Jan Twardowski
Dépêchons-nous d’aimer Traduit du polonais par Iadviga Abraham & Claude-Henry du Bord
Amis de Jors Jeu Éditions Éditions L’Écritoire 1999
Jan Twardowski
Dépêchons-nous d’aimer Traduit du polonais par Iadviga Abraham & Claude-Henry du Bord
Amis de Jors Jeu Éditions Éditions L’Écritoire 1999
Dépêchons-nous d’aimer
Tous les droits sont réservés par Jan Twardowski pour le texte original, par les traducteurs pour la traduction et l’introduction, et par les éditeurs pour la présente édition.
© Jan Twardowski, Iadviga Abraham & Claude-Henry du Bord, 1999
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Table Un prêtre, tout simplement..........................................................5 Demande.........................................................................................8 Rencontre........................................................................................9 Pas comme ça pas comme ça....................................................10 Pourquoi........................................................................................11 Que sais-tu....................................................................................12 Questions......................................................................................13 Tu cherches..................................................................................14 Au microscope.............................................................................15 Credo.............................................................................................16 Soudain découvrir........................................................................18 C’est difficile.................................................................................19 À qui la faute................................................................................20 Intimes et étrangers.....................................................................22 Contre toi-même..........................................................................23 * * *................................................................................................24 Rien de plus..................................................................................25 Écriture..........................................................................................26 On fait la queue devant le paradis............................................27 Dépêchons-nous d’aimer...........................................................28 Aimer l’homme............................................................................30 Bonne nuit....................................................................................31
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Dépêchons-nous d’aimer
Un prêtre, tout simplement Inconnu en France, le Père Jan Twardowski est un phénomène poétique en Pologne. Ignoré des éditeurs et des tendances du marché polonais de la culture pendant des décennies, Jan Twardowski a écrit une œuvre poétique à part, intime et populaire à la fois, plus évangélique que mystique, une œuvre d’une intimité séduisante et d’une surprenante justesse. Il est désormais lu dans tous les milieux — y compris des enfants pour lesquels il a écrit — , et reconnu pour ce qu’il est, un poète véritable. Nous proposons aujourd’hui la traduction d’un choix de poèmes tirés de ses plus célèbres volumes, pour un premier contact avec la poésie de Jan Twardowski. Le Père Twardowski écrit comme il parle et parle comme il prie. À mi-voix, avec des mots familiers, avec humour, franchise et tendresse, le poète s’entretient avec le lecteur et lui dévoile le besoin qu’ils ont l’un et l’autre de l’amour, donc de Dieu qui est pour un chrétien une personne plus qu’une idée. Dans le doute, le désarroi, la confiance, la joie,
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l’âme humaine ne cesse de rencontrer la silencieuse présence de Dieu, sans toujours le savoir. En homme de foi, le Père Twardowski regarde l’amour des hommes avec une immense tendresse et préfère la confidence poétique aux grandes envolées lyriques. Il communique une certitude humble et rassurante, chante une ouverture au monde totale et confiante que certains critiques n’hésitent pas à rapprocher du message de saint François d’Assise. Jan Twardowski est, il est vrai, très épris de la nature ; durant des années, il a suivi des leçons particulières de botanique auprès d’un professeur d’université : « Avec les arbres et les oiseaux, explique-il, j’arrive à mieux imaginer le Paradis qu’avec des églises et des cathédrales. » Né le 1er juin 1915 à Varsovie, Jan Twardowski publie son premier recueil en 1937 ; il suivait alors des études de lettres sans trop penser à l’avenir et moins encore au sacerdoce. La guerre cristallisera son choix. En 1944, il survit au carnage de l’Insurrection de Varsovie et voit ses meilleurs camarades se faire tuer. Il entre au séminaire en 1945. Le Père Twardowski a été ordonné il y a cinquante ans. D’abord vicaire de campagne, il est chargé ensuite d’enfants handicapés mentaux avant d’être nommé recteur chez les sœurs de la Visitation, à Varsovie, où il vit encore. Aujourd’hui octogénaire, le poète continue d’écrire et de s’intéresser à la vie publique. Le téléphone sonne souvent
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dans son petit appartement. Il y reçoit en toute simplicité, étonné et heureux de constater l’impact et le retentissement de cette œuvre où il écrivit un jour : Je ne suis pas venu vous convertir, Monsieur (…) Tout simplement je vais m’asseoir près de vous Et confier mon secret Moi, le prêtre Je crois en Dieu comme un enfant.
Iadviga Abraham & Claude-Henry du Bord
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Demande De moi-même je n’ai fait ni peu ni beaucoup de bien c’est juste un ange qui parfois donnait avec mes mains en amour non plus je n’ai su être fidèle ni infidèle je crois quelqu’un d’autre et bien mieux aimait à travers moi tout au long de ma vie les dogmes me dépassaient quand Tu me fermeras les yeux Tu m’expliqueras je le sais
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Rencontre
À Barbara A. Ce moment unique d’éblouissement étrange quand soudain quelqu’un vous paraît très beau et d’emblée proche comme la maison le marronnier du square une larme dans un baiser comme l’un des nôtres tellement familier comme si vous vous étiez lavé les cheveux l’un l’autre ce moment unique qui frappe comme le feu ne le retiens pas que les chemins se croisent la solitude unit les corps et la souffrance les âmes ce moment unique pas besoin d’autres ce qui n’arrive qu’une seule fois reste le plus longtemps
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Pas comme ça pas comme ça Mon âme ne me croit pas mon cœur doute de moi ma raison ne m’écoute guère ma santé s’en va ma jeunesse est morte mes photos de famille sont sans vie mon pays n’est plus ce qu’il était même l’enfer m’a déçu il est froid je tirai le rideau pour qu’on ne me voie plus mais une larme s’en échappa et se mit toute nue
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Pourquoi Tu ne crois pas en toi plus grand que toi-même ni qu’une mort soit moins grande que la mort ni que l’on puisse tomber malade du péché que la solitude est mauvaise si on la fuit que le temps hurle à tue-tête mais tu ne l’entends pas ou bien tu fais le sourd tu es triste assis là comme la Madeleine de Georges de la Tour tu ne crois en rien pourquoi donc as-tu peur
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Que sais-tu Que sais-tu de la souffrance de l’amour de la colère de la douleur des chevaux envoyés à la guerre je vois un ciel orageux serein mais au-delà je ne sais pas
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Questions Où commence la vérité où finit la raison où n’es-tu qu’amour où déjà souffrance est-ce une larme sur le nez ou la chaleur d’eau froide où allons-nous ensemble pour mourir chacun seul ce mot est-il encore ou vaut-il le silence le corps éloigne-t-il toujours ou juste dissimule à quel moment précis le Dieu officiel nous quitte avec ses règlements puisqu’il est devenu vrai Ô Sainte Croix des Questions tu pèses bien peu quand un petit bonheur idiot vient nous lécher la joue
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Tu cherches Tu cherches la vérité pas le mystère la feuille sans arbre le savoir et non l’étonnement tu crains de t’appuyer si tu ne peux toucher tu commences par le succès immense et inutile au lieu de faire silence tu ergotes sur Dieu tu demandes qu’on t’aime mais tu ne sais aimer tu te crois l’instigateur de tes remords ignorant que la preuve de l’existence réside dans l’inexistence de cette preuve intelligent et pourtant si borné
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Au microscope Mais qu’est-ce que tu fabriques pauvre idiot tu examines au microscope l’amour et la mort tous les deux très obscurs tu colles ton oreille touches à tout à tâtons tripotes la poignée pour ouvrir bien que le cœur sache maintenant et rien pour après tu te coupes en quatre cherchant la preuve allumant les lumières reniflant la théologie tandis qu’il faut ne pas voir ne pas entendre ne pas toucher ne pas savoir et seulement alors te mettre à croire
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Credo Je crois en Dieu par amour pour quinze millions de lépreux pour les hommes portant tels des bêtes de somme des fardeaux de l’aube à la nuit pour trente millions d’aliénés pour les petites vieilles dont les cheveux ont blanchi d’une longue bonté pour ceux qui s’acharnent à regarder leur préjudice afin de ne pas en voir le sens pour ceux que l’on passe sous silence et qui dorment une trompette d’archange sous l’oreiller pour la petite fille avec une case en moins pour ceux qui inventent des gouttes pour le cœur pour les indigènes massacrés par les blancs très-chrétiens pour le confesseur qui attend oreilles déployées pour les yeux des schizophrènes pour ceux qui se réjouissent de recevoir toujours et d’avoir toujours à rendre
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car si je ne croyais pas ils sombreraient dans le néant
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Soudain découvrir
Il aura donc fallu durant si longtemps apprendre la logique en toute chose et raison garder apprendre à ne parler qu’à propos éviter les non-sens pour découvrir soudain qu’on peut trouver l’espoir tout près du désespoir la foi tout près de l’incrédulité une corde à sauter laissée près d’un cercueil un dignitaire debout près d’un gros porc la vérité posant le doigt sur sa bouche un assisté gisant sous les roues d’une ambulance la prière à côté d’un triste plateau repas et ce cri — ne meurs pas ne t’en va pas encore je ferai tout pour toi le cri avec lequel je m’enfuyais — à côté du silence
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C’est difficile
Eh bien tu vois — disait la mère tu a renoncé à la famille à la femme à l’enfant qui court sans cesse tant il voudrait s’envoler à l’émotion quand l’amour serre la gorge et voilà maintenant que t’afflige une tasse cerclée d’un filet bleu ma place vide à table les souliers dont tu disais qu’ils étaient faits — comme tous les autres — pour faire vendre et non pour être portées ma montre que la mort n’a pas arrêtée te voilà frappant à une vitre invisible le regard fixe et absent tu vois comme il est facile de renoncer et difficile de perdre
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À qui la faute
La faute si faute il y eut est à la douce violette à l’incorrigible lune qui délire la nuit au tonnerre qui foudroie l’église pour épargner l’abeille à la raison hébétée à l’intelligence béate à la douleur si pure qu’elle apaise d’elle-même à la fin d’été jaunie quand on fait ses adieux et les yeux dans les yeux la maison sent la pomme et dans les ruches pleines de miel le silence d’antan doux comme un calvaire de campagne poli par le temps à l’ombrelle rigolote et aux très longs bla-bla car en cueillant des mûres la couleur des lèvres change (et dans ces moments-là peut basculer l’amitié) La faute si faute il y eut est au désir ordinaire à l’inconnaissance que l’un eut de l’autre simplement au rayon de lumière sautillant sur le mur
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au cœur sage qui se tait et fait dire des bêtises à la beauté suivie du mensonge souvent que de voies emprunte l’amour bel innocent pour venir et s’en aller toujours à sa guise
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Intimes et étrangers Mais qu’est-ce qui se passe la lune plate comme un dollar la maison n’est plus la maison deux intimes déjà deux étrangers chacun encore plus seul comme après le péché l’été file avec sur l’épaule le dernier papillon même l’enchantement n’enchante plus il fait froid après chaque mot les repas sont tristes tout est nu comme une carcasse c’est toujours pareil quand le mystère s’échappe de l’amour
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Contre toi-même Fais une prière pour ce que tu refuses et que tu crains comme l’écureuil craint la pluie qui te fait fuir comme l’oie s’enfuit toujours plus loin qui te fait grelotter comme de froid en hiver et dont tu te défends les mâchoires serrées mets-toi enfin à prier contre toi-même pour ce qu’il y a de plus grand et qui vient tout seul
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*** Les petits pécheurs font de longues confessions de leurs lèvres brûlant d’inquiétude juste après le ciel les poursuit de ses étoiles filantes comme Jeanne d’Arc l’était par le feu Tandis que les grands pécheurs s’agenouillent sans feinte et vident toutes leurs larmes d’un seul trait leur nuit est douce après comme celle du bon larron sainte j’ai été avec eux à genoux je le sais
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Rien de plus Il a écrit « Mon Dieu » mais l’a rayé, se disant il est mien seulement parce que je suis égoïste il a écrit « Dieu de l’humanité » mais s’est mordu la langue, se rappelant encore les anges et les pierres qui sous la neige ressemblent à des lapins Enfin il a juste écrit « Dieu ». Rien de plus. Il a encore trop écrit
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Écriture Jésus toi qui jamais n’as pris la plume qui ne te penchais sur une page blanche ni n’écrivais d’évangiles pourquoi n’écrit-on pas comme on parle n’écrit-on pas comme on aime n’écrit-on pas comme on souffre n’écrit-on pas comme on se tait on écrit un peu comme on ne vit pas
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On fait la queue devant le paradis
Pas si vite doucement ne vous bousculez pas d’abord il faut avoir l’air d’un saint mais ne pas l’être n’être ensuite ni saint ni en avoir l’air après il faut être saint mais sans le laisser paraître et c’est tout à la fin seulement qu’un saint ressemble à un saint
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Dépêchons-nous d’aimer
Dépêchons-nous d’aimer les hommes s’en vont si vite ne restera d’eux que les chaussures et le téléphone muet tout ce qui se traîne comme une vache est sans importance et l’essentiel arrive si vite qu’il se révèle tout soudain après vient le silence, ordinaire, insoutenable telle la pureté qui naît au fond du désespoir quand nous pensons à celui qui nous a laissé seul Ne sois pas aussi sûr d’avoir encore le temps la certitude nous prend toute sensibilité toute joie elle nous vient à la fois gaie et pathétique une double passion est toujours moins forte qu’une seule Oui ils s’en vont si vite se taisent comme un oiseau comme un son maladroit ou comme un bref salut pour enfin voir vraiment ils ferment leurs yeux
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Dépêchons-nous d’aimer
bien que naître soit un plus grand risque que mourir nous n’aimons jamais assez et toujours trop tard N’en parle pas trop souvent mais une fois pour toutes tu n’en seras que plus doux et fort comme un dauphin Dépêchons-nous d’aimer les hommes s’en vont si vite même ceux qui ne partent pas ne reviennent pas toujours et jamais on ne sait lorsqu’on parle d’amour si le premier est dernier ou le dernier premier
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Aimer l’homme Aimer l’homme pour devenir solitaire rester près de l’être cher pour arriver plus loin ce n’est rien il le faut c’est le chemin ce bonheur-là justement un jour on ouvre les yeux une pauvre petite gare de l’amour humain aimer l’homme pour parvenir à Dieu
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Bonne nuit Volubile connaissance éloquente poésie à la radio Chopin va parler à mon âme bonne nuit je t’embrasse ma petite croix toute muette la vérité et le malheur sont seuls à se taire
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