Faculté d’Anthropologie, de Sociologie et de Science Politique Master 2 Sociologie et Développement des Organisations Année universitaire 2015-2016
La prévention des risques du chantier : de la nécessaire co-construction des représentations à la coopération des acteurs Etude sur les représentations du risque et de la prévention auprès des encadrants dans le secteur des Travaux publics (entreprise Serpollet) Présenté par CUSSEY Gauthier
GUIRAND Emmanuel - Responsable de stage Directeur des Ressources Humaines – Entreprise Serpollet
MILLY Bruno – Directeur de Mémoire Sociologue, professeur des universités, directeur du Centre Max Weber, enseignantchercheur - Université Lumière Lyon 2
HERREROS Gilles - Troisième lecteur Sociologue, professeur des universités, membre du Centre Max Weber, enseignant-chercheur - Université Lumière Lyon 2
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement Monsieur Emmanuel Guirand, qui a accepté de m’accueillir au sein du service des Ressources humaines dont il est responsable. J’ai particulièrement apprécié ses qualités humaines, ses capacités d’écoute et d’analyse. Je le remercie de m’avoir permis ce premier pas dans le monde du travail, expérience qui m’est très précieuse. Je souhaite adresser mes remerciements à mon directeur de Mémoire, Monsieur Bruno Milly, pour ses conseils avisés qui m’ont aidés du cheminement de ma pensée jusqu’à la rédaction finale, ainsi que Gilles Herreros pour nos discussions et ses apports théorico cliniques passionnants de mes deux années de master. Je remercie également la Direction de Serpollet, Monsieur Sébastien Bonnet et Monsieur Thierry Lirola de m’avoir permis de réaliser ce stage au sein de l’entreprise et m’avoir accordé de très riches entretiens. Comment ne pas remercier également Corinne Delsuquet et Maëlle Desvignes pour leur gentillesse et leur bienveillance. Je me souviendrai longtemps de ces nombreux moments de convivialité. Je suis également reconnaissant envers les conducteurs de travaux que j’ai accompagnés sur les chantiers. J’ai découvert des hommes investis dans leur travail manifestant la volonté de transmettre leur passion. Grâce à eux, j’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir ce monde professionnel. Je remercie particulièrement Laurent Besson, Vincent Bouchardeau, David Bouvier, Jean-Luc Cailler, Romain Donnier-Meroz, Vincent Ducros, Mondher Gasmi, Laurent Huguet, Stéphane Londiche, Stéphane Milan, Jacques Pelletier, Eric Robert, Christophe Roche et Frédéric Stinzy avec lesquels j’ai eu la chance de m’entretenir. Enfin, je tiens à remercier ma famille et mes amis dont les conseils et encouragements m’ont permis de mener à bien cette aventure !
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Sommaire Introduction
p.6 Partie I :
1. Présentation de l’entreprise et origine de la commande
p.9
1.1 Histoire de l’entreprise et de son expansion
p.9
1.2 Un contexte commercial et économique tendu
p.12
1.3 Un contexte social apaisé et un environnement de travail agréable
p.15
1.4 Refondre le référentiel de compétence, une commande à resituer dans le contexte organisationnel p.17 2. Accéder aux représentations des acteurs sur le risque et comprendre les modalités de constitution de ces savoirs collectifs p.22 2.1 Origines du questionnement sur les représentations du risque et présentation de la problématique p.22 2.2 Une importante littérature sur le risque et la prévention mais un champ professionnel encore peu investi par la sociologie ; un début de l’état de l’Art. p.25 3. De l’entretien au photolangage : une méthodologie qualitative diversifiée p.28 3.1 Constituer une population d’enquête : entre choix méthodologiques et contraintes du terrain p.28 3.1.1 De l’art du compromis
p.28
3.1.2 Une population homogène ?
p.31
3.1.3 Faire d’une contrainte une opportunité
p.33
3.2 Une méthodologie qualitative diversifiée 3.2.1 Une analyse documentaire
p.34 p.34
3.2.2 De riches observations sur les chantiers et lors des réunions sur la Sécurité p.35 3.2.3 Des entretiens semi-directifs conciliant les objectifs de la mission de stage et du Mémoire p.37 3.2.4 Dépasser le discours attendu sur le risque et la prévention et accéder aux représentations des acteurs grâce au Photolangage p.37
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Partie II : 1. Caractéristiques et fonctions des représentations 1.1 La représentation, un concept difficile à cerner
p.41 p.41
1.1.1 Quelques éléments de définition
p.41
1.1.2 Représentations individuelles ou représentations sociales ?
p.44
1.2 Quelles sont les caractéristiques des représentations ?
p.45
1.2.1 Les représentations sont organisées et stabilisées
p.45
1.2.2 Les représentations sont évolutives
p.47
1.3 Quelles sont les fonctions des représentations ?
p.48
1.3.1 Les représentations permettent aux individus de partager une réalité commune p.48 1.3.2 Les représentations comme guide de l’action 2. Des représentations homogènes du risque 2.1 Du choix de photographie aux représentations du risque
p.52 p.52
2.1.1 Le risque n’existe que dans les représentations
p.52
2.1.2 Le photolangage, un rapprochement entre situations représentées et situations de travail réelles
p.55
2.2 Vulnérabilité des personnes et origines du risque
p.59
2.2.1 Des risques imputables à l’imprévisibilité de l’environnement
p.59
2.2.2 Des comportements « à risques »
p.61
2.2.3 L’exposition aux risques, une question à situer à un niveau collectif
p.63
2.3 Le chantier de travaux publics envisagé comme une organisation systémique
p.65
2.3.1 Interdépendance des éléments du chantier
p.65
2.3.2 Les interactions chantier-environnement
p.68
2.4 Comment expliquer l’homogénéité des représentations au sein de la population interrogée ?
p.49
p.72
2.4.1 Des explications fondées sur les trajectoires professionnelles et sur l’appartenance au groupe non suffisantes
p.72
2.4.2 Les représentations des risques aux fondements de la coopération ?
p.74
4
3. Des représentations homogènes de la prévention
p.81
3.1 Qu’est ce que la prévention ?
p.81
3.1.1 Anticiper les risques
p.81
3.1.2 Origine et évolution de la prévention des risques professionnels
p.84
3.2 Penser et faire la prévention
p.87
3.2.1 La prévention pensée comme « un travail d’équipe »
p.87
3.2.2 Coopération et prévention des risques
p.95
3.3 Formalisation contextualiser
et
procéduralisation
de
la
prévention :
un
phénomène p.97
3.3.1 Un contexte concurrentiel et législatif complexe
p.97
3.3.2 La procéduralisation de la prévention comme solution
p.101
à
3.4 La formalisation et la procéduralisation de la prévention : un levier ou un frein à la coopération ? p.105 3.4.1 La procédure comme ressource cognitive utile aux acteurs en situation
p.105
3.4.2 La procédure comme amputation du sujet et de son pouvoir d’agir p.110 Conclusion
p.116
Bibliographie
p.118
Annexes 1. Ambiances de chantier - Situations conflictuelles - Entre ordre et désordre 2. Outils d’enquête - Guide d’entretien - Guide d’observation chantier - Planches de photolangage proposées - Exemple d’un compte-rendu d’observation
p.123 p.123 p.123 p.124 p.126 p.126 p.127 p.128 p.134
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Introduction
Lorsqu’il nous a été demandé d’effectuer un stage lors de cette deuxième année de Master, j’ai tout de suite vu l’opportunité d’acquérir une expérience au sein d’un service RH. J’imaginais qu’ayant déjà effectué un stage au sein d’un cabinet de conseil en première année de Master, intégrer un service RH me permettrait d’élargir ma connaissance des différents métiers auxquels ma formation me destine. L’entreprise Serpollet a tout de suite retenu toute mon attention car le monde professionnel des travaux publics m’était totalement inconnu. J’étais également curieux de partir à la découverte d’un secteur marqué par une forte accidentologie. En effet, le secteur des Travaux publics et plus globalement du BTP demeure, le secteur le plus touché par les accidents du travail puisqu’il représente ,à lui seul, près d’un quart des accidents tous secteurs confondus. Comme nous le verrons plus loin avec l’étude statistique des accidents du travail du secteur des TP, ils sont non seulement plus fréquents mais également plus graves. J’ai donc été assez rapidement séduit par l’idée d’étudier la question du risque dans ce milieu professionnel. Nous verrons d’ailleurs qu’au fil de mes observations sur les chantiers, j’ai été frappé par la capacité des professionnels à faire face à la dangerosité apparente des situations de chantier. Ceux-ci paraissaient effectuer leur travail sans se soucier en permanence des risques inhérents à la situation. J’ai alors compris que le risque n’était pas qu’une donnée objective mais qu’il renvoyait bien à une dimension subjective. En partant du postulat que le risque relève d’un univers de représentations, je me suis demandé comment celui-ci se constitue. En d’autres termes, comment l’individu construit ses représentations du risque ? Sont-elles seulement individuelles ou peuvent-elle être collectives, c’est à dire partagées au sein d’un groupe ? Ainsi, les représentations du risque sont-elles issues d’expériences individuelles, c’est-à-dire liées à une réalité connue ou vécue de l’accident ou bien renvoientelles à des enjeux de coopération au sein du groupe, d’une tâche commune à accomplir ? Afin de contourner le discours attendu sur le risque et pour accéder aux représentations réelles des personnes interrogées, nous avons choisi d’utiliser la méthode photolangage. Comme nous le détaillerons au cours de la partie consacrée à
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la présentation de la méthodologie, il s’agit de demander aux personnes interrogées, lors d’entretiens, de choisir deux photographies (parmi une dizaine possible) qui leur évoquent le plus le risque et la prévention sur un chantier. Nous verrons aussi dans cette partie que le choix de la population d’enquête résulte d’un compromis entre les exigences et contraintes de la situation de stage. Nous verrons au cours de la partie II que la méthode d’enquête a porté ses fruits puisque l’analyse des résultats révèle des aspects étonnants sur les modalités de constitution et les fonctions des représentations du risque. Nous nous intéresserons également à la prévention telle qu’elle est envisagée et mise en œuvre par le groupe d’encadrants que nous avons interrogé. Il s’agira encore une fois de rendre compte des représentations des personnes interrogées sur la prévention grâce aux éléments ressortis de l’exercice de photolangage. Enfin, nous montrerons que les professionnels de l’entreprise Serpollet
doivent
s’adapter à l’évolution de la réglementation d’une part et aux nouvelles exigences de leurs clients en matière de sécurité sur les chantiers. Ce nouveau contexte « change la donne » et contraint les responsables et la direction à se plier à une formalisation – procéduralisation de la sécurité. Après avoir expliqué en détails les raisons d’un tel phénomène et avoir montré comment cela se traduit dans les pratiques concrètes des professionnels, nous essayerons de comprendre comment sont construites et appliquées les procédures de prévention. À quelles représentations du risque renvoient-elles? Sont-elles créées par des experts de la prévention et imposées par la direction, ou sont-elles co-construites par un ensemble d’acteurs sur le mode de la négociation ? Enfin, ces procédures sont-elles des ressources utiles aux acteurs pour agir et coopérer ou sont-elles des freins à l’autonomie et à la coopération des acteurs ?
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Partie I
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1.1 Présentation de l’entreprise et origine de la commande 1.1.1 Histoire de l’entreprise et de son expansion Créé en 1875, Serpollet est une entreprise de travaux publics spécialisée dans les réseaux d’énergies dont le siège social est basé à Vénissieux. Avant de se tourner après-guerre dans les secteurs de l’eau, du gaz et de l’électricité, l’entreprise réalisait exclusivement la pose de pavés. Dans les années 50, Serpollet se spécialise dans les réseaux d’énergies. En 1987, Guy Mathiolon, l’actuel PDG, crée le groupe SERFIM qui regroupe un ensemble de sociétés de Travaux publics sous différentes branches : énergie, TIC, eau, ouvrages d’art, routes, recyclage et dépollution. Serpollet, l’entreprise historique du groupe, est alors rattachée à la branche énergie avec deux autres sociétés, l’une implantée dans le Dauphiné et l’autre en Savoie. En 2015, le groupe SERFIM fête ses 140 ans et compte 1600 salariés repartis sur 45 sites.
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En dix ans, le chiffre d’affaires du groupe SERFIM a presque doublé malgré un contexte économique globalement difficile. Avec sept milles chantiers réalisés sur l’année 2014, le groupe génère deux cent trente trois millions d’euros de chiffre d’affaire par an. La part d’investissement est importante puisque le groupe dépense douze millions d’euros par an pour l’achat, le renouvellement ou la location de matériel de production (engins de chantiers, outillage, équipements de protection, etc.) Deux cents personnes sont embauchées chaque année au sein du groupe, dont 95% en CDI. L’effectif s’est également considérablement rajeuni avec une augmentation de 26% du nombre de jeunes (-25 ans) entre 2012 et 2014. La part des salariés embauchés depuis moins de 5 ans représente désormais 33% de la population. En termes de statut, les ouvriers représentent 50% de l’effectif, les ETAM1 30% et les cadres 20%. L’entreprise Serpollet compte, elle, 300 salariés, dont une majorité d’ouvriers. En terme de CA, la société a généré en 2014 plus de 45 millions d’euros, soit 19% du CA annuel du groupe pour un résultat net d’1,9 millions d’euros par an. Avec les entreprises Serpollet Dauphiné et Serpollet Savoie-Mont Blanc, les recettes de la branche énergie représente la part la plus importante du CA du groupe (soit 26%). Comme nous allons le voir, l’activité de l’entreprise dépend commercialement de quelques clients comme ERDF pour les travaux sur réseaux de distribution électriques aériens et souterrains (enfouissement, pose, raccordement, etc.), RTE 2 pour les travaux sur réseaux de transport électrique hautes tensions et les syndicats d’énergies3 pour les travaux d’éclairage public.
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Employés, techniciens et agents de maîtrise
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Réseau de Transport d’Electricité : gestionnaire du réseau Haute tension de catégorie B (+50
kV) acheminant l’électricité des centrales nucléaires jusqu’aux postes sources afin d’être transformée et distribuée. 3
Les communes, n’ayant bien souvent pas la compétence, celles-ci délèguent la gestion de
leurs installations d’éclairages publics aux syndicats d’énergie, qui eux-mêmes délèguent la réalisation des travaux à des entreprises de travaux publics comme Serpollet.
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Pour répondre à ces commandes, l’entreprise Serpollet Vénissieux, est implantée stratégiquement dans la région (et ailleurs) grâce à ses différentes agences : 1. Agence Val de Saône (Arnas) 2. Agence de Lyon (Vénissieux) 3. Agence Vallée du Rhône (St Cyr sur le Rhône) 4. Agence Postes et industrie (Villette de Vienne) 5. Agence HTB – Grands travaux (Vénissieux) 6. Agence Méditerranée (Cournonterral) 1
2 5 4 3
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Les agences 1,2,3 et 6 réalisent des travaux d’enfouissement de réseaux (électricité, gaz, télécoms), des travaux sur réseaux électriques aériens basses tensions et HTA, et des travaux d’éclairage public sur leurs territoires respectifs . Les agences 4 et 5 sont
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spécialisées dans des activités particulières et ont de fait, des rayons d’action, plus larges. L’agence Postes et Industrie réalisent les Postes électriques hautes tensions pour le compte de RTE, et de grands industriels tandis que l’agence HTB – Grands travaux, elle, est spécialisée dans la réalisation de réseaux HTB (supérieur à 50K V). Le siège social de Serpollet accueille dans ses bureaux l’agence de Lyon Vénissieux et l’agence HTB – Grands travaux aux rez-de-chaussée (chef d’agence, chargés d’affaires et conducteurs de travaux). Le personnel administratif de l’entreprise est installé au premier étage (direction, direction administrative et financière, direction commerciale, service des affaires sociales, service des ressources humaines, et service comptabilité). Au dernier étage se situe le bureau d’étude et le service des achats. 1.1.2 Un contexte commercial et économique tendu
En 2015, l’entreprise Serpollet réalisait près de 30% de son CA avec la pose et le raccordement de réseaux électriques souterrains et aériens pour le compte d’ERDF. L’entreprise pouvait également compter sur les marchés passés avec les différents syndicats d’énergie chargés de l’exploitation des réseaux de distribution (pour les domaines du gaz, de l’éclairage public et de l’électricité) qui dégageaient un quart de son CA. Moins d’un quart du CA de l’entreprise (21%) était dégagé par des contrats
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passés avec RTE (réseaux de transport d’électricité) : filiale d’EDF et gestionnaire du réseau public haute tension en France (comprises entre 63K et 400K volts). Enfin, certains contrats directement passés auprès des collectivités locales généraient 9% du CA. Les contrats signés avec les industries produisaient jusqu’à 5% du CA. Ce graphique en camembert nous informe de deux éléments essentiels : -
premièrement, l’activité économique de Serpollet dépend de seulement quelques grands clients capables de générer 88% de son CA. Cette situation est risquée car la perte d’un marché stratégique peut potentiellement faire péricliter une activité entière et conduire à une baisse substantielle du CA global de l’entreprise. Nous verrons au cours de la partie II que cette situation économique et commerciale n’est pas sans conséquences sur la prévention puisqu’elle contraint l’entreprise à tout mettre en oeuvre pour satisfaire ses clients privilégiés.
-
Deuxièmement, les recettes de l‘entreprise semblent dépendre en partie de la commande publique puisque les syndicats d’énergies et les collectivités locales dégagent 45% du CA de l’entreprise.
Sur ce graphique, nous constatons que certaines activités génèrent plus de chiffre d’affaire que d’autres et sont ainsi plus stratégiques pour l’entreprise. L’activité HTB
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(haute tension catégorie B), par exemple, dégage 20% de son chiffre d’affaires tandis que les activités sur réseaux pétroliers (pipelines) n’en génèrent que 3%. Or, il faut bien comprendre que ces différentes activités et donc ces différents clients n’ont pas les mêmes contraintes en terme de sécurité. Ces dernières peuvent fortement varier en fonction de la nature des travaux et des propriétés de contexte d’intervention. Il est évident que pour une même tâche, les enjeux de sécurité sont radicalement différents en fonction du lieu : travailler sur un réseau souterrain dans un contexte urbain ne comporte pas les mêmes risques que dans un site chimique. Nous verrons au cours du développement que les clients réclament aux professionnels de Serpollet de formaliser et de procéduraliser leur démarche de prévention lorsque l’activité ou le site d’intervention est particulièrement risqué. C’est par exemple le cas lorsque les professionnels interviennent sur le site de la raffinerie de Feyzin. Dans un tel contexte, le taux d’explosivité de l’atmosphère est tel, qu’une simple étincelle pourrait potentiellement provoquer un accident désastreux. De ce fait, les professionnels sont contraints d’adapter leur façon de travailler ,en n’utilisant pas de chalumeau par exemple, et leur mode de prévention des risques. En bref, nous verrons que la variété des contextes d’intervention oblige les professionnels de l’entreprise à s’adapter aux contraintes et exigences de chaque client en matière de sécurité.
En nous intéressant à l’évolution du chiffre d’affaires de l’entreprise, nous voyons que l’activité est marquée depuis 2011 par un effet « dent de scie » avec des
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augmentations puis des baisses successives du CA. Cette tendance nous laisse supposer qu’une perspective de croissance est possible. En effet, bien que 2014 ait été une « année basse », le CA a quand même sensiblement augmenté rapport à 2012. L’année 2015 a été une « année haute » avec un CA plus important qu’en 2013, luimême plus haut qu’en 2011. Ces fluctuations peuvent être le résultat des baisses successives de dotations de l’état aux communes. En effet, nous avons vu que 45% du chiffre d’affaires de l’entreprise est réalisé grâce aux commandes des collectivités locales et des syndicats d’énergies, eux mêmes financés par les communes. Nous verrons lors du développement pourquoi la situation économique et commerciale actuelle influence lourdement les décisions en matière de prévention des risques d’accidents. Cependant, malgré un contexte économique et commercial difficile, l’entreprise parvient à dégager des marges suffisantes. Ces bons résultats ont permis des investissements en faveur des conditions de travail. 1.1.3 Un contexte social apaisé et un environnement de travail agréable Dès mon arrivée dans l’entreprise, j’ai été frappé par la qualité des locaux et des moyens de travail mis à la disposition des salariés administratifs : les locaux du siège sont flambants neufs, les salles de réunions spacieuses et lumineuses, les bureaux sont entièrement équipés et le matériel est d’excellente qualité. A titre d’exemple, tous les salariés administratifs disposent de sièges ergonomiques réglables. Le personnel de certains services est regroupé dans un seul et même bureau spacieux où chacun dispose d’un espace suffisant. L’entreprise s’apprête à inaugurer en juin la nouvelle aile du bâtiment qui comprend, notamment une grande salle de sport, une salle de réception et une salle toute équipée pour les repas. En construisant ces locaux il y a quelques années, les dirigeants de l’entreprise ont voulu améliorer et moderniser les conditions de travail du personnel administratif. L’investissement sur long terme que représente la construction de ses nouveaux locaux a conduit les porteurs du projet à anticiper l’augmentation de l’effectif sur dix ou vingt ans en prévoyant 50% d’espace supplémentaire.
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La qualité apparente des conditions physiques de travail semble s’accompagner d’un climat social apaisé. En effet, dès mon arrivée dans l’entreprise, les relations sociales semblaient bonnes. Cinq moins plus tard, je n’ai pas perçu de problèmes ou difficultés sociales majeurs. L’ambiance au travail est agréable, les conflits sont rares et peu violents. Les salariés communiquent bien avec une direction qui semble favoriser les moments d’échanges. Les différents services administratifs sont dirigés par des responsables bienveillants et reconnaissants envers leurs personnels. Il n’est pas ressorti de problématiques de mal-être au travail ou d’indices laissant supposer l’existence de profonds risques psycho-sociaux. D’après mes observations et témoignages sur les chantiers (cf. partie méthodologie), les rapports entre les chefs de chantiers / d’équipes et leurs ouvriers sont globalement bons. En effet, bien que les relations sur les chantiers soient franches et viriles, les hommes cultivent des valeurs de respect, d’honnêteté et d’investissement personnel. La pénibilité du travail, les risques d’accidents et les rythmes de travail favorisent l’apparition de tensions mais les conflits semblent assez peu violents et rarement durables car le management se veut « à l’écoute » des salariés. D’ailleurs, les chefs ont insisté en entretien sur la bienveillance et l’esprit fraternel qui caractérisent, selon eux, les relations au travail : « Le gars vient te voir et dit : Tu sais « lolo » (surnom amical donné à l’interlocuteur) en ce moment je sais pas ce qui m’arrive je me fais chier au boulot. Et toi tu lui réponds : ah mince, bah on boit le café demain ensemble ou tu viens me voir ce soir et on en discute ! Donc tu l’as, l’échange avec tes gars de chantier. » (Monsieur B. Chef d’agence) Dans cet extrait, ce chef d’agence affirme entretenir une relation de confiance avec ses ouvriers qui n’hésiteraient pas à venir s’adresser à lui lorsqu’ils rencontrent des difficultés dans leur travail. Comme l’illustre l’extrait suivant, cette même personne se dit également satisfaite de la relation qu’il entretient avec ses collègues chefs d’agence, chargés d’affaires et conducteurs de travaux : « Tu vois X (Nom d’une conductrice de travaux) c’est la marraine de mon fils. On a une super relation. Ça fait 25 ans qu’on est copain on était dans la même ZUP. Après Y (nom d’un conducteur de travaux) je le connais depuis tout petit, je sais ce qu’il
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vaut, c’est moi qui l’ai mis sur les chantiers et qui l’ai fait passer conducteur de travaux. Et Z, c’est pareil. Je sais quand ils sont bien et je sais ce qui les perturbe. » (Monsieur B. Chef d’agence) Dans cet extrait, Monsieur B insiste bien sur l’ancienneté et la durabilité des liens entre encadrants. Pour lui, cette interconnaissance crée un climat de confiance et de bienveillance. Le propos de Monsieur R, chargé d’affaires, illustre également cet aspect : « Chez nous, on arrive encore à ne pas être que des numéros quoi. C’est convivial, affectif. Je pense que c’est ça qui marche chez nous… je pense que ça fait notre force. Après c’est plus difficile quand on a des choses à se dire car c’est plus affectif. Je ne vois pas trop de sociétés dans lesquelles tu bois le café le matin avec ton PDG et tu le tutoies. » (Monsieur R. Chargé d’affaires) Nous n’allons pas nous livrer à une étude approfondie sur la qualité de vie au travail ou sur les risques psychosociaux mais nous voulons juste rendre compte succinctement du climat social de l’entreprise. Nous aurons de toute façon l’occasion de revenir sur ce point durant le développement. Dans la partie suivante nous allons présenter brièvement le contexte économique et commercial de l’entreprise en insistant sur les contraintes relatives au marché des travaux publics.
1.1.4 Refondre le référentiel de compétences, une commande à resituer dans le contexte organisationnel
Le responsable des Ressources Humaines, Emmanuel Guirand, a accepté de me prendre en stage afin de réaliser une étude portant sur l’évolution des compétences des salariés de l’entreprise. Il s’agit pour cela d’identifier les différents axes d’évolutions de l’entreprise et d’analyser les impacts de ces changements sur la dimension compétence des métiers. Cependant, il ne s’agit pas d’étudier toutes les professions de l’entreprise mais seulement celles qui sont a priori fortement impactées
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par des transformations majeures. Ainsi, pour Monsieur Guirand, l’étude doit porter sur les chefs d’agence, les chargés d’affaires, les conducteurs de travaux qui, d’après ses informations traversent de profondes perturbations qu’il s’agit d’identifier. La méthode préconisée par le responsable de stage s’appuie principalement sur des observations en situation de chantier et des entretiens. L’identification des principaux points d’évolution de ces métiers doit conduire à terme à la transformation du référentiel de compétences, « tant sur la forme que sur le fond ». J’analyse alors les raisons et les enjeux d’un tel projet pour les différents acteurs : -
Sur le fond, le référentiel métier actuel semble ne plus être en phase avec les nouveaux besoins en compétences de l’entreprise. En effet, les transformations du contexte économique et commercial de Serpollet et du groupe SERFIM impactent fortement les dimensions RH et organisationnelles. Il paraît alors nécessaire d’analyser le nouveau contexte dans lequel évoluent les salariés et l’entreprise afin de reconstruire un référentiel métier cohérent, facteur d’une meilleure gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.
-
Sur la forme, la réflexion peut aussi porter sur le degré d’exhaustivité des compétences de chaque métier. En effet, les référentiels de Métiers purement opérationnels pourront comporter une liste exhaustive de compétences techniques très détaillées alors que ceux des Métiers de management pourront être plus généraux. Il semble donc important que la nouvelle version du référentiel Métiers adopte des « focales » différentes en fonction du Métier.
L’enjeu pour le responsable RH est, à terme, de transformer un outil de référentiel compétences qui n’a plus la même pertinence depuis les récentes évolutions de ces métiers. -
L’objectif premier de la démarche est bien évidemment de bâtir un dispositif permettant d’évaluer objectivement le niveau de maîtrise du salarié à partir d’un référentiel de compétences relatif à son métier.
-
Le nouveau référentiel Métier doit donc rendre compte de la réalité du travail, ou du moins, telle qu’elle est vécue par le salarié.
-
Le nouveau référentiel Métier doit être un outil au service des salariés, des encadrants et du service RH. Il doit servir à préparer et à accompagner les
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parcours professionnels, à favoriser le développement et la mise en œuvre des compétences, à anticiper les évolutions et à répondre aux besoins liés aux missions. -
Enfin, l’outil doit répondre à l’exigence d’associer compétences individuelles et stratégies d’entreprises : il s’agit là d’identifier « les compétences clefs », c’est-à-dire celles permettant à Serpollet d’atteindre ses objectifs stratégiques. Le but est alors de « rendre visibles les liens qui existent et/ou qui doivent être renforcés entre les compétences individuelles des salariés et les compétences stratégiques de l’entreprise ». (Jarnias & Oiry, 2013)
En bref, l’objectif pour le service RH est de créer un outil pertinent et opérationnel dans le processus de recrutement, d’évaluation et d’entretiens professionnels. Pour la direction, l’enjeu est d’obtenir des informations qualitatives sur les évolutions qui impactent les différents secteurs d’activités de l’entreprise, leur permettant, à terme, de redéfinir leurs stratégies et leurs actions.
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Avant de débuter les entretiens, le responsable de stage me demande de réaliser un certain nombre de missions annexes propre à la vie du service RH comme le tri et le classement des dossiers, le suivi des titres et habilitations des salariés, le suivi des plans de formation, la mise à jour de la base de données, l’évaluation des outils RH existants (livret d’accueil, questionnaire de la journée d’accueil, etc.) et des procédures (accueils des nouveaux arrivants, etc.). Ces missions me permettent de bien comprendre le fonctionnement d’un service RH, de m’imprégner des ambiances de travail, d’obtenir des informations sur l’organisation générale de l’entreprise, et d’identifier tous les acteurs. En parallèle de cela, je me rends en observation sur les chantiers pendant près de deux semaines avec les conducteurs de travaux afin de collecter de l’information et des connaissances pour bien débuter la mission de stage. Je conçois alors un guide d’observation4 spécifique aux situations de chantiers. Ces visites de chantiers me permettent également de créer des liens avec le personnel afin de faciliter mon intégration. Comme avec le personnel administratif, je m’imprègne de l’ambiance de travail, j’analyse l’organisation, j’identifie le rôle de chacun et j’appréhende peu à peu la réalité concrète du métier de conducteur de travaux. A terme, je parviens à préciser mon guide d’entretien5 autour des axes d’évolutions suivants : -
Évolutions commerciales
-
Évolutions juridiques et QSE
-
Évolutions en termes de management
-
Évolutions techniques du métier
Avant de débuter les entretiens, je constitue un échantillon de population et je rédige un protocole d’enquête et un planning.
4 Le lecteur se réfèrera à ce guide d’observation en annexe. 5
Le lecteur se réfèrera à la version finale du guide en annexe. 20
Planning du projet Compétences
11 avril Prépara&on du Phase projet d’enquête • Réflexion sur la • Passa&on des démarche entre&ens • Cons&tu&on de la popula&on cible • Prépara&on d’un guide d’entre&en Démarrage des entre&ens Mars - avril
Début juin
Début mai
Analyse des résultats • Compréhension du nouveau contexte • Iden&fica&on des impacts sur les compétences
Fin juin
Projet refonte référen&el de compétences • Iden&fica&on des axes à faire évoluer
Présenta&on d’un rapport sur l’évolu&on des compétences
Refonte de l’ou&l référen&el de compétences
Présenta&on d’un projet de refonte du référen&el de compétences G. Cussey
Nous ne rendrons pas compte ici des résultats de cette étude mais celle-ci a abouti à une proposition de refonte du référentiel de compétence des fonctions de chef d’agence, de chargé d’affaires et de conducteurs de travaux. Dans la partie suivante, nous présenterons l’articulation de cette commande avec la naissance de mon objet de recherche.
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2. Accéder aux représentations des acteurs sur le risque et comprendre les modalités de constitution de ces savoirs collectifs
2.1 Origines du questionnement sur les représentations du risque et présentation de la problématique
En intégrant le service RH de Serpollet, j’ai tout de suite constaté la prégnance d’un discours autour de la prévention des risques : comme si l’organisation toute entière était mobilisée autour d’un objectif commun, d’une tâche commune : la réduction des risques. En analysant les documents administratifs, en assistant à des réunions et en discutant de façon informelle avec les professionnels de différents services, j’ai constaté que le discours institutionnel sur la sécurité s’équipait d’un important dispositif prescriptif composé de règles, de consignes de sécurité, de modes opératoires et de procédures. Les services administratifs, les responsables, la direction, l’encadrement de chantier, le personnel ouvrier, tous paraissaient travailler directement ou indirectement à réduire les risques. Lorsque je me suis rendu sur les chantiers, j’ai d’abord été frappé par l’omniprésence du risque. Pour un observateur comme moi inexpérimenté, les situations de travail du chantier me paraissaient particulièrement dangereuses. Pourtant, les professionnels semblaient « à l’aise » avec ces dangers, et me donnaient l’impression de maîtriser la situation. Je me suis alors demandé comment expliquer un tel décalage de perception du danger. A travers mes lectures et réflexions, il m’a semblé difficile d’affirmer qu’un phénomène est par nature risquée, en revanche, celui-ci peut le devenir par
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construction à condition que les acteurs se le représentent et le qualifient comme tel. Le risque ne renvoie-t-il pas toujours à la dimension subjective, à un univers de représentations mentales ? En effet, pour Olivier Borraz (2008), la qualité de « risque » découle bien souvent d’un processus de perte de familiarité avec l’activité. Durant ce processus, une activité habituellement perçue comme « familière » est progressivement jugée incertaine puis risquée pour la santé ou l’environnement. Pour souligner son propos l’auteur emprunte les exemples de l’épandage des boues d’épurations urbaines et des antennes relais de téléphonie et démontre pourquoi et comment ces éléments de la vie ordinaire parviennent à devenir progressivement incertains puis risqués aux yeux des acteurs sociaux. Dans chaque cas se dessine la perte progressive d’un sentiment de familiarité avec le phénomène. De ce fait, l’évaluation des risques du chantier dépendrait-il du sentiment de familiarité que cette situation de travail inspirerait ? N’ayant pas l’habitude de travailler sur un chantier, aurais-je une appréhension plus forte du risque qu’un ouvrier expérimenté ou à l’inverse mon incompétence me conduirait-elle à le sous estimer ? Cette première piste m’ouvrait des perspectives intéressantes que je souhaitais explorer. Je me suis alors interrogé sur les représentations des acteurs face aux risques et à la manière dont celles-ci se construisent : quels éléments propres aux individus et au groupe rentrent en jeu ? Quel rôle joue par exemple l’expérience, la carrière, la personnalité dans la construction des représentations ? Le groupe de pairs, les règles, les procédures et les experts influencent-ils ce processus ? Ainsi, les représentations du risque sont-elles issues d’expériences individuelles, c’est-à-dire liées à une réalité connue ou vécue de l’accident, ou bien renvoientelles à des enjeux de coopération au sein du groupe, d’une tâche commune à accomplir ? J’ai alors réalisé de nombreuses lectures et un travail d’analyse des concepts de risque et de représentation que je présenterai, par souci de cohérence, lors du développement en partie II. En observation sur les chantiers, j’ai également pu constater que certaines règles de sécurité n’étaient pas réellement contournées mais plutôt adaptées à la
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situation. Bien que le port du casque soit normalement obligatoire dans toute situation, il est entendu que le professionnel a la compétence pour juger s’il est réellement utile de le porter dans la situation dans laquelle il se trouve. Ainsi, les encadrants de chantiers font preuve de tolérance à l’égard des ouvriers qui ne portent pas leur casque dans certaines situations. C’est par exemple le cas lorsqu’il n’y a pas de risque de chute de plain pied, ou de chute d’objet, ou d’engin de terrassement à proximité. Les professionnels réadaptent la procédure à la situation rencontrée lorsque celle-ci s’oppose trop à la commodité du travail. Je me suis alors interrogé sur la façon dont sont construites et appliquées les procédures de prévention. A quelle représentations du risque renvoient-elles ? Sont-elles créées par des experts de la prévention et imposées par la direction, ou sont-elles co-construites par un ensemble d’acteurs sur le mode de la négociation ? Enfin, ces procédures sont-elles des ressources utiles aux acteurs pour agir et coopérer ou sont-elles des freins à l’autonomie et à la coopération des acteurs ?
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2.2 Une importante littérature sur le risque et la prévention mais un champ professionnel encore peu investi par la sociologie ; un début de l’état de l’art :
Bien que le bâtiment et les Travaux publics (BTP) soit le secteur le plus touché par le nombre d’accidents de travail, la question des risques professionnels et de leur prévention a pourtant été assez peu étudiée par les chercheurs. A l’inverse, cette question a largement été explorée dans d’autres champs comme l’industrie par exemple. Seuls quelques auteurs s’intéressèrent à la question du risque sur les chantiers. Damien Cru (2014) a par exemple montré à quel point les ouvriers mobilisent en permanence des savoir-faire de prudence, acquis et négociés collectivement grâce à l’expérience professionnelle de terrain pour faire face aux risques sur le chantier. Ces savoir-faire de prudence visent à protéger les corps et les esprits des professionnels dans des situations jugées risquées par ces derniers. L’auteur cherche à faire valoir auprès des organisations ces savoir-faire préventifs. Francis Six, lui, a longuement étudié les questions du risque et de la prévention dans le secteur du BTP. Le chercheur resitue l’enjeu de prévention dans le processus de conception – réalisation du chantier. Pour lui, la prévention des risques doit être pensée bien en amont de la phase de réalisation et doit mobiliser des acteurs clefs comme le conducteur de travaux. En effet, pour Francis Six (1999), la conception usuelle et dominante de la prévention sur les chantiers incite les préventeurs à multiplier les dispositifs techniques et prescriptifs et donc à trouver en quelques sortes « des parades » pour chaque risque. L’analyse des risques et les démarches de prévention sont, selon l’auteur, généralement centrées, sur les comportements individuels. De la même façon que Damien Cru, l’auteur croit en l’importance de maintenir une marge de manœuvre suffisante pour que les collectifs d’ouvriers puissent s’adapter à la variabilité des situations du chantier en mobilisant leurs savoirfaire implicites, acquis au cours de l’expérience. « Par conséquent, la gestion des risques est à resituer dans la gestion des variabilités nombreuses et multiformes, inhérentes aux situations de travail de chantier. » (Six, 1999,p.4) Ces lectures furent, pour moi, décisives, dans l’orientation de mon sujet de recherche. En effet, je percevais clairement dans le secteur des Travaux publics
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le caractère évolutif et imprévisible du chantier. J’étais surpris de constater que malgré le risque et les aléas, le chantier parvenait toujours à se réaliser. J’en déduisais que les individus mobilisaient des savoir-faire qui leur permettaient de s’adapter aux situations de travail. Je me suis également enrichi de l’importante littérature consacrée à la gestion du risque par les professionnels d’autres activités « à risques » comme les égoutiers (Ferreira, 2008), les éboueurs (Dubois & Lévis, 2013), les bûcherons (Schepens, 2013), ou encore le personnel médical d’un service de réanimation néonatale (Honoré, 2015) ou de cancérologie (Sotty, 2006). Ces chercheurs ont étudié comment les professionnels construisent des représentations sur les situations de travail et comment ces derniers mobilisent des savoirs, savoir-faire, astuces, techniques, stratégies pour y faire face. Dans les cas des éboueurs et des égoutiers, les professionnels déploient des stratégies de contournements de la règle et mobilisent des compétences inédites pour rendre l’activité plus supportable. Adeline Ferreira (2008), a par exemple montré que les égoutiers apprennent à mobiliser tous leurs sens pour détecter le danger : ainsi, l’absence d’odeur, de rat ou d’araignées laisse présager aux professionnels un risque de contamination aux produits chimique. Ces savoir-faire de prudence (Cru, 2014) ne sont pas connus et reconnus par la direction car ils sont informels. Ces derniers sont acquis par les professionnels grâce à l’expérience et transmis aux nouveaux arrivants afin de préserver leur santé. Dans leur étude sur les éboueurs (Dubois & Lévis, 2013), les chercheurs-consultants ont montré que la procéduralisation poussée de la sécurité réduit la marge de manœuvre et l’autonomie des professionnels. Pour se réapproprier leur travail, les collectifs d’éboueurs mettent en place des stratégies de contournement des règles. En voulant assurer leur sécurité par les procédures, la direction produit l’effet contraire puisque le nombre d’accident ne cesse d’augmenter. Florent Schepens (2013), lui, s’est intéressé à la profession de bûcherons, particulièrement touchée par les accidents de travail. Le chercheur a montré que les professionnels entretiennent un rapport à
la forêt, à leurs corps et au danger
complexe. La forêt est envisagée comme une entité presque magique capable de décider du sort d’un bûcheron. Le corps du professionnel, est « méprisé » car il considéré comme un « élément exogène » : les bûcherons « ne sont pas leur corps, ils ont un corps. De plus, Florent Schepens explique que les professionnels « ne nient pas
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le risque d’accident mais ils nient en revanche le fait que cela puisse leur arriver. » (p.62) En effet, pour eux, l’accident est toujours le résultat d’une faute professionnelle, d’une inattention, en bref d’un manque de professionnalisme. En développant cette représentation de l’accident, les professionnels parviennent, d’une certaine façon, à se protéger du risque. En bref, ces chercheurs ont tous cherché à appréhender les rapports entre les professionnels et le risque d’accident. Ces études ont révélé la richesse et la complexité de ces représentations du risque. C’est à partir de là que mon questionnement va commencer à se construire autour des représentations du risque et de la prévention. Nous ne nous attarderons pas plus longtemps sur ces lectures que nous aurons l’occasion de mieux découvrir au cours du développement mais parlons plutôt de la méthodologie adoptée.
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3. De l’entretien au photolangage
3.1 Constituer une population d’enquête : entre choix méthodologiques et contraintes du terrain 3.1.1 De l’art du compromis Dans un premier temps, nous présenterons la population interrogée. Nous verrons qu’une diversité apparente de métiers la compose, mais que malgré tout, elle forme une population homogène que nous qualifierons « d’encadrement de chantier ». Nous nous intéresserons alors aux missions et à la place de chacun dans l’organisation. Dans un deuxième temps, nous justifierons pourquoi nous avons choisi d’étudier les risques spécifiquement auprès de cette population. Nous verrons que ce choix résulte d’un compromis entre des contraintes liées au terrain et le choix d’étudier les représentations des risques auprès de cette population. Au final, nous allons voir que l’étude de cette dimension auprès de cette population spécifique comporte trois intérêts : -
Après une rapide étude des carrières des individus qui composent cette population nous verrons que les conducteurs de travaux, chargés d’affaires et chefs d’agences ont rarement occupé durant leurs carrières des fonctions de manoeuvres. De ce fait, nous nous interrogerons sur les façons dont se sont construites leurs représentations des risques.
-
D’autre part, il est intéressant de connaître les représentations des risques des encadrants de chantiers car nous verrons qu’ils jouent un rôle décisif dans la prévention.
-
Enfin, il est d’autant plus intéressant de porter l’étude sur cette population car elle fait face à de nombreuses normes et procédures de prévention imposées par les certifications (MASE, ISO 9001, etc.) et par leurs clients. Dans un tel contexte, comment les « encadrants de chantiers » parviennent-ils à gérer la prévention des risques ? Composent-ils avec les procédures ? Prennent-ils leur
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autonomie ou au contraire cherchent-ils à respecter à la lettre les procédures ? Nous présenterons brièvement ce point qui sera développé en dernière partie. Pour réaliser cette étude, nous avons mené seize entretiens à partir d’un échantillon de la population de l’entreprise. Comme nous l’expliquions au début de ce mémoire, cette « campagne » d’entretiens répondait à deux objectifs : -
Il s’agissait d’une part, d’étudier l’évolution des compétences des Métiers dans le cadre d’une « commande » passée par le responsable des Ressources Humaines souhaitant faire évoluer le référentiel de compétences.
-
D’autre part, il s’agissait de recueillir du matériau sur les représentations du risque des individus et de la prévention.
En concevant un guide d’entretiens permettant d’explorer ces dimensions et de préserver la cohérence générale des entretiens, nous avons réussi à concilier « la commande du stage » et notre sujet d’étude. Plutôt que de traduire en questionnement sociologique « la commande du stage», nous avons fait le choix de répondre à la problématique RH sur les compétences à partir de nos savoirs, savoir-faire sociologiques. Dans le même temps, nous interrogions les individus sur leurs représentations des risques et tirions un riche matériau de ces entretiens. Durant la « campagne d’entretiens » nous avons eu l’occasion de rencontrer seize personnes dont : -
Le Président Directeur Général
-
Le Directeur Général
-
Le Directeur Administratif et Financier
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Le Responsable des Affaires Sociales (service des payes)
-
Le Responsable Recherche & Développement
-
Le Responsable du Bureau d’Etudes
-
Cinq Chefs d’Agences (sur six)
-
Trois Chargés d’Affaires
-
Deux Conducteurs de Travaux
Nous avons donc conçu un échantillon à partir des exigences relatives à l’objet de recherche et à la mission de stage.
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Il s’agissait d’interroger en premier lieu la population des chefs d’agences, chargés d’affaires et conducteurs de travaux car elle est, selon le Responsable RH, particulièrement impactée par l’évolution des compétences. Ce dernier souhaitait donc focaliser l’étude sur ces individus en particulier. Comme nous l’expliquions plus tôt, ces entretiens à réaliser dans le cadre de la mission de stage, représentaient une formidable opportunité pour recueillir du matériau sur les représentations des risques et de la prévention à condition que le guide d’entretien s’y prête. Il nous fallait également recueillir le point de vue de la direction tant sur l’évolution des compétences des métiers dûe aux mutations des activités que sur la question du risque et de sa prévention au sein de l’entreprise. Le Responsable des Ressources Humaines souhaitait connaître comment le DAF, le Responsable du Bureau d’Etudes et le Responsable des Affaires Sociales percevaient l’évolution des compétences dans leurs périmètres. Pour notre étude sur les représentations des risques, nous avons particulièrement exploité les données empiriques dégagées des différents entretiens avec les chefs d’agences, les chargés d’affaires et les conducteurs de travaux. Les informations recueillies des entretiens avec la direction ou avec des personnes occupant une autre fonction que celles précédemment citées, n’ont été exploitées qu’à titre de cadrage ou de complément. En réalité, nous avons véritablement cherché à centrer l’analyse sur ces trois professions pour plusieurs raisons : -
Le contexte de la mission de stage posait certaines limites à la réalisation de notre sujet d’étude. En effet, dans le temps du stage, il nous était impossible de constituer deux échantillons de populations à interroger, l’un pour la mission de stage, l’autre pour l’étude des représentations autour des risques. Par souci de faisabilité nous avons donc choisi un seul et même échantillon.
-
Cet échantillon pouvait se décomposer en trois sous populations : la direction, une partie du personnel administratif, et le personnel d’encadrement de travaux.
-
Enfin, ces trois professions semblaient constituer une population assez homogène. Mais pour quelles raisons et sur quels aspects exactement ?
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3.1.2 Chefs d’agences, chargés d’affaires et conducteurs de travaux : une population homogène ? Au sein de la branche des Travaux publics, les métiers se décomposent comme tel : -
Les métiers de la production
-
Les métiers techniques et d’encadrement de chantier
-
Les métiers administratifs et commerciaux
La première catégorie regroupe un ensemble de métiers spécialisés dans la réalisation technique des travaux. Les professionnels occupant ces fonctions réalisent des tâches plus ou moins complexes qui peuvent nécessiter des qualifications et habilitations spécifiques. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. Evoluant généralement en équipes, ces professionnels sont encadrés dans leurs activités par un chef d’équipe, lorsque l’effectif est réduit ou par un chef de chantier. La deuxième catégorie rassemble plusieurs métiers dont la mission est d’encadrer, de superviser la réalisation des travaux. On retrouve ici les chefs d’équipes et les chefs de chantiers qui organisent au quotidien la réalisation technique des travaux. Ces derniers évoluent sous la responsabilité d’un conducteur de travaux chargé de planifier et suivre l’avancement du chantier. Polycompétent, le conducteur de travaux s’assure que la sécurité, la qualité, les délais et les clauses techniques sont respectés. « Les conducteurs de travaux conçoivent, organisent, supervisent et contrôlent la réalisation du chantier, ce qui place leurs activités à la fois dans la cadre de la supervision et dans celui de l’ordonnancement. » (Forriere et al, 2011. P.284) A contrario des chefs d’équipes / de chantiers, les Conducteurs de Travaux « n’interviennent pas directement sur le processus ou la situation, mais dirigent les interventions des équipes du terrain. » (Ibid.) Chez Serpollet, le chargé d’affaires et le chef d’agence sont deux fonctions à l’interface entre les métiers techniques d’encadrement et les métiers administratifs commerciaux. Le premier a pour mission de démarcher une clientèle et d’assurer la rentabilité de l’activité. Il a sous sa responsabilité un ou plusieurs conducteurs de
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travaux. Le chef d’agence, lui, est le supérieur hiérarchique de toutes les fonctions précédemment citées. Chez Serpollet, il a un rôle comparable à celui d’un chef d’entreprise tant ses missions sont variées. Le chef d’agence gère un portefeuille clients, supervise l’ensemble du chantier en cours et planifie ceux à venir. Comme nous le verrons plus tard, ce dernier est également moteur sur la sécurité puisqu’il coordonne la prévention des risques à travers le suivi des actions et la montéedescente d’informations relatives à la sécurité. C’est précisément sur la question de la sécurité que nous considérons que les chefs d’agences, chargés d’affaires et conducteurs de travaux constituent une population homogène. En effet, comme nous le verrons dans l’analyse des entretiens, les professionnels de ces trois Métiers défendent une vision assez semblable des risques.
Chef d’Agence
Chargé d’Affaires
Conducteur de travaux
Chef de chantier
Chef d’équipe
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3.1.3 Faire d’une contrainte une opportunité
Dans cette sous-partie nous allons montrer qu’il est intéressant d’étudier les représentations des risques auprès de cette population, et ce, pour plusieurs raisons. Parmi la population interrogée, une seule personne détient un diplôme d’ingénieur, une seule est titulaire d’une licence pro TP, une seule détient un DUT génie civil et toutes les autres ont des BTS (TP ou électrotechnique). Lorsque l’on se penche sur leurs carrières dans l’entreprise, on est surpris de constater qu’une seule personne seulement a vécu, au cours de sa vie professionnelle, la situation du chantier en tant qu’ouvrier. A première vue, nous avions pourtant l’impression que cette population était massivement issue « du terrain ». Même s’il est vrai que la politique de l’entreprise encourage la promotion professionnelle, il semble que les fonctions de conducteurs de travaux, de chargés d’affaires et de chefs d’agences soient occupées par des personnes qui ne sont pas issues du « monde ouvrier ». En effet, à la sortie de l’école, la plupart d’entre eux ont connu leur première expérience professionnelle dans une autre entreprise en tant que chefs d’équipes ou en tant que conducteur de travaux. Une minorité a été directement embauchée chez Serpollet en tant que conducteur de travaux. Dans tous les cas, rares sont ceux ayant occupé la fonction de manœuvre avant de gravir les échelons pour devenir conducteur de travaux ou chargé d’affaires ou chef d’agence. Alors que certains ouvriers pourront potentiellement atteindre un jour le grade de chef d’équipe ou chef de chantier, il est peu probable qu’ils puissent poursuivre leur ascension jusqu'à devenir conducteur de travaux ou chargé d’affaire ou chef d’agence. Par contre un conducteur de travaux pourra, grâce à l’expérience, devenir chargé d’affaire ou chef d’agence. Alors qu’aucun des conducteurs de travaux, des chargés d’affaires, des chef d’agence, ou presque, n’a vécu l’expérience du chantier en tant que manœuvre, quelles représentations des risques ont-ils ? Cette population a-t-elle tout de même des connaissances concrètes des risques ? Si ce n’est pas le cas, à partir de quel référentiel de connaissances cette population a-t-elle pu construire ses représentations des risques ? Or, comme nous le verrons dans l’analyse des résultats, il est demandé à cette population de jouer un rôle clef dans la prévention des risques. En effet, la direction
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réclame aux professionnels de ces trois fonctions d’assurer le suivi de la politique de prévention à travers des actions concrètes. Ces derniers doivent donc organiser des réunions d’informations sur la sécurité (réunions « quinzaines », « causeries sécurité », etc.), ou encore des visites chantiers afin de s’assurer du suivi des consignes de sécurité. Ils doivent également organiser et assurer des remontées d’informations sur la sécurité à travers des retours d’expériences (REX), des analyses d’accidents ou de presqu’accidents. Enfin, lorsqu’ils organisent et planifient leurs chantiers, les conducteurs de travaux doivent remplir un nombre important de documents obligatoires ou réclamés, visant à assurer la sécurité des personnes présentes sur le chantier. En bref, comme nous le verrons, les conducteurs de travaux, chargés d’affaires et chefs d’agences jouent un rôle crucial dans le modèle de prévention de l’entreprise. Il nous paraît donc particulièrement intéressant d’étudier les représentations des risques dans cette population car ces personnes ont pour mission d’assurer la sécurité des ouvriers sur les chantiers. Cette population doit assurer cette mission en satisfaisant l’ensemble des exigences réglementaires et contractuelles en matière de sécurité. Comme nous le verrons, cette population est confrontée à un ensemble de normes et de procédures de prévention des risques qui peuvent potentiellement contrarier ou au moins transformer leurs pratiques. Quel rapport entretient-elle avec les procédures ? Sont-elles vécues comme des ressources ou des contraintes ? En bref, comment la population étudiée parvient-elle à assurer la sécurité des ouvriers ?
3.2 Une méthodologie qualitative diversifiée 3.2.1 Une analyse documentaire
Mon étude a débuté par une analyse documentaire des différentes ressources à ma disposition sur les serveurs de l’entreprise. J’ai ainsi cherché à obtenir des informations sur la politique et le fonctionnement de l’organisation en général et plus spécialement sur les services
Ressources Humaines, et Qualité-Sécurité-
Environnement. J’ai, de ce fait, été frappé par la prégnance de la règle et de la norme
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en matière de Sécurité. Je me suis rendu compte que le service RH passait un temps considérable à traiter et contrôler les diverses habilitations et titres des salariés afin que ceux-ci n’exercent pas leur activité sans y être habilités. En effet, les ouvriers sont formés à accomplir en toute sécurité certaines tâches spécifiques comme la conduite d’engins de chantier, le travail en hauteur, le désamiantage, le travail sur poste électrique, etc. Ces formations habilitantes sont obligatoires et nécessitent d’être « recyclées », c’est-à-dire d’être suivies annuellement pour être valables. Le responsable RH a la charge de s’assurer du suivi des titres et habilitations des salariés. Il planifie chaque début d’année des sessions de formations en fonction des besoins de l’entreprise. L’assistante RH (et moi-même temporairement) est chargée de recueillir, scanner et classer ces documents dans les dossiers individuels papiers et numériques. De plus, le service RH édite pour chaque salarié une « carte unique » synthétisant les différentes habilitations que ce dernier détient. Ce document permet notamment aux chefs de chantier de connaître toutes informations sur l’ouvrier avec lequel il travaille. 3.2.2 De riches observations sur les chantiers et lors de réunions sur la Sécurité Lors de la suite du stage, j’ai pu assister à de nombreuses réunions entre différents acteurs de l’organisation principalement autour du thème de la sécurité et de la prévention des risques. J’ai ainsi constaté que les conducteurs de Travaux étaient stratégiquement positionnés par l’organisation comme des relais stratégiques de la prévention. A l’interface entre le monde administratif et le monde du chantier, c’est par eux que la prévention transite : ils font descendre les consignes générales de sécurité en s’assurant de leurs suivi, et ils font remonter au service QSE, au chef d’agence et à la direction les situations
dangereuses
et
les
presqu’accidents
(situations
potentiellement
accidentogènes). Nous développerons ce point en 3ème partie. J’ai également réalisé de nombreuses observations de la vie quotidienne des salariés dans les bureaux. En participant à la journée d’accueil des nouveaux embauchés et notamment à la matinée consacrée au thème de la Sécurité animée par le responsable QSE, j’ai pu analyser le discours de prévention délivré à ces derniers. L’ensemble de ces informations est consigné dans mon journal de bord, régulièrement transcrit sur informatique.
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Durant près de deux semaines, j’ai également réalisé de riches observations de terrain sur les chantiers et de nombreux entretiens informels auprès de huit Conducteurs de Travaux durant leurs visites de chantiers. J’ai également pu assister aux échanges avec les maîtres d’œuvres, maîtres d’ouvrages, et avec les autres entreprises présentes sur le chantier. Ces deux semaines ont été pour moi l’occasion de collecter un important matériau d’enquête que nous tenterons de résumer en partie 3.
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3.2.3 Des entretiens semi-directifs conciliant les objectifs de la mission de stage et du Mémoire Après avoir partagé le quotidien des Conducteurs de Travaux pendant près de deux semaines, j’ai entamé la réalisation d’une campagne d’entretiens dans le cadre de la mission de stage qui m’a été confiée. Dans la perspective d’étudier les évolutions de l’entreprise et leurs impacts sur la dimension compétences des Métiers, j’ai rencontré un panel de salariés administratifs (5 personnes), des chefs d’agences (5), des chargés d’affaires (3), des conducteurs de Travaux (3) et le responsable du bureau d’étude. Cependant, je ne parvenais pas à concilier ma mission de stage, telle qu’elle m’avait été formulée et mon objet de recherche. De ce fait, je craignais d’avoir à réaliser une seconde campagne d’entretiens exclusivement consacrée à mon sujet. Or, en rencontrant la population d’enquêtés lors de ma mission de stage, le thème des risques professionnels et de la prévention était spontanément abordé en entretiens. En effet, l’institutionnalisation progressive de la prévention dans l’entreprise a grandement impacté l’organisation du travail. De ce fait, l’entretien, tel que je l’ai conçu dans le guide, explore à la fois le champ de ma mission de stage et le champ de mon sujet de Mémoire. 3.2.5 Dépasser le discours attendu sur le risque et la prévention et accéder aux représentations des acteurs grâce au Photolangage En effet, au fur et à mesure de l’étude, je ressentais de plus en plus les limites de l’entretien semi-directif car je ne parvenais pas à accéder aux représentations « profondes » ou « personnelles » des risques et de la prévention chez mes enquêtés. Lorsque je les interrogeais, ces derniers avaient tendance à se livrer à un exercice formel de restitution du discours institutionnel. Ne parvenant donc pas à comprendre leur rapport subjectif et affectif aux risques, il me fallait redoubler d’ingéniosité pour faire face à cette difficulté. Afin de faciliter l’expression de mes interlocuteurs et d’accéder à leurs perceptions des risques professionnels, j’ai décidé d’utiliser en supplément de l’entretien un procédé ayant fait ses preuves en psychosociologie : le Photolangage.
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« Le Photolangage est une méthode qui se différencie d'autres approches en ce qu'elle utilise comme incitation à l'expression, une photographie sur papier. Il ne s'agit pourtant pas de demander à chacun un commentaire esthétique sur une photographie, ou de laisser se dire n'importe quoi, au nom de la polysémie. Ce qui est demandé à chacun, c'est de faire un choix personnel d'une ou plusieurs photographies (selon les cas) pour exprimer visuellement et verbalement en commentant la photographie une position personnelle, une expérience vécue, des images intérieures, un point de vue spécifique. Le travail du formateur, entre autres fonctions, est de s'assurer que la visualisation proposée par chacun correspond effectivement à ce qu'il veut dire. » (Ibid.) Pour se faire, l’animateur dispose sur une table des planches photographiques (il existe plusieurs jeux de photographies) et demande à chaque participant de choisir une image en lien avec la question posée. Pour ma part, j’interroge individuellement l’enquêté, au cours d’un entretien semi-directif : -
Choisissez la photographie qui, selon vous, représente le plus le risque sur un chantier
-
Choisissez la photographie qui, selon vous, représente le plus la prévention chez Serpollet.
Pendant que le participant choisit la planche, l’animateur garde le silence pour ne pas l’influencer ou le déranger. Il est ensuite demandé au participant d’expliciter les associations implicites qu’il a créées entre l’image choisie et ce qu’elle lui évoque. L’image, parce qu’elle sollicite l’imaginaire, lève les résistances et parvient à faire émerger un matériau d’enquête subjectivé et affectivé. « Les photographies, choisies pour leur forte puissance suggestive, leur capacité projective, leur qualité esthétique et leur valeur symbolique, viennent stimuler, réveiller les images que chacun porte en soi et à travers lesquelles il perçoit la réalité et se la représente. Le fait de prendre conscience de ses propres images et de pouvoir en discuter dans un groupe peut amener un élargissement du champ de la conscience, un regard plus critique sur les images, un développement de la sensibilité imaginative » (Ibid.)
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Les planches de Photolangage que j’ai décidées d’utiliser, sont tirées de deux dossiers conçus par les psychosociologues Alain Baptiste et Claire Belisle sur les thèmes : « Corps et Communication » et « Des choix personnels aux choix professionnels » (1991). D’après les auteurs, les thématiques de ces dossiers sont conçues de façon à pouvoir les utiliser dans de nombreux domaines. C’est donc à titre expérimental que j’ai essayé de dégager du matériau à partir de cette méthode. Nous verrons plus tard au cours de l’étude que le photolangage a montré des résultats probants.
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PARTIE II
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1. Caractéristiques et fonctions des représentations 1.1 La représentation, un concept difficile à cerner 1.1.1 Quelques éléments de définition Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales 6 , la notion de représentation, du latin repraesentatrio est polysémique et recouvre différents éléments de réalité que nous allons synthétiser ci-dessous. Premièrement, la représentation peut désigner « l’action de rendre quelque chose ou quelqu’un présent par son existence, par sa propre présence. » à la manière des représentants de commerce dont la mission est de personnifier une ou plusieurs marques, dans l’intention de démarcher une clientèle. Dans une même logique, un pays est représenté à l’étranger par son ambassadeur ou son consul qui est chargé de remplir la mission de représentation diplomatique par sa présence physique. La représentation peut également désigner « l’action de rendre quelque chose ou quelqu’un présent sous la forme d’un substitut ou en recourant à un artifice. » Dans ce cas, la représentation est l’acte de produire une copie, une image artificielle de la réalité. Comme l’écrivait Delacroix, « vous jouissez (devant une peinture) de la représentation réelle des objets, comme si vous les voyez véritablement, et en même temps le sens que renferment les images pour l’esprit vous échauffe et vous transporte. » (Delacroix, 1853) Bien que l’artiste cherche à produire l’image la plus réaliste possible de la réalité, la copie comporte toujours une part d’imperfection. En effet, à la différence de la réalité, la copie n’est jamais parfaite puisque par définition elle n’est pas la réalité. Dans une dernière définition donnée par le CNRTL, la représentation désigne « le fait de se représenter quelque chose » ou « la manière dont on se représente quelque chose », ou encore « l’acte par lequel un objet de pensée devient présent à l’esprit »
6 En ligne sur : http://www.cnrtl.fr/definition/repr%C3%A9sentation
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(Graw, 1981) La représentation désigne alors aussi bien le processus mental que le produit de ce processus. « Située à l'interface du psychologique et du social, la notion a vocation d’intéresser toutes les sciences humaines. On la retrouve à l'œuvre en sociologie, anthropologie et histoire, étudiée dans ses rapports à l'idéologie, aux systèmes symboliques et aux attitudes sociales que reflètent les mentalités. » (Jodelet, 1994) Comme nous le verrons en détail au cours de cette partie, de nombreux chercheurs tant en psychologie qu’en sociologie se sont donnés pour objectif d’identifier les caractéristiques, les fonctions ainsi que la manière dont les représentations se construisent. Avant cela, commençons par donner quelques définitions de la représentation proposées par des auteurs. Nous verrons que celles-ci ouvrent la réflexion sur de nombreux points que nous détaillerons plus loin. Le psychologue social Serge Moscovici a produit un travail considérable sur la représentation mentale qu’il a caractérisée comme telle : « un ensemble d’informations organisées et structurées relatives à un objet. » (1976) Ainsi, « le contenu d’une représentation est donc constitué d’éléments à la fois cognitifs et affectifs. » (Ibid.) Pour lui, la représentation serait donc un ensemble indénombrable d’éléments mentaux organisés et toujours orientés sur un objet. L’auteur entend le terme objet autant comme une situation, un objet, une personne ou un concept, etc. Plus simplement encore, la représentation serait une connaissance, un savoir qui porte sur quelque chose. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Durkheim définit les représentations collectives comme des façons communes de percevoir et de connaître différentes des représentations individuelles. Constituant la « matière de la conscience collective », les représentations collectives permettent aux individus de partager la même réalité et donc de vivre ensemble. C’est en partageant des représentations collectives que les humains se différencieraient des animaux qui agissent, eux, seulement selon leurs représentations individuelles. Pour
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l’auteur, « les premiers systèmes de représentations que l'homme s'est fait du monde et de lui-même sont d'origine religieuse. » Pour Durkheim, les représentations sont dites collectives car « non seulement elles viennent de la société, mais les choses mêmes qu’elles expriment sont sociales. » (p729). Ainsi, les représentations collectives permettraient aux individus de partager un même socle minimal de connaissances sur les choses qui leur permettraient de vivre dans un monde semblable. Les représentations sociales ne seraient pas constituées de la somme des représentations individuelles puisqu’elles seraient situées sur un autre niveau, à l’inverse les représentations collectives « ajouteraient quelque chose » aux représentations individuelles. Dans cette même perspective, Christian Guimelli (1999) considère que les représentations sociales « recouvrent l’ensemble des croyances, des connaissances et des opinions qui sont produites et partagées par les individus d’un même groupe, à l’égard d’un objet social donné.» Pour Denise Jodelet (1989), les représentations sociales sont donc circonscrites à un contenu visant à codifier et réguler les interactions entre les individus ou entre les groupes. Pour elle, les représentations sociales sont collectivement élaborées et partagées, portent toujours sur un objet, une personne ou une situation, servent à rendre présent à l’esprit quelque chose d’absent et ont un caractère symbolique, signifiant et constructif. Jean Claude Abric (1989), considère, pour sa part, que la plupart des représentations sont à la fois sociales et individuelles : « on appelle représentation le produit et le processus d’un activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique. La représentation est donc un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou à une situation. Elle est déterminée à la fois par le sujet lui même (son histoire, son vécu), par le système social dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce système social. » Les représentations seraient-elles donc le produit d’un processus aux dimensions individuelles et collectives ?
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Dans la perspective d’étudier en deuxième partie les représentations des risques auprès de la population interrogée, il nous paraît utile dans un premier temps de bien saisir la différence entre représentations individuelles et représentations sociales. Il paraît également essentiel de poser dans un deuxième temps les caractéristiques et les fonctions des représentations. 1.1.2 Représentations individuelles ou représentations sociales ?
Selon Bernoussi et Florin (1995), il n’y a guère de raison d’opposer les deux notions puisque les représentations sont toujours le fruit d’une interaction entre un individu et un environnement social et matériel. De la même manière, Vytgotsky (1962) considère que l’ensemble des processus mentaux et de ce qu’il nomme les « instruments psychologiques » (le langage, l’écriture, le calcul, les schémas, etc.) est soumis à la dimension sociale. Les représentations individuelles le sont donc tout autant. Nous voyons qu’il est donc difficile de réellement différencier les deux concepts tant ils sont liés. En effet, la définition de la représentation sociale peut largement varier d’un auteur à un autre. De ce fait, nous allons devoir nous positionner et nous situer dans ce corpus théorique. Pour nous, il est clair que certaines représentations socialement partagées servent, plus que d’autres, à orienter et réguler les conduites des individus en société. Il s’agit donc bien de représentations sociales. Il nous semble également possible de rapprocher ce type de représentation de la norme sociale entendue comme « une règle de conduite socialement sanctionnée, engendrée par une conscience collective, c’està-dire par la croyance, partagée par la moyenne des membres d’une société, que cette norme est obligatoire. » (Durkheim in Piras, 2004) En dehors de ce cadre, nous considérons que la plupart des représentations dites « individuelles » comportent une dimension sociale dans la mesure où elles sont le fruit des interactions entre l’individu et son environnement social et matériel. De plus, les représentations peuvent être partagées par un ensemble d’individu. De ce fait, nous faisons nôtre la définition d’Abric (1988) des représentations comme « un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou à une situation… déterminée à la fois
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par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce système social. »
1.2 Quelles sont les caractéristiques des représentations ?
A travers une brève étude étymologique du terme, nous avons tenté de dégager des éléments de définitions. Ces quelques éléments nous ont tout juste aidé à introduire la notion, qui s’avère compliqué à définir. Alors que Durkheim différencie la représentation sociale de la représentation individuelle, d’autres chercheurs comme Abric tentent de montrer le caractère social et individuel de toute représentation. Malgré cela, de nombreuses questions restent en suspens : -
par quels processus se construit exactement une représentation ?
-
pourquoi certaines représentations s’enracinent-elles dans les consciences alors que d’autres évoluent ?
-
enfin, quelles peuvent être les fonctions des représentations ?
Nous voyons donc à quel point il est difficile de caractériser exactement la représentation sans passer par une étude approfondie de ses caractéristiques et de ses fonctions. 1.2.1 Les représentations sont organisées et stabilisées A partir des années vingt, de nombreux chercheurs anglo-saxons en psychologie se sont intéressés à la façon dont se construisaient et se structuraient les représentations mentales individuelles. Selon le psychologue Anglais Frederic Bartlett (1916), nous n’emmagasinons pas de façon désorganisée et exhaustive les informations dans notre mémoire mais nous les sélectionnons et les organisons autour de schémas simples, cohérents et familiers. Du fait de la capacité cognitive limitée des individus, ceux-ci ne sont pas capables de capter, stocker en mémoire et restituer l’infinité d’informations reçues. Ils ont donc
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tendance à sélectionner et organiser les informations selon des structures schématiques connues, familières, routinières. (Dortier, 2002) De la même façon selon la psychologue nord-américaine, Eleanora Rosch (1973), nous ne constituons pas des bases exhaustives de données pour chaque objet mental mais nous fabriquons des prototypes, c’est à dire des « exemplaires de références qui servent à définir un mot, une catégorie. Par exemple, le moineau est le prototype de l’oiseau, plutôt que la poule ou l’autruche. C’est par la plus ou moins grande ressemblance avec ce prototype que la pensée commune identifie les objets de son environnement. » (Dortier, 2002). Pour ces chercheurs, la représentation mentale serait en fait une condensation et un formatage de l’information reçue par l’individu selon des modèles, des cadres mentaux définis. Cependant, ces cadres mentaux sont-ils amenés à évoluer ou au contraire à rester immuables ? Si l’on se fiait à notre bon sens, nous dirions que les représentations n’évoluent pas toutes au même rythme. Nous dirions aussi que certaines représentations sont plus ancrées que d’autres. Qu’elles en seraient les raisons ? Abric (1976), à travers sa théorie du noyau central, a montré qu’une représentation est structurée sur deux niveaux distincts : le noyau central et les éléments périphériques. -
Le noyau central est composé de quelques éléments simples mais néanmoins essentiels à la représentation. Si l’un d’eux est absent ou différent, l’ensemble de la représentation en est transformé. Selon Abric, ceux-ci servent à donner une orientation générale à la représentation, c’est-à-dire à définir la valeur de l’objet (bien ou mal). De plus, les éléments qui composent le noyau central présentent la particularité d’être relativement résistants aux changements.
-
Les éléments périphériques, plus nombreux et plus complexes permettent d’une part à l’individu de décoder la réalité et les situations auxquelles il est confronté et d’autre part de traiter les éléments de réalité contradictoires à une représentation. Dans ce dernier cas, les éléments périphériques vont faire
tampon
et se déformer pour absorber le choc
des éléments
contradictoires à la représentation. Ainsi, le contenu global ou le noyau central de la représentation est préservé. L’individu aura alors une représentation nuancée
dans
laquelle
sont
incorporés
des
éléments
périphériques
contradictoires.
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De ce fait, toute représentation pourrait potentiellement évoluer sous l’effet d’éléments contradictoires. Cependant, à en suivre le raisonnement cette capacité d’évolution serait tout de même limitée aux éléments périphériques. Comment alors expliquer que certaines représentations soient, au cours d’une vie totalement bouleversées ? 1.2.2 Les représentations sont évolutives En réalité, lorsque qu’un individu est contraint de modifier ses pratiques, ou que son environnement est bouleversé pour diverses raisons, les éléments périphériques d’une représentation peuvent évoluer au point de renforcer ou modifier son noyau dur. Si certaines représentations sont adaptées à une situation pour lui donner du sens ou pour justifier des pratiques, elles peuvent devenir contradictoires dans de nouvelles situations. La représentation peut donc évoluer soit pour s’adapter aux modifications de l’environnement soit pour maintenir une cohérence entre représentations et pratiques. Autrement dit, les individus sont à la fois capables d’adapter leurs représentations en fonction de leur environnement social qu’ils sont capables de modifier leurs représentations pour assurer la cohérence avec leurs pratiques. Il serait donc faux d’affirmer que l’évolution des pratiques ne conduit pas à un changement de représentations. En réalité, selon Abric (1976) représentations et pratiques s’influencent et se transforment mutuellement. Nous avons vu que les représentations sont construites par les individus selon des modèles mentaux simples, cohérents et familiers permettant aux individus de conserver une quantité non excessive d’informations qui peuvent leur être utiles pour décoder les situations qu’ils rencontrent. Les représentations sont aussi composées d’un noyau central stable et d’éléments périphériques capables d’évoluer au gré des transformations de l’environnement social. La stabilité du noyau central des représentations permet aux individus de lire la réalité et d’agir en situation de façon relativement constante et cohérente. La versatilité des éléments périphériques permet aux individus d’apprendre et de remettre en question leurs représentations en fonction du contexte social.
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En bref, les représentations sont construites, enracinées et transformées selon des mécanismes d’interactions entre les individus et leur environnement social. Les représentations sont donc à l’interface entre imaginaire et pratiques d’une part et entre individu et société d’autre part. Ce positionnement lui confère des fonctions bien spécifiques que nous allons détailler dans la partie suivante.
1.3 Quelles sont les fonctions des représentations ? 1.3.1 Les représentations permettent aux individus de partager une réalité commune Piaget (1936), s’est intéressé aux fonctions représentatives chez l’enfant. Au cours de son développement, l’enfant développe la capacité de se représenter quelque chose d’absent. A ce stade situé entre deux et cinq ans, celui-ci obtient la capacité de produire des images mentales sur la base d’évocations de réalités absentes. C’est ce que Piaget nomme, la pensée concrète. Progressivement va se greffer à cela la capacité d’associer et de modifier ces images à son gré afin de produire quelque chose. Piaget parle alors d’imagination créatrice. Enfin, l’enfant acquiert la possibilité de créer des représentations conceptuelles sur la base d’un système de concepts et schèmes mentaux. Pour lui, le processus de représentation chez l’enfant reste assez longtemps indépendant des influences sociales. Ce n’est que plus tard que l’individu construit et partage avec d’autres des représentations. A ce moment là, les représentations acquises par l’individu lui permettent de partager la même réalité que les autres. Associé au langage, les représentations fondent une réalité commune entre les individus leur permettant de s’entendre sur un même référentiel : si l’on prononce le mot « oiseau » tout le monde s’accorde sur une définition minimale de l’objet. En effet, bien que nous n’ayons pas tous les mêmes connaissances sur les oiseaux, l’ensemble des individus partage une représentation sommaire de l’animal. Comme nous l’avions présenté, les représentations sont construites sur les bases de modèles mentaux simples, cohérents et familiers. La simplicité de la représentation « prototype » (Rosch, 1973) de l’oiseau permet donc aux individus de s’entendre, à minima, sur ce qu’est un oiseau.
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La représentation est donc bien « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social. » (Jodelet, 2003). Lorsque Jodelet dit des représentations qu’elles ont une « visée pratique » entend-elle par là que les individus s’en servent pour agir en situation ? Nous verrons en effet qu’au delà de fournir aux individus des clefs de lecture de la réalité, les représentations servent également à guider leur action. 1.3.2 Les représentations comme guide de l’action
Pour Jodelet (2003), si les représentations parviennent à guider l’action c’est qu’elles donnent aux individus des raisons d’agir. En effet, nous avions vu précédemment avec la théorie du noyau central d’Abric (1976), que les éléments centraux d’une représentation donnent une « valeur » à l’objet représenté, une « orientation générale » positive ou négative qui s’avère déterminante pour l’action. Cette valeur de l’objet de la représentation donne à l’individu des raisons d’agir. En partant des travaux de Weber (1904) sur la rationalisation des activités économiques et l’émergence du capitalisme Raymond Boudon a produit de nombreux travaux sur l’action sociale et la rationalité comme Effets pervers et ordre social (1977), et des essais tels que La logique du social (1979), ou encore Raisons, bonnes raisons (2002) et enfin Essais sur la théorie générale de la rationalité (2008). L’auteur montre qu’il est impossible que les individus agissent toujours en vue de maximiser leurs bénéfices tout en minimisant les coûts. Pour lui, cette thèse de la rationalité instrumentale est largement remise en question par le fait que les individus agissent selon leurs valeurs et leurs croyances. Boudon propose de nommer cette rationalité d’axiologique. Plus largement, l’auteur considère que les individus ont de bonnes raisons de croire en une théorie ou d’agir d’une certaine façon tant que leurs croyances n’ont pas été remises en question par un fait établi. La rationalité cognitive, telle qu’elle est nommée permet ainsi d’expliquer pourquoi les scientifiques ont pu défendre certaines théories fausses de manière tout à fait rationnelle. En reprenant les travaux de Weber (1904) qui reconnaissait déjà le caractère rationnel de l’action en valeurs, Boudon étend la rationalité à nombres de situations en faisant
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le constat suivant : bien que les individus agissent parfois pour des raisons irrationnelles du point de vue instrumental, ceux-ci ont toujours de « bonnes raisons » d’agir (Boudon, 2008). En effet, l’auteur ne manque pas de rappeler que « bonnes raisons » ne signifie pas toujours « justes raisons ». Ainsi, nous pouvons dire que la « valeur » attribuée à l’objet représenté (ou « l’orientation générale ») donne à l’individu des raisons d’agir. Nous avons vu qu’au delà d’être justes ou fausses ces mêmes raisons sont surtout « bonnes » pour l’individu car elles lui apparaissent cohérentes. A travers son étude sur les représentations alimentaires, Saadi Lahlou (2002) a montré que les individus mobilisent leurs représentations comme « des modes d’emploi des objets du monde » qui guident leurs actions. « Notre vision de la pomme, du chou, du porc ou des escargots n’est pas une représentation imagée de la nature. Les représentation sont des modèles d’action : elles déterminent ce qui est bon à manger et ce qui ne l’est pas, et comment il faut le manger. Car les représentations ont d’abord pour but d’être efficaces : qu’elles soient justes ou fausses, élégantes ou non, est moins important que leur simplicité et leur prédictibilité. » Ainsi, l’action est guidée par ces « modes d’emploi » offerts par les représentations. En partageant un certain nombre de représentations ou d’éléments de représentations, les individus sont capables d’agir en présence de l’autre car la représentation « oriente et organise les conduites et communications sociales » (Jodelet, 2003, p53.) Ainsi, pour orienter et ajuster leurs comportements par rapport à autrui, les individus mobilisent des représentations donc : « en un mot comme en mille, la représentation sociale est une modalité de connaissance particulière ayant pour fonction l’élaboration des comportements et la communication entre individus » (Moscovici, 1976, p26) Les individus ont donc recours aux représentations comme ressources pour agir dans un environnement social, autrement dit « les représentations servent à agir sur le monde et sur autrui. » (Dortier, 2002) Dans cette première partie, nous avons cherché à définir précisément le concept de représentation. Pour cela nous nous sommes d’abord intéressé à la polysémie du mot. Nous avons alors focalisé notre attention sur le sens que lui accorde les sciences humaines, la représentation désignant alors le processus mental ou le produit de ce processus. Nous nous sommes alors penché sur les caractéristiques et les fonctions
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des représentations après avoir clarifié l’ambiguïté entre représentation individuelle et représentation sociale. Nous avons conclu que les représentations portent toujours sur un objet, un individu ou une situation, qu’elles prennent la forme de connaissances ou de savoirs, et qu’elles sont organisées sous formes de modèles mentaux simples, cohérents et familiers. Selon Abric (1976), chaque représentation se décompose comme suit : un noyau central relativement stable ayant pour fonction de donner une orientation générale, une valeur positive ou négative à la représentation et des éléments périphériques plus versatiles qui permettent à l’individu de décoder la réalité et d’intégrer les informations contradictoires. Nous avons également vu que les représentations existent parce qu’elles remplissent des fonctions, qu’elles sont opérationnelles en situation. En effet, elles permettent aux individus de se représenter quelque chose d’absent et de donner du sens aux situations. D’un point de vue plus social, les représentations sont souvent le fruit des interactions entre individus en société, leur permettant de partager une réalité commune et d’agir dans un environnement social. A travers cette étude, loin d’être complète, nous avons cherché à présenter la richesse théorique d’un concept qui va guider toute notre réflexion sur les risques et la prévention au sein de l’entreprise étudiée. En effet, il nous semblait essentiel dans un premier temps de bien poser les bases de notre sujet avant de nous lancer dans l’analyse des représentations des risques auprès de la population rencontrée.
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2. Des représentations homogènes du risque
2.1 Du choix de photographies aux représentations du risque
2.1.1 Le risque n’existe que dans les représentations Pour introduire la notion de risque, il nous semble important d’aborder dans un premier temps l’étymologie du terme. D’après de nombreux philologues, l’origine du terme est complexe, sa morphologie et ses significations sont nombreuses et évolutives au cours de l’Histoire (Magne, 2010). Il est donc difficile d’en retracer l’origine et l’étymologie exacte. Cependant, son origine latine, bien que connue sans grande exactitude donne un certain éclairage sur le sujet : le risque proviendrait de resecum c’est-à-dire « ce qui coupe » et du verbe resecare, qui signifierait « enlever en coupant ». D’après cette théorie, c’est à partir du quatorzième siècle que le terme risco ou rischio (plus tardivement) aurait désigné un écueil sur lequel les bateaux risquaient de fendre leurs coques (Pradier, 2004). De nombreux mots corrélats du futur terme apparaissent d’après Magne (2010), à partir du XIème siècle lors de la révolution commerciale du Moyen-Age tels que aventure (XIème), danger (XIIème), fortune, hasard, chance (XIIème), opportunité (XIIème) et péril (XIVème). C’est au sein de ce réseau sémantique que le mot risque est utilisé à partir du XVIème siècle dans un contexte de conquêtes maritimes, d’explorations, de grands voyages, qualifié par Pradier (2004) de « vogue du vocabulaire de l’aléatoire ». De ce fait, l’histoire du terme est intrinsèquement liée à l’idée de hasard. De plus, la notion de risque comporte la dimension de gain ou de perte, de chance ou de malchance. En prenant des risques, c’est-à-dire en se confrontant à l’inconnu, on a des chances de gagner ou de perdre. Ce terme renvoie aussi à la notion de coque abîmée sur un écueil.
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Si nous avons vu que le risque relevait, dans son étymologie, du hasard, de la chance et surtout la notion de danger, de péril, il existe dans la signification du terme un second aspect que nous n’avons pas encore abordé : sa nature. Le risque est-il objectif ou subjectif, réel ou conceptuel, donné d’avance ou construit ? Pour le guide ISO « management du risque », celui-ci reviendrait à la « combinaison de la probabilité d’un dommage et de sa gravité » (ISO/IEC, 1999). Dans une nouvelle révision datant de 2009, le risque est alors défini comme « effet de l’incertitude sur l’atteinte d’objectifs ». Ces définitions généralistes réduisent donc le risque à une probabilité ou à une incertitude. Dans le premier cas, le risque ne renverrait pas à la subjectivité des individus mais à l’objectivité des statistiques. Ici, le risque serait donc quantifiable et objectivable. Pour nous, le risque est une construction de l’imaginaire qui renvoie à la subjectivité des individus et à leur univers de représentations. L’accident par contre, n’est pas qu’une construction de l’imaginaire car il renvoie bien souvent à une réalité tangible, visible. D’un certain point de vue, nous pourrions dire que l’accident existe concrètement alors que le risque, lui, n’existe que sous forme de représentations. Ainsi, on ne pourrait pas affirmer qu’une activité, une situation, un objet ou qu’un phénomène est par nature risqué, en revanche, il pourrait le devenir par construction. « Le risque est bien une construction contextualisée dans la mesure où sa perception et la façon de le traiter reposent sur les connaissances mais aussi sur les représentations qu’en font les acteurs. » (Sotty, 2006) Pour construire une représentation du risque, l’individu doit établir une relation de cause à effet entre des éléments. Pour se faire, ce dernier s’appuie sur un ensemble de connaissances qu’il détient. A cet état d’avancement de notre exposé, nous pouvons déjà supposer que le risque comporte différentes dimensions : -
Le risque existerait sous forme de représentations, de concepts.
-
Le risque relèverait d’une construction, au même titre que les autres représentations.
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Avant de poursuivre, il nous faut répondre à une question : à supposer que le risque relève des représentations, peut-on conclure qu’il est subjectif ? Il nous est difficile de répondre car le risque dans certains cas est assez facilement prévisible par le bon sens. Prenons l’exemple d’un individu qui travaille sur le réseau électrique, comme c’est le cas pour un certain nombre d’ouvriers de Serpollet. Il sait qu’en touchant un câble électrique sous tension, il sera électrocuté. Dans ce cas, s’il touche le câble, il y a cent pour cent de risque qu’il soit électrocuté. Dans ce cas, le risque paraît bien objectif. Or, si nous mettons dans cette situation un individu appartenant à une population reculée n’ayant jamais connu l’électricité, la situation devient toute de suite moins évidente. En se référant seulement à ses propres connaissances, cet individu ne peut pas se représenter le risque d’électrocution. Grâce à ce simple exemple, nous comprenons que la représentation d’un risque dépend bien de l’état des connaissances de l’individu et donc de sa subjectivité. D’autre part, bien qu’il soit possible grâce à la science d’établir des causalités entre des éléments, et donc d’établir avec une certaine objectivité des risques, il demeure impossible d’isoler le risque de sa dimension subjective. Cependant, bien qu’elles soient subjectives, les représentations des risques sont-elles pour autant purement individuelles ? Après avoir analysé les résultats de notre étude, nous verrons qu’une certaine homogénéité ressort dans les représentations des risques. Comment expliquer que la plupart des individus de la population interrogée ont des façons semblables de se représenter les risques ? Peut on supposer que les représentations des risques, à la manière des autres représentations sont potentiellement construites et partagées par des individus d’un même groupe ? C’est à partir de ce questionnement que nous allons débuter l’analyse des résultats de l’étude.
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2.1.2 Le photolangage, un rapprochement entre situations représentées et situations de travail réelles Les choix méthodologiques, concernant l’usage des planches photolangage afin de faciliter l’expression des personnes interrogées, ont été explicités précédemment. Nous allons désormais proposer une analyse des représentations des risques à partir de la planche sélectionnée et des justifications des individus. Toujours à titre de rappel, il a été demandé aux personnes interrogées de choisir dans un premier temps la planche qui représente le plus, pour eux, le risque d’accident et ensuite de justifier leur choix. Nous constatons dans un premier temps que sur les onze planches photographiques possibles, les personnes interrogées ont toutes choisi l’une des trois photos suivantes : B36, C44 et 285. (Planches photographiques en annexes) Aucune autre n’a été choisie. Lors de l’analyse détaillée des propos énoncés, nous avons constaté que les personnes
concernées
partagent
plusieurs
représentations,
ou
éléments
de
représentations semblables autour du risque. Pour étayer ce constat, commençons par synthétiser dans un tableau les principaux éléments de discours des individus ressortis du photolangage. Nous détaillerons ensuite les points clefs lors de l’analyse. Chaque colonne correspond à une planche de photolangage choisie par au moins une personne. Comme nous l’avons expliqué précédemment, sur onze photos, seules trois ont été sélectionnées par l’ensemble. Afin d’analyser le contenu des représentations sur les risques nous avons décidé de créer trois catégories : l’origine du risque, sa nature et sa cible7. Le tableau regroupe donc les éléments de discours sur l’origine, la nature et la cible du risque qui sont ressortis pour chaque photo.
7 Ou sa/ses victime(s) potentiel(s)
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Analyse des résultats par photos Planches photographiques
Origine du risque
B 36
-
-
Environnement dangereux
-
285
car
mal
dangereux car mal maîtrisé :
Environnement
désorganisé -
dangereux car de nature montagne
victime du risque
Environnement dangereux car imprévisible
chantier
Environnement dangereux car trop
imprévisible Nature des risques
Environnement
maîtrisé
incertaine :
C 44
complexe
-
Chute
-
Effondrement
-
Chute d’objets
-
Coup de godet8
Le groupe d’alpinistes encordé
-
Les piétons
-
Les
habitants
Chute
des
Le groupe d’alpiniste encordé
immeubles -
Les immeubles
8 Le godet est le récipient d’un engin de chantier. Celui-ci sert à creuser et déplacer des matériaux naturels comme de la terre ou des graviers.
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Pour les individus qui ont choisi la planche B 36, le risque se situe dans un environnement hostile, ici la montagne. Le risque, selon eux provient de son caractère « imprévisible », « incertain ». La montagne comme le chantier sont des contextes dangereux car difficilement prévisibles. Pour ces personnes, l’expérience ne protège jamais complètement du risque d’accident. Dans de tels contextes, il s’agit de faire preuve de « prudence » et de « modestie » car la chute menace n’importe quel ouvrier et n’importe quel alpiniste, débutant comme aguerri. Enfin, selon ces personnes, le risque ne menace pas l’individu seul mais le groupe tout entier car les membres sont dépendants des uns des autres. Face aux risques les individus sont comme attachés les uns aux autres. Les ouvriers d’une même équipe de la même façon que les alpinistes d’une même cordée travaillent et bougent ensemble, l’action de l’un a des conséquences sur celles des autres. Comme le disait si bien l’une des personnes interrogée : « si l’un tombe, tout le monde tombe ». (Monsieur F) Pour les personnes interrogées qui ont choisi la planche 285, le risque provient de l’environnement du chantier considéré comme dangereux car difficile à maîtriser. En effet, la photo représente une situation plutôt similaire à celle d’un chantier puisque l’on voit un engin dessoucher un arbre en zone urbaine à proximité de la population et des habitations. Le risque sur un chantier, pour eux, provient bien d’une difficulté à maîtriser un environnement par nature complexe. En effet, la coprésence d’ouvriers, la multitude d’opérations manuelles et mécaniques changent radicalement la configuration d’un chantier d’un moment à un autre. Ces évolutions perturbent l’analyse des risques et obligent les individus à une réadaptation constante à la situation. « Toi, en tant que conducteur de travaux tu peux faire toutes les analyses, les anticipations que tu veux des risques mais rien ne vaut l’analyse en situation car en fait tout peut changer à la dernière minute. » (Monsieur B) L’effondrement et les coups de godets lors des manœuvres des engins sont les principaux risques identifiés sur la photo. Encore une fois, le risque vise principalement les groupes puisqu’ils font référence aux piétons ou aux habitants de l’immeuble, or à la différence de la photo précédente le danger ne concerne pas les membres de l’équipe mais des « personnes extérieures » au chantier. Le risque est ici
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évacué de l’équipe des travailleurs menaçant ainsi les personnes extérieures au chantier. « C’est à toi (conducteur de travaux) de faire gaffe aux riverains et aux habitations. Si il y a un problème c’est toi qu’on ira voir en premier. » (Monsieur I) Enfin, pour les personnes ayant choisi la photo C44 l’environnement du chantier est comparable à celui de la montagne (comme pour la B 36) car il représente l’imprévisibilité et donc le danger : ce qu’on ne peut pas mesurer, évaluer, identifier devient, à leurs yeux menaçant. Ici, l’environnement représente tous ces dangers car il est par nature incertain. « Moi, je fais de la randonnée donc je sais que monter des pentes comme ça c’est toujours un très gros risque. » (Monsieur A) La chute représente pour eux la principale menace et comme pour les autres personnes interrogées le danger ne menace que le collectif. L’individu seul passe au second plan après le groupe. L’interdépendance des individus déjà relevée sur la photo B 36 prime
ici aussi : le comportement risqué d’un seul peut entrainer
l’accident pour tous. « Le problème c’est que derrière il y a du monde sur la cordée parce que si il y a une corde c’est qu’il y a toujours un autre gars en dessous. » (Monsieur A) Le
chantier est –pour eux– la situation par excellence où se joue cette
interdépendance des individus. « Sur la photo que j’ai choisie il y a un risque d’équipe, il n’y a pas qu’un risque personnel. » (Monsieur D) Cette première lecture nous permet déjà d’identifier quelques points intéressants que nous devons développer afin de bien comprendre comment les individus de cette population se représentent les risques. Le premier point que nous allons voir est l’imprévisibilité de l’environnement et ses conséquences sur la sécurité.
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2.2 Vulnérabilité des individus et origines du risque Dans les parties suivantes, nous allons approfondir l’analyse des propos des personnes interrogées autour de quelques points centraux. Nous essayerons de comprendre comment ces dernières conçoivent la relation entre le risque et le chantier, le groupe de travailleurs, l’environnement urbain, les riverains.
2.2.1 Des risques imputables à l’imprévisibilité de l’environnement
Pour la totalité des individus interrogés le risque d’accident tire son origine de l’environnement et plus particulièrement de son imprévisibilité, et tous insistent quelle que soit la photo choisie - sur la situation de travail comme facteur de risques. Le chantier de travaux publics, comme l’alpinisme en montagne (photos B 36 et C 44) ou comme l’opération de dessouchage d’un arbre est par nature imprévisible et risqué car selon eux, il est difficile de prévoir l’accident lorsque l’environnement est complexe et évolutif. Autrement dit, la nature évolutive et complexe du chantier, rend difficile l’analyse et l’anticipation des risques. Le caractère imprévisible de la situation est donc, selon les personnes interrogées, à l’origine des accidents. « À la différence d’un bien industriel fabriqué en grande quantité, l’ouvrage du bâtiment et travaux publics (BTP) n’est pas un produit de série mais un exemplaire, un produit unique. Ainsi, la production d’un ouvrage est moins celle d’un produit que d’un projet qui comporte une part d’indétermination jusqu’à l’achèvement de sa réalisation. » (Forrierre et al, 2011, p.286) Cette indétermination dans la production de l’ouvrage dont parlent les auteurs serait précisément à l’origine des risques. « Il y a des impondérables de chantier qui font que... il y aura des accidents. On prend tout ce qu’on veut comme conditions pour pas qu’il y en ait… malheureusement y en a. Quand on voit les retours qu’on a sur l’accidentologie : voilà, quand il y a
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quelqu’un qui tombe et qui se prend la poignée de la roue jockey de la remorque dans la tête. On a beau faire tout ce qu’on veut sur un chantier, c’est un manque de chance quoi. » (Monsieur K chargé d’affaires) Comme l’affirme Monsieur K, les risques sur un chantier proviendraient bien d’une multitude de facteurs et de circonstances quasi imprévisibles. « Les risques apparaissent dans des situations marquées par la configuration de leurs multiples composantes à un moment donné, par leurs interrelations et leurs interactions, et par leur dynamique spatiale et temporelle. Le chantier est souvent présenté comme le lieu par excellence, de la variabilité et de la survenue des aléas » (Lemarchand et Six, 1994). Monsieur K montre qu’une part des accidents ne pourrait selon lui pas être évitée car ils résulteraient de situations imprévisibles. Néanmoins, les conducteurs de travaux se sont tout de même concertés après l’accident afin de trouver une solution en décidant de protéger la poignée saillante avec de la mousse. On voit qu’ici la solution trouvée n’est qu’ « une parade », pour reprendre le terme de l’ergonome Francis Six (1999). Dans le fond, si un accident peut survenir dans de telles conditions, d’autres peuvent donc se produire dans des circonstances différentes que l’on ne saurait prédire. « Par conséquent, la gestion des risques est à resituer dans la gestion des variabilités, nombreuses et multiformes, inhérentes aux situations de travail de chantier. » (Six, 1999, p.4) En plus de l’imprévisibilité de la situation de chantier, le risque est selon d’autres personnes interrogées, multiplié par d’autres facteurs connexes comme l’erreur humaine, les comportements à risques, l’imprudence, le manque de vigilance.
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2.2.2 Incompétence et comportements « à risques » Pour certains, la routine accroît la prise de risques car elle réduit la vigilance des ouvriers au travail. « A force de bosser, les gars voient moins le risque car ils se familiarisent avec, ils s’y habituent. C’est humain » (Monsieur A) Ou plus loin pendant l’entretien : « les gens au bout d’un moment, ils oublient le danger. Ils essayent de plus y faire attention. Du coup, il faut des gens pour venir leur rappeler de temps en temps : tiens, tu as vu ça ? Tu as pensé à ça ? » Pour rendre le travail supportable, les individus ont tendance à prendre un certain nombre d’habitudes comme l’illustre cette anecdote : « L’autre jour, je vois un gars (un ouvrier d’un chantier) trimballer cinq cents à huit cents kilos de métal dans le camion. Je vais le voir et il me dit qu’il roule avec depuis plusieurs mois. Donc le gars attend d’en avoir assez pour aller chez le ferrailleur mais pendant ce temps il roule tous les jours en surcharge. Ca consomme plus, ça fatigue les moteurs et ça freine moins bien. T’imagines, si tu arrives lancé avec huit cents kilos de chargement ? S’il faut faire un freinage d’urgence, t’es mort. » A travers cet exemple, Monsieur I explique que pour faciliter le travail, certains sont tentés de « prendre de mauvaises habitudes » pouvant conduire à un accident. Cet argument ramène-t-il au premier plan l’individu et ses comportements ? Qu’en est-il alors de la question de l’imprévisibilité du chantier ? Celle-ci est-elle niée au profit d’une responsabilisation de l’individu ? Si un alpiniste avait chuté, dirait-on que la montagne est par nature imprévisible et dangereuse ou accuserait-on l’alpiniste d’avoir fait une erreur ? Ayant l’habitude de gravir ce col, l’alpiniste aurait très bien pu négliger certains facteurs. Par manque d’expérience, celui-ci aurait également pu méconnaitre certains faits. Enfin, malgré la vigilance et les compétences de l’alpiniste, la chute n’était-elle pas finalement inévitable ?
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Quoiqu’il en soit, pour les personnes ayant formulé ce point de vue, le risque est bien imputable aux comportements individuels car à leurs yeux, la prise en compte de l’imprévisibilité de l’environnement est relative aux compétences du professionnel et à son niveau de vigilance. Le professionnel fera donc les bons choix et agira correctement s’il est compétent, expérimenté et concentré, et ainsi, l’environnement du chantier bien qu’incertain pourra être maîtrisé comme en témoigne cet extrait d’entretien avec Monsieur L : « Pour aller dans un endroit comme ça (fait référence à la photo B 36 qu’il a choisi) tu dois avoir l’expérience parce que pour aller dans un endroit comme ça, faut pas que ce soit ta première fois. Le gars (l’ouvrier) doit faire sa propre analyse du risque car sur le terrain tu (le conducteur de travaux) peux tout analyser mais rien ne vaudra sa propre analyse à lui en temps réel. Il peut se passer plein de choses. » Il évoquera de nouveau ce point un peu plus tard pendant l’entretien : « La bonne prévention, elle passe par les professionnels sur place qui analysent et gèrent le risque au quotidien. (...) C’est ses propres compétences à lui qui vont lui permettre d’être autonome, de s’apercevoir des risques qu’il y a. (…) C’est lui qui va décider s’il le fait ou pas. Chez nous c’est pareil, un électricien qui arrive et qui a pas son tapis isolant bah il dira qu’il ne veut pas le faire car il y a trop de risques. » Pour les personnes tenant ces propos, il est clair que les risques, intrinsèques à la situation de travail du chantier, peuvent être maîtrisés par les compétences et l’analyse in situ du professionnel. Dans une certaine limite, notre constat se rapproche de celui de Schepens (2013) quand il rend compte du rapport des entrepreneurs des travaux forestiers aux risques professionnels. « La culture de métier, construisant une forêt comme juge du professionnalisme, permet aux ETF (entrepreneurs des travaux forestiers) de limiter le potentiel anxiogène de leur activité, de la concevoir comme inoffensive pour le professionnel, ce qui n’est pas le cas pour le profane ou le professionnel déjugé. Ce monde considère que l’accident n’est pas causé par un Destin aveugle, frappant au hasard, mais qu’il est le résultat de fautes professionnelles. Ce système permet aux ETF de continuer à
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travailler en forêt, en donnant un sens aux accidents : il y a ceux qui sont professionnels et les autres. » (p.64) D’après l’auteur, cette représentation du risque et de l’accident a pour fonction de protéger le professionnel de l’angoisse de l’accident et donc lui permettre de travailler dans de telles conditions. Il nous est difficile d’affirmer que les ouvriers de Serpollet partagent ces mêmes représentations car notre sujet ne porte pas sur cette population et de ce fait, nous ne les avons pas interrogés sur ce point. En nous intéressant aux représentations des risques auprès d’une population d’encadrants constituée de chefs d’agences, de chargés d’affaires et de conducteurs de travaux, nous n’avons pas suffisamment d’éléments nous permettant d’affirmer qu’il en est ainsi dans notre étude. Nous pouvons seulement affirmer que tous les encadrants partagent la représentation d’un environnement imprévisible et qu’une partie d’entre eux considère qu’il peut être maîtrisé par les compétences, l’expérience et l’analyse des professionnels. En bref, une partie de la population interrogée pense que certains risques sont imprévisibles et une autre partie considère que tous les risques peuvent être évités par le professionnalisme des individus et du groupe. 2.2.3 L’exposition aux risques, une question à situer à un niveau collectif Au delà de ces différences, il apparaît que toutes les personnes interrogées considèrent que l’individu s’inscrit avant tout dans un groupe dont la sécurité collective prime par rapport à celle de l’individu seul. Autrement dit, le risque n’est pas vécu pour l’individu mais pour le groupe. En effet, nous avons été très surpris des résultats. Nous nous étions représenté que les réponses renverraient principalement à une représentation du risque et de l’accident sur le corps propre, et avions imaginé des réponses autour de risques de blessures, non seulement clairement énoncées, voire détaillées, mais aussi atteignant l’individu dans sa corporéité singulière … comme une description de la coque fracassée du bateau percutant l’écueil, en résonnance avec l’étymologie du mot risque/risco. Le risque de l’accident aurait pu amener les questions de l’effraction et d’un moi-peau atteint, comme a pu l’analyser Didier Anzieu dans son ouvrage du même nom (1985). Or, contre toute attente, dans l’analyse des photos, il est ressorti que le risque d’accident était toujours collectif et jamais individuel.
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Aucune des personnes n’a évoqué une quelconque blessure physique sur un corps singulier, d’autant que la réalité connue dans l’entreprise concerne des accidents touchant un individu dans son corps propre. Le groupe protègerait-il les individus de la pensée d’un risque sur leur propre corps, à l’image d’un « corps groupal » ? Des psychanalystes groupalistes et familialistes ont développé cette question complexe : pour eux la représentation du corps, de l’enveloppe, avant d’être individuelle, est psychiquement perçue comme groupale. (Anzieu, Ruffiot). D’ailleurs, aucun n’a choisi la photo montrant un homme en train de se piquer avec une seringue, pourtant la plupart avait identifié un risque sur cette photo comme l’illustre cet extrait : « C’est lui tout seul qui se pique et qui prend des risques. Sur celle que j’ai choisie il y a un risque d’équipe, il n’y a pas qu’un risque personnel. » (Monsieur A) En effet, lorsque les personnes interrogées se sont prêtées à l’exercice de justification de leurs choix de photos, toutes expliquaient avoir choisi leur image par rapport à la présence d’un groupe exposé aux risques. Pour celles ayant choisi la photo B 36 ou la C 44, la cordée d’alpinistes représente l’équipe de travail sur le chantier : les uns sont liés aux autres par la corde. Pour elles, la corde est moins perçue comme garantissant leur sécurité que comme désignant leur interdépendance. Aucun n’a parlé du fait que la corde, donc le groupe pouvait garantir la sécurité de l’individu qui commettrait un faux pas. Ils ont par contre tous insisté sur le fait que la corde les attache les uns aux autres. De ce fait, la chute d’un seul entraînerait la chute de tout le groupe. Pour les personnes ayant choisi la photo 285, le groupe exposé aux risques est surtout symbolisé par les piétons au bord du trou. Ici aussi, il est question du risque de chuter. Nous voyons revenir la notion de risque de chute de façon récurrente : alors que la photo laissait ouverte des représentations d’écrasement par exemple. Leur réalité professionnelle aurait pu amener à une variété de blessures : électrocution, fractures, percussion dans un objet par exemple. Autre point récurrent: dans le discours des personnes interrogées, les piétons sont ici considérés comme un ensemble de personnes risquant collectivement de chuter dans le trou. Aucune personne n’a évoqué la possibilité d’une chute d’un des piétons. Là encore, le groupe semble être plus prégnant que l’individu singulier.
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A la différence des photos précédentes, le risque ne concerne pas un groupe interne à l’entreprise mais un groupe extérieur. En effet, alors que la cordée d’alpiniste (B 36, C 44) représentait une équipe de professionnels de l’entreprise (des ouvriers), le groupe de piétons sur la photo 285 représente toutes les personnes extérieures au chantier. Ici, l’attention des personnes interrogées se dégagent des risques encourus par le personnel de l’entreprise pour se porter vers les personnes extérieures aux chantiers. Ce constat amène à nous questionner sur les raisons de telles représentations. -
Pourquoi la totalité des personnes interrogées agrège-t-elle la question du risque individuel à la question du risque collectif ? Autrement dit, pourquoi envisagent-ils le risque par le prisme du groupe ?
-
D’autre part, pourquoi une partie plus restreinte de la population interrogée a-t-elle mis l’accent en entretien sur l’exposition des personnes extérieures aux risques du chantier ?
Nous allons tenter de répondre à ces deux questions en étudiant les propriétés d’un chantier de travaux publics. Nous verrons qu’il fonctionne selon un modèle systémique où tous les éléments qui le composent sont en réalité dépendants les uns des autres. Enfin, le chantier de travaux publics contribue à définir l’environnement au même titre que l’environnement le définit.
2.3 Le chantier de travaux publics envisagé comme une organisation systémique 2.3.1 Interdépendance des éléments du chantier Nous avançons l’hypothèse que si les personnes interrogées ont insisté en entretien sur l’interdépendance des professionnels du chantier face aux risques et ceux pris par la population extérieure, c’est que tous envisagent le chantier comme une organisation systémique où les différents éléments sont dépendants entre eux et vis-à-vis de leur environnement.
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L’approche systémique est apparue au sortir de la Seconde Guerre mondiale à partir des travaux de l’école de Palo Alto et de la cybernétique (Bartalanffy, 1968). Repris par Parsons (1951) comme théorie générale de la société et par Crozier (1963) dans l’analyse des organisations, l’approche systémique vise à considérer « la société comme un ensemble de sous-systèmes relativement indépendants, mais en interactions constantes entre eux. » (Bruno et al, 2010, p.482) Interdépendants, les sous-systèmes s’influencent conjointement pour maintenir un équilibre général. D’après les personnes interrogées, la situation du chantier semble obéir à une même logique. Pour nous, le chantier constitue un système comprenant un ensemble d’éléments matériels et humains en relations (les ouvriers, les engins, les outils, les matériaux, etc.) Ces éléments sont présentés comme relativement dépendants des uns des autres puisque l’absence ou le dysfonctionnement de l’un peut potentiellement perturber les autres, et de ce fait, perturber l’équilibre général du chantier. Si un accident venait à se produire et qu’un ouvrier était blessé, l’organisation du chantier serait compromise. D’après nos observations sur les chantiers, les équipes d’ouvriers sont, en général, de petites tailles. Nous supposons que l’absence ou le dysfonctionnement d’un des éléments perturberait le fonctionnement global du système. Nous avons d’ailleurs constaté à quelques reprises sur les chantiers des situations comparables où l’absence d’un des ouvriers ou une panne sur une machine pouvait perturber toute l’organisation des travaux. Nous postulons que les personnes interrogées situent donc la question du risque à un niveau collectif car, pour eux, les individus sont interdépendants dans la situation du chantier. « En pétrochimie, on a le souci de savoir qui fait quoi et comment il le fait. Est-ce que le gars qui met le coup de pioche sait ce qu’il fait ? Est-ce qu’il a conscience des risques ? » Monsieur F intervient avec ses équipes dans des sites pétrochimiques à risques. Dans cet extrait, il insiste sur le fait que le comportement d’un de ses ouvriers peut avoir des répercussions sur l’ensemble du groupe. Si l’un d’eux perce par mégarde une conduite de gaz, les conséquences sur son équipe peuvent être dramatiques. D’après
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les personnes interrogées, la question du risque se situe bien à un niveau collectif parce que la situation du chantier est envisagée comme un système où les éléments matériels et humains sont interdépendants : le dysfonctionnement ou l’absence de l’un d’eux perturbe tous les autres. Que l’accident touche directement l’un d’entre eux ou directement le groupe, dans tous les cas, c’est le groupe tout entier qui en est impacté. Si nous pouvons dire que le chantier est une organisation systémique, nous pouvons affirmer que le risque sur le chantier l’est tout autant puisque un accident peut affecter toute son organisation. Nous comprenons donc mieux pourquoi toutes les personnes interrogées insistent plus sur la dimension groupale du risque que sur sa dimension individuelle. Or, comme nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, une partie de la population a également insisté en entretien sur les risques encourus par les personnes extérieures au chantier. Nous pensons que cela relève également de la conception systémique du chantier.
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2.3.2 Les interactions chantier-environnement En effet, dans une organisation systémique, chaque système est intégré à un autre système de plus grande taille avec lequel il est interdépendant. Les deux systèmes s’influencent de façons réciproques. Autrement dit, l’environnement contribue à définir le système au même titre qu’il contribue lui-même à définir l’environnement. Pour nous, le chantier de travaux publics obéit à la même logique puisque qu’il s’inscrit et dépend entièrement de l’environnement. Les choix en matière d’organisation du chantier dépendent complètement de la configuration de l’environnement comme l’illustre l’extrait suivant : « Un jour, on nous a donné un chantier en plein centre de Pierre Bénite, il y avait des commerces, des réseaux souterrains de partout, une rue étroite. Là je me dis que si on y va avec la même organisation… pour s’en sortir faut qu’on fasse 30-35 mètres par jour, 150 mètres par semaines. Je suis allé sur le chantier et je me suis dit : p…! On ne fera jamais 150 mètres semaines, c’est impossible, on va arracher tous les branchements gaz ! On ne peut faire que 10-15 mètres jour. J’ai fait le calcul de mes dépenses et de mes recettes et on perdait beaucoup. Du coup, j’ai essayé de repenser l’organisation : là j’ai enlevé le camion et j’ai mis un dumper avec une zone de stockage plus loin. J’ai fait ça et ça ne passait pas encore. Là, j’ai enlevé un bonhomme parce qu’on avait moins de cadence, il y avait moins de choses à gérer. Et là ça passait. On gagnait de l’argent et on prenait moins de risque. » Ici, Monsieur H, chargé d’affaires, montre à quel point la configuration de l’environnement urbain l’a contraint à repenser l’organisation du chantier. Nous supposons que si ce dernier avait décidé d’engager les travaux dans un tel environnement avec une organisation temporelle et physique classique, le risque de percer une canalisation aurait été très important. Notre but ici n’est pas de définir précisément l’activité cognitive du chargé d’affaires ou du conducteur de travaux comme l’ont fait Justine Forrierre et alii (2011), ni même de situer l’anticipation des risques dans la phase de planification du chantier comme Francis Six (1999), mais
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bien de montrer que l’organisation du chantier est dépendante de la configuration physique de l’environnement dans lequel il s’inscrit. Inversement, le chantier de travaux publics participe à la transformation de son environnement : en construisant une canalisation souterraine ou en mettant en lumière un village, le chantier agit sur l’environnement physique en vue de le modifier. Or, le déroulement du chantier peut aussi avoir un impact négatif sur l’environnement comme des dégâts matériels ou des accidents humains. « Cette photo m’évoque ce qu’on peut vivre sur un chantier. Bon bah, il est en train de dessoucher un arbre avec une pelle mécanique. Il y a des gens qui sont à proximité, dans une zone de danger, la fouille n’est pas balisée, ça peut s’effondrer. Ils peuvent très bien prendre un coup de godet, ca se passe mal ou ça peut s’effondrer. Enfin, ils sont trop proches, trop proches de la zone de travail. Il n’y a pas de balisage qui informe qu’il ne faut pas aller vers cette zone. » (Monsieur H, chargé d’affaires) De part son activité, le chantier génère un ensemble de risques pour les personnes extérieures que les professionnels doivent gérer au quotidien. A travers cet extrait, Monsieur H décrit bien les différents risques encourus par les personnes extérieures au chantier ainsi que les manquements dans le dispositif de protection collective. « On peut philosopher mais là on va être direct, on va parler d’engins de chantier, de personnes extérieures, d’intervenants extérieurs, de proximité avec des habitations parce que c’est un peu l’environnement dans lequel on évolue. Je dirais que c’est cette image-là qui se rapproche le plus du risque chez Serpollet ». Dans ces extraits, les personnes identifient clairement les différents risques pour les éléments extérieurs au chantier qui peuvent autant impacter les éléments humains que non humains. Ici, la nature intrinsèquement risquée du chantier est à craindre car, selon les personnes interrogées, le chantier n’est pas sécurisé pour les personnes extérieures. Monsieur H remarque en effet que « les gens », autrement dit les riverains, sont « trop proches de la zone de danger » et ce, à cause de l’absence de signalisation et de garde-corps. Les risques paraissent donc exacerbés par la non sécurisation du chantier pour le public.
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iq hys p t en n ) em urbai n n iro ral, Env (ru
ue Influences réciproques
Système chan3er Interdépendance des éléments
De ce fait, nous concluons que le chantier, au même titre qu’un système, peut se caractériser par l’interdépendances de ses éléments internes (ouvriers, machines, outils, etc.) et par son interaction avec l’environnement physique et humain (la chaussée,
les
habitations,
les
infrastructures
publiques,
les
riverains).
L’environnement définit le déroulement du chantier en fixant des contraintes et des limites à l’intervention des professionnels en même temps que le chantier agit sur son environnement en le transformant. De ce fait, le chantier peut potentiellement produire des effets non voulus sur son environnement. Grâce à cet angle d’approche nous parvenons mieux à comprendre pourquoi toutes les personnes interrogées ont mis l’accent en entretien sur le caractère collectif du risque et pourquoi certains, parmi eux ont insisté sur l’exposition aux risques des personnes et des biens extérieurs au chantier.
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En résumé, nous avons vu dans cette partie que les individus ont choisi des photographies semblables selon les mêmes critères : -
Les risques proviennent du caractère imprévisible de l’environnement
-
Les risques exposent toute l’équipe et le risque pour l’individu seul n’est pas mentionné
A partir de là, certains ont ajouté quelques nuances : -
Les risques sont aussi à situer au niveau des comportements : les bons comportements et la compétence permettent de maîtriser le risque présenté par l’imprévisibilité de l’environnement tandis que les mauvais comportements et l’incompétence l’augmentent
-
Les risques du chantier peuvent toucher les personnes extérieures.
-
Le principal risque perçu est celui de la chute (et non de l’électrocution par exemple)
Pour expliquer l’origine de telles représentations, nous avons avancé que les individus envisageaient en fait tous le chantier comme un système composé d’éléments internes interdépendants et capable de produire des effets sur son environnement au même titre que ce dernier produit des effets sur lui. Une question générale essentielle reste en suspens : comment expliquer l’homogénéité des représentations des risques au sein de cette population ? Nous allons tenter de répondre à ce questionnement dans la partie suivante.
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2.4 Comment expliquer l’homogénéité des représentations au sein de la population interrogée ? Pourquoi trouvons-nous autant de ressemblances dans les discours sur le risque des personnes enquêtées ? Cette homogénéité est-t-elle dûe au hasard ou dépend-elle de facteurs sociaux (Socialisation secondaire, identité collective, culture professionnelle, etc.) ? Dans ce dernier cas, quel processus peut- il être à l’œuvre ? Dans les parties qui vont suivre nous allons donc tenter d’expliquer l’homogénéité des représentations du risque des personnes interrogées. Pour cela, nous nous demanderons si les individus partagent des représentations semblables du risque parce qu’ils ont vécu le même type d’expériences professionnelles ou parce qu’ils appartiennent à la même culture professionnelle. 2.4.1 Des explications fondées sur les trajectoires professionnelles et sur l’appartenance au groupe non suffisantes
Nous pourrions faire l’hypothèse que les individus se représentent de façon similaire le risque tout simplement parce que leurs trajectoires professionnelles et leurs expériences de parcours seraient semblables. Pourtant, les personnes interrogées n’ont pas toutes suivi les mêmes formations : leurs diplômes (licence professionnelle, DUT, BTS) et provenances (domaines des travaux publics, du génie civil ou de l’électrotechnique) sont différents. D’autre part, les trajectoires dans l’entreprise Serpollet sont elles aussi variées puisque certaines personnes sont arrivées dans l’entreprise après une ou plusieurs expériences professionnelles « extérieures », alors que d’autres ont intégré directement l’entreprise pendant leur alternance. Un autre facteur que l’on pourrait supposer différenciateur serait celui de l’expérience antérieure d’un accident. Or, il semblerait que toutes les personnes interrogées aient déjà connu indirectement une situation d’accident avec blessure d’un ouvrier. Nous ne pouvons cependant pas savoir pas si
la gravité de l’accident connu qui a
transformé les représentations du risque de la personne ou du groupe. Pour cela, il aurait fallu étudier en détails les carrières de chaque personne interrogée. Nous aurions pu, à partir de là, savoir si certains facteurs influencent particulièrement les
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représentations. Face à un tel manque d’informations, nous ne pouvons conclure que seules les trajectoires professionnelles et les expériences expliquent l’homogénéité des représentations du risque au sein de la population interrogée. Pour valider un hypothèse, il nous faut pouvoir vérifier ce que nous avançons, or là, nous n’avons pas suffisamment d’éléments. Aussi, nous faut-il envisager autrement la question. D’après Sophie Béguinet (2013), l’homogénéité des représentations du risque pourrait relever de la « pensée de groupe » (Janis et Mann 1977), c’est-à-dire de l’ensemble des normes, valeurs et croyances partagées par les individus. Dans ce courant de pensée, il est considéré que les représentations de n’importe quel membre d’un groupe ont tendance à subir les effets de « dynamiques de groupe » comme la soumission à l’autorité ou encore le mimétisme. Toujours pour cette auteure, les individus auraient tendance à ajuster leurs représentations à celles des autres en vue de se conformer au groupe et à son identité sociale. Un tel mécanisme d’ajustement par souci de conformité à l’identité sociale du groupe est-il à l’œuvre au sein de la population étudiée ? Il est tout à fait probable que les personnes au sein du groupe étudié cherchent à ajuster leurs représentations à celles des autres en vue de maintenir une cohésion. Or, comment identifier lors d’un travail de cinq-six mois les évolutions des représentations du risque au sein d’un groupe. Notre travail ne permet en effet que de photographier à l’instant T l’état des représentations au sein du groupe. Nous ne pouvons en aucun cas affirmer que de tels mécanismes de mimétisme, d’influence ou d’ajustement sont à l’œuvre. A partir de là, il est difficile de conclure qu’une culture ou identité collective soit à l’origine de l’homogénéité des représentations du risque au sein de ce groupe. Au-delà donc d’une identité commune dont on ne peut vérifier l’existence, les individus ne partagent-ils pas tout simplement des raisons d’agir ensemble?
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2.4.2 Les représentations des risques partagées aux fondements de la coopération ? Afin de trouver une réponse à notre question, il nous faut revenir aux fondements mêmes des représentations, tels que nous les avions présentées en première partie. Nous avions expliqué qu’à un niveau individuel, celles-ci prennent la forme de prototypes mentaux simples, cohérents et familiers (Rosch, 1973) pour plusieurs raisons : d’une part, les individus ont des « capacités cognitives limitées », de ce fait, ils ne peuvent pas conserver une quantité exhaustive de données pour chaque objet. D’autre part, puisque les représentations servent à agir, leur simplicité leur permet d’être opérationnelles en situation. En donnant une orientation générale (positive ou négative) à l’objet représenté (Abric, 1976), les représentations agissent donc comme « des modes d’emploi des objets du monde » (Lahlou, 2002) et permettent d’orienter l’action individuelle. En bref, les individus mobilisent les représentations comme des ressources qui leur servent à se repérer et à agir en situation. A un niveau collectif, nous avions vu que les représentations qualifiées de « collectives » par Emile Durkheim (1912) se définissent comme des façons communes de percevoir et de connaître permettant aux individus de vivre ensemble. Pour Denise Jodelet (1989), les représentations sociales sont donc collectivement élaborées et servent à codifier et réguler les interactions entre les individus et entre les groupes. Enfin, après avoir débattu du caractère social des représentations individuelles à partir des travaux d’Abric sur le noyau central (1988), nous avions conclu que la plupart des représentations dites « individuelles » comportent en réalité une dimension sociale dans la mesure où elles sont le fruit des interactions entre l’individu et son environnement social et matériel. De ce fait, les individus ont recours à des représentations partagées au sein du groupe pour agir en situation(s) sociale(s) parce que celles-ci constituent un référentiel commun de connaissances et de façons de percevoir. Ce « commun » fait donc naturellement converger l’action des membres du groupe.
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A partir de ce constat, formulons l’hypothèse suivante : les individus sont-ils obligés de partager, a minima, des représentations semblables des risques pour agir ensemble ?
Les
individus
interrogés
construisent-ils
ensemble
des
représentations du risque pour coopérer ? Si les individus de ce groupe étaient confrontés à la nécessité de coopérer seraient-ils contraints de partager des représentations semblables des risques ? L’individu ajusterait-il ses représentations « individuelles » en fonction de celles des autres membres du groupe afin d’agir avec eux en situation ? Avant de poursuivre plus loin notre argumentation il faut s’assurer de deux choses : -
Il faut vérifier, d’une part, que les individus sont en situation de coopération
-
Il faut s’assurer, d’autre part, que les individus ont la capacité d’ajuster leurs représentations à celles des autres.
Chez Serpollet nombre de personnes interrogées ont insisté sur « la nécessité d’établir et entretenir une relation de confiance entre salariés» mais il serait trop long de toutes les citer. Nous avons donc sélectionné quelques extraits particulièrement saillants pour illustrer notre propos. Selon le directeur général tout d’abord, les relations entre les salariés et la direction dans l’entreprise reposeraient sur la confiance mutuelle. « Si tous les matins, je laissais partir trois cents gars sur les chantiers sans leur faire confiance ça serait infernal. Tu es obligé de faire confiance en tes salariés. Tu es obligé d’instaurer cette relation de confiance pour essayer de fonctionner sereinement. Pour que tout le monde travaille ensemble. » Ou plus loin pendant l’entretien : « Le jour où tu perds cette confiance-là, faut se poser la question : est-ce que c’est rattrapable ? Si la confiance est rompue à tout jamais pour X raisons, dans ce cas, il faut rompre la relation. Si ce n’est pas perdu, il faut tout faire pour rétablir la confiance le plus rapidement possible. C’est comme avec la famille, les amis et le couple. »
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Selon Thomas Coutrot (2002), la coopération n’est possible au sein d’une organisation qu’à partir du moment où la confiance régit les relations sociales. « La coopération des salariés est possible, mais il y a une infinité d’autres issues tout aussi probables. Pour qu’elle advienne, il faut que patrons et salariés aient confiance, c’està-dire que le patron soit convaincu que le salarié ne va jamais tricher et vice versa ; mais il faut aussi, que le salarié sache que le patron sait qu’il ne va pas tricher et vice versa ; et ainsi de suite. » (p.8) Cette idée de la relation de confiance à la base de la coopération ressort également dans les propos du président directeur général : « Quelle est la différence entre Serpollet et les autres entreprises ? J’ose croire qu’on est différent. Différent parce qu’on a un management de proximité, qu’on est proche de nos hommes et qu’on a un management fédéré. Alors l’esprit de famille, je dirais que c’est un peu galvaudé mais en tout cas il y a un esprit d’équipe. » Pour le PDG, les salariés de Serpollet auraient le sentiment d’appartenir à l’entreprise, de partager une même culture, une même identité facteur de cohésion et de coopération. Du coté des encadrants, le discours est sensiblement le même : « chez nous, on arrive encore à ne pas être plus que des numéros quoi. C’est convivial, affectif. Je pense que c’est ça qui marche chez nous… je pense que ça fait notre force. » (Monsieur J, chargé d’affaires) « X, c’est la marraine de mon fils. On a une super relation. Ça fait 25 ans qu’on est copain on était dans la même ZUP. Apres Y, je le connais depuis tout petit, je sais ce qu’il vaut, c’est moi qui l’ai mis sur les chantiers et qui l’ai fait passer conducteur de travaux. Z, c’est pareil. Bref, je sais quand ils sont bien et je sais ce qui les perturbe. » (Monsieur M, chef d’agence). En résumé, nous voyons bien à travers ces extraits d’entretien le caractère affectif et convivial des relations qui, selon les personnes interrogées, « fait la force de l’entreprise ». La confiance que les encadrants et la direction disent accorder à leurs salariés et celle que les employés accordent à la direction leur permet de coopérer. Nous n’allons pas plus développer ce point qui s’écarte de notre sujet initial. Cependant nous souhaitions faire une brève parenthèse afin de montrer que les individus interrogés sont en situation de coopération au travail.
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Nous allons désormais tenter de répondre à notre deuxième questionnement sur les possibilités des individus d’ajustements de leurs représentations du risque en fonction de celles du groupe. Pour cela, revenons à la théorie du noyau central d’Abric (1976) que nous avons présentée en partie 1. Pour lui, toute représentation est composée d’un noyau central essentiel dont le contenu relativement stable sert à donner une orientation générale à la représentation (autrement nommé valeur de l’objet) et des éléments périphériques dont les contenus, moins essentiels mais néanmoins utiles, sont plus perméables aux influences extérieures. Les éléments périphériques remplissent deux fonctions : une fonction de décryptage de la réalité, et une fonction de « tampon ». C’est précisément cette dernière fonction qui va nous intéresser. Pour Abric, les éléments périphériques d’une représentation ont la capacité de se déformer, afin d’absorber le choc d’informations ou d’évènements contradictoires dans la vie de l’individu, et ce, afin de préserver le noyau central de toute influence. Si ce dernier était atteint, le contenu et l’orientation générale en seraient bouleversés. Le psychisme humain parvient donc à supporter la survenue d’informations contradictoires en modifiant les éléments périphériques des représentations sans pour autant en altérer les contenus globaux et l’orientation générale. Situés à l’interface entre le psychique et la vie sociale, les éléments périphériques se déforment, s’ajoutent, se remplacent au contact avec l’environnement. Pour Abric, l’environnement et les pratiques sont donc capables d’impulser des changements de représentations. En effet, si certaines représentations sont adaptées à une situation pour justifier ou donner du sens à un comportement, elles peuvent devenir inadaptées dans de nouvelles situations lorsqu’il est par exemple demandé à l’individu d’agir autrement. De ce fait, nous pouvons affirmer que les individus interrogés disposent bien d’une marge de manœuvre pour ajuster leurs représentations à celles des autres membres du groupe en vue de coopérer. Nous avions fait l’hypothèse que, pour coopérer au sein du groupe, les individus étaient contraints de partager, a minima, des représentations semblables du risque.
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Nous nous sommes demandé si les individus disposaient bien de marges de manœuvre suffisantes afin d’ajuster leurs représentations à celles du groupe en vue d’agir de coopérer. De ce fait, les personnes interrogées ajustent-elles leurs propres représentations du risque en vue d’agir ensemble ? Or, les individus pourraient-ils passer leur temps à ajuster leurs représentations en fonction de celles qu’ils perçoivent chez les autres membres du groupe ? N’existe-il pas des représentations relativement immuables auxquelles tous les membres adhèreraient et qui ne feraient pas l’objet d’ajustements permanents ? Selon Lahlou (2002), les représentations « ne sont pas produites individuellement. Les humains apprennent les représentations les uns des autres, ils les co-construisent, ils les font évoluer. Ils s’en servent dans la communication et la coopération au cours de la vie sociale. Tous les actes de la vie quotidienne, même les plus simples en apparence, nécessitent une coopération. » De ce fait, non seulement les individus du groupe ajusteraient leurs représentations individuelles du risque mais ils co-construiraient des représentations des risques « conventionnels » propres au groupe en vue d’agir ensemble. Ces constructions collectives permettent aux membres du groupe de partager « une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe » (Jodelet, 2003, p.52). A partir du moment où la vision n’est pas partagée, et donc qu’elle ne fait pas consensus, des conflits peuvent éclater entre les individus en interactions et la coopération peut ne pas avoir lieu. Selon nous, les représentations du risque ne sont donc pas seulement ajustées par l’individu en fonction de celles des autres en vue de garantir la conformité au groupe, mais elles sont construites et partagées collectivement au sein du groupe en vue de favoriser la coopération de ses membres. En ce sens, elles seraient comparables à des « conventions » entendues comme des « cadres interprétatifs mis au point et utilisés par les acteurs afin de procéder à l’évaluation des situations d’action et à leur coordination.» (Diaz-Bone et Thévenot, 2010, page 4) « Les acteurs peuvent réfléchir sur l’utilisation des conventions et les conventions sont, d’un point de vue pragmatique, le résultat d’expériences collectives sur les possibilités de coordination face à des problèmes collectifs. Les acteurs créent des conventions dans des situations, et ces conventions peuvent ensuite être stabilisées et
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consolidées dans des réseaux acteur-objet-concept. A l’inverse, ces conventions peuvent stabiliser ces réseaux. De plus, les acteurs sont en mesure d’établir de nouveaux compromis entre les différentes conventions ou de contribuer au changement
des
conventions. »
(Ibid,
p.4)
En
effet,
les
représentations
conventionnelles du groupe ne s’imposent pas aux individus sans que ces derniers ne puissent agir. Pour nous, les membres du groupe sont réellement acteurs de la démarche de construction des représentations conventionnelles du risque. Ces conventions sont, pour nous, à la base de la coopération et de la coordination des acteurs au sein du groupe notamment sur l’objectif de prévention des risques. Nous venons d’achever la partie 2 consacrée à l’étude des représentations du risque auprès de la population interrogée. Nous avons constaté dans un premier temps qu’à travers leurs choix de photographies et la justification qu’ils en font, les individus se représentent tous le chantier comme un environnement de travail intrinsèquement imprévisible. Or, une partie d’entre eux considérait que ces risques liés à l’imprévisibilité du chantier peuvent être maîtrisés grâce aux compétences des professionnels. A l’inverse, l’incompétence ou les mauvais comportements multiplieraient les risques déjà présents. Enfin, la totalité des individus interrogés insiste sur l’interdépendance des individus face aux risques du chantier et sur la responsabilité du groupe envers des tiers extérieurs. Afin de comprendre ces représentations nous nous sommes appuyés sur le modèle théorique systémique envisageant alors le chantier comme un système composé d’éléments interdépendants entre eux et en interaction avec son environnement. Cela nous a permis de mieux comprendre pourquoi les individus insistaient autant sur la vulnérabilité du groupe face aux risques et sur l’exposition des biens et des personnes extérieures au chantier. Dans un dernier temps, nous avons essayé de comprendre l’homogénéité des représentations sur le risque au sein de la population interrogée et nous avons conclu que les individus co-construisaient au sein du groupe des représentations « conventionnelles » du risque en vue de coopérer.
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En nous intéressant dans la troisième partie à la prévention telle qu’elle est pensée et mise en œuvre par les membres du groupe, nous verrons que ces derniers s’appuient bien sur leurs représentations « conventionnelles » ( Diaz et al, 2010) du risque pour organiser collectivement la prévention. Or, nous verrons que les clients de l’entreprise, l’Etat et les organismes de certification impulsent un phénomène de procéduralisation et de formalisation de la prévention. Nous envisagerons alors si ces pratiques réduisent la « puissance d’agir » et la coopération des individus dans leur mission de prévention ou si elles leur offrent, au contraire, des ressources pour agir.
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3. Des représentations homogènes de la prévention Avant de présenter la façon dont la prévention est pensée et pratiquée par les individus interrogés, nous allons tout d’abord essayer de faire émerger une définition de la prévention.
3.1 Qu’est-ce que la prévention ? 3.1.1 Anticiper les risques Selon le dictionnaire de l’académie Française, la prévention est emprunté du Latin praeventio qui signifie « action d'arriver le premier » ou « action d'avertir », dérivé du terme praeventum, ou praevenire : « prendre les devants ; surpasser ». On voit donc apparaître dès l’origine du terme l’idée d’anticipation, de dépassement, de surpassement. Selon le Trésor de la langue française, la prévention désigne l’ « ensemble de mesures destinées à éviter un événement qu'on peut prévoir et dont on pense qu'il entraînerait un dommage pour l'individu ou la collectivité. » Or, nous avons vu que le guide ISO « management du risque », (2009) définissait le risque comme un « effet de l’incertitude sur l’atteinte d’objectifs ». Comment alors anticiper et éviter quelque chose d’incertain, qu’on ne peut prévoir ? En effet, lorsque l’on s’intéresse à la proxémie du terme « risque »,
on voit
apparaître, grâce à l’outil d’analyse du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, tout un réseau sémantique autour de l’idée d’incertitude. Ce champ ou « cluster » est constitué des termes « aléa », « aventure », « chance », « destin », « destinée », « fortune », « hasard », « imprévu », « sort », « événement », etc. L’étude des représentations du risque avait montré que les individus étaient partagés sur son origine. Alors que pour certain le risque était, à l’image de la montagne, intrinsèque à la situation de chantier, pour d’autres le risque relevait aussi et surtout des comportements individuels. De ce fait, le risque paraît relativement imprévisible pour une partie de la population interrogée alors que pour d’autre, il est assez prévisible.
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Malgré un fond commun, nous verrons tout de même ressortir naturellement quelques écarts concernant les représentations de la prévention.
Source : http://www.cnrtl.fr/proxemie/risque Pour l’INRS, La prévention des risques professionnels recouvre « l'ensemble des dispositions à mettre en œuvre pour préserver la santé et la sécurité des salariés, améliorer les conditions de travail et tendre au bien-être au travail. » Cette définition a pour intérêt de montrer très clairement la finalité de la démarche de prévention mais elle a pour défaut d’omettre en quoi consiste la prévention. Autrement dit, la définition insiste uniquement sur les objectifs poursuivis par la démarche de prévention mais pas sur la manière d’y parvenir. Pour prendre sens, cette définition doit être reliée aux « neufs principes généraux » de la prévention édictés par le code du travail (L.4121-2) :
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1° éviter les risques ; 2° évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ; 3° combattre les risques à la source ; 4° adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ; 5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ; 6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ; 7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ; 8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ; 9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs. Ces neufs principes supposent que l’employeur mette en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour lutter contre les risques au travail. Dans un premier temps, il doit éviter au maximum l’exposition de ses salariés, ou à défaut limiter le temps ou le niveau d’exposition. Par exemple, si un salarié intervient dans un environnement radioactif, celui-ci doit être exposé à des seuils limités et dans le laps de temps le plus réduit possible. L’employeur doit donc avoir identifié et catégorisé au préalable les différents risques auxquels les salariés sont potentiellement exposés et les avoir mentionnés dans le document unique. De plus, il est attendu de l’employeur qu’il « combatte les risques à la source » en les anticipant le plus en amont possible. La démarche doit chercher à adapter l’organisation du travail afin d’éviter les mauvaises postures, le port de lourdes charges, ou le travail répétitif par exemple en s’appuyant sur les sciences techniques et sur l’ergonomie.
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L’article L.4121-2 préconise également à l’employeur qu’il mette à profit l’évolution de la technique au service de la sécurité des salariés de la même façon qu’il adapte ses pratiques préventives aux évolutions techniques et organisationnelles. Le huitième principe ordonne à l’employeur de privilégier les dispositifs de protections collectives sur les dispositifs de protections individuelles. Le neuvième principe préconise de sensibiliser tous les salariés exposés afin que ces derniers aient les connaissances et compétences nécessaires pour prévenir les risques d’accidents. Dans la partie 3.3 nous verrons comment les salariés et la direction de Serpollet tentent de mettre concrètement en œuvre ces principes de prévention. Nous exposerons et analyserons dans un premier temps les représentations de la prévention telles que nous les avons identifiés en entretiens auprès des personnes interrogées puis nous présenterons comment s’organise la coopération des individus autour de la démarche de prévention. En d’autres termes, nous présenterons comment la prévention est pensée et mise en œuvre par le groupe interrogé. Auparavant, il nous semble utile de revenir sur quelques grands points de l’histoire de la prévention en France et en Europe. 3.1.2 Origine et évolution de la prévention des risques professionnels Pour retracer l’histoire de la prévention des risques, nous allons nous appuyer tout au long de cette partie sur une riche étude publiée en 2012 par INTEFP9, (l’Institut National du Travail de l'Emploi et de la Formation Professionnelle) qui va nous servir à présenter les différents points ci-dessous. Le lien entre la santé et le travail est établi par Hippocrate en 460 avant J.C, date à laquelle il détermine que le saturnisme provient de l‘exposition des mineurs au plomb. Au 18ème siècle, Ramazzini, un médecin italien, mène une étude approfondie sur les maladies développées par différents métiers comme celui d’accoucheuse, de soldat ou de forgerons. Il en déduit que ces maladies ont pour cause les produits nocifs utilisés 9 Disponible en ligne : http://www.intefp-sstfp.travail.gouv.fr/
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ou les positions gênantes adoptées pendant l’activité professionnelle. Il est le premier « à mettre en relation la pathologie observée et l’activité du patient examiné » (Ibid. p.2) « L’Histoire marque parfois des retours en arrière, ce qui est le cas avec la Révolution Française au regard de la prévention des risques professionnels : La loi Le Chapelier en 1791 interdit la formation des coalitions et donc des corporations et compagnonnages qui constituaient des structures protectrices pour les ouvriers. En effet, ces organisations avaient institué des mesures de défense, de secours et d’entraide pour les ouvriers. Par ailleurs, dans cette conception de l’apprentissage, il n’était fait aucune distinction entre acquisition des règles de métier et acquisition des savoir-faire de sécurité et de prudence. Au nom de la liberté individuelle, et d’entreprendre, la Révolution Française supprime ces institutions, ce qui aboutit à une absence totale de réglementation et à une surexploitation du monde ouvrier. » (Ibid) A cette époque, la prévention n’est pas encore collective et consiste, bien souvent, à seulement munir les travailleurs d’équipements de protection individuelles. A la fin du XIXème siècle, le docteur Villermé dresse le tableau de l’état physique et moral des ouvriers après une étude approfondie sur leurs conditions de travail et de vie. Le constat est accablant en particulier pour ce que concerne le travail des enfants : « Et cette misère, dans laquelle vivent les derniers ouvriers de l’industrie du coton, est si profonde qu’elle produit ce triste résultat, que tandis que dans les familles de fabricants, négociants, drapiers, directeurs d’usines, la moitié des enfants atteint la vingt neuvième année, cette même moitié cesse d’exister avant l’âge de deux ans accomplis dans les familles de tisserands et d’ouvriers des filatures de coton. » En 1841, est votée une loi fixant à huit ans minimum l’âge légal pour travailler et limitant leurs journées de travail à huit heures. En 1874, cet âge est repoussé à dix puis douze ans. Comme l’indique l’étude de l’INTERFP à laquelle nous faisons référence, ces premières mesures préventives ne visent qu’à tenir écarter les populations les plus fragiles des risques du travail mais en aucun cas elles ne cherchent à améliorer les conditions de travail. Le code du travail est rédigé à partir de 1910, et en particulier le livre III qui rassemble toutes les mesures portant sur la sécurité et l’hygiène au travail. A la suite
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de cela, de nombreux textes de loi et arrêts de la cour de cassation renforcent la couverture juridique des salariés en cas d’accident de travail. Dans les années soixante dix, l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail est créée. C’est dans cette mouvance que sont instaurés le droit de retrait du salarié en cas de danger et la formation minimale obligatoire du nouvel embauché ou du salarié reprenant le travail après une longue absence. En 1982, avec la loi Auroux la création d’un CHSCT devient obligatoire pour les entreprises privées de plus de cinquante salariés. La prévention se focalise de plus en plus sur l’organisation du travail et en particulier dans des contextes de co activités. Dans un même temps, la législation européenne cherche à « tirer vers le haut les législations nationales relatives à la sécurité et à la santé sur les lieux de travail, en fixant des règles minimales communes que tous les états membres devront appliquer, chaque état conservant cependant la possibilité de prévoir des dispositions plus protectrices, pour autant qu’elles ne constituent pas des obstacles aux échanges. Ces mesures concerneront donc essentiellement le milieu et l’organisation du travail. » (Ibid, p.9) Ainsi, l’union européenne entend bien fixer des réglementations communes de telle manière qu’aucune fracture ne persiste entre les pays membres. Ces mesures s’inscrivent dans un contexte d’une accidentologie au travail encore forte dont le coût économique direct représente en moyenne entre 2,6 et 3,8% du PNB de l’union européenne soit l’équivalent de 158 millions de journées de travail perdu. Or ces coûts directs ne reflètent pas l’ensemble des coûts réels indirects de l’accidentologie au travail. En France les coûts indirects des accidents au travail représenteraient trois fois les coûts directs. Nous entendons par « coûts indirects » l’ensemble des répercutions économiques d’un arrêt de travail comme les coûts administratifs engendrés par le traitement du dossier, les pertes de production ou de productivité dûes à l’absence du salarié, les coûts matériels lorsqu’une machine ou un équipement est également sinistré, ou les coûts liés aux pénalités de retards. En ce qui concerne le coût réel sur la santé des travailleurs, la France enregistre aujourd’hui plus de 620 000 accidents du travail avec arrêts de travail, soit 34 cas pour 1000 salariés. Or, pour prévenir les risques d’accidents, il semble pertinent de pointer le curseur au niveau de l’entreprise, c’est-à-dire en responsabilisant les directions et en concernant
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tous les acteurs à la démarche. Comme nous le verrons, l’objectif est de faire naître au sein des organisations « une culture de la sécurité », pour reprendre les termes de l’INRS afin de rendre légitimes et naturelles les pratiques préventives. Nous avons conclu dans la partie 2 que ces derniers construisaient et partageaient des représentations « conventionnelles » du risque au sein du groupe en vue d’agir ensemble. A travers l’étude que nous allons mener sur les représentations de la prévention chez les personnes interrogées, nous verrons apparaître des liens entre la façon dont est pensée le risque et la façon dont il doit être prévenu. En effet, nous constaterons
que
les
individus
construisent
également
des
représentations
conventionnelles de la prévention en cohérence avec celles qu’ils ont du risque. Ainsi, nous pourrons établir un lien logique entre représentations du risque que nous avons identifiées et représentations de la prévention que nous allons étudier.
3.2 Penser et faire la prévention 3.2.1 La prévention pensée comme « un travail d’équipe » Comme nous venons de le résumer, il s’agit dans cette partie de rendre compte des représentations des personnes interrogées sur la prévention grâce aux éléments ressortis de l’exercice de photolangage. Nous établirons des liens de cohérence entre les représentations des risques et les représentations de la prévention, dont nous verrons qu’elles sont toutes deux l’objet de constructions collectives. Il nous faut remarquer que sur une dizaine d’images possible, seules trois ont été sélectionnées par les individus interrogés (voire deux puisque la dernière photo a été choisie par une seule personne). Nous avions déjà constaté cela lors de l’étude des représentations sur le risque. Ce premier constat ne doit pourtant pas nous permettre d’affirmer que les représentations de la prévention sont homogènes au sein du groupe au même titre que les représentations sur le risque. Pour prouver que les représentations de la prévention sont semblables au sein du groupe, il nous faut analyser leur contenu. Pour cela, nous avons de nouveau
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synthétisé le contenu ressorti de l’exercice du photolangage à travers un tableau. Chaque colonne correspond à une photo et chaque ligne renvoie aux dimensions suivantes : acteurs de la prévention, moyens de prévention, et la population exposée. Planches
C 10
C 46
C 28
Travail d’équipe : « communication »
Travail d’équipe
photographiques
Acteurs de la
Travail d’équipe
prévention
et « coopération »
Moyens de
Compétences
Compétences
Compétences
Diversité des
Sensibilisation,
prévention
expertes,
profanes,
expertes,
compétences,
Formation,
EPI, matériel
EPI, matériel
Procédures,
Echanges et
Analyse de risques en situation
de travail
adapté,
Surveillance
critique
adapté,
Analyse des
continue
Analyse des
risques en
risques en
situation
amont Population
Invisible sur la photo
Peu visible sur la photo
Invisible sur la photo
exposée
Le premier point qui ressort de cette analyse est l’idée qu’une prévention n’est bonne qu’à partir du moment où elle est collective, c’est-à-dire qu’elle implique différents acteurs. En effet, tous les individus, quelque soit la photographie qu’ils ont choisie, ont insisté sur la dimension coopérative de la prévention. Autrement dit, pour prévenir le risque, il est utile dans une organisation de coordonner l’action des individus. Il faut cependant distinguer ici « l’équipe » entendue comme le groupe d’encadrants chargé de concevoir ou de coordonner la démarche de prévention, et « l’équipe » entendue comme le groupe d’ouvriers appliquant la démarche. En effet, bien que les
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personnes interrogées parlent souvent « d’équipe », ceux-ci n’entendent pas toujours dire la même chose. En d’autres termes, nous devons identifier deux niveaux de prévention : la conception - supervision des pratiques préventives, et l’exécution des consignes préventives. En effet, même si tous utilisent le terme « d’équipe » pour caractériser le travail préventif, nous allons voir que les individus distinguent ces deux niveaux. Quasi toutes les personnes interrogées ont choisi les photographies C10 et C46 montrant des « équipes médicales en train d’opérer » ou « auprès d’un patient ». Une seule personne a choisi la photographie C28 expliquant y voir une diversité d’épices. Photographie C 10 Pour la moitié des personnes interrogées ayant choisi la photo C10, la prévention des risques est réalisée en tout premier lieu par « l’équipe sur le terrain », car selon elles, ce sont les plus à mêmes de gérer les risques du chantier. Loin de discours et consignes de sécurité, les professionnels du terrain mobilisent leurs propres compétences pour analyser et prévenir le risque in situ. Pour ces personnes, la prévention passe donc par la coopération des ouvriers. Autonomes, ils réalisent leurs propres analyses de risques en situation et mobilisent leurs propres compétences pour y faire face. « La bonne prévention, elle passe par les professionnels sur place qui analysent et gèrent le risque au quotidien. Sur la photo, son chef a probablement dû lui dire qu’il fallait opérer cette personne mais après c’est lui qui gère. C’est avec ses propres compétences qu’il va le soigner correctement. On lui a dit qu’il fallait opérer de la jambe cette personne mais au moment de l’opération, c’est lui (le professionnel ou l’ouvrier) qui va devoir le faire correctement. C’est ses propres compétences à lui qui vont lui permettre d’être autonome, de s’apercevoir des risques qu’il y a. Il va peutêtre se rendre compte que son cœur bat trop lentement pour l’opérer donc c’est lui qui va décider s’il le fait ou pas. Nous, c’est un peu pareil quoi : s’il n’a pas ce microscope là (il fait référence au matériel de micro chirurgie de la photo), il ne pourra pas bien faire son travail. Il va dire bah non je ne fais pas quoi. Chez nous c’est pareil, un électricien qui arrive et qui a pas son tapis isolant il dira qu’il ne veut pas le faire car il y a trop de risques. »
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Dans cet extrait, Monsieur I compare l’équipe d’ouvriers à l’équipe de médecins en train d’opérer. Dans leurs contextes de travail respectifs, ces professionnels mobilisent des compétences techniques qui leur permettent de gérer le risque. Ici se situe toute la différence entre la « sécurité réglée » et la « sécurité gérée » ; en effet, la sécurité comporte au même titre que pour les autres aspects du travail, une dimension organisationnelle formelle et une dimension organisationnelle informelle. Cette dernière est composée d’un ensemble de savoirs, savoir-faire tacites sur le risque et la prévention acquise par le professionnel avec l’expérience du métier. Ces « savoirsfaire de prudence » (Cru, 2013) permettent aux professionnels d’effectuer leur travail tout en préservant leur santé. Ces savoir-faire font l’objet d’un transfert, d’une transmission des salariés expérimentés aux jeunes générations. « Moi, j’essaye de transmettre à mes gars (comment se protéger des risques) et ils me le rendent bien. Parce que chacun a quelque chose à transmettre. Le métier c’est l’expérience, ce n’est pas les études : les études donnent des outils, des moyens intellectuels de réflexions. C’est le terrain qui l’apprend, c’est le vécu. » (Monsieur G) Pour la seconde partie des personnes ayant choisi la photo C10, la prévention passe avant tout par une analyse en amont du chantier des risques. Cette prévention « experte », est réalisée par le conducteur de travaux pendant la phase de préparation du chantier et elle passe notamment par un ensemble de documents administratifs et réglementaires comme le PPSPS (plan particulier de sécurité et de protection de la santé) et le DICT (dossier d'intention de commencement des travaux). En remplissant le PPSPS, le conducteur de travaux rend compte des caractéristiques du chantier, des méthodes utilisées et des risques potentiels pour les salariés. En cas de co-activité sur un chantier, le code du travail oblige les différentes entreprises intervenantes à remplir un plan général de coordination de sécurité et de protection de la santé (PGCSPS) définit comme tel par l’article R4532-43 : « Le plan général de coordination est un document écrit qui définit l'ensemble des mesures propres à prévenir les risques découlant de l'interférence des activités des différents intervenants sur le chantier, ou de la succession de leurs activités lorsqu'une intervention laisse subsister après son achèvement des risques pour les autres entreprises. »
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Photographie C 46 Là encore, lorsque les individus parlent d’un « travail d’équipe », ils peuvent soit penser au travail d’équipe des ouvriers, soit au travail d’équipe des conducteurs de travaux, chargés d’affaires et chefs d’agences. En effet, certains perçoivent dans le travail de l’équipe médicale représentée sur la photo la coopération d’experts en train de diagnostiquer les risques alors que d’autres voient l’agrégation d’une diversité de personnes aux compétences et connaissances variées sur le risque, travaillant main dans la main à la prévention. Pour les premiers, la prévention passe avant tout par une analyse « experte » des risques alors que pour les seconds, elle est le résultat d’une synergie entre des individus aux compétences et connaissances variées. D’ailleurs, une des personnes interrogées insistait sur l’importance de rétablir la critique au sein des collectifs de travail de manière à accroître la qualité et la sécurité. Pour lui, la prévention des risques ne pourrait être efficace que si l’ensemble des acteurs échangeait sur la façon de travailler, sur les comportements à bannir, ceux à privilégier. En bref, que tous les acteurs de l’organisation, de la direction à l’ouvrier puissent avoir le droit de commenter ou de critiquer/penser les façons de travailler de chacun.
Pour cela
Monsieur A propose deux initiatives : « La direction devrait plus passer sur les chantiers voir comment les personnes travaillent. Ils pourraient voir comment ça se passe, donner des conseils, parler avec les personnes et surtout les valoriser. Parce que voir la direction sur le chantier, c’est valorisant pour les gars. Si les gars, ils voient jamais leur patron, ils voient leur conducteur de travaux, ils se tutoient tous les jours : c’est bien mais pas assez. Tous les échelons. Je pense qu’il faut aller, aller, aller sur les chantiers. (…) Il faut que la direction vienne et fasse sa critique comme une critique de cinéma, ça peut être bien ou pas bien. La critique, elle est là pour commenter. Tiens ce que tu fais c’est bien, mais là t’as oublié un truc. » Pour Monsieur A, cette pratique de la critique pourrait aussi être mise en place au sein des équipes sur les chantiers :
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« J’avais proposé un truc moi : chaque semaine on met une sentinelle sécurité, c’est-àdire on désigne une sentinelle. A tour de rôle que ce soit le terrassier, le maçon, le chef d’équipe. Tu lui mets un brassard et tu dis : cette semaine, c’est toi la sentinelle sécurité. (…) Il a carte blanche, il donne son avis sur tout en ce qui concerne la sécurité. Tu as le droit de dire ce que tu veux sur la sécurité du chantier, ce que tu en penses. Tu vois un collègue qui ne fait pas un truc et bah tu en parles à toute l’équipe. Le problème c’est qu’on a des équipes de 3 à 15 personnes. Mais comme ça on responsabilise tout un chacun. C’est bien pour ouvrir les yeux à tout le monde et que chacun ait droit à la parole aussi ! Parce que la plupart du temps on ne leur demande pas leur avis. » En prônant la responsabilisation active (le sentinelle), le dialogue et le droit à la critique de chacun, Monsieur A pense que la sécurité des chantiers serait meilleure. Selon lui, cela permettrait de rassembler les intelligences individuelles au service d’une intelligence collective sur la sécurité au travail. Pour les autres, la prévention passe par l’analyse en amont des risques telle qu’elle est pratiquée par le conducteur de travaux et par la mise en place de procédures. Nous avions vu que ces personnes considéraient qu’une bonne part des risques pouvait provenir des comportements individuels. Pour eux, la compétence et les bons comportements qui en découlent, sont les premiers remparts face aux risques d’accidents. De ce fait, ces personnes considèrent que la prévention consiste à sensibiliser les ouvriers d’une part, afin de changer leurs représentations du risque, et d’autre part, afin d’orienter leurs comportements grâce à des procédures et des consignes de sécurité. Parmi les personnes qui ont choisi cette photo, nous avons donc des individus qui considèrent le risque comme une caractéristique naturelle du chantier « Il y a des impondérables de chantier qui font que... il y aura des accidents. On prend tout ce qu’on veut comme conditions pour pas qu’il y en ait… malheureusement il y en a. » (Monsieur K) et donc qui envisagent la prévention comme une réflexion et une coopération à tous les niveaux de l’organisation.
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Les autres individus interrogés situent le risque à un niveau comportemental et envisagent, de ce fait, la prévention selon les principes de sensibilisation et de contrôle. « Mes gars adhérent aux procédures parce que sur sites ils n’ont pas le choix, ils sont très très suivis. Sur le site Total, vous avez quasiment en permanence quelqu’un qui vous surveille et si vous posez votre casque, il va vous dire : remettez le. » (Monsieur F) Dans le deux cas, les personnes insistent toutes sur l’importance de la coopération et de la communication au sein du groupe. « Je partirai sur le groupe de personnes. Il y a un échange et une concertation de plusieurs personnes. La prévention, c’est en parler, c’est échanger et trouver des solutions ensemble quoi. » (Monsieur A) Ou encore : « Je vais choisir cette photo-là qui montre une équipe médicale autour d’un patient. Là, c’est un peu ce qui se passe chez Serpollet : à savoir qu’on a quand même le sentiment de faire partie d’une équipe. (…) On a beaucoup de communication entre nous, on partage beaucoup, on échange beaucoup sur les dossiers, c’est vraiment un travail d’équipe quoi » (Monsieur F) Photographie C 28 Nous nous attarderons moins sur cette dernière photographie car elle n’a été choisie que par une seule personne, cependant, il faut tout de même prendre notes de quelques éléments intéressants qui ont émergés. Elle a fait porter son choix sur cette photo représentant « une diversité d’épices du monde » qui lui évoque, le « juste dosage » des « ingrédients » de la recette préventive. En effet, à ses yeux la prévention relève d’une diversité de choses et de personnes correctement « dosée ». Monsieur G avait bien hésité avec la photo C19 qui lui évoquait une pharmacie, cependant, il a tout de même choisi la C28 car, selon lui, « avant de traiter, il vaut mieux faire quelques recettes. Il faut se prémunir de quelques recettes de préventions, de sensibilisation avant de donner des médicaments. »
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Malgré une certaine part de risque relevant de l’imprévisibilité du chantier, Monsieur G considère qu’ils sont imputables aux comportements individuels. Ainsi, selon lui, il faut insister sur la sensibilisation et la formation des salariés aux risques et à la prévention. Loin de privilégier une analyse experte des risques en amont du chantier, Monsieur G préconise l’analyse et la gestion in situ des risques par les ouvriers. Nous venons de voir ressortir dans cette sous-partie, un ensemble de traits communs aux représentations de la prévention chez les personnes interrogées. Premièrement, nous pouvons remarquer que la totalité d’entre elles conçoivent la prévention comme un travail d’équipe. Nous pouvons établir un lien avec la deuxième partie consacrée à l’étude des représentations lorsque nous disions que les conséquences du risque étaient envisagées pour le groupe et non pour l’individu. En effet, pour les personnes interrogées, le risque était imputable à la nature incertaine du chantier, et face à cela, les professionnels étaient comme « encordés » les uns aux autres dans un rapport d’interdépendance. Nous en avions conclu que les représentations du risque pouvaient être construites par les membres du groupe comme des conventions permettant la coopération et en effet, la prévention semble bien obéir, dans les représentations au moins, à une logique de coopération et d’équipe. Deuxièmement, nous avons confirmé le décalage de représentation entre : -
les individus qui attribuent le risque aux comportements individuels, et qui de ce fait, focalise la prévention sur la sensibilisation, les procédures et le contrôle.
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les individus qui attribuent le risque à l’imprévisibilité du chantier, et qui de ce fait, se représentent la prévention comme une démarche de coopération et d’échange entre tous les niveaux de l’organisation.
Enfin, nous remarquons que l’évaluation des risques est envisagée de deux façons : elle peut être réalisée in situ par les opérateurs ou être pratiquée selon le modèle de l’expertise en amont du chantier par le conducteur de travaux.
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3.2.2 Coopération et prévention des risques Pour la direction de Serpollet, la démarche préventive s’appuie sur une « culture sécurité » au sein de l’entreprise c’est-à-dire un ensemble de « valeurs, croyances et comportements partagés par les acteurs d'une organisation pour maîtriser les risques les plus importants de leur activité. » (ICSE.EU.org) En effet, la sécurité de l’entreprise ne dépend pas seulement de la dimension formelle comme les règles, les procédures ou le système de management mais également du facteur humain et organisationnel. Pour la direction, il s’agit de partager au sein de l’organisation une vision et des objectifs communs en termes de sécurité : -
la sécurité des hommes prime sur la rentabilité économique. Pour la direction, l’ordre des priorités doit s’établir ainsi : sécurité, qualité et rentabilité. Si la sécurité n’est pas priorisée par rapport à l’objectif de rentabilité, la direction pense que les accidents se multiplieront. « Pour nous, l’intégrité physique de nos gars est plus importante que notre rentabilité. On est câblé comme ça et c’est vraiment ce qu’on pense au fond de nous, ce n’est pas un discours hypocrite. On le pense vraiment parce qu’on veut être attentif à nos gars. » (Sébastien Bonnet, PDG)
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l’objectif de sécurité doit être prônée et partagée par tous les acteurs de l’organisation. En effet, chacun à son niveau doit être le porte-parole de la politique sécurité de l’entreprise. En d’autres termes, tous les acteurs doivent porter en eux et partager un ensemble de valeurs, de croyances, de représentations du risque et de la prévention.
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chacun doit être responsable de sa propre sécurité et de celles des autres comme l’illustre cet extrait d’entretien avec le directeur général : « La communication que j’ai toujours pratiquée depuis l’origine, c’est qu’en fin de compte c’est leur santé, c’est leur sécurité, c’est leurs doigts, c’est leurs mains, c’est leurs jambes, c’est leur tête. (…) Tu as des téméraires, des kamikazes, des cons, des inconscients mais nous, (la direction) faut qu’on essaye de leur faire prendre conscience que c’est pour eux. Pour nous, c’est un petit aspect financier mais c’est d’abord pour eux. » (Thierry Lirola, DG) Les individus
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doivent donc avoir conscience que la sécurité concernent directement leur propre santé et celle des autres. Ils doivent, de ce fait, adopter une conduite responsable vis à vis d’eux-mêmes et des autres. Nous pouvons faire ici le lien avec ce que nous avons découvert lors de l’étude des représentations des risques et de la prévention. En effet, une partie de la population considérait que les risques du chantier étaient imputables aux comportements individuels et qui de ce fait, envisageaient la prévention selon cette perspective en privilégiant la responsabilisation, la formation, la sensibilisation et la surveillance des ouvriers. La direction a donc pour principale mission d’orienter la politique préventive de l’entreprise, mais dans le même temps elle participe à la mise en place de pratiques préventives concrètes avec les autres acteurs de l’organisation et notamment avec le groupe d’individus que nous avons interrogé. Nous avions expliqué dans la partie I que Serpollet est organisé en agences. Chacune d’elles comprend un chef d’agence, un ou plusieurs chargés d’affaires et plusieurs conducteurs de travaux. Chaque conducteur de travaux est responsable d’une ou plusieurs équipes qui sont elles-mêmes composées d’un chef de chantier (ou d’un chef d’équipe) et de plusieurs ouvriers. Lorsque survient sur un chantier un incident, un « presqu’accident » (c’est-à-dire une situation qui aurait pu conduire à un accident), ou une situation dangereuse, l’équipe fait remonter l’information, par l’intermédiaire de son chef généralement, au conducteur de travaux. Ce dernier est alors chargé d’analyser les circonstances de l’événement afin d’en déterminer les causes. Pour cela, il étudie la situation et échange avec son équipe. En parallèle, le conducteur de travaux informe son chargé d’affaire et son chef d’agence. Lors de la réunion du vendredi matin, les conducteurs de travaux présentent chacun leur tour les situations qu’ils ont rencontrées la semaine. Les professionnels échangent alors sur les différents évènements afin d’en déterminer les raisons et de trouver des solutions pour y remédier. De la même façon, la direction et les chefs d’agences se réunissent afin de trouver des solutions à des problématiques de sécurité identifiées. Cette démarche, qualifiée de Retour d’Expériences (REX) permet de « capitaliser les leçons à tirer de réussites ou d'échecs passés ou actuels » dans le but d’accroître la sécurité au travail (Claude, 2001)
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Après l’analyse des situations, chaque chef d’agence, chargé d’affaire et conducteur de travaux doit en informer ses équipes de manière à « sédimenter » les connaissances sur les risques et leurs prévention en situation de travail, et ainsi, toute l’organisation participe en théorie à la construction de savoirs collectifs sur le risque. En matière de sécurité, nous pouvons donc considérer que le conducteur de travaux se situe à l’interface entre le sommet décisionnel et « le terrain » puisqu’il assure les remontées et les descentes d’informations sur la sécurité. Le chef d’agence, quant à lui, est à l’interface entre le personnel de son agence et la direction puisqu’il participe à l’élaboration de solutions préventives. En bref, nous pouvons affirmer que le chef d’agence, le conducteur de travaux et le chargé d’affaires participent tout trois à une démarche de coopération, à la production de connaissances sur le risque, à la réflexion sur la prévention et à l’amélioration de la sécurité au travail. Or, nous allons voir qu’un phénomène de formalisation et de procéduralisation de la prévention est aujourd’hui à l’œuvre au sein de l’organisation. Après en avoir déterminé les raisons dans la partie qui suit, nous essayerons de comprendre si cette tendance constitue un frein ou un levier à la coopération des individus.
3.3 Formalisation et procéduralisation de la prévention : un phénomène à contextualiser 3.3.1 Un contexte concurrentiel et législatif complexe Lorsque nous échangions avec les professionnels sur la façon dont la prévention est pratiquée dans l’entreprise, une remarque revenait systématiquement : à leurs yeux, la démarche de prévention aurait tendance aujourd’hui à se formaliser et se procéduraliser de plus en plus. « Les risques n’ont pas tellement changé, en revanche notre façon de les prévenir, elle a été bouleversée » m’expliquait un conducteur de travaux. En effet, depuis quelques années, la direction a décidée d’établir un ensemble de règles, procédures et documents sur la prévention dont les causes reste à expliciter pour une meilleure compréhension.
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La procéduralisation de la prévention ne serait-elle pas en réalité une réaction à des évolutions du contexte commercial et législatif ? Dans un premier temps, il est important de faire un bref rappel des principales évolutions législatives en matière de prévention des risques afin de mesurer les évolutions de contexte auxquelles l’entreprise a été confrontée. Au cours des années quatre vingt, la forte sinistralité dans le secteur du BTP pousse les pouvoirs publics à prendre un certains nombre de mesures spécifiques au contexte professionnel en faveur de la prévention des risques. Ainsi, la branche BTP élargit en 1985 les missions de l’organisme spécialisé dans la prévention des accidents : l’OPPBTP (L'Organisme Professionnel de Prévention du Bâtiment et des Travaux Publics). Ce dernier abandonne alors sa mission de contrôle pour se concentrer sur le conseil aux entreprises du secteur. Composé paritairement de représentants des salariés et employeurs du BTP, l’OPPBTP a pour missions : de sensibiliser et former les professionnels aux risques, de trouver des solutions pour réduire le risque d’accident et enfin d’améliorer les conditions de travail sur les chantiers. Pour le financer, les entreprises du secteur doivent obligatoirement être adhérentes et verser une cotisation à hauteur de 0,11% de leur masse salariale. Dans les travaux publics, un certain nombre d’accidents se produisait et continue d’ailleurs à se produire lorsque le godet d’une pelle mécanique perfore ou arrache une canalisation ou un câble sous terrain entraînant alors une fuite de gaz, une électrocution, voire un incendie. Ce risque majeur qualifié « d’agression de réseau » rendait nécessaire la mise en place d’une mesure visant à améliorer la communication et la coordination entre les concessionnaires de réseaux et les entreprises intervenantes. L’Etat français a instauré, par le décret du 14 octobre 1991, la DICT ou déclaration d’intention de commencement de travaux pour chaque entreprise intervenant sur un réseau et qui aura désormais l’obligation d’avertir les concessionnaires au moins dix jours avant le début des travaux. En permettant aux concessionnaires d’être informés des différentes interventions programmées, les entreprises intervenantes obtiennent en échange des indications sur la localisation des différents réseaux et des recommandations pour prévenir leur endommagement.
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Dans la perspective de prévenir les risques liés à la co-activité de plusieurs entreprises sur le chantier, l’état crée le PPSPS (Le plan particulier de sécurité et de protection de la santé) grâce à la loi du 26 décembre 1994 et puis le PGCSPS (Le plan général de coordination en matière de sécurité et de protection de la santé). L’objet de cette sous-partie n’est pas de citer exhaustivement l’ensemble des mesures prises par les pouvoirs publics en vue de lutter contre les risques mais bien de montrer, à travers quelques exemples clefs, que la formalisation progressive de la prévention à l’œuvre dans le secteur des TP peut, en partie, s’expliquer par la multiplication des exigences légales propres au secteur. En effet, ce phénomène tel qu’il est repéré par les personnes interrogées n’est pas seulement imputable à la rigidification de la législation propre au secteur en matière de sécurité, car nous verrons que la formalisation de la sécurité est une réponse formulée par la direction et les responsables de l’entreprise à l’évolution de la demande des clients en matière de prévention. Auparavant, le contexte concurrentiel de l’entreprise qui s’est tendu a « imposé » d’une certaine façon aux différents acteurs de se conformer aux attentes de quelques clients importants qui structurent le marché. Nous avons vu en première partie, qu’en 2015, l’entreprise Serpollet, toutes agences confondues, réalisait près de 30% de son CA avec ERDF grâce à la pose et le raccordement de réseaux électriques souterrains et aériens. L’entreprise dégageait près d’un quart de son CA grâce aux contrats passés avec quelques syndicats régionaux d’énergie chargés de l’exploitation des réseaux de distribution (domaines du gaz, de l’éclairage public et de l’électricité). Moins d’un quart du CA de l’entreprise (21%) était dégagé par des contrats passés avec RTE (réseaux de transport d’électricité) : filiale d’EDF et gestionnaire du réseau public haute tension en France (comprises entre 63K et 400Kvolts).
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Ce graphique en camembert nous informe que l’activité économique de Serpollet dépend de quelques clients importants comme RTE, ERDF et de quelques syndicats d’énergies de la région, capables de générer à eux seuls près de 75% de son CA. Cette situation est risquée car la perte d’un marché stratégique peut potentiellement faire péricliter une activité entière et entraîner une baisse substantielle du CA de l’entreprise. De plus, Serpollet évolue dans un contexte fortement concurrentiel dont la structure évoque celle d’un monopsone car le nombre d’offreurs est plus important que le nombre de demandeurs. En effet, malgré une demande soutenue de travaux provenant de ces quelques clients, le volume de commandes n’est pas suffisant pour garantir l’activité de toutes les entreprises de travaux publics concurrentes. « Quand on a habituellement un marché d’une seule commune qui pèse 100 points lumineux et qu’un jour on a marché avec un syndicat d’énergie qui pèse 2, 3, 4 milles points lumineux sur 10, 15, 20 communes il y a forcément beaucoup plus d’entreprises qui veulent répondre. Du coup, les prix ont tendance à être tirés vers le bas. » (Monsieur K, chargé d’affaires)
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Dans un contexte concurrentiel aussi tendu, les entreprises de travaux publics ont également du mal à se démarquer puisque le service est faiblement diversifiable. Le remplacement d’un câble basse tension par exemple, à partir du moment où il est correctement réalisé et dans le temps imparti, ce remplacement ne permet pas une grande différenciation entre deux entreprises. Enfin, Serpollet est dépendant de la commande publique puisqu’une part importante des travaux est financée, du moins partiellement par des fonds publics. Les baisses de dotations de l’état allouées aux communes pour la réalisation de leurs travaux publics affectent inévitablement le volume d’activité de Serpollet. 3.3.2 La procéduralisation de la prévention comme solution La concurrence acharnée, le nombre réduit de demandeurs, la faible différenciation des services, et la dépendance de l’entreprise vis à vis de la commande publique conduisent les personnes que nous avons interrogées à tout mettre en œuvre pour tenter de conserver leurs clients historiques, en particulier sur la question de plus en plus centrale de la sécurité. En effet, les clients ne s’assurent plus seulement que l’entreprise sous-traitante respecte la loi mais elle évalue également les engagements de cette dernière en terme de prévention des risques. « Aujourd’hui, il y a chez le client une démarche plus carrée et plus volontaire d’aller vers la prévention. De toute façon, si cette démarche on ne la suit pas, le marché on ne l’aura pas ! Eux, ce qu’ils jugent en premier, c’est la sécurité sur les chantiers. C’est ça aujourd’hui. On demande de nous qu’on soit capable d’analyser les risques et si on a relevé un dysfonctionnement ou potentiel risque qu’on puisse mettre en face les moyens pour s’en prémunir ». (Monsieur J, chargé d’affaires) Afin de démontrer l’engagement et la rigueur de l’entreprise en matière de sécurité, la direction s’est toujours montrée très entreprenante vis-à-vis des objectifs de certifications. En effet, d’après la plupart des personnes interrogées, les clients de l’entreprise seraient sensibles aux certifications, gages selon elles, d’un travail de qualité réalisé en toute sécurité. D’ailleurs, plusieurs enquêtés insistaient sur ce point en entretien : pour ces derniers, les certifications permettent à l’entreprise Serpollet de
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gagner la confiance de ses clients historiques et ainsi d’obtenir ou conserver des marchés. Comme nous l’avons vu, cet enjeu est d’autant plus important que le contexte concurrentiel dans lequel elle évolue est difficile. « Si aujourd’hui tu ne montres pas que tu es dans cette démarché là, ça peut avoir un impact négatif pour toi. Aujourd’hui il ne suffit pas de dire qu’on a un prix compétitif ça suffira pas ! Il faut qu’il y ait une démarche de responsabilité sociétale, de respect de l’environnement, de qualité, et surtout de sécurité. C’est très très poussé. » (Monsieur J, chargé d’affaires) Dans un tel contexte, la direction de l’entreprise a choisi de renforcer sa politique sécurité grâce aux certifications qui multiplient les procédures et la dimension formelle de la prévention des risques. Comme l’illustre l’extrait suivant, ce phénomène permet à l’entreprise de démontrer auprès de ses clients son attachement à la sécurité et son investissement en matière de prévention : « Autre chose qui me plaît beaucoup, c’est que plus on va vers ces procédés de plus en plus compliqués, plus on élimine les concurrents qui sont pas au point. Les petites boîtes de 20 personnes avec à leur tête un patron qui vient du terrain et qui est sans doute très compétent techniquement mais qui arrive pas à se conformer aux attentes, et bien il ne pourra pas nous suivre. Donc, on éradique une certaine partie de la concurrence. » (Monsieur F, chef d’agence) Certains pensent qu’en complexifiant le processus d’évaluation et de prévention des risques, le client met une « barrière à l’entrée » à un certain nombre d’entreprises de travaux publics qui ne seraient pas capables de l’assumer. Malgré un contexte concurrentiel fort, la montée en exigence du client permet aux professionnels de Serpollet de se démarquer de leurs concurrents en se prêtant à l’exigence de formalisation de la prévention. « Je me mets à la place d’un maître d’ouvrage, si demain j’ai la casquette Total et que j’ai des travaux à faire dans une raffinerie, à Feyzin par exemple, il faut bien comprendre qu’on a une atmosphère particulière qui peut être explosive, on a des ballons contenant des produits chimiques très particuliers. Si je propose un appel
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d’offre et bah je ne regarde pas que le prix, je regarde la qualité et aussi la sécurité des intervenants. Comment ils travaillent et s’ils interviennent de façon désorganisée ou avec des procédures et autres. » (Monsieur F, chef d’agence) En plus de l’évaluation de la démarche préventive et des engagements de l’entreprise sous-traitante en terme de sécurité, le client / maître d’ouvrage intervient aujourd’hui directement dans le processus de prévention en fixant lui-même certaines conditions à respecter concernant la sécurité. Cette tendance est particulièrement ressortie lors des entretiens avec les responsables d’agences chargés de réaliser des travaux dans des environnements à risques comme les sites chimiques classés « Seveso ». Dès lors, le client attend de l’entreprise sous-traitante de véritables garanties en terme de sécurité. Il s’assure pour cela que les habilitations, documents administratifs et réglementaires soient conformes. Il vérifie également le respect des consignes et des règles de sécurité particulières au contexte de travail (amiante, produits chimiques, radiations, etc). Enfin, en cas de co-activité sur le site, le maître d’ouvrage désigne un coordinateur sécurité présent en permanence sur le site pour superviser la gestion des risques du chantier. « A la construction de l’usine Hexcel à Salaise sur Sanne, Hexcel (maître d’ouvrage) exigeait à EDF optimal solution (maître d’ouvrage délégué), d’avoir en permanence un agent EDF sur place qui contrôle la qualité et la sécurité de ses intervenants soustraitants. » (Monsieur F, chef d’agence) En conclusion de cette partie, nous pouvons dire que l’entreprise Serpollet évolue dans un contexte commercial et réglementaire difficile. Respecter la loi et conserver ses quelques clients représentent un enjeu majeur pour la survie de l’entreprise dont les choix stratégiques sont impactés. Ainsi, afin de s’adapter aux évolutions réglementaires tout en satisfaisant aux exigences de leurs clients en matière de sécurité, la direction et les responsables de l’entreprise ont accepté de formaliser et de procéduraliser leur démarche de prévention. Or, la multiplication des procédures et des règles de sécurité entraînent nécessairement de profonds bouleversements dans les habitudes de travail du groupe
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de professionnels. Nous postulons que ceux-ci sont contraints d’adapter leur façon de pratiquer la prévention et éventuellement leur façon de se la représenter. Or, nous avons vu précédemment que les individus interrogés se représentent la prévention comme un travail d’équipe nécessitant la coopération de tous. Nous avons montré que les membres du groupe co-construisent des représentations des risques « conventionnelles ». Admises et partagées par l’ensemble du groupe, celles-ci leur permettent d’agir ensemble. Nous pouvons alors nous demander si la procéduralisation de la sécurité est un frein ou un levier à l’action et à la coopération des membres du groupe dans leur mission de prévention. Nous nous demanderons plus précisément si la procédure constitue une « ressource cognitive » utile aux individus pour agir ou si au contraire, elle entrave, leur « puissance d’agir » ?
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3.4 La formalisation et la procédure comme un frein ou un levier à l’action et à la coopération : vers quelques préconisations ? 3.4.1 La procédure envisagée comme ressource cognitive utile aux individus Dans cette partie, nous soutiendrons que la procéduralisation de la prévention, à l’œuvre au sein de l’entreprise Serpollet n’entrave pas l’action collective des membres du groupe mais qu’elle soutient au contraire, leurs capacités à raisonner et à agir en situation. Nous nous appuierons pour cela sur les propos des personnes interrogées et sur les travaux d’auteurs de l’action située et de la cognition distribuée comme Edwin Hutchins ou Donald Norman. A l’inverse, dans une deuxième partie, nous verrons que la procédure peut entraver l’action et la coopération si quelques conditions ne sont pas réunies dans sa conception et dans sa mise en œuvre. Nous mobiliserons pour cela les arguments d’auteurs comme Yves Clot, Emmanuel Diet, etc. Pour débuter notre argumentation, nous postulons que les individus n’agissent pas toujours de façon rationnelle en vue d’atteindre leurs objectifs. Non, en réalité les individus raisonnent et agissent toujours sous contraintes. Pour nous, les individus sont en situation de rationalité limitée. Ne disposant pas toujours de toute l’information nécessaire pour effectuer leurs choix, ils doivent bien souvent « composer » avec les informations à leur disposition, inégalement distribuées au sein de l’organisation (Simon, 1957) De toutes façons, mêmes si les individus disposaient de toutes les informations nécessaires, ils ne pourraient pas toutes les intégrer à leur raisonnement car leurs capacités cognitives sont limitées. (Ibid.) Enfin, pour être plus exact, il est à souligner que les capacités cognitives sont intimement liées à la dimension psycho-affective, aux éléments inconscients à l’œuvre pour tout individu, par exemple l’acte manqué ou le déni de la réalité. Ces mécanismes subjectivent la perception et l’interprétation de la réalité. (Freud, 1904) De ce fait, les individus agissent souvent par habitude, routines, en reproduisant des schèmes de pensée en appui sur leur propre subjectivité.
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Dès lors, comment des individus en situation de rationalité limitée parviennent-ils à agir ensemble dans des situations complexes ? Ne peut-on pas supposer que les individus aient besoin de ressources extérieures ? De ce fait, peut-on considérer la procédure comme une ressource cognitive utile pour l’action et la coopération ? En se penchant sur la façon dont se construisent les raisonnements et l’action, les courants de l’action située et de la cognition distribuée ont montré que ces facultés dépendent des ressources disponibles dans l’environnement des individus. Autrement dit, pour penser et agir en situation, les individus se servent des ressources extérieures que leur offrent l’environnement. Ces ressources, autrement nommés artefacts cognitifs (Norman, 1991) sont « des outils ou dispositifs naturels ou artificiels, conçus pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle (Norman, 1993, p. 18). Les artefacts sont inscrits dans les lieux, les dispositifs techniques, les aménagements matériels, les objets, les technologies, les individus : ils secondent nos actions en aidant à mémoriser et à traiter les informations, participent à leur organisation spatiale et temporelle, et ainsi les optimisent » (Astier et al, 2001) Si les individus parviennent à agir dans des environnements complexes comme le cockpit d’un avion par exemple (Hutchins, 1994), c’est qu’ils s’appuient sur les artefacts cognitifs déposés dans leur environnement qui transforment leur capacité de perception (Gibson, 1986), de raisonnement (Lave, 1988), leur mémoire (Norman, 1988), et leur action (Suchman, 1987). Les travaux de ces courants de pensées sont principalement orientés autour des points suivants : -
Perception : la perception de l’individu est située parce qu’elle cherche avant tout à identifier les possibilités que lui offrent les objets de l’environnement.
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Raisonnement : les individus raisonnent différemment grâce aux objets qui les entourent. En d’autres termes, les objets de l’environnement influencent le raisonnement.
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Mémoire : grâce aux artefacts cognitifs, l’environnement a la capacité de contenir de l’information dont se sert l’individu pour penser et agir. Sans eux, l’individu n’aurait pas les mêmes capacités de mémorisation.
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-
Action : l’environnement, parce qu’il contient des ressources utiles à l’individu, oriente sa conduite. De ce fait, la capacité de l’individu à résoudre des problèmes dépendra autant de lui que de son environnement. (Laville, 2000)
Dans l’environnement de l’organisation, un ensemble d’individus travaillent ensemble à la prévention les risques sur les chantiers. Ces situations peuvent être qualifiées de complexes car elles nécessitent la prise en compte d’un nombre important d’informations sur le risque et la coopération d’individus. Les procédures seraient-elles comparables à des artefacts cognitifs, dans la mesure où elles seraient contenues dans l’environnement de l’individu et qu’elles lui fourniraient des ressources utiles pour orienter son action ? Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord confirmer que les procédures sont bien extérieures aux individus et déposées dans l’environnement sous formes d’artefacts. Dans un deuxième temps, il faut confirmer que les procédures sont bien considérées par les individus comme des ressources utiles pour agir ? Nous affirmons que les procédures sont extérieures à l’individu car elles apparaissent dans leur environnement sous formes écrites sur des supports physiques ou virtuelles. La procédure est un énoncé sans sujet, elle n’a pas d’émetteur mais elle s’impose pourtant aux individus. Bien que la procédure puisse être mémorisée par les individus, elle reste cependant rédigée sur un document papier ou numérique. En ce sens, elle est extérieure aux individus qui l’appliquent. Selon Monroy (2003), la procédure peut intervenir à plusieurs niveaux : dans l’évaluation initiale des risques, dans la détection des signaux de dangers, dans la conduite à tenir en cas d’accident, dans la gestion de la crise, dans l’expertise, et dans la « réparation psychologique », c’est-à-dire dans la gestion de l’après coup. Dans tous les cas, la procédure est rédigée à l’avance afin de faciliter l’action ou la réaction. En ce sens, nous considérons que celle-ci peut être comparée à la précomputation temporelle de Edwin Hutchins, (1995) « dans la mesure où elle vise à diminuer la charge cognitive au moment d’agir » (Laville, 2000).
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Selon Monroy (2003), la procédure permet en effet d’anticiper et de réduire la perception de complexité afin de garantir la lisibilité de la situation au moment d’agir. Dans la mesure où les individus disposent de « capacités cognitives limitées », la procédure leur offre donc la possibilité d’anticiper les situations afin de mieux agir le moment venu. « Si, ils (les ouvriers) jouent le jeu…je pense que cette démarche (de formalisation de la sécurité) est plutôt bénéfique pour eux… tout ce qui est dossier de chantier tout ça, le coté carré des dossiers de chantiers c’est ce qui nous manquait. Donc eux, ils ont tout de suite été très contents d’avoir tous les documents en temps et en heure. Eux, ça leur allait bien. » (Monsieur K, chargé d’affaires) Dans ce passage, Monsieur K insiste bien sur le caractère bénéfique des procédures et de la formalisation pour les ouvriers. A ses yeux, la formalisation des dossiers de chantier, désormais obligatoire, a permis d’améliorer leurs conditions de travail. Les dossiers de chantier sont donc envisagés comme des ressources pour permettre aux professionnels de bien effectuer leur travail. Dans l’extrait suivant, Monsieur O, chef d’agence, considère qu’il serait plus facile de faire adhérer les ouvriers à la formalisation lorsque ces derniers interviennent dans des sites « à risques » comme des usines chimiques ou des centrales nucléaires où l’ampleur d’un accident est plus importante. D’après lui, si le risque paraissait plus ordinaire et moins dramatique, le formalisme serait moins bien supporté par les ouvriers. « Quand on arrive chez Total (raffinerie de Feyzin), les ouvriers n’ont pas l’impression de remplir de la paperasse pour rien. Ils jouent le jeu parce que c’est justifié, qu’on leur a expliqué pourquoi. » (Monsieur O, chef d’agence) « Toutes ces mesures préventives, ça coûte cher en temps, en argent, mais ça coûte toujours moins cher que de payer pour un gars qui est handicapé toute sa vie. » (Monsieur L, conducteur de travaux) A travers cet extrait, Monsieur L montre qu’il croit en l’intérêt de formaliser la sécurité. A ses yeux, le coût financier et la lourdeur de la démarche sont largement
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compensés par le gain en sécurité. Là encore, la procédure est envisagée comme une ressource utile à la prévention. Cependant, imaginons que les procédures et la formalisation soient excessives, dans ce cas, quelle est la marge de manœuvre de l’individu ? La procédure apparaitrait-elle toujours comme une ressource utile ? Si cette démarche fonctionne, c’est qu’elle laisse suffisamment de liberté aux individus pour agir. D’après ces quelques témoignages, la procédure en matière de sécurité ne réduiraient pas tant que cela la puissance d’agir des individus car elle encadrerait leur action sans pour autant la contraindre complétement. Dans ce cas, peut-on alors rapprocher la procédure du concept de plan tel que l’envisage Lucy Suchamn (1987), dans le sens où elle encadrerait l’action sans pour autant la déterminer ? Lorsqu’une procédure définit par exemple les modalités d’évaluation des risques, elle délimite un cadre sans pour autant déterminer à cent pour cent la façon dont celui-ci va la réaliser. En effet, pour réaliser une évaluation des risques, l’individu s’appuie non pas sur des catégories de risques qu’il a créé lui-même mais sur une typologie déjà existante. L’individu va s’en inspirer pour construire son analyse mais elle ne va pas nécessairement en déterminer les résultats. La sociologie du travail a d’ailleurs montré à de nombreuses reprises que les acteurs disposent toujours d’une marge de manœuvre pour s’ajuster aux situations. Par commodité avec le travail réel, les acteurs vont prendre leurs libertés par rapport au travail prescrit. Crozier (1963) a par exemple affirmé que la formalisation ne couvrait jamais complétement tous les champs de l’organisation et laissait exister des zones d’incertitudes dans lesquelles se déroulent des jeux d’acteurs. Reynaud (1997), lui, a montré que les individus s’appuient sur un ensemble de règles formels pour négocier et construire leurs propre régulation autonome servant à guider l’action collective. Ainsi, « Les plans imposent des cadres à l’action, mais ils n’en déterminent pas la forme exacte » (Laville, 2000). De la même façon, les procédures peuvent être envisagées comme des cadres de l’action, à condition bien sûr qu’elles laissent suffisamment de marge de manoeuvre aux individus pour ajuster leurs comportements à la situation. En effet, la réalité est toujours infiniment plus complexe qu’elle n’y paraît dans les procédures. Si celles-ci s’opposent trop à la commodité du travail, qu’elles déshumanisent les rapports, ou
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qu’elles le complexifient à outrance, alors les procédures ne soutiennent plus le travail mais le détruisent. 3.4.2 La procédure comme amputation d’une position de sujet et du pouvoir d’agir des individus Dans cette partie, nous allons expliquer en quoi les procédures entravent la liberté d’agir des individus. Celles-ci ne seront plus envisagées comme des ressources utiles aux individus mais comme des freins à leur capacité d’agir et penser individuellement et collectivement. Pour Michel Monroy (2003), le caractère standardisant de la procédure comporte des avantages, exposés précédemment, mais également des inconvénients, en particulier celui de brider la capacité des individus à faire face aux situations. En effet, bien que la procédure vise à réduire la complexité apparente des situations afin de faciliter l’action préventive, celle-ci peut très bien être réductrice. Pour l’auteur, la procédure s’accorde, par nature, mal à « l’infinie diversité des contextes ». Comme nous l’avons vu précédemment avec l’accident « de la roue jockey » où un ouvrier s’était ouvert le crâne en percutant de la tête la roue jockey d’une remorque, la diversité des situations rend impossible l’anticipation parfaite de tous les risques du chantier. De ce fait, la procédure d’évaluation préalable des risques du chantier est inefficace pour anticiper un tel risque. La procédure d’analyse d’accidents et de retour d’expérience (Rex) est également inadaptée pour tirer les leçons d’un tel événement. En effet, comment anticiper et trouver des solutions pour prévenir l’inévitable ? Comme nous l’expliquions, la solution envisagée fut de couvrir de mousse les saillies de la remorque. Nous voyons bien que la procédure est inopérante dans cette situation car elle n’offre pas de ressources aux individus pour mieux penser la prévention. Ici, la seule solution qu’elle permet de dégager n’est qu’une parade au risque pour reprendre le terme de Francis Six. « On aura beau mettre en place toutes les procédures que l’on veut, cet accident c’est de la malchance» (un chargé d’affaire).
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Michel Monroy remarque également que la procédure a tendance à réduire l’initiative individuelle et la créativité. Pourtant, celles-ci pourraient être largement utiles voire indispensables pour gérer des risques dont nous avons vu à quel point ils sont complexes et multiformes. La procédure doit donc être conçue de telle façon qu’elle laisse une marge de manoeuvre suffisante aux individus pour ajuster leurs comportements à la diversité des situations rencontrées. Elle doit se rapprocher du plan tel que l’entend Lucy Suchamn (1987), dans la mesure où elle délimite les contours de l’agir sans pour autant le déterminer complétement. Comme nous l’expliquions précédemment, les individus en appellent à des savoirs et savoir-faire collectifs implicites pour gérer le risque en situation. Ces savoir-faire de prudence, (Cru, 2013) acquis par les professionnels, grâce à l’expérience du métier, et partagés au sein des collectifs de travail leur permettent de préserver leur santé et de les protéger des risques. Nous pouvons penser que ces savoir-faire de prudence ont fait l’objet d’une transmission d’expériences singulières permettant la construction de la coopération. Aussi la procéduralisation froide et désubjectivée ne vient-t-elle pas contredire et empêcher la mise en œuvre et la transmission de ces savoirs dont nous avons vu la nécessité tant pour la gestion des risques que pour la coopération ? « La bonne prévention, elle passe par les professionnels sur place qui analysent et gèrent le risque au quotidien. Sur la photo son chef a probablement dû lui dire qu’il fallait opérer cette personne mais après c’est lui qui gère. C’est avec ses propres compétences qu’il va le soigner correctement. On lui a dit qu’il fallait opérer de la jambe cette personne mais au moment de l’opération c’est lui (le professionnel / l’ouvrier) qui va devoir le faire correctement. C’est ses propres compétences à lui qui vont lui permettre d’être autonome, de s’apercevoir des risques qu’il y a. Il va peutêtre se rendre compte que son cœur bat trop lentement pour l’opérer donc c’est lui qui va décider s’il le fait ou pas. Nous, c’est un peu pareil quoi : s’il n’a pas ce microscope là (il fait référence au matériel de micro chirurgie de la photo) il ne pourra pas bien faire son travail. Il va dire bah non je ne fais pas quoi. Chez nous c’est pareil, un électricien qui arrive et qui n’a pas son tapis isolant bah il dira qu’il ne veut pas le faire car il y a trop de risques. » (Monsieur I, conducteur de travaux)
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Ici, Monsieur I commente la photographie qu’il a choisie en insistant sur l’importance de la gestion in situ des risques. Au delà des procédures, ce sont les compétences du professionnel, son expérience qui vont lui permettre de juger les risques d’une situation et agir en conséquences. La procédure ne peut alors en aucun cas se substituer à cela car elle réduit la palette des comportements possibles à quelques standards. Au-delà de l’objectivité induite par les procédures, la gestion des risques en situation passe nécessairement par un processus subjectif. Or, la procédure parce qu’elle standardise les comportements ne réduit-elle pas cette dimension subjective ? En d’autres termes, l’autonomie des individus, la créativité, la spontanéité et l’adaptabilité à l’imprévu ne sont-elles pas bridées par des procédures trop contraignantes et réductrices qui tendent à normaliser les comportements ? En situation, les professionnels en appellent à ce qu’ils perçoivent, ce qu’ils sentent, y compris au sens propre du terme : Adeline Ferreira (2010) s’est intéressé aux savoir-faire implicites acquis et mobilisés par les égoutiers de Paris : celle-ci a notamment montré que les professionnels détiennent et transmettent un ensemble de savoirs autour des odeurs qui leur permet d’évaluer le caractère risqué d’une situation. « Les égoutiers vont s’appuyer sur leur expérience et ce ne sont pas des connaissances théoriques qui leur auraient été transmises afin qu’ils puissent faire face au réel de leur travail. Plus largement, les égoutiers estiment sentir les dangers provenant de l’extérieur. » (p.62) « Ils sentent par exemple un courant d’air venant des galeries et qui signifie qu’il y a une montée des eaux quelque part. En cas de fortes pluies, les eaux peuvent monter rapidement et il faut pouvoir sortir vite. Il ne suffit pas d’appliquer les consignes. Ces pratiques professionnelles reposent sur l’anticipation et l’observation. Les égoutiers savent repérer un filament de métal blanc qui est caractéristique du mercure et qu’il ne faut surtout pas toucher ; ils savent repérer de la pisse de rat qui est aussi un filament blanc et porteur de multiples bactéries ; ils savent repérer l’absence de rats ou d’araignées, ce qui indique que l’environnement est trop malsain. Ces savoirs leur donnent une indication sur la présence de poches de gaz, de bactéries dangereuses aussi pour eux. Ils apprendront ensemble des gestes qui peuvent leur sauver la vie, tels que celui du « coup d’épaule » à avoir pour lever le tampon d’une bouche d’égout qui
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pèse 80 kg et s’échapper en cas de danger. » (Ibid.) Nous voyons nettement apparaître qu’au-delà de la nécessité de mobiliser en situation de prévention la dimension objective des procédures, la dimension subjective y compris sensorielle est primordiale. Nous pouvons nous demander si la procédure ne viendrait-elle pas réduire le sujet dans ses capacités d’agir et de penser individuelles et collectives ? Le philosophe et psychanalyste Emmanuel Diet, dans « l’Homme procédural » (2003) se livre à une analyse approfondie du phénomène général de procéduralisation du travail : « La généralisation des procédures comme modalités prescriptives du penser et du faire tend à produire de manière inéducable le formatage des sujets et la normalisation de l’ensemble de leurs comportements. » (Diet, 2003, p.23) Emmanuel Diet énonce que la mise en place de procédures aboutit à une réduction du sujet contraint à « réaliser dans le faire ou discours ce que prescrit un énoncé où toute trace de sujet de l’énonciation a été détruite. » (…) Il y a « évidement du sujet qui est présent sans être là puisque tous les éléments qui constituent une relation vivante sont impitoyablement exclus par la procédure. » (…) « Dans l’énonciation procédurale, le sujet est parlé par un autre, inidentifiable, il n’est pas sujet de son énonciation, et le projet qui l’assigne à la place où il est, ne vise que son évidement comme condition de son efficacité. » (p.14-15) Yves Clot (2006), quant à lui, pointe la nécessité pour « les travailleurs de se reconnaître dans ce qu’ils font » (p. 167) au-delà même de la reconnaissance par un autre. Ainsi, comment l’individu peut-il se reconnaître dans ce qu’il fait alors qu’il est « parlé » et « agi » par un autre non incarné ? Emmanuel Diet (2012), explore les dérives de l’hypermodernité et l’ultralibéralisme qui idéalisent un scientisme technologique. Celui-ci amènerait un effacement des différences « entre vivant et non vivant », c’est à dire que l’individu serait ramené à une machine. Il définit les modalités de la perversion sous-jacente à l’œuvre, qui « par nature ignore l’histoire, l’altérité, le manque et la dialectique » (p.11). Ne devrions nous pas aussi être vigilant à des utilisations « perverses » des procédures qui
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conduiraient à une négation de la transmission des savoir-faire de prudence, (Cru, 2013), une négation de la subjectivité et de l’altérité, qui laisseraient croire à une totale maîtrise des facteurs environnementaux et humains, annulant le dialogue et la conflictualité ? En effet, la procédure peut donner l’impression aux individus d’un contrôle total des risques dans la mesure où celle-ci vise à réduire « la perception de complexité » des situations (Monroy, 2003). De plus, en réduisant les marges de manœuvres et l’autonomie des individus, les procédures rendent plus difficiles les négociations autour de la prévention. Pourquoi réfléchir et débattre alors que tout est déjà prévu ? Bien sûr la remise en question et la contestation sont toujours possibles, mais dans quelle mesure ? En effet, si les procédures sont appuyées sur un discours scientifique, ou du moins scientiste, elles ont des chances de paraître légitimes non seulement pour ceux qui les mettent en place mais aussi pour ceux qui les appliquent. Comme nous l’avons vu précédemment à travers l’exemple du groupe d’ouvriers intervenant à la raffinerie de Feyzin, pourquoi ceux-ci s’opposeraient au bien fondé des procédures de sécurité alors que les préventeurs du site ne cessent de les sensibiliser sur l’importance du taux d’explosivité de l’atmosphère et sur l’ampleur d’un potentiel accident ? Nous venons de voir que les procédures, de part leur caractère standardisant, sont bien souvent inadaptées à la variété des situations. Autrement dit, parce qu’elles sont trop réductives, les procédures « se marient mal à l’infinie diversité des contextes. » (Monroy, 2003) Avec l’exemple de l’accident « de la roue jockey » précédemment abordé, nous avons vu que le chantier est le lieu par excellence de l’aléatoire. Souvenez-vous, lors de l’analyse des résultats du photolangage, les personnes interrogées avaient également toutes insisté sur le caractère imprévisible du chantier. 10
Dans un premier temps, nous postulons que pour conserver son efficacité, la démarche de prévention doit être suffisamment distanciée et autonome vis à vis des procédures. Nous n’affirmons pas par là que les responsables et la direction doivent 10 A titre de rappel, le chantier comme la montagne étaient tous deux définis comme des environnements « imprévisibles », « incertains », où les risques ne sont que difficilement prévisibles.
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évincer toute tentative de formalisation, non, cela serait excessif, voire négatif car quelques procédures bien conçues peuvent faciliter et améliorer la prévention. En réalité, les responsables et la direction pourraient engager, ou poursuivre une démarche réflexive sur les impacts réels ou potentiels des procédures d’un point de vue de l’efficacité de la prévention et d’un point de vue humain. En bref, il s’agit de se poser les questions suivantes : les procédures améliorent-elles réellement la sécurité sur les chantiers ? Si c’est le cas, sont-elles coûteuses d’un point de vue humain ? En voulant réduire les risques d’accidents corporels par la procéduralisation, ne créer-on pas des risques psychosociaux ? En effet, nous avons vu à quel point la procédure peut entraver l’autonomie, la liberté de penser, l’intelligence pour agir de l’individu. Afin d’éviter cela, il paraît essentiel de réfléchir et de mettre en œuvre des procédures suffisamment souples et adaptatives qui n’amputeraient pas le pouvoir d’agir des individus et leur capacité à gérer in situ la survenue d’aléas. De plus, ces procédures ne doivent pas entraver la mise en œuvre et la transmission intergénérationnelle des savoir-faire de prudence (Cru, 2014) dont nous avons vu l’importance tant pour la prévention des risques corporels que pour celle des risques psychosociaux. Enfin, si les procédures n’évoluent pas aux rythmes des transformations de l’organisation alors elles risquent de devenir inopérantes en situation. Alors que les procédures peuvent réduire le raisonnement et l’action dans les situations complexes, celles-ci peuvent, à l’inverse, complexifier à outrance certaines situations simples. De part leur caractère standardisant, les procédures peuvent induire une lourdeur dans des situations habituelles, routinières et simples. Dans ce cas, les procédures entravent la commodité du travail, le rendant moins efficace. Les procédures doivent donc être bien pensées et suffisamment souples. Il s’agit d’éviter la multiplication de procédures rigides et inopérantes. En inventant des procédures souples et adaptées, les porteurs de la démarche de prévention ne s’attaquent pas aux fondements du sujet, de son travail et des possibilités d’une coopération. Bien au contraire, ils reconnaissent et valorisent sa subjectivité, sa qualification et ses savoir-faire professionnels, possiblement transmissibles.
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En conclusion
Nous nous sommes intéressé aux représentations du risque d’accident auprès d’une population d’encadrants de chantier. Il s’agissait de comprendre si les représentations du risque sont issues d’expériences individuelles, c’est-à-dire liées à une réalité connue ou vécue de l’accident, ou bien si elles renvoient à des enjeux de coopération au sein du groupe, d’une tâche commune à accomplir ? Afin d’y répondre, nous avons caractérisé la notion de représentation, en montrant qu’elle relève à la fois de l’individu et de la société et qu’une fois partagée au sein d’un groupe, les représentations permettent à ses membres de partager une réalité commune afin de guider leurs actions. Après avoir présenté la méthode du photolangage que nous avons utilisée pour accéder aux représentations du risque des encadrants nous en présentons les résultats. Nous sommes alors surpris de constater que sur une dizaine de photos possibles, seules trois ont été choisies. Les justifications produites par les personnes interrogées font ressortir que les encadrants partagent en réalité des représentations tout à fait semblables du risque. Grâce à l’analyse des discours produits par les personnes interrogées, nous dégageons quelques points récurrents sur l’origine du risque et sur ses « cibles » : -
le risque provient de la nature imprévisible du chantier. Dans l’imaginaire des personnes interrogées, le chantier est comparé à la montagne pour son imprévisibilité.
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les risques peuvent être maîtrisés ou au contraire renforcés par les comportements des ouvriers sur le terrain.
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le risque n’est pas perçu pour l’individu mais pour le groupe. En d’autres termes, ce n’est pas tellement la mort de l’individu qui est à craindre mais plutôt la mort du groupe.
-
enfin, le risque menace à tout instant les personnes et les biens extérieurs au chantier.
Nous nous sommes alors demandé comment expliquer une telle homogénéité des représentations au sein du groupe. Force est de constater que les individus ne construisent pas de façon autonome des représentations du risque. Ces dernières sont-
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elles construites par le groupe ? Nous cherchons alors à vérifier si les individus agissent par mimétisme en conformant leurs représentations à celles des autres membres du groupe. Nous nous demandons également si des éléments culturels ou identitaires rentrent en jeux dans la constitution de ces représentations communes. Après s’être dégagé de ces hypothèses, nous montrons que l’explication est ailleurs. Face à l’enjeu de sécurité, les encadrants « font équipe », ils mettent en œuvre une prévention collective basée sur la coopération de tous les acteurs. Or, pour y parvenir, nous montrons que les encadrants sont contraints de partager, à minima des représentations semblables des risques. Ainsi, l’homogénéité des représentations du risque et de la prévention au sein du groupe ne s’expliquerait pas vraiment par des éléments culturels ou identitaires, difficiles à vérifier, mais par la tâche commune à accomplir. Dans une dernière partie, nous nous sommes intéressé au phénomène de formalisation – procéduralisation de la prévention à l’œuvre au sein de l’entreprise. Nous avons montré que ce processus peut s’expliquer par l’évolution des contraintes règlementaires en matière de sécurité et par la montée en exigence du client sur les questions de sécurité. Enfin, nous cherchons à comprendre comment cette tendance impacte la coopération et la prévention. Nous montrons que la procédure (en matière de sécurité) peut autant être une ressource cognitive utile aux individus qu’une amputation de leur pouvoir d’agir. L’étude a montré l’intérêt d’utiliser la méthode photolangage auprès d’une population afin d’accéder à ses représentations du risque et de la prévention. Cela nous a permis de dépasser le discours attendu sur le risque et d’atteindre les véritables représentations des individus. Il serait intéressant de renouveler l’expérience dans d’autres contextes professionnels afin d’observer les différences de résultats. Une hétérogénéité des représentations sur le risque indiquerait-elle un défaut de coopération, un conflit, une fracture au sein de l’organisation ?
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Annexes :
1. Ambiances de chantier
Situations conflictuelles Je dois retrouver Pascal, conducteur de travaux chez Serpollet depuis plus de 30 années afin de rejoindre le chargé d’affaire d’ERDF, le promoteur immobilier et une représentante de la ville d’Oullins sur un chantier de réaménagement d’anciens locaux commerciaux. Après avoir rapidement avalé un café à la machine nous quittons les locaux de Serpollet et nous rejoignons son véhicule. Durant le trajet, nous discutons de divers sujets. Pascal me parle de sa carrière dans l’entreprise puis de la personnalité de l’ancien directeur : un homme qu’il appréciait et respectait. Nous arrivons sur le chantier et j’enfile mes chaussures de sécurité et ma veste. Nous retrouvons sur le parking le chargé d’affaire d’ERDF, un homme menu d’une quarantaine d’années. Il commence à pleuvoir lorsque nous rentrons sur le chantier. Nous passons juste à coté d’un engin en train de manœuvrer périlleusement. Le bruit est assourdissant. Je rejoins le conducteur de travaux qui me devance et lui demande en quoi consiste le chantier. Pascal me répond qu’il s’agit d’organiser la démolition d’un poste EDF présent sur le site tout en raccordant temporairement le chantier à un poste situé plus haut sur une colline. Arrive alors le promoteur immobilier, un homme élégant qui semble tout de même mal à l’aise en costume sur le chantier. Ses chaussures habillées sont couvertes de boue et les verres de ses lunettes sont recouverts par la pluie. Une discussion s’engage alors entre les trois hommes. Rapidement, une controverse éclate : faut-il privilégier des pilonnes électriques enterrés ou des pilonnes posés sur des buses béton ? Pascal considère pour sa part qu’il faut installer des poteaux à buses car ceux-ci sont plus facilement déplaçables. De plus ces derniers offrent l’avantage d’éviter de creuser à proximité des réseaux enfouis, nombreux dans le périmètre. Le chargé d’affaire d’ERDF veut pour sa part, privilégier les poteaux enterrés, moins coûteux selon lui. Nous sommes interpellés par des élus du syndic de l’immeuble voisin sur l’installation des poteaux. Ces derniers disent préférer l’installation de poteaux enterrés, plus esthétiques à leurs goûts. Finalement, la solution des poteaux enterrés est retenue malgré le désaccord de Pascal. Nous quittons le groupe sans dire un mot et regagnons à la hâte le véhicule. Le conducteur de travaux est contrarié mais plutôt que de rentrer en conflit direct à ses interlocuteurs, celui-ci préfère contenir sa colère et quitter les lieux. Nous nous rendons ensuite sur un petit chantier d’enfouissement de câbles à quelques kilomètres d’ici. Une tranchée a été creusée et nous assistons au déroulement et tirage du câble à l’intérieur du fourreau. L’atmosphère est tendu : les hommes ont commis une erreur technique en déroulant le câble.
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Le CDT se rend aussi compte qu’en creusant la tranchée, le conducteur d’engin a sectionné l’installation électrique d’un portail, ce dernier se fait sévèrement réprimandé. J’assiste en silence à la scène. L’équipe, pourtant expérimentée, prend du retard et multiplie les erreurs. Il règne alors un sentiment de confusion : les hommes ne savent pas quoi faire pour arranger la situation. Le chef d’équipe, un jeune noir d’une vingtaine d’années semble pris de torpeur : il reste là immobile et silencieux. Comme pour compenser le manque de charisme du chef d’équipe, un « ancien » s’agite et dispute les jeunes au fond de la tranchée. Certains essayent d’arranger la situation, tandis que d’autres bougonnent. Le conducteur de travaux, agacé de cette situation ubuesque, sermonne pendant ce temps son chef d’équipe. Les cris des hommes et le bruit des engins me stressent. Malgré cela, je reste planté là à observer la situation pendant trente minutes. D’ailleurs, je sens que ma présence agace certains ouvriers qui ne cessent de jeter des coups d’œil dans ma direction. Au bout d’une demi-heure, Pascal se décide à partir. Il quitte le chantier sans un instant regarder derrière lui. Il est atteint dans sa fierté. Entre ordre et désordre Aujourd’hui, je retrouve Frédéric pour l’accompagner à une réunion sur un chantier à Marcy-L’étoile. Après une demie heure de trajet nous arrivons sur place et je découvre le chantier. Il s’agit ici de construire une route de sept cents mètres avec deux ronds-points, de l’éclairage public, des réseaux de TIC et d’électricité. Plusieurs entreprises spécialisées sont présentes, certaines s’occupent de construire la route, d’autres sont chargées de l’éclairage. Fréderic, lui, a en charge la partie enfouissement du réseau (construction de trancher avec tirage de câbles électriques et fibres optiques) Les ouvriers travaillent durement, certains portent sur leurs visages les marques de la fatigue et de l’usure physique. Il fait froid (1°) et humide. Le sol est boueux. Alors que la pelle mécanique est passée faire « le gros » de la tranchée, un vieil homme creuse à coté à la pelle à main tandis qu’un autre pioche sans interruption : les deux hommes ont l’air exténué. Plus loin, un autre ouvrier utilise un compresseur pour aplanir le terrain, son corps vibre au rythme de la machine. Je fais la connaissance du chef d’équipe : un jeune homme pas très grand mais à la carrure massive. Ses vêtements de travail sont sales et usés. Il ne porte pas de casque et a en main le plan du chantier, accessoire de pouvoir des chefs. En effet, seuls les encadrants se servent du plan comme outil de travail, les autres ne se servent que d’outils manuels. Nous rentrons dans la baraque de chantier pour débuter la réunion. A l’intérieur, une vingtaine de personnes sont rassemblées autour d’un plan A0. Les petits chauffages électriques et les corps rendent la pièce suffocante. Le sol est couvert de terre sèche et les vitres sont embuées. Une machine à café posée sur un parpaing ronronne bruyamment. La réunion débute de façon anarchique : personne n’est assis, tout le monde parle fort mais l’ambiance est conviviale. Un homme me propose du café, un autre jette sur la table un sachet contenant des croissants comme s’il n’était pas nécessaire d’en proposer car tout le monde se servira. Finalement, nous nous asseyons et commençons à discuter. L’immense plan est déployé sur la table et chacun le commente bruyamment en se coupant la parole.
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La discussion devient vite incompréhensible pour un profane comme moi. Le jargon, les abréviations et la mise en scène rendent inintelligible le propos général. Je crois tout de même comprendre que le but de la réunion est de superviser et d’organiser l’intervention des différentes entreprises sur le site. Certaines ayant pris du retard en amont du chantier, l’intervention des suivantes est impossible pour le moment. De plus, un certains nombre d’aléas techniques se sont produits à la suite des orages du weekend, obligeant les interlocuteurs à revoir le planning et à réajuster l’ordre des opérations. Je demande alors en aparté à Fréderic si le chantier est en retard et celui-ci me répond sereinement: « Oh rien de très grave. » Au bout de trente minutes de brouhaha, le conducteur de travaux de Serpollet se lève brusquement et décide avec le maître d’œuvre de partir vérifier par eux-mêmes l’avancée des travaux. Nous quittons alors la baraque où nous suffoquions pour retrouver l’air frais. Nous enjambons une tranchée pour rejoindre le chantier. Fréderic et moi-même portons nos EPI (casque, gilet et chaussures) sur le chantier tandis que nos interlocuteurs sont en tenus de ville. Personne ne semble cependant prêter d’attention à ce point. Nous passons devant certains ouvriers sans vraiment les saluer, comme si nous les avions déjà vus. Nous nous arrêtons une bonne dizaine de minutes pour regarder les branchements au fond d’un regard en béton. Fréderic et ses compagnons ont l’air perplexe. Aucun d’entre eux ne décroche un mot pendant de longues secondes. Une discussion technique s’engage alors. Finalement, au bout de quelques minutes l’accord est trouvé. Les deux hommes acquiescent de la tête et repartent inspecter tous les autres regards. Nous les passons un par un sans nous arrêter : un coup d’œil suffit aux professionnel pour identifier les anomalies. Au bout de quelques minutes nous nous saluons et nous échangeons une franche poignée de main. Nous repartons en direction du véhicule, le conducteur est souriant. Lorsque je lui demande pourquoi, celui-ci me répond spontanément : « le chantier se passe bien ! »
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2. Outils d’enquete
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Guide d’observation chantier Informations à recueillir sur le conducteur de travaux : Formation, carrière Depuis combien de temps est-il CDT chez Serpollet ? A-t-il déjà exercé d’autres activités chez Serpollet / ailleurs ? Quelles doivent être les qualités d’un CDT ? Management des équipes (coopération des acteurs, démarche synergique) Comment encadre-t-il ses équipes ? Comment gère-t-il les conflits au sein de ses équipes ? Est-ce qu’il s’appuie sur son / ses chef(s) de chantiers ? Si oui, de quelle manière ? Quelles sont leurs missions ? Comment coopère-t-il avec les chefs de chantiers ? Aspect commercial Qui sont ses clients ? Comment démarche-t-il ses clients ? Comment gère-t-il la relation client ? Préparation et suivi du chantier Quelles sont les phases de déroulement d’un chantier ? Comment faire respecter les consignes et les normes de sécurité ? Comment se répartit son temps entre les bureaux et les visites chantiers ? Quelles sont ses responsabilités ? Guide d’observation chantier Le travail Comment s’organise le travail Facteurs de pénibilité Langage parlé et langage corporel Relations sociales Rapport aux chefs de chantier Rapports aux Conducteurs de Travaux Rapports entre collègues Rites d’interactions, normes et usages
G. CUSSEY
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Planches de photolangages proposĂŠes:
Choisissez la photographie qui reprĂŠsente le plus, pour vous, le risque sur un chantier.
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Choisissez la photographie qui reprĂŠsente le plus, pour vous, la prĂŠvention chez Serpollet.
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Exemple d’un compte-rendu d’observation
Monsieur F – conducteur de Travaux Formation, carrière Depuis combien de temps est-il CDT chez Serpollet ? Depuis 4 ans chez Serpollet en tant que CDT. A-t-il déjà exercé d’autres activités chez Serpollet / ailleurs ? Auparavant chef d’équipe chez Eiffage. Electricien de formation. Quelles doivent être les qualités d’un CDT ? Excellente connaissances techniques Mobile de chantier en chantier et de client en client Savoir coordonner des équipes, déléguer le pouvoir et transmettre des consignes à ses chefs d’équipes / de chantiers Savoir coopérer et travailler avec une grande variété d’interlocuteurs Management des équipes (coopération des acteurs, démarche synergique) Comment encadre-t-il ses équipes ? Il délègue l’encadrement de ses équipes à ses chefs. Gère les aspects techniques et commerciaux de ses chantiers. Comment gère-t-il les conflits au sein de ses équipes ? … Est-ce qu’il s’appuie sur son / ses chef(s) de chantiers ? Si oui, de quelle manière ? Quelles sont leurs missions ? Le chef de chantier / d’équipe gère quotidiennement le chantier et les équipes et le CDT passe ponctuellement pour superviser et suivre les travaux. Le CDT aide le chef E/C à résoudre les problématiques techniques. Aspect commercial Qui sont ses clients ? Principalement : le Grand Lyon et ses communes Comment démarche-t-il ses clients ? C’est le chargé d’affaires et le chef d’agence qui gèrent cet aspect Comment gère-t-il la relation client ? Travaille en étroite collaboration avec le client en participant aux réunions de chantier et en réalisant des visites afin de surveiller l’avancée des travaux. Préparation et suivi du chantier Quelles sont les phases de déroulement d’un chantier ? Pas encore assez de détails. Comment faire respecter les consignes et les normes de sécurité ? Le CDT ne s’assure pas en permanence du respect des normes sécu. En effet il ne reprend pas les ouvriers sans casques (5/10 personnes). Le chef d’équipe ne porte pas non plus de casque (ne montre pas l’exemple) En revanche FD, lui, porte son casque en permanence. Il m’explique ne pas toujours le
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porter sur certains chantiers lorsqu’il n’y a pas de risque ou lorsqu’il ne reste que 5min. En revanche sur ce type de chantier ou des engins manœuvres avec des gravas dans les bennes il prétend le porter en permanence. Comment se répartit son temps entre les bureaux et les visites chantiers ? Il passe une moitié de son temps sur chantier afin de superviser les travaux (réunions et passage de consignes aux chefs E/C) et l’autre moitié au bureau (aspects commercial + étude) En effet, il passe un certain temps à étudier des plans et à réaliser des calculs à son bureau. Avant d’aller sur chantier il me montre d’ailleurs le plan du site avec traçage des réseaux et la feuille de calcul Excel qui le permet de déterminer les dimensions des bases en béton des lampadaires. Quelles sont ses responsabilités ? Initie, réalise et délivre une commande S’assure du respect de la qualité /conformité avec attentes clients S’assure de la sécurité de ses équipes et du matériel Définit et assure le respect du budget S’assure de maîtriser les délais Doit coordonner ses équipes et coopérer avec tous les acteurs En bref, doit prendre en compte les contraintes de tout type : Climatique Matériel Humain Budget Délais Techniques
Observation chantier Lieu : Marcy L’Etoile (Grand Lyon) Type : Construction d’une route sur 700m avec deux ronds-points, éclairage public et réseaux TIC, énergies enfouis. F.D a en charge la partie enfouissement du réseau (construction de tranchées avec tirage de câbles électriques et fibres optiques) 9h30 – 10h réunion de chantiers avec les décideurs, 10h – 10h30 visite du chantier avec les maîtres d’œuvres et maître d’ouvrage, 10h30 – 11h tour du chantier avec le chef d’équipe. 11h30 départ. Le travail Comment s’organise le travail Le grand Lyon (client) a passé une commande et a fait appel à un maître d’œuvre pour suivre l’avancée des travaux. Ce ME a fait appel à plusieurs entreprises qui se partagent le travail Enfouissement réseau : Serpollet (Nous) Lampadaire : Serpollet Route et ronds-points : MGB (Serfim route) et RMT Marquage et signalisation : autres Le chantier doit être livré en septembre et profitera aux habitants de la commune et surtout aux salariés de l’entreprise de pharma voisine (en construction) Facteurs de pénibilité Les ouvriers travaillent durement, certains portent sur leurs visages les marques de la fatigue et de l’usure physique. Il fait froid (1°) et humide. Le sol est boueux. Alors que la pelle mécanique est passée faire « le gros » de la tranchée, un vieil homme creuse à coté avec la pelle à main et un autre pioche sans interruption : les deux hommes ont l’air exténué. Plus loin, un ouvrier est secoué violemment par les vibrations du compresseur qu’il utilise. Je regarde ce dernier couvrir une grande surface sans interruption.
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Etonné de le voir parcourir une telle distance, le CDT s’exclame « il compte aller jusqu’à Lyon comme ça ? » Le chef d’équipe et moi rions nerveusement. Le bruit des machines est usant, nous décidons de nous éloigner. Langage parlé et langage corporel Je fais la connaissance du chef d’équipe : celui-ci est jeune et pas très grand mais sa carrure est massive. Ses vêtements de travail sont sales et usés. Il ne porte pas de casque et a en main le plan du chantier, accessoire de pouvoir des chefs. En effet, seuls les encadrants se servent du plan comme outil de travail, les autres ne se servent que d’outils manuels. Nous rentrons dans la baraque de chantier. A l’intérieur, une vingtaine de personnes est rassemblée autour d’un plan A0. Les petits chauffages électriques et les corps rendent la pièce suffocante. Le sol est couvert de terre et les vitres sont embuées. Une machine à café posée sur un parpaing ronronne bruyamment. La réunion débute de façon anarchique : personne n’est assis, tout le monde parle fort mais l’ambiance est conviviale. Un homme me propose du café, un autre jette sur la table un sachet contenant des croissants comme si il n’était pas nécessaire d’en proposer car tout le monde se servira. Finalement, nous nous asseyons et commençons à discuter. L’immense plan est déployé sur la table et chacun le commente en se coupant la parole. La discussion devient vite incompréhensible pour un profane comme moi. Le jargon, les abréviations et la mise en scène rendent inintelligible le propos général. Au bout de 30 minutes, le CDT de Serpollet se lève brusquement et décide avec le maître d’œuvre de partir vérifier d’eux-mêmes l’avancée des travaux. Nous quittons la baraque où nous suffoquions pour retrouver l’air frais de dehors. Nous enjambons une tranchée pour rejoindre le chantier. Le CDT de Serpollet et moi-même portons nos EPI (casque, gilet et chaussures) sur le chantier tandis que nos interlocuteurs sont en tenues de ville. Personne ne semble cependant prêter d’attention à ce point. Nous passons Relations sociales Rapport au chef de chantier / chef d’équipe Une bonne confiance semble caractériser la relation entre le chef d’équipe et le CdT. Le CdE s’appuie sur le CdT pour les aspects techniques et matériels, tandis que ce dernier s’appuie sur le CdE pour mener à bien la réalisation du chantier. En partant, le CDT me confie qu’il apprécie le travail et l’attitude de son CdE. Pour FD, celui-ci adopte le bon comportement par rapport à son rôle. Rapport au CDT Les ouvriers de ce chantier ne semblent pas avoir tissé des liens forts avec FD car lorsqu’il passe personne n’interrompt son travail afin de venir le saluer. Le CDT ne semble pas saluer tout le monde à son arrivée. Peut-être les a-t-il croisés plus tôt le matin aux bureaux si ces derniers sont passés récupérer des plans. Rapport entre collègues Pas assez d’éléments Rites d’interactions, normes et usages Certains ouvriers ne portent pas toujours le casque en permanence. Les conducteurs d’engins le retirent en rentrant, certains ne le portent tout simplement pas en travaillant. Le chef d’équipe ne porte pas non plus le casque : ne montre pas l’exemple. (Non-respect de l’article 3 du règlement intérieur) En revanche, le CDT porte le casque en permanence sur le chantier, (ce jour-ci ?) mais ne reprend pas ses hommes qui ne le portent pas. Lui-même m’avoue au moment de partir qu’il ne le porte pas toujours. Il m’explique que lorsqu’il ne reste que 5min sur le chantier ou lorsqu’il y n’y a aucun risque de chute d’objets il ne met pas son casque. Les manœuvres d’engins sont parfois brusques et les conducteurs ne s’assurent pas toujours d’avoir leurs collègues de visu pour manœuvrer. (Décalage entre les consignes données aux nouveaux embauchés pendant la journée d’accueil et le travail tel qu’il est réellement exécuté.) Un jeune apprenti conduit avec agilité un tombereau de 1000 ch au même titre qu’un autre apprenti dont on me dit qu’il a 6 ans d’expérience conduit un chargeur sur pneus.
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La prévention des risques du chantier : de la nécessaire coconstruction des représentations à la coopération des acteurs Etude sur les représentations du risque et de la prévention auprès des encadrants dans le secteur des Travaux publics (entreprise Serpollet)
Ce mémoire s’intéresse aux représentations du risque des encadrants (chefs d’agence, chargés d’affaires et conducteurs de travaux) de l’entreprise de travaux publics Serpollet à Lyon. Dans une première partie nous exposons le contexte organisationnel, l’origine du questionnement, et la méthodologie employée. Nous présentons notamment l’intérêt d’utiliser le photolangage pour sortir du discours attendu sur le risque et accéder aux représentations profondes des acteurs. Dans une seconde partie, nous commençons par un cadrage théorique des concepts de représentation et de risque puis nous poursuivons par une l’analyse des résultats de l’étude. L’analyse des résultats du photolangage nous révèle que les encadrants interrogées se représentent de façon homogène le risque au sein de leur groupe. En effet, tous comparent le chantier à la montagne en expliquant que ces deux environnements sont par nature « imprévisibles » et donc risqués. De plus, les personnes interrogées ont insisté sur l’interdépendance des professionnels en situation de travail sur le chantier et sur le caractère collectif du risque. Dans leurs discours, le risque ne menacerait pas tellement l’individu seul mais le groupe de travail. Dans cette sous-partie, nous tentons d’expliquer que de tels résultats en montrant que les individus ne partagent pas des représentations homogènes pour des raisons identitaires ou culturelles. En réalité, les individus construisent des représentations homogènes du risque au sein de leur groupe en vue de coopérer. Dans un troisième temps nous analysons comment, en lien avec les arguments précédents sur le risque, les individus conçoivent et mettent en œuvre la prévention. Nous montrons comment le phénomène de procéduralisation de la sécurité à l’œuvre au sein de l’entreprise impacte le travail de prévention de ces derniers : les procédures facilitent-elles l’action des individus en situation ou entravent-elles, au contraire, leur pouvoir d’agir et leur autonomie ?
Mots clefs : Représentations – risques – prévention – procédures – formalisation- sécurité travaux publics – BTP – chantier – encadrement.
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