaces qui pourraient accueillir l’eau. En m’inspirant des sansouires1 camarguaises, j’essaye d’imaginer des parcs submersibles en bordure littorale ... » Etang de Thau Le récit d’un ostréiculteur et d’un hippocampe A l’Ouest, le découpage du littoral se prolonge. Il prend l’allure d’un archipel de lagunes. A l’approche de midi, ma mère (qui a la gentillesse de m’accompagner dans cette expédition), nous fait divaguer jusqu’au restaurant d’un producteur d’huître de Bouzigues au bord de l’étang de Thau. A demi fermé en raison des restrictions gouvernementales, il vend ses coquillages aux quelques rares passants. Je saisis cette occasion pour interroger son rapport à l’étang, son rapport au delta. Dans un mélange d’ardeur et de finesse, il me raconte l’équilibre fragile dont dépend son exploitation familiale. Au-delà de quelques digressions, il me fait partager sa connaissance fine de l’organisation du territoire et des dérèglements auxquels il doit faire face aujourd’hui. A travers un exemple en particulier, je réalise qu’un fil indispensable relie cet étang au Rhône. Dans des conditions de fortes chaleurs, a fortiori en l’absence de vent, l’eau de l’étang se réchauffe considérablement. Dans ces circonstances, l’eau peut s’approcher des 30°C, elle vire soudain au blanc, témoignant d’un criant manque d’oxygène. Connu sous le nom de « malaïgue1 », l’ostréiculteur désigne cet évènement comme un « incendie sous-marin ». Avec émotion, il évoque que « c’est encore pire que la maladie qui touche les coquillages. Là, c’est toutes les algues qui tapissent le fond de l’étang qui s’embrasent, tout l’écosystème de l’étang meurt d’un coup, on perd nos huîtres, c’est traumatisant. »

Il m’explique que le canal navigable du Rhône à Sète est indispensable. « Non pas par ce que l’eau est douce, mais par ce qu’elle est plus fraîche. De manière générale, ça avantage ceux qui se trouvent près de l’arrivée du canal ». Les épisodes caniculaires s’intensifient. L’eau du Rhône, de plus en plus polluée en amont, devient de plus en plus chaude. L’eau douce se raréfie alors qu’on en a de plus en plus besoin. Dans le prolongement d’un bras artificiel, quelle eau fraîche le Rhône pourra-t-il apporter aux extrémités les plus lointaines de son « grand delta » dans les années à venir ? « Cette année on est contents, il y a moins de pressions qui s’exercent sur l’étang, il est rempli d’hippocampes. – D’hippocampes ? – Oui, l’hippocampe indique que l’étang va bien, que son eau est saine » Porosité et défi du partage de l’eau Au-delà de l’influence des immensités évoquées précédemment (bassin versant, mer, climat…), le tumulte des hautes et basses eaux permet de révéler l’importante porosité qui lie la Camargue à ses territoires adjacents. Une réflexion à l’échelle du « delta » semble indispensable à la réflexion prospective et systémique de cette question. Le tumulte des eaux va intensément transformer les paysages et mettre à l’épreuve la résistance de nos liens. Il serait aujourd’hui souhaitable de s’en emparer pour réfléchir à la façon dont il pourrait amener de nouvelles interactions, une cohésion forte de ce système. D’une certaine façon cette réflexion s’inscrit dans la continuité de l’approche bio-régionale2 de notre monde et dans l’utopie de tisser de nouvelles « solidarités territoriales », d’administrer, d’entretenir, d’aimer à une autre échelle. Le cadrage proposé ici ne s’articule pas uniquement autour d’une dimension géographique. Il tient compte des ramifications anthropiques et des singularités de celui-ci. Il est hybride, il pense paysage.

1 Paysage et formation végétale, dominés par des salicornes buissonnantes 2 Qui veut dire « mauvaise eau » en Occitan 3 Se référer principalement au manifeste de Kirkpatrick Sale « L’Art d’habiter la terre, La vision biorégionale », février 2020

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Une relecture contemporaine Dans la réédition récente de son célèbre ouvrage « L’espace et le temps en Camargue », le sociologue Bernard Picon défend également l’importance d’un nouvel horizon de lecture pour faire face aux enjeux de notre siècle. Il est question d’affirmer de nouveaux liens avec les espaces de part et d’autres des bras du Rhône, ce qui suppose de s’émanciper d’un schéma de représentation potentiellement nuisible à l’élaboration de nouvelles formes de solutions ou de façons d’habiter la Terre. « Le delta c’est une nature sauvage, mais fragile, qu’il faut absolument préserver ». Il émane de l’enquête réalisée une récurrence de ce type de témoignage. Il révèle la propension d’une idée de « pureté » et de « préciosité » du delta dans l’imaginaire collectif. Cette dimension peut être extrêmement poétique si elle est abordée par le prisme des spécificités géographiques et écosystémiques du territoire, mais elle mérite également d’être nuancée pour s’extraire des séparatismes d’un autre temps. Devons-nous réellement continuer de nous enfermer dans un tel schéma qui oppose les « espaces protégés » aux espaces « meurtris » ? Pouvons-nous encore espérer « préserver » les espèces en raisonnant par « réservoirs » ? Pour l’espèce humaine comme pour le reste du vivant, la quiétude de vivre dans le delta dépend d’horizons plus vastes et de systèmes qui transcendent les limites administratives d’une zone de gestion ou les limites imaginaires d’une « île de Camargue » blottie entre les deux bras du Rhône. Aujourd’hui, les paysages du delta du Rhône peuvent aussi nous raconter le récit incroyable de microcosmes qui cohabitent, s’affrontent, se confondent parfois, mais qui font partie d’un même système. La Camargue est relativement inhabitée par l’homme. Réputé comme un espace « hostile », il faut avouer que ce territoire collectionne quelques contraintes plutôt dissuasives. Pour exemple, « du fait de sa position géographique au débouché du couloir rhodanien, en bordure de mer, à la limite de la Provence et du Languedoc, la Camargue est parcourue par des vents soufflant de toutes les directions et, la plaine n’offrant guère d’obstacles, la moindre brise y est sensible et le calme parfait y est rare. » (Picon, 2020, p.39)

1 Faisant allusion ici à son appréhension « géographique », à sa partie centrale, à la Camargue

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Miroir de son homologue égyptien, le delta du Rhône1 marque une pause dans un contexte littoral fortement urbanisé. Ce territoire amphibie permet d’accueillir une diversité remarquable d’écosystèmes. La combinaison de ces facteurs favorise la perception de ce delta comme d’un « refuge » de biodiversité. Par ailleurs, la notion de « fragilité » ou de « menace » trouve effectivement une résonnance particulière dans le delta dans la mesure où le régime des hautes et basses eaux est en train de très fortement se modifier. L’accélération de la transformation morphologique du territoire et le bouleversement de la temporalité de ses milieux ravivent l’inquiétude de bousculer l’organisation du vivant. Mais celle-ci doit veiller à ne pas s’enfermer ou faire perdurer une lecture biaisée de ce territoire. Dans ces étendues qui paraissent parfois vierges et désertiques, l’intervention de l’homme est éminemment présente. La compréhension de cet espace comme d’un espace co-construit et partagé entre humains et non humains tend à s’effacer en raison de l’image, souvent véhiculée, d’une « réserve de nature ». La faible démographie joue alors en faveur de cette exclusion symbolique de la présence humaine. « En 1927, on se résout à protéger la nature des dégradations humaines en créant au cœur de celle-ci la réserve zoologique et botanique de Camargue (qui deviendra en 1975 la réserve nationale de Camargue). Ce vaste espace lagunaire protégé participe à forger la perception d’un territoire où les humains n’ont que peu d’emprise, sans que ne cesse pour autant en parallèle le développement de divers aménagements à vocation agricole ou industrielle – la riziculture et la production salinière en étant les plus exemplaires. » (Béchet, Mathevet, Socialter, 2020, p.165).


Le gigantisme touristique (à l’Ouest), et le gigantisme industrialo-chimico-portuaire (à l’Est) génèrent d’importants enjeux environnementaux et paysagers. L’existence de ces géants cristallise une menace aux portes de la Camargue. A cette image, le périmètre du Parc Naturel Régional de Camargue traduit l’attitude défensive à l’égard de ces espaces perçus comme des pressions extérieures. Alors qu’il est une porte ouverte au monde, le delta se renferme à l’intérieur d’un enclos. Une image plus perméable de celui-ci peut inviter à outrepasser cette limite et l’encourager à devenir un moteur des transitions territoriales clées de son époque. « Il est temps d’intervenir sur les causes de la dégradation de l’environnement plutôt que de s’en protéger. (Picon, 2020, p.327). « Les parcs naturels régionaux peuvent-ils devenir les laboratoires d’une gestion écologique de territoires urbains, portuaires et industriels ? » (Picon, 2020, p.253). Dans cette nouvelle édition, Bernard Picon nous éclaire sur l’avancée d’une telle ambition dans le delta du Rhône. « Depuis sa nouvelle charte de 2012, le parc naturel régional a été étendu à la rive gauche du grand Rhône, sur le territoire du Plan du Bourg, étroite zone deltaïque allant du sud d’Arles à la ville portuaire de Port Saint Louis du Rhône, jouxtant la zone industrialo-portuaire de Fos-sur Mer. Ce Sud-Est de la Camargue a été soudain saisi d’un double mouvement contradictoire : c’est le parc qui est sorti de ses frontières et a franchi le Rhône alors que l’on craignait que la pression urbaine et industrielle de Fos, Berre, Marseille n’aille prendre le chemin inverse. […] Mais à peine la frontière du Rhône était-elle sur le point d’être gommée que la culture de la segmentation a repris le dessus : il est prévu que la nouvelle limite du parc naturel régional coupe la commune en deux et contourne soigneusement l’agglomération et la zone portuaire de Port-Saint-Louis-duRhône pour n’inclure que les zones rurales réputées naturelles. A l’heure des réflexions transversales et interdisciplinaires à propos de la gestion écologique des territoires. Ce que les habitants de cette cité à peine centenaire avaient spontanément relié par nécessité, la ville et son environnement naturel, comme le montre son histoire, risque d’être rompu par un idéal protectionniste encore binaire. » (Picon, 2020, p.253).

« Port-Saint-Louis-du-Rhône n’a intégré le Parc Naturel Régional de Camargue qu’en 2011. Mais il a fallu un travail de longue haleine pour que les instances des Parcs Naturels acceptent. Et ça par ce qu’on était de l’autre côté du Rhône, tout simplement, c’est ce qui bloquait. […] Même si l’espace bâti ne fait pas partie de ce périmètre ça a changé quelque chose oui, par rapport au regard de la ville. Et nous maintenant au niveau de notre travail à l’office du tourisme on travaille plus facilement sur la dualité Parc Naturel et paysage industriel, parce que quand même ça existe le tourisme industriel. La plupart des gens qui arrivent par Fos-sur-Mer se demandent où ils vont atterrir, mais justement quand ils arrivent à Port-Saint-Louis et qu’on les amène vers la plage Napoléon, là leur vue est complètement différente. » - Employée de l’office du tourisme Port Saint Louis du Rhône Ainsi, l’affirmation d’une histoire commune qui se construit au fil des temps longs est indispensable pour renouer avec la géographie et la quintessence de ce territoire. Faire évoluer notre perception en ce sens permet une nouvelle compréhension de ses paysages et notre façon de les l’aménager ou de les entretenir. Face aux enjeux de notre époque, il est primordial de s’affranchir d’une vision figée et cloisonnante du paysage, qui par définition est en perpétuel mouvement et n’a pas de limite.

PNRC

Parc Naturel Régional de Camargue Réseau National & financements

PROCHAINEMENT

Renouvellement de la Charte du Parc pour une période de 12 ans

Il a été créé en 1970. Pour la période 20112022, il s’est engagé à : Intégrer les impacts prévisibles du changement climatique Orienter les évolutions des activités au bénéfice d’une biodiversité exceptionnelle Renforcer la solidarité territoriale, la cohésion sociale et améliorer le cadre de vie Partager la connaissance et ouvrir le delta aux coopérations méditerranéennes

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La piste de la Réserve de Biosphère ?

Les Réserves de Biosphère 2 « Les Réserves de Biosphère, un réseau mondial de territoire où expérimenter des relations durables entre l’homme et la nature. » Initiées par l’UNESCO en 1971 et placées sous la juridiction de l’Etat, les réserves de Biosphères constituent des territoires spécifiques de mise en oeuvre d’un programme engageant un développement économique et social, basé sur la conservation et la valorisation des ressources naturelles. 686 sites seulement dans le monde ( 122 pays ), 14 en France

CAMADPT 1 Adaptation aux changements globaux dans la Réserve de Biosphère Camargue Grand Delta (2010-2013)

Intégration interdisciplinaire et exploration participative de stratégies d’adaptation à l’échelle du delta rhodanien

Interface web interactive Interface web Mar-O-Sel à l’intention des gestionnaires. Promouvoir une gestion raisonnée des marais méditerranéens ; une adaptation nécéssaire à la variabilité climatique

1 Projet coordonné par Aurélien Allouche et Laurence Nicolas https://mab-france.org/ fr/reserve-de-biosphere/camargue-delta-durhone/

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Modélisations Simulateur CAMADAPT ( résolution 10 et 1 ha ) pour explorer collectivement les scénarios d’adaptation de la Réserve de Biosphère de Camargue

2 https://mab-france.org/fr/ 3 Sites concernés par la Convention Ramsar, relative aux zones humides d’importance internationale. Un traité est adopté en 1971 dans l’intention d’enrayer leur dégradation.

Jeux de rôles

Dispositif d’un plateau de jeu (Temps 1 : propriétés subdivisées en « unités spatiales élémentaires » avec occupation du sol initiale, 7 rôles possibles. Temps 2 : formulation de scénarios, adaptation de la gestion de l’eau, d’un périmètre collectif). Stimuler la réflexion sur l’adaptation / penser les interdépendances fonctionnelles de territoire camarguais en intégrant les problématiques urbaines et littorales à la problématique agricole et protection de la nature / cet outil doit permettre de composer avec de multiples problématiques


DELTA DU RHÔNE

Comité de gestion, Comité technique (partenaires et acteurs du territoire )

Structures de coordination

1977 Création de la

Instances

Parc Naturel Régional de Camargue (PNRC) Syndicat mixte Camargue Gardoise (SMCG)

Réserve de Biosphère

Comité scientifique (implication des chercheurs de la Tour du Valat )

Programme Man and the Biosphere ( MAB Unesco et MAB France2)

2006 Nouveau périmètre qui rassemble les trois entités du delta

346 210 ha

Réflexion à grande échelle + intégration d’une partie immergée du delta

(dont 176 260 ha en secteur marin)

Réseau d’échanges internationaux

20 communes Sites « Ramsar »3

Natura 2000

Réserves de Biosphère UNESCO

Un cadre pour des actions concertées à l’échelle du delta

38 266 ha

140 324 ha

Zone centrale

Zone tampon

« dédiée à la conservation et bénéficie de statuts de protection réglementaire (Réserves naturelles, terrains du Conservatoire du littoral, zones de protection de biotope....) »

« bénéficie d’actions contractuelles et volontaires de prise en considération des enjeux environnementaux et de développement durable dans les politiques de gestion du territoire »

169 621 ha

Zone de coopération « permet d’étendre plus spécifiquement les actions d’éducation et de sensibilisation à l’environnement et aux enjeux de la Réserve de Biosphère »

2016 Partenariat avec la biosphère du delta du Danube (Roumanie). 2019 Convention signée entre

les villes des embouchures du Rhône (Arles, Salin-de-GiraudPort-Saint-Louis-du-Rhôneet celles du Danube (Sulina)

CAMADAPT

Moyens de communication de l’UNESCO 2016 2026 ? Révision décennale du périmètre

Exemple Intégration des Marais de Baux ( PNR Alpilles )

Atout majeur pour mobilisation de financements publics Facilite l’accès aux appels à projets nationaux ou internationaux

Projet d’extension, concertation avec les habitants, les propriétaires privés,...

Fig 64 Dispositif et leviers de la Réserve de Biosphère de Camargue 111


Une opportunité pour renouer avec le vivant

« Ce n’est pas par coïncidence que la locution « étrangement inquiétant » est de plus en plus utilisé pour parler du changement climatique. […] George Marshall écrit : « Le changement climatique est par nature étrangement inquiétant : les conditions météorologiques, et les styles de vie très carbonés qui les affectent, sont fort habituels ; pourtant ils constituent dorénavant une nouvelle menace et sont porteurs d’incertitude. » Aucun autre mot n’exprime mieux l’étrangeté de ce qui se déploie autour de nous. Car ces changements ne sont pas simplement étranges au sens de l’inconnu ou d’étranger ; leur inquiétante étrangeté réside précisément dans ces rencontres où nous reconnaissons quelque chose dont nous nous étions détournés : la présence et la proximité d’interlocuteurs non humains » (Ghosh, 2020, p.42) La trajectoire évolutive du vivant L’espace du delta invite à reconsidérer le temps long et l’amplitude spatiale dans laquelle évolue le vivant. Les deltas sont propices à l’affirmation d’une volonté de « protéger » de précieux écosystèmes. Mais cette intention ne doit pas s’enfermer dans une volonté de maintenir « figé » un espace qui ne l’a jamais été. En effet, Patrick Blandin1 défend l’intérêt de repositionner le vivant dans une « trajectoire évolutive » pour faire évoluer nos interventions sur l’espace2. A partir de l’exemple du flamant rose dans le delta du Rhône, Arnaud Bechet et Raphaël Mathevet nous précisent également ceci : « Conserver la nature demande de conserver les processus évolutifs qui l’ont façonnée, ce qui implique de les laisser se déployer sur des espaces et des temps adaptés. » (Béchet, Mathevet, Socialter, 2020, p.169). Depuis longtemps laboratoire d’expérimentations et d’études du vivant, le delta a un rôle à jouer dans le contexte de crise environnementale et d’érosion de la biodiversité que nous traversons. Il peut, d’ores et déjà, clarifier le réel enjeu qui est d’adapter les espaces afin qu’ils accompagnent et essayent de préserver les processus évolutifs du vivant.

1 Patrick Blandin est Professeur Émérite du Muséum National d’Histoire Naturelle, il en est le concepteur et le premier directeur.

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Il peut être le socle qui amorce des aménagements résilients, comme l’illustre l’exemple suivant dans l’étang du Fangassier : « La vente des 6000 hectares de salins qui incluent l’étang de nidification des flamants à cet établissement public [Conservatoire du littoral] est l’occasion de réfléchir à la place des humains dans la reproduction des flamants et plus généralement à la protection de la nature. Sans pompe pour remplir d’eau de mer les étangs, un projet de renaturation écologique s’impose pour ce territoire où la mer commence déjà à entrer, tout au sud, là où les digues ne tiennent plus depuis déjà quelques années face aux assauts répétés de la houle. Mais on estime que les flamants doivent tout de même se reproduire une année sur trois en moyenne pour que la population se maintienne, alors on construit un nouvel îlot, sur un point bas, pour s’assurer que des mises en eau naturelles, par les précipitations ou les coups de mer, puissent avoir lieu suffisamment souvent. L’idée n’est pas immédiatement de « laisser faire », de ne plus intervenir, mais de mettre en place les conditions qui pourraient participer d’un relâchement des besoins d’intervention. De remettre les flamants sur une trajectoire évolutive propre à laisser l’espèce reprendre sa place dans une dynamique hydro écologique proche de celle qui a façonné ses traits d’histoire de vie les plus notables. » (Béchet, Mathevet, 2021, p.166).

2 D’après les propos recueillis par Baptiste Morizot dans l’article « La crise environnementale a pour fondement une crise éthique », Socialter Renouer avec le vivant, Partie 3 s’allier au vivant, 192p, Hors-Série n°9 décembre 2020 -Février 2021


La politique du Flamant rose Le delta du Rhône fait naitre la figure du flamant rose. A travers le récit manifeste de « La politique du Flamant rose », cette dernière devient l’emblème d’une lutte contemporaine qui encourage un nouveau rapport au vivant et à l’espace. Il est question de s’émanciper des découpages symboliques ou administratifs du territoire pour se réconcilier autour d’une vision systémique et d’une plus grande acceptation de l’imprévu. A l’origine de cette épopée engagée du flamant rose, Arnaud Béchet et Raphaël Mathevet, adoptent une posture très inspirante. « Le flamant rose reste rebelle aux frontières arbitraires où les humains tentent de l’assigner et rebat les cartes de l’aménagement du territoire. » (Béchet, Mathevet, 2020, p.165). La figure du flamant rose nous révèle ainsi son « agentivité » c’est-à-dire « sa capacité à agir sur les composantes vivantes et non vivantes de son environnement, à les transformer ou les influencer. […] Ils viennent ainsi percuter frontalement la quête de prévisibilité qui anime parfois la conservation. » (Béchet, Mathevet, 2020, p.168). Ce concept peut alors nous guider et encourager l’accompagnement des territoires au nom du vivant. La résilience et la mobilité du flamant rose montrent aussi « qu’en façonnant les conditions d’un retour du sauvage, l’inattendu s’invite du même coup, et qu’il faut apprendre à vivre avec.» (Béchet, Mathevet, 2021, p.168) « Jusqu’ici, la Camargue, comme le flamant rose, est résiliente aux changements planétaires et continue de révéler nos attachements aux lieux et aux êtres, liens qui nous font encore tenir ensemble. » (Béchet, Mathevet, 2020, p.123).

Fig 65 L’agentivité du vivant Delta du Rhône, image extraite de La Politique du Flamant Rose, 2020 Fig 66 La figure du Flamant Rose Delta du Rhône, image extraite de La Politique du Flamant Rose, 2020 113


La géographie de la couleur Est-il possible, grâce à la couleur, de reconnecter la population avec le territoire et son paysage ? Projet mené dans le delta du Rhône par l’Atelier Luma entre 2017 et 2018

Fig 67 Pigmentation des façades, « La géographie de la couleur », Atelier Luma Arles, 2017-2018 © Karolina Michali Fig 68 Pigmentation du flamant rose, « La géographie de la couleur », Atelier Luma Arles, 2017-2018 © Louise Jensen

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Les figures engagées de Matthieu Duperrex Pour raconter son exploration dans le delta du Rhône, Matthieu Duperrex1 nous propose une mise en récit singulière et inspirante dans son livre « Voyage en sol incertain ». A la façon d’une fable, il nous raconte l’espace qu’il arpente à travers différentes figures vivantes. A partir de celles-ci, il fait émaner des concepts issus de l’exploration de différentes situations spatiales. Il semblerait que l’espace du delta lui-même lui inspire l’articulation originale de son propos à l’égard des enjeux contemporains. Il hybride les univers du théorique, de l’enquête scientifique à ceux du sensible et de la perception. Particules en suspension, estampes, paysage palimpseste ; l’auteur s’inspire de la dynamique sédimentaire du delta pour défendre une vision écosystémique du territoire. En ce sens, j’attache une importance particulière au cadrage qu’il explore. Il foule lui aussi le sol des « marges » que l’on ne voudrait pas regarder. Gigantisme et pollution industrielle du Golfe de Fos sont intégrés à l’itinéraire engagé qu’il nous propose. L’itinéraire d’un récit plus perméable du delta. Un delta que l’on arpente, que l’on raconte à l’heure de l’Anthropocène2.

L’amoncellement prévisionnel – Scarabaeus laticollis3 « La dernière placette en cours de creusement près de l’incinérateur de déchets de Fos-sur-Mer mesure trente centimètres de côté. L’horizon de surface noire, qui correspond à l’incorporation de la matière organique dans le sol, se révèle relativement mince. Dessous, la couche de terre vire au jaune oxydé puis au gris. Les échantillons de sol sont précautionneusement placés dans des boites à des fins d’analyse en laboratoire. On verra ainsi quels sont les métaux absorbés par la matière organique et on en déduira la toxicité du sol imputable aux activités industrielles. […] Mais ce qui me captive par-dessus tout, c’est un scarabée bousier au travail. Il roule une boule presque parfaite avec ses pattes arrière. » (Duperrex, 2019, p.105)

1 Artiste et théoricien auteur d’une thèse récemment soutenue, consacrée aux relations de l’art et de l’Anthropocène intitulées « Arcadies altérées » 2 L’anthropocène peut être perçu comme le temps géologique régi par les actions humaines.

Se référer notamment à l’ouvrage BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’événement Anthropocène La Terre l’histoire et nous, Paris, Edition du seuil, 2016, 325p 3 Espèce d’insectes coléoptères de la famille des Scarabaeidae, c’est un « scarabée bousier » commun en Europe.

Fig 69 Encre du Scarabaeus laticollis, extraite de Voyages en sol incertain, 2019 © Frédéric Malenfer

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Récit d’un arpentage attentif dans le delta des possibles.

Le delta. Un géant qui se dévoile lorsqu’il est photographié depuis le ciel, mais qui nous transcende lorsqu’on le sillonne ; « parce que le corps reste pour l’être humain la mesure phénoménologique et pratique de toute chose […] réceptacle de toutes les sensations, il est à la source de notre perception, de notre prise d’information sur le monde. » (Di Méo, 2010, p.474).

Principaux arrêts planifiés Proposition d’une mise en récit du territoire par la série photographique

Fig 70 Itinéraire d’arpentage 116

Protocole et itinéraires suivis Au regard de la complexité et de l’étendue du site étudié (ainsi que des diverses contraintes imposées par la situation sanitaire), l’itinéraire d’arpentage a, en grande partie, été préparé en amont afin d’optimiser le temps sur le terrain. Au fil de mes lectures et de mes rencontres, certaines portions de territoires ont particulièrement éveillé ma curiosité et ont constitué, de fait, des étapes de ce parcours. Il était question d’aller « creuser sur le terrain » quelques pistes de réflexions, mais également d’en faire émerger de nouvelles. Celles-ci émanent, en partie, d’un pas de côté volontaire visant à découvrir certaines faces « cachées » du delta. Ce temps de planification a également permis de varier les chemins empruntés afin d’explorer différents points de vue possibles sur ce territoire.


En raison du temps imparti de ce « voyage », il a été indispensable de formuler, en amont, des hypothèses à partir d’une lecture cartographique (en supposant par exemple que certains espaces, comme les plages, les points hauts, soient particulièrement sujets à l’observation du grand paysage, tandis ce que d’autres permettent probablement de percevoir la mouvance et des importants contrastes du territoire). Pour autant, le cheminement emprunté a nécessairement été guidé par l’imprévu. Détours improvisés, contretemps, intuitions, ... m’ont également permis de découvrir de saisissantes situations spatiales.

Cette dernière partie propose une nouvelle mise en récit du delta grâce à l’expérimentation d’un dispositif plastique et (je l’espère) « immersif ». L’élaboration de celui-ci s’articule principalement autour d’une série photographique ainsi que ressentis et interrogations rapportés du terrain sous forme de notes. Volontairement réalisé à la fin de ce travail, il est également profondément inspiré des enjeux abordés et des connaissances acquises durant la totalité de cette recherche. Par l’intermédiaire de cette démarche, l’expérience sensible et la perception spontanée des paysages dialoguent avec une lecture préalable de l’armature d’ensemble et les grandes dynamiques de ce territoire. Le cheminement proposé ici, éminemment subjectif, invite à regarder le delta par le prisme de nouvelles associations, des possibilités infinies qui nous relient, par l’imaginaire, à ce qui nous entoure.

N 0

2,5 5km

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Atterrir. Amerrir. Redevenir la silhouette d’un corps dans un territoire qui aspire à l’immensité, le réceptacle d’un puissant brassage Interroger, sans cesse, ce qui fait valser l’horizon

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Ils habitent un monde soluble.

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Rigoureusement plat ou presque. De curieux monticules se profilent à l’horizon.


Celui-ci est dansant, volatile.

On dirait qu’il est fait de mer et de vent, il s’élève grâce à de petites racines.

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Un blanc étincelant découpe lui aussi le ciel.

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Géographie industrielle ? Les monticules salés font évènement.


L’horizon est malléable.

Soudain, la mer monte, bouscule l’organisation des tables, engloutie la colline artificielle.

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Par-delà le Rhône, il resurgi sur les terres plus fertiles - amèrement parsemées d’une topographie logistique qui colore le ciel.

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Dans les rumeurs de la ville et des Rafales, on cultive encore la douceur d’une rivière passée, l’énergie soleil.

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Le regard peine à se poser sur de tels horizons nourriciers. Des fumées s’échappent des géants métalliques qui abreuvent notre

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confort quotidien. Etrangement, ils maintiennent quelques interstices exclusivement habités par les non humains.

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L’eau claire des torrents dévale le talus à toute allure. Quelques mètres en dessous d’un grésillement électrique et des

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grincements routiers, elle avance avec rigidité dans l’étang. De part et d’autre, deux deltas miniatures, un peu de suspension.

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Des pipelines sillonnent avec assurance le paysage et sèment un étrange vide autour d’eux. Dans ces couloirs, à contre-courant,

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des flux de matière remontent la vallée du Rhône.

Le delta trouve un nouveau sens, émet une impulsion aval-amont.

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Vas et viens pendulaires des travailleurs, rythment les jours d’un territoire sans marée. Perchés sur l’horizon, les migrateurs

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à plumes enchantent les années de ce monde. Eux aussi vont et viennent, traversent cet équilibre instable. S’arrêtent parfois.

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Dans le gris troublé d’un matin d’hiver, une curieuse partition se dessine à la surface de l’eau. Elle rythme la vie de l’étang.

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Elle murmure l’infini beauté de l’imperceptible, elle résonne avec une entité plus vaste, avec la composition même du monde.

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Quelque part, nous sommes tous enfants de cette mélodie liquide.

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La mer, modeste et incroyablement forte, nous a donné


nos premières cellules, façonné nos os et le corps du monde. Elle a donné vie à nos châteaux de sable, a cru en nos rêves.

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Elle porte les migrateurs géants et les cauchemards évéillés de notre époque. Meurtie dans l’ombre des regards, elle a

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considérablement changé. Elle berce encore le quotidien du delta, l’immensité d’un songe. Elle dessine, encore, ce qui nous entoure.

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Elle s’est blottie dans la Terre. Elle est le centre d’une drôle de ronde. Le visage des reliefs se mêlent à la peau des plages, à la silhouette

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des cheminées, à l’âme des vivants. Autour d’elle gravitent les sourires crispés d’une époque troublante. Tout est calme.

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Les recoins de ce grand delta abritent la magie d’un instant vécu, l’affection d’un paysage éphémère, l’innocence d’un rêve. Une forme

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d’équilibre renaîtra, peut-être, de l’attention que l’on porte à un monde que l’on sait meurtri. A l’horizon tout est blanc. Tout est encore possible.

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Conclusion

Images d’un monde à la dérive, les deltas connaissent aujourd’hui un bouleversement profond, une métamorphose accélérée. Face à l’instantanéité des enjeux, ils invitent pourtant à reconsidérer l’échelle des temps longs de leurs co-constructions, à être replacés sur une trajectoire évolutive qui révèle les processus fondamentaux de leurs existences. Dans les méandres et les multiples temporalités des deltas, les hautes et basses eaux bousculent nos certitudes et invitent d’une certaine façon à renouer avec l’instabilité. A travers cet exemple, on peut lire à quel point le renversement du territoire suppose un renversement des imaginaires. Ces derniers jouent un rôle fondamental au moment d’impulser ou d’accueillir un projet, mais également tout au long du cheminement qui mène à l’acceptation d’un nouveau paysage, à la compréhension de la mouvance immuable de celui-ci. En raison de la singularité de son dessin et de sa matérialité, le delta fait émerger des expérimentations spatiales inspirantes, non nécessairement applicables à d’autres territoires. Pour autant, il apparaît aussi comme un laboratoire d’enseignements « généraux ». Il nous amène profondément à repenser notre rapport au monde, la façon dont on l’habite, dont on l’aménage, dont on le regarde. Non plus seulement pour le contempler, mais également pour chercher à le comprendre, il nous replace dans une lecture tridimensionnelle de ce qui nous entoure. A l’horizon, de nouveaux imaginaires se profilent, de nouveaux récits émergent, ravivent les craintes et les enchantements de notre temps.

Cette démarche de recherche affirme l’éminente relation entre certains enjeux contemporains et la « spatialité » même du delta. Terme énigmatique, qui se révèle à mesure de ma formation comme faisant appel aux caractéristiques formelles d’un lieu, ainsi qu’aux expériences sensibles qui peuvent émaner de celui-ci. En ce sens, la spatialité peut également être définie comme « espace vécu, fondement de toute relation significative entre un sujet et son environnement » , comme un levier de la métamorphose souhaitable de nos paysages. Abordé par ce prisme, le delta révèle également l’intérêt de l’approche multiscalaire que propose le paysagiste. Au regard des défis qui nous attendent, la grande échelle paraît indispensable à la compréhension de l’armature et des dynamiques qui soustendent un territoire. Dans le temps, elle permet d’accompagner celui-ci dans une démarche plus prospective. Elle peut proposer un cap, permettre de se maintenir sur une même trajectoire. Elle peut assurer la cohérence globale de réponses locales, fédérer une nouvelle cohésion. Particulièrement orchestré par l’eau, par les dichotomies et les séparatismes regrettables de notre époque, le delta témoigne de l’extrême nécessité d’affirmer la continuité intrinsèque du paysage et du vivant. A l’intérieur de ce « tout », le choix d’un cadrage mental, volontairement en marge des limites administratives et des représentations rependues, est porteur de sens. Il amorce déjà, en partie, l’acte d’un projet militant. Dans l’immensité de ces mystérieux deltas, résonnent peut-être les imaginaires les plus puissants de notre monde. Sommes-nous prêts, collectivement, à prêter une attention véritable à son cycle, aux fondements de son équilibre, à veiller au brassage indispensable qui parcourt son horizon.

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Table des figures

Fig 21 Historique des endiguements successifs de l’embouchure du Grand Rhône, extraite de l’étude du ZABR, © G.Maillet, 2005 Fig 22 Golfe de Fos, recollement de la carte IGN et de la carte littorale

Fig 1 Pistes de recherche et composants du mémoire, © Gabrielle Repiquet Fig 2 Delta du Rhône, Localisation des lieux cités dans le mémoire, © Gabrielle Repiquet Fig 3 Portraits des personnes ressources rencontrées, © Gabrielle Repiquet Fig 4 Protocole d’enquête, © Gabrielle Repiquet Fig 5 Une embouchure qui dépend de l’équilibre du monde, © Gabrielle Repiquet Fig 6 Formation d’un delta émergé et immergé au niveau d’une marge continentale passive, © Gabrielle Repiquet Fig 7 Sous le vent, © Marcel Dinahet, 2019 Fig 8 Ocean Chart, illustration extraite du livre The Hunting of Snark , Lewis Carroll, 1876 Fig 9 One Breath Around The World, extrait du film de Guillaume Nery, 2019 Fig 10 Typologie binaire des deltas. Classification de Fisher et al. (1969) déduisant, en fonction de leur morphologie, le caractère destructif ou constructif des deltas relativement aux forçages physiques Fig 11 Typologie ternaire des deltas. Classification de Galloway (1975), l’approche morphologique permet de déduire l’action du fleuve, de la houle et de la marée Fig 12 Typologie ternaire et sédimentaire Diagramme de classification de Galloway étendu pour inclure la taille des sédiments comme un contrôle fondamental, © Reading et Collinson, 1996 Fig 13 Densité de population des deltas, sur la base d’une frange littorale de 50km, © Besset, 2017 Fig 14 Les principaux deltas du monde Fig 15 Captures d’écran de deltas (Mississippi, Danube, Niger, Mékong) depuis l’application Google Satellite Fig 16 Une géographie particulièrement dessinée par l’eau, les bras hérités du Rhône d’après PICHARD Georges,

Fig 23 Cargots et pointe du They de la Gracieuse, Google Satellite Fig 24 Un navire de 400 mètres qui s’apprête à entre dans la Darse n°1 du Port de Fos, Google Satellite Fig 25 Porte-conteneur Evergreen échoué dans le canal de Suez, le commerce mondial au ralenti, 25 Mars 2021, © EPA/ MAXP Fig 26 Golfe d’Aigues-Mortes, recollement de la carte IGN et de la carte littorale Fig 27 Vallée du Nil, Egypte, Google Satellite Fig 28 Parcelles cultivées dans le delta du Rhône, proche de l’extrémité littorale du delta, en périphérie de Salin-de-Giraud, échelle 1.20 000e. Image retouchée à partir d’une vue aérienne Google Satellite Fig 29 Parcelles cultivées dans le delta du Nil , proche de l’extrémité littorale du delta, en périphérie de Damiette, échelle 1.20 000e. Source : Image retouchée à partir d’une vue aérienne Google Satellite Fig 30 Parcellaire cadastral IGN, 2013, extrait de Géoportail Fig 31 Le rivage fantôme, extrait du film de Luc Riolon, Delta du Nil la fin du miracle, 2008 Fig 32 Les deux deltas du Vietnam, © Gabrielle Repiquet Fig 33 Submersion du delta du Gange-Brahmapoutre-Meghna, Bangladesh. © NASA,JESSE ALLEN, Earth Observatory, University of Maryland’s Global Land Cover Facility, 2003 Fig 34 Evolution du trait de côte du delta du Rhône, d’après Morisseau 2017 © Gabrielle Repiquet Fig 35 Une érosion séquencée, d’après la carte de la dynamique littorale (2000-2004), d’après PNRC 2006, © Gabrielle Repiquet Fig 36 Delta du Rhône, écume de nouvelles spatialités, © Gabrielle Repiquet Fig 37,38 Silhouettes de pécheurs sur les digues des SaintesMaries-de-la-Mer, Octobre 2020, © Gabrielle Repiquet

PROVANSAL Mireille, SABATIER François, 2014, topographie 10m, © Gabrielle Repiquet

Fig 39,40,41 Cabanes flottantes à Port-Saint-Louis-du-Rhône, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 17 Un territoire co-construit, © Gabrielle Repiquet

Fig 42,43,44 Dunes de la plage de l’Espiguette, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 18 The Lena river delta, Copernicus Sentinel-1 mission, 2019, © European Space Agency Fig 19 L’embouchure du Petit Rhône, recollement de la carte IGN et de la carte littorale Fig 20 Une épave dans le chenal du Rhône, Octobre 2020, © Gabrielle Repiquet

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Fig 45 Carte de la Durée d’inondation des zones humides de Camargue en mois par année pour la période 2015-2017, Delta du Rhône, Projet ECOPOTENTIAL qui associe télédétection et modélisation, afin de suivre et appréhender au mieux les changements à court et long terme de cet espace. © Tour du Valat (Institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes) https://tourduvalat.org/ actions/ecopotential/ consulté le 20 mars 2021


Fig 46 La double temporalité du territoire, © Gabrielle Repiquet Fig 47 Modèle du système de protection du Rhin, d’après l’esquisse de Patrick Grillas, © Gabrielle Repiquet Fig 48 SYMADREM, une évolution liée aux évènements ( dispositifs récents du Plan Rhône et du GEMAPI), d’après la plaquette. https://www.symadrem.fr/wpcontent/uploads/2020/09/Plaquette-SYMADREM-pap. pdf ?fbclid=IwAR08HHJVdazx_WBDbwUPxzwbjXWokDrx_ upHEmPxEqITQ7caRt1eilg7Ids, © Gabrielle Repiquet

Fig 66 « Le flamant rose », Camargue, Delta du Rhône. Source : Photographie extraite du livre de BECHET et MATHEVET, La politique du flamant rose, Vers une écologie du

sauvage, Marseille, Edition Wildproject, 2020, 137p.

Fig 67 Pigmentation des façades, « La géographie de la couleur », 2017-2018, Atelier Luma Arles, © Karolina Michali Fig 68 « La géographie de la couleur », 2017-2018, Atelier Luma Arles, © Louise Jensen

Fig 49 Bassins versants du Rhône, © Gabrielle Repiquet

Fig 69 Scarabaeus laticollis, encre de Frédéric Malenfer, extrait de DUPERREX Matthieu, Voyages en sol incertain : enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi, Marseille, editions Wildproject, 2019, 203p.

Fig 50 Aménagement hydrauliques de la Durance, d’après

Fig 70 Itinéraire d’arpentage, © Gabrielle Repiquet

PROVANSAL Mireille, RADAKOVITCH Olivier, SABATIER François, CLEMENS Anne, Zone Atelier Bassin du Rhône - Le Rhône Aval en 21 questions, Lyon, GRAIE, 2012, 56p. Fig 51 Effacement des épis rocheux entre l’embouchure du Petit Rhône et la Pointe de l’Espiguette © EID Fig 52 Phénomètre d’«Owerwash», reconstruction d’un cordon sableux en arrière des anciennes digues, Etang de Beauduc, Google Satellite

Fig 71 Plage des Saintes-Maries-de-la-mer, Octobre 2020, © Gabrielle Repiquet Fig 72 Exploitation des Salins-de-Giraud, Octobre 2020, © Gabrielle Repiquet Fig 73 Zone d’activités du Ventillon, Fos-sur-Mer, Février 2021, © Gabrielle Repiquet Fig 74 Raffineries de Martigues, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 53 Le littoral comme interface dynamique, un projet de lagune aux portes de Salin de Giraud, d’après le document présenté par Patrick Grillas au Colloque International Adaptation des Marais Littoraux aux Changement Climatique en Novembre 2018, © Gabrielle Repiquet

Fig 75 Centrale hydro-électrique de Saint-Chamas, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 54 « Habiter en zone inondable », mars 2018, Atelier Luma Arles, © Joana Luz

Fig 77 Nid, Etang du Scamandre, Octobre 2020, © Gabrielle Repiquet

Fig 55 Une terre d’eau, panorama depuis la Tour Carbonnière, Octobre 2020, © Gabrielle Repiquet

Fig 78 Ostréiculture, Etang de Thau, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 56 Les leviers d’actions de la démarche Grand Site de France

Fig 79 Plage de la Pointe de St-Gervais, Fos-sur-Mer, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 57 Une volonté de « protéger », un raisonnement par découpage, © Gabrielle Repiquet

Fig 80 Cap d’Aiguade, Port-de-Bouc, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 58 Microcosmes, des sous-systèmes marqués, © Gabrielle Repiquet

Fig 81 Anse du Ranquet, Etang de Berre, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 59 Fragment d’un territoire dentelé, (Cadrage sur l’embouchure du Grand Rhône, le Golfe de Fos et l’Etang de Berre), © Gabrielle Repiquet

Fig 82 Plage Napoléon, Port-Saint-Louis-du-Rhône, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 76 Raffineries, Port de la Pointe, Berre l’étang, Février 2021, © Gabrielle Repiquet

Fig 60 La topographie révèle une imbrication de trois deltas, © Gabrielle Repiquet Fig 61 Un fourmillement du maillage hydraulique, © Gabrielle Repiquet Fig 62 Un littoral dentelé par les étangs et les lagunes , © Gabrielle Repiquet Fig 63 Ramifications navigables, © Gabrielle Repiquet Fig 64 Dispositif et leviers de la Réserve de Biosphère de Camargue Fig 65 « L’agentivité », Camargue, Delta du Rhône. Photographie extraite du livre de BECHET et MATHEVET, La politique du flamant rose, Vers une écologie du sauvage, Marseille, Edition

Wildproject, 2020, 137p.

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Mémoire d’initiation à la recherche Diplôme d’État de Paysagiste Année universitaire 2020/2021 Réalisé et soutenu par Gabrielle Repiquet Encadré par Sophie Bonin

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