Jean-Claude Renard
Père, voici que l’homme
Amis de Hors Jeu Éditions Éditions L’Écritoire 1998
Jean-Claude Renard
Père, voici que l’homme
Amis de Hors Jeu Éditions Éditions L’Écritoire 1998
Père, voici que l’homme
Tous droits réservés par l’auteur © Jean-Claude Renard, 1998
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Jean-Claude Renard
Table Avant-propos..................................................................................6 Père, dans l’épaisseur.....................................................................7 Père, je suis ici..............................................................................13 Père, ce corps de feu...................................................................17 Père, qui êtes seul........................................................................23 Père, si l’homme est né...............................................................27 Père, dès que le monde...............................................................33 Père, alors que le Christ..............................................................38 C’est quand vous refusez............................................................41 Père, je suis en sang.....................................................................44 Père, dans cette nuit....................................................................52 Père, voici que l’homme.............................................................55 Père d’or et de sel........................................................................59 Père, vous n’avez pas..................................................................62 Père, que chaque corps...............................................................68 Père, c’est chaque jour................................................................74 Ô corps pétrifiés..........................................................................79 Ô Père, après les jours................................................................82 Du même auteur..........................................................................86
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Père, voici que l’homme
« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » (Jean, XIV, 6.) « … Tout est à vous : le monde, la vie, la mort, le présent, l’avenir. Tout est à vous. Mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. » (I Corinthiens, III, 21-23.)
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Avant-propos
C’est un appel d’ordre spirituel — partagé avec mon ami : le poète Jean-Michel Fossey — qui me fait aujourd’hui, sous son égide, accepter la réédition de Père, voici que l’homme, livre publié en 1955, à Paris, par les éditions du Seuil, et qui reçut, en 1956, le Grand Prix catholique de littérature patronné en particulier par François Mauriac et Gabriel Marcel. On pourra sans doute s’étonner de trouver dans cet ouvrage une prosodie fort classique. Il y a plus de quarante ans, l’emploi de l’alexandrin, en sa simplicité et sa compréhensibilité, convenait alors seul à cette sorte de prière que voulait être mon langage, surtout au sortir de la dangereuse et douloureuse expérience ésotérique précédemment vécue par moi. Aussi ai-je compris qu’il me fallait ne pas changer un mot aux dix-sept poèmes qu’on va lire ici. J.-C. R.
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Père, voici que l’homme
Père, dans l’épaisseur
Père, dans l’épaisseur de ce limon souffrant où l’homme est impuissant à tirer seul de lui l’arbre et la vigne auxquels aspire tout son sang et dont pourtant les eaux ont pénétré la nuit, dans ce corps où sans cesse il cherche avec son corps un homme qui sans cesse est au-delà de l’homme, au-delà de ses fruits, au-delà d’une mort qui divise partout sa mœlle et son royaume, dans ce cœur que n’habite aucune certitude et qu’aucun nom plus haut que le nom qu’il se donne ne promet à son sens et à sa plénitude quand il n’est que sa source et n’appartient qu’à l’homme,
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quand descellé, tari, brûlé par son silence et n’ayant plus que lui pour mystère et pour proie il ne se nourrit plus que d’angoisse et d’absence alors que tout entier il est fait pour la joie, quand reniant l’amour qui féconde l’amour il ne peut pas vraiment croître et fructifier ni prendre son vrai poids ni former de ses jours des jours déjà liés à leur éternité, quand n’attendant son blé que du monde qui passe il n’en a que le sel, le sang et la sueur alors que c’est le blé qui attend son espace de l’homme ensemencé par l’homme intérieur, par l’homme que l’Esprit a fait dans la chair même en l’homme plus profond que l’espace de l’homme et qui n’a pu ainsi qu’être ouvert par vous-même au seul amour qui ouvre et qui scelle et qui nomme, et peut nommer du nom immuable et vivant que chaque être a déjà et aura dans la gloire tout ce qu’il a créé pour que tout soit son chant et offre à Dieu le pain de son propre offertoire,
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Père, voici que l’homme
Père, dans cette chair où l’homme entend quelqu’un qui n’est pourtant pas lui sans cesse lui parler, sans cesse le hanter d’un feu et d’un parfum plus fort et plus secret que l’odeur de l’été, dans ce corps qui sans cesse et partout dans le monde ne peut chercher qu’en vain de limite en limite à trouver en lui seul la substance féconde capable de combler le désir qui l’habite, de combler cet espoir qui le dépasse tant et qui est cependant si pleinement sa terre que rien ne peut germer et donner son froment sans recevoir de lui ce qu’il reçoit du Père, qui d’autre que l’Esprit aurait pu comme l’or enfanter cet espoir, ce désir et ce feu et faire déferler et passer sur la mort ce grand fleuve vivant qui prend sa source en Dieu, qui d’autre aurait que vous pu jamais y creuser ce lieu central en lui qui est un lieu sacré, un lieu avide et nu et uniquement fait aux mesures du Dieu qui doit y demeurer,
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un lieu fait à la fois pour le Père et pour l’homme, pour que le Verbe l’ouvre et que l’homme à son tour en s’y ouvrant à Dieu s’y ouvre aussi à l’homme et en se connaissant connaisse votre amour, un lieu essentiel, un lieu de vérité que peut seul appeler à s’ouvrir à la Vie Celui qui entre l’homme et votre éternité est seul le Corps parfait qui les couvre et les lie, est l’unique Parole, unissant l’Homme et Dieu, qui soit universelle et unique pour tous et qui puisse combler cette attente et ce lieu en se donnant à tout pour que tout soit à vous, Père, dans cette chair où l’homme n’est vivant qu’en vivant dans le Christ et en vivant de lui il faut pourtant que l’homme en vous offrant son sang accepte librement les semences du Christ, que librement lui-même il se donne à l’amour pour que l’amour soit fait de son exacte force, pour que la joie du Christ soit la joie de ses jours et le monde la joie qui naîtra de leurs noces,
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Père, voici que l’homme
et pour que ce qu’il nomme ait son sens en lui-même selon le nom vivant dont Dieu l’aura nommé, selon le nom vivant qui le change en lui-même et qui est le seul nom dont il doit se nommer, et qu’il nomme la terre et que la terre entière à travers son vrai nom prenne le nom du Christ, prenne le nom nouveau et le nom de lumière que le Christ a pour elle annoncé dans le Christ, et que tout ce qu’il nomme ait le poids de son sang, le poids du corps de gloire et le poids de l’esprit que chaque homme ne prend qu’en ce Corps et ce Sang qui font de ses moissons les moissons de l’Esprit, et qu’en nommant en vous la souffrance du monde le sang du monde s’ouvre et soit changé en joie et que le monde en vous devienne l’autre monde fait de ce monde même ouvert à l’autre joie, et que l’arbre qu’il nomme avec le nom de Dieu ait soudain dans le temps pouvoir d’éternité et puisse dès ici par la force de Dieu prendre déjà le corps de son éternité,
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et pour qu’en se nommant dans les noces de l’homme uniquement nommées au centre où est le Christ l’homme assume vraiment la mesure de l’Homme et que tout avec lui forme le Corps du Christ !
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Père, voici que l’homme
Père, je suis ici
Père, je suis ici dans le sang et la mort, je suis ici stérile et recouvert de nuit quand vous m’avez donné le pouvoir d’être un corps qui dans le Corps du Christ peut entrer dans l’Esprit. Père, je suis ici plein d’argile et de jours, je suis ici pesant de ma lenteur charnelle quand vous m’avez donné la force de l’amour pour tirer de ce monde une terre éternelle. Père, je suis ici comme un pays désert, je suis ici fermé au fleuve qui m’attend quand vous m’avez nommé pour desceller la mer et pour faire des eaux un seul arbre vivant.
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Père, je suis ici séparé de vous-même, je suis ici absent de mon propre mystère quand vous avez en moi semé ce qui vous aime pour que je sois moi-même en m’aimant dans le Père. Père, je suis ici sans moi-même et sans vous, je suis pris dans ma chair et je demeure un autre quand vous avez voulu que je n’aie nom qu’en vous pour que ma volonté soit unie à la vôtre. Père, je suis ici comme un rocher brisé, je suis ici scellé au-dehors de vos porches quand vous avez fait d’eux les innombrables clefs de la ville bâtie sur votre unique Roche. Père, je passe ici par un passage amer, je passe ici rompu par mes propres ruptures quand vous avez pour moi tracé dans votre Chair la voie de vérité, de vie et d’herbe pure. Père, je passe ici par une mort qui passe quand tout peut être ici et vers vous un passage si tout cherche vraiment à prendre sa vraie face et reconnaît en vous ce qui fait son image.
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Père, voici que l’homme
Père, je suis ici responsable du monde, je suis ici le sang qui le rend tout sanglant quand j’ai reçu de vous d’être ce qui le fonde et de pouvoir fixer son véritable sens. Père, je suis ici sa parole et son signe, je suis ici le froid qui retarde ses fruits quand je peux dans le Christ en vendanger les vignes et faire de ses jours les jours qui sont promis. Père, je suis ici nourri de mon malheur, je suis ici repu du pain que je pétris quand vous avez pétri le pain intérieur qui peut seul me nourrir et me rendre accompli. Père, je suis ici étranger à ma joie, je suis ici fermé à ma face sacrée quand je sais qu’en vous seul elle connaît le poids de l’or spirituel pour qui vous m’avez fait. Père, je suis ici divisé de trop d’hommes, je suis encor le lieu d’une mort trop profonde quand dans le Corps du Christ qui lie et qui consomme je peux transfigurer et rassembler le monde.
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Père, je suis ici tenté et déchiré, je suis ici hanté par des forces anciennes quand j’ai reçu de vous pouvoir de les chasser et que de votre paix je peux faire la mienne. Père, je suis ici, et je crie vers le Père, je crie vers cet amour que vous m’avez donné pour qu’il soit dans mon cœur le levain de la terre et qu’en vivant de lui j’entre dans votre été. Père, je suis ici, et j’entends vos fontaines malgré l’hiver épais qui travaille mes os, j’entends vos ceps germer dans ma chair souterraine et je vois vos raisins et j’ai soif de leurs eaux. Ô Père, faites-moi comme un fruit au pressoir pour que vidé de moi je reçoive de Dieu la force de pouvoir ce dont j’ai le pouvoir et de lever vers vous ma figure de feu !
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Père, voici que l’homme
Père, ce corps de feu
Père, ce corps de feu, cette chair maternelle que la Parole même ouvrit dans le silence pour qu’ils portent le blé de votre connaissance et la force de Dieu dans leurs os et leurs mœlles, ce corps originel apparu à son nom dans ce vide hors de vous comblé par votre amour, animé, fécondé, chargé de ses saisons pour devenir votre or, votre arbre et votre tour, tous ces germes pétris et fixés par le Verbe comme son premier signe au cœur des premiers jours pour engendrer leurs fruits et composer leurs gerbes et tirer de leur chair d’autres chairs à leur tour,
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ces grands corps peu à peu levés les uns des autres et peu à peu mûris par leurs métamorphoses pour former peu à peu le plan qui est le vôtre et être le pays que vos fleuves arrosent, ce feu, ces eaux, ces rocs, ces plantes et ces bêtes lentement travaillés par leurs sèves profondes pour que naisse le corps pour qui la terre est faite et que l’homme fait homme ensemence le monde, et cet homme à son tour peu à peu transformé pour être le vrai lieu de votre ressemblance, la vigne de l’esprit que Dieu lui a donné et ouvrir chaque chose à sa vivante essence, cet homme de limon qui doit devenir l’Homme en connaissant en lui le sceau de votre face, en incarnant le Christ qui fonde et qui consomme et qui appelle tout à être son espace, ce corps mortel formé d’un feu dont rien ne meurt et en qui Dieu a mis sa propre liberté afin que l’homme soit son signe et sa demeure et ne fasse son pain que d’un pain partagé,
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Père, voici que l’homme
pour qu’en rendant à Dieu avec le même amour les épis nés du grain dont Dieu lui a fait don il assume vraiment son unique labour et vous offre vraiment votre propre moisson, pour qu’il fasse des jours du monde qu’il mûrit les jours mêmes du Christ consumés pour le monde, l’histoire même du Christ, le Corps même du Christ et de son Sang le sang de la terre féconde, qu’il passe librement et qu’il fasse avec lui passer tout l’univers par le Christ incarné pour entrer avec lui dans la gloire du Christ et tout sceller en Dieu par des noces sacrées, devenir dans la chair le Verbe qui fut chair, dans une chair changée en la chair magnifique, changer le monde en elle et de ce monde ouvert faire le monde exact chargé de sa musique, le vrai monde vivant, accompli et nouveau où le Christ n’aura plus à traverser la mort, où chaque homme avec lui ressorti du tombeau recevra à jamais la vraie chair de son corps,
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Père, tout ce qui est et tout ce qui se fait ne fut fondé par vous que pour vous rendre gloire et vous rendre à son tour en fondant son histoire un amour plein du poids de votre éternité, tout ce qui passe ici dans un présent qui change pour entrer par le Christ dans l’éternel présent fut fait pour posséder ses fruits et ses vendanges dans l’homme qui lui-même est fait de votre sang, tout ce qui est semé et tout ce qui sera est ordonné à l’homme afin d’être par lui ordonné dans le Christ et d’être par le Christ ordonné à vous-même au milieu des muscats, tout cela lentement qui croît et qui mûrit malgré son épaisseur, sa souffrance et sa mort est malgré le refus qu’il oppose à l’Esprit par l’Esprit peu à peu tout enveloppé d’or, scellé, approfondi, soulevé vers le cœur du temps spirituel où grandiront les vignes quand en seront venus les jours consolateurs et quand Dieu paraîtra sous chacun de ses signes,
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Père, voici que l’homme
lorsque dans l’univers chaque être et chaque terre seront enfin placés par leurs propres secrets devant Sa Certitude et devant son Mystère et connaîtront que Dieu est leur nécessité, quand plus rien ne pourra se tenir dans la nuit, quand chaque homme saura qu’il ne peut être l’Homme qu’en se configurant, par son amour, au Christ et en formant son nom du nom de son royaume, quand il sera commis devant sa vérité et qu’il devra lui-même en assumer la force pour recevoir le corps qui lui fut destiné et ne prendre son sens que du sens de ses noces, prendre son sens du sens de l’amour échangé dans la force du Christ entre le Christ et lui pour que le blé de Dieu soit à la fois le blé semé et moissonné par l’homme et par le Christ, pour que les jours promis aux jours spirituels qui ne forment en vous qu’un seul et même temps avec les jours du Christ, soient vraiment solennels, vivent vraiment de Dieu et de l’homme vivant,
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pour que l’œuvre de Dieu soit partout accomplie comme un corps selon Dieu qui s’accomplit pour Dieu et que tout puisse attendre et recevoir de lui cette gloire dont tout aura cherché le lieu, où tout en accédant par la grâce à la gloire accédera aussi à sa propre amplitude, connaîtra pleinement le vin de son pressoir en ne connaissant plus que votre plénitude, où tout entré vraiment dans le pays du blé sera fait par le Christ la vie même du Christ pour que chaque être en Dieu ne soit plus que le Fils et qu’en chaque être Dieu puisse à jamais s’aimer !
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Père, voici que l’homme
Père, qui êtes seul
Père, qui êtes seul la force de la force et donnez seul au corps qui vit de votre esprit la force d’être fort de la force des noces et de passer du grain à la fleur et au fruit, faites en me couvrant de ce qui n’est que vous et du silence même où vous êtes vivant que les mots de ma bouche entre ma bouche et vous et le sang de mes os entre eux et votre sang et même l’épaisseur de ma prière même n’obscurcissent plus rien entre vous et mon cœur et que même le bruit de l’amour qui vous aime et même la clarté de l’arbre intérieur
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s’effacent dans ma chair et se vident de moi et changent de substance en changeant de mystère pour que dans mon amour désert comme le froid il n’y ait plus de lieu que pour l’amour du Père. Père, qui donnez seul à l’homme qui a faim la force d’être fort de la plus haute force, la force d’être fort de la force des saints et nourri d’une joie que la sagesse exauce, faites qu’entre ma nuit et la source du jour rien ne demeure plus et qu’il n’y ait plus rien que le plus haut amour formé de votre amour et même plus vers vous le geste de mes mains et que dans cette chair où mûrit votre image et jusque dans l’esprit et dans la transparence il ne me reste rien, Père, que le courage de devenir pour vous l’espace du silence, d’être ce fleuve ouvert, d’être ce mouvement qui n’est plus rien qu’amour pour n’être plus qu’à vous et de perdre mon sang pour trouver votre sang et de n’avoir plus rien pour n’avoir plus que vous.
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Père, voici que l’homme
Père, qui donnez seul la force de la vie donnez-moi de mourir même à votre mystère pour que ne sachant plus même ce qui me lie je ne sois plus qu’un corps qui s’ouvre et qui espère, donnez-moi d’être fait d’une si lourde vigne que ne sachant jamais si les fruits en sont lourds je n’aie jamais en moi la honte de vos signes et je ne puisse plus craindre que votre amour, afin que n’étant plus qu’un homme avide et nu qui vous aime, Seigneur, sans savoir s’il vous aime et parfois vous connaît sans se savoir connu et qui prend votre odeur sans la goûter lui-même, je vous offre le sel de ma terre inféconde et que, si rien en moi ne porte de raisins, Père, j’essaye pourtant dans la douleur du monde de ne jamais cesser d’attendre votre vin. Père, qui pouvez seul me donner de connaître l’inconnaissable été dont vous êtes le cœur et l’amour sans repos qui fait vivre chaque être et l’or ouvert dans l’or du sens intérieur,
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liez mon corps au Corps en qui tout s’édifie et qui est plus fécond que sa surabondance et toujours plus vivant que la plus haute vie et plus présent en moi que ma propre présence, et faites que l’amour que j’ai de votre amour ne soit plus dans mon sang qu’un amour infini qui n’interroge plus la profondeur du jour mais n’est plus que le don d’une attente et d’un cri, pour que là même où tout échappe à mon néant vous me fassiez peut-être entrer dans le mystère en transmuant ma mort en votre amour vivant et en mêlant en lui ma nuit à la lumière.
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Père, voici que l’homme
Père, si l’homme est né
Père, si l’homme est né de la terre ancienne et s’il l’a peu à peu rompue et traversée afin de devenir ce qu’il faut qu’il devienne et de prendre le nom que Dieu lui a donné, s’il est né du limon pétri par les automnes pour s’ouvrir comme lui aux graines patientes, naître de mort en mort et d’attente en attente et des jours de la chair faire les jours de l’homme, Père, c’est que ce feu dont vous l’aviez scellé mûrissait lentement dans ses os mûrissants, composait lentement son histoire et ses blés et ordonnait le monde en ordonnant son sang,
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c’est que cet homme encor comme un champ dans la nuit mais dont le sol profond vivait de votre sève était vraiment promis à la moisson qui lève et remontait vers vous en montant vers ses fruits. Père, si l’homme est né des eaux et des argiles, face obscure germant sous cette face d’or où le regard de Dieu voyait déjà son corps et dont il le couvrait de son amour fertile, s’il a pris peu à peu sa parole et sa force, son sang et son mystère à travers chaque chose, et s’il ne cesse pas dans ses métamorphoses de chercher les secrets qui conduisent aux noces, Père, c’est qu’il est fait pour se faire lui-même en fécondant ce dont vous l’avez fécondé, pour choisir dans son cœur la semence qu’il sème et pour tirer son pain de votre propre blé, c’est que de votre amour il a reçu pouvoir de desceller partout la musique et le feu qui font de chaque chose un fruit de votre gloire, donnent le monde à l’homme et rendent l’homme à Dieu,
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Père, voici que l’homme
Père, c’est que les temps de l’accomplissement ne prendront leur vrai sens et leur juste lumière que des noces qui lient la vigne et les sarments et la face de l’homme à la face du Père, qui unissent vraiment et forment d’un même or l’œuvre de Dieu dans l’homme et de l’homme pour Dieu, l’œuvre dont Dieu connaît l’incorruptible corps et qui fondée par Dieu doit s’accomplir en Dieu. Père, si l’homme est né libre devant le Père, il est né devant soi libre de faire l’homme, de porter dans le Christ son sens et son mystère ou séparé de lui de se fermer à l’Homme, de mûrir avec lui la vendange du monde ou de la dessécher au-dehors du Seigneur sans savoir quand viendra la colère qui sonde ni quel homme sans nom naîtra de son malheur, Père, s’il a cherché ce qu’il ne pouvait être et a cherché sans vous à trouver son passage, s’il vous a reconnu sans vouloir vous connaître et a changé son sens pour changer votre image,
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s’il a inversé l’homme et ne s’est plus trouvé, n’a plus trouvé qu’un homme extérieur à l’homme, un corps de dissemblance, un monde sans été où plus rien n’est lié et que la mort consomme, Père, si cependant dans la douleur des jours il continue à vivre et à croître vers l’homme parce que malgré lui et malgré ce qu’il nomme vous lui gardez encor l’huile de votre amour, si cette chair épaisse et pourtant pénétrée par votre Esprit qui souffle à chaque instant sur elle travaille lentement à changer de clarté et à prendre le poids des eaux spirituelles, si cette chair chargée de péché et de mort procède cependant vers la chair éternelle et cherche peu à peu son véritable corps, son corps intérieur où les raisins ruissellent, si elle sent la paix du ciel inconnaissable la couvrir comme une eau d’où naissent les forêts et le feu dont son sang demeure séparé lui être plus profond que le fond de ses sables,
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Père, voici que l’homme
Père, et si cet abîme entre elle-même et vous est comme un grand cri d’homme à travers votre amour, un cri que seul le Christ peut porter jusqu’à vous, un abîme que seul peut combler son amour, si chaque homme sans vous étranger à chaque homme ne cesse pas pourtant de chercher ce qui lie, de chercher un pays plus présent que lui-même où tout serait unique et cependant uni, Père, c’est que le Christ est en lui comme un arbre qui l’appelle et l’attend sous toutes ses racines, est à la fois sa source et son terme et son centre et le seul corps en qui peuvent mûrir les vignes, c’est que le Christ est seul à peser d’un seul sang la mesure de Dieu, la mesure de l’homme, la mesure du monde accompli et vivant dont dans l’éternité il fera son royaume, Père, c’est que le Christ est à la fois venu pour accomplir les jours et pour sauver le monde, est à la fois le corps où la chair se transmue et se fonde à son tour dans le corps qui la fonde,
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c’est que la chair greffée et saisie par le Christ qui profère partout sa profonde unité est vraiment dans la chair et vraiment dans l’Esprit quand elle porte en lui ce qu’elle doit porter, Père, c’est que chaque être accède à son vrai fruit, fait de son libre amour sa pleine liberté quand l’Esprit le connaît et qu’il connaît l’Esprit qui lui donne la vie pour qui il fut créé, c’est que tout l’univers configuré au Christ habitera en Dieu dans la gloire de Dieu pour recevoir en lui sans cesse plus de lui et pour offrir à Dieu la joie même de Dieu.
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Père, voici que l’homme
Père, dès que le monde
Père, dès que le monde eut été proféré et dès le premier jour des jours les plus anciens où la terre s’ouvrit et fut prête à muer pour enfanter les os dont l’homme fit les siens, dès le jour où la sève a jailli dans le bois et nourri les rameaux dont son corps fut nourri avant qu’en recevant l’esprit de votre Esprit il devienne celui que vous vouliez qu’il soit, et avant d’être l’eau, le levain et le sel pétris à votre image, et le vin de la vigne dont le Christ à la fois dans la glaise et le ciel n’a planté que pour vous les fécondes racines,
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Jean-Claude Renard
l’homme était destiné à vivre de lumière jusque dans cette chair qui devait rester pure et en vivant de vous à faire de la terre le paradis dont Dieu lui donnait la mesure, le paradis pareil à ce qu’il eût été en demeurant uni à son unique centre et en portant le nom dont vous l’aviez nommé pour qu’il puisse à son tour mûrir vos propres arbres, le paradis que seul aurait rendu vivant dans l’homme et dans le monde, — et chargé de raisins l’amour qui les liait, comme le signe au sens, aux jours dont vous étiez la semence et le pain, aux jours de sainteté, aux jours de ressemblance dont peut-être autrefois de grands pays sacrés connurent la beauté, la gloire et l’abondance avant de se soumettre au sang et au péché, avant de se livrer aux forces de la mort qu’en refusant à Dieu de seul le reconnaître les esprits qui vivaient de votre face d’or avant le monde même avaient déjà fait naître,
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Père, voici que l’homme
de s’être en eux ouverts à l’effrayante nuit et de l’avoir laissée envahir l’univers, pénétrer chaque corps, chaque homme et chaque fruit jusqu’à ce que sur eux vous souleviez la mer, jusqu’à ce que le Christ après les jours de peur, les jours de solitude et les jours de l’attente, par un amour plus grand que l’amour créateur se donnât à la chair pour la rendre vivante, la laver dans une eau qui lave de la mort et la ressusciter et rendre à chaque chose pouvoir de repasser par leur métamorphose du corps obscur et vide au véritable corps, pour que le paradis où l’homme eût dû entrer, qu’il eût dû devenir, dont il eût pris le miel afin de vous l’offrir, — et d’où il s’est chassé en en brûlant en lui le grain surnaturel, en liant sa moisson et en liant le monde d’un nœud que seul le Christ reviendra délier entre une mort vaincue mais encore féconde et un amour vivant mais encore imparfait,
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Jean-Claude Renard
puisse recommencer à germer dans la chair, à y être déjà, quoiqu’encore caché, ce que la chair sera et verra dans le Père quand tout aura par vous été transfiguré, quand chaque homme ici-même uni déjà au Christ et recevant de lui la force de l’amour aura pu dans le monde où l’enfer le saisit être affranchi du sang et le vaincre à son tour, recevoir et reprendre en votre unique corps pouvoir sur un destin qui l’ôtait à la joie et dont il s’était fait en s’offrant à la mort lui-même le ferment, l’origine et la proie, être vraiment l’esprit, formé de votre Esprit, qui s’ouvre comme un arbre à la sève vivante, devient l’homme qu’il est dans sa mœlle et ses fruits et de vos propres dons fait ce qu’il vous enfante, ce qu’il vous rend chargé du feu de votre feu quand il sonde assez haut son mystère éternel, quand il entre en silence et qu’il fait place au Dieu qui est la place en lui du monde essentiel,
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Père, voici que l’homme
le lieu où quand sa chair a traversé les eaux un corps surnaturel mûrit avec ses jours, où la vigne et le blé se lèvent dans ses os et où seul il connaît sa mesure et son cours, où scellé par le Corps qui scelle chaque pierre au centre où chaque corps est fait du corps du Christ l’homme accède et se noue à l’homme nécessaire et s’accomplit lui-même en Dieu qui l’accomplit, nomme déjà le monde avec son nom de gloire en faisant de la vôtre et à jamais sa force pour que le vin vivant coule d’un seul pressoir et que l’œuvre de Dieu soit l’œuvre de leurs noces.
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Jean-Claude Renard
Père, alors que le Christ
Père, alors que le Christ mort et ressuscité à chaque heure du temps donne la vie au monde, donne à l’homme le pain d’où naît la sainteté et appelle sans cesse afin que tout réponde, alors que par son sang, en lui, et à jamais il a rendu pouvoir de vivre dans l’amour et de croître déjà vers l’univers parfait à la chair dont la mort avait couvert les jours, alors qu’à chaque instant l’homme qui s’ouvre au Christ et qui s’unit à lui comme à son corps réel peut recevoir partout la force de l’Esprit et de l’arbre du temps faire un arbre éternel,
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Père, voici que l’homme
Père, voyez la mort, pourtant déjà vaincue, continuer dans l’ombre à peser sur le monde et l’homme demeurer un homme de refus alors qu’abonde l’eau qui lave et qui féconde, voyez l’homme s’user et mourir à lui-même, consumer avec lui les vignes de la terre, brûler l’huile de Dieu et tarir les fontaines quand il pourrait en vous accomplir son mystère, voyez-le essayer de bâtir sans vos mains le corps qu’il a reçu le pouvoir de fonder et ne faire des jours dont il est le levain que des jours ténébreux et des jours désolés, Père, alors qu’il est là, même lié au Christ, sans cesse traversé par sa propre épaisseur, sans cesse déchiré par le poids de la nuit et par le désespoir qui divise le cœur, le désespoir qui crie devant la mort du monde, devant tout ce qui est encore absent de vous, encor fait d’une chair chargée de plaies profondes qu’on voudrait recouvrir du Corps qui guérit tout,
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ah ! devant un amour qui est toujours trop nu, un amour que l’espoir lui-même creuse et vide et qui comblé sans cesse attend sans cesse plus même quand Dieu se tait pour rendre plus avide, Père, devant cet homme en qui restent mêlés l’absinthe avec le miel, — parce qu’au Corps du Christ où dans la gloire seule ils seront partagés il ne s’est pas lui-même encore assez uni, devant l’impatience et le sang de l’amour qui déjà est en vous et pourtant vous attend et qui sait que Dieu seul peut finir les labours et transformer chaque homme en un homme vivant, ne laissez plus en lui mourir encor le Christ mais faites qu’avec lui vraiment ressuscité chaque homme vive enfin vraiment de votre Esprit et fasse tout entrer dans votre éternité !
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C’est quand vous refusez
C’est quand vous refusez de recevoir mon sang ou quand avec ma vie vous en changez le cours sans que je puisse encor comprendre pour quel sens ni connaître en souffrant pour quel plus haut amour, que vous parlez peut-être avec le plus de force à mon corps tout entier déchiré par la mort et que vous lui parlez avec les mots des noces et que dans leur mystère il devient votre corps, et c’est quand votre amour est là comme une nuit où je n’entends plus rien que mon propre silence et ne sais plus pourquoi vous consumez mes fruits que vous faites en moi mûrir votre présence,
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Jean-Claude Renard
et quand je ne sais plus ce que vous demandez que vous me demandez de n’être plus qu’à Dieu afin que n’ayant plus que votre volonté je puisse être vraiment le lieu de votre lieu, et quand j’ai soif du sang qui délivre le monde et dont je ne peux pas comprendre tout le poids qu’en ma vie votre vie se rend la plus profonde et m’accroît d’elle seule en me vidant de moi, et c’est lorsque mon corps se sent le plus mortel et couvert du péché qui a tout recouvert que commence à germer le grain surnaturel que l’Esprit a planté et nourri dans ma chair, que jusque dans la mort qui m’arrache à la vigne me féconde un amour plus puissant que la mort, un centre plus central que le centre des signes et qu’au cœur de ce cœur s’ouvre le lieu de l’or, s’ouvre une si terrible et si secrète attente qu’elle passe la mort même sans le comprendre et que Dieu en réserve à sa grâce vivante même le désespoir, la douleur et la cendre,
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Père, voici que l’homme
les réserve en mystère à la vie éternelle dont seul ici le Christ peut ensemencer l’homme et dont l’homme à son tour peut composer sa mœlle en se donnant lui-même à celui qui lui donne, et c’est quand je suis là divisé par le Père et ne comprenant plus de quel feu il me sonde et soumis au malheur et que les eaux amères me retiennent encor dans le péché du monde, et quand je me connais dans le goût de la terre et me connais sanglant de connaître un espoir qui est toujours plus grand que le cœur qu’il altère et toujours plus profond que ce qu’il fait avoir, et quand ne pouvant plus rester ce qui espère qu’en espérant de vous, j’espère ainsi le don que nul autre que Dieu ne fait de la lumière qui peut seule combler ce qui n’a pas de fond, ô Père, que de moi vous attendez l’amour qui livre l’homme au Christ pour vous l’offrir en lui et qui vous laissera l’emplir à votre tour de l’immuable été auquel il est promis.
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Jean-Claude Renard
Père, je suis en sang
Père, je suis en sang, et mon sang a le goût des os et de la cendre, et je suis plein du froid d’être à vous sans pouvoir ne vivre que de vous bien que là où je suis je vous sache avec moi, je sache que l’amour a tout entier vaincu le monde de la mort et de la dissemblance et que le corps du Christ couvre mon corps rompu des raisins mûrs du feu de la nouvelle enfance, qu’il couvre chaque corps d’un été si puissant qu’il ne reste plus rien dans la nuit de la terre, malgré le poids mortel que garde le néant, qui ne puisse en aimant renaître à la lumière,
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Père, voici que l’homme
recevoir de la Vie le pouvoir glorieux d’être devant la mort libre d’être vivant même quand cette mort, qui parle aussi de Dieu par son horreur sacrée, s’incarne dans le sang, quand la mer se dessèche et que partout l’accable un malheur que l’amour n’a pas fait disparaître pour que tout l’univers demeure responsable et que lui soit donné plus encore que d’être, quand ce pays stérile et si chargé pourtant d’un mal surnaturel qu’il passe le péché et témoigne de vous, même en vous reniant, fait de l’homme une proie, un homme descellé, un homme rejeté du ciel intérieur et comme immunisé contre l’Eau et l’Esprit et qui peut cependant reprendre votre odeur s’il est encor lié aux corps du Corps qui vit, mais je tremble, ô Seigneur, car je sens sur ma bouche souffler le froid profond de l’autre éternité et le grand arbre blanc dont vous êtes la souche se retirer de moi comme le sang des plaies,
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Jean-Claude Renard
et pris entre la nuit qui prend un corps de fable et le silence même où se sont retirées au fond du temps soudain désert comme des sables les eaux du haut amour et de la sainteté, j’ai peur de cette mort qui féconde la mort et qui détourne tout de la source et du sens et sait trouver en moi l’heure amère du corps et le lieu de ma soif et de ma complaisance, le lieu où comme un fleuve obscur et divisé je ne sens même plus que c’est moi qui me livre et qui livre avec moi le mystère du blé au plus facile goût de mourir que de vivre, à la facilité mortelle et sans mémoire de laisser dans la chair se consumer le feu et tomber sur le cœur comme une étoile noire la malédiction de ce qu’il ôte à Dieu, et j’ai peur de ce vent qui veille où rien ne veille et emporte la terre au-delà de l’été et desséchant les fruits de vos fruits sur la treille tente de la tarir avant de la brûler,
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Père, voici que l’homme
de ce vent ténébreux, de cet esprit de mort qui traversent les os, s’enfoncent dans la mœlle, envahissent le sang et glacent tous les corps d’un mal dont seul le Christ peut dissoudre le sel, de ce mal qui atteint le plus profond espace en prenant jusqu’au poids de votre connaissance et jusqu’aux grands secrets surpris sur votre Face quand tout vivait encor d’une unique semence, descend dans l’or sacré, rend à l’homme un oracle qui l’arrache de l’homme au nom même de l’homme en l’arrachant au Christ, et commet des miracles qui retiennent le règne au-dehors du royaume, qui retiennent la grappe au-dehors de la vigne et la joie hors du monde, et donnent à la terre sa contradiction sans pouvoir par leurs signes faire jamais mûrir la rose sur la pierre, et je tremble devant cette face sans face qui cherche à devenir mon sang et mon destin parce qu’elle n’est rien qu’une effroyable absence et à tout posséder parce qu’elle n’a rien,
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Jean-Claude Renard
cette nuit d’autant plus terrible et patiente à peser sur le monde avec un corps sans vie pour séparer de vous chaque sève vivante qu’elle est déjà vaincue sans même être assouvie, qu’elle est là comme un mal qui ne peut que le mal, comme un cri à la fois qui vous nie et vous nomme et se fait à la fois de plus en plus fatal et de plus en plus sourd sous ce qui le consume, qu’elle est là, contre moi, comme une femme amère dont l’odeur peu à peu pénètre tout mon corps de l’odeur d’une mort qui ne sent que la terre et qui n’est déjà plus que l’odeur de ma mort, que l’odeur d’un péché plus profond que le nôtre et plus aride encor que l’abîme des jours et que la solitude où commence la vôtre, Père, quand votre amour ne trouve pas l’amour, et qui attend du cœur qu’il s’ouvre à sa puissance et qu’après s’être assez épaissi à l’Esprit il soit tout entier plein du goût de votre absence pour le pétrifier dans un monde détruit,
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Père, voici que l’homme
et j’appelle vers vous et je prie en mourant que la force du Christ demeure dans les reins de l’homme en agonie jusqu’à la fin des temps pour le garder du mal de la moisson sans pain, du mal d’être lié et cloué hors de soi sur le bois effrayant, stérile et solitaire d’un arbre foudroyé qui n’est plus votre Croix mais le signe des dieux chassés de la lumière, le signe impur des corps chassés du Corps des hommes, chassés du Corps du Christ et du centre des choses, liés dans la colère et roulés dans l’écume de la mer sans raisins et sans métamorphoses, et j’attends que l’amour qui a seul le pouvoir de rendre l’homme à l’homme en le rendant à Dieu et de rendre avec lui la vendange au pressoir et de tout transmuer dans l’or miraculeux, Père, me garde en vous de me laisser hanter par cette ombre sans nom qui s’étend sur le monde et ne donne la mort à ce qui la connaît que pour que chaque mort à son tour la féconde,
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Jean-Claude Renard
qu’il délivre mon corps du corps extérieur et le rouvre au secret des fertiles pays et comme un sablier à l’heure du Seigneur renverse toute chair dans le feu de l’Esprit, et me frappant aux yeux et me jetant à terre fasse jusqu’à l’été germer malgré le chaume entre mes os pesants du froid de leur poussière le blé de Dieu d’où naît le blé nouveau de l’homme, le grain vivant montant vers la fleur et le fruit et qui fait avec lui monter l’arbre du monde vers l’accomplissement qu’il recevra du Christ quand vous remplirez tout de votre plénitude, monter vers votre amour l’homme qui est amour et qui ne prend vraiment sa mesure et son goût et ne porte son nom et ne soumet les jours qu’en montant vers le centre où se rassemble tout, en montant vers le Père avec le Corps du Fils de semaille en semaille à travers les hivers dans le grand mouvement qui fait monter vers lui tous les corps consacrés de tous les univers,
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Père, voici que l’homme
monter tous les soleils et toutes les planètes vers le cœur infini de la force et du feu où chaque être changé en sa grappe parfaite mûrira dans la joie des vendanges de Dieu.
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Jean-Claude Renard
Père, dans cette nuit
Père, dans cette nuit où la mort nous retient et dans ce sang pareil à un pays brûlé seule la Mère en qui tout est déjà sauvé est celle qui console et celle qui revient, elle est l’amour qui parle et pleure pour le monde parce qu’elle est la chair à qui l’homme est fidèle, la voix qui crie en lui pour que tout vous réponde et mûrisse pour vous et goûte votre mœlle, le corps dont le corps même est le Corps infini, le corps primordial des pierres de l’Église, le corps qui les contient et qui les fertilise en étant la mesure et la gloire du Christ,
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Père, voici que l’homme
la mesure des fruits du corps ressuscité qui a promu le monde à devenir en elle la terre dont elle est comme le plus haut blé et le pain préparé pour les tables du ciel, la vigne en qui le sang est saisi par le feu, délivré de la mort, transmué par la force qui fait seule du sang un sang mystérieux que les hommes boiront dans le pays des noces, un sang d’où coule tant de lumière et de miel qu’il change en un amour qui dépasse le cœur la douleur infinie cachée dans la douleur et l’emplit de la paix du lait originel, un sang qui a germé dans le sang de la Mère pour que tout puisse attendre avec son propre amour que le corps glorieux transfigure la terre et qu’une unique joie vienne en combler les jours, pour que dans cette chair qui ne vit que de vous tout à son tour reçoive et enfante le Christ et que le Fils de Dieu devienne aussi le Fils de chaque homme lié à l’amour qui lie tout,
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Jean-Claude Renard
lié, déjà vivant, et nommé par son nom mais appelé pourtant à n’être vraiment l’homme qu’en tirant des raisins dont vous lui faites don le vin qu’il offre à Dieu pour que Dieu le consomme, pour que par la chair même en qui la chair est pure, le temps dissous, la terre ouverte et vendangée, le limon de la mer puisse être fécondé et tout entier couvert de vos grandes verdures, pour que dans la beauté du monde essentiel et comme avec le sceau du corps qui les unit l’un dans l’autre mêlés par le surnaturel l’homme épouse l’Église et la femme le Christ, et qu’ils ne soient plus qu’un à célébrer ensemble la messe où l’univers sera uni au Père et où tout connaîtra les noces ineffables qui vous lient à jamais à l’amour de la Mère.
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Père, voici que l’homme
Père, voici que l’homme
Père, voici que l’homme est là comme le blé qui se nourrit de vous pour vous nourrir de lui, qu’il remonte du temps comme un corps fécondé pour produire avec vous ce qui doit porter fruit, qu’il est là comme l’arbre et là comme le pain levé dans le limon dont il est le mystère, dont il n’est l’eau, le sel, le sens et le raisin que pour vous faire don des vignes de la terre, pour accomplir en vous la semence du sol, Seigneur, et la mûrir dans la lumière d’août, et tirer des sillons de l’unique parole cet homme essentiel qui n’est homme qu’en vous,
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Jean-Claude Renard
cet homme possédé et promu par le feu qui transforme la chair en un vrai corps vivant, qui fait du corps charnel où s’était pris le Dieu un corps qui dans le Dieu se prend à son vrai sang, un corps ouvert, Seigneur, soudain comme la mer, un corps qui se connaît après s’être dissous et qui vous recevant en vous donnant sa chair reçoit de votre Esprit et se reçoit de vous, et qui s’étant reçu en se liant au Christ lie à son tour en lui le monde originel pour le lier au Christ qui lie tout dans l’Esprit et du temps transmué fait son corps éternel ! Père, voici que l’homme est devant vous levé pour devenir celui qui doit devenir l’homme, qui doit prendre le nom dont vous l’avez nommé et dont vous attendez que l’œuvre se consomme, qui doit prendre son nom qui est un nom de gloire, un nom de ressemblance, un nom de sainteté, et l’extraire à la fois du sang de son histoire et de l’amour qu’en vous vous lui avez donné,
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Père, voici que l’homme
le nom qui est son sens et qui est son vrai signe, et qui vivant depuis que vous l’avez fondé dans les sources du monde et les jours de la vigne doit croître comme l’or qui monte de l’été, et connaître la loi de sa coulée profonde, et connaître son poids, son ordre et sa mesure en assumant sa loi pour qu’elle soit féconde comme la loi de l’arbre assumant sa verdure, et assumer sa loi en connaissant le Christ qui est la loi totale, et le centre des noces, et le corps absolu en qui tout s’unifie, et tout porte sa grappe, et tout connaît sa force, et en qui tout reçoit la puissance d’aimer pour que Dieu s’ouvre à l’homme et reçoive de lui cet esprit et cette eau et ce sang échangés où tout se transfigure et tout est accompli ! Père, voici que l’homme est devant vous vivant et qu’il sait que le Christ est son centre parfait, qu’il est le corps du monde arrivé à son sens, formé de son destin et l’ayant assumé,
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Jean-Claude Renard
qu’il est le corps qui lie et l’arbre universel où la grâce de Dieu et le désir du monde liés comme les eaux dans la mer maternelle pour la même moisson s’unissent et se fondent, qu’il est l’unique corps auquel il faut que l’homme se scelle par la mort et l’amour et l’esprit pour vivre de la vie et être vraiment l’homme, être le Christ en l’homme et l’homme dans le Christ, et l’homme en même temps qui ne peut rien sans Dieu et sans qui Dieu n’est rien que le plus haut silence et sans qui l’œuvre vive et profonde du feu ne porte pas le monde à son incandescence, et qui sont comme un seul sans jamais se confondre, vous, Père, qui donnez, et lui qui vous reçoit pour se changer en vous et pouvoir vous répondre en vous rendant à vous tout chargé de son poids, d’un poids d’homme à présent fait de votre mystère et qui, fait corps du Christ qui fut corps de son corps, peut maintenant en vous glorifier la terre et rassembler sa joie dans la neige et dans l’or !
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Père, voici que l’homme
Père d’or et de sel
à Notre Père et à mon père.
Père d’or et de sel, ô Père intérieur, Père d’eau, Père pur par l’arbre et par le feu, ô source du Soleil, Père mystérieux, Père continuel et pur par la douleur, ô Père fabuleux, ô Père par la nuit, Père par le sommeil, la mémoire, et la mort, Père tombé en terre et passé dans mon corps, ô Père foudroyé dont mes os sont les fruits,
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Jean-Claude Renard
Père, vous m’incantiez, et vous étiez ma tour quand je n’étais en moi que ce qui vous aimait, quand je vivais en vous, vivant du seul amour, je n’étais plus en moi que ce que vous étiez, Père, la neige est là, et je dors sous ma chair, je dors au fond du Père et je m’éveille en lui, Père, la neige fond, la mer brûle et mûrit, Père surnaturel, miracle de la mer, Père, vous me portez, et vous êtes en moi même quand je demeure au-dehors de vous-même, vous êtes là vivant, secret, et ce qui m’aime quand je ne suis plus rien et même plus à moi, Père de ma douleur, Père de mon absence vous êtes là vivant même quand je suis mort, même quand je vous tue vous m’animez encor et même dans mon mal restez mon innocence, Père, quand tout est mort, et quand tout est dissous dans le péché du monde et dans l’argile amère, vous êtes encor là mon sens et mon mystère comme un amour terrible, inépuisable et doux,
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Père, voici que l’homme
Père, malgré ma mort, c’est l’Esprit qui console, qui relie à mon corps votre corps éternel, c’est votre corps ouvert dans le corps maternel qui fait de moi son sang, sa proie et sa parole, Père, je nais ailleurs, je renais dans le pain, je renais dans la vigne et dans le vin de Dieu, Père, tu es ma bouche, et ma bouche est en Dieu, ô Père d’arbre et d’or, ô Père souterrain, Père de l’autre temps, Père du prochain Ciel, je me retrouve en toi pareil à mon amour, Père devant ma vie et derrière mes jours je deviens avec toi le Père Essentiel !
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Jean-Claude Renard
Père, vous n’avez pas
Père, vous n’avez pas créé le corps du monde pour que les derniers jours le rendent au néant mais pour qu’en recevant l’amour qui le féconde il puisse dans le Christ être à jamais vivant, vous n’avez pas créé en créant par amour un corps privé de sens et promis à la mort mais un corps qui reçoit pour donner à son tour et pour connaître en vous la gloire de son corps, vous n’avez pas donné à ce corps fait par vous et fait pour vous aimer de votre propre amour tout ce que donne Dieu pour lui reprendre tout mais pour que votre amour vous rende votre amour,
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Père, voici que l’homme
vous le rende vraiment comme un amour nouveau qui recevra de vous votre force et sa force, un amour appelé à former de ses eaux un corps offert à Dieu pour qu’il en soit les noces, un corps ensemencé qui mûrit peu à peu, qui passe peu à peu comme le grain au blé de la grâce à la gloire, et porté par le feu en croissant dans l’Esprit croît vers sa densité, un corps qui soit en vous en étant fait du Christ pleinement votre joie et pleinement la sienne, pleinement votre vigne et pleinement ses fruits et devienne le corps de l’éternité même. Père, vous n’avez pas lié l’homme à la chair et lié l’homme à l’homme avec des nœuds d’argile pour diviser ce que vous avez voulu faire et brûler votre cep comme un cep inutile, vous n’avez pas lié dans l’homme à votre image la terre et votre Esprit pour en rompre les gerbes et n’avez pas en vain donné à votre ouvrage votre mœlle éternelle en lui donnant le Verbe,
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Jean-Claude Renard
vous n’avez pas lié ce qui était uni avant de prendre poids dans le poids de la mort pour délier en vous l’univers et l’Esprit quand la mort tout entière aura perdu son corps, mais vous avez lié le feu avec la terre pour qu’il n’existe rien là où tout vient de vous qui ne puisse s’ouvrir et s’unir au Mystère et répondre à l’amour qui seul appelle tout, qui appelle le monde à la vie véritable malgré le désespoir dont le monde est nourri et aux eaux qui coulant à l’autre bord des sables les fécondent pourtant en y creusant leur lit, afin qu’il n’y ait rien de ce qui doit mûrir pour devenir le corps pour qui vous l’avez fait qui ne puisse en vivant de l’amour qui fait vivre à la fois engendrer et recevoir son blé. Père, vous n’avez pas voulu en créant l’homme et en le créant libre et capable de Dieu, en lui laissant pouvoir de bâtir vos colonnes et d’être en vous aimant votre or et votre lieu,
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Père, voici que l’homme
vous n’avez pas voulu en vous donnant à lui qu’il renonce à lui-même et à ce qu’il doit être pour être vraiment l’homme et vraiment votre fruit mais qu’en vous connaissant il puisse se connaître, vous n’avez pas voulu qu’il renonce à son sens, au sens auquel pour vous et pour lui à la fois vous l’avez destiné à devenir vivant, à vivre de la joie en étant votre joie, mais vous avez voulu qu’il renonce à la mort, qu’il renonce sans cesse à l’homme de ce monde pour recevoir du Christ son véritable corps et passer de son signe à sa face profonde, qu’il renonce sans cesse à ce qui n’est pas lui, à ce monde qui n’est que l’image du monde pour que sans cesse ensemble ils dépassent la nuit et qu’ils soient les sarments de la vigne féconde, qu’ils passent dans le Christ de l’ombre à la lumière et deviennent en lui, avec lui et par lui vraiment l’Homme dans l’homme et la Chair dans la chair habités par l’Esprit et vivant dans l’Esprit.
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Jean-Claude Renard
Père, vous n’avez pas semé au cœur du monde le mystère et le sang du Christ crucifié ni planté comme un grain qui croît et surabonde la propre gloire en lui du Dieu ressuscité, vous n’avez pas laissé dans la terre souffrante la gloire commencer à la glorifier, même dans un secret qui la veut patiente, pour ôter à la chair la chair ainsi sacrée, vous n’avez pas semé jusque dedans ses os ce qui doit porter fruit, pour en séparer l’homme, mais des corps anciens faire les corps nouveaux et rassembler en eux le Règne et le Royaume, faire que de cet homme et que de cette terre et dans l’espace même où vous les avez mis naisse dans votre gloire et à sa gloire entière un grand corps fait de l’homme et du monde accomplis, un corps transfiguré formé du Corps du Christ et devenu un autre en devenant lui-même, en recevant de Dieu la véritable vie que Dieu seul à voulu donner à ce qui aime,
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Père, voici que l’homme
à tout ce qu’il a fait pour lui rendre louange quand tout à son amour étant vraiment uni il n’y aura plus rien qu’une unique vendange dont le vin à jamais coulera devant lui.
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Jean-Claude Renard
Père, que chaque corps
Père, que chaque corps repris par l’eau féconde n’attende plus son sens du temps qu’elle a détruit mais s’avance vers Dieu jusqu’à la fin du monde puisque Dieu est vivant en lui et devant lui, que ce qui fut le lieu des sources de la mort s’ouvre aux vignes de l’homme en s’ouvrant au mystère et mûri par le Christ dans l’été de son Corps soit à son tour l’été qui fait mûrir la terre, et que passant partout la figure des choses il ne remonte plus la grande mer obscure pour n’en faire avec l’arbre éclater que les roses mais trouver peu à peu son nom et sa mesure,
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Père, voici que l’homme
car maintenant que Dieu est entré dans le monde pour que le monde sache avec un cri de joie que malgré le malheur et la mort qui le sondent il peut entrer en Dieu si Dieu devient sa proie, il n’importe plus rien que de marcher vers vous, Père, sans regarder vers les pays anciens, sans même regarder vers les pays perdus qui ont gardé l’odeur de vos premiers raisins, mais délivré de tout pour être plus avide et promu par l’amour qui divisa les eaux d’aller, plein de la soif qui rend tout plus aride, l’assouvir du seul vin tiré des fruits nouveaux, d’aller de jour en jour en ne suivant rien d’autre que le fleuve éternel qui transforme le temps en liant dans son cours chaque chair à la vôtre pour que tout soit scellé en un seul corps vivant, et que l’homme sans cesse en travaillant à l’homme que le Christ à chaque heure appelle dans le Christ réponde à son vrai sens en l’assumant lui-même pour être enfin lui-même en lui-même accompli,
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Jean-Claude Renard
passer du sang qui cherche à l’amour qui possède puisque jusqu’au midi de la face de Dieu nul ne pourra voir l’or des colonnes du monde qu’à travers le mystère et les signes du feu, et puisqu’il faut d’abord avoir été livré aux eaux du Fils de l’homme et à son agonie et su jusqu’à la mort que même quand l’été couvrirait chaque corps sans que l’Esprit les lie, et quand ce monde où croît toujours plus que le monde sans qu’il comprenne encore où le monde s’achève sonderait le secret des soleils qui le fondent et du cœur d’où jaillit sa plus profonde sève, et quand tout l’univers serait lu comme un livre et que le Dieu vivant resplendirait partout l’homme qui malgré vous peut refuser de vivre n’aurait pas le pouvoir d’être vivant sans vous, d’être vraiment vivant de la vie véritable qui le fait vivre en vous et vous fait vivre en lui et qui fait de chaque homme et des hommes ensemble un monde où aucun d’eux n’entrerait sans l’Esprit,
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Père, voici que l’homme
sans la grâce qui ouvre et lie l’homme à la grâce et lui fait désirer de se donner au Père en se donnant au Fils, pour connaître l’espace où l’homme échappe au mal d’être un homme contraire, un enfant sans enfance endormi dans son sang, endormi sous la mer des jours sans espérance comme un corps séparé des corps incandescents et des pays du sacre et de la ressemblance, un corps qui sans l’amour dont le centre est le Christ ne passerait jamais des puissances du corps à la force des corps qu’éternise l’Esprit même s’il avait droit sur la vie et la mort, mais puisque dans la chair, malgré le temps charnel, l’homme est le cœur du nœud de nuit et de lumière où sont mêlés la glaise et le surnaturel et qui noue avec lui le destin de la terre, qu’il ne rejette rien de la beauté du monde quand le monde est vivant de la beauté sacrée des vignes et des jours dont la vendange abonde et qui ont reconnu le Corps ressuscité,
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Jean-Claude Renard
qu’il ne fuie même pas sa propre pesanteur pour chercher dans le goût du silence infini auquel le cœur se rend quand il perd sa saveur à consumer un mal qui ne naît que de lui, mais qu’il porte son poids comme un corps qui se donne pour être transmué dans la mœlle de Dieu en un homme en vous seul vraiment comblé par l’homme et mûr de la moisson du monde glorieux, un homme en qui chaque homme aime votre mystère et qui en chacun d’eux mange de votre pain pour bâtir de leurs corps le corps du sanctuaire et recevoir de vous la joie de n’être qu’un, un homme dont la faim et dont la pauvreté seront le lieu de Dieu, l’huile de l’espérance, la semence qui croît et monte vers le blé dans l’attente des jours de la pleine abondance, un homme vraiment fait de l’homme universel et en fraternité dans la force du Père avec le lait du monde et les grappes du ciel et les pierres d’or frais qui incantent les pierres,
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Père, voici que l’homme
un homme dans l’odeur du feu spirituel, des vents de Pentecôte, un homme dont le chant devient le chant de Dieu et la cendre le miel de la chair transformée qui prend son corps vivant, qui ne se nourrit plus du sang des bêtes mortes ni des sucs ténébreux qui brûlent sous la neige mais du sel et des eaux d’une terre plus forte que les corps anciens qu’un seul Corps désagrège, qu’un seul été soudain comme un grand soleil d’août tarit et fait mourir pour les transfigurer, pour que tout vidés d’eux ils soient remplis de vous et pleins de vous changés en leur propre clarté, et que vraiment saisis et unis par le Christ ils puissent à leur tour saisir jusqu’aux racines l’arbre même du monde et le comprendre en Lui et lui donner en Lui le nom de votre vigne, afin que, lorsque Dieu viendra tout accomplir, l’ordre de l’univers et l’ordre de l’amour ne soient plus sur la mer que comme un haut navire unique et flamboyant de votre unique jour.
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Jean-Claude Renard
Père, c’est chaque jour
Père, c’est chaque jour et c’est dès maintenant dans l’odeur de l’argile et le poids de la chair qu’à chaque instant pour nous s’ouvre la fin des temps et que l’éternité s’étend comme la mer, c’est maintenant que l’homme, et le monde avec lui, à chaque heure soumis au secret de la mort prend le nom qu’il aura quand reviendra le Christ et que tout connaîtra la gloire de son corps, c’est sans cesse en faisant de ce qu’il a reçu une vigne vivante ou des sarments séchés qu’il s’approche du feu qui féconde ou qui tue et qu’il passe déjà les portes de l’été,
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Père, voici que l’homme
qu’il se prépare au jour du premier jugement, au moment où soudain pris par la mort charnelle et avant que ses os redeviennent vivants il se verra scellé du sceau dont il se scelle, qu’il consume déjà ou qu’il porte les grappes que le Fils pressera sur la bouche du Père et dont le vin sacré coulera sur ses nappes quand Dieu révélera tout nom et tout mystère, quand chaque homme nommé avec les mots de sang qu’il prononce sur soi et sur le grain qu’il sème en s’unissant au Christ ou en le refusant sera jugé par lui en se jugeant soi-même, quand les âmes déjà envahies par la mort seront aussi rendues à leurs corps ténébreux pour en peser la nuit et pour être avec eux rejetées à jamais dans la dernière mort, quand celles que leur sang retenait dans la neige pour peu à peu s’y perdre et s’y purifier renaîtront dans leurs os pour que l’or s’y agrège et que le Christ en soit la mœlle et la beauté,
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Jean-Claude Renard
quand celles qui déjà vivront du haut amour ne seront réunies à leur première chair que pour y posséder la lumière des jours et remplir de sa joie le nouvel univers, et quand même la chair qui frémira encor jusque dans l’agonie de la terre et du ciel sera livrée vivante au feu de l’autre corps et soudain transmuée en la chair éternelle, changée en une chair qui sera dans le monde transfiguré lui-même en un corps glorieux, le corps spirituel, la grande chair de Dieu à jamais accomplie et à jamais féconde, ou changée en un corps que la mort nourrira d’une mort plus terrible et sans cesse plus morte sera comme une chair qui est et qui n’est pas en restant à jamais au-dehors de vos portes, hors de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme réunis dans le Christ en un unique esprit, en un unique amour et en un seul royaume où Dieu vivra en tout et tout vivra en Lui !
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Père, voici que l’homme
Père, c’est chaque jour dans l’épaisseur du sang que l’homme écrit le nom de son éternité, qu’il se donne le nom qui lui sera donné quand vous séparerez l’ivraie et le froment, quand vous rassemblerez les vivants et les morts dans la terre où chaque homme aura semé son blé, où il aura versé la sueur de son corps et où pour lui le Fils se sera incarné, dans la terre créée pour que l’homme la fonde et qu’il y soit jugé, — même si son pouvoir est devenu cosmique et a passé le monde pour fouler d’autres fruits de votre grand pressoir, même si cette terre au jour du jugement est déjà foudroyée, tarie et consumée par le péché de l’homme, et si c’est dans le sang qu’il vous faut la juger et la transfigurer, c’est en elle, avec elle, et jusque dans sa cendre que chaque homme par vous sera ressuscité pour entendre son nom, et pour que Dieu l’engendre dans un corps qui sera un corps de vérité,
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Jean-Claude Renard
et c’est en même temps que tous les univers dans le Cosmos aussi ayant pris leur mesure devant le Christ qui ouvre et qui lie toute chair, seront chargés du poids de leurs propres ramures, pesés et partagés et transformés par Dieu pour que de cette chair qui fut leur chair profonde soit fait le corps nouveau dont vous serez le lieu ou dont l’enfer fera sa souffrance inféconde, le Corps même du Christ — ou le corps de la mort, — un seul corps glorieux, un seul corps éternel, un seul fleuve de joie et un seul arbre d’or dans le pays du lait, des raisins et du miel, un corps où chaque corps sera vraiment le vôtre, où tous les corps ensemble accomplis et parfaits seront par votre Esprit ouverts les uns aux autres et ne formeront plus qu’une seule clarté, un monde infiniment plus beau que son attente tant le Père est plus grand que ce qu’il a promis et tant ce qui vivra dans la terre vivante y vivra d’un amour toujours plus infini !
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Père, voici que l’homme
Ô corps pétrifiés
Ô corps pétrifiés dans la dernière mort, corps qui vous êtes seuls scellés et condamnés à n’être plus sans Dieu que l’absence des corps, que des corps interdits, que des corps étrangers, que des corps de refus refusés à la vie, ô grands corps descendus dans votre éternité hors de la vigne mûre et du seul corps qui lie pour n’avoir fait de vous que des corps possédés, que des corps investis du terrible pouvoir de diviser la chair, la lumière et le monde, corps maintenant pareils à des corps sans espoir, à cette nuit de corps que plus rien ne féconde
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Jean-Claude Renard
et pour qui même Dieu, Père, ne peut plus rien, corps absolus, corps séparés des corps vivants, corps fixés dans la mort, corps sans eau et sans pain, voici que maintenant vous n’avez plus de sens, voici que vous dormez d’un sommeil infini, de l’effrayante paix d’un sommeil sans amour comme des arbres morts et des corps sans esprit, voici que vous dormez comme des corps si lourds, voici que vous dormez d’un sommeil si profond que vous ne voyez plus le Père qui vous voit, que vous n’avez plus rien, plus de lieu, plus de nom, que vous ne pouvez plus reconnaître la joie ni aimer ni haïr ce qui vous aime encor, voici que vous dormez si terriblement loin, si intensément loin de la source et de l’or, que vous dormez sur vous d’un sommeil si ancien, si vide et si lointain et si absent de Dieu, d’un sommeil à jamais si vide et si désert que vous êtes trop loin, trop éloignés du feu pour rejoindre Celui qui reste encor le Père,
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Père, voici que l’homme
qui reste votre Père au-delà de l’absence, ô grands corps endormis comme des enfants morts, mais un Père inconnu perdu dans le silence et qui pourtant sur vous veille peut-être encor !
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Ô Père, après les jours
Ô Père, après les jours de la grande colère, les jours déjà levés dans la chair et le sang et que vous fixerez dans leurs grappes amères pour des saisons dont nul ne peut sonder le temps, après les jours promis à la terrible mort dont vous connaissez seul quel sera le silence et où pour s’être ici exclus de votre corps tout sera consumé au feu de votre absence, où chaque être lié par son propre péché devra porter la mort de sa semence morte et se condamnera à être condamné pour que votre justice elle aussi soit parfaite,
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Père, voici que l’homme
où tous les corps seront comme un corps de néant, un corps obscur, un corps sans signes et sans nom, un corps extérieur et pareil au non-sens et dont même le sang restera infécond, un corps dont les moissons cesseront de germer et qui vous connaîtra sans pouvoir vous connaître comme un atroce amour qui ne peut plus aimer et ne peut pas se taire et ne peut plus renaître, après et au-delà de ces jours de malheur dont l’abîme et les temps sont vraiment infinis, sont vraiment éternels par leur poids de douleur et par la profondeur où descendra leur nuit, après eux, malgré eux, et gardé pour eux-mêmes quand ils auront vraiment consommé toutes peines et connu jusqu’au fond la souffrance suprême d’être assoiffé de vous et hors de vos fontaines, ô Père, quel amour plus fort dans votre amour que la justice même et que l’éternité et plus lourd dans l’amour que les corps les plus lourds et plus profond encor que l’amour révélé,
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quelle grâce en vous seul aux sources de la grâce et cachée dans la gloire à la gloire des jours garderez-vous peut-être, ô Père, pour que passe cette mort elle-même envahie par l’amour, par un amour si plein de son propre désir que tout, sans s’y dissoudre, en serait possédé et que même la mort finirait de mourir pour être aussi par lui rendue à votre été, au don du Dieu qui est au-delà de chaque être l’inaccessible Dieu, et cependant en lui ce centre essentiel, cet arbre au cœur du centre qui donne toujours plus qu’il n’attend de ses fruits, cet amour absolu où en vous se répondent la seule Vérité, la seule Liberté qui fondent dans l’Esprit la liberté du monde et fondent chaque amour et chaque vérité, convient chaque homme à croître et à s’unir en Elles pour qu’en étant promus et mûris tous ensemble et l’un par l’autre ouverts aux sources paternelles que nul ne connaît seul, — l’Eau de Dieu les rassemble,
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Père, voici que l’homme
et que tout dans vos mains soit vraiment accompli comme la grappe et l’or, et la Création tout entière l’Épouse épousée dans l’Esprit, tout entière l’Épouse appelée par son nom, le grand pays de Dieu, le Corps parfait du Christ où chaque être en cherchant et en sondant vos signes ayant su vous aimer, même d’un autre cri, recevra par amour le vin de votre vigne, et où l’ultime mort à jamais abolie pour qu’il ne reste rien qui ne vous soit offert vous rendra tous les corps dont elle était nourrie même si à jamais elle a marqué leur chair, afin qu’en reprenant l’unique nom vivant que vous aviez pour eux scellé dans votre paix il n’y ait plus partout qu’un amour et qu’un chant à louer la splendeur de votre éternité ?
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Du même auteur
Juan, poème, préface de Thierry Maulnier, Didier, 1945. Cantiques pour des pays perdus, poèmes, préface de Patrice de La Tour du Pin, Robert Laffont, 1947. Haute-Mer, poèmes, Points et Contrepoints, 1950. Métamorphose du Monde, poèmes, Points et Contrepoints, 1951 et 1963. Fable, poèmes, Pierre Seghers, 1952. Père, voici que l’homme, poèmes, Seuil, 1955. En une seule vigne, poèmes, Seuil, 1959. Incantation des Eaux, poème, Points et Contepoints, 1961. Incantation du Temps, poèmes, Seuil, 1962. La Terre du Sacre, poèmes, Seuil, 1966 et 1969 ; Corti, 1989. La Braise et la Rivière, poèmes, Seuil, 1969 ; Corti, 1989. Notes sur la poésie, essai, Seuil, 1970 et 1986. Le Dieu de Nuit, poèmes, Seuil, 1973 ; Corti, 1990. 86
Père, voici que l’homme
Notes sur la foi, essai, Gallimard, 1973. Connaissance des Noces suivi de Juan, poèmes, EFR Messidor, 1977. Dits d’un Livre des Sorts, poèmes, La Différence, 1978. La Lumière du Silence, poèmes, Seuil, 1978 ; Corti, 1990. Les Mots magiques, poèmes, Éditions Ouvrières, 1980. Le Lieu du Voyageur, Notes sur le Mystère, essai, Seuil, 1981. Une autre parole, essai, Seuil, 1981. Les 100 plus belles pages de Jean-Claude Renard, poèmes, préface de Georges Jean, Belfond, 1983. 12 Dits, poèmes, Le Verbe et l’Empreinte, 1983. Par vide nuit avide, poèmes, Fata Morgana, 1983. Toutes les îles sont secrètes, poèmes, Seuil, 1984. Fiches, poèmes, Les Cahiers du Confluent, 1986. Quand le poème devient prière, essai en collaboration avec Marc Tardieu, Nouvelle Cité, 1987. Choix de poèmes, collection « Points », Seuil, 1987. « L’Expérience intérieure » de Georges Bataille ou la Négation du Mystère, essai, Seuil, 1987. Dits de la faim et de la soif, poèmes, Le Verbe et l’Empreinte, 1990. Sous de grands vents obscurs, poèmes, Seuil, 1990. Métamorphose du Monde précédé de Origines, poèmes, présentation de Pierre Brunel, collection « Orphée », La Différence, 1991.
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Jean-Claude Renard
Ce puits que rien n’épuise, poèmes, Seuil, 1993. Dix runes d’été, poèmes et proses, Mercure de France, 1994. Voyages, poèmes et proses, co-édition La Licorne — Les Amis de Hors Jeu, 1994. Dits de Grande Chartreuse, poèmes, Le Verbe et l’Empreinte, 1995. Autres notes sur la poésie, la foi et la science, essai, Seuil, 1995. Qui ou Quoi ? suivi de Quatre Dits de Légendes, poèmes, Le Cherche Midi Éditeur, 1997.
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