Pencheurs

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Pencheurs




Janvier 2010


Ce livre est le prolongement d’une performance de bancalité artistique réalisée à Bordeaux le 6 Décembre 2009. Suite à l’évènement, les nombreux retours d’expérience (ressenti, interprétations...) furent tellement variés qu’il aurait été dommage de ne pas partager tout cela. Pencheurs présente donc un éventail de petites histoires autour de cet happening, se glissant tour à tour dans la plume de différents acteurs et spectateurs de l’action. L’oblique performance visait à introduire un bouleversement dans le quotidien, l’environnement habituel. Quelque chose d’absurde, décalé et totalement gratuit. Une perturbation visuelle qui, s’immisçant dans l’espace public, vient surprendre le passant sur son chemin, pour l’amener à se questionner et mobiliser son imagination. Comme un clin d’oeil ou une interjection, elle se veut “déclic”, appel à la culture, au vécu et à la sensibilité de chacun pour contrer la dictature du sens qui règne dans l’art contemporain et dans la société actuelle. Pencheurs est une invitation à introduire l’absurde dans le quotidien, afin de ressentir la poésie de l’inhabituel...

L’art n’est pas une réponse à la vie, il la questionne.


Voici le texte de l’annonce du happening:

Penchons-nous sur la question ! [happening] Le principe est simple. On se retrouve à plein, comme pour faire la fête, et on s’appuie contre le mur. Un roulement est prévu (juste pour le plaisir de dire «la relève !») On peut qualifier ça de happening, manifestation artistique, performance collective ... Avec ou sans penchants artistiques, vous êtes chaleureusement conviés à prendre position. Position oblique. Ne vous inquiétez pas, ça ne fait pas mal. Vous pouvez même venir juste pour voir. Rendez-vous à 15 heures ce dimanche 6 Décembre, contre le mur qui court le long de la rue de la Miséricorde (derrière la DRAC, à côté de l’hôpital Saint-André, à proximité de la Victoire.) Venez à plusieurs, n’hésitez pas à amener amis, famille, illustres inconnus invités dans la rue... Plus on est de fous, plus on rit ! Relayez l’info ;) Appareils photos, caméras et carnets de notes sont les bienvenus... À bientôt !

Déborah JEAN


In the wall Des jeunes, appuyés contre un mur, à l’oblique, répartis tous les mètres. Flash. Un code-barre. C’est l’image immédiate qui me cogne la face. Nous ne sommes pas des esclaves de la consommation. Il y a là quelque-chose de violent. On ne dirait pas, ils sont immobiles. Mais il se dégage de la scène comme une image amère. Un poing levé. We don’t need no education Un cri contre la société de consommation qui formate les esprits. La jeunesse d’aujourd’hui est une jeunesse formatée, éduquée par la télé. Entre la grippe et Britney, on ne nous apprend plus à penser. Asservissement aux médias, à la publicité. Féodés au système, les gens marchent au pas. Un système capitaliste qui abolit tout état d’esprit constructif, critique dans un but productif. Trop tard pour faire marche arrière ? «Ah si jeunesse savait, si vieillesse pouvait»... We dont need no thought control Ce cimetière à 45° est un acte de rébellion contre le système. C’est le coeur de mai 68 que nous en-

tendons résonner contre ce mur. Un écho d’espoir qui se soulève et érige sa rage, sa soif de liberté en un étendard révolutionnaire porteur d’idéaux à cran d’arrêt. L’amorce d’une alarme, les prémices du réveil d’une génération. All in all it was all just bricks in the wall. C’est en faisant des choses absurdes comme celleci, non-dictées par la société ou les médias, sans but politique ou commercial, qu’on revendique sa différence, son unicité, son non-formatage. Jeunesse singulière ! A toi de dire : Non, je ne marcherai pas au pas ! All in all you’re just another brick in the wall.


Au pied du mur - Dis maman, ils font quoi, les gens ? - Je ne sais pas mon chéri. «Mais que font-ils ? - Pourquoi ils sont penchés ? Ils expriment leurs penchants. - Mais je ne sais pas ! Penchants ? - Tu crois qu’ils tiennent le mur ? Il va tomber, le mur ? Artistiques. - Mais non, tu vois bien, c’est du solide, ce grand mur. Ça ne risque pas de Ce sont des artistes ? tomber. Techniquement, ce sont des corps.» - Bah alors pourquoi ils s’appuient d’ssus ? Ils sont fatigués ? - Je ne sais pas, ils s’amusent ! - C’est un jeu ? Mais ça doit faire mal. Tu crois qu’ils ont mal ? - Je ne pense pas, sinon ils arrêteraient. - On peut aller leur demander ? On peut jouer avec eux ? - Oh, mon chéri, on n’a pas le temps ! Tu sais bien, la bibliothèque... «Ils font le mur. - Mais juste un peu ? Steupléééé... Sur le trottoir ? - J’ai dit non. C’est tout un art, faire le mur. - Pourquoiiii ? L’art est une armure.» - C’est sale. - C’est sale ? - Ben oui, le mur. C’est sale. - C’est pas bien, ce qu’ils font ? - Non. - Les policiers ils vont venir ? - Oh, mais non !!! Mais enfin... Allez, dépêche-toi, on doit aller à la bibliothèque.


Droit dans l’mur

Encore des jeunes à la rue ! Je pensais qu’on en avait fini, avec les manifestations étudiantes. Ça leur a pas suffit, les mois de blocage l’année dernière ? V’la-t-il pas qu’ils r’commencent ! Et leurs sales manies de ne pas vouloir faire comme tout le monde. Marcher dans la rue avec des pancartes, c’est trop commun, il faut qu’ils aillent manifester comme... comme... enfin bizarrement quoi ! Bande de feinéants ! Qu’ils r’tournent donc étudier, c’est pas en faisant le mur qu’ils vont changer l’monde ! Grrr. Et ça râle, et ça râle... Y’a plus d’jeunesse !

Les penchants des penchés Du passage, Si peu. Les pensants passent, Les pencheurs pensent, Et les passants penchent.

«On dirait une manif. Il y a peut-être un peu de ça. Ils essaient de faire pencher la balance. De quel côté ? A moitié pile, à moitié face. Il sont graves. Ce n’est pas une question de gravité. Tu trouves ça sombre ? Ce sont des désaxés. C’est pas sérieux.»

Sont-ils à pieds ? Peu importe Si peu à peu Les bien sapés Les bien-portant Et les bien-pensant Poussent la porte Et passent le pas. Mais, Passée la surprise des yeux, Ils pressent le pas Et quittent les lieux !

Alors dites adieu À L’escorte des gens pressés pas assez sages pour paresser


On the wall {Facebook Wall}

Tahr Tampion est bien content d’avoir eu le réflexe de dégainer son iPhone 3G pour filmer le flashmob bordelais façon lipdub :D Allez tous sur mon blog pour voir l’évènement ! ^^ Aujourd’hui à 18:49 - Commenter - J’aime >> Mimi Carca : San déc ? Ta tro u dla chance sur scou la mon frer ! >> John Deuf : Looooool fais pêter ! >> Anne-Rosie Plainmoidonc : «Flashmob», «lipdub» ? Qu’est-ce ???

{Twitter}

TarTamp J’ai vu un flashmob Oo

less than 20 seconds ago from mobile web

{Blog} Qui n’a jamais vu une de ces vidéos qui ont fait le tour du web 2.0 ? Qui ne connait pas le flashmob «I got a feeling», qui a rassemblé plus de 20000 personnes ? Les nombreux flashmobs qui ont été organisés en hommage à Mickael Jackson ? Celui de T-Mobile à Liverpool ? Car oui, les flash-mobs, «mouvements de foule» d’apparence impromptus sont généralement à vocation publicitaire... Aujourd’hui j’ai assisté à un mini-flashmob, à Bordeaux. Des gens qui se sont inclinés à 45° contre un mur. Comme quoi, ça se répand de plus en plus... On pourrait s’interroger sur les raisons qui poussent les gens à participer à de telles actions : l’aspect «tendance, la réaction à une société trop individualiste gouvernée par la logique et la raison, l’attrait des nouvelles techniques commerciales ou simple expression artistique ? A votre avis ? Lâchez vos coms ! Commentaires (4) Weshman : Prem’s ! Machinnne : Ouai moi aussi, je me suis arrêtée et j’ai attendu dix bonnes minutes je pensais qu’ils allaient faire une choré genre clip improvisé mais que dalle ils se sont juste tournés à un moment. Je suis trop déçue :(( blu_de_blu : Vous connaissez le collectif «Gui-Mauve» ? Ils ont fait un flashmob aussi à Bordeaux, l’année dernière, où les participants se mettaient des cartons sur la tête ! Voir leur myspace : www.myspace.com/gui_mauve


Cher ami, Je ne résisterai pas à l’envie de vous raconter les faits. Dimanche, alors que je passais tranquillement dans la rue de la miséricorde, j’ai été témoin d’une étrange scène. Visualisez-vous ce long mur de pierres derrière la DRAC ? Figurez-vous qu’au moment où je suis passé devant, une bande de jeunes gens se tenait corps tendus à l’oblique contre ce mur, comme s’ils essayaient de former des triangles avec le sol. Cela est peut-être difficile à imaginer, aussi je joins à cette missive un schéma explicatif. Je vous prie de ne pas tenir compte de mon «talent» artistique, que vous savez limité. C’est tout naturellement que je suis allé interpeller une de ces participantes, intrigué que j’étais. Je lui demandais, en guise de préambule, si ce qu’ils étaient en train de faire était un hommage aux guillotinés de Saint Julien. Ma petite boutade n’eut guère d’effet sur la jeune fille, qui manifestement n’avait oui dire l’histoire des condamnés à mort qui traversaient la rue de la miséricorde pour se rendre à la guillotine, place Saint Julien, l’actuelle place de la Victoire. J’ai été consterné de constater que ces jeunes n’avaient aucune connaissance historique à propos du lieu qu’ils investissaient. Vous aviez raison finalement, les bordelais ne connaissent pas Bordeaux. Tout du moins ils ne la connaissent pas comme il serait possible de la connaître, avec toutes ses petites anecdotes, ses secrets croustillants... Vous me connaissez, je n’ai pas pu m’empêcher de leur faire une petite leçon d’histoire. J’ai néanmoins été bref et concis, je ne me suis guère attardé sur les tenants et les aboutissants comme à l’habitude. Après lui avoir conté mon récit de condamnés, j’ai introduit l’historique du couvent - au passage notez que je ne suis pas peu fier de ma transition, s’appuyant sur le fait que les religieuses chantaient des demandes de pardon et cantiques de miséricorde pour les pauvres pêcheurs, par-delà

le mur. Tenez-vous bien, car j’en fus choqué ; aucun de ces jeunes gens n’avaient entendu parler du couvent des Annonciades ! Un bâtiment datant de 1519, monument reconnu tenant une place incontestable dans l’histoire de la ville ! C’est non sans intérêt qu’ils écoutèrent mon récit, bien qu’il fut par instants, je le reconnais volontiers, un tantinet prolixe. Saviez-vous que c’est justement ce couvent qui est à l’origine du cannelé bordelais ? Ce sont les religieuses des Annonciades -que l’on appelait «les filles au corset rouge» à cause de leurs habits de cérémonie- qui fabriquaient les cannelés pour les distribuer aux pauvres ou les vendre aux bourgeois. Elles récupéraient leurs ingrédients au Port de la Lune : avec le blé tombé des cales des bâteaux, les jaunes d’oeufs des chais des Chartrons (les blancs servant à coller les étiquettes des vins), le rhum et la vanille qui transitaient régulièrement par la ville... elles préparaient des friandises en forme de bâtons, qui à l’époque étaient appelées canelats, ou canelets. D’aucuns prétendent que ces douceurs étaient dégustées même à la cour de Louis XIII ! Je n’aime pas diffuser des racontars sans en vérifier la source, néanmoins l’histoire est plaisante. Toujours est-il que cette spécialité est devenue emblématique de Bordeaux, aujourd’hui. D’ailleurs, y avez-vous déjà goûté ? Si ce n’est pas le cas, je vous invite cordialement à venir élargir vos connaissances gastronomiques à mes côtés ! N’hésitez pas à me téléphoner, et nous pourrons choisir la date qui vous siéra. Amicalement...


Journal d’un mur [...] An 1613 Furieux, je suis furieux ! Depuis le temps que les sœurs parlent d’édifier un dortoir, je m’étais préparé de long en large à recevoir le nouveau bâtiment contre mon flanc. Mais que nenni, voici qu’elles ordonnent sa construction... contre le mur nord ! Quelle ne fut pas ma stupéfaction. Confier une aussi grande responsabilité à un incapable comme lui ! Elles courent à leur perte ! Ce mur n’est pas digne de confiance, je l’ai toujours dit. Pourquoi n’ont-elle pas appuyé ce nouveau dortoir contre mes solides fortifications ? [...] 1790 Drôles d’occupations qu’ont les humains. Les sœurs se sont faites chasser du couvent. Des soit-disant «révolutionnaires» ont décidé de l’utiliser comme salpêtrière. Quelle drôle d’idée, dans un lieu saint ! Remarque, je dois bien avouer que c’est amusant, j’ai l’impression de jouer au château-fort. [...] A l’aube du XIXème siècle Une nouvelle rumeur est venue jusqu’à mes oreilles. Il paraîtrait que le couvent va être racheté par une nouvelle communauté de religieuses, la «communauté de la Miséricorde». Cela ne me déplairait pas, ce serait comme un retour au bon vieux temps... [...]

Année 1971 Vendu, vendu, vendu ! Je suis vendu... A la justice ! Ah, cher journal, si tu savais quelle justice... Le couvent abrite maintenant un tribunal pour enfants. J’en entends, des choses. On oublie trop souvent que les murs ont des oreilles. Mardi 15 octobre 1974 Cher journal, Ce jour est un grand jour ! Ça y est, je suis inscrit et classé monument historique ! Tout le couvent, en fait. Il était temps, vu l’âge que nous avons, il n’était pas juste de ne pas avoir droit à une certaine reconnaissance patrimoniale, surtout dans une ville comme Bordeaux, qui est classée de partout. C’est donc officiel, nous rejoignons la tour Pey-Berland, le Fort du Hâ, la basilique Saint Michel, et même Versailles et toutes ces figures monumentales ! J’en ai la larme au coin de la pierre d’angle. [...] 1995 Enfin un peu de nouveauté. La DRAC commence à restaurer le couvent. C’est toute une équipe qui va s’animer à mes côtés. Ils n’y vont pas de main morte avec la restauration, mélangeant du «très contemporain» aux anciens murs. J’ai peur, ça commence à me démanger sur le côté. Vont-ils me rénover aussi ? J’ose espérer qu’ils ne vont pas me triturer les fondations, j’aurais horreur de ça, je tiens à mon intégrité !


Ceci dit, il faut reconnaître que les architectes ont fait un travail remarquable. J’ai beau critiquer l’architecture contemporaine, il y a des fois où c’est presque aussi bien qu’en mon bon vieux temps. Il n’empêche qu’à la vue de l’allure de jeunot qu’a maintenant le mur Nord, je suis bien aise d’être derrière. Espérons que cela amènera un peu de vie et de gaieté dans le quartier... Samedi 27 mai 2006 Je me fais vieux... Il ne s’est rien passé de significatif ces dernières années. Plus le temps passe, et moins j’y prête attention. C’est normal, me diras-tu, cher journal. Lorsqu’un mur atteint, comme moi, 485 ans, qu’est-ce qu’une journée, sinon une portion infime de toute son existence ? C’est ainsi que nous sommes, nous les murs, nous relativisons. D’ailleurs, je crois que philosopher est le propre du règne minéral : une pierre, si elle n’est philosophale, se doit au moins d’être philosophe ! Qu’avons-nous d’autre à faire, nous les pierres ? Écouter le monde, être témoins de l’histoire, ruminer nos questionnements existentiels... Au moins, du temps du couvent, il y avait des chants tout au long de la journée. Oh, certes, toujours les mêmes cantiques, les mêmes litanies, mais c’était loin de déplaire à mes vieilles pierres. Aujourd’hui, je dois me contenter des allées et venues et des pots d’échappement qui viennent me griser la mine... Je broie du noir. Février 2008 Un chat errant a pris pour habitude de venir m’uriner dessus tous les matins. Je n’ai guère de rancune envers lui car, avec la multiplication des «parkings» humains, il ne reste point de place aux déjections animales.

Et dire que les hommes se plaignent des excréments d’origine canine sur leurs trottoirs... Laissez donc des coins de nature au cœur de vos villes, mes petits, ou bannissez le règne animal de vos lieux ! Dimanche 6 Décembre 2009 Aujourd’hui, il m’est arrivé quelque chose d’extraordinaire ! Cela a commencé comme un jour tout à fait normal, sans trop d’agitation dans le quartier... Je réfléchissais à la physique des cathédrales lorsque, d’un coup, je sentis à ma base de petites pressions, comme si des dents molles voulaient s’attaquer à mes pierres. La chose s’immobilisa instantanément. Ça n’avait rien de douloureux, c’était un peu chatouilleux mais pas désagréable pour autant. Je cherchais quelle expérience semblable j’avais connue mais peu de choses me vinrent à l’esprit. Ça n’avait rien à voir avec l’accident de 1997, quand la voiture avait percuté mon angle. C’était très doux, au contraire. Un peu comme quand le Père Léon s’appuyait contre moi pour fumer sa pipe, mais multiplié de façon régulière, je dirais tous les mètres environ. La chose bougeait légèrement, et de temps à autres une pression disparaissait puis revenait. Je mis beaucoup de temps à comprendre ce qui se passait -nous autres murs avons certes des oreilles mais sommes dépourvus d’yeux- : ces dents molles étaient des hommes, qui s’appuyaient sur moi de façon assez étrange. Je me suis senti flatté d’être ainsi au centre de l’attention. Il arrive qu’on me prenne en photo, qu’on essaye de me grimper dessus, mais je n’avais encore jamais connu ce genre de témoignage d’affection. Est-ce cela, ce qu’ils appellent «un câlin» ? Vraiment charmants, ces humains. Ont-ils enfin compris que le minéral était l’élément terrestre le plus respectable ? Cela ne présage que de bonnes choses pour le siècle qui commence !


Une voiture, quatre jeunes hommes. Bordeaux, aux environs de l’hôpital Saint André.

de la miséricorde» ça doit être la bonne direction. Tu m’dis quand tu trouves, hein ! Te presse pas surtout...

R. (la carte sur les genoux) : Bon après tu prends la première à gauche.

R. : Attends j’sais pas si c’est une bonne idée y s’passe un truc là. C’est quoi ces types ?

B. (conduisant) : A gauche, à gauche... Rue de Cursol ? R. : Ouai, c’est ça. Tu la vois ?

T. : Y ‘a une caméra, ils tournent un film non ?

B. : Elle est en sens unique, bouffon !

M. : Euh je sais pas mais c’est chelou. Si c’est pour un film c’est vachement expérimental ! Qu’est-ce qu’ils foutent ???

R. : Ah ouai scuse j’avais pas vu... Ben tourne à droite alors !

B. : Attends je ralentis. Ils sont presque sur la route, ces cons !

B. : A droite ? Mais on va r’tomber Cours d’Albert, nan ?

R. : En même temps t’as vu la largeur des trottoirs...

R. : D’AlbRET, cours d’Albret ! Toutes façons t’as pas l’choix.

M. : Attends, tu peux baisser la vitre ? On va leur demander ce qu’ils foutent !

M. : Eh les gars sinon c’est pas grave on se gare là et on y va à pattes. R. : Tu veux tout te taper à pieds ? Mais c’est super loin ! T’es trop un ouf, toi ! T. : Bah sinon on prend l’tram.... B. : Non mais c’est bon les gars, on y est presque. R. : Attends on est où là ? «Place Ste Eulalie» je trouve pas sur la carte... B. : P’tain, trop bien le copilote, merci mec tu sers à rien ! Je prends «Rue

T. : Oui, d’mande à la fille, là, sur la barrière, elle est mignonne ! La rousse... R. [baisse la vitre] : Eh, mad’moiselle ! C’est quoi, que vous faites, là ? C. : Une performance artistique ! R. : Euh... ouai. Et sinon, c’est quoi le but ??? C. : L’idée c’est de se mettre tous alignés contre le mur. Comme ça. Vous voulez nous rejoindre ?


T. : Ouai, carrément ! C’est marrant.

B. : Bon, allez, on laisse tomber sinon on n’y sera jamais.

M. : Oh le délire...

T. : Oh... Tu veux pas juste repasser leur dire qu’on peut pas ?

B. : Bon bah ok alors, si ça vous dit, les gars... On va essayer de se garer, ok ?

M. : LUI dire ! Ah ah !

C. : A tout de suite !!! [La voiture repart] T. : P’tain, elle est trop mignonne ! M. : Ah d’accord, je vois pourquoi tu voulais les rejoindre ! Tu t’intéresses à l’art, toi, maint’nant ?!

[Ils s’arrêtent au niveau de la jeune fille qu’ils avaient interpellé] R. : Bon c’est mort pour cette fois, y’a vraiment pas d’place dans le quartier... C. : C’est dommage. Mais merci de vous être arrêtés. Je peux vous demander de remplir ce petit questionnaire ? R. : Euh ouai, c’est quoi ?

R. : Ouai, ça faisait longtemps qu’on t’avait pas vu aussi enthousiaste, man ! Non mais c’est fun, je suis d’accord.

C. : C’est pour avoir des retours. Il faut juste le renvoyer à l’adresse indiquée. Ça marche ?

B. : Essayez plutôt de trouver une place !

R. : Ok. Bah merci alors !

R. : C’est chaud...

C. : Merci à vous !

M. : Là, devant, la rouge, elle part, non ?

T. : A bientôt, j’espère !

R. : Non, elle arrive. [La voiture tourne et re-tourne]


Tout CONTRE le mur Et vous, qu’y avez-vous vu ?

Le dos au mur

- Tout de même, tu ne peux pas clore cet éventail d’interprétations sans parler d’Erwin Wurm ! - Justement, j’imaginais une sorte de dieu chargé d’actionner les êtres humains. Il donnerait des instructions à nos inconscients, et on exécuterait ses ordres en pensant faire tout ça librement. - Comme les Sims ? - Ou les Playmobils, si tu veux. - Et ? - Un jour, il perd les pédales, et quelques ordres «fous» lui échappent : des indications de position complètement erronées, inutiles et anti-productives. Alors les autres dieux essayent de réparer tout ça en inventant l’art. Toutes les choses absurdes qui échappent au dieu-marionnettiste sont classées dans la catégorie «art», qui n’est pas gouvernée par la logique. Pour les positions vraiment bizarres, il a fallut inventer Wurm, et toutes sortes de performances, afin que ça n’éveille les soupçons de personne. - C’est tiré par les cheveux. - Pourtant, comment expliquer qu’on se retrouve à faire des trucs fous comme «s’allonger sur des oranges» ? - Ou rester le plus longtemps possible penché à 45° contre un mur...

J’y ai vu un combat. J’y ai vu des combats. Des corps contraints, dans une position inconfortable. Des hommes, des femmes, des jeunes. Leurs corps tendus comme des armes contre l’ennemi de leurs idéaux en un sit-in douloureux, une grève de la gravité. J’y ai vu des étudiants en mai 68, unis dans l’espoir de changer le monde, et des féministes brûlant leurs soutiens-gorge pour marquer les esprits. Des luttes pour la liberté, des luttes pour l’égalité. Des luttes pour la vie. J’y ai vu la chute du mur de Berlin, et l’érection d’un autre en Palestine. Des prisonniers, condamnés aux travaux forcés, marchant au pas ou bien fusillés. C’est fort, un mur ; c’est toute une symbolique qui est appelée. Le mur, c’est ce qui protège. Des châteaux-forts, des murailles, des fortifications... Le mur, c’est ce qui sépare. Deux pays, deux cultures, deux adversaires... Le mur, c’est ce qui enferme aussi. Une prison, une tour, un camp d’incarcération...


TOUT contre le mur Le coup de sifflet c’est le signal il faut se pencher doucement je crains le moment où mon épaule va rentrer dans le mur ou l’inverse en fait c’est douloureux mais supportable je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir une drôle de perspective sous les yeux des têtes en enfilade sur un long mur des corps penchés et le relief de la pierre c’est marrant c’est pas tous les jours qu’on a ce genre de vision on devrait faire des trucs inhabituels plus souvent ça me rappelle un film où les élèves devaient se mettre debout sur leurs pupitres pour pouvoir changer de point de vue sur le monde mais c’était quoi déjà ce film j’aimais bien c’est quand même particulièrement artistique comme réflexion ah si ça y est je sais c’était le cercle des poètes disparus tiens d’ailleurs elle est passée où la K7 vidéo ça fait longtemps que je l’ai pas vue mais en même temps qui regarde encore des K7 aujourd’hui bon là ça doit bien faire deux minutes que je détaille les cheveux de la fille qui est devant pour l’instant personne n’a lâché pourtant ça fait mal et la relève est prête j’ose pas faire signe pour qu’on vienne me remplacer mais franchement ça commence à me tirer les abdos comment font les autres j’ai l’impression que ça leur est naturel il faut que je tienne quand même je ne veux pas être la première à lâcher mais j’ai faim c’est bizarre je viens juste de manger il faut que je pense à autre chose oh oui surtout il faut que je pense à rappeler maman lui demander pour l’échelle si je peux passer mardi ou si c’est mieux mercredi ça me fait d’étranges sensations dans les jambes on dirait presque un défi sportif genre exploit tentative de record ah tiens est-ce que ça existe le record du type qui a tenu le plus longtemps penché contre le mur ce serait

marrant de se faire homologuer enfin quand même quelle idée j’ai vu le questionnaire tout à l’heure il fallait réfléchir à des mots pouvant décrire l’expérience quand même c’est pas facile «expérience abdominale à visée artistique» «interaction murale interactive» non ça fait deux fois interagir c’est pas super «mise à l’épreuve d’une chaîne corporelle» «charpente artistique à poutres humaines» ah tiens oui c’est pas mal ça c’est marrant on ne s’attend pas à ce vocabulaire du coup c’est drôle aïe il faut tenir mais qu’est-ce qui m’a pris d’accepter de venir aussi enfin c’est marrant, j’aime bien l’idée, mais quand même ça fait mal il y a une fille qui a dit tout à l’heure que c’était une autre façon de faire le trottoir il ne faut pas que j’oublie de le noter est-ce que j’ai de quoi noter au pire je m’envoie un texto ça marche bien on n’est pas souvent aussi immobile le jour enfin peut-être que si quand on est assis mais on n’est pas souvent immobile debout c’est sur et on prend pas souvent le temps de réfléchir comme ça non plus c’est comme quand on prend le bus quand on a rien à faire on pense et ça s’arrête pas c’est comme si on parlait sauf que ça va plus vite et c’est pas toujours logique et tu peux pas arrêter de penser je me demande comment ils font les moines zen «trublionnement du quotidien» ça marcherait aussi c’est un mot rigolo je vais avoir des courbatures demain alors c’est bon je lâche. «Quelqu’un me remplace ?»


TOUS contre le mur Nous allons faire don de nos corps à la cause artistique. Fondre nos individualités respectives dans une action commune : unis dans le «faire ensemble», nous ne serons plus que les cellules d’un corps perturbateur. Puisse autrui nous entendre et nous rejoindre. L’union fait la force, et plus nous serons nombreux plus nous serons intrigants. Par la présente déclaration nous nous engageons dans l’aventure. Il s’agit bien d’aller vers l’inconnu : le passant, le spectateur, mais aussi soi-même, participant d’une action aux conséquences inconnues. Suivant l’artiste avec confiance, nous ne serons plus que des supports, des corps-objets d’une improbable installation urbaine. C’est avec un certain goût de l’absurde et du décalé que nous irons provoquer les gens en dérangeant subtilement l’ordre établi, sans la moindre violence. Créons ensemble un bouleversement singulier du quotidien, non sans humour et poésie. Qu’allons-nous ressentir ? Quelles réactions allons-nous provoquer ? Quels seront les effets de l’expérience ? Qu’en restera-t-il, pour nous, pour eux ? J’en suis.



«expérience abdominale à visée artistique»

«interaction murale collective» «mise à l’épreuve d’une chaîne corporelle»

«charpente artistique à poutres humaines»

«trublionnement du quotidien» Déborah JEAN


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