Les Contes du Dahut

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ou - Histoires à quatre mains -

Roger PIERRICHON Jean-Côme CABANNE



Les contes du dahut

LES CONTES DU DAHUT ou HISTOIRES A QUATRE MAINS

A ma tribu

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Histoires à quatre mains

Ce recueil de fabliaux est né de deux rencontres : d'abord un regroupement familial pour les 80 ans de Mamie. Les petits enfants réclamaient un nouvel ouvrage conjuguant mes « talents » de conteur et les illustrations de Jean-Côme, ensuite la relecture des « Contes et légendes ré-orthographiés » du même Jean-Côme, surtout la première, qui ouvre désormais ce recueil sans prétention mais qui unit, à travers les générations, un grand-père et son petit fils dans le même amour de l'écriture et du merveilleux, malgré les 65 ans qui les séparent. Bonne lecture.

R.P.

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Histoires à quatre mains

Jean-Côme

Le vieil homme et la chimère

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l était une fois, dans un petit village de Creuse, un vieil homme qui avait une belle et grande famille. Il était grand père depuis déjà longtemps, mais il venait d'être arrière grand-père depuis peu. Il avait une tendre femme qui l'aimait passionnément et deux magnifiques filles : Hélédrielle et Annadrielle. Elles s'étaient mariées et avaient eu de nombreux enfants, quatre pour Hélédrielle et cinq pour Annadrielle. Cela faisait maintenant longtemps qu'elles étaient parties et le vieux couple se sentait parfois bien seul dans leur grande maison du Theil. Ils n'avaient ni chat, ni chien. Ils vivaient d'amour et d'eau fraîche (et d'un peu de whisky le dimanche pour lui). Mais un jour, las de sa vie paisible et sans surprise, le vieil homme partit dans la campagne y chercher l'aventure et une belle histoire à raconter à ses petits enfants et à son (provisoirement) unique arrière petit garçon. Il prit sa canne, qui lui rendait parfois de curieux service, et s'engagea vers les forêts et les montagnes du Massif Central. Sa femme, en larmes, le supplia de rester, mais elle le vit disparaître dans le lointain. Pendant quatre jours et quatre nuits, le vieil homme marcha sans rien trouver à raconter. Puis, au matin du quatrième jour, après avoir couru vainement 4


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après un dahut creusois, il s'arrêta, fatigué, dans une clairière où coulait une source. Il était en train de boire lorsqu'une brise légère vint rider la surface limpide et claire de l'eau. Un doux chant lui fit relever la tête de surprise. Non, ce n'était pas vraiment un chant, il était si doux et si triste à la fois... comme une mélancolique complainte. « Qui peut bien chanter pareillement ?» se demanda le vieil homme. « Qui êtes vous ? dit-il, montrez vous ! » Pour seule réponse, la mélopée cessa. La surface de l'eau se rida de nouveau sous la brise et une douce voix s'éleva dans son dos : « Je suis la nymphe de cette source » « Pourquoi ton chant est-il si triste » demanda le vieil homme, ému de tant de mélancolie. « Je suis triste parce qu'un homme a quitté la maison de sa femme pour partir à l'aventure, laissant derrière lui des enfants, des petits enfant et un arrière petit fils. » « Qui serait assez bête pour faire une chose pareille ? Et pourquoi a-t-il fait cela ? » « Il a fait cela dans le seul but d'impressionner ses descendants avec de merveilleuses histoires, car il croit que sa vie n'est guère intéressante. Il n'a pas compris que la plus belle des histoires est celle d'une vie heureuse, où l'on vit vieux avec tous les gens qu'on aime. » Le vieil homme se tut. Il venait de comprendre que la nymphe parlait de sa propre vie. Il voulut la remercier, 5


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mais elle avait disparu. Tout penaud, il prit le chemin du retour, abandonnant la chasse au dahut. De retour chez lui où toute sa famille l'attendait, il promit de ne plus jamais repartir de sa vie. Désormais il inventerait ses histoires, tout seul, chez lui. Et il tint parole, mais continua à chasser le dahut... dans sa tête.

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Le vieil homme

Première rencontre

L

a première fois que je me suis risqué à une chasse au dahut, je devais avoir une dizaine d'années. J'habitais la cité des Bigarelles et, depuis que la capture d'un « sidi » s'était mal terminée (voir Le camp des Sidis), ma petite bande cherchait aventures ailleurs, et particulièrement dans le Grand Champ. Patte de Bois, le gardien de la cité, que nous avions fait tourner en bourrique, nous envoya un jour chercher « la clef du champ de tir ». Pour nous, élevés dans les grondements des canons des Établissements Militaires, ce ne pouvait être que le Polygone de tirs. Je ne doutais de rien à cette époque, c'est pourquoi, un beau matin de juillet 1933, avec mes complices de toujours, Georges et Jacquot, l'expédition commença à l'aube, à l'heure où les chardonnerets entament leurs ballets colorées à la pointe des grandes graminées. Jacquot s'était armé de son lancepierre, Georges portait sur l'épaule son inséparable bâton d'épine noire. Moi, j'avais affûté 6 baleines de parapluie dont chacun sait qu'elles font les meilleures flèches pour les arcs de noisetier. Le soleil était déjà haut quand nous sommes arrivés à Montifault, mais sous les hautes frondaisons, il faisait si sombre que Jacquot craqua une allumette de la grosse boîte qu'il avait amené par précaution. 7


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« Éteins ta calbombe, imbécile, grogna Georges, tu veux nous faire repérer ? » Confus, Jacquot souffla sur l'allumette qui d'ailleurs, commençait à lui brûler le bout des doigts. Notre marche reprit, prudente, précautionneuse, pestant après chaque brindille qui craquait sous nos pas. Georges, qui venait en tête, brandissait son gourdin, prêt à l'abattre sur le moindre animal menaçant. En réalité, je peux bien l'avouer aujourd'hui, nous avions une pétoche bleue. Le paysage changeait, les arbres s'espaçaient et laissaient place à une série de monticules semisphériques, trop réguliers pour être naturels. Des prunelliers chétifs et des ronces exubérantes les recouvraient. « Qu'est-ce que çà peut bien être ? » demanda Georges. « Des silos à grains ? hasarda Jacquot Je haussai les épaules : « En pleine forêt ? Tu crois çà, toi. » « Si t'es si malin, c'est quoi, alors ? » A vrai dire, je n'en savais pas plus que les autres, mais je ne pouvais pas perdre la face : « Je crois bien qu'on a trouvé, inventai-je, ce qui pourrait être des terriers à dahut. » « Si grands ? » Jacquot esquissa un pas en arrière. « Oh, mais c'était du temps des dinosaures. Dans ce temps là, les animaux étaient cent fois plus gros qu'aujourd'hui, donc, les dahuts aussi. De nos jours ils 8


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sont beaucoup plus petits. » « Petits comment ? » « Je sais pas moi, j'en ai jamais vus. » Georges se fichait pas mal des dinosaures et de mes élucubrations. De son bâton, il farfouillait énergiquement dans les ronces : « Eh, les gars, venezvoir, je crois bien que je viens de trouver un terrier », et pour preuve, il enfonça entièrement son gourdin dans le trou mis à jour. Nous étions tous les trois fascinés par cette découverte, parlant tous à la fois. Et Georges, touillait, farfouillait de toutes ses forces. Soudain un cri aigu surgit des entrailles de la terre précédant une sourde galopade et un animal roux en jaillit comme un boulet, culbutant au passage Jacquot qui roula dans les ronces. « Le dahut, le dahut ! Attrape-le Georges ! » Tu parles! Georges avait lâché son bâton et, blanc comme un linge, bégayait : « T'es...t'es... t'es sur que c'était un dahut ? » « Forcément, affirmai-je sans vergogne, même que j'ai vu ses cornes et sa queue en tire-bouchon. » « ... même qu'il avait six pattes» précisa Jacquot du fond de son roncier... » « ...et une carapace sur le dos, comme une tortue. » Nous tirâmes Jacquot de son inconfortable situation, et, tout en l'aidant à retirer les épines qui le faisait ressembler à la pelote d'aiguilles de ma grand9


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mère, nous continuâmes à décrire avec de plus en plus de détails l'animal que nous avions délogé, ce dahut que nous venions de voir, de nos yeux vus, pour la première fois. De vous à moi, je me demande aujourd'hui si notre dahut de Montifault n'appartenait pas à la famille des Léponidés, et plus particulièrement à l'espèce des orychtologus cuniculus ? (ou plus vulgairement des lapins.)

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Jean-Côme

La naissance des saisons Cette rencontre m'est inspirée par un fait réel ayant Le Theil pour cadre. Trois hérissons, dont la mère a été retrouvée noyée dans la mare aux oies des voisins, vivent en orphelins près du saule pleureur. Ils refusent eau et lait et même si l'un d'eux s'est aménagé un terrier dans un tas de feuilles et de foin, ils n'ont guère de chances de survivre à l'hiver. Peut-être resteront-ils dans nos mémoires à la faveur de cette histoire que je vais vous conter.

I

l y a de cela bien longtemps, en notre bonne terre de Creuse, à l'âge d'or où le temps s'écoulait en un printemps perpétuel, alors que les créatures magiques régnaient sur les hommes (le malheur n'existait pas encore et de toutes façons il ne fut pas créé en Creuse, alors on s'en fiche), les nymphes administraient les éléments : eau, terre, air, foudre et métal. Les elfes régnaient sur le déroulement du temps, les nains dans les profondeurs de la terre, les gnomes sur les insectes et les animaux. Les fées, elles, gouvernaient à la fois le monde magique et celui des humains, avant que ceux-ci ne s'en détournent. Elles avaient notamment pour mission de maintenir éternellement le printemps sous l'autorité de leur reine, la fée Chantala. 11


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Chaque créature possédait en propre des privilèges : les nains avaient des serviteurs (farfadets, trolls, gobelins, etc.). Les gnomes pouvaient se changer en animaux et les elfes étaient immortelles. Tout le monde vivait dans une idyllique tranquillité que vint bientôt gâcher trois jeunes frères gnomes. Ils n'étaient pas bien haut placés dans la hiérarchie de l'époque, mais étaient quand même dotés de grands pouvoirs et avaient notamment la possibilité de se changer en hérissons. L'un aimait le froid, un autre la canicule et le troisième la pluie. Celui qui aimait le froid s'appelait Hiver, celui qui adorait la canicule avait été baptisé Été et celui qui dansait sous la pluie répondait au patronyme de Automne. Malheureusement, ils ne trouvaient pas le printemps éternel amusant et s'en lassèrent bien vite. Ils ne tardèrent pas à organiser des meetings pour demander à la reine des fées de modifier un printemps si peu varié. Leur cause gagna tellement de supporters que les gardes des fées leur interdire de se réunir. Furieux et dépités que leur rêve fut ainsi réduit au silence, ils décidèrent de jouer le tout pour le tout. Prenant leur apparence de hérissons, ils entrèrent par effraction chez les fées. Ils passèrent inaperçus, tellement d'animaux s'y promenaient librement, venant du monde entier écouter les sages paroles de la reine des fées. Arrivés devant celle-ci, ils reprirent leur apparence initiale et parlèrent ainsi : « Très chère Reine, c'est en serviteur que nous 12


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nous adressons à vous... » C'est ainsi que commença un discours qui dura plus de deux heures et qui devint le plus célèbre après celui de Grégory le nymphle ( famille cousine des nymphes) après sa victoire dans un show de magieréalité. « Je vous ai compris, répondit la reine et puisque vos souhaits semblent plaire également à la majorité de tous mes sujets, voici ma réponse : Le temps va être séparé en quatre « saisons », (appelons les comme çà), de temps à peu près égal, les elfes m'ont confirmé que c'était possible. L'ensemble de ces quatre saisons s'appellera « année » et ce sera maintenant la nouvelle mesure pour compter le temps qui passe. Outre le printemps, les trois autres saisons porteront vos noms. Mais tout ceci à un prix : vous gouvernerez chacun votre saison mais vous ne pourrez plus quitter votre apparence de hérissons. Êtes vous d'accord ? » Les trois gnomes acceptèrent le sacrifice et c'est depuis ce temps que les ans sont comptés et que quatre saisons se succèdent. Les acteurs de cette histoire se sont depuis longtemps retirés du monde, mais en acceptant ce sacrifice pour ce travail de l'ombre, alors que les autres races magiques se sont éteints depuis longtemps, les trois gnomes veillent toujours sur leurs saisons. Si un jour vous cherchez trois hérissons 13


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inséparables, ne vous inquiétez pas et allez voir en Creuse...

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Le vieil homme

Le chapieau du rouai

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l'école, vous avez tous appris ( du moins on l'apprenait de mon temps) que le roi Henri IV avait conquis le cœur, et l'estomac de son bon peuple, en lui promettant la poule au pot tous les dimanches. Plus grand, vous avez souri en découvrant son surnom de « vert galant » que l'on traduirait aujourd'hui par « chaud lapin ». Mais ce que vous ne savez peut-être pas, et que je vais vous apprendre, c'est qu'il est resté dans la mémoire des berrichons pour un tout autre motif. Cette année là, ne me demandez pas laquelle, l'histoire ne l'a point retenue, Henri IV devait se rendre à Sancergues pour je ne sais plus quelle réception officielle. Le cortège, avec tout son tralala de carrosses transportant nobles dames et damoiselles de la cour, avançait avec une lenteur désespérante. Le roi, dont la patience n'était pas la qualité dominante, dit à son ministre Sully : « Je te confie ce troupeau d'escargots et vais me payer une bonne chevauchée ». « Tout seul, sire, mais si vous rencontrez des brigands ? Les routes ne sont pas sûres, de nos jours. » « Jarnidieu, ne soit donc pas toujours aussi rabatjoie. Si je rencontre des brigands, je leur montrerai ma 15


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rapière. Mais si je croise un joli cotillon, je lui montrerai... bref, je lui montrerai ma bague royale. » Et dans un grand éclat de rire, le monarque éperonna son cheval et partit au grand galop, laissant bien vite la Guerche derrière lui. Au Chautay, il bifurqua en direction de Marseille les Aubigny sans avoir rencontré âme qui vive. Arrivé dans le bois de Petloup, il dépassa, non pas à son grand regret un joli cotillon, mais un grand dadais de paysan, tellement pressé qu'il ne songea point à s'écarter du chemin. « Où vas-tu donc en si grande hâte, mon ami ? » lui demanda le roi en arrêtant son cheval. « Mon bon monsieur, je m'en vas de ce pas voir le rouai de Paris que nout' duc a fait venir à Sançargues et, sauf vot' respect, j'ai guère le temps de jaser si j'veux arriver avant les lampions. » Amusé, Henri IV lui proposa : « Je vais moimême à cette résidence. Monte en croupe, mon cheval est solide, il nous portera bien tous les deux. » Le maraud se gratta l'oreille et resta bouche bée. La proposition le tentait fort, mais il hésitait à accepter, de telles manières étant peu courantes à l'époque, même si ce cavalier avait bonne mine. « Monte donc, la route est encore longue et on avance plus vite sur quatre pattes que sur deux jambes, fussent-elles aussi longues que les tiennes ». Le paysan se décida « Ma foi, j'veux ben, pisque çà vous dérange point trop. » Et le voilà juché sur le 16


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cheval, heureux comme un prince, sans se douter qu'il avait l'honneur de cramponner la taille du plus grand d'entre eux. Chemin faisant, le roi prit grand plaisir à faire parler son compagnon qui, bien vite, ne tarda point à lui faire part de son plus grand souci « Une fois arrivé à Sançargues, comment il s'y prendrait pour reconnaître le rouai au milieu de tous ces grands seigneurs de la cour ? » « Rien de plus facile , lui répondit Henri IV, Tu n'auras qu'à regarder autour de toi . Celui qui gardera son chapeau sur la tête, ce sera le roi. Tous les autres doivent être têtes nues devant lui. » Arrivés à destination, nos deux voyageurs furent bientôt entourés et salués par la foule des courtisans. Ceux-ci avaient pourtant peine à dissimuler leur surprise de voir le roi en tel équipage et l'accoutrement du jeune paysan les aurait fait sourire, n'était-ce le respect dû à Sa Majesté. « Et bien dit le roi, tout guilleret, en se tournant vers son compagnon, reconnais-tu le roi maintenant ? » « Nenni, monsieur, répondit le vilain, à moins cependant que nous le soyons l'un ou l'autre, vu que j'avions seuls nos chapieaux sur la tête ! »

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« Et le voilà juché sur le cheval, heureux comme un prince… »

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Jean-Côme

Le faune exilé

L

a Creuse est une bien étrange région qui n'a pas encore livré tous ses secrets. Il y a quelques années encore, alors que la Grèce s'émerveillait toujours de ses héros et autres demi-dieux, un vieux faune, éreinté par la vie, décida de partir prendre une retraite bien méritée en Gaule. C'était un pays peuplé de sauvages et les massifs du centre du pays semblaient tout à fait répondre à son besoin de repos. Une fois arrivé sur place, le vieux faune s'installa dans une forêt profonde. Seulement, les dieux n'étaient pas décidés à voir s'enfuir un de leurs amuseurs préférés, créature bien trop précieuse . Ils décidèrent de lui envoyer quatre nymphes pour le ramener à la raison... et à la maison. Quand celles ci arrivèrent sur place, elles retrouvèrent le vieux faune assez vite, en admiration devant un animal étrange originaire de ces contrées. Cela ressemblait à un bouc, mais çà avait des pattes asymétriques qui lui permettait de se déplacer sur le flanc des collines sans fatiguer. Cela s'appelait un dahu et le vieux faune se demandait quel genre de dieu avait bien pu créer un tel phénomène. Le faune avait également découvert, émerveillé, la variété de créatures magiques qui pullulaient dans ces forêts et sur ces 19


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collines. Elles n'avaient rien à voir avec la civilisation d'où il venait. Petites, elles vivaient en tribus et surtout, elles étaient libres et indépendantes. Lui n'avait vécu jusqu'ici que dans les forêts protégées de ses dieux où la vie s'écoulait paisiblement, cachée aux yeux des hommes, ces êtres frustes et inutiles. Les quatre nymphes, elles, ne semblaient pas troublées par toute cette liberté et se mirent en devoir de harceler le pauvre vieux pour qu'il retourne en son pays natal. Mais le faune résistait. Il connaissait le point faible de ses tourmenteuses. Les dieux lui avaient nécessairement envoyé des nymphes non liées pour qu'elles puissent voyager. Il ne lui restait donc qu'à les lier, ICI. Un après midi, il emmena une des nymphes avec lui sous prétexte de faire une promenade avant de rentrer au pays. La nymphe, ravie, le suivit de bon cœur, mais dès qu'elle eut le dos tourné, le vieux faune la fit basculer dans une source tout proche. La nymphe, trempée, hurlait de rage car lorsqu'une de ses pareilles entrait en contact avec un lieu ou un élément particulier, elle se retrouvait liée à lui et en devenait la nymphe attitrée sans pouvoir jamais s'en éloigner de plus de quelques mètres, chargée pour l'éternité de le protéger. Le vieux faune s'éloigna, ravi de ce bon tour. Quand les trois autres nymphes apprirent que leur sœur était devenue une Pégée, nymphe d'une source, 20


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elles devinrent folles de rage et se promirent de ne pas se faire avoir. Un peu plus tard, épuisé par le harcèlement incessant des nymphes, le vieux faune décida, une fois de plus de passer à l'action. Il avait appris à connaître la région et savait qu'elle était truffée de grottes. Il avait plus d'un tour dans son sac et réussit, un beau matin, à faire tomber une des nymphes dans une de ces cavités. Et avant que ses sœurs puissent intervenir, elle était devenue une Corycide, liée pour toujours à la grotte. Les deux rescapées se transformèrent alors en véritables harpies et seule leur grande beauté aidait à ne pas faire oublier au vieux faune qu'elles étaient des nymphes. Il devenait de plus en plus difficile de les séparer, et donc de les lier. Il décida donc d'utiliser la manière forte. Il commença par les assommer sans le moindre ménagement, même s'il se sentait coupable et triste d'avoir à le faire. Il attacha solidement une de ces deux victimes à un arbre afin, qu'avec le temps elle se retrouve liée à lui et devienne une Hamadryade. Il emporta l'autre au sommet d'une colline, se demandant bien à quoi il pourrait la lier. Pendant que celle-ci se réveillait et prenait des poses lascives afin de séduire son bourreau et l'inciter à la libérer, le faune réfléchissait. C'est alors qu'une violente bourrasque balaya le 21


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sommet de la colline, une tempête se leva. C'était une tempête de vent, sans pluie et sans nuage, comme si les dieux voulaient montrer au vieux faune qu'il était allé trop loin. Le vent soufflait si fort qu'il semblait pénétrer les chairs. Et tout à coup, sous les yeux incrédules du vieux faune, deux belles ailes poussèrent dans le dos de la nymphe qui se libéra et s'envola. « Mais... c'est impossible, lâcha le faune, jamais une nymphe n'a été liée au vent! Ce n'est pas faisable ! » « MERCI criait la nymphe du vent en disparaissant dans le ciel, GRACE A TOI JE SUIS LIBRE ! JE NE ME SUIS JAMAIS SENTIE AUSSI BIEN ! » Bientôt, elle fut hors de vue. La légende veut que, fatiguée, elle finit par se poser à l'ouest, dans une forêt enchantée qui lui rappelait ses forêts natales. Elle y aurait été si bien accueilli par le Petit Peuple qu'elle aurait décidé d'y rester. Et c'est là qu'elle donna naissance à la première génération de ce que le Petit Peuple appela des fées. Cette forêt devait être connue, bien des années plus tard, sous le nom de Brocéliande. Le vieux , toujours sous le coup de la surprise, détacha la dernière nymphe de son arbre. « Alors, demanda-t-il, tu es maintenant une Hamadryade. Tu vas me laisser tranquille ? » 22


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« Tu m'as enchaînée à un frêne, gros malin, je suis devenu une Méliade, nymphe des frênes. Tu ne mérite pas ton titre de faune, tu n'es qu'un vieux satyre acariâtre. Mais là où tu as fait une erreur, c'est, qu'en liant mes sœurs et moi à ces lieux, tu nous as donné la possibilité de te harceler pour l'éternité, sans que l'on puisse jamais être rappelée par les dieux dans notre lointain pays. » Et c'est ainsi que le vieux faune finit par être chassé de ses massifs, les nymphes ne le laissant plus en paix, aidées par ce Petit Peuple qu'il avait tant aimé et qui s'était détourné de lui en voyant la manière dont il avait traité les nymphes. De guerre lasse, il finit par retourner en Grèce, auprès des siens, où les dieux le punirent sévèrement. Avant de partir, il voulut laisser un cadeau à la seule créature qui lui était resté fidèle. C'est ainsi qu'il dota le dahu d'un « T » prétentieux en souvenir de son passage. Et c'est depuis ce jour qu'il y a des nymphes en Creuse mais pas de faunes, que les fées ont vu le jour en forêt de Brocéliande et que les dahus de Creuse sont des DAHUTS.

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Jean-Côme

La fillette, le gnome et le farfadet

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l était une fois un petit village isolé dans la campagne. Dans ce village habitait une famille très heureuse. Mais, un jour, la maman tomba gravement malade et le médecin prescrivit des médicaments très rares que le petit village ne possédait pas. Effondré, le papa demanda à sa petite fille Aurore d'aller dans la grande ville voisine, de l'autre côté de la forêt pour chercher les médicaments, lui ne pouvait pas le faire car il devait rester auprès de sa femme. La petite Aurore, très courageuse, accepta de bon cœur et se mit en route. Avant de partir son papa lui avait donné ce sage conseil : « Méfie-toi des esprits de la forêt, ce sont des êtres malicieux et bien rares sont ceux à qui on peut faire confiance. » La petite fille s'enfonça dans la forêt et la traversa sans encombre. A la ville, le pharmacien lui délivra sans difficulté les médicaments nécessaires. La nuit tombait déjà pourtant elle n'hésita pas à repartir tout de suite, car elle savait que sa mère avait un besoin urgent de ces médicaments. Mais la forêt est dangereuse la nuit et Aurore perdit vite son chemin. Sans qu'elle s'en rendit compte, elle s'enfonça profondément dans les taillis. Les arbres devinrent vite très hauts et très touffus, si bien qu'elle ne vit bientôt plus la lune qui jusque là éclairait le sentier. 26


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Elle était perdue. Au bord des larmes, elle commençait à tourner en rond quand elle entendit une voix aussi grave que douce : « Qu'y a-t-il, petite fille ? » Aurore se figea, stupéfaite et scruta l'obscurité à la recherche de qui lui parlait, mais elle ne voyait personne et repensa aussitôt aux paroles de son père. « Je suis ici » dit la voix, cette fois irritée. Aurore pencha la tête et remarqua alors la petite créature, elle ne mesurait pas plus d'une vingtaine de centimètres, avait la peau violette, des cheveux châtains emmêlés et de très grands yeux verts étincelants dans la nuit. A moitié nue, elle était seulement vêtue de quelques feuilles qui laissait voir un corps musculeux, taillé à la serpe, semblable à son visage anguleux qui ne comportait pas de nez mais une sorte de museau, bien qu'il ait la bouche d'un homme. Comble de l'horreur, la petite créature arborait une longue queue fourchue. Elle se présenta en ces termes : « Je suis un gnome, je vis dans cette forêt depuis longtemps. Dis-moi ce qui t'arrive, petite fille. » Aurore lui raconta comment elle s'était perdue après être allé chercher des médicaments pour sa mère gravement malade. Le gnome sembla compatir à cette histoire : « Tu es une petite fille bien courageuse, Aurore, aussi je vais t'indiquer le chemin le plus court pour rejoindre ton village. » Sur ce, la petite fille repris son chemin à grand pas, voulant mette le plus de distance possible entre le 27


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gnome et elle. Soudain : « Que fais-tu ici ? » Cette fois la voix était très aiguë et sifflante. La petite fille se figea à nouveau et elle regarda tout de suite au niveau du sol. Elle vit alors une créature un peu plus grande que le gnome, blond comme les blés, le visage fin et le front noble, les yeux bleus. Il était richement habillé, pareil à un prince, et ses joues roses étaient bien engageantes « Je suis un farfadet, dit le petit homme aux oreilles pointues, et je t'ai posé une question, chère enfant. » Aurore raconta une nouvelle fois son histoire. « Ce vilain gnome t'a indiqué une mauvaise direction, il a voulu te perdre, c'est par là qu'il faut que tu ailles. » « Oh merci, sire farfadet ! » s'écria Aurore toute heureuse, et elle se précipita, le cœur léger, dans la direction donnée par le farfadet, pressée d'être de retour chez elle, près de sa maman. Mais après des heures de marche, la pauvre Aurore était à nouveau complètement perdue. Elle avait déchiré ses vêtements aux ronces et s'était piquée les pieds sur des orties. La forêt s'était encore assombrie et semblait s'être resserrée autour d'elle. Alors elle comprit qu'elle n'arriverait jamais à temps. Elle tomba à genoux et fondit en larmes. « Pourquoi es-tu encore là ? » La fillette reconnut tout de suite la voix grave et vibrante du gnome. Elle redressa la tête et le supplia de l'aider. 28


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« Tu n'aurais jamais du écouter ce farfadet de malheur. Ce sont des créatures facétieuses qui aiment à s'amuser au détriment des autres. Ta mère a besoin de toi et pour cela, je vais t'aider à nouveau. Mets-moi dans ta poche, je vais t'accompagner jusqu'à ton village en t'indiquant le bon chemin. » La petite Aurore reprit courage et se mit en route, bien déterminée, sentant la chaleur du gnome au travers de sa poche, écoutant sa vois grave lui indiquer au fur et à mesure le meilleur chemin. Quelques kilomètres plus loin, Aurore vit enfin l'aube pointer entre les arbres qui s'espaçaient enfin. Lorsqu'elle sortit de la forêt elle aperçut son papa qui scrutait l'orée du bois. Quand il la vit, il se précipita pour la prendre dans ses bras. Il avait passé la nuit à l'attendre doublement inquiet, et pour sa femme et pour sa fille. Elle lui raconta aussitôt son histoire, mais son père ne voulait pas la croire, même s'il faisait mine du contraire. Aurore s'en rendit compte et se vexa. Sentant toujours le gnome dans sa poche, elle dit à son père de le prendre pour lui prouver son existence. Le papa, pour faire plaisir à sa fille, plongea la main dans la poche : « Aille ! » cria-t-il en la retirant brusquement. Il s'était piqué ! Il remit avec précaution la main dans la poche et en retira... une petite boule d'épines. Aurore regarda stupéfaite le petit hérisson logé dans la main de son papa. Pour que sa fille ne soit pas déçue, mais toujours persuadé qu'elle avait tout inventé, il lui expliqua que les 29


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gnomes avaient le don de changer d'apparence. Ils allèrent tous les deux déposer le petit hérisson à l'entrée de la forêt. Les médicaments soignèrent la maman d'Aurore en deux jours et depuis, ils vivent tous les trois très heureux dans leur village, un village où les hérissons sont désormais sacrés.

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« Elle tomba à genoux et fondit en larmes. »

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Le vieil homme

Les pelles du diable

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our qui passe par Bourges et ignore ses marais, se contentant par exemple de la cathédrale, du Palais Jacques Cœur et du jardin des PrésFichaux, il manquera toujours quelque chose. Ce lieu magnifique est un poumon vert au cœur de la ville, entretenu depuis des siècles par des centaines de maretiers chacun veillant jalousement au bon entretien de sa parcelle. Les marais du bas, avec ses chemins communaux ou privés, sont accessibles à tous. Ils permettent de merveilleuses promenades pédestres le long de la Voizelle ou de l'Yévrette. Par contre, les marais du haut sont plus secrets et ne se gagnent qu'en barques plates dirigées à la bourde. Chacun est fier de faire les honneurs de sa parcelle, dont la plus grande fait 1,5 hectare et la plus petite 13 mètres carrés. Mais il n'en fut pas toujours ainsi. Autrefois, ce n'était qu'une vaste étendue marécageuse, inculte, nauséabonde, dangereuse. Jules César y embourba ses cohortes lors qu'il voulut, en 52 avant Jésus Christ, s'emparer d'Avarich, la capitale des Bituriges. Elle n'était cependant pas complètement délaissée car les rivières y sont très poissonneuses. Plus tard, les marais furent acquis par des communautés religieuses, la ville gardant 32


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la possession des communaux. Au XIIè Siècle, sous le bon roi Louis VII, commencent les premiers travaux importants avec le creusement d'un « vrai lit » pour l'Yévrette et l'édification des premiers moulins. C'est à ce moment que se situe l'histoire que je vais vous raconter. A la jonction de la Voizelle et de l'Yévrette, Euloge eut l'idée saugrenue de vouloir y construire un moulin. Il en avait assez de sa situation peu enviable de maretier, de se lever aux aurores tous les matins pour ramasser ses légumes dans deux grandes maniques et essayer de les vendre pour quelques sous aux bourgeois de la rue Porte Jaune. Il avait bien, un temps, essayé la culture du chanvre qui permettait de faire des cordages réputés pour leur solidité, mais là encore, beaucoup de misère pour bien peu de gains. Non, son rêve était de devenir meunier. Son terrain s'y prêtait, les deux rivières s'y déversaient à grands flots, l'inondant d'ailleurs plus souvent qu'à son tour. Il suffisait de domestiquer cette force qui ferait chanter et tourner jour et nuit les grandes roues à aube, et pour rien. Il avait déjà démarché en secret quelques paysans des alentours qui seraient bien contents de ne plus avoir à parcourir des kilomètres derrière leur bourricot pour faire transformer leur blé en bonne farine. Mais voilà, le rêve d'Euloge achoppait toujours sur la quatrième pelle. Pour ceux qui ne le sauraient pas, une pelle est un espèce de barrage en grosses planches 33


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que l'on peut baisser pour fermer le lit de la rivière quand on a besoin que l'eau s'écoule et se déverse à flots sur la roue du moulin. Mais à cet endroit, le lit était si large, qu'il fallait quatre pelles pour le barrer. Pour les trois premières, notre futur meunier s'en tira au mieux. Elles se relevaient et s'abaissaient bien comme il faut, solides et obéissantes. Mais pour la quatrième, c'était une autre paire de manches. A chaque fois, à l'avant dernier batardeau, invariablement une partie cédait, un pieux de soutien se brisait, ou, pire, une crue subite emportait le tout. Euloge était veuf et sa fille, Prunille, était son bien le plus cher. Il se désolait de ne pouvoir lui offrir les atours et les affutiaux dignes de sa beauté, car Prunille, qui fêterait ses 16 ans aux prunes, était jolie comme un matin de printemps et les galants commençaient à tourner autour de ses jupons. La belle ne s'en préoccupait guère, elle était heureuse comme cela, entre son père qu'elle adorait et son coq, Chantematin, qu'elle aimait tout juste un peu moins. Tous les matins, comme son nom le voulait, au premier rayon du soleil, il réveillait la basse-cour et sa maîtresse de ses tonitruants « cocoricos » . Pas un jour il ne manquait à ses devoirs et gare à la poule qui fainéantait et tardait à pondre l'œuf que goberait avec gourmandise Prunille. Celle-ci était d'un caractère heureux et se 34


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réjouissait d'un rien, le chant d'un chardonneret, l'éclair bleu du martin-pêcheur, la splendeur du nénuphar ou le goût délicieux de la mure qu'elle grappillait sur les ronciers. Or, depuis quelques temps, la damoiselle était triste de la tristesse de son père et se désolait de ne pouvoir l'aider. Elle voyait bien que ce dernier dépérissait, se lamentant de voir son rêve de devenir meunier s'éloigner à mesure que les catastrophes s'accumulaient sur la quatrième pelle. Un jour, adossée au saule blanc qui, avec deux hêtres, donnait de l'ombre à son banc favori elle rêvassait à ce qu'elle pourrait bien faire quand soudain lui apparut un beau jeune homme. Il ressemblait à un de ces seigneurs de la cour du duc de Berry que Prunille avait aperçu, entouré de gentes damoiselles, un jour de FêteDieu, à la sortie de la cathédrale. D'un grand geste du bras, l'apparition la salua d'une élégante courbette: « Tu es bien triste, Prunille, j'aperçois comme un voile d'eau dans tes beaux yeux. Quelque amoureux aurait-il fâché une aussi belle pastourelle ? » « Je n'ai point d'amoureux, et je n'en veux point, rétorqua la fillette. D'ailleurs qui voudrait épouser la fille sans dot d'un pauvre maretier qui ne peut réussir à construire le moulin de ses rêves. A chaque fois, cette maudite quatrième pelle s'effondre et tout le monde se moque de lui. » « Et si quelqu'un aidait ton père à construire sa 35


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pelle, serais-tu prête à l'épouser ? » « Si mon père était d'accord, oui, mais qui serait capable d'un tel exploit, sinon un ange... ou le diable.» ajouta-t-elle, prise d'un brusque soupçon. « Mais tu veux le bonheur de ton père ? » « Oh oui, mais... » « Taratata, ne réponds pas trop vite. Si tu le veux, moi, en une nuit, je la construit, cette pelle et ton père aura ainsi le moulin de ses rêves. » Prunille était partagée entre le bonheur de son père qu'elle désirait par dessus tout voir heureux et la crainte que lui inspirait instinctivement ce mystérieux et trop beau personnage. « Et si j'accepte ? » « Tu m'épouserais, tout simplement. Ce n'est pas si terrible, tu pourrais trouver pire galant que moi. » La jouvencelle était quand même tentée. Un si beau et si riche mari rendrait vertes de jalousie toutes ses amies. Sentant ses doutes le mystérieux inconnu insista: « Une nuit, qu'est-ce que c'est ? Et puis tiens, pour te montrer ma bonne foi, je t'en fais le serment, si, au premier chant du coq je n'ai pas terminé le travail, ne serait-ce que la pose du dernier clou, tu seras déliée de ta promesse et tu garderas la pelle en l'état. D'accord ? » Après une dernière hésitation, la petite franchit le pas : « Bon, j'accepte, mais comment vous appelezvous ? » 36


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« C'est bien , ma petite. » Et, sortant une bague de sa poche, il la lui passa au doigt. C'était une pierre magnifique qui brillait aussi fort que le soleil. « Mais maintenant, ma belle, tu es à moi. Quant à mon nom, on m'appelle Belzébuth, et désormais, tu es la fiancée du diable. » Épouvantée, Prunille voulut retirer la bague, rien à faire, elle était comme soudée à son doigt Avec un ricanement sinistre, Belzebuth disparut dans une odeur de souffre. La pauvre Prunille comprit alors qu'elle avait été flouée et qu'elle venait, en réalité, de promettre son âme au diable. « Qu'ai-je fait, se lamentait-elle, et cette maudite bague qui brille pis que le soleil à la moindre lumière. » Et, serrant Chantematin dans ses bras, elle essayait de se consoler en se disant qu'un tel exploit, construire une pelle en une seule nuit, était impossible même au plus malin des diables. La nuit venue, son père couché et ronflant comme à son habitude, elle rejoignit bien vite le petit coin, là où la Voizelle fait un coude, qu'elle avait repéré dans la journée et d'où elle pouvait voir sans être vue. Hélas! Le diable était déjà à l'œuvre, les premiers pieux solidement enfoncés dans le lit de la rivière. Toute la nuit, la pauvrette, se tordant les mains de désespoir, n'osant prier 37


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parce qu'elle avait promis son âme au diable, vit l'ouvrage s'élever à une cadence incroyable. L'aube était encore loin que la pelle était déjà au trois-quart construite. A ce moment là, un rayon de lune fit fugitivement briller la bague qui ne voulait pas quitter son doigt. Une idée lumineuse, c'est le cas de le dire, traversa son esprit enfiévré : « Chantematin! Mais oui... bien sur... il faut qu'il chante... mais en pleine nuit ? » Prenant ses sabots à la main et sans se soucier de la rosée qui trempait ses pieds nus et le bas de son cotillon, elle courut à la maison chercher une bougie et se précipita ensuite vers le poulailler. Chantematin y dormait profondément, la tête sous l'aile, entourée de ses poulettes. « Chantematin, mon bon Chantematin, réveille toi, j'ai besoin de toi. » Mais le brave coq, réglé comme une horloge suisse, ne bougea pas d'un œil Avant l'heure, c'est pas l'heure! Prunelle déposa le volatile par terre, la bougie plantée juste à coté de sa tête. Vite, vite, elle bâtit le briquet et alluma la chandelle, mince petite flamme bien fragile dont le faible éclat ne troubla toujours pas le sommeil du gallinacée. Alors Prunille tendit la main et fit miroiter la bague maudite devant la petite lumière et là, au miracle, ce fut comme si mille soleils illuminaient la pauvre cabane. Réveillé en sursaut Chantematin s'ébroua, effaré et, croyant être en retard sur l'aurore, se redressa d'un coup, gonfla le jabot et lança un si sonore 38


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CO CO RI CO qu'on l'entendit jusqu'au bourg de SaintUchard. En même temps, un hurlement sinistre jaillit de la Voizelle qui se termina par un terrible coup de tonnerre. Puis le silence revint. Prunille, son coq à nouveau endormi dans les bras, se risqua prudemment jusqu'à la Voizelle. La pelle se dressait là, magnifique sous la lune, il ne lui manquait qu'un batardeau. Quand à Belzébuth, aucune trace ne subsistait de sa présence maléfique. Prunille sentit une démangeaison au doigt, elle leva la main, la pierre n'était plus qu'un bout de charbon de bois qui se détacha et roula dans la rivière où il disparut en bouillonnant . Ainsi se termine l'histoire. Euloge n'a jamais compris comment un ouvrage qu'il avait abandonné la veille à moitié détruit, pouvait au matin s'élever quasiment terminé. Mais ce dernier batardeau, personne n'a jamais pu le fixer, sans que cela gêne d'ailleurs le fonctionnement de l'ensemble. Aujourd'hui encore, tous les berruyers connaissent cet endroit sous le nom de « Quatre Pelles ». Et Chantematin, me direz-vous ? Tout gonflé d'orgueil (car sa maîtresse lui avait confié toute l'histoire sous le sceau du secret) il estima que pareil exploit valait bien une situation élevée. Il résolut d'aller désormais saluer les aurores, et pour l'éternité, tout en haut de la 40


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girouette qui somme la tour de beurre de la cathédrale de Bourges. Hélas la place était déjà prise par un drôle d'oiseau au long bec plat qui ne voulut jamais céder sa place et Chantematin revint tout déçu au poulailler où il finit ses jours, choyé par Prunille... comme un coq en pâte. Quand au drôle d'oiseau de la cathédrale, je vous conterai son histoire un autre jour.

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La danse de Goëlle

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n ces temps là, la forêt de Tronçais ne s'étendait déjà plus de Moulins à Bourges, comme au temps des Gaulois. Avec le christianisme, elle avait vu s'élever à ses lisières, des prieurés et des abbayes et les moines avaient commencé les défrichages. La forêt était aussi devenue une source de richesse depuis que Sully avait réglementé l'abattage et que les bateaux du roi réclamaient les plus beaux et les plus hauts chênes. Pour le peuple de bûcherons qui formaient dans quelques clairières de véritables villages autonomes, il n'était pourtant pas question de toucher à ces vénérables chênes, plusieurs fois centenaires, auxquels ils avaient même donné un nom: la Sentinelle, le Saint Louis, les Jumeaux, le Chêne Carré . De place en place, on pouvait aussi trouver des huttes de charbonniers regroupées en petites communautés très solidaires, un peu méprisées par les bûcherons, parce qu'ils ne coupaient que la charbonnette alors qu'eux se confrontaient aux arbres géants. Il arrivait pourtant que les deux groupes se rejoignent au moment des grandes fêtes carillonnées, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres. Les charbonniers installés au pied du Chêne Carré attiraient le plus de visiteurs, pas seulement pour l'étrangeté de cet arbre dont le tronc, au lieu d'être rond 42


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comme tous ses congénères, formait un carré presque parfait. On disait qu'autrefois, dans les temps très, très anciens, les druides venaient y cueillir le gui sacré. On murmurait aussi qu'ils ne dédaignaient pas y faire des sacrifices d'animaux, et même, ajoutait-on tout bas, des enfants. En témoignait une grosse pierre ronde entaillée d'une rigole, enchâssée entre les racines du chêne, et que nul n'avait jamais pu déterrer. Non, on venait de loin pour voir danser Goëlle. On ne savait pas d'où elle venait, sinon que la vieille Bertranne l'avait trouvée un soir, enveloppée dans un lange sans marque, au pied de la source où elle venait chercher de l'eau. La petite, en grandissant, était devenue d'une beauté saisissante, avec sa peau dorée comme celle de la reine-claude, ses longs cheveux aussi noirs que la nuit la plus noire, qui, lorsqu'elle dénouait ses lourdes nattes, lui cachaient presque les pieds, et surtout ses yeux, d'immenses yeux verts que bordaient une frange de longs cils roux. Ses danses chantaient l'esprit des bois et le parfum des fleurs sauvages. Lorsqu'elle déployait ses jolis bras fuselés et commençait à tourner sur elle-même, au point que ses cheveux volaient autour d'elle comme un voile, tout le monde tombait sous le charme. Les cerfs, les biches et les chevreuils s'approchaient peu à peu du feu autour duquel elle tournait, et aussi le sanglier bourru, le blaireau, la belette et même ce peureux de lièvre. 43


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Elle était si belle, elle créait tant de bonheur autour d'elle, que ses amis craignaient qu'un jour un beau seigneur ne vienne l'enlever pour l'épouser et lui offrir le palais dont elle était digne. Mais elle rejetait en riant cette idée « Jamais je ne vous quitterai, je suis trop heureuse avec vous. Que serais-je devenue sans vous et la brave Bertranne qui m'a nourri du lait de sa chèvre ? » « C'est pour cela que tu sautes comme un cabri sauvage » ne pouvait s'empêcher de lancer le petit Gaspard au milieu des rires. Hélas, la renommée de Goëlle devint telle qu'elle dépassa les limites de la forêt de Tronçais et vint aux oreilles du sinistre Baphomet. C'était un diable, et de la pire espèce. Il ne pouvait supporter ni la beauté, ni le bonheur, ni la joie. Longtemps il observa la belle du haut de l'arbre où il s'était juché. Et, un soir où Goëlle dansait malgré l'orage menaçant, il fondit sur elle avec un hurlement féroce, ses doigts griffus empoignèrent la longue chevelure et il l'entraîna à la vitesse de l'éclair tout en haut d'un chêne où il l'attacha avec des lianes du lierre magique. Stupéfaits, charbonniers et bûcherons essayèrent bien de réagir, les uns bombardant le Malin avec leurs frondes, les autres essayant de l'atteindre avec leurs flèches. Des bûcherons plus téméraires se lancèrent même à l'assaut de l'arbre mais ils n'avaient pas atteint 44


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les premières branches que Baphomet s'envola, traînant derrière lui sa belle captive, et ils disparurent au milieu des éclairs tandis qu'une pluie diluvienne dispersait la foule et noyait les fours. De longs jours les charbonniers se lamentèrent et leurs cris désespérés s'entendaient jusqu'à la voie lactée. Et puis un jour, de derrière un buisson d'aubépine, apparut un magnifique oiseau que personne n'avait jamais vu. Doucement il déploya ses ailes et il commença à danser avec une grâce et une poésie qui rappelaient Goëlle. Biches et chevreuils, cerfs et sangliers bourrus, belettes et blaireaux et même le lièvre peureux vinrent peu à peu faire cercle autour du danseur. Alors les charbonniers comprirent que Goëlle avait réussi à s'échapper des geôles de Baphomet et qu'elle venait à nouveau danser pour ses amis. Ils se réjouissaient qu'elle soit revenue au milieu de son peuple, serait-ce sous la forme d'un oiseau. Hélas, Goëlle n'avait réussi à s' échapper qu'avec l'aide d'un génie du vent et celui-ci avait mis une condition: qu'elle s'installe dans un lieu inconnu des berrichons, au bord de cette grande étendue d'eau salée qu'on appelle la mer. Après un dernier tour, l'oiseau s'envola pour toujours. Il donna naissance à une tribu, les goélands, qui peuplent aujourd'hui encore les rivages. Mais si vous entendez un jour pleurer les goélands les jours de 46


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tempête, ne croyez pas, comme les bretons ignorants, qu'ils annoncent la mort d'un pêcheur péri en mer. Ils clament simplement la nostalgie des grands oiseaux pour leur Berry natal, le peuple de la forêt, leur chère Tronçais et son Chêne Carré.

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Le vieil homme

L'homme qui voulait remplacer sa femme

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arberin était un bon paysan, âpre au gain mais dur à la tâche. Levé dès potron-minet, il ne rentrait qu'après le coucher des poules pour se mettre les deux coudes sur la table, attendant que sa femme, Catherine, mais que tout le monde appelait la Barberine à la mode des paysans berrichons, apporte la soupe au lard dont il raffolait, et qu'il se servait à pleine louchée. Dans le peu de bouillon qui restait au fond de son bol, il versait une bonne rasade de la piquette qu'il tirait de ses quelques arpents de vigne, et avalait le tout à grand renfort de gargouillements. Après ce rituel « chabrot », il fermait son couteau d'un claquement sec, étendait ses grandes jambes sous la table, s'étirait, rotait et ne manquait jamais d'ajouter « encore un que les prussiens n'auront pas ». A ce moment, et à ce moment seulement, la Barberine avait le droit de se servir et d'avaler son bol de soupe, debout, accotée au chambranle de la porte. Elle devait aussi supporter les éternelles récriminations de son bonhomme : « As-tu donné du foin aux vaches ? 48


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Combien qu't'as ramassé d'œufs aujourd'hui ? En arrivant, j'ai vu que la soue aux cochons n'avait pas été nettoyée. Je m'demande ce que tu peux bien foutre de toute ta sainte journée ? Sans doute bavasser avec la Barraude, pendant que je trime dans les champs sous le soleil. Je m'demande ce que j'ai ben pu faire au Bon Dieu pour avoir hérité d'une feignasse pareille ? » D'habitude la Barberine ne répondait pas et ravalait sa colère. Mais, ce jour là, la coupe était pleine et elle explosa : « J'voudrais ben t'y voir, gros malin, avec tout le travail qu'il y a à tenir une maison ? Pisce que t'es si fort, pourquoi tu prendrais pas ma place, ça serait-y qu'un jour ? Moi, j'irai faucher le pré du haut. » D'abord interloqué par tant d'audace, Barbarin se leva, prêt à corriger la Catherine pour son insolence, mais l'idée de sa femme fauchant sous le soleil, voulant faire un travail d'homme, lui parut si plaisante qu'il éclata d'un gros rire. Dix femmes, il le savait bien, ne font pas en un jour le travail d'un seul homme. Et l'idée de voir sa femme revenir le lendemain soir toute penaude, le caquet rabaissé, l'en réjouissait à l'avance. « Top là! s'écria-t-il, çà me fera toujours un jour de repos ! » Le lendemain donc, de bon matin, la Barberine partit pour les prés, la faux sur l'épaule, n'oubliant pas en fermant la porte de rappeler : « C'est le jour du beurre, la baratte est pleine de crème. Faut le faire maintenant 49


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avant que la chaleur soit trop forte, sinon, tout tournera. » Barbarin prit quand même le temps de bourrer sa pipe avant d'empoigner la manivelle. Après avoir battu la crème quelques minutes, il eut soif. Un bon verre de cidre bien frais ne saurait lui faire du mal, il reviendrait, tout ravigoté, à la baratte. Il descendit à la cave et commençait à remplir sa chopine, quand il entendit un cochon entrer dans la maison. « Ce sacré bestiau va renverser la baratte !... »Et d'escalader quatre à quatre les marches, oubliant dans sa précipitation de fermer le douzil. Trop tard ! La baratte était déjà renversée et le goret barbotait dans la crème qui rigolait sur les dalles. Fou de colère, Barberin saisit le tisonnier dans l'âtre et se mit à poursuivre l'animal qui ne demanda pas son reste et visa la porte, non sans renverser au passage le banc et, par la même occasion, le panier plein des œufs de la semaine, dont le jaune se mêla aussitôt harmonieusement au blanc de la crème. Barbarin jura : « Saleté de bestiau, j'vas t'faire ton affaire ! » Et c'est ce qui arriva, d'un magistral coup de tisonnier il étendit le goret raide mort. Encore sous le coup de la colère, il retourna à la cuisine « Vingt dieux, j'ai oublié de fermer le douzil ! » Et il eu beau se précipiter, le mal était fait, le barricot s'était vidé de tout son cidre. Un peu gêné, Barbarin s'en retourna à sa baratte et, comme elle contenait encore un 50


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peu de crème, il recommença à faire du beurre.« Y'en aura toujours ben assez pour le diner ». Pendant qu'il tournait la manivelle, il se rappela que la vache était encore à l'étable. Trop tard pour la mener au pré ! … Les maisons du hameau étaient toutes adossées au coteau et recouvertes de mottes de terre qui, à cette époque de l'année, avaient donné une herbe épaisse et bien haute. « Voilà ben là une idée qu'une femme serait pas capable d'avoir » : le paysan lança une grosse planche entre le faîte du toit et le coteau et se dit que ce serait un pont parfait. Il redescendit mais vit le veau qui tournait autour de la baratte. Craignant un nouveau malheur, il arrima l'engin sur son dos et s'en alla faire boire la vache avant de la faire monter sur le toit. En se baissant pour tirer de l'eau, la crème lui coula dans le cou puis tomba dans le puits. Jurant tous les diables de l'enfer, Barberin hissa enfin la vache sur le toit. Comme midi arrivait, il décida de faire à manger et suspendit la marmite pleine d'eau dans l'âtre. Il entendit la vache qui allait et venait au-dessus de sa tête. « Et si elle tombait et se cassait une patte, peut-être même les deux » s'inquiéta-t-il. Aussitôt, il remonta le coteau, attacha une longue corde au cou de la bête et en laissa pendre l'extrémité par la cheminée. Il redescendit vivement, attrapa le bout de la corde et se la lia solidement à la jambe. « Comme ça, elle pourra pas tomber » se dit-il, et, le cœur tranquille , il se mit en 51


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devoir de broyer du gruau. Las! la vache s'approchant trop près du bord du toit glissa et tomba dans le vide. La corde se tendit et, entrainé par le poids de l'animal, le malheureux Barberin se retrouva enfilé dans la cheminée, pendu par une jambe, se débattant comme un beau diable et ne réussissant qu'à avaler la suie que ses gestes désordonnés décrochaient du conduit. Il serait mort asphyxié si la Barberine, le pré du haut fauché, et à vrai dire un peu inquiète, n'attendit pas que son Barberin lui apporte le repas de midi, et descendit voir comment cela se passait. De loin, elle vit la vache qui tournoyait au bout de sa corde. Sans se demander ce qu 'elle faisait là, de sa faucille elle coupa la longe, libérant la vache mais du même coup le bonhomme qui tomba dans la marmite dont l'eau commençait à bouillir. Le lendemain, Barberin repartit faucher, sans mot dire, et plus jamais, parait-il, il ne parla de remplacer sa femme pour le travail de la maison. Malgré lui, il avait inventé une fable que, depuis, les berrichons se racontent à la veillée, la Barberinade.

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Le vieil homme

Le Pélican de la cathédrale

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e 13 mai 1324, la ville de Bourges toute entière est en liesse. Depuis le matin, la foule des berruyers se hâte vers le palais de l'archevêque. Sauf les nourrissons, les grabataires et les mourants, les 15.000 habitants seront bientôt là. Dame! ce n'est point tous les jours qu'une cathédrale est consacrée, surtout une cathédrale comme celle là, la plus grande, disent les chanoines du chapitre, de toutes les cathédrales, enfin digne du prélat des Aquitaines qui a son siège dans la capitale du Berry. Faut dire aussi que Bourges est une ville importante. N'est-ce pas dans l'ancienne cathédrale romane que le roi Louis VII a été couronné en 1137, l'année même où il épousa Aliénor d'Aquitaine. On se demande bien pourquoi d'ailleurs, puisqu'il l'a répudié quelques temps après. Belle idée qu'il eut là! Aliénor en profita pour se marier avec Henri de Plantagenet, un anglois ! Depuis, ça ne nous a valu que des ennuis. Aujourd'hui, ce temps là est oublié. La place est noire de monde, les gens sont tellement serrés que même les tire-laines ne peuvent pratiquer leur coupable industrie Et pourtant, combien de bourgeois arborent à leur ceinture des bourses bien pansues et des chaines d'or grosses comme des cordes de puits. Cependant, chacun 54


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peut espérer apercevoir au moins les hauts de l'édifice, les merveilleuses couleurs qui habillent les statues. Les enfants s'effraient des horribles gargouilles qui dardent des trognes si menaçantes que même les corneilles n'osent s'y poser. D'en bas, personne ne peut distinguer la silhouette d'un homme solitaire tout en haut de la tour nord. C'est Martin, le maître bâtisseur à qui l'on doit cette merveille de pierre. A dire vrai, il n'est que le troisième maître de Bourges. Il n'a pas connu les deux précédents, çà remonte à si loin déjà, mais il connait toute l'histoire par cœur En 1187, Philippe Auguste venait d'envahir le Berry sur le chemin de l'Aquitaine. Le comte de Bourges, qui était un sage, laissa passer l'orage, il avait d'autres préoccupations car il avait à ses coté un personnage redoutable, l'archevêque. En ce temps là, c'était Henri de Sully, frère de Eudes de Sully, évêque de Paris, une famille riche et puissante. Henri de Sully fit une donation au chapitre. Cela tombait bien : depuis longtemps, celui-ci voulait construire un monument représentant son autorité et son prestige, ainsi qu' accessoirement, un siège digne du primat des Aquitaines. Une cathédrale ferait l'affaire. Il y avait bien déjà, appuyé au mur gallo-romain, une ancienne cathédrale construite au XI° siècle, mais elle ne mesurait que 45 mètres de long et dans l'esprit des chanoines, la nouvelle ne devrait pas en faire moins de 100. (aujourd'hui elle en mesure en fait 120). Et puis, signe du ciel ? Un incendie 55


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venait de la détruire à moitié. A cette époque, la cathédrale était entourée d'un enclos, appelé cloître, fermé à l'est par le mur galloromain. A l'intérieur, il y avait aussi le palais de l'archevêque, les maisons du doyen, des chanoines, avec cour et jardin, un hospice pour les pauvres et une grange des dîmes. Pour répondre aux rêves des chanoines, il fallait construire au-delà de l'enceinte. Philippe Auguste en accorda l'autorisation. Et tout put alors commencer. En haut de sa tour Martin se rappelle les péripéties qui marquèrent la construction de l'édifice entamée sous la direction du premier maître-bâtisseur, Gérard de Cornusse. C'est qu'il les a lus et relus, tous les parchemins qui relatent le moindre des détails avant de prendre la suite du deuxième maître dont personne n'a retenu le nom. Il fallut trois campagnes jusqu'à ce jour. La première qui s'étala de 1195 à 1214 vit la construction de la crypte. En 1214 le chevet est terminé après qu'en 1213, il ne fallut rien moins que l'intervention du pape pour régler un litige entre les moines cisterciens de Lory et l'archevêque de Bourges. Les deux camps s'affrontaient pour savoir qui avait le droit d'exploiter la forêt de Saint Palais, laquelle fournissait le bois indispensable aux échafaudages et à la charpente. En 1218, un maitre verrier est embauché, mais Simon de Sully, neveu d'Henri, alors à la tête du diocèse, n'arrive plus à trouver les fonds nécessaires et les travaux 56


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s'arrêtent pendant 12 ans. Arrive alors Philippe Berruyer, neveu lui de Saint Guillaume, qui fournit les premières reliques à la cathédrale. Il trouve une Église criblée de dettes et quasiment en faillite. Il fallut attendre 1229 pour que les finances redeviennent à peu près saines. On put alors commencer la deuxième campagne pour la construction de la nef du coté sud, des portails latéraux et du porche. Vers 1250 les travaux semblent se terminer, les deux tours sont déjà d'une belle hauteur, environ à celle des grandes voûtes. Et patatras! L'argent manque à nouveau et, comble de malheurs, on découvre des fissures dans la tour sud et des déchirements dans les voutes de la nef. A nouveau, on arrête tout. En 1313, on trouve un financement pour réparer les voûtes de toute urgence. C'est à ce moment là que, lui, Martin, prend le relais. Il étaie la tour par un énorme pilier butant de deux étages. Un don de 400 livres du roi Philippe le Bel relance la machine et le voilà aujourd'hui, en haut de cette tour, à quelques minutes de la consécration de la cathédrale et de son œuvre. En bas les maçons démontent les échafaudages, les cages d'écureuil, les tailleurs de pierre rangent leurs marteaux et leurs burins, les menuisiers, les verriers, les forgerons, les carriers se regardent les uns les autres , désœuvrés, se demandant vers qu'elle autre ville les appellera un nouveau chantier. Martin devrait être heureux en ce jour qui couronne tant d'années d'effort. Une ombre obscurcit 57


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pourtant le tableau. Tout en haut de la tour, là où devrait trôner le coq, symbole du Christ-Vainqueur, ne se dresse qu'une longue tige métallique. Julio, le maitre ferronnier italien est encore en retard : « demain, a-t-il dit, ou peut être la semaine prochaine. Je n'ai pas l'inspiration pour terminer ce chef d'œuvre ». Martin soupire, par la faute de ce fainéant l'oiseau sacré ne protège toujours pas la cathédrale et le maître a comme un mauvais pressentiment. Au même moment, de l'autre coté de la terre, sur les rives d'un immense océan sur lequel les plus intrépides des navigateurs n'osent encore s'aventurer, un autre drame se joue. C'est le pays d'un peuple mystérieux, celui des Incas. Une terrible famine le frappe, depuis de nombreuses lunes, la pluie ne tombe plus et tout est desséché, mort. Les bisons, puis les ours ont fui vers des contrées plus hospitalières, du moins ceux qui n'ont pas été abattus pour être mangés. Viracocha, le Grand Dieu Maitre de Tout, est invoqué sans relâche, de même qu'Inti, le dieu soleil et sa compagne Mama Kilia, la déesse de la lune. Dans les temples, faute d'animaux, les prêtres ont multiplié les sacrifices humains. En vain, les dieux ne répondent plus. Les oiseaux constituent la seule réserve de nourriture et bientôt, eux aussi vont disparaître. Sur les rivages des cordons littoraux les colonies de pélicans bruns ont été traqués, dévorés. Il n'en reste plus qu'un aujourd'hui. 58


Les contes du dahut

Couché dans une anfractuosité de rocher avec ses sept petits, il ne peut même plus sortir pour pêcher les deux kilos quotidiens de poissons nécessaires à leur survie. Justement, les oisillons blottis sous son aile claquent du bec, piaillent. Ils ont faim et si leur père ne leur apporte pas la pitance, ils vont mourir. Le grand pélican brun lance un regard désespéré vers le ciel vide. Pour les oiseau aussi les dieux sont indifférents. Une seule solution, ultime : d'un coup de son bec tranchant, l'oiseau s'ouvre les entrailles et le sang en jaillit sur lequel se jettent les oisillons affamés, pour un ultime repas sanglant. C'est la fin... Pas encore ! Du haut du volcan dont il a fait son repaire, Pachacamac a tout vu et la scène a ému son vieux cœur pourtant blasé. Lui qui commande les tremblements de terre et les orages décide d'intervenir. Le soleil s'obscurcit, le ciel se couvre d'inquiétants nuages rouges et tandis qu'un orage d'une violence inouïe se déchaine, une nuit de mort s'abat sur tout le pays et un vent violent s'élève, qui déracine les arbres, décapite les montagnes, fait refluer la mer. Le grand pélican brun se sent saisi par une force incroyable qui l'entraine vers les cieux, plus haut, toujours plus haut. Avant de perdre connaissance il a juste le temps de penser que c'est la fin du monde.

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A Bourges, Martin regarde avec inquiétude un gros nuage noir, strié d'inquiétantes lueurs rouges qui monte à l'est. En bas, le peuple, qui n'a pas eu accès à la cathédrale, applaudit à tout rompre le cortège de prélats chamarrés qui apparaît sur le parvis. Le temps que Martin dévale les 396 marches de la tour, la fête s'est transformée en chaos. A midi, il fait quasiment nuit, le tonnerre gronde de plus en plus fort, les éclairs se succèdent sans interruption, une pluie bientôt diluvienne s'abat sur la foule qui fuit dans toutes les directions, cherchant en vain un abri, manants, évêques, bourgeois, chanoines et enfants de chœur mêlés au sein d'une cohue invraisemblable. Un coup de tonnerre digne du jugement dernier éclate en même temps qu'un gigantesque éclair s'abat sur la tour nord... et, aussi brutalement que cela a commencé, la pluie cesse, le soleil revient, plus lumineux que jamais dans un ciel tout bleu débarrassé du moindre nuage. Martin qui est resté à l'abri dans la nef se secoue. Il est inquiet car il a senti l'édifice trembler sur ses bases quand le gigantesque coup de tonnerre a retenti. La tour a-t-elle résisté ? La foudre n'a-t-elle pas abattu quelques gargouilles, pis, ébranlé l'énorme pilier butant à peine terminé ? La peur au ventre, il ré-entame la pénible ascension. Ce qui l'attend là haut n'a rien à voir avec ses prévisions les plus pessimistes, bien au contraire. Au 60


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sommet de la tour, un gros oiseau brun s'ébroue, ouvre un œil effaré. Il ne reconnaît rien de son univers habituel. Des constructions inconnues couronnées de rouge semblent monter à l'assaut du ciel. Au loin, de petits cours d'eau serpentent au milieu d'un marais verdoyant. C'est là qu'il doit faire bon vivre. Le grand pélican brun, car c'est bien lui, déploie ses ailes, ou plutôt il essaie, en vain. Il est comme paralysé et la peur le saisit. Une voix mélodieuse le rassure bientôt : « N'aie pas peur, ton sacrifice pour tes enfants a touché les dieux. Désormais, tu seras immortel et du haut de cette cathédrale tu veilleras sur un nouveau peuple, les Berrichons, et pour l'éternité ». Le grand oiseau sent alors une paix profonde l'envahir, et, tandis que son corps se durcit, une grande paix l'habite. Il s'endort. Martin surgit, encore haletant de son escalade folle. Un bref regard le rassure, apparemment, la tour est intacte. Il se penche, le pilier n'a pas bougé, les gargouilles sont toutes là. Son regard se tourne vers le ciel pour le remercier, et il se fige. Là, à l'endroit prévu pour le coq, repose un volatile inconnu. Il n'en croit pas ses yeux. Précautionneusement, il tend la main, le touche... ce n'est pas un mirage, sous ses doigts, il reconnaît la texture du bronze, dont l'oiseau a aussi la couleur. Ce n'est pas croyable. Il secoue l'intrus, essaie de le décrocher, mais tous ses efforts restent vains. 61


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Incrédule, il fait à nouveau le tour de la flèche, se frotte les yeux, l'oiseau est toujours là, bien réel ? Affolé, craignant un coup du Malin, Martin dévale une nouvelle fois les 396 marches, sans prêter la moindre attention aux diables, personnages louches et grotesques qui ornent les parois et semblent ricaner à son passage. Ils ont tous escaladé les 396 marches, la plupart pour la première fois, évêques chamarrés, chanoines bedonnants et quelques manants enhardis par le désarroi des grands. Pancrace, le forgeron, réquisitionné par Martin, suit avec son lourd marteau. Tout ce beau monde, suant et soufflant, ne peut que constater les faits : un étranger s'est installé à la place du coq. Pancrace, à la demande du doyen, lève sa lourde masse et l'abat de toute sa force sur l'animal dont le bronze résonne comme une cloche que l'on n'a pas osé installer au haut de cette tour jugée trop fragile. Il recommence, frappe et refrappe. L'oiseau ne porte aucune trace de ses coups violents quand le forgeron, épuisé, déclare forfait. Il faut se faire une raison, la chose est indestructible. A la réunion du chapitre qui suit, les chanoines, après avoir longuement invoqué Marie, Guillaume et tous les saints, décide qu'il s'agit d'un miracle, que le Seigneur, dans son infinie bonté, a voulu palier à la carence des hommes, incapables de couronner l'édifice 62


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du coq traditionnel, symbole du Christ Roi. Et on en reste là ! Ce n'est que bien longtemps plus tard, après qu'un certain Christophe Colomb eut traversé les océans, qu'on sut que ce drôle d'oiseau venait des Amériques, le pays d'un peuple à la peau cuivrée, qui s'appelait Incas. Le doyen de l'époque, un certain Thibault d'Orémus, expert en langage des premiers chrétiens, déclara que c'était un « pélican » dont le nom vient de la décomposition d'ABRAHAM : (AB = père et RAHAM = miséricordieux). Depuis, le Père Pélican, ou Père Miséricordieux, est devenu le symbole du Christ Eucharistique, versant son sang pour sauver tous les hommes, comme le brun volatile se sacrifia autrefois pour nourrir ses enfants. Et qu'il était bien à sa place au sommet de la cathédrale de Bourges. Voilà l'histoire vraie du pélican de la cathédrale, du moins telle que me l'a racontée un vieux dahut de mes amis, exilé dans les marais de Bourges, un soir où nous partagions mélancoliquement des châtaignes grillées, en souvenir du vieux pays creusois. Et si vous ne me croyez pas, rien ne vous empêche d'y aller voir vous même, la vérité se trouve en haut de 396 marches.

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Le vieil homme

Les habits de plumes

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n ce temps là, il y a très, très longtemps, la terre était encore jeune et, si tout avait bien déjà été créé, il restait une multitude de petits détails à mettre au point. On ne peut pas tout réussir du premier coup. Ainsi, les oiseaux n'avaient pas encore de plumes, ils parlaient mais étaient timides et se cachaient. En outre, sans plumes, ils se gelaient l'hiver et cuisaient l'été. Un jour, ils se réunirent en Assemblée Générale extraordinaire : « Il faut demander des habits au Créateur », proposa Aigle. « D 'accord, mais comment le trouver ? » Ils demandèrent conseil à un vieux dahut connu pour sa grande sagesse et, du fait qu'il ne volait pas, considéré par tous comme impartial. « C'est bien simple, leur dit le vieux sage, le Créateur habite le soleil. Choisissez parmi vous l'oiseau le plus robuste comme messager et envoyez-le vers le soleil » Aigle, vers qui tous les regards se tournèrent spontanément fut très flatté mais déclina l'offre : « Vous le savez, avec ma peau de roux, j'attrape toujours des coups de soleil monstrueux, je serai déjà cuit à miparcours » Tous les autres oiseaux se trouvèrent de bonnes raisons pour décliner cette mission, certes honorable mais ô combien périlleuse… Il ne resta bientôt 65


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plus que Vautour, à l'écart comme toujours, car, se nourrissant de cadavres, il sentait mauvais. « Vautour, lui dirent-ils, tu es presque aussi fort qu' Aigle, mais bien moins fragile, et ta peau est épaisse. C'est toi que nous choisissons comme messager ». Le pauvre Vautour vit là l'occasion de retrouver la sympathie de ses confrères et se dévoua. Au crépuscule, il s'envola. Ce fut un long, très long voyage. Vautour eut faim, il n'avait pas emporté assez de nourriture , mais il approchait peu à peu. Il voyait le soleil grossir, mais la chaleur devenait insupportable. Courageusement, il continuait à s'élever. La peau de son crane, brulée par les rayons, se craquela et devint toute rouge. Désespéré, il s'apprêtait à renoncer quand le Créateur, l'aperçut. Ému par son courage, il décida de le recevoir. « Je t'attendais, dit-il, j'ai entendu la prière des oiseaux et je vais te donner de beaux habits de plumes à ramener sur terre ». Ces habits étaient vraiment très beaux. Il y avait autant de couleurs dans les plumes que dans l'arc en ciel après la pluie et elles brillaient tellement que Vautour dut fermer les yeux. Le Créateur poursuivit « J'ai apprécié ton dévouement pour tes frères et ton courage. Aussi, tu vas avoir le droit de choisir le premier, mais, souvienstoi, tu ne peux essayer un costume qu'une seule fois. » 66


Les contes du dahut

Vautour, tout excité, fouillait déjà dans le tas : « Je vais prendre le plus beau, le plus brillant, comme çà tout le monde se souviendra que c'est grâce à moi que les oiseaux ne sont plus nus. » Il commença par un habit bleu clair et blanc. « Non, trop clair, ce sera pour Geai bleu. » décida-t-il en l'enlevant. Le suivant, d'un rouge brillant et noir, avec une grande crête, ne trouva pas davantage grâce à ses yeux « Cette couleur ne me va pas, je le donne à Cardinal. » Il essaya ensuite un costume gris avec un gilet écarlate et fit la moue « Il sera bon pour Rouge-Gorge. » Puis ce fut le tour d'un magnifique habit, aussi jaune que le soleil, avec de somptueux traits noirs et une gorge rouge « Trop de noir » et il le laissa à Chardonneret. Ainsi, des dizaines et des dizaines d'habits de plumes défilèrent devant Vautour sans qu'il en trouve un à son goût. Celui-ci avait des plumes trop longues, cet autre des plumes trop courtes, il était trop noir, ou trop blanc, trop gris ou trop coloré. Le Créateur souriait dans sa barbe en le regardant. Vautour essaya enfin un costume qui était manifestement trop petit pour lui. Il s'entêta à l'enfiler quand même et, quand enfin il réussit, ses pattes et son cou dépassaient et sa tête, toute rouge, cuite par le soleil, restait découverte. Sa couleur, d'un marron pisseux, semblait bien terne auprès de toutes les merveilles qu'il avait essayées auparavant. Ce n'était vraiment pas beau, pas beau du tout. Il voulut l'enlever 67


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pour en essayer un autre, tous ses efforts restèrent vains. « Et oui, sourit le créateur, c'était le dernier et tu vas devoir le garder. Je suis désolé pour toi, tu as le courage, le dévouement, mais il te manque la sagesse et tu veux toujours plus. Je ne puis plus rien pour toi. » Dépité Vautour retourna sur terre où ses frères oiseaux, paradant dans leurs beaux habits de plumes, et peu charitables, se moquèrent de lui, de sa tête chauve d'un rouge vineux et de ses pattes dénudées. Mais lui, finalement, se consola. Quand il plane tout là-haut, faisant de grands cercles dans le ciel, il sait bien que toute la beauté, toute la diversité des plumages, c'est à lui que les oiseaux le doivent et à lui seul. Et il est heureux, à sa manière. D'après un conte amérindien.

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Le vieil homme

Pourquoi les corbeaux sont noirs ?

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n ce temps là, la terre était toute jeune. Dans ce mélange de forêts, d'eau, de montagnes et de plaines, à un endroit de ce qu'on appelle aujourd'hui le Limousin et, plus précisément encore, au Theil de Bord Saint Georges, un petit groupe d'hommes se désolait. Ils avaient faim, grand faim, et leurs enfants au ventre rond n'avaient même plus la force de courir et de se chamailler. Ils restaient allongés dans les cabanes de bois et de terre et les plus petits suçaient en vain les mamelles flétries de leurs mères. La saison des cueillettes était terminée depuis au moins trois lunes et les bois ne donnaient plus les baies et les racines, nourritures essentielles de l'été. Et les hommes enrageaient car, dans la grande plaine qui bordait la forêt, les grands aurochs paissaient tranquillement. Toute cette viande sur pied les faisait saliver mais elle était devenue intouchable, et pas seulement à cause du danger que présentaient ces énormes animaux aux cornes menaçantes. A cette époque, les hommes ne disposaient pas de fusils pour chasser, ni arcs ni flèches, pas même un malheureux lance-pierre. Les chevaux et les chiens n'avaient pas encore été domestiqués. Les chasseurs ne disposaient 69


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que de leur courage et de leur ruse et aussi de quelques rares dahuts, parfaits pour pister en montagne et sur les pentes, mais incapables d'évoluer en plaine à cause de leurs pattes gauches beaucoup plus courtes que leurs pattes droites. Bref, c'était l'impasse. Oh, il n'y avait pas encore si longtemps, armés de leurs haches de pierres taillées et de leurs lances aux pointes durcies au feu, ils réussissaient, à force de ruse, à s'approcher assez près du troupeau et à abattre un individu isolé. Ces bestiaux étaient si gros et si gras qu'un seul d'entre eux suffisait à fournir le clan de bonne viande pendant plus d'une lune. Hélas, ce temps était révolu depuis qu'une colonie de corbeaux s'était alliée aux aurochs. En ces temps là, les corbeaux étaient tous blancs, comme d'ailleurs les autres oiseaux qui pour la plupart étaient aussi nus (1). Les hommes du clan du Theil les avaient vu installer leur corberaie dans les frênes bordant la petite rivière en bordure de la prairie. Dans la journée, un corbeau s'installait sur le dos de chaque auroch et il se nourrissait des insectes et des graines pris dans les longs poils de sa monture. Les aurochs les toléraient car, dès le matin, là-haut dans le ciel, veillait Raah le chef des corbeaux, un gros mâle teigneux mais à la vue perçante. Quand les chasseurs, délaissant la lisière de la forêt, tentaient de s'approcher du troupeau en rampant dans les grands herbes qui les dissimulaient au 70


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regard des aurochs, le gros corbeau descendait en piqué en criant : « croa ! croa ! croa ! Alerte ! Les hommes arrivent par le bois des myrtilles. Fuyez vite... » Les aurochs ne comprenaient pas, évidemment, le langage corbeau, mais l'oiseau sur son dos, si. Avec son gros bec, il frappait le crâne de l'animal entre les deux cornes, là où la peau, tendue sur les os, résonne comme un tambour. Les aurochs, ainsi alertés, s'enfuyaient au triple galop à l'opposé de l'endroit où l'ennemi leur était signalé. Au cours d'un ultime conseil autour du grand feu du soir, Rog, le vieux chef, déclara : « Ça ne peut plus durer ainsi, il faut vite trouver le moyen de chasser ces maudits corbeaux et surtout leur chef, sinon, nous allons tous mourir. » Les chasseurs hochaient la tête mais restaient silencieux , quand Côm, un jeune guerrier de l'année, prit timidement la parole : « J'ai bien une idée... » « Dis toujours, accepta le chef, manifestement sceptique, au point où on en est... » car , si les sages n'avaient pas réussi, que pouvait bien faire un jeune blanc-bec. « Et bien voilà : nous avons ici une grande dépouille d'auroch que l'on conserve pour les cérémonies du sorcier. Je vais me mettre dessous et j'avancerai à quatre pattes vers le troupeau. Vous, vous ramperez dans les herbes comme d'habitude. Le chef corbeau donnera 71


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l'alerte et, voyant que je ne m'enfuis pas, descendra sur mon dos, et à ce moment, je l'attraperai » « Hum, hum, soupira Rog, pas bien convaincu, on peut toujours essayer. » Le lendemain matin, Côm se glissa dans la dépouille de l'auroch. Il avait fait deux trous dans la peau, à hauteur des yeux, pour y voir clair. Petit à petit, faisant semblant de brouter, il se rapprocha du troupeau qui n'y vit que du feu. Alors, les hommes du clan sortirent à leur tour de la forêt et rampèrent vers les gros animaux. Ils furent vite repérés. « Croa, croa, croa, alerte, voici l'ennemi. Sauvezvous !... » Et, comme d'habitude, les aurochs s'enfuirent vers la rivière. Seul, Côm, sous sa peau, continuait à faire semblant de brouter, comme s'il n'avait rien entendu. « Croa, croa, s'époumonait le gros corbeau, n'astu pas entendu, les hommes arrivent !... » Mais Côm continuait à faire semblant de brouter. Hors de lui, Raah descendit en piqué et se mit à marteler la tête du faux auroch. A ce moment précis, d'un geste preste, Côm rejeta la dépouille et, saisissant le lien de peau qu'il avait gardé tout ce temps entre les dents, il 72


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attrapa le corbeau par les pattes, les lia rapidement et attacha solidement le tout à une grosse pierre. L'astucieux jeune homme se redressa et brandit son prisonnier, à la grande joie du clan qui l'accompagna en chantant jusqu'au campement. Là, devant le feu de bois qui brulait de plus bel, Rog demanda au conseil « Qu'allons-nous faire maintenant ? » A ces mots, Brich, toujours aussi impulsif, se saisit de l'animal « Ce salaud de corbeau nous a affamés depuis tant de lune qu'il ne mérite pas de vivre. » et il le jeta rapidement dans le feu avec la pierre. La flamme roussit le plumage de l'oiseau qui piaillait comme un possédé, mais brula aussi le lien qui le retenait à la pierre, le libérant du coup. « Croa, croa, croa! Houla, houla, houla ! criait Raa en s'envolant, fuyons, fuyons mes frères, fuyons. Ces hommes sont des fous dangereux. Jamais plus nous ne ferons alliance avec les aurochs... ni avec un autre animal d'ailleurs ». C'est depuis ce jour là que les corbeaux vivent toujours en bande, à l'écart des autres oiseaux qui les méprisent et les craignent, mais c'est aussi depuis ce jour mémorable que les corbeaux, en souvenir de leur ancêtre roussi au feu, sont désormais tous NOIRS... 73


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Jean-Côme

Le gnome de Noël

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omme tout les ans, à la même date, le même événement revient sans cesse : Noël. La date la plus joyeuse de l’année pour le monde entier était la plus mal vécue pour un petit gnome des forêts du Massif Central. Car à cette date, on ne parle que d’une chose : les lutins du Père Noël. « Ces petits espiègles ! Toujours à faire leurs intéressants et à secouer leurs grelots ! » râlait-il sans cesse. Un hiver, le réveillon qui si préparait cette année là était le plus beau que le gnome ai jamais vu. Sa forêt était en fête et le Petit Peuple qui l’habitait l’avait habillée de lumières et de guirlandes. Notre gnome ronchonnait comme à son habitude. « Cette année, ça sera différent ! » décida-t-il. Et sans un regard en arrière, il prit la route, direction : le pôle nord. Mais la distance est longue pour rejoindre ce coin reculé du monde. A peine arrivé à l’orée de la forêt, la tâche lui parut insurmontable, lorsqu’une cigogne vint à passer. « - Bel oiseau, le héla le gnome, pourriez-vous m’aider ? Je cherche à rejoindre le pôle nord, savez-vous comment faire, vous qui voyagez sans cesse ? - J’ai entendu dire, que pour s’y rendre, les lutins demandaient de l’aide aux fées, répondit la cigogne. 74


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Grimpe sur mon dos, je t’emmène à Brocéliande, tu auras sans doute plus de renseignements là-bas ! » Et sur ce, le gnome embarqua. Le vol dura de longues heures sans que la fatigue ne puisse s’emparer de l’oiseau. Elle le déposa au sommet d’un arbre de la forêt de Brocéliande, et s’en reprit son envol. Le gnome progressa dans la forêt magique, demanda son chemin à une nymphe, et arriva au village perché dans les arbres des fées. La reine des fées lui demanda son souhait, et il expliqua la raison de sa venue : aller au pôle nord. Elle lui expliqua qu’il devait trouver l’arbre-neige qui trône au milieu de cette forêt. C’est un arbre magique, toujours en contact avec le pôle nord qui peut transporter les gens d’ici à là-bas. Et le gnome se mit en route. Se perdit à de nombreuses reprises. Demanda sa route aux écureuils et aux hérissons. Finalement, le gnome sentit comme un léger courant d’air qui était beaucoup plus froid. Mais dans cette forêt en hiver, n’importe quel arbre pouvait être l’arbre-neige. Il marcha désabusé vers ce courant d’air, sans d’autres pistes. Le froid ce faisait plus mordant alors que le gnome gravissait une petite colline. Soudain, planté à son sommet, il le vit. Un grand chêne qui avait conservé ses feuilles se dressait fièrement. Couvert de neige et étincelant de givre au soleil, au tronc gris clair : l’arbre75


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neige. Le petit gnome s’avança et se sentit encore plus petit qu’a son habitude. Il posa la main sur le tronc. Il était si froid qu’il la retira aussitôt. Mais durant ce bref contact, le gnome en était sur : il avait senti un pouls. Un pouls lent et délicat. Il plaqua de nouveau sa main sur le tronc. S’habituant au froid, il ferma les yeux pour mieux se concentrer sur les douces pulsations. Une vive bourrasque de neige lui arracha un frisson et il ouvrit les yeux tellement le froid était devenu mordant. A son grand étonnement, le décor avait changé. Il était à présent au milieu de nulle part, entouré de neige et de glace à perte de vue. Le vent était froid et chargé de flocons. Il frissonna de plus belle. Le pôle nord, il y était enfin. Lui restait plus qu’à trouver ces arrogants lutins. Sur la droite de l’arbre, un petit panneau à taille de Petit Peuple indiquait « Maison du Père Noël ». Le gnome se mit donc en route. S’enfonçant dans la neige, c’est au bout d’une heure de marche qu’il aperçut d’abord des lumières, puis la silhouette d’une grande maison, ensuite ce fut la fumée sortant des cheminées qu’il vit, et enfin ce fut des éclats de voix : il était arrivé. La maison du Père Noël était posée là, au milieu du nulle part. Immense grange aux milles cheminées avec sur le côté une écurie. Et devant, un grand traineau se trouvait là, une énorme hotte posé à l’arrière. Le gnome se cacha et puis observer le va et viens incessant des lutins, les bras chargés de cadeaux, les mettant dans 76


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la hotte. Le gnome attendit dans le froid qu’une occasion ce présente. Soudain, il remarqua un lutin à l’écart du groupe, transportant un sucre d’orge. Ni une ni deux, le gnome attendit qu’il passe le coin de la maison, et il lui sauta dessus ! En deux temps trois mouvements, le lutin se retrouva attaché et bâillonné ! Le gnome enfila la tenue du lutin, le laissant en caleçon dans la neige. Il embarqua son sucre d’orge et tout sourire, rejoignit la file des lutins. Il déposa le sucre d’orge dans la hotte, et trottina jusqu’à l’intérieur pour aider. Il réussit à faire trois allé-retours avant qu’une grosse voix ne s’élève dans son dos : « Mais quel est donc cet étrange lutin à la peau violette et avec une queue fourchue ? » Le gnome fit volte face. Ce tenait devant lui l’homme le plus grand et le plus gros qu’il ait jamais vu. Habillé tout de rouge et de fourrures blanches, une énorme barbe blanche, des sourcils très fournis, les joues roses, un gros bonnet rouge à pompon. Le Père Noël se tenait là et regardait le gnome d’un œil curieux et amusé. Celui-ci rougit : « Je ne suis pas un lutin ! Je suis un gnome et fier de l’être ! Je ne vois pas pourquoi seuls les lutins peuvent vous aider pour Noël ! » Le Père Noël parut surpris par les revendications du gnome, puis, comme s’il venait de comprendre quelque chose, il fronça les sourcils et se pencha vers le gnome : « Mais dis moi, où as-tu trouvé ces vêtements ? » 77


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Le gnome ne put s’empêcher de rougir en racontant comment il les avait obtenus. Mais la réaction du Père Noël fut tout à fait différente de ce qu’il avait imaginé : il éclata de rire ! Un rire franc et généreux qui résonna sur la banquise. « Que quelqu’un aille détacher ce pauvre lutin, dit-il finalement les larmes aux yeux à force de rire. Et toi petit gnome, il suffisait de demander ! Soit le bien venu par les lutins du Père Noël ! » Et pour fêter cet heureux événement, il fut décidé de faire une grosse fête qui durerait toute la nuit. C’est depuis ce jour, qu’il y a un gnome parmi les lutins du Père No… « Minute ! m’interrompit soudain le gnome. Je suis très content, mais il fait beaucoup trop froid au pôle nord ! Je rentre dans ma forêt creusoise dès que la fête est finie ! » Et oui après tout, c’est connu : les gnomes n’en font toujours qu’à leur tête !

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Le vieil homme

La légende du rossignol

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ans mon village creusois, Jojo était un personnage. Célibataire, grande gueule, il caressait plus souvent le cul de sa bouteille que celui de ses vaches. Mais à cette époque, il était encore relativement sobre en milieu d'après-midi, heure où je le retrouvais souvent pour l'écouter parler avec tendresse et compétence de tous les oiseaux dont les chants me ravissaient mais que j'avais beaucoup de mal à identifier. « Savez-vous, me dit-il un jour, qu'un seul oiseau chante la nuit ? » « La chouette... ou le hibou ? » « Drôles » de chanteurs, s'esclaffa mon compère, c'est comme confondre le tam-tam des nègres avec le son de la vielle. Non, il n'y en a qu'un et un seul. Et vous savez pourquoi ? » « Non, mais je sens à votre mine gourmande que vous allez bientôt me l'apprendre. » Jojo s'acagnarda plus commodément sur le vieux siège de tracteur appuyé près de sa porte et qui lui servait de trône : « Et ben, voilà l'histoire, telle que me l'a racontée ma grand-mère qui la tenait elle-même de sa mère qu'avait été dans le temps bonne de curé. » C'était au tout début du monde, peu de temps après 81


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que le Bon Dieu se soit mis au boulot. Il avait encore pas eu le temps de tout fignoler et les rares animaux qui commençaient à s'égailler dans la nature n'avaient tous qu'un œil. Deux copains, le rossignol et l'orvet n'échappaient pas à la règle . Vous connaissez le rossignol, mais peut-être pas l'orvet qui est un tout petit serpent inoffensif, à la queue si fragile qu'elle se casse au moindre choc. C'est pour çà qu'on l'appelle serpent de verre, nous on dit langou . En cherchant bien, on le trouve dans les trous des vieux murs, sous les pierres, ou encore sous les broussailles des endroits humides. Or, un jour, le rossignol fut invité à une noce, ma grand-mère ne se rappelait pas si c'était celle du merle ou du papillon. Quoi qu'il en soit, notre rossignol dont c'était le premier rendez-vous mondain, voulait absolument y briller et n'était pas satisfait de son plumage qu'il jugeait trop terne pour une telle manifestation. Après avoir tourné et retourné dans sa tête un tas de solutions plus abracadabrantes les unes que les autres, il eut enfin une idée qu'il n'hésita pas à qualifier de génial. Il alla trouver son vieux copain l'orvet, qui somnolait dans la fraîcheur d'un mûrier. « Mon cher ami, lui dit-il, je suis de noces et bien embêté. Il y aura tout ce que le Theil compte de personnalités et je voudrais faire bonne figure. » « Mais tu as ta voix, elle charmera tout le monde, comme d'habitude, répliqua l'orvet, plein de bon sens. » 82


Les contes du dahut

« Bien sur, bien sur ! Mais toute la compagnie aimera-t-elle le chant ? Et puis, tu sais comment cela se passe, on cause, on cause, et mes trilles seront perdues dans tout ce brouhaha. Et au bal, avec mon habit roux et terne, on ne fera guère attention à moi. D'autant qu'il y aura aussi le bouvreuil au jabot écarlate, le chardonneret à la coiffe d'un si joli vermillon et aux ailes pailletées d'or, et la fauvette à l'élégant chapeau noir, et bien d'autres encore, tous plus élégants les uns que les autres. On ne me remarquera même pas… » Puis, après un temps de silence, le rusé reprit : «J'ai bien une idée, mais je ne sais pas si tu seras d'accord ?... » « Dis toujours. » « Et bien, si tu voulais me prêter ton œil, je n'aurais aucun mal à éclipser tous les autres. Oh ! Je te le rapporterai sans faute le lendemain matin. » s'empressat-il d'ajouter, devançant les réticences de son ami. Brave cœur, celui-ci accepta finalement en insistant cependant « Le lendemain matin, sans faute ? » « Sans faute ! » La noce eut lieu, et le bal. Le rossignol, le seul de tous à avoir deux yeux remporta un tel succès qu'il ne put se résoudre à rendre son œil au pauvre orvet, désormais condamné à la cécité perpétuelle. Depuis cette époque reculée, le petit serpent voue une haine féroce au rossignol et ne pense qu'à récupérer son œil Il traque sans répit l'oiseau malhonnête, mais celui-ci se tient sur ses gardes et ne dort plus depuis des siècles, de crainte de se laisser dépouiller à son tour. 83


Histoires à quatre mains

Craignant d'être surpris dans son sommeil, pour ne pas s'endormir il égrène pendant des nuits entières ses sérénades mélodieuses aux étoiles. Voilà ce que m'a raconté ma grand-mère, qui le tenait de sa mère qu'avait été bonne de curé. Je ne sais pas si c'est vrai, mais personne n'ignore aujourd'hui que l'orvet soit aveugle et pille tous les nids qu'il peut trouver comme il est vrai que le rossignol chante toutes les nuits.

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Les contes du dahut

Jean-Côme

L’enfant chou-fleur Il est bien connu que les petits garçons naissent dans les choux et les petites filles dans les roses. Mais cela n’est pas toujours aussi simple…

I

l était une fois, dans un pays pas si lointain, un roi et une reine qui vivaient dans le plus grand et le plus beau des châteaux que le monde aie jamais connu. Avec ses murs de grès blanc, ses toits en ardoise miroitants au soleil, ses vitraux d’orfèvre, son pont-levis majestueux et son intérieur tout de marbre et de dorure, le palais n’avait d’égal que la beauté du pays qui lui servait d’écrin. Mais les infortunés roi et reine n’arrivaient pas à avoir d’enfants malgré tous leurs efforts. Pourtant, le couple royal avait tout mis en place pour avoir une descendance : le château disposait de la plus belle roseraie que la terre eut jamais pu donner, et un parterre de choux, tous plus beaux les uns que les autres. Chacun s’étendait sur des parcelles d’un hectare. Un service de jardiniers spécialisés avait été déployé et veillait jour et nuit, guettant la moindre naissance princière. Un jour, des cris de nouveau-né se firent entendre, 85


Histoires à quatre mains

et tous les jardiniers se précipitèrent dans les allées de choux, les pépiniéristes se ruèrent dans les allées de fleurs. Mais aucun d’eux n'arrivait à trouver l' origine des pleurs. Le roi et la reine, alertés par les cris, étaient descendus en courant dans les jardins, suivis de toute la cour. Ils regardaient s’agiter dans tout les sens les pauvres jardiniers qui ne trouvaient rien. C’est un paysan qui finalement repéra l’enfant. Bien loin de là, dans le potager, entre les radis, les tomates et les poireaux, le bébé se trouvait là : il était né d’un choufleur. La nouvelle de la naissance miraculeuse fit vite le tour du royaume. Mais un mystère restait insoluble… Le roi et la reine se préoccupaient peu de savoir de quoi était né leur enfant et parmi les courtisans de la cour on parlait tout simplement d’un miracle. Mais le mystère qui entourait sa naissance, n’était rien comparé au secret que cachait deux feuilles de laitue. Le bébé s’y accrochait tant et si bien, que personne n’arrivait à définir de quel genre était l’enfant ! Mais le royal couple n’y prêta pas la moindre importance, tellement le nourrisson était beau. Il fut nommé Espéré. Les jours passèrent, puis les mois, et enfin les années. L’enfant grandissait en beauté, en intelligence et en grâce. Mais arrivé à l’âge de ses six ans, personne n’avait encore pu définir si l’enfant était une fille ou un garçon. Tout le monde s’accordait à dire qu’il était 86


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Histoires à quatre mains

magnifique, l’enfant le plus beau que la terre eut porté. Toutefois, le roi et la reine commençaient à s’inquiéter. L’existence de cet enfant parfait né, ni d’un chou, ni d’une fleur, mais d’un chou-fleur, avait fait le tour des royaumes voisins. Et beaucoup voulaient savoir ce qu’il en était, pour savoir s’ils allaient pouvoir y marier leur fils ou leur fille. Un jour, ils décidèrent d’aller voir Mme Garetta. C’était une vieille femme qui s’occupait des archives royales. Elle était la mémoire du pays, la gardienne des traditions perdues. « - Madame, nous sommes venus à vous car le destin nous a donné cet enfant qui naquit dans un chou-fleur, et nous n’arrivons pas à savoir si c’est un petit garçon ou une petite fille. Avez-vous déjà entendu parler d’une naissance dans un chou-fleur dans le royaume ? - Un chou-fleur mon bon roi ? Un enfant qui n’est pas né d’une fleur ou d’un chou ? Je pensais qu’il ne s’agissait que de racontar qui courait parmi les courtisans. - Non, répondit la reine, c’est la pure vérité. - Je n’ai jamais entendu parler de pareille naissance, je suis navrée de ne pouvoir vous aider. » Le roi et la reine décidèrent de faire appel aux fées qui vivaient alors dans le royaume afin de connaitre leur avis. Il y en avait cinq à cette époque, et elles vinrent toutes rencontrer l’enfant parfait, l’enfant chou88


Les contes du dahut

fleur. Le roi les présenta à Espéré qui fit une forte impression. Mais les fées avaient l’explication : leur enfant n’était autre qu’un elfe. Ni homme, ni femme, quelque part entre les deux, enfant parfait qui ne nait ni d’un chou, ni d’une fleur. Les elfes ne révèlent s’ils sont garçon ou fille qu’à l’âge de seize ans. Cela faisait des siècles que personne n’en avait vu dans le royaume, mais les fées étaient sûres d’elles. Les elfes naissent dans des chou-fleurs, les fées dans les gouttes de rosée, les gnomes dans les bogues de châtaignes et les lutins dans les champignons, expliquèrent-elles. C’est alors que la plus vieille des fées prit la parole : « Cet enfant n’est pas de votre monde, vous devez le remettre à son peuple. A ses 16 ans, il vous sera enlevé. » Terrifié, le roi chassa les fées hors de son royaume. Effrayés à l’idée de perdre Espéré, ils décidèrent de l’enfermer dans la plus haute tour du château. C’est ainsi, que l’enfant continua de grandir dans sa tour d’ivoire. Les années s’écoulèrent paisiblement dans le royaume, et l’existence de l’enfant chou-fleur finit par devenir une légende. Pourtant, quand dix ans se furent écoulés, toute l’attention du royaume se porta de nouveau sur le merveilleux enfant. Le couple royal appela tous ses sujet à se réunir sous les fenêtres du château. Et alors que la foule attendait, on vit apparaitre 89


Histoires à quatre mains

sur le balcon la plus belle des jeunes filles que quiconque ait jamais vue. Âgée maintenant de seize ans, l’enfant c’était révélé être une fille d’un beauté et d’une grâce époustouflante dans une robe somptueuse. L’histoire de la mystérieuse princesse née d’un chou-fleur et retenue prisonnière par ses parents dans une tour commença à se répandre. Effrayés à la pensé de la prophétie des fées, le roi et la reine interdirent à quiconque de parler de la princesse. Mais il est de ces rumeurs qui ne peuvent être contenues, et bien vite, l’histoire de la princesse franchit les frontières. L’histoire était telle qu’elle atteignit les profondeurs du royaume voisin de Creusoris. Or, ce royaume avait en son sein un petit état indépendant caché au cœur d’une forêt impénétrable. C’était le royaume des elfes, le royaume de Boisdenier. Il était en ce royaume une civilisation à part, coupée du monde, dont la beauté n’avait d’égale que son harmonie. L’histoire de la pauvre Espérée atteignit les oreilles du prince de cet insondable royaume, et il décida d’aller la libérer. Cela ne faisait qu’un mois que la princesse avait fait son apparition au balcon, que déjà le jeune prince des elfes se présentait à la porte du château…Le roi refusa de le recevoir mais le jeune prince n’avait pas dit son dernier mot. Il attendit que la nuit tombe, et une fois la cité plongée dans les ténèbres d’une nuit sans lune, le prince des elfes se faufila dans le château tel une ombre. 90


Les contes du dahut

Il assomma sans difficulté les gardes qui gardaient la tour de la princesse, et monta la rejoindre. Il fut tout de suite sous son charme et le coup de foudre fut instantané. Le prince des Elfes passa une bonne partie de la nuit a raconter des histoires sur son royaume et à décrire le peuple des elfes et leur forêt enchantée. La princesse, plongée dans les grands yeux verts du prince, se passionna pour ses histoires et voulut partir avec lui. Mais le jour se levait et le prince du s'enfuir, non sans promettre de revenir pour la libérer. La princesse Espérée désespérait du départ du prince et craignait qu’il ne revienne pas. Découvrant l’effraction, le roi avait doublé le nombre de gardes et un avis de recherche avait été émis pour retrouver le prince des elfes, peu importe où il se trouvait. Ce que le roi ignorait c’est que le prince des elfes avait trouvé refuge chez l’ancienne nourrice de la princesse. C’était une femme bien en chair au rire bruyant. Elle voulait aider le prince à sauver la princesse et lui indiqua un passage secret qui menait directement aux cuisines du château. Le prince, déguisé, s’y rendit et versa dans la nourriture destinée à ses habitants une potion magique elfique. Il repartit aussi discrètement qu’il était venu, et attendit l’heure du souper. Celle-ci étant arrivée, le prince revêtit ses habits princiers et alla au palais. Il entra dans la grande salle 91


Histoires à quatre mains

et put admirer le travail de sa potion : toute la cour du palais, les gardes et même le roi et la reine flottaient au plafond comme des ballons ballotés dans les airs. Tout le monde était pris d’un fou rire incontrôlable. Le prince leva la tête pour regarder le roi et lui demanda la main de sa fille. Toujours hilare, ce dernier refusa tout net entre deux éclats de rire et ordonna que soit lâché le dragon. Le prince ne s’attendait pas à ça et un dragonnier, mort de rire, réussit depuis le plafond à utiliser son appeau à dragon. Aussitôt un grondement sourd se fit entendre et un gigantesque dragon arriva, bardé d’épines, de crocs et de pics en tout genre. Sa peau était aussi lisse et glissante que celle d’un serpent, sa queue fouettait l’air frénétiquement. Le prince des elfes prit son courage à deux mains ainsi que son épée . Il s’élança contre la terrible créature. Les coups tombaient, les flammes du dragon chauffaient l’air, le prince virevoltait changeant sans cesse de position pour infliger le plus de dégâts possible. Il sauta sur le dos du monstre et un rodéo d’enfer commença. Finalement, le prince reçut un coup de queue et fut propulsé au sol, blessé. Fou de rage, le prince bondit et pourfendit le dragon d’un coup au museau. Le monstre s’écroula de tout son poids. Le prince jeta un coup d’œil au roi et partit délivrer la princesse. Espérée fut étonnée de voir tout le monde voler au plafond et pouffa de rire devant ce 92


Les contes du dahut

spectacle. Tous deux s’enfuirent du royaume et se rendirent au château de Boisdenier. Le peuple des elfes accueillit la princesse avec joie, et un an plus tard, le prince et la princesse Espérée se marièrent. Ils eurent plein d’enfants chou-fleurs !

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Histoires à quatre mains

- Il s’agit d’un recueil ? - Oui, un recueil de contes et fabliaux. - D'où viennent-ils ? - De deux événements naquit ce projet : d’un regroupement familial pour les 80 ans de Mamie, où vous réclamiez un nouvel ouvrage qui serait la rencontre entre les talents narratifs d’un grand-père et les illustrations de son petit-fils. - Mais pourquoi des contes alors ? - Ça c’est le second événement : la redécouverte d’un recueil écrit il y a quelques années par Jean-Côme. C’est là que la rencontre à vraiment lieu, où le travail sur ce nouveau recueil réunit à travers le temps un grand-père et son petit-fils autour d’une même passion, d’un même amour. - L’écriture ? - Oui, le pouvoir de faire naître des étoiles dans les yeux et des rêves dans les cœurs. - Et… que sont ces contes ? - Certains se passent dans le berceau de moments heureux où tant de souvenirs d’enfance demeurent pour nombre d’entre nous : la Creuse. Mais pas seulement…

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