At the Service of the Republic (Au service de la République’ )

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Mohamed Sahbi Basly

AU SERVICE DE LA

REPUBLIQUE


1ère édition - 2012 - tirée à 1000 exemplaires Prix : 15,000d © Mohamed Sahbi el Basly ISBN : 978 - 9973 - 827 - 69 - 2 Tous droits réservés pour tous pays Dépot légal : 2012 APOLLONIA 4 rue Claude Bernard, 1002 Tunis, Tunisie. Tél.: 216 71 786 381 - Fax: 216 71 799 190 www.apollonia.com.tn - apolonia@gnet.tn


Mohamed Sahbi Basly

AU SERVICE DE LA

REPUBLIQUE



A mes enfants‌



À ma fille‌ impartiale


Avec mon père, Bouraoui Basly, directeur d’école Msaken Nord. 1963,


A la mémoire de Bouraoui Basly l’éducateur, mon père.

A la mémoire de Doria, ma mère.



A cette Tunisie… enfin Libre… !



It would be a great reform in politics if wisdom could be made to spread as easily and as rapidly as folly.

(Ce serait un grand changement en politique si l’on pouvait faire en sorte que la sagesse puisse se rÊpandre aussi facilement et aussi rapidement que la sottise.)

Winston Churchill



PRÉFACE

L’auteur de ce livre, le Docteur Sahbi Basly, a en effet servi, comme il le proclame en page liminaire, la République et la Tunisie; en tant que gouverneur d’abord et ambassadeur ensuite. Tout en exerçant ces deux hautes fonctions à sa manière, que je qualifierai… d’originale, il a représenté la République et la Tunisie dans leur ensemble. Et, à ce titre, nécessairement le président de cette République qui était, à l’époque, Zine el-Abidine Ben Ali. * * * Il est de bon ton de ne dire, depuis le début de 2011, que du mal du président Ben Ali, qui s’est imposé à la tête de la Tunisie tout au long des vingt-trois années qui ont suivi ce 7 novembre 1987 où il a conquis le pouvoir. Mais lorsqu’elle sera écrite, l’Histoire de la Tunisie établira sans aucun doute que le coup d’État du 7 novembre 1987 était nécessaire, bienvenu, et très bien « habillé ». Et que le général Ben Ali, s’il a accaparé tout le pouvoir et l’a exercé en autocrate de moins en moins éclairé, a été, quinze années durant – jusqu’en 2004 –, un bon président. Durant ses premières années à la tête de la Tunisie, il a poursuivi l’œuvre de Bourguiba, consolidé et élargi les droits de la femme tunisienne, modernisé le pays, approfondi son développement. Comme il le relate fort bien dans les pages qui suivent, Sahbi Basly a participé à ce chapitre de l’Histoire tunisienne, à une place privilégiée où il a laissé sa marque. 15


Je puis témoigner que Ben Ali savait très bien que le Dr Basly était un homme particulier, difficile à manier et à imposer. Il a envisagé de le nommer à la tête d’un grand ministère de souveraineté mais n’a jamais concrétisé cette intention. Soit parce que son proche entourage s’y est opposé, soit parce que luimême s’est retenu. Le Dr Basly le savait et a continué à servir son pays, imperturbablement. Je puis également témoigner que les péripéties étonnantes qui jalonnent sa carrière et qu’il narre avec talent dans ce livre sont bien réelles. Et que les dirigeants des trois grands pays où il a été accrédité comme ambassadeur gardent un excellent souvenir de sa prestation, et continuent d’avoir, grâce à lui, une bonne image de la Tunisie. * * * En janvier 2011, lorsque l’édifice construit par Ben Ali, dont la clé de voûte était un RCD domestiqué, s’est écroulé comme un château de cartes, le Dr Sahbi Basly s’est trouvé, lui aussi, libéré. Il s’est lancé dans la politique et, dans les sept derniers chapitres de ce livre, décrit le système politique tunisien de l’ère post-Ben Ali. On y sent le désarroi de la classe politique et les incertitudes des Tunisiens : ils avaient vécu, pendant plus d’un demi siècle, avec à leur tête un chef qui se voulait unique et qui leur tenait lieu de boussole. Pour la première fois de leur histoire récente, ils sont, depuis deux années fertiles en péripéties, sans guide ni repères. Ne dit-on pas des esclaves qui gagnent tout d’un coup leur liberté qu’ils se sentent en terre inconnue et comme perdus, saisis par le vertige de cette liberté ?

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Ni dans ses chapitres décrivant la Tunisie post-Ben Ali, ni même dans la conclusion de son livre, le Dr Basly ne prétend tracer un chemin dans l’avenir. « Sommes-nous sur la bonne voie ? L’avenir immédiat nous le dira, écrit-il Cependant force est de constater que nous n’avons pas beaucoup avancé sur le chemin de la démocratisation. Nous n’avons pas su, jusqu’ici, dépasser le conjoncturel pour aller vers l’essentiel. » On ne saurait mieux dire. * * * La Tunisie a fermé, à la fin de 2010, le premier grand chapitre de son histoire de pays indépendant et républicain ; ce chapitre couvre plus d’un demi-siècle et se divise en deux parties : - L’ère Bourguiba 1956 – 1987 - L’ère Ben Ali 1987 – 2010 Le chapitre II n’a que deux ans et ne porte pas de nom, sauf peut-être, s’il n’est pas annulé ou confisqué, celui d’avènement démocratique. Qui dit « avènement » dit recherche, incertitude, tâtonnements et même, il ne faut pas l’exclure, retour en arrière. Avec son livre, le Dr Basly apporte sa pierre à un édifice qui en est encore à ses premiers fondements. Sa génération le sortira-t-elle de terre ? J’en doute. * * * La génération actuellement aux affaires en Tunisie est composée d’hommes et de femmes qui ont été les victimes de Ben Ali, ou qui ont dû, bon gré mal gré, collaborer avec lui. Ils ne sont ni très à l’aise ni les mieux placés pour construire la nouvelle Tunisie.

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Il reviendra vraisemblablement à une autre génération – postSalah Ben Youssef, post-Habib Bourguiba, post-Zine el-Abidine Ben Ali, et post XXè siècle – d’écrire le chapitre II de la Tunisie indépendante. Plus précisément et plus justement, ce sera le premier chapitre de la IIe République tunisienne. Nous en aurons rêvé, et peut-être l’avons-nous préparé ; nos enfants auront à le concevoir et à l’écrire. Souhaitons-leur de réussir, avec l’aide de Dieu. Béchir Ben Yahmed

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CHAPITRE 1

LA RENCONTRE

« Monsieur le président, estimant être un haut responsable dans l’administration tunisienne, et après avoir eu le privilège de vous représenter à la tête d’une région, j’aurais préféré être reçu par vous selon le circuit officiel et non pas, malgré le plaisir de vous rencontrer, grâce au circuit informel ! - Qui vous a permis de me rencontrer ? - Votre fille Ghazoua. - Oui, en effet ! Elle fut stagiaire en médecine du travail. Sachez que tous les moyens sont bons pour rencontrer le chef de l’État ! » C’est par ces mots qu’a débuté mon premier rendez-vous en tête-à-tête avec le président de la République tunisienne. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions le troisième jeudi du mois de septembre 1994. Il était 11 heures et le soleil brillait. Je n’avais jamais fait appel à qui que ce soit pour tenter de rencontrer le président. Mais j’avais connu son ancien beau-frère, Ladhili Kefi, à Bordeaux, alors que nous étions étudiants en faculté de médecine. L’ayant revu par hasard, en ce mois de septembre, à un feu rouge, il m’avait demandé : « Pourquoi n’as-tu jamais fait appel à moi auparavant, sachant mes liens avec le président ? Je sais dans quelles circonstances tu as été nommé et comment tu as été dégommé…

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- Soit, puisque tu souhaites m’aider… Cela fait longtemps que j’essaie de rencontrer le président, sans succès. Peux-tu m’aider à le faire ? - Tu sais très bien que je ne le vois plus autant qu’avant, car il vient de divorcer de ma sœur. Mais en revanche, je sais que Ghazoua te respecte. Je vais lui en parler. » Le lendemain matin, le protocole de la présidence, longtemps muet, m’appela pour me signifier que j’avais rendez-vous avec le chef de l’État. J’avais été remercié neuf mois auparavant de mon poste de gouverneur de Médenine, où je fus nommé le 13 juin 1992. À cette époque, la Libye sous embargo venait d’être sanctionnée par le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations unies, à la suite de l’attentat de Lockerbie. C’est dire la complexité de gérer cette région à quelques dizaines de kilomètres seulement de la frontière libyenne. Ce jeudi de septembre, donc, je rencontrai Ben Ali pour la première fois. La fin de ma mission, le 7 décembre 1993, au gouvernorat de Médenine, fut brutale, incompréhensible, aussi imprévisible que l’avait été ma nomination. Pourquoi avais-je été nommé gouverneur et, surtout, pourquoi avais-je été remercié ? J’estimais pourtant avoir convenablement rempli ma mission, en toute impartialité et en conformité avec les lois de la République. Mais j’avais sous-estimé le rôle occulte des forces en présence. Dès le départ, ma ligne de conduite avait été claire : me comporter en véritable rassembleur et agir au-delà des clivages et surtout au-dessus des partis. J’avais beaucoup appris sur la structure tribale du Sud tunisien, sur l’opposition, aussi bien légale que non autorisée – avec laquelle j’avais de furtives relations –, sur le yousséfisme, qui relève de notre histoire et pour lequel j’avais, en tant que pur produit de la Tunisie indépendante, une perception bourguibienne. N’ayant pas compris pourquoi j’avais été éjecté de mon siège de gouverneur, je fis des pieds et des mains pour rencontrer celui qui était censé m’avoir nommé à ce poste. Conformément aux textes, les gouverneurs sont, avant tout, les garants de l’ordre 20


républicain et les seuls représentants du chef de l’État. Cette perception et cette application théorique de la fonction ont été mes plus gros handicaps dans un système sociopolitique tunisien où il existe une grande confusion entre l’État et le Parti. Pour moi, c’était clair : je représentais l’État et je considérais le Parti comme un acteur majeur, mais pas exclusif. Telle a toujours été ma démarche. Je n’avais d’ailleurs aucune directive allant contre cette dernière ; absolument personne n’a jamais essayé de me détourner de cette approche, car elle correspondait à l’esprit des textes. C’est ce que j’expliquai au président lors de ce tête-à-tête : « Quelle est la raison de ma mise à l’écart ? - Votre ministre de l’Intérieur ne vous apprécie guère. - Est-ce une raison pour évincer quelqu’un ? - Vous ne le sollicitez pas pour prendre son avis, ça l’agace et il estime que vous êtes un électron libre. Ce n’est pas à son goût. J’ai voulu vous préserver de la méchanceté du système politique, vous épargner les vicissitudes de ces gens, car je vous considère comme un homme de valeur, vous pouvez servir le pays autrement. J’aurai besoin de vous en février, car j’envisage un remaniement. » Effectivement, en novembre 1994, alors que je revenais d’une mission d’expertise d’un mois au Cameroun, Mohamed Jegham, fraîchement nommé ministre de l’Intérieur, m’appela pour me demander si je parlais aisément l’anglais. Je lui répondis par l’affirmative. Il m’informa alors que le président souhaitait me nommer ambassadeur à La Haye, aux Pays-Bas. Grand amateur d’Europe, j’en fus ravi. Mais cette annonce ne fut jamais suivie d’effet. Quelques mois plus tard, alors que j’assistais à l’enterrement de Moussa Rouissi, père de Moncer Rouissi, dont j’ai pu apprécier les qualités humaines lorsqu’il était ministre des Affaires sociales, devenu depuis un ami, le directeur de cabinet du Premier ministre, Abdel Hakim Bouraoui, s’approcha soudain de moi : « Félicitations pour votre nouvelle affectation ! - Mon affectation ? 21


- Oui, vous n’êtes pas au courant ? Vous venez d’être nommé secrétaire permanent du Parti chargé des relations extérieures, avec rang de secrétaire d’État. - Personne ne m’a contacté pour me proposer ce poste. D’où tenez-vous cette information ? - Du Premier ministre, Hamed Karoui ! » Alors que la cérémonie prenait fin, cette même personne vint une nouvelle fois à ma rencontre pour me dire d’oublier cette information, finalement non avenue. Dans ce système, il était de coutume de nommer les personnes et de les remercier au gré des humeurs. Dans mon cas, après investigation, j’appris que le président avait suggéré au bureau politique ma nomination à ce poste de secrétaire permanent, en lieu et place de feu Hachemi Ameri, originaire de Kairouan, comme moi. Personne n’avait trouvé à y redire. Mais Chedli Neffati, secrétaire général du Parti, en rentrant dans ses quartiers, trouva la parade : Néziha Zarrouk, secrétaire permanente chargée de la Femme au Parti, n’était autre que ma sœur. Il téléphona donc au président pour lui signifier qu’il était impossible qu’un frère et une sœur occupent tous les deux un poste clé au sein du parti. Le président répondit : « Mais elle est Zarrouk, lui est Basly ! » Au même moment, le secrétaire général du Parti sortit de son chapeau la carte du jeune Mohamed Ghariani pour occuper le poste de secrétaire permanent chargé de la jeunesse et des associations, lui aussi originaire de Kairouan. C’est précisément lui qui fut, bien plus tard, secrétaire général du Parti jusqu’au 14 janvier 2011, Sadok Fayala se chargera des relations extérieures au sein du Parti. Quant à moi, jugé non conforme à leur conception de la politique, j’ai toujours été, depuis, poussé par les dirigeants du Parti RCD en marge de cette institution.

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CHAPITRE 2

BASLY, L’ATYPIQUE

Dès mes débuts en politique, j’avais montré qu’on ne pouvait pas me cataloguer. En avril 1990, je mis les pieds pour la première fois de ma vie dans les bureaux d’un gouverneur. J’étais alors un pensionnaire averti de la société civile. Je n’imaginais pas, ce jour-là, quitter mes fonctions dans le domaine de la santé pour embrasser une tout autre carrière. Mais un simple appel allait changer le cours des choses. Le gouverneur de l’Ariana, Abdallah Kaabi, devenu depuis un ami, me convoqua un jour dans son bureau. Je ne savais pas, en franchissant la porte de sa résidence, que la suite de ma vie allait être consacrée à la politique de mon pays. Ce gouverneur était natif de Kairouan. Des origines que nous partagions, puisque, bien que né à Sousse, je suis originaire d’une famille traditionnelle d’enseignants de Kairouan. En fait, je ne sais pourquoi, le bureau politique du Parti avait proposé mon nom pour briguer le siège de président de la municipalité de l’Ariana. J’en étais bien évidemment touché, et mon parcours, qui m’avait conduit de M’Saken, dans le Sahel, à La Goulette et au lycée de Carthage, m’avait permis de côtoyer toutes les couches sociales. Pourtant, bien que mon expérience m’eût permis de mener à bien une mission d’intérêt public, à la proposition du gouverneur, je répondis : « Je ne suis pas natif de cette ville, vous trouverez certainement des personnes nées à l’Ariana plus aptes à occuper ce poste que moi. » Je me dirigeai alors vers le professeur Moncef Darghouth, à qui j’exposai les faits et à qui je suggérai de se sacrifier pour le service public. Il apprécia, je pense, ma franchise 23


et me proposa de m’aider à trouver une autre personnalité pour briguer ce poste. Il me fit part d’une réunion à venir avec les grandes familles de l’Ariana. Le lendemain, il m’appela et me confia que mon honnêteté avait fait mouche auprès des notables de la ville et que j’avais donc toute leur confiance pour occuper le poste de président de la municipalité. Je lui avouai que je ne voulais en aucun cas quitter mon Institut de santé et de sécurité au travail, que je venais de créer, pour être maire à plein temps, mais que j’acceptais d’apparaître sur les listes électorales. À la veille de l’annonce des listes, j’appris que feu Mahmoud Mestiri venait d’être choisi comme tête de liste pour les municipales. Si Mahmoud, un ancien ministre des Affaires étrangères, était à l’époque ambassadeur au Caire. En atterrissant en provenance d’Egypte, il demanda à me rencontrer. À ma grande surprise, il avait l’air déçu et il me lança : « Je ne sais pas quelles sont les raisons qui vous ont poussé à refuser ce poste, mais je n’ai accepté cette mission que par devoir. Cela m’ennuie de revenir aux affaires régionales. Savez-vous de combien de membres le conseil municipal est composé ? - Non, dites-moi ! - Quarante ! Et j’ai peur d’arriver dans la caverne d’Ali Baba et les 40 voleurs ! » L’élection de Mahmoud Mestiri, auquel j’apportai mon soutien total, fut un franc succès – nous fûmes tous deux élus à l’unanimité, le deuxième vice-président ne recueillant que vingt voix sur les quarante possibles. Je fus heureux d’être, pour mes premiers pas dans la vie publique, le rassembleur. Et malgré deux années merveilleuses avec Mahmoud Mestiri, je plongeai dans ce monde de requins qu’est la politique… Mais comme beaucoup de mes concitoyens, j’avais mal vécu la fin de l’ère Bourguiba, qui fut moribonde. Le tout fraîchement autoproclamé président Ben Ali était, il ne faut pas l’oublier, le sauveur. Nous nous sentions libérés, nous voulions participer à la construction de cette nouvelle Tunisie. De notre Tunisie. Cette fois sans échouer dans notre quête. En juin 1992, alors que je regardais


le journal télévisé, j’appris avec étonnement ma nomination au poste de gouverneur de Médenine. Je n’avais jamais rencontré le ministre de l’Intérieur, ni même le secrétaire général du Parti, ni, a fortiori, le directeur de cabinet du président de l’époque, pourtant originaire de la région de Médenine. En fait, je me souviens avoir passé la journée à Monastir avec Ahmed Smaoui, ministre des Affaires sociales, dans le cadre des négociations pour les conventions collectives. Alors que la délégation, comme à l’accoutumée, déjeunait avec le gouverneur de la région, je préférai m’éclipser pour rendre visite à mon oncle, feu Abdelaziz Basly, et à son épouse, Naïra Denguezli, à Sousse. J’aimais partager l’humour de ce couple, dont j’étais très proche. Ce n’est donc que tard, en rentrant à Tunis, que j’appris ma nomination au journal télévisé.

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CHAPITRE 3

MES AMIS OPPOSANTS

Après mon départ de Médenine, en disgrâce présidentielle selon certains, j’essayai en vain de contacter le chef de l’État pour solliciter une audience. J’avais également demandé à être reçu par le ministre de l’Intérieur et par le secrétaire général du Parti, sans succès. Seul le Premier ministre de l’époque, Hamed Karoui, m’avait immédiatement invité à le rencontrer. Lorsque je lui fis part de mon étonnement de ne pas être reçu par le secrétaire général du Parti, qui était censé me recevoir, il me fit savoir que cette attitude politique était propre à la Tunisie et qu’il s’agissait simplement de la mentalité du Parti. Les temps changeaient, mais la mentalité restait la même. Je dus rester à la maison pendant près de six mois. En tant qu’élu, j’avais décidé tout naturellement de reprendre mes séances au sein du Conseil municipal, quand le délégué de la région me fit savoir que, sur instructions du ministre de l’Intérieur, je n’étais plus le bienvenu dans ces réunions municipales. Cela me conforta dans l’idée que la pratique politique au sein du Parti au pouvoir n’était en rien concernée par ce que l’on appelait alors « le changement ». Je décidai aussitôt de poursuivre mes activités au sein de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), qui me conduiront successivement, en tant qu’expert, au Maroc, au Mali, en Afrique du Sud ou encore en Jordanie. Je pris ensuite mes fonctions au ministère de la Santé pour quelques mois, période durant laquelle je me suis ressourcé. Les conditions étaient pourtant difficiles : le ministre de la Santé publique de l’époque opérait dans le même état d’esprit que le 26


Parti. Il en est d’ailleurs devenu, plus tard, le secrétaire général. Dans cette logique de disgrâce qui me touchait régulièrement, il me reçut dans son bureau et me fit savoir qu’il avait deux postes à me proposer : président-directeur général de l’Office national du Planning familial (ONPF) ou directeur général de l’Unité de Coopération technique. Mon ami feu le Docteur Mohamed Boukhris étant président de l’ONPF, je répondis aussitôt que je ne remplacerais pas un ami. J’adoptai la même attitude quelques années plus tard quand, en septembre 2007, on me sollicita pour le poste de ministre de la Santé publique. Cette fois, j’ajoutai à mon argumentaire qu’il n’était plus souhaitable de nommer un médecin à la tête du département, sachant que les deux confrères qui m’avaient précédé à ce poste n’avaient pas particulièrement brillé dans leur entreprise. Il était donc inutile d’en ajouter un troisième. C’est finalement Mondher Zenaidi qui fut nommé ministre de la Santé, et je pense que ce fut un bon choix au vu de la situation sanitaire de l’époque, qui avait longtemps souffert d’immobilisme. J’optai donc pour l’Unité de Coopération technique au sein du cabinet du ministère de la Santé publique. Pendant cette courte période au sein du ministère, je ne conversais vraiment qu’avec Youssef Messai, inspecteur général de la Santé. Ce grand clinicien, que je considère en outre comme l’un des meilleurs connaisseurs de la sémiologie politique tunisienne, m’avait dit un jour de 1988, alors que tout le monde jubilait après le départ de Bourguiba et l’avènement d’une nouvelle génération politique : - Sahbi, je ne suis pas rassuré quant à l’avenir de la Tunisie. - Pourquoi ? - Ceux qui détiennent le pouvoir, à de rares exceptions, n’ont jamais mis les pieds hors de Tunisie. » Avec le recul, Youssef disait vrai. J’ai d’ailleurs pu le vérifier, à quelques exceptions près, à mes dépens, en côtoyant cette nouvelle classe politique. À ce propos, malgré tous les postes que j’ai pu occuper, jamais mon curriculum vitæ ne fut publié dans la presse tunisienne. Il est aujourd’hui enfin disponible sur Internet. 27


Fin janvier 1995, je reçus un coup de téléphone matinal du directeur de cabinet du président de la République. Je revenais alors d’un long séjour africain en tant que consultant du Bureau international du travail (BIT) au Mali. Mohamed Jeri me fit part de la volonté du président de la République de me proposer le poste de directeur général des Affaires politiques au sein du ministère de l’Intérieur et me demanda si j’acceptais cette proposition. Je répondis : « Je ne peux avoir d’autre choix que celui du président. » Bien entendu, je gardai pour moi cette information jusqu’à la fin de la matinée. Dans la journée, le ministre de la Santé me fit savoir qu’il voulait me voir. Lorsque j’entrai dans son bureau, il m’apostropha d’une phrase qui mit définitivement à nu l’état d’esprit général du Parti : « Dis-moi, Basly, comment as-tu fait pour décrocher ce poste si important et si stratégique ? - Ya Hedi, tu m’étonneras toujours ! Tu penses que je cours après les postes en courtisant à droite et à gauche. Tu sais très bien que j’ai plus souvent été en dehors de Tunisie qu’à l’intérieur ces derniers mois. Ton erreur a été de penser que j’étais en disgrâce. Tu n’as pas compris… et tu n’es pas le seul ! » Le lendemain matin, je pris le chemin du ministère de l’Intérieur, avenue Habib Bourguiba. Avec sa courtoisie habituelle, le ministre de l’Intérieur, Mohamed Jegham, m’installa dans mes nouvelles fonctions en présence des quatre principaux directeurs généraux. Quelques souvenirs beaucoup moins agréables refirent surface. Ma première visite au ministère de l’Intérieur avait en effet eu lieu bien plus tôt, sous Bourguiba. J’avais alors été placé dans les caves du ministère, emprisonné et malmené quelques jours, après un certain samedi noir, en 1972, alors que j’étais étudiant en médecine. À peine âgé de 20 ans, les cheveux longs, je me trouvais ce jour-là au niveau du Café de Paris, avenue Habib Bourguiba, alors qu’un cortège d’étudiants avançait vers le ministère de l’Intérieur. J’avais échappé à un policier en civil, qui tentait de m’appréhender, en courant à toutes jambes. Je me souviens avoir été arrêté à proximité de la Place de Barcelone et tabassé à coups de bâtons et coups de pied par cinq BOP (Brigade 28


de l’Ordre public, que nous appelions Brigade d’Oppression populaire). Ce sont mes cheveux longs, que j’ai perdus depuis, qui permirent à mes agresseurs de me capturer après m’avoir roué de coups. Cette nuit-là, dans les caves du ministère, je n’arrivai pas à trouver le sommeil. Dans pareilles circonstances, on ne ressent pas les coups sur-le-champ. Ce n’est que le soir que la douleur vous prend, alors que vous n’arrivez même plus à vous asseoir. Je n’oublierai jamais le visage de ce policier qui avait dans la main, alors qu’il me traînait par terre, une touffe de mes cheveux, qu’il venait d’arracher. Bien plus tard, en 1978, jeune interne en chirurgie à l’Hôpital Ernest Conseil, au service du professeur Saïd Mestiri, je reçus aux urgences un policier qui venait de perforer son ulcère. Je reconnus aussitôt la personne qui m’avait scalpé près de six ans auparavant. Il me reconnut également tout de suite. J’appris ce jour-là que les policiers reconnaissent toujours leurs victimes. Plus tard, dans la soirée, alors que les urgences étaient exceptionnellement calmes, nous décidâmes, mon ami Ridha Laarif et moi, d’opérer le malade, après l’avoir aspiré convenablement. Il s’agissait de faire un simple point de suture pour colmater la perforation. Alors qu’il s’endormait en phase préopératoire, il s’adressa à moi : « Docteur, je vous demande de bien prendre soin de moi. » Je le tranquillisai aussitôt, en lui faisant savoir que je n’étais plus l’étudiant subversif qu’il croyait, mais le médecin chargé de le guérir ou de le sauver. Tout s’était très bien passé. Deux jours plus tard, alors que je signais son bon de sortie, il me dit : « Nous, les BOP, ne sommes les enfants de personne. Je peux vous promettre une chose, c’est que cette mainlà n’agressera plus jamais un citoyen tunisien. » J’ai toujours gardé de bonnes relations avec ce policier. En fait, depuis mon arrestation en 1972, j’avais développé une phobie intrinsèque et un rejet des policiers, que j’essayais d’éviter. Ma réconciliation avec les gens en uniforme ne fut possible que lorsque je visitai les caves du ministère de l’Intérieur, où je rencontrai les mêmes personnes qui m’avaient pris en photo face et profil et à qui je demandai : « Vous me reconnaissez ? 29


- Oui, Monsieur le Directeur général, mais sachez que nous sommes ici pour exécuter les ordres, et que si on nous intimait à nouveau l’ordre de refaire la même chose, nous le referions… » Cette fois, j’arrivais au ministère de l’Intérieur avec la volonté d’apprendre, d’abord, et d’essayer de changer les choses, ensuite. J’avais tôt fait de comprendre les arcanes du ministère et j’y appréciais le cloisonnement, dans le respect et l’esprit de coopération, entre les différents départements administratifs, techniques et politiques. Une organisation parfaite et fluide de l’information nécessaire et un sens des responsabilités de tous les cadres du département qui me permirent rapidement de travailler sereinement, avec tous les acteurs principaux du département. J’avais plusieurs missions. D’abord, renouer le contact avec la Ligue tunisienne des Droits de l’homme (LTDH), qui avait cessé d’exister après une décision de justice, et faire une évaluation exhaustive, à la tête d’une commission coprésidée avec feu Si Rachid Driss, de la situation prévalant dans toutes les prisons du pays. Cela a permis de soulager quelque peu le calvaire quotidien des détenus en améliorant leur vécu journalier, en assurant une meilleure couverture médicale et, surtout, en nommant à la tête de l’institution pénitentiaire un jeune juge, Abdessatar Bennour – alors que la commission avait déjà préconisé le transfert de la direction générale des prisons au ministère de la Justice – qui me fut recommandé par le juge Taïeb Elloumi, avec lequel j’avais milité, aux côtés d’autres juristes, tel le juge Hamzaoui, Mustapha Bouaziz ou encore Maitre Samir Annabi au sein de la Société tunisienne des Sciences médico-légales et médicosociales présidée par feu le Professeur Abdelaziz Ghachem. Au même moment, je fus amené à contribuer discrètement à résoudre la crise latente du principal parti d’opposition, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), après le départ de Mohamed Moada. Je fus aussi chargé de surveiller le dossier syndical, de contribuer à l’amélioration du paysage audiovisuel tunisien, d’analyser le tissu associatif et son implication dans la vie politique, culturelle et économique et enfin, d’améliorer le système électoral, jusque-là sous l’autorité des institutions 30


régionales en évoquant d’ores et déjà l’idée de la création d’une instance indépendante des élections. Mon travail à la direction générale des Affaires politiques a été déterminant ; il m’a fait comprendre la réalité politique tunisienne et connaître les principaux acteurs – visibles ou invisibles – qui rythment la vie politique, sociale et des affaires. Cette direction générale comportait une branche politique chargée des élections et des relations avec les partis, une autre responsable du paysage audiovisuel et des publications, et une troisième chargée des relations avec les associations et les organisations nationales et internationales, notamment la LTDH, Human Rights Watch, la Fédération internationale des Droits de l’homme (FIDH), etc. C’est cette expérience de deux ans qui me donna le plus de satisfaction dans l’apprentissage et l’exercice de la politique tunisienne. Mais elle me valut également mes plus grandes frustrations. À mon arrivée à ce poste, alors que j’étais originaire de la société civile et du mouvement syndical, les acteurs politiques avaient imaginé que ma nomination correspondait à un assouplissement du régime. Nous étions en janvier 1995, l’opposition de l’époque et les associations de défense des droits de l’homme avaient trouvé un interlocuteur avec qui dialoguer, un lien entre elles et le pouvoir. Je reçus dans mon bureau presque tous les acteurs qui composent aujourd’hui la scène politique tunisienne après la chute de Ben Ali. Certains sont d’ailleurs restés des amis. Grâce à un jugement du Tribunal administratif, nous réussîmes à débouter la décision du précédent ministre de l’Intérieur, qui avait décidé quelques mois auparavant de geler l’activité de la LTDH. Ce fut un moment exceptionnel. J’avais vécu cet événement intérieurement, convaincu du rôle que doit jouer cette institution composée de membres presque tous amis personnels, dont certains amis d’enfance du lycée de Carthage. J’ai toujours entretenu des relations amicales avec les présidents successifs et membres de la Ligue : feu Mohamed Charfi, Saadeddine Zmerli, Khemaïs Chamari, Moncef Marzouki, Taoufik Bouderbala, mais aussi feu Dali Jazi, ami de longue date, Abdelkarim Allagui et Chagrouch Tahar, camarades de lycée, Slah Jourchi, sans oublier 31


mon ami et frère, feu Hichem Gribaa, qui a toujours joué un rôle discret mais déterminant entre le pouvoir et la société civile, sans jamais vendre son âme. Grâce à Hichem, je pus renouer avec Hamadi Redissi, copain de lycée et philosophe érudit que je lis toujours et avec lequel il me plaît de converser à ce jour. J’entretenais avec tout ce monde des relations de confiance et d’estime, qui je l’espère étaient réciproques. Je me souviens de ma contribution pour résoudre certains petits conflits qui avaient certainement un impact important dans la vie quotidienne de ceux qui ont été malmenés, emprisonnés, privés de leurs droits civiques élémentaires pour la simple raison qu’ils avaient des idées politiques opposées à celles du régime. Je me souviens avoir écrit à plusieurs reprises que le parti dominant devait se comporter en parti au pouvoir et de ce fait agir en amont du gouvernement et ne pas se comporter en parti unique et consacrer la confusion État-parti. Lorsqu’il a été décidé de refuser le dialogue avec les islamistes, qu’on considérait alors comme des ennemis de la démocratie, j’étais de ceux qui préconisaient de desserrer l’étau autour des autres forces politiques en cédant quelques espaces de libertés, mais les barons du parti unique ne l’entendaient pas de cette oreille. Ce comportement d’exclusion, j’allais hélas encore l’expérimenter après le 14 janvier 2011. En effet, en tant que président du parti AlMustaqbal, j’entrepris de participer à une marche pour défendre la société civile et dénoncer l’insécurité. C’était il y a un an. Une réunion de coordination avait été convenue à cet effet au siège du parti Ettajdid (ex-Parti communiste tunisien). Je m’y rendis avec la ferme conviction que, malgré mes divergences avec les forces démocratiques de gauche, il était possible de nous rassembler autour d’un thème, comme celui de la sécurité pour ce cas précis. À mon arrivée, tout le monde me salua à titre personnel. Riadh Ben Fadhel, coordinateur du Pôle démocrate moderniste (PDM), qui s’était constitué en front électoral, s’approcha aussitôt de moi pour me dire qu’il était préférable que je n’apparaisse pas à leurs côtés tout de suite, que c’était trop tôt. Abdeljaoued Jounaidi surenchérit : « Si Basly, nous avons sélectionné les 32


partis qui vont manifester, même Ennahdha souhaitait prendre part à cette marche, mais nous avons refusé. C’est d’ailleurs là notre différend avec Mustapha Ben Jaafar ! » Ma réponse fusa à l’adresse de toute l’assistance : « Si vous pensez que vous avez le monopole de la démocratie, vous vous trompez. Vous êtes en train de vous comporter exactement comme l’ancien régime, car vous vous trompez d’ennemis. Jamais vous ne réussirez. Ben Ali avant vous a eu la même attitude. Seulement, lui était président de la République. Vous, vous pratiquez déjà l’exclusion alors que vous n’avez même pas accédé au pouvoir. » La page fut tournée le lendemain, quand le secrétaire général d’Ettajdid, Ahmed Brahim, me présenta ses excuses pour le comportement à tout le moins incorrect de son camarade. Cependant, cet incident est révélateur de l’immaturité de la classe politique tunisienne, incapable de transcender sa dimension intrinsèque et ses besoins immédiats pour prendre de la hauteur et se concentrer sur l’intérêt général. C’est donc culturel, et cela n’a rien à voir avec un parti ou un système. En fait, c’est Saadoun Zmerli qui a tenu à m’accompagner à l’une des toutes premières réunions de constitution de ce pôle. En entrant dans la salle, les regards de personnes que je pensais connaître dans une autre vie m’ont dérangé à tel point que Saadoun essaya presque de se justifier à l’idée de se présenter à cette réunion accompagné d’un ancien cadre du régime honni. Lorsqu’il a osé leur dire qu’il connaissait le Dr Basly, qui a certainement servi son pays et non le régime, personne ne souhaitait l’entendre. Seul Mohamed Kilani m’avait salué correctement, il était ce jour-là dans la salle le seul vrai opposant au régime de Ben Ali. Zmerli, quant à lui, pourtant géniteur du projet (PDM), a préféré depuis céder la place à une nouvelle race d’opportunistes révolutionnaires. Autre épisode édifiant : en 1997, la LTDH s’était vu refuser l’autorisation de célébrer son vingtième anniversaire au niveau national – ce que j’ignorais. À Sfax, le maire, feu Mohsen Mezghenni, homme respectable, me fit part de la requête du bureau régional de la Ligue de Sfax qui souhaitait célébrer 33


l’événement dans la salle des fêtes de la municipalité. Je l’y autorisai aussitôt. Quand, en début d’après-midi, j’appris que toutes les sections de la Ligue se rendaient à Sfax pour fêter ensemble cet anniversaire, qui tout à coup prit une envergure nationale, je convoquai le responsable régional, Noureddine Fellah, pour lui suggérer deux choses : demander à Khemaïes Ksila, lequel présidait la cérémonie, de ne pas remercier l’autorité régionale qui avait permis ce rassemblement ; ne formuler et ne tolérer aucune critique touchant au symbole de l’État. La cérémonie se déroula sans accroc. Toutes les figures nationales de la Ligue purent prendre part à cette fête, qui ne fut possible nulle part ailleurs en Tunisie. C’est ainsi qu’on se comportait chaque fois qu’on accomplissait son devoir au risque de déplaire à la hiérarchie : on se tournait vers l’opposition pour lui demander de ne pas nous complimenter pour notre action. Personne, à ce jour, ne m’a reproché d’avoir permis cette célébration à Sfax, alors qu’elle était interdite partout en Tunisie. Le premier couac à mon action eut lieu après la publication d’un article dans Jeune Afrique, un magazine extrêmement surveillé par le pouvoir. Chaque ligne, chaque mot écrit dans cette publication était scruté. Jeune Afrique avait fait état d’une réunion de deux heures entre la LTDH et moi à la veille de la première visite officielle sur le sol tunisien du tout nouveau chef de l’État français, Jacques Chirac. Discuter longuement avec la Ligue fut alors considéré comme un signe de décrispation du pouvoir. Mais ce ne fut pas du goût des dirigeants du Parti, qui me le firent savoir. En tant que directeur général des Affaires politiques, j’avais, grâce à la confiance de Mohamed Jegham, ministre de l’Intérieur, une marge de manœuvre assez large. Je reçus également les leaders des partis d’opposition. Je citerai pour mémoire Ahmed Néjib Chebbi, grande figure militante et patriote sans concession de la toute première heure, déjà connu bien avant le changement de 1987, mais également des leaders syndicaux, des militants d’organisations professionnelles, des avocats, des journalistes, des ambassadeurs, notamment français – comme Jean-Noël 34


Bouillane de Lacoste et l’amiral Jacques Lanxade – et américains, comme Mary Ann Casey, fille de William Casey, ancien patron de la CIA, qui ont joué un rôle important à cette époque-là. J’ajouterai également la rencontre avec Eric Goldstein, de Human Rights Watch, avec lequel j’avais établi une relation de confiance telle que, lors de son passage à Tunis pour la rédaction de son rapport, en date de 1996, il reprit presque au mot près la teneur de l’entretien que nous avions eu dans mon bureau sur la situation des libertés et des droits de l’homme en Tunisie. Lorsque la presse annonça que je quittais mes fonctions, la plupart des chefs de l’opposition me firent savoir leur déception. L’un d’eux, Ismaïl Boulahya, m’appela même pour me dire : « Avec votre départ, l’opposition est orpheline. » S’agissant de la crise du MDS, je me souviens avoir contribué à son dénouement. Je pus, grâce à cette mission, apprécier des militants patriotes tels que Taïeb Mohsni, Sahbi Bouderbala, Ismaïl Boulahya ou encore Mohamed Ali Khalfallah, à qui j’aimais rendre visite dans leurs demeures ou avec lesquels je pouvais passer de longues heures à pied ou en voiture, à sillonner Tunis, pour essayer de trouver une issue équitable à cette crise. J’ai cru comprendre, plus tard, que mes relations avec l’opposition agaçaient au plus haut niveau au sein du parti au pouvoir. En réalité, bien avant mon arrivée au ministère de l’Intérieur, un membre du bureau politique m’avait fait part de l’étonnement du secrétaire général du Parti de voir un journal de l’opposition remercier, à la une, le gouverneur de Médenine pour avoir reçu les membres du bureau régional du MDS et écouté leurs doléances. Cet épisode me fut rapporté dans les mêmes termes et confirmé par Mohamed Moada en personne. Toutes mes conversations étaient enregistrées. C’était le cas, semble-t-il, pour de nombreux hauts responsables. J’ai eu accès une fois à l’un des rapports quotidiens transmis au président. Il faisait état de remarques et de réflexions quant à mon « attitude conciliante avec l’opposition ». On me trouvait trop conciliant, par exemple, avec Moncef Marzouki. Un jour, ce dernier, qui devait se rendre au Canada, m’appela pour réclamer 35


son passeport, lequel lui avait été confisqué. Il protesta contre cette décision arbitraire en l’absence de tout jugement officiel. Auparavant, en tant que collègues, nos discussions étaient fréquentes et je l’associais parfois à mes congrès médicaux sur la santé des travailleurs, qui se tenaient la plupart du temps à l’hôtel Hamilcar. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est de me souvenir que Marzouki, quand il était président de la LTDH et moi simple fonctionnaire au ministère de la Santé, ne cessait de dire du bien du président. Un autre jour, au téléphone, il me demanda d’intervenir pour obtenir l’autorisation de publication de l’un de ses livres traitant de la santé publique, resté en souffrance dans la procédure du dépôt légal. Je vérifiai aussitôt sa requête et constatai que l’ouvrage était effectivement anormalement retenu. Après consultation de mes supérieurs hiérarchiques, je proposai la parution du livre. Plus tard, alors que son passeport lui avait été restitué grâce à mon intervention, Moncef Marzouki asséna, au détour d’une interview donnée au Canada, que son livre était toujours interdit de publication en Tunisie et qu’il avait pu récupérer son passeport grâce à l’intervention des instances internationales des droits de l’homme. Ce qui était faux. Je me fis sermonner pour cette initiative par le président de la République, qui téléphona au ministre de l’Intérieur : « Voilà ce que valent les amis de Basly ! », lui dit-il en substance. Sur un autre registre, j’ai pu contribuer partiellement à desserrer l’étau qui frappait Mohamed Sayah, qui eut droit à une présence policière devant son domicile pour contrôler ses faits et gestes pendant plusieurs années. Un soir, ne souhaitant pas me porter préjudice, il s’allongea sur la banquette arrière de la voiture de sa fille Chebilia pour se rendre chez moi à une soirée que j’organisais en l’honneur d’amis algériens, professeurs en médecine, frappés d’une sentence de mort de la part du Front islamique du Salut et qui ont trouvé refuge à l’Institut de santé et de sécurité au travail que je dirigeais à l’époque. Quelques mois plus tard, je fus autorisé à lui permettre de récupérer son passeport. A peine quelques jours après, il fut invité par Lionel Jospin, alors premier ministre, pour prendre 36


part aux assises du Parti socialiste français. Alors qu’il se rendait à l’aéroport, il fut approché par des policiers en civil qui lui ont suggéré de ne pas effectuer le déplacement. Sayah retourna à son domicile sans dire un mot. Le soir, alors que la partie française souhaitait s’enquérir des raisons de son absence, Mohamed Sayah feignit d’être souffrant et dans l’impossibilité physique d’effectuer le déplacement. C’est cette attitude qui permit de manière définitive la relaxe totale du statut de cet homme politique qui fut un acteur majeur de l’action politique du temps de Bourguiba et néanmoins concurrent immédiat de Ben Ali à la succession avant 87. C’est à travers sa fille Chébilia et notamment son mari Slama Kaouel, ami de longue date, que j’ai pu apprécier si Mohamed, avec lequel je garde à ce jour des relations très amicales, basées sur le respect mutuel. J’ai également bien connu Mustapha Ben Jaafar. Il m’avait lui aussi sollicité pour que lui soit restitué son passeport, car il devait se rendre à un congrès médical en France. Je fis aussitôt le nécessaire. J’ai cru, dix ans durant, que mon action avait été efficace. Or j’allais par la suite apprendre que si son passeport lui avait bien été rendu, il lui avait été à nouveau confisqué... le lendemain. Mustapha Ben Jaafar et moi étions assez proches. En bon patriote, il était également tout à fait disposé à composer avec le régime en place. Seulement, le système, comme on dit, en avait malheureusement décidé autrement. J’étais pour ma part de ceux qui pensaient qu’il fallait associer à l’action politique toutes les forces vives du pays, sans exclusion, et je le pense encore aujourd’hui. Son parti, nouvellement créé, était membre de l’Internationale socialiste, tout comme le RCD. Quelques années plus tard, alors que j’étais ambassadeur à Madrid, je reçus le secrétaire général du Parti à l’occasion du congrès de l’Internationale socialiste. Après m’être assis à ses côtés, je lui expliquai qu’il y avait un autre drapeau tunisien qui flottait de l’autre côté de la salle et que, en ma qualité d’ambassadeur de Tunisie, je me devais d’aller saluer l’autre représentant de mon pays. Nous étions en 2002. Le RCD régnait, comme toujours, 37


sans partage. Je me dirigeai donc vers Mustapha Ben Jaafar, qui me dit : « J’apprécie ton geste, mais ça peut te coûter cher ! - Ne t’inquiète pas, je ne fais que mon travail d’ambassadeur ! - Tu as l’art de t’attirer des ennuis ! conclut-il en souriant. » Je ne me suis jamais départi de cette règle de conduite, que ce soit comme gouverneur ou comme ambassadeur. Je me devais de servir tous les Tunisiens, sans distinction. Cela me rappela que, quelques mois plus tôt, alors que l’Espagne présidait l’Europe et que la Tunisie avait choisi de renouer les discussions, jusque-là bloquées, avec Bruxelles dans le cadre du Conseil d’association avec l’Union européenne (UE), j’avais assisté à une valse d’opposants, notamment de la société civile, qui venaient assister à des forums organisés par le réseau associatif de l’UE. Et bien entendu, tous les opposants au régime de Ben Ali se rendaient à Madrid, Séville, Valence ou Barcelone pour faire entendre leur voix et dénoncer la dictature tunisienne. Certains de ces militants étaient des amis de faculté. Un samedi après-midi, je reçus un coup de téléphone d’une responsable de l’Association tunisienne des Femmes démocrates (ATFD) qui s’était fait voler son sac à main contenant son argent et ses documents de voyage, dont son passeport, à Séville : « Je t’appelle Sahbi ou Monsieur l’ambassadeur ? - Bonjour Dadoucha, bien sûr que tu peux m’appeler Sahbi, lui répondis-je après avoir reconnu sa voix. Que puis-je pour toi ? - J’ai perdu mon sac, on me l’a volé. J’ai besoin de rentrer demain soir à Tunis, pour un meeting important lundi. - D’accord, je te fais un laissez-passer pour rentrer en Tunisie, mais tu dois passer à l’ambassade à Madrid le retirer. Et de Madrid, tu pourras rentrer directement à Tunis. - Merci, attends une seconde, j’ai des amis autour de moi qui veulent te saluer. » Elle me passa successivement Mohamed Trabelsi, dirigeant de l’Union générale tunisienne du Travail (UGTT) à l’époque, puis 38


Mokhtar Trifi, président de la LTDH. Des personnes que j’avais eu le plaisir de connaître et dont j’apprécie toujours le militantisme. Le lendemain, dimanche, j’avais chargé Mohamed Sediri, mon conseiller consulaire, récemment ambassadeur aux Emirats, d’ouvrir exceptionnellement l’ambassade pour permettre à la citoyenne tunisienne – un peu spéciale – qu’elle était de retirer son laissez-passer. J’avais pris soin, afin d’être sûr qu’il n’y ait aucune équivoque à Tunis, de téléphoner au secrétaire d’État à la Sûreté nationale, que je connaissais très bien, Mohamed Ali Ganzoui, pour lui demander formellement de faciliter les formalités à l’arrivée de cette dame à Tunis. Il me répondit : « Sahbi, même à Madrid, tu prends toujours soin de tes amis, surtout lorsqu’ils sont dans l’opposition. » Et d’ajouter : « Il est heureux que son sac ait été volé à Séville. Si pareil incident avait eu lieu à Tunis, elle aurait accusé la police tunisienne d’avoir commis ce forfait. Ne t’inquiète pas pour elle, on s’en occupe ! » À Madrid, je fus souvent invité par Frides, un think tank espagnol dirigé par un éminent politologue, Diego Hidalgo, avec qui j’entretenais d’excellentes relations. J’étais convié à leurs colloques, notamment lorsque des discussions sur le processus de paix israélo-palestinien étaient à l’ordre du jour. C’est dans ce cycle de débats, et également dans celui du Foro Formentor, que je pus, pendant quatre années, rencontrer des personnalités de tous bords, telles qu’Hubert Védrine ou Shlomo Ben-Ami, Yossi Beilin, William Burg, Felipe Gonzales, Javier Solana, Shimon Peres, Mohamed Dahlan, Nabil Chaath, et j’en passe. Un jour, Diego m’appela : « Monsieur l’ambassadeur, une Tunisienne donne une conférence sur le statut de la femme tunisienne en comparaison avec le monde arabo-musulman. C’est Sana Ben Achour. » J’acceptai l’invitation. Je connaissais la famille, étant surtout assez proche de Rafaa Ben Achour, son frère, qui fut il y a peu ambassadeur de Tunisie à Rabat, et un peu moins de Yadh, devenu président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, mais que j’avais reçu en Inde. Je n’avais jamais rencontré Sana, mais je fus placé au premier rang. Alors 39


que le président de la séance remerciait les participants à ce colloque et les présents, au premier rang desquels l’ambassadeur de Tunisie, je vis Sana Ben Achour chercher du regard qui était cet ambassadeur de Tunisie dont elle venait d’entendre le nom. Puis, avant d’entamer sa conférence sur la femme tunisienne, elle tint à me remercier pour ma présence, précisant que c’était la première fois que, femme opposante au régime tunisien, elle voyait un ambassadeur de son pays assister à l’une de ses conférences à l’étranger. À la pause, comme je devais retourner à mes occupations, je félicitai Sana pour sa communication et l’invitai à un dîner en son honneur, le lendemain soir, à l’ambassade de Tunisie. J’en avais profité, par la même occasion, pour inviter Carmen, organisatrice de ce colloque et épouse de l’ancien Premier ministre espagnol Felipe Gonzales, des responsables du Parti socialiste espagnol, Diego Hidalgo et quelques amis journalistes, le porte-parole du Parti populaire, néanmoins ami, Gustavo Di Arestegui et enfin le journaliste philosophe tunisien, que j’ai appris à apprécier depuis son passage à Madrid pour un cycle de conférences sur l’islam, Youssef Seddik et son épouse. Le dîner fut particulièrement apprécié par les invités de tous bords. J’avais senti, ce soir-là, que le mur de glace qui nous séparait s’était brisé dans une réconciliation à la maison Tunisie, autour d’un pays pour lequel nous travaillions tous, peut-être différemment, mais avec le même patriotisme. Mon dernier souvenir, analogue à cet épisode, mais beaucoup plus intime, fut ma rencontre avec mon ami feu Mohamed Charfi. Une personnalité que j’avais appris à apprécier et que je connaissais de longue date. Jeune étudiant, j’allais souvent « squatter » le sous-sol de sa villa, qui était louée par mon ami de toujours, Taoufik Aloulou, jeune marié, au milieu des années 1970. C’est surtout pendant qu’il était ministre de l’Education, alors que j’étais gouverneur à Médenine, que mes relations avec Si Mohamed étaient devenues assez profondes. Un jour, le Consortium tuniso-koweïtien de Développement (CTKD) devait acquérir un terrain à Djerba, propriété du Conseil régional de Médenine, pour les besoins d’un golf. C’est Slah Caïd Essebsi, 40


avocat de la société, qui se présenta au siège du gouvernorat pour me faire état du projet, en compagnie du président du CTKD, Ahmed Ibrahim. Pour terminer les dix-huit trous du golf, il manquait quelques hectares. Je lui promis de faire le nécessaire rapidement, convaincu de la rentabilité du projet, qui donnerait une plus-value au tourisme local. Je m’empressai de transmettre la proposition au Conseil régional pour approbation, après avoir précisé le coût, selon la procédure légale. Le montant global de la transaction s’élevait à 1,4 million de dinars de l’époque. L’avocat me remit quelques mois plus tard le chèque en personne. Le lendemain, je me rendis chez Mustapha Kamel Nabli, alors ministre du Plan et qui fut récemment gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), à qui je donnai le chèque en lui demandant de verser le montant inscrit dans le budget de la région. Il me remercia pour cette initiative, la première du genre, et appela son directeur général du budget pour faire le nécessaire. À ma grande surprise, celui-ci lui répliqua : « Monsieur le Ministre, je n’ai pas le droit de verser cet argent sur le compte du Conseil régional. Cet argent doit rentrer dans le budget de l’État en tant que recette publique, à charge de l’affecter dans le cadre du titre II de la prochaine loi de finances de l’État. » J’ajoutai : « Monsieur le ministre, si j’ai pris l’initiative de favoriser un projet régional important, en vendant des terrains qui appartiennent à ma région, il est naturel que cet argent revienne intégralement à cette région. Si ce n’est pas le cas, je préfère repartir avec ce chèque dans ma poche. Je peux maintenant comprendre qu’aucun responsable régional ne souhaite prendre l’initiative de créer de nouvelles richesses pour sa région. » Nabli abonda dans mon sens et mit au pas son directeur général un peu zélé : « Comment voulez-vous qu’un responsable prenne des initiatives s’il ne peut pas profiter de l’argent provenant de sa région ? Trouvez le moyen de remettre l’argent à sa disposition ! » J’avais promis de remettre au ministre du Plan la semaine suivante un programme d’emplois. C’est ainsi que cette somme d’argent permit de construire la clôture et le sanitaire d’une vingtaine d’établissements scolaires de la région, un dispensaire et une route goudronnée touristique, 41


extrêmement importante, entre Beni Khedech et Tataouine, avec le concours de l’armée nationale. Je reçus mon argent dans les semaines qui suivirent cette réunion et l’exécution des travaux fut entamée deux mois après avoir que le virement fut effectué. Pour moi, c’était le début d’une autonomisation des régions. Cet exemple démontre clairement que c’est aux régions de créer leurs richesses et leur propre dynamique. C’est pourquoi la Tunisie ne pourra apporter de solutions aux problèmes du développement et du chômage qu’en adoptant une véritable décentralisation et une déconcentration des pouvoirs. C’est cette initiative qui me rapprocha de Mohamed Charfi. Alors que j’étais de passage à Barcelone, j’appris par mes services sa présence le même jour dans un autre endroit de la ville pour présenter son livre traduit en espagnol, Islam et Liberté. Je décidai de me rendre à sa conférence. Il y avait un monde fou. Il avait déjà démissionné du gouvernement et s’était rangé dans le camp de l’opposition active. J’étais, comme d’habitude, assis au premier rang. Lorsque la conférence s’acheva et que les journalistes furent autorisés à poser des questions, toutes convergèrent vers l’absence de libertés en Tunisie. Si Mohamed commença par dire : « Mes chers amis, la présence de mon ami l’ambassadeur de Tunisie dans la salle me dicte le devoir, en tant que patriote, de ne pas parler de la situation des libertés en Tunisie, car les libertés sont malmenées dans tous les pays arabes… » Je savais qu’il était harcelé par le régime en place, mais pas une seule fois il ne prononça un mot déplacé à l’endroit de Ben Ali ou de son système. Nous parlâmes ensuite quelques minutes de la situation dans le pays. Et comme je devais prendre l’avion du soir pour rentrer à Madrid, je pris congé aussitôt. Je revis une seule fois Mohamed Charfi depuis, dans sa demeure d’été à Raf Raf, avec des amis communs. Il s’éteignit quelques années plus tard. Puisqu’on parle de publications, il était rarissime qu’un homme politique en Tunisie pût faire entendre voix et rédiger un livre ou un essai politique. Dans notre pays, les politiques, une fois retirés, pouvaient écrire leurs mémoires. Mais rares sont ceux qui s’aventuraient à faire des analyses politiques alors 42


qu’ils étaient en poste. En revanche, ils étaient autorisés à rédiger des éloges pour flatter l’ego déjà démesuré du chef de l’État. Ce fut le cas durant la deuxième décennie de Ben Ali. C’est ainsi qu’un jour, Mohamed Ben Smaïl, patron de la maison d’édition Cérès, qui dirigea à deux reprises la campagne électorale de Ben Ali, souhaita me rencontrer au Tennis Club à propos d’un sujet qu’il qualifia d’important. Je me rendis à ce rendez-vous sans hésitation, le connaissant et le respectant, sans me douter de la raison pour laquelle il souhaitait me voir. Soudain, il me fit part de son dilemme concernant la publication d’un livre écrit par Hedi Mhenni sur Ben Ali. C’était une pure et simple hagiographie. Il me fit lire certains passages puis lâcha : « Je ne peux pas publier ce torchon. Que ferais-tu à ma place ? - À ta place, je l’appellerais et lui dirais que, par amitié, je ne publierai pas ce livre. » Ce qu’il fit. Quelques semaines plus tard, Cérès Productions, pourtant au service de la culture et de la science, entama sa chute vertigineuse, heureusement sans grands dégâts. Mais le fisc et la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) passèrent par là, sans oublier certaines pratiques d’intimidation.

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CHAPITRE 4

SFAX, BASTION DE L’OPPOSITION

C’est un mardi du mois de septembre que je fus reçu par le président de la République pour la deuxième fois, à ma demande, en présence du ministre de l’Intérieur, avant de regagner ma nouvelle affectation comme gouverneur de Sfax, le 13 septembre 1996, date symbolique puisqu’on commémore annuellement ce jour-là l’assassinat du militant Hédi Chaker. C’est aussi la deuxième ville du pays, bastion du syndicalisme national et, comme toutes les deuxièmes villes du monde, une sorte de contrepouvoir latent à tout ce qui se décide au sommet de la hiérarchie. Après m’avoir nommé directeur général des Affaires politiques au ministère de l’Intérieur, m’affecter à Sfax dans une conjoncture difficile était déjà une marque de confiance du président, qui m’avait choisi parmi d’autres candidats plus prestigieux. Le ministre de l’Intérieur, qui ne souhaitait pas mon départ, m’avait affirmé en substance qu’il avait essayé de diverses manières de m’épargner ce poste en ces moments difficiles. Mais le président en avait décidé autrement. J’exprimai à celui-ci ma satisfaction : « Monsieur le président, je travaillerai de la même manière, avec la même volonté de bien faire qu’il y a trois années, à Médenine. Je n’ai pas changé, c’est ma façon de faire. Et je sais qu’elle ne vous a pas toujours plu ! - Non, mais vous avez l’expérience des affaires politiques et vous ferez plus attention. » Après avoir reçu des directives claires sur les attentes de ce gouvernorat vital pour l’économie du pays, concernant notamment 44


le dossier syndical et celui de l’île de Kerkennah, et avant de prendre congé, je fis part au président de mon souhait de publier mon premier manuscrit, que je lui avais transmis auparavant, sur mon expérience personnelle dans l’exercice du pouvoir politique au niveau régional. Il me rétorqua : « Soit, c’est une bonne tentative, allez-y ! - Je n’ai pas d’argent pour le publier, Monsieur le Président ! - Je demanderai au ministre de la Culture de faire le nécessaire… » Un essai politique de cent pages intitulé L’Emergence des régions au service du développement fut publié quelques mois plus tard par Cérès Productions. Je compris alors que c’était ce manuscrit qui m’avait permis de revenir aux affaires régionales. Surtout, j’avais désormais la certitude que l’idée que je m’étais faite de l’exercice politique de la démocratie locale était le bon choix. J’entamai donc ma mission de gouverneur à Sfax très confiant dans mes choix et mes méthodes. Mon séjour à Sfax dura deux années, pendant lesquelles j’essayai entre autres d’assainir le climat social, notamment entre syndicat et patronat, de donner une nouvelle impulsion au projet d’assainissement de Taparura et de réussir, enfin, à faire venir le président de la République à Sfax. En effet, depuis son arrivée au pouvoir, le chef de l’État ne s’était jamais officiellement rendu dans le gouvernorat de Sfax. La région avait perçu cette absence présidentielle comme une sorte de défiance à l’égard du pouvoir économique des Sfaxiens. Et bien que la classe politique se soit targuée, depuis le changement, d’être nationaliste, le régionalisme, érigé en système politique sous Bourguiba, avait tôt fait de retrouver sa pleine expression. Lorsque j’étais au ministère de l’Intérieur, il nous arrivait souvent de rechercher des personnes originaires de tel ou tel endroit pour satisfaire un besoin d’équilibre régional en termes de nominations politiques. Hélas, une région que l’on souhaite satisfaire ne recèle pas forcément de cadres compétents. Cependant, l’équilibre politique des régions primait parfois sur les compétences des profils choisis pour une fonction donnée. Ce 45


genre de réflexe fut d’ailleurs très dommageable pour le pouvoir, puisque l’exercice du service public n’était plus diligenté par des compétences nationales de premier ordre. À mon arrivée à Sfax, le climat social était effectivement très tendu. Certains hommes d’affaires de la région se plaignaient du fisc et des lourdes taxes de la sécurité sociale. Le directeur de la CNSS, Abdelhamid Nouira, mettait un point d’honneur à réprimer durement tout écart à la réglementation en vigueur, sans état d’âme ni parti pris. Le milieu des hommes d’affaires en souffrait en silence et les syndicats en profitaient pour revendiquer davantage d’acquis sociaux. Une conférence des gouverneurs se déroula quelques mois après ma nomination. J’avais auparavant pris soin d’évaluer la situation de la région, en recevant notamment chaque matin, pour le café, tous les Sfaxiens de Tunis et de Sfax, au premier rang desquels Abdelmajid Chaker – ancien maire de Sfax dont j’ai pu apprécier les qualités humaines et politiques après le 14 janvier 2011 –, ainsi que les notables régionaux pour comprendre leurs motivations. Défilèrent ainsi dans mon bureau jeunes, moins jeunes, riches, pauvres, universitaires, artistes, hommes d’affaires, militants du Parti, opposants au régime… Bref, l’ensemble du paysage politique et social sfaxien. Ce fut d’un enrichissement incroyable ! Suffisamment averti de la situation de la région, je fis part au président, au moment de le saluer, de mon souhait de lui présenter mon évaluation de la situation à Sfax à la lumière des dossiers que j’ai pu consulter et de mes rencontres avec les cadres de la région. Il promit de me rappeler. Quelques semaines plus tard, je reçus une convocation pour participer à un conseil ministériel consacré aux grands travaux. Le président me fit entrer juste après que les caméras de télévision eurent filmé quelques séquences pour les besoins du journal télévisé. Il me demanda de m’asseoir devant lui et ajouta : « Monsieur le gouverneur, nous allons écouter Messieurs les Ministres sur les différentes questions relatives aux projets de votre gouvernorat. Nous allons ensuite vous laisser la parole, si vous considérez qu’il y a des remarques à faire. » J’écoutai alors 46


cinq ministres présentant à tour de rôle leur éclairage, notamment sur le principal dossier de Sfax : le projet de dépollution du littoral appelé Taparura. Certains faisaient état de situations totalement obsolètes, les dossiers n’avaient, semble-t-il, pas été réactualisés. Voyant mon malaise, le président interrompit un de ses ministres et me demanda : « Donnez-nous votre avis sur ce qui a été dit jusqu’à maintenant… » Je présentai alors, pendant un quart d’heure, une nouvelle approche du dossier de Taparura, proposant notamment de nouvelles investigations techniques sur le terrain, relatives par exemple à la radioactivité du site. Je parlai également des volontés des notables de la région, qui m’avaient ouvert leur cœur et prodigué de louables conseils. Manifestement, le président fut satisfait de mon intervention et s’adressa à moi : « Les ministres font une lecture différente de la vôtre. Votre approche est différente, je prendrai la décision sur place. - Donnez-moi une date, Monsieur le Président ! - Préparez ma visite pour le samedi 14 avril 2007, répondit-il après avoir consulté son agenda. » La date était enfin prise, trois mois à l’avance. J’avais rendezvous avec l’Histoire, c’était mon premier grand examen de passage politique. L’heure était venue de montrer de quoi j’étais capable. De retour à Sfax, je reçus un coup de téléphone de Mehdi Mlika, ministre de l’Environnement et neveu du président, qui me félicita pour ma prestation. Il me fit part de l’excellente impression que j’avais faite au président, ajoutant : « J’espère que vous vous en sortirez indemne. » À ce moment-là, je n’ai pas bien compris la portée de cette phrase. Plus tard, j’appris à mes dépens que, si certaines personnes avaient apprécié mes analyses lors de cette réunion et l’aisance avec laquelle j’avais abordé le sujet, notamment Ridha Grira, secrétaire général du gouvernement de l’époque, il y avait dans l’assistance une personne qui avait décidé de me nuire : le fraîchement nommé ministre de l’Intérieur. Pourtant, je me souviens avoir entretenu d’excellentes relations avec Mhamed Ben Rejeb, le gouverneur de Bizerte, alors qu’il était notre doyen. Je n’avais jamais hésité 47


à le solliciter chaque fois que j’en avais besoin pour des conseils qu’il prodiguait d’ailleurs avec beaucoup de générosité. La visite du président fut soigneusement préparée, avec le précieux concours du secrétaire général du comité de coordination du RCD de Sfax. Elle fut un franc succès. À la fin de la visite, sur le tarmac de l’aéroport, alors que je l’accompagnais dans sa voiture avant qu’il ne rejoigne l’avion présidentiel, le chef de l’État me remercia vivement : « Merci pour cette visite, Docteur, cette foule et la chaleur humaine m’ont fait à nouveau ressentir la joie du samedi 7 novembre 1987. » C’était pour moi le meilleur compliment que je pouvais recevoir. De retour chez moi, après un bref repas, j’appelai la présidence pour souhaiter à mon invité un bon retour. Ce fut mon premier contact téléphonique avec le président Ben Ali. Depuis et jusqu’en 2008, je l’ai toujours appelé lorsque je le souhaitais et il répondait souvent à mes appels. Le jour suivant la visite présidentielle, Abdessalem Jérad, figure nationale du syndicalisme tunisien, originaire de Kerkennah, me rendit visite à ma résidence, me félicita pour le succès de la visite et me demanda aussitôt de transmettre au président son souhait de travailler avec lui dans le souci d’assainir le climat social, anticipant sans doute – chose que j’ignorais – le départ imminent d’Ismaïl Sahbani, alors secrétaire général de la centrale syndicale. Je transmis aussitôt le message au président. Depuis, sans prétendre y voir une relation de cause à effet, Jérad est devenu l’incontournable secrétaire général de l’UGTT. Une année après la visite historique du président de la République à Sfax, presque tous les projets présidentiels avaient été entamés : la destruction de la NPK, l’édification du théâtre de plein air de Sidi Mansour, la délocalisation des réserves d’essence et de gaz de la zone du Chatt Hached, la construction de l’hôpital universitaire de Sfax dont un terrain fut alloué, et dont le financement a été possible à titre de don du gouvernement Chinois, grâce à l’effort consenti alors que j’étais Ambassadeur en Chine et la complicité agissante de mon ami Mohamed Nouri Jouini, alors ministre de l’Investissement extérieur. Ce projet fut annoncé en grande pompe en 2012. A Kerkennah, l’élargissement 48


du port de Sidi Youssef et l’enrobage de la route axiale de l’île, la protection de Mellita contre les inondations sont les principaux projets. Enfin, l’aménagement de Chatt El Krekenas, ainsi que la délocalisation de la prison de Sfax enclavée en plein centreville, clôturent ces projets. Satisfait du travail accompli, dont le président en personne assurait le suivi trimestriel avec moi par téléphone, je sentis soudain une monotonie s’installer dans mon quotidien à Sfax, où je jouais en permanence les équilibristes pour garder un lien avec toutes les forces en présence. Je ne me souviens pas avoir accepté une invitation à me rendre dans une maison à titre privé tant que j’étais gouverneur, ce qui fit dire au président de la municipalité de la ville que, pour les Sfaxiens, j’étais « l’ermite » ; personne ne pouvait s’approcher de trop près, mais j’étais à la disposition de tout le monde. En juin 1998 donc, alors qu’il achevait sa visite dans le gouvernorat de Sfax après l’inauguration de la Foire internationale économique et commerciale, le Premier ministre Hamed Karoui, avec lequel j’ai toujours entretenu des rapports cordiaux, fut interloqué lorsque je lui dis : « Monsieur le Premier ministre, je pense que la mission pour laquelle j’ai été désigné à Sfax est terminée. En revanche, il me semble qu’il n’y a pas de place pour moi dans le système établi, en Tunisie. Veuillez transmettre mes salutations à Monsieur le président, en le priant de bien vouloir accepter mon souhait de partir à l’étranger. » Il avait bien compris mes arguments. En effet, je ne cadrais pas avec le système de l’époque et ne pouvais composer avec cette culture de parti unique et ses coutumes. Il comprit le sens et la portée de mes propos. Alors que l’échéance des élections législatives approchait, j’avais, comme beaucoup de dirigeants à l’époque, une image bien particulière du Parti, que je concevais comme une coquille vide, sans militantisme ni projet de société viable. L’opposition, en revanche, était incontournable pour l’avenir du pays. Pendant mon mandat, le ministre de l’Intérieur, qui utilisait différents stratagèmes pour me mettre en difficulté, aidé notamment par les forces de sécurité intérieure, avait semble-t-il profité d’un congé de trois jours que j’avais obtenu, à la fin d’août 49


1997, pour envoyer des policiers en civil à Sfax pour vérifier l’ampleur d’une rumeur largement répandue en Tunisie et relative à une prétendue fuite de la femme du président. Un professeur de français du nom de Hamzaoui fut arrêté et écroué. Cela provoqua un tollé général au sein de la centrale syndicale, qui annonça une grève à l’échelle nationale. Jusque-là, pendant deux ans, pas une journée de grève n’avait été enregistrée à Sfax grâce au bon climat social que j’avais réussi finalement à instaurer. Cette grève débuta à la rentrée de 1997. Bien qu’elle fût décrétée au niveau national, cette contestation allait ternir l’image d’une région socialement apaisée, où le dialogue entre partenaires sociaux et l’autorité locale avait une place prépondérante. Cette paix sociale avait été obtenue au prix de nombreux gestes en faveur de la centrale syndicale régionale et à la faveur des relations de confiance que j’avais nouées, dès les premiers jours de mon arrivée à Sfax, avec Mohamed Chaabane, secrétaire général de l’UGTT régionale. Durant les audiences que j’avais accordées aux partenaires sociaux – et auxquelles j’avais bien pris soin de ne pas inviter le secrétaire général local du RCD de l’époque pour éviter toute interférence politique –, je fis part à Mohamed Chaabane de mon souhait de visiter les locaux de l’UGTT. Celuici manifesta aussitôt son embarras, arguant qu’aucun gouverneur n’avait jamais osé faire pareille demande. Je répondis qu’il y avait un début à tout. Face à mon insistance, il céda, mais à une condition : « Monsieur le gouverneur, vous êtes le bienvenu, mais pas le secrétaire général du RCD. » Je lui expliquai que la présence de ce dernier dans mes déplacements était due au fait que la plupart des cadres régionaux étaient par la force des choses membres du parti au pouvoir, ajoutant que si, à l’issue d’une prochaine échéance électorale, un autre parti que le RCD accédait au pouvoir, c’est son représentant qui m’accompagnerait en tant que nouveau venu dans la région pour me présenter ses cadres. Quelques jours plus tard, accompagné du secrétaire général du comité de coordination du RCD à Sfax, je visitai les locaux de l’UGTT et constatai leur état de délabrement. Eh bien, c’est ce dernier qui prit en charge les frais de rénovation. 50


Retour sur le cas Hamzaoui, qui avait été arrêté pour détention de drogue. Quelques jours plus tard, Ismaïl Sahbani, secrétaire général de l’UGTT, me confirma que le mouvement commencerait la semaine suivante à Sfax. Le verdict du procès avait été fixé au 11 septembre, soit quatre jours avant la rentrée scolaire. Le 10 septembre, vers 16 heures, mon téléphone sonna. On me fit savoir que le président souhaitait me parler. Comme à l’accoutumée, l’amabilité était de mise. Nous parlâmes du suivi des projets présidentiels, qui avaient commencé sur les chapeaux de roues à la faveur du budget conséquent alloué à la région. Soudain, il me posa une question : « Monsieur le gouverneur, donnez-moi votre avis sur cette affaire Hamzaoui… - Il s’agit, selon moi, d’une histoire montée de toutes pièces, sans aucun fondement sérieux et qui met à mal nos institutions. Cette affaire, j’en suis convaincu, ternira l’image de notre pays, qui a réussi à créer un climat social sans précédent dans la région. - Quelle est la raison réelle de cette affaire ? - Cela s’est passé sur une terrasse de café, alors que ce Hamzaoui discutait avec d’autres collègues d’une rumeur selon laquelle votre épouse aurait fui le pays, après un désaccord avec vous. - Des rumeurs ? Mais il n’y a que ça en Tunisie. Le monde se dresse et s’écroule sur des rumeurs, cela a toujours été le cas dans notre pays. - Monsieur le président, c’est la réalité des faits. Je suis convaincu que cet homme, qui ne fume même pas de cigarettes, ne peut pas fumer de haschich. - Vous avez éclairé ma lanterne ! Ce n’est pas du tout ce que m’a rapporté le ministre de l’Intérieur. » Il me demanda d’obtenir l’arrêt du mouvement de grève. Ne pouvant intervenir dans la procédure judiciaire, il me promit que, le verdict annoncé, Hamzaoui bénéficierait immédiatement d’une grâce présidentielle. Je le remerciai vivement et lui promis de faire le nécessaire. Je convoquai aussitôt le bureau régional 51


de l’UGTT pour lui demander de suspendre le mouvement de grève en contrepartie de la promesse que Hamzaoui bénéficierait d’une grâce présidentielle. Ma demande fut immédiatement prise en compte – les dirigeants syndicaux avaient confiance en moi – et la grève, suspendue. Le jour même, à 18 heures, j’appris par la radio que le ministre de l’Intérieur avait été limogé. Le lendemain, le verdict fut prononcé : une peine d’emprisonnement ferme d’un peu plus d’un an. Pour obtenir la grâce présidentielle, la partie civile ne devait pas se pourvoir en appel. Mais l’avocat de la centrale syndicale, Maître Béchir Essid, virulent opposant au régime, avait déjà déposé une requête auprès de la cour d’appel de Tunis. Mon objectif fut donc de persuader ce dernier de retirer sa requête de peur que la grâce présidentielle ne soit plus possible. Je parvins à mes fins grâce au concours de plusieurs amis. Le bureau régional de la centrale syndicale insista de son côté pour que le pourvoi en appel fût retiré. Hamzaoui fut libéré le vendredi suivant. Cet épisode consolida ma position auprès des partenaires sociaux de la région. J’ignore si Hamed Karoui avait intégralement transmis mes propos au président concernant ma façon de faire, et surtout ma sollicitation des forces de l’opposition ; plus efficaces pour résoudre les problèmes régionaux, au détriment des cadres du RCD, peu enclins à résoudre les crises qui surgissent de temps à autre à l’échelle locale ou régionale. Mon discours et mon comportement à Médenine, à Sfax et aux affaires politiques faisaient de moi un personnage politique semble-t-il atypique, que je suis encore aujourd’hui. Le surlendemain, Mohamed Jegham, devenu directeur de cabinet du président, m’appela pour m’annoncer que le chef de l’État avait décidé de me nommer ambassadeur. Il me proposa une liste de onze postes, parmi lesquels je choisis l’Inde. À ce moment précis, je n’imaginais pas que j’allais m’éloigner de mon pays, tout en le servant comme il se doit, pendant quatorze ans. J’allais voyager entre l’Inde, le Népal, les Maldives, le Sri Lanka, l’Espagne, la Chine, le Vietnam, le Cambodge, le Laos et la Corée du Nord. Fin juillet 1998, je quittai donc mes 52


fonctions de gouverneur de Sfax avec le sentiment du devoir accompli, laissant derrière moi des amis, mais également des ennemis, reconnaissants. Je roulais en voiture en direction de Tunis avec mon fils aîné Amine, qui venait d’obtenir son bac et qui se préparait à rejoindre Sceaux, en France, pour une année préparatoire aux grandes écoles. De mon côté, je fis mes valises pour cette nouvelle aventure à New Delhi. Mais avant de quitter le sol national, alors que je savourais un repos bien mérité à La Goulette, je fus sollicité par un ami qui peinait à boucler le financement d’un hôtel qu’il se proposait de construire précisément à La Goulette. Il me demanda d’intervenir auprès du PDG de la Banque nationale de développement touristique, Ali Debaya, dont j’avais pu apprécier le professionnalisme et la probité. Je me rendis donc chez ce dernier fin août. Il venait de débarquer à la tête de la banque et, alors que je le sollicitai pour aider mon ami, que je présentai sans ressources et sans appui, il demanda à son adjoint de répondre favorablement à la demande de crédit, ajoutant : « Cet homme qui s’adresse à moi a aidé beaucoup de gens, sans contrepartie. C’est un vrai développeur et un vrai patriote. » Et de conclure : « Docteur, en tant que président de l’Association professionnelle des banques, nous vous avons suivi, sur instructions, à la trace. Vous êtes le seul gouverneur qui rédige des lettres officielles aux présidents de banques, depuis votre arrivée à Sfax, réclamant des crédits pour des projets certes régionaux, mais privés. Vos comptes, ceux de votre famille et de vos parents ont été scrutés. Vous êtes clair comme de l’eau de roche. C’est pour cette raison que je vous aide. Vous ne faites pas de calculs. » J’eus les larmes aux yeux. En revanche, l’ami en question n’a toujours pas remboursé ledit crédit. C’est le cas semble-t-il de beaucoup d’investisseurs, notamment dans le secteur hôtelier, qui ont profité des largesses du système, lequel souhaitait développer le tourisme grâce à un programme destiné aux jeunes promoteurs, permettant ainsi à de nombreux hommes d’affaires de s’enrichir à crédit. Ces derniers faisaient construire dans la foulée leur propre villa et achetaient leur première Mercedes, et quand les 53


échéances bancaires arrivaient, ils se mettaient à se plaindre de la mauvaise saison touristique ou invoquaient d’autres raisons pour ne plus payer leurs dettes… Ces effets pervers perdurèrent tout au long des années 1990 et même au-delà, ce qui conduisit le secteur du tourisme à la situation dans laquelle il se trouve à ce jour. Bien entendu, ces promoteurs ont créé des emplois et diversifié le produit touristique tunisien, mais nombre d’entre eux, qui n’étaient pas des professionnels du tourisme, ont dû succomber à d’autres méthodes, notamment auprès des cercles du pouvoir, pour dissimuler leur incompétence et ne pas payer à ce jour leurs dettes auprès des banques. Je ne puis terminer ce chapitre sur Sfax sans relater un épisode lié à un livre sur la région que j’ai fait rédiger par des historiens et que j’ai pu financer avec beaucoup d’enthousiasme par un tour de table auprès de quelques industriels locaux. Invité à me rendre à Montpellier à la tête d’une délégation officielle de la région de Sfax pour les besoins d’un jumelage avec la région du LanguedocRoussillon présidée par le Dr Jacques Blanc, je ne souhaitais pas avoir dans mes bagages en guise de cadeaux le chameau traditionnel, le plateau en cuivre et autres objets classiques que les cadres régionaux, à court d’imagination, choisissent en dernière minute, vous mettant devant le fait accompli. Je souhaitai, à l’instar des Européens, offrir un livre authentique sur la région. C’est ainsi que le livre illustré « Sfax la région, une nature domptée » a pu voir le jour grâce à la contribution de deux éminents historiens de la région, Ali Zouari et Naceur Baklouti. Arrivé à Montpellier, et alors que nous échangions les cadeaux lors du dîner officiel, notre conversation déboucha naturellement sur l’histoire de nos régions respectives. Ce fut la Kahena qui attira l’attention de mon auditoire, sans que je sache que la personne qui était assise à ma droite, vice-président de la région du Languedoc-Roussillon, Charles de Chambrun, était non seulement un spécialiste en la matière, mais qu’il finissait un livre sur le Faucon de Cordoue, publié quelques années plus tard et dont il avait fait financer sa traduction en arabe par Saddam Hussein. Charles finit ses jours à Sidi Bou Saïd, en Tunisie. Ancien jeune ministre du Commerce extérieur du général de Gaulle, puis de 54


Georges Pompidou, il avait proposé avec beaucoup d’insistance au président français de profiter de l’arrivée au pouvoir du jeune leader libyen Mouammar Kadhafi pour lui proposer un large éventail de l’arsenal militaire français. Après quelques mois d’hésitation, De Gaulle accepta d’envoyer son fougueux ministre du Commerce rencontrer le Colonel à Tripoli. Mais Charles fut surpris d’entendre celui-ci lui signifier qu’il était intéressé par le nouveau modèle d’avion de chasse, dont il avait entendu parlé en Angleterre, que la France était sur le point de commercialiser, ajoutant qu’il était disposé à en acheter une centaine et à payer comptant quel que soit le prix. Charles ne promit rien ; cent avions de chasse, c’était dix fois ce que l’État français avait commandé au constructeur Charles Dassault. Il n’était bien évidemment pas possible de donner une suprématie aérienne à ce nouveau venu dans le club des dirigeants euro-méditerranéens. La France, sous Pompidou, accepta de manifester sa bonne volonté en vendant à la Libye dix avions de chasse. Charles fut chargé de convaincre le Colonel d’accepter cette offre. Il revint de Libye quelques jours après porteur d’un chèque correspondant au montant global de la transaction. Charles convoqua aussitôt une réunion du conseil d’administration de Dassault auquel il proposa l’offre libyenne. Voyant le chèque et le nombre exorbitant de zéros, Charles Dassault, qui n’en croyait pas ses yeux, souffla soudain : « C’est un mirage », d’où le nom, à ce jour, de l’avion de chasse français. A ce propos, un militaire libyen de haut rang, témoin à l’époque de ladite transaction, que j’ai pu rencontrer récemment en Tunisie, m’affirma que c’est le président Egyptien Nasser qui avait suggéré au jeune colonel libyen ce modèle d’avion. En effet, Abdenasseur souhaitait avoir à sa disposition un avion de chasse avec une puissance de frappe suffisante et une autonomie de carburant capable d’atteindre Israël. L’Egypte à l’époque ne possédait pas d’avions suffisamment autonomes pour atteindre Tel-Aviv à partir du Caire. Charles de Chambrun s’éteignit quelques années plus tard. Chaque fois que je revenais en Tunisie pour les vacances, il me plaisait de le rencontrer chez moi, à la terrasse d’un café de Sidi Bou Saïd ou ailleurs pour échanger quelques points de vue. 55


CHAPITRE 5

MES CONSEILS A SONIA GANDHI

Après un long repos de deux mois, n’ayant que trop peu goûté aux joies des vacances pendant les dix années précédentes, une nouvelle mission m’attendait, celle-là diplomatique, bien loin de Tunis. J’avais toujours imaginé que le métier d’ambassadeur était le plus intéressant des postes politiques. J’étais curieux de découvrir l’Inde, cet immense territoire culturel. Cependant, au grand désespoir de Farah, ma petite fille de 6 ans, à New Delhi, la misère et la maladie contrastent avec la richesse et la beauté presque insultante des palaces. Pour mes premiers pas sur le territoire indien, j’arrivai dans une maisonnette plutôt modeste. Dès le premier soir, je regardai Doordashan, la télévision nationale, sur laquelle était diffusé un entretien avec un personnage certainement important, qui abordait le sujet de la corruption en Inde, surtout au sein de la classe politique. Il parlait des ministres et hauts dignitaires de l’État, citant au passage des noms sans vergogne. Je fus littéralement cloué dans mon fauteuil et attendis avec impatience le nom de cet homme s’afficher sur l’écran. Qui pouvait parler de la sorte de corruption, sur une télévision d’État ? Finalement, son nom apparut : Solee Sorabji, procureur général de l’Inde. Dans le monde arabo-musulman, des critiques aussi acerbes étaient inimaginables. Je m’empressai de noter son nom sur un bout de papier. Le lendemain matin, ma première action fut de demander à ma secrétaire d’appeler le bureau du procureur général. Son discours m’avait fait comprendre qu’en Inde, la 56


justice est indépendante. À ma grande surprise, il me prit au bout du fil. Je le saluai, me présentai et lui fis savoir que j’avais beaucoup apprécié son discours de la veille. Je lui expliquai que je venais d’un pays totalement opposé au débat démocratique. Je le félicitai et, à travers lui, je saluai cette démocratie d’un pays du Tiers Monde où la liberté d’expression et de vote coexiste avec la pauvreté, omniprésente, l’analphabétisme et l’absence de droits économiques. Ce fut une première leçon. J’avais une conception des droits de l’homme différente, conforme, je dois l’avouer, au discours officiel de l’époque. Mon interlocuteur me remercia et me fit savoir qu’il n’avait même pas regardé l’émission. Le lendemain, j’envoyai une carte au procureur, ainsi qu’un paquet de dattes tunisiennes, en y joignant une invitation à une petite réception le 7 novembre 1998. Comme je venais à peine de débarquer en Inde, c’était aussi l’occasion pour moi de rencontrer tous les ambassadeurs et quelques amis tunisiens. À ma grande surprise, ce monsieur fut l’un des premiers à arriver. En Inde, on prête une grande attention aux réceptions diplomatiques, quel que soit le pays. Je pus ainsi me familiariser avec les familles diplomatiques et médiatiques indiennes. La présence de Solee Sorabji me permit par la suite d’être introduit dans les hautes sphères du pays. Deux mois plus tard, je reçus une invitation pour assister à son 65e anniversaire, à son domicile. J’arrivai à l’heure indiquée dans une humble demeure, comme toutes celles qu’occupent les hauts dignitaires indiens. À ma grande surprise, je vis une trentaine de responsables locaux, l’ambassadeur des États-Unis, Richard Celeste, l’ambassadeur de France, Claude Blanchemaison, ainsi que celui d’Australie. Ma surprise fut encore plus grande lorsque je me retrouvai à saluer le président de l’Inde et son épouse, le Premier ministre, ainsi que le ministre des Finances et quelques députés, dont Nejma Hibatullah, figure emblématique du Parlement. À compter de ce jour, toutes les portes me furent ouvertes au sein de l’administration indienne. Quelques mois plus tard, alors que le Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP) faisait face à des difficultés internes, notamment après la confrontation avec les musulmans et la tuerie 57


qui s’ensuivit à cause d’un projet de construction d’une mosquée à proximité d’un temple, le BJP décida de nommer Bangaru Laxman à sa présidence. Immédiatement, je demandai à le rencontrer. Il était considéré comme l’homme du dialogue avec les musulmans. Bangaru Laxman me reçut presque immédiatement pour un entretien qui fut très médiatisé. Il me fit part de sa ferme détermination de rapprocher les deux communautés, hindoue et musulmane, dans la perspective d’amadouer les Cachemiris, soutenus par le pays voisin musulman, le Pakistan. À mon initiative, les ambassadeurs du Maroc, Mohamed El Ouafa, et d’Egypte, Jihad Madhi, furent également reçus par le président du BJP. Mais les élections approchaient et le parti d’opposition, le Parti du Congrès (l’Indian National Congress, INC) de Sonia Gandhi, gagnait du terrain dans les sondages. C’était ramadan et, comme il était de coutume, nous rompions le jeûne lors d’iftars organisés par tous les partis politiques et le gouvernement. C’est là que je rencontrai Sonia Gandhi, une dame frêle, avec une belle silhouette, qui fendit la foule, avant que, conformément au protocole, elle ne salue les diplomates arabes et musulmans un par un. Mon tour arriva : « Madame, je suis l’ambassadeur de Tunisie. J’ai demandé à plusieurs reprises une audience avec vous, mais sans succès. - J’en prends note et je vous promets de vous rappeler. » Quelques jours plus tard, son bureau me contacta pour m’annoncer qu’elle me recevrait dans la semaine. Je me rendis à son bureau et me retrouvai en tête-à-tête avec elle. Elle m’expliqua que son parti avait toujours milité pour l’indépendance de l’Inde, le respect de toutes les minorités, les causes arabes en général et la cause palestinienne en particulier. À la fin de cet entretien d’une demi-heure, je l’invitai à visiter la Tunisie, lui proposant d’être notre invitée d’honneur pour le symposium organisé par le RCD annuellement en novembre. J’ajoutai qu’elle pourrait ainsi faire un détour par l’Italie, son pays de naissance, où elle n’avait plus remis les pieds depuis son mariage. Ne connaissant pas la Tunisie et ravie à l’idée de visiter l’Italie, elle me répondit : 58


« Je serais très honorée de participer à votre symposium. J’accepte votre invitation. - Merci, Madame Gandhi. Permettez-moi de vous dire que vous êtes la plus belle femme politique que j’aie rencontrée dans ma carrière. » Elle me remercia timidement et me raccompagna jusqu’à la porte de sa villa. À partir de ce jour, j’eus droit à des égards particuliers de la part de tous les dirigeants du parti. J’appelai aussitôt le secrétaire général du RCD, en Tunisie, pour lui communiquer la nouvelle. Il en fut ravi. Mais un quart d’heure plus tard, alors que je regagnais l’ambassade, son conseiller Natwar Singh, qui deviendra son ministre des Affaires étrangères, m’appela pour me dire que Madame Gandhi avait accepté mon invitation un peu trop hâtivement, oubliant que, la même semaine, se déroulait le congrès annuel de son parti. J’avais parlé trop vite, comme elle. La nouvelle fut très mal reçue à Tunis. Je rencontrai à nouveau Sonia Gandhi à trois reprises. Notamment après sa victoire aux élections à une faible majorité. Elle fut chargée de former un gouvernement. Mais elle échoua à une voix au Parlement. Le BJP fut de nouveau sollicité pour constituer un gouvernement. Après la défaite, je demandai à voir Sonia Gandhi. Je la trouvai abattue et lui dis qu’elle avait commis une erreur stratégique en acceptant le poste de Premier ministre. Car jamais le Parlement n’aurait voté pour un Premier ministre – doté du pouvoir d’appuyer sur le bouton nucléaire en cas de danger imminent – à un responsable qui n’est pas de souche indienne. Cela m’avait été rapporté par un ami indien, haut placé au Parlement. Sonia Gandhi acquiesça du regard, faisant signe qu’elle était d’accord avec mon analyse. J’ajoutai : « Votre fille Priyanka, petite-fille d’Indira Gandhi, peut un jour espérer être Premier ministre. Pas vous. » Je pris congé et ne revis plus jamais Sonia Gandhi avant mon départ de New Delhi, mais je reçus une lettre de sa part à mon départ, me félicitant pour le travail accompli pendant ma mission en Inde.

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Quelques années plus tard, alors que j’étais à Madrid, le Parti du Congrès remporta à nouveau les élections et je me souviens qu’à la télé et dans la presse indienne, tout le monde exhortait Sonia Gandhi à être Premier ministre. Elle refusa catégoriquement et demanda à Manmohan Singh de former son gouvernement. L’ambassadeur de l’Inde à Madrid était de ceux qui pensaient que Sonia Gandhi ne refuserait jamais, devant cette insistance populaire, le poste de Premier ministre. Lorsque je lui dis que jamais elle ne l’accepterait, il en fut très étonné. Il revint vers moi quelques jours plus tard pour me demander comment je l’avais deviné. Je lui rapportai alors cet épisode. Sonia Gandhi avait respecté la sensibilité indienne et les lois de la République. Il est inconcevable de confier les responsabilités de chef d’État, de chef de gouvernement, de chef d’état-major des armées ou de juge suprême d’un État indépendant à des binationaux, sous peine de mettre à mal, dans certaines circonstances, des décisions souveraines pour la sécurité et l’indépendance d’un État.

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CHAPITRE 6

LA POLITIQUE ET LES ASTRES

J’entretenais de bonnes relations avec le président indien K.R. Narayanan. Il aimait à me dire que les dattes tunisiennes éclairaient sa salle à manger. Lorsqu’il apprit mon départ, il m’invita à passer chez lui. Le Premier ministre était absent, occupé par le sommet indo-pakistanais d’Agra. Le 19 juillet, à 16 heures, je fus donc reçu par le président. Il me proposa de regarder la conférence de presse à ses côtés, me fit part de son projet de visiter l’Espagne et m’assura qu’il m’inviterait à Madrid. Finalement, la conférence de presse n’eut jamais lieu. Pourtant, tous les observateurs nationaux et internationaux comptaient énormément sur le dénouement positif d’un tel sommet, le premier depuis la guerre de Kargil. Seulement, on avait oublié que Pervez Musharraf, président du Pakistan, musulman né à New Delhi et exilé à Lahore, ne pouvait sceller la paix avec Atal Bihary Vajpaye, indou né à Lahore et exilé à New Delhi. Durant toute ma mission, l’Inde tentait de régler le problème avec son voisin, le Pakistan. Considérée au niveau diplomatique comme un pays stratégique, en raison notamment de sa frontière commune avec l’Afghanistan, l’Inde servait de base arrière aux résistants. Ce qui m’a étonné, dans ce pays, c’est cette ouverture et ce respect des religions. New Delhi, qui avait reconnu l’État d’Israël après 1993 en signe d’encouragement du processus de paix, avait ainsi complété son souhait de reconnaître toutes les religions. Je me souviens aussi d’une rencontre mémorable avec le commandant Massoud. Je le voyais régulièrement dans 61


les réceptions du gouvernement indien, notamment lors des iftars ramadanesques. C’était un homme qui était au fait de la problématique de son pays et qui avait une perception très tolérante et moderne de l’islam sunnite. Je me rappelle également de ces jeunes militaires russes que j’avais croisés, quelques années auparavant, dans des hôtels, avant qu’ils n’aillent sur le front afghan. Ils pleuraient de peur. Je visitais alors la Russie musulmane, à Tachkent, Samarkand et Boukhara, à la tête d’une délégation médicale, en tant que secrétaire général de l’Association générale des Médecins de Tunisie. Finalement, les Russes sont bien sûr sortis perdants de cette guerre en Afghanistan, mais les États-Unis aussi. Personne ne gagne quand une puissance essaie de domestiquer un peuple. Mes relations avec les services du ministère indien des Affaires étrangères se sont rapidement consolidées, notamment grâce à de très bonnes relations avec Rakesh Kumar, directeur général du département Asie de l’Ouest et Afrique du Nord (WANA) au ministère des Affaires étrangères. J’ai eu l’occasion d’avoir des échanges avec lui. L’Inde s’intéressait à la Tunisie et au Maroc, car ces derniers étaient ses principaux fournisseurs de phosphate pour la fabrication d’engrais. Côté politique, le rôle de la Tunisie dans le processus d’Oslo retenait également l’attention des Indiens. La Tunisie avait réussi à aider une organisation considérée alors comme terroriste – l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) – à devenir un mouvement politique légal. Les Indiens, eux, avaient des soucis avec des organisations cachemiries, appendices du voisin pakistanais, musulman, qui revendiquaient l’indépendance du Cachemire. Un soir, Rakesh me téléphona et me donna rendez-vous pour parler d’une « affaire urgente. » L’Inde avait décidé de ne plus reconnaître le Polisario, la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Le Polisario avait trouvé, comme dans tous les pays du monde, un point de chute à l’ambassade algérienne. L’Inde, qui l’avait autrefois reconnu, voulait changer son fusil d’épaule. Les besoins du pays en engrais chimiques et en phosphates étaient de plus en plus importants. L’International Fertilizer Association (IFA) avait 62


à sa tête un Indien. Le Maroc, soucieux de gagner les batailles politique et diplomatique, avait proposé d’augmenter ses ventes de phosphate à l’Inde, mais également suggéré de cofinancer une usine d’engrais chimiques à base d’urée dans le Sultanat d’Oman, toujours pour les besoins indiens. L’ambassadeur du Maroc, Mohamed El Ouafa, aujourd’hui ministre de l’Education, et Hamid Berrada, PDG de l’Office chérifien des phosphates (OCP), qui étaient de bons amis, m’avaient d’ailleurs clairement annoncé qu’ils faisaient de l’Inde un partenaire stratégique dans le domaine des phosphates et conseillaient à la Tunisie de se concentrer sur une autre région asiatique, la Chine. En effet, livrer bataille aux Marocains sur ce terrain aurait été une défaite programmée. Lorsque Rakesh Kumar m’informa que l’Inde ne voulait plus reconnaître le Polisario, toute cette histoire entre le Maroc et l’Inde défila dans ma tête. Il me demanda de lui proposer un communiqué de presse pour annoncer cette décision aux médias du monde entier. J’imaginai qu’après une telle décision, l’Algérie allait réagir vigoureusement. Je suggérai aux autorités indiennes, avant d’émettre tout communiqué, d’inviter Abdelaziz Bouteflika en Inde le 26 janvier, à l’occasion du Republic Day, où le président choisit chaque année un invité d’honneur. Je savais que le président algérien, ancien ministre des Affaires étrangères, aimait beaucoup voyager. Nous finîmes donc de rédiger le communiqué ensemble. J’étais fier d’avoir participé à cette mission délicate et confidentielle, mais j’avais aussi la preuve que les relations internationales se font et se défont selon les intérêts du moment. Bouteflika effectua donc une visite en Inde. J’étais au premier rang lors des cérémonies qui ponctuèrent son séjour. J’appris par la suite que, curieusement, l’Algérie avait pris avec beaucoup de diplomatie la décision de l’Inde, comprenant ses motivations. Au-delà des subtilités de la diplomatie, l’Inde compte sur d’autres lumières : celles des astres. Lors de l’anniversaire de Solee Sorabji, le Premier ministre me rapporta une anecdote étonnante qui avait changé le cours de l’Histoire. Le 14 août 1946, vers 17 heures, l’Inde, alors sous occupation anglaise, 63


reçut un télégramme de Londres annonçant son indépendance. Les mouvements nationalistes, excités par la fin du diktat britannique, souhaitèrent annoncer la nouvelle au monde entier. Mais Jawaharlal Nehru contint ses ouailles pour consulter au préalable un de ses « masters », comme le font les dirigeants indiens avant chaque décision. Ce dernier lui suggéra, pour le bien de l’Inde, d’annoncer l’indépendance le jour suivant. C’est ainsi que, le 15 août, à minuit et une minute, l’indépendance de l’Inde fut proclamée. Cette anecdote est révélatrice de l’influence qu’exercent ces mages en Inde. Aucun homme d’affaires, aucun homme politique ne prend une décision sans avoir consulté un « master ». Le fait que l’on tienne compte des astres m’impressionna, moi qui suis assez superstitieux. J’avais enfin trouvé une culture seyant à mon identité culturelle. Je demandai alors au Premier ministre de me mettre en contact avec une voyante. Il me donna les coordonnées de la sienne, Nirula. Je me rendis chez elle le samedi suivant. C’était une belle Indienne d’une quarantaine d’années. Elle ne me posa pas de questions, se contentant de me demander ma date et mon heure de naissance, ainsi que le prénom de ma mère. Sans rien ajouter, sa main se mit à écrire sans interruption. Elle me parla de ma vie passée, de ma vie présente et de mon avenir avec une précision déconcertante. La notion de réincarnation était toute fraîche dans ma compréhension de l’hindouisme. Avec les castes, c’est la clé de voûte de tout un système culturel, social et économique qui a permis à ces sociétés, pourtant agissantes sur le plan associatif et dans le combat pour les droits de l’homme, de faire l’économie d’une lutte des classes, laquelle sous d’autres cieux provoqua des révolutions et parfois changea la face du monde. Le syndicalisme n’avait pas droit de cité dans ces sociétés asiatiques. Le Premier ministre de Singapour, qui intervenait dans le cadre du Forum de Davos, se vanta ostensiblement de cette absence de culture syndicale, qui plombait selon lui l’économie occidentale. Devant un aréopage d’acteurs économiques indiens, il justifia la valorisation du travail et la flexibilité totale de l’emploi, génératrice selon lui de plus de richesses et créatrice d’emplois. 64


En Inde en particulier, et en Asie d’une manière générale, celui qui naît pauvre doit assumer sa pauvreté parce qu’elle peut résulter d’une punition divine pour des fautes commises dans une vie antérieure. Cependant, pour espérer une vie future meilleure, cette même personne doit se comporter de manière exemplaire, ne pas tricher, ne pas voler, travailler dur, être honnête en toutes circonstances. Tel est le fondement, non dit et non écrit, de la société hindoue, réputée être l’une des plus pacifiques et dociles du monde, en tout cas en apparence. Sans cette culture et cette philosophie, les rues indiennes ou chinoises auraient été aussi tumultueuses et insécurisées que celles du Caire, de Rome ou de Marseille. C’est également pour ces raisons et bien d’autres que l’Inde et la Chine, ces deux poids lourds d’Asie, n’ont jamais agressé un autre pays et ont toujours été envahies. En janvier 2001, j’appelai Nirula, qui m’annonça : « Vous allez recevoir une bonne nouvelle le 19 juin 2001 et atterrir dans un pays voisin de celui où se trouve votre fils. » Mon fils était en région parisienne. Le 19 juin, mon téléphone sonna ; le ministre tunisien des Affaires étrangères m’annonça que je venais d’être nommé ambassadeur à Madrid. Un poste intéressant puisque le 1er janvier 2002, l’Espagne allait assumer la présidence de l’Union européenne.

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CHAPITRE 7

LA TUNISIE EPINGLEE POUR LES LIBERTES

Avant mon départ en septembre 2001, je m’étais fixé pour objectif de faire en sorte qu’Atal Bihary Vajpayee, Premier ministre de l’Inde, sur le chemin du retour de New York où il devait assister à l’Assemblée générale de l’ONU, fasse une escale en Tunisie, pays musulman très modéré. La Tunisie aurait ainsi été le seul pays musulman visité par un leader du BJP indien. Son directeur de cabinet, Brajech Michra, homme fort du régime, qui me recevait pour ma visite d’adieu, me confirma d’abord sa venue. Et d’ajouter que le Premier ministre souhaitait d’abord visiter la Turquie, autre symbole de l’islam. Il m’annonça finalement : « Votre ami Abid Hussein m’a rappelé que la Turquie était un pays laïc, gouverné par une majorité musulmane, notre choix s’est donc porté vers la Tunisie. » En fait, Abid Hussein, ancien ambassadeur de l’Inde à Washington et rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme à Genève en 1999-2000, venait de visiter la Tunisie pour y évaluer la situation de la liberté d’expression. Il fut, à cette occasion, malmené dans l’exercice de sa mission : vol de son ordinateur, obstructions de toutes sortes, notamment lorsqu’il insista pour rendre visite à Mohamed Moada en prison. À son retour, il me dit qu’il n’avait presque pas besoin de visiter la Tunisie, tant la situation que je décrivais était proche de ce qu’il avait vu. Et, s’agissant des élucubrations de la police locale à son égard, il me dit : « Ne vous inquiétez pas, Monsieur l’Ambassadeur, ce qui est arrivé à Tunis peut se produire dans n’importe quel autre pays. » Et d’ajouter : « Je 66


demeure convaincu que votre pays est le plus avancé du monde arabe. Il est perfectible, mais un jour il atteindra son objectif, celui d’être un pays totalement démocratique. » Je me souviens avoir demandé au président de décorer Abid Hussein le 10 décembre de l’année suivante à l’occasion de la célébration de la Journée internationale des droits de l’homme… Sans réponse. Pourtant, sachant que la proposition venait de moi, Abid aurait, je pense, accepté. La visite du Premier ministre indien fut finalement programmée pour les 23 et 24 septembre 2001. Mais elle n’eut pas lieu à cause du report de la session de l’ONU, consécutif aux attentats du 11 septembre. Je me dois de faire une petite halte sur Abid Hussein. Voilà un Indien musulman non pratiquant qui a grandi dans l’esprit laïc de la République indienne. Juriste renommé, respectable et respecté, il s’était vu confier par le président Narayanan la lourde tâche de réviser la Constitution. Je le rencontrai pour la première fois à l’anniversaire de Solee Sorabji, procureur général de l’Inde. Depuis, nous échangions à chaque réception diplomatique quelques mots de courtoisie. Jusqu’au jour où mon collègue à Genève, Kamel Morjane, me téléphona pour me dire qu’il avait été particulièrement heureux d’apprendre que le dynamisme de l’ambassadeur de Tunisie à New Delhi avait été mis en avant, de la bouche d’une haute personnalité active au sein du Comité des droits de l’homme à Genève, en l’occurrence Abid Hussein. Il me suggéra au passage de garder le contact avec lui. Nous devînmes presque amis. Abid est un diplomate très subtil. Il me posait de temps à autre des questions sur la situation en Tunisie. Mon argumentaire sur le problème islamiste était à l’époque bien rodé. Quelques mois plus tard, je reçus un coup de téléphone du conseiller principal de Ben Ali chargé des dossiers politiques, qui me fit part de la décision du président d’accepter la mission que se proposait d’organiser Abid Hussein en Tunisie en tant que rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression. Et d’ajouter que les relations amicales que j’entretenais avec le rapporteur en question n’étaient pas étrangères à cette décision. Cependant, le président souhaitait décaler la date de la mission, 67


prévue pour décembre 1999, au premier trimestre de 2000. En fait, le but était d’éloigner cette mission de la date du 10 décembre, date de la journée internationale des droits de l’homme. Je téléphonai aussitôt à Abid Hussein et lui demandai de reporter sa visite à mars, arguant que ramadan tombant en décembre, il n’aurait pas pu accomplir sa tâche convenablement et que le climat était beaucoup plus clément au printemps. Il accepta aussitôt et me promit d’en informer Genève le lendemain. J’appelai aussitôt le conseiller du président pour lui faire part de la nouvelle. Il marqua un silence de quelques secondes et me dit : « Tu as parlé directement à Abid Hussein, qui a accepté aussi facilement le report de sa visite ? - Oui, pourquoi ? - À Genève, on nous met la pression, on nous dit que le rapporteur ne peut pas changer la date de la mission ! » J’avais fourni à Abid Hussein, qui préparait son voyage, des brochures et documents que toutes les ambassades de Tunisie possédaient. Et à chaque question qu’il me posait sur la situation des droits de l’homme, et notamment sur la liberté de la presse, j’essayais de répondre le plus objectivement possible. Abid a toujours été attentif à mes propos. La visite se déroula comme prévu. À son retour, il s’empressa de me faire état de ses sentiments à l’égard de la Tunisie, qui fut une découverte pour lui. À ses yeux, elle était le parfait exemple d’un pays musulman tolérant et ouvert à toutes les civilisations et cultures. Abid me promit également, une fois son rapport établi, que nous le lirions ensemble pour apporter, si besoin, quelques modifications. Je le remerciai aussitôt de sa confiance. Dans les semaines qui suivirent sa promesse, je préparai la visite du vice-ministre des Affaires étrangères de l’Inde en Tunisie, prévue pour début avril 2000, lequel ministre avait été élève du professeur Abid Hussein à la faculté de droit. J’organisai un dîner en son honneur et y invitai Abid Hussein, son épouse, ainsi que les ambassadeurs de France et des États-Unis. En plein repas, mon maître d’hôtel me signala un appel urgent de la présidence de la République. 68


Je m’excusai auprès de mes hôtes et pris la communication. Au bout du fil, une voix à peine audible, abattue, m’annonça qu’elle avait reçu de Genève le rapport d’Abid Hussein et qu’il était particulièrement accablant pour la Tunisie. Rafik Hadj Kacem me signifia que le président était furieux et que des conséquences seraient prévisibles, ajoutant que cet expert onusien n’avait été reçu que parce que j’avais affirmé qu’il était mon ami. Je compris qu’on voulait me faire porter le chapeau. J’eus à peine le temps de me justifier, arguant qu’il était curieux que l’expert en question ait transmis son rapport à Genève sans me le montrer auparavant, que la réponse fusa : « Docteur Basly, il s’est foutu de vous ! Et je suis personnellement dans la merde ! » Je raccrochai. Je ne me souviens plus du tout de la manière dont s’est déroulée la fin du dîner. Mais lorsque mes invités prirent congé, Abid souhaita rester encore un peu. Je lui avouai que nous avions besoin de parler. Abid sortit un document manuscrit en anglais, me demanda de le lire et d’apporter les rectifications que je souhaitais, avant lecture collective et signature du rapport définitif. Je lui annonçai alors que son rapport était déjà entre les mains des autorités tunisiennes. « Impossible, m’assura-t-il, j’ai envoyé uniquement le draft il y a quelques jours à peine à Genève pour la traduction en français. Un document ne peut être transmis à un gouvernement qu’après ma signature sur la copie en anglais. Or je n’ai pas signé le rapport. » Je venais de révéler, sans le vouloir, une vulgaire opération de vol de document à Genève. J’appris par la suite que des personnes, probablement de l’ambassade, avaient soudoyé la secrétaire africaine chargée de saisir le rapport en français pour obtenir une copie. Un ministre conseiller, de passage à Genève ce jour-là, avait reçu le pli et, heureux comme Ulysse, en avait donné la primeur au président, sans préciser qu’il s’agissait d’un document volé. Abid Hussein téléphona à Genève pour prévenir que le document était déjà entre les mains des autorités tunisiennes. Après investigation, la secrétaire fut remerciée par le Commissariat des droits de l’homme et le rapport adopté tel quel par la commission. 69


Alors que j’étais à Tunis pour les besoins de la commission mixte tuniso-indienne, peu après le décès du président Bourguiba le 6 avril 2000, Abid Hussein devait présenter son rapport oral à la Commission, en tenant compte de mes remarques. Il venait d’apprendre par l’ambassadeur de l’Inde en Tunisie que je risquais de perdre mon poste. Il m’appela de sa chambre d’hôtel, alors que j’étais à Kairouan en visite avec le vice-ministre indien, pour me tranquilliser et m’annoncer qu’il ferait en sorte que le rapport oral reflète mieux la discussion que nous avions eue à Delhi à propos du rapport écrit. À la fin de la journée, j’appelai le conseiller du président pour savoir s’il avait été satisfait du discours d’Abid Hussein lors de la présentation orale du rapport. Il me répondit : « C’est trop tard ! » Le lendemain, Daly Jazi, ministre de l’Information et des Droits de l’homme, fut limogé, notre ambassadeur à Genève Kamel Morjane reçut un blâme et moi, je restai à New Delhi. De retour en Inde, Abid Hussein tenta, dans un dernier élan de solidarité avec moi, de faire paraître dans la presse indienne, internationale et même tunisienne la substance de son rapport, sous forme d’une interview. Mais la presse tunisienne mit sous embargo l’interview en question. Je regrettai amèrement qu’un pays intelligent comme le mien se compromette dans un vol de document onusien. Les auteurs de ce méfait portèrent préjudice à l’image de la Tunisie, déjà écornée dans les cercles des droits de l’homme, et mirent en péril ma stratégie pour amener Abid Hussein, sans le lui faire sentir, à me montrer le rapport avant sa signature définitive. Ce qu’il fit malgré tout. Un autre dossier me valut quelques soucis avec l’administration de tutelle en Tunisie, celui des engrais phosphatés dans la coopération tuniso-indienne. Cette fois, je pris soin d’informer le président en personne de ce qui se tramait pour me protéger. Au fur et à mesure que j’avançais dans le dossier du partenariat dans ce domaine, j’étais amené à la conclusion selon laquelle, si je n’informais pas le président de l’état d’avancement du projet, celui-ci resterait en souffrance, ou la réalité pouvait être 70


déformée aux dépens de celui qui est loin du cercle de décision, en l’occurrence l’ambassadeur. Bien entendu, mon attitude m’avait valu beaucoup de jalousie et d’inimitié dans l’entourage du président, qui me jugeait en coulisse impertinent et fort ambitieux… Je persistai et signai, sachant les réactions que cela pouvait engendrer. Il était trop tard pour composer avec l’entourage de Ben Ali et je ne l’avais de toute façon jamais souhaité. J’étais en tout cas conforté dans l’idée selon laquelle je ne faisais qu’accomplir mon devoir, pour le bien de mon pays et conformément à mes convictions.

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CHAPITRE 8

VISITE AU MAHARAJA DE JAIPUR

L’Inde m’avait profondément fasciné. Son étalement géographique, sa diversité ethnique, sa culture multiple… Seules la langue anglaise et l’armée symbolisent l’unité indienne. Je me souviens avoir été invité, presque quotidiennement, à assister à des spectacles de danse au centre culturel de la ville (ICCR) de Delhi. C’est ainsi que je découvris une très belle danseuse de Bharata Natyam (une danse traditionnelle), Priya Darshini Govind, devenue depuis une amie et qui est aujourd’hui l’une des plus prestigieuses danseuses indiennes. Elle fut invitée à un festival de la Médina en 1999 et garda un excellent souvenir de la Tunisie. Je me souviens également de mes soirées de Kawali, très répandues au Pakistan, où l’on invoque des versets du Coran et fredonne de merveilleuses mélodies sur le prophète Mohammed et ses disciples, notamment Ali. Ces joutes poétiques et ces récits de nombreux versets du Livre saint, qui se prolongent jusqu’à l’aube par la prière du Fajr, n’étaient pas seulement repris par des musulmans, mais également et surtout par des hindous, lesquels, souvent, récitaient le Coran sans le comprendre. C’est mon ami Ishrat Aziz, qui sera plus tard ambassadeur en Tunisie, qui m’introduisit à ces soirées familiales, auxquelles j’avais plaisir à me rendre en Curta Pyjama en popeline ou en soie blanche. Autre soirée non moins mémorable, celle à laquelle Ravi Shankar m’invita à l’occasion de sa décoration par la reine d’Angleterre, à l’ambassade britannique. Ravi, qui se souvient toujours de son passage à Tunis à l’occasion du Festival de Carthage 72


au milieu des années 1970, était fier ce soir-là de présenter sa fille Anouchka, virtuose de la cithare. J’étais accompagné de Raouf Ben Amor et de Lotfi Bouchnak, ainsi que du talentueux flutiste Jalloul Jelassi, qui n’avait pu retenir ses larmes, envoûté par le charme de la musique et par l’environnement élégant de cette belle nuit de février à New Delhi. De mon séjour en Inde, je retiendrai certainement aussi l’invitation que je reçus un jour du vice-ministre des Affaires étrangères, originaire de Calcutta, pour assister à une pièce de théâtre dans laquelle il jouait le rôle principal. C’est cela aussi l’Inde. Cependant, je ne terminerai pas ce chapitre sur ce pays fascinant, où la richesse côtoie la misère et la beauté, la laideur, la maladie ou l’infirmité, sans évoquer ma visite au Maharaja de Jaipur, à qui j’avais adressé un télégramme de condoléances après le décès de la Maharani, sa mère. Très touché, il m’invita à venir lui rendre visite lors de mon prochain passage au Rajasthan, ce que je fis quelques mois plus tard. En arrivant à Udaypur, je vis le drapeau flottant sur le donjon du palais, ce qui signifiait que le maître des lieux était en ville. Je pris contact avec ses services pour lui signifier ma présence. Le lendemain, je reçus un long parchemin faisant office d’invitation à me rendre à son palais à 17 heures. Une calèche digne des Mille et une Nuits se gara, à ma surprise, devant l’hôtel. Une belle jeune femme me fit signe de monter et m’accompagna jusqu’au palais royal, à quelques mètres à peine du portail de l’hôtel Lake Palace, qui lui appartenait par ailleurs. Je fus introduit dans un jardin privatif où se trouvait une table ovale de six mètres de long garnie de toutes sortes de mets raffinés : caviar, faisan, crevettes royales, saumon fumé, salades de toutes sortes, fruits exotiques, boissons alcoolisées ou non. Seul dans ce décor féerique, je m’attendais à être rejoint par d’autres convives lorsqu’une ravissante demoiselle à l’accent britannique m’annonça l’arrivée du Maharaja. Il avança seul, me salua, me remercia pour la marque de sympathie à l’occasion du décès de sa mère et m’invita à boire du thé avec lui, en me posant quelques questions sur la Tunisie, cette destination touristique 73


qu’il apercevait de temps en temps lorsqu’il lui arrivait de se promener, me dit-il, dans les rues de Londres. Il m’expliqua l’importance des monuments qu’il entretenait, ainsi que l’histoire du Rajasthan, aussi colorée que les paysages de cette magnifique région de l’Inde. L’entretien dura trente minutes lorsque cette même belle Indienne me signifia qu’il était arrivé à son terme.

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CHAPITRE 9

« NE FAITES PAS A UN ROI UNE PROMESSE QUE VOUS NE TIENDREZ PAS ! »

De retour en Europe, je gardai en tête mon merveilleux séjour en Inde. « On se reverra en Espagne », m’avait promis le président indien, lors de mon départ pour lequel – chose unique pour un ambassadeur – il m’avait reçu. Peu de temps après mon arrivée en Espagne, à la fin du mois d’octobre 2001, je reçus un coup de téléphone de l’ambassadeur d’Inde à Madrid, qui m’invita, sur instruction de la présidence de la République indienne, à assister à un dîner à l’occasion du Forum sur les transitions démocratiques dans le monde. Ce forum eut lieu quelques semaines seulement après les attentats du 11-Septembre. Je savais que de nombreux chefs d’État et de gouvernement africains, latino-américains et européens devaient assister à cette manifestation. Mais pour ce dîner, nous étions tout au plus une quinzaine. Le président indien n’ayant pu se déplacer, c’était le Premier ministre qui présidait la délégation. J’avais avec ce dernier une relation particulière, puisqu’il avait présidé l’Hannibal Club de New Delhi, que j’avais créé à ma prise de fonctions en Inde. Je retrouvai également mon ami Abid Hussein. Nous parlâmes longuement avec tous les invités des attentats de New York. Le protocole royal nous informa soudain de la présence de la princesse Irène de Grèce, sœur de la reine Sophie. Elle venait s’ajouter aux invités prestigieux déjà présents, comme Mikhaïl Gorbatchev, dont la fondation coorganisait le forum. Bill Clinton était lui aussi attendu, mais, à cause d’un retard d’avion, il n’avait pu nous honorer de sa présence. Je fus surpris d’être placé à côté de la princesse Irène 75


de Grèce. Les autorités espagnoles et indiennes échangèrent des discours. Le Premier ministre tenta d’expliquer aux autres invités la raison de ma présence, alors que je n’étais qu’ambassadeur de Tunisie : « Cet ambassadeur a réussi à placer la Tunisie sur la carte indienne et a fait un fabuleux travail pour promouvoir la culture et l’histoire tunisiennes auprès de la haute société indienne. » Alors que j’étais ému, la princesse Irène de Grèce prit ma main et me lança : « Bienvenue en Espagne, Monsieur l’Ambassadeur ! » C’était la plus belle des introductions que je pus espérer. Le lendemain, je fus reçu avec mon ex-épouse – qui a toujours su m’aider dans mes différentes missions diplomatiques – par le roi d’Espagne Juan Carlos et la reine pour le thé. J’avais présenté mes lettres de créance quelques semaines auparavant, le 8 octobre 2001. Le chef du protocole me demanda en quelle langue je voulais converser avec le roi. Ce dernier étant un Bourbon, je lui suggérai le français. Je fus étonné lorsqu’il me répondit : « Sa Majesté serait plus à l’aise en anglais. » L’entretien dura une heure. Le roi tenta de comprendre ce qui s’était passé à New York le 11 septembre. Je lui expliquai que cet acte horrible n’avait rien à voir avec l’islam, ajoutant que l’Occident devait réfléchir sérieusement à un règlement définitif du conflit israélo-arabe de manière à permettre au peuple palestinien de recouvrer son droit légitime à créer un État souverain. Je précisai qu’il ne fallait pas faire de l’islam l’ennemi de l’Occident. Il me répondit : « Monsieur l’ambassadeur, tous les rois et princes, quelle que soit leur religion, sont une même famille. J’ai des relations familiales avec les rois d’Arabie saoudite, de Dubaï, de Jordanie. À aucun moment, je n’ai senti une quelconque différence dans les idées ou la religion. » En me raccompagnant vers la sortie, il posa sa main sur mon épaule et salua ma tenue traditionnelle tunisienne. Il se remémora les quelques jours passés dans le Sud tunisien, avec son épouse la reine Sophie, lors d’une visite officielle en 1995. Je conclus cette rencontre par une promesse : « Votre Majesté, je parlerai espagnol lors de notre prochaine rencontre. » Quatre jours plus tard, je fus invité au palais royal pour la fête nationale espagnole. Cette fois, j’étais au milieu d’une foule 76


gigantesque, toujours vêtu de ma djellaba, de mon burnous et de ma chéchia. J’aperçus au loin le roi. Ses yeux se tournèrent vers moi et, accompagné de la reine Sophie et de José Maria Aznar, président du gouvernement espagnol, il se dirigea droit vers moi et me parla en espagnol. Je lui répondis alors qu’en quatre jours je n’avais pu apprendre sa langue. Il me rétorqua : « La prochaine fois, ne faites pas à un roi une promesse que vous ne pourrez pas tenir ! » Je lui promis toutefois d’apprendre l’espagnol pour notre prochaine entrevue, à condition qu’il m’en donne la date. Il me fixa rendez-vous pour la cérémonie des vœux royaux aux ambassadeurs, en janvier. Lors de cette cérémonie, il fit le même rituel. Et lorsque je lui répondis en espagnol, il fut admiratif et m’offrit une conversation de quelques minutes. Aznar, toujours à ses côtés, me félicita pour mes progrès. Ce dernier toucha mon burnous en cachemire et me lança : « C’est très beau. » Je lui proposai de lui en offrir un, à condition qu’il me désigne un intermédiaire direct entre lui et moi. Il me présenta alors Ramon Gil-Casares, qui deviendra mon contact le plus prolifique en Espagne. Quelques jours plus tard, je reçus le burnous, que j’avais fait venir par mes propres moyens. Je l’envoyai immédiatement à José Maria Aznar, à la Moncloa. Depuis cet épisode, une longue complicité s’était installée entre Aznar et moi, qui dura jusqu’aux attentats du 11 mars 2004 et la chute du Parti populaire espagnol. Cette relation avait en fait commencé lors d’un déjeuner officiel organisé à la Moncloa à l’occasion de la visite de Mohamed Ghannouchi, Premier ministre de Tunisie, dans le cadre de la haute commission mixte tuniso-espagnole. En plein milieu du repas, Aznar souhaita connaître la situation de la Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment en ce qui concerne une bataille décisive entre les forces de l’Axe et le monde libre. Sa question fut suivie d’un silence embarrassant de quelques longues secondes. Ne voyant pas le Premier ministre répondre, je décidai de préciser qu’il s’agissait de la bataille de Kasserine, où Rommel avait rencontré une vigoureuse résistance des forces libres, dirigées par Montgomery. Certains pensent que cette première défaite des 77


forces de l’Axe fut le prélude du débarquement de Normandie. Aznar fut surpris : « Comment connaissez-vous tout cela, Monsieur l’Ambassadeur ? Vous êtes encore jeune… - Je suis plus âgé que vous, Monsieur le Président. - Quelle est votre année de naissance ? - 1952, en mars ! - Vous faites plus jeune, vous êtes effectivement plus âgé que moi, de quelques mois seulement. - Merci, Monsieur le Président. En ce qui vous concerne, c’est seulement le poids des responsabilités. » Le Premier ministre tunisien était toujours silencieux. Je reparlai toutefois de Kasserine : « Mais, Monsieur le Président, l’Espagne et la Tunisie ont une histoire commune autour de la ville de Kasserine. - Dites-moi… - En 1939, alors que des républicains fuyaient le régime de Franco, trois navires de guerre espagnols, avec à leur bord des médecins, des enseignants, des intellectuels et des militaires, accompagnés de leurs femmes et enfants, prirent la mer à Valence, en direction de l’Afrique du Nord. Le Maroc refusa de les accueillir et ils ne purent se rendre en Algérie, qui était une terre française. Ils décidèrent de rejoindre Bizerte, en Tunisie. Le résident général français à Tunis demanda des instructions à Paris, afin de permettre à ces quelque 3.000 Espagnols de toucher la terre ferme. En l’absence d’autres instructions, et alors que la situation sanitaire devenait préoccupante pour cette population en rade depuis plusieurs jours dans le port de Bizerte, on décida de les embarquer de nuit dans des camions militaires vers un véritable camp de concentration, à Kasserine. Chaque famille ne disposait que de pain et d’une litière en foin. Mais les forces françaises furent stupéfaites de l’élan de solidarité que connut ce convoi de nuit, qui fut reçu comme un convoi de héros dans chaque agglomération traversée. La population tunisienne, relayée essentiellement par


l’Union syndicale et par les militants destouriens, scandait à leur passage : « Vive l’Espagne républicaine ! » Et la générosité du peuple tunisien n’eut pas d’égal ; on leur offrit du pain, de l’huile, des fruits, du couscous, des couvertures. La population de Kasserine, pourtant pauvre, partagea tout avec ces réfugiés espagnols. En retour, des malades furent soignés par les médecins espagnols et des enfants instruits par les professeurs. Surtout, l’arboriculture et la plantation de pommiers, que l’on peut voir encore à Kasserine aujourd’hui, furent l’initiative des Espagnols, qui y restèrent pendant trois années. » Aznar fut particulièrement séduit par cette histoire et me demanda des preuves la confirmant. Le lendemain, je lui transmis un document élaboré par des chercheurs de la Faculté des Lettres de Tunis, qui m’avait été remis par le professeur Raja Bahri, spécialiste en la matière.

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CHAPITRE 10

SUR LES TRACES D’HANNIBAL

J’ai toujours été attiré par Hannibal. En Inde, j’avais créé l’Hannibal Club Delhi, présidé par le Premier ministre, Inder Kumar Gujral, pour organiser des actions culturelles de nature à promouvoir la Tunisie, totalement méconnue en Inde. L’impact de ce club sur la vie sociale indienne fut rapide. J’avais choisi comme membres des personnalités prestigieuses, telles que le général Malik, chef d’état-major des armées, et Ratan Tata, l’un des hommes d’affaires les plus influents de Bombay. Des actions culturelles furent ainsi organisées grâce au concours de Muzaffar Ali, grand cinéaste indien et ami personnel. Le chanteur tunisien Lotfi Bouchnak fit la une du journal Hindu pour son éblouissant concert avec la Pakistanaise Abida Parveen, alors que dans le même quotidien, on mentionnait aussi à la huitième page la visite du ministre tunisien des Affaires étrangères. C’est cela l’Inde. Les hommes de culture sont généralement des Brahmas, la catégorie sociale la plus élevée dans cette société de castes. Faire connaître la Tunisie à travers la culture était un créneau porteur. Grâce à mon ami Raouf Ben Amor, plusieurs actions furent entreprises en terre indienne. Je me souviens également d’une tournée théâtrale de Taoufik Jebali avec sa version d’Othello, qui reçut un standing ovation dans un théâtre plein comme un œuf, en présence du ministre indien de la Culture et de l’ancien président de l’Inde qui remit à cette occasion un bouquet de fleurs à Taoufik. Plus tard, alors que la presse se bousculait pour l’interviewer, il répondit en arabe, alors qu’il maîtrisait parfaitement l’anglais, en me glissant 80


à l’oreille : « Écoute Sahbi, je ne souhaite pas qu’ils aient une bonne idée de la Tunisie ! » C’est aussi cela, Taoufik Jebali… ! À mon arrivée en Espagne, l’une de mes premières initiatives, comme en Inde, fut de créer un Hannibal Club à Madrid. J’avais de nombreuses raisons de créer ce club : Hamilcar Barca, père d’Hannibal, était gouverneur des Ibériques. Ce jeune général avait vécu toute sa jeunesse en terre espagnole et avait dû affronter une dernière guerre punique contre l’Empire romain. Sa stratégie est, aujourd’hui encore, enseignée à West Point et fut même utilisée par Montgomery en Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale. Hannibal est un des héros que la Tunisie a enfantés. J’essayai de retrouver sa trace en Espagne, en dehors de Barcelone, ville qui porte le nom de son père. Je ne trouvai aucune trace, si ce n’est une statuette à Santiago de Compostelle, qui semblait représenter l’épouse d’Hannibal, une belle de Cadiz. Je souhaitai, pour créer cet Hannibal Club, faire appel à une personnalité reconnue en tant que président. On me suggéra le nom de Federico Mayor Zaragoza, ancien directeur général de l’UNESCO. Il venait de quitter ses fonctions pour prendre la tête d’une fondation. Je le contactai pour lui proposer la présidence de mon club. Ancien ministre, très proche du Parti socialiste espagnol, il émit des réserves, car il ne souhaitait pas se voir mêlé aux affaires de l’ambassade de Tunisie car il désapprouvait le point de vue du président Ben Ali en matière de démocratie et de droits de l’homme. Je tentai de le convaincre quant à l’aspect historique de mon entreprise. Je mis trois mois avant d’y parvenir par des voies détournées… Un jour, la Moncloa m’approcha pour tenter de me dissuader de faire appel à Federico Mayor Zaragoza le républicain. On me dit au téléphone : « Cela mettrait à mal la Maison Royale. - La Tunisie est libre de choisir le président de son club, qui est historique et culturel, et non politique. » Je transmis la teneur de cette conversation à l’intéressé, qui me fit alors part de son souhait d’accepter la présidence du club. Pendant mes quatre années en Espagne, il reçut un 81


parterre impressionnant d’hommes d’affaires, de diplomates, de professeurs, d’hommes de culture, d’officiels du gouvernement et de la Maison Royale, au nom de la Tunisie. Federico me prodigua énormément de conseils et m’introduisit dans le cercle du Parti socialiste. Il me présenta notamment à José Luis Zapatero, qui n’allait pas tarder à prendre les commandes du pays.

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CHAPITRE 11

L’ENNEMI COMMUN

L’Espagne et l’Occident, l’Amérique en tête, étaient meurtris par les événements du 11 septembre 2001. La dimension chrétienne de l’Europe se renforça au point que la presse n’hésitait plus à dénoncer l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne uniquement parce qu’elle est musulmane. Il faut remonter plusieurs années en arrière pour comprendre les raisons d’une telle attitude. En 1995, la France fut frappée par des attentats terroristes et découvrit, à l’intérieur même de ses frontières, ce qu’on avait pris coutume d’appeler le terrorisme islamiste. À l’instar d’autres Européens, les Français, totalement désorientés, firent tout naturellement appel aux pays d’où était partie la vague islamiste pour analyser ce phénomène, à leurs yeux peu compréhensible en terre française, d’autant que Paris avait accordé à bon nombre de leaders islamistes le statut de réfugié politique. La Tunisie apparut soudain aux yeux du monde entier comme le pays qui avait su endiguer l’islamisme politique, et ce, par un système éducatif que Mohamed Charfi, alors ministre de l’Éducation nationale, avait épuré au point d’avoir tari les sources du fanatisme religieux selon l’aveu des islamistes tunisiens de l’époque. Ajoutons à cela un modèle de développement économique plutôt réussi – avec un ancrage à l’Europe clair et définitif depuis 1995, date de la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne et surtout, un Code du statut personnel qui consacre et garantit l’égalité homme femme, fait unique dans le monde musulman. 83


Autant d’ingrédients qui permirent à la Tunisie, malgré sa gestion presque exclusivement sécuritaire du dossier islamiste, héritage du régime précédent, d’apparaître comme l’exemple à suivre en matière de lutte contre l’extrémisme religieux. La recette tunisienne était devenue la référence dans les chancelleries occidentales. Même nos voisins, en proie à l’agitation et à la violence islamistes à la faveur d’une tentative d’expérience démocratique, nous enviaient. La France fit donc appel à la Tunisie. Une mission officielle, dont je faisais partie, se rendit à Paris. Nous fûmes reçus à l’hôtel Bristol, près de la place Beauvau, siège du ministère de l’Intérieur. C’était le 18 décembre 1995, durant une mémorable grève générale qui devait durer plusieurs jours. Je m’entretins avec un jeune magistrat, directeur général des libertés publiques au sein du ministère de l’Intérieur, qui, lors d’un petit-déjeuner en tête à tête, me fit part de la préoccupation de la France face à l’islamisation rampante de la population maghrébine de l’Hexagone. Il m’expliqua que, malgré tous leurs efforts, ses services n’arrivaient pas à contrôler de manière systématique l’introduction de littérature arabe « subversive », pour reprendre ses termes, appelant au jihad et au châtiment des mécréants non musulmans. Ils passaient au crible toute manifestation publique en relation avec l’islam et les musulmans, notamment à l’occasion de la foire du livre. Des centaines d’ouvrages furent ainsi bloqués aux frontières. Lors de cet entretien, plus j’écoutais, plus je me disais que j’avais déjà entendu ce discours ailleurs, plus précisément au siège du ministère tunisien de l’Intérieur, avenue Habib Bourguiba, à Tunis. Je compris que nous menions un même combat. À la question de savoir si ce monitoring des publications était réservé exclusivement à l’islam et au monde arabo-musulman, mon interlocuteur me répondit sans hésitation que ce travail était quotidien et concernait toutes les publications à caractère religieux et d’ajouter : « Monsieur le directeur général, nous contrôlons tout autant que vous, mais de manière institutionnelle et non personnelle. C’est notre choix de société que nous devons défendre et faire respecter par tous les 84


moyens, c’est un devoir. » Je pris conscience ce jour-là, à travers le discours de ce jeune magistrat, que la France, pays des droits de l’homme, agissait elle aussi quelque part comme un censeur pour défendre des valeurs de nature à garantir la pérennité de sa société civile. Nicolas Sarkozy reconnut plus tard dans son livre à l’occasion de sa campagne électorale que c’était en tant que ministre de l’Intérieur qu’il avait réalisé que c’est au sein de ce ministère que les libertés individuelles et collectives étaient le mieux défendues. Quant à la presse française, qui se prévaut de sa liberté de ton, elle ne serait pas aussi libre qu’on le pense. Un des conseillers politiques du président François Mitterrand, feu Thierry de Beaucé, que je recevais de temps à autre lorsqu’il se rendait en Libye en tant qu’envoyé spécial de l’Élysée dans l’affaire de Lockerbie, m’expliqua un jour, lors d’un déjeuner à Zarzis, cette complicité que Mitterrand avait nouée avec les médias en organisant chaque mercredi soir un dîner avec deux ou trois ténors de la presse française à qui il révélait presque tous les secrets de la République, en leur demandant de garder ces informations sous embargo. De mémoire d’homme politique, se plaisait-il à dire, jamais il n’avait connu un homme d’État capable de domestiquer la presse comme le faisait Mitterrand. Cet attentisme vigilant se prolongea jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001. Le monde occidental, Amérique en tête, lança alors une croisade contre le terrorisme islamiste, quand nous autres, chancelleries arabes et musulmanes, souhaitions limiter une telle offensive pour qu’elle ne soit pas dirigée contre l’islam et ses valeurs. Ce ne fut pas une chose aisée. Habituellement critique envers les régimes arabes dans le domaine des droits de l’homme, l’occident se rangea à l’idée de composer avec les régimes en place pour mieux les contrôler et calmer leurs ardeurs afin de préserver à leurs yeux l’essentiel : la sécurité d’Israël et le statu quo dans le dossier israélo-palestinien. Je me souviens qu’en 2002, la ministre espagnole Ana Palacio me demanda si la solution du problème palestinien pouvait endiguer ce raz-de-marée islamiste aux portes de l’Europe et apaiser la haine du monde arabo-musulman contre l’Occident. 85


Je répondis aussitôt par l’affirmative, ajoutant toutefois que le mouvement islamiste n’est ni culturel ni religieux mais politique, et qu’il n’est pas dirigé contre l’Occident ou la chrétienté, mais contre les régimes arabes jugés despotiques et, pour certains, installés ou protégés par les démocraties occidentales. Le terreau sur lequel a germé l’islamisme a plusieurs noms : inégalités, injustice, absence de démocratie, pillage des richesses par les dirigeants en place. Les populations s’étaient tournées vers les valeurs de l’islam et son mode de gouvernement, considérés, à tort ou à raison, plus conformes au modèle de société qu’elles projettent d’édifier et qui sied le mieux à leur identité arabomusulmane. Il s’agit donc d’un combat interne aux pays arabes et qui ne pouvait être résolu qu’au sein de ces mêmes pays. Toute tentative de domestication du monde arabo-musulman par des forces ou des civilisations étrangères est vouée à l’échec ! « Comme souhaite le faire George W. Bush », avais-je ajouté devant mon interlocuteur, qui partagea largement mon point de vue.

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CHAPITRE 12

LES CONFIDENCES DE COLIN POWELL

Aznar n’allait pas résister aux attentats de Madrid du 11 mars 2004. El Cerebro, comme disent les Espagnols, c’est-à-dire la tête pensante de ces attentats, était un Tunisien. Il faisait la une d’El Pais, quotidien proche des socialistes, qui allaient, à la surprise générale, accéder au pouvoir. Quelques mois avant l’alternance, je rencontrai Miguel Angel Moratinos chez mon ami Nabil Maarouf, ambassadeur de Palestine. Proche des thèses palestiniennes, il avait été l’envoyé spécial de l’Union européenne pour le processus de paix au Moyen-Orient. Mais jugé trop propalestinien, il avait vu sa mission prendre fin. Nos relations étaient cordiales, mais elles devinrent amicales quand, un jour, il me téléphona de Chypre pour me dire : « Monsieur l’ambassadeur, j’ai des informations selon lesquelles deux responsables palestiniens de premier plan, résidant temporairement à Nicosie, vont être assassinés par le Mossad. Je vous prie de téléphoner au président Ben Ali pour qu’il leur trouve un endroit où se réfugier. » La Tunisie ayant toujours fait son maximum dans le dossier israélo-palestinien, je téléphonai aussitôt au ministre des Affaires étrangères, qui se trouvait à un sommet de l’OUA en Afrique subsaharienne. Sans me donner les raisons de son refus, il me répondit : « Pas question de les rapatrier en Tunisie ! » et me suggéra de voir cela directement avec le président. Ces deux Palestiniens vivaient auparavant en Tunisie et le président de la République me confirma qu’il ne souhaitait pas leur retour sur notre sol, de peur d’encourager une vague de retour des 87


Palestiniens en Tunisie, ce qui pouvait affaiblir le processus de paix. Pourtant, le chef de l’État prit discrètement le dossier en main, car, deux jours plus tard, Moratinos me rappela pour me remercier. Un avion était venu récupérer les Palestiniens pour les conduire en Mauritanie. Moratinos devint, ce jour-là, un ami proche qui m’appelait lorsqu’il avait un message à transmettre aux autorités tunisiennes. Bien qu’il ne fût plus envoyé spécial dans le processus de paix, je pris toujours soin de l’inviter lorsque je recevais un leader du Parti populaire espagnol. En septembre 2003, alors que j’assistais à une remise de prix d’une fondation pour ses efforts en faveur de la paix, Moratinos me demanda discrètement mon avis sur une décision qu’il avait à prendre. Il m’informa qu’Aznar lui avait proposé le poste d’ambassadeur au Vatican, ce qui est très important en Espagne, et que Zapatero, chef du Parti socialiste espagnol et candidat à la présidence du gouvernement, lui proposait de rejoindre son équipe de campagne, lui promettant le poste de ministre des Affaires étrangères. « Que feriez-vous à ma place ? - Je ne suis pas à votre place ! Vous êtes un diplomate de carrière, moi un politique. La sécurité serait d’accepter le poste d’ambassadeur. Les socialistes n’ont aucune chance de gagner en 2004, mais plutôt en 2009. Si vous choisissez le volet politique, vous serez ministre dans six ans. Moi, j’opterais pour la deuxième option et choisirais d’attendre la victoire pour être ministre. - Je voulais être conforté dans mon choix. Je suis d’accord, je vais m’engager avec Zapatero ! » Je gardai ce secret. Après les attentats de Madrid, le Parti socialiste arriva plus vite que prévu aux affaires et Moratinos fut proposé, comme prévu, ministre des Affaires étrangères. Mais les États-Unis étaient devenus de plus en plus influents dans les affaires européennes. Zapatero fit part de son intention de nommer mon ami, alors que certaines voix sous influence américaine tentèrent de l’en dissuader pour imposer Javier Solana. Pendant trois jours, la formation du gouvernement espagnol fut bloquée. Le deuxième jour, l’ambassadeur des États-Unis, George 88


Argyros, m’appela : « Ton ami a des problèmes, il semble qu’on ne veuille pas de lui comme ministre des Affaires étrangères. » Je trouvais injuste que les Américains ne veuillent pas d’un homme de paix. Je lui suggérai alors un déjeuner à trois, avec Moratinos. Le deal était le suivant : si Argyros venait à apprécier Moratinos, il appellerait Bush pour lui donner son avis sur la personne et son programme. Il accepta et j’appelai immédiatement Moratinos. Le déjeuner eut lieu à l’ambassade de Tunisie et dura quatre heures. Moratinos plaida sa cause, expliquant par le menu ses actions et ses projets, promettant à Argyros que sa première visite officielle serait pour Washington et qu’il défendrait les intérêts américains. Il ajouta que, s’il défendait la cause palestinienne, c’est parce que tout le monde s’accorde à dire que les Palestiniens ont droit à une patrie. Au terme de ce repas, nous fumâmes la chicha, comme un calumet de la paix. Sans prétendre y voir un lien de cause à effet, le lendemain matin, tout se débloqua. L’ambassadeur américain avait trouvé cette rencontre encourageante. Moratinos devint ministre des Affaires étrangères. Il se rendit tout de suite chez moi pour me remercier. Evidemment, je n’ai rien dit de tout cela à Tunis, ni de mes escapades avec mon ami américain. Je travaillai au nom de la Tunisie, mais je ne fis pas de rapport, de peur d’être réprimandé par ma hiérarchie. Cinq ans plus tard, le même Moratinos m’appela par un après-midi de novembre 2009 à Pékin pour me dire qu’il me verrait bien occuper le poste de secrétaire général de l’Union pour la Méditerranée (UPM) qui revenait de fait à la Tunisie. Polyglotte – je parle quatre langues, arabe, anglais, français et espagnol –, j’étais enthousiaste à l’idée de revenir en Espagne, le siège de l’UPM se trouvant à Barcelone. Je pris soin d’avertir mon ami Miguel de ne faire état de cette discussion à aucun responsable tunisien ; connaissant la mentalité du système, je préférai écrire personnellement au président pour lui signifier mon souhait de figurer sur la liste des candidats potentiels à ce poste. Ce que je fis puisque quelques jours plus tard, le ministre des Affaires étrangères m’appela pour m’informer que le chef de l’État ne souhaitait pas voir un Tunisien occuper ce poste de peur de devoir rendre des comptes à chaque fois aux deux opposants 89


à cette initiative sarkozienne, à savoir la Syrie et la Libye. Le poste de secrétaire général de l’UPM, malgré ses difficultés, qui revenait normalement à la Tunisie, fut perdu par notre diplomatie au profit du Maroc dans des circonstances obscures après le 14 janvier 2011. À l’inverse, on m’appelait parfois de Tunisie pour que je fasse jouer mes relations de manière informelle. Au plus fort de la crise irakienne, mon téléphone sonna. Au bout du fil, mon ministre des Affaires étrangères : « J’arrive dans une heure et demie, je souhaiterais rencontrer le patron de ton ami ! - Quel ami ? - Celui de l’Ouest ! » Lorsqu’un ministre m’appelait, c’était avec un langage codé qu’il me faisait passer des messages. Mon ministre venait à Madrid pour assister à la conférence sur la reconstruction de l’Irak. Mon « ami de l’Ouest » n’était autre que l’ambassadeur américain George Argyros et son « patron », Colin Powell, qui atterrissait à Madrid. Tel un messie, ce dernier était sollicité de toutes parts. La conférence devait démarrer le lendemain. Je pris donc mon téléphone pour joindre ce fameux ami. Mais George Argyros était en vacances en Californie. Il était devenu un ami après plusieurs rencontres. Il avait remarqué ma proximité avec la famille royale et le clan Aznar. Riche homme d’affaires, il avait choisi de devenir ambassadeur après avoir financé les campagnes des Bush, père et fils. Une envie de goûter à la diplomatie et plus particulièrement à Madrid, car son épouse était une grande adepte de la chasse au faisan. Notre amitié fut scellée lorsqu’il me sollicita sur des questions de politique régionale. En effet, ne connaissant pas la teneur du conflit israélo-palestinien, il m’appelait régulièrement pour avoir des explications. Un jour, il me demanda de le rejoindre dans un bar. Là, il sortit une carte et me demanda de situer Israël, le Liban, les Territoires occupés, la zone contrôlée par le Hezbollah… Bref, une géopolitique du MoyenOrient. Nous avions noué des relations de confiance réciproque 90


telles qu’il m’apprit beaucoup de choses en primeur sur l’Irak, que je transmettais immédiatement, par messages cryptés, au département tunisien des Affaires étrangères. Notre amitié nous conduisit également à nous échapper pour un week-end dans son jet privé, pour rejoindre son yacht arrimé dans la Méditerranée, à proximité des îles Baléares, en compagnie d’autres ambassadeurs américains en poste en Europe. N’ayant pas pu joindre George Argyros, je chargeai donc sa secrétaire de lui transmettre ma demande d’entrevue avec Colin Powell en urgence. Il me rappela tard dans la soirée, m’affirmant qu’il ferait le nécessaire. Le lendemain, alors que nous nous dirigions, avec le ministre des Affaires étrangères, pour rencontrer Jack Straw, ministre britannique des Affaires étrangères, mon téléphone sonna. C’était l’assistant de Colin Powell, qui me questionna sur la raison de notre demande d’entretien. À vrai dire, je n’en savais rien ! J’affirmai simplement qu’il était important d’accepter notre demande. « Soit, me répondit-il, nous avons peu de temps, Monsieur Powell est très occupé. Mais il peut vous recevoir trois minutes entre deux rendez-vous. » J’acceptai cette proposition, sachant très bien que nous pourrions, une fois face à Colin Powell, tenter de grappiller quelques minutes supplémentaires. Dans les couloirs, William Burns, secrétaire d’État adjoint, m’appela pour me dire que Powell allait nous recevoir. Le personnel de l’ambassade me connaissait bien, mais en me présentant au portail, aussi sécurisé qu’un bunker, un des assistants de Colin Powell me signifia que l’audience était réservée au seul ministre des Affaires étrangères. Je refusai : c’était nous deux ou personne. William Burns intervint et me laissa entrer. J’ignorais toujours la raison de notre venue. Nous parlâmes avec Colin Powell de cet imbroglio irakien, d’Israël et de la Palestine… Je compris immédiatement le malaise de Colin Powell dans son rôle de chef de la diplomatie de George W. Bush. Il était tellement en porte à faux, tellement frustré que, sans oser nous l’expliquer avec des mots, il nous dit simplement : « Je suis comme ça ! », accompagnant ces quelques mots d’un geste de deux mains menottées. L’entretien ne dura pas moins de vingt 91


minutes. Ce n’est qu’à la fin que je compris l’objet réel de notre venue. Cela faisait plusieurs mois que Ben Ali attendait que les États-Unis fixent une date pour sa visite officielle à Washington. Cette absence de décision mettait à mal la diplomatie tunisienne. J’ai toujours eu, avec le ministre des Affaires étrangères, une relation professionnelle et amicale de qualité. Bien qu’il fût mon supérieur hiérarchique, Habib Ben Yahia n’hésitait pas, parfois, connaissant ma relation directe avec le président, à me demander de faire valoir mes analyses auprès du chef de l’État. C’est le seul ministre avec lequel j’ai travaillé qui m’autorisait à téléphoner directement au président de la République. C’est comme cela que je concevais la complémentarité entre un ministre, un ambassadeur ou un gouverneur, les trois fonctions majeures de la République, et dont les nominations devaient être du ressort exclusif du chef de l’État dans un régime présidentiel. Cette foisci, Si Habib prit son courage à deux mains et lui fit part de sa requête. « C’est décidé ! », lui répondit Powell, qui ajouta, si mes souvenirs sont bons : « Ce sera le 26 février 2004. » Mon ministre fut soulagé et, pour ma part, j’appris beaucoup sur la complexe position américaine en Irak et la chute du régime de Saddam Hussein. Avant l’entretien, j’avais suggéré à Si Habib de faire part à son vis-à-vis américain de l’importance du sommet 5+5, qui devait avoir lieu à Tunis. Cette initiative suscita l’intérêt de Colin Powell qui visita ainsi, pour la première fois, la Tunisie à la veille de ce sommet, fixé aux 3 et 4 décembre 2003.

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CHAPITRE 13

MAHMOUD ABBAS, LE BOURGUIBA PALESTINIEN

Cette idée d’un sommet 5+5, qui intéresse pourtant beaucoup de monde, ne s’était jamais concrétisée. Des ministres des Affaires étrangères de l’ouest de la Méditerranée – du détroit de Sicile à celui de Gibraltar –, ministres maghrébins et leurs confrères européens du Portugal, d’Espagne, de France, d’Italie et de Malte, se réunissaient pour créer une dynamique de codéveloppement, tout en évitant l’épineux sujet israélo-palestinien. En vacances fin juillet à Marbella, le président m’avait fait part de son mécontentement quant à la lenteur de la construction de l’Union du Maghreb arabe (UMA) et aux difficultés des autres présidents de la région de dépasser le conflit du Sahara occidental, ajoutant que jamais un sommet maghrébin n’avait pu réunir tout le monde. Le Libyen ne souhaitait pas rencontrer le Mauritanien à cause des relations diplomatiques de ce dernier avec Israël. Il en était de même pour l’Algérie et le Maroc, dont la frontière terrestre, toujours fermée, reste une entrave à l’édification d’un marché économique maghrébin. Je formulai alors l’idée : « Ces rois et chefs d’État maghrébins seront bien obligés de se montrer lorsqu’ils verront leurs comparses européens. Ils ne pourront pas rater ce rendez-vous ! » J’avais mis en exergue les trois objectifs de ce sommet : développer une dynamique politique et économique entre les deux rives ouest de la Méditerranée, région où les pays ont une histoire et une géographie communes ; donner un contenu positif au processus de Barcelone, qui faisait du surplace, en abordant des sujets attractifs pour les Européens, 93


comme l’immigration clandestine, la pollution en méditerranée occidentale, le terrorisme régional, etc. ; et faire de la Tunisie une terre de rencontre et de dialogue entre les deux rives. Le président me réclama une note officielle sur le sujet. Il me demanda également de sonder Aznar sur le sujet. Ce dernier me fit part de son approbation et de son appui à cette initiative, ajoutant : « J’en ferai part au président Chirac lors du prochain sommet européen. » Le premier sommet 5+5 eut lieu début décembre 2003. Tout le monde confirma sa présence… sauf Aznar ! Le président du gouvernement espagnol avait mal pris le fait de s’être fait voler la vedette par Jacques Chirac, qui avait bénéficié d’une visite d’État en Tunisie deux jours auparavant, faisant du sommet une initiative franco-tunisienne. Je dus intervenir en urgence pour qu’Aznar accepte de venir, au moins pour la photo de famille, comme me le suggéra Habib Ben Yahia. Il accepta finalement à la dernière minute et repartit une fois la photo faite. Ce sommet n’eut finalement aucune suite. Mais il avait été l’illustration de la rivalité entre Chirac et Aznar. Lorsque Chirac montait au créneau, Aznar prenait le contrepied. Ce fut le cas pour la deuxième guerre du Golfe, où Aznar se rangea du côté américain, ce qui accéléra sa chute. S’agissant du processus de Barcelone, je me souviens de la réunion euro-méditerranéenne de Valence, programmée les 20 et 21 avril 2002. La Tunisie avait assuré, à ce moment-là, la coordination arabe de la réunion. Un grand effort avait été déployé pour garantir la participation de tous les pays arabes de la zone. Cependant, certains pays étaient réticents, Syrie en tête, en raison des événements de Jénine, qui ont vu le massacre de nombreux Palestiniens du Hamas lors d’un bombardement israélien. La Tunisie, elle, venait d’être le théâtre d’un attentat d’Al-Qaïda contre la Ghriba, à Djerba. Les circonstances n’étaient donc pas favorables à la tenue d’une telle réunion. Pourtant, dans le contexte de la lutte antiterroriste, un tel rendez-vous était important. Mon ami Mohsen Bilal, ambassadeur de Syrie, me demanda d’intervenir auprès d’Aznar pour qu’il persuade Bachar al-Assad, par téléphone, d’envoyer son ministre des Affaires étrangères à 94


ladite conférence. Le week-end, on remarqua l’arrivée du ministre libanais des Affaires étrangères, ce qui semblait annoncer l’accord de la Syrie, qui confirma aussitôt sa participation. Seulement, le jour de la conférence, je me souviens avoir invité le ministre libanais, qui attendait dans le hall de l’hôtel, à se joindre à nous. Alors que j’étais en pleine préparation du déjeuner de travail des ministres arabes des Affaires étrangères, il me pria, en tant que coordinateur, de l’excuser auprès de ses collègues, car il se voyait dans l’obligation de se retirer en raison de l’absence de son homologue syrien, qui avait décidé de boycotter la réunion. Le déjeuner de travail, coprésidé par Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, et Habib Ben Yahia, ministre tunisien des Affaires étrangères, se déroula sans encombre. Etant le seul ambassadeur présent, j’étais placé entre Taïeb Fassi-Fihri, jeune secrétaire d’État marocain à l’époque, et Abdelaziz Belkhadem, ministre algérien des Affaires étrangères. Deux personnalités que j’ai revues à plusieurs reprises et avec lesquelles je garde, à ce jour, des relations très amicales. Du côté européen, c’est Josep Piqué, ministre espagnol des Affaires étrangères, qui présida la réunion. Je l’avais rencontré pour la première fois à Majorque, dans les îles Baléares, en novembre 2001, à l’occasion du Foro Formentor, du nom de l’hôtel où avaient lieu, chaque année, des rencontres entre Israéliens et Palestiniens pour discuter de manière informelle des sujets qui intéressaient les deux protagonistes de la paix. Ce fut ma première participation à cette manifestation, à laquelle je pris part tous les ans pendant quatre ans et où je fis la connaissance de pratiquement tous les acteurs de l’hypothétique paix israélopalestinienne. Cette année-là, trois invités de marque étaient assis aux côtés d’Aznar : Yasser Arafat, Shimon Peres et Recep Tayyip Erdogan. Alors que j’étais un nouveau venu dans la sphère politique espagnole, l’ambassadeur Bousquet, directeur général Afrique du Nord et Moyen-Orient au ministère espagnol des Affaires étrangères, souhaita me présenter à son ministre, que je n’avais pas eu l’occasion de voir auparavant : 95


« Monsieur le Ministre, je vous présente le tout nouvel ambassadeur de Tunisie. - Enchanté, bienvenue parmi nous, répondit Josep Piqué. - Je me permets de vous transmettre les salutations fraternelles de votre collègue tunisien, qui souhaite vous rencontrer avant la fin de l’année, en préparation du Conseil d’association avec l’Union européenne prévu en janvier 2002 à Bruxelles, rétorquaije. - Soit, puisque la visite du ministre marocain des Affaires étrangères prévue le 27 décembre est annulée, dites à votre ministre qu’il est le bienvenu pour le remplacer ! - Merci, Monsieur le Ministre, mais la Tunisie n’entend pas remplacer le Maroc dans ses relations avec l’Espagne. » En fait, je savais que les relations hispano-marocaines s’étaient détériorées et que la crise dite de Perejil (îlot Persil) avait eu pour conséquence le rappel des ambassadeurs respectifs des deux pays et une brouille diplomatique qui allait durer deux ans. Pendant la réunion de Valence, c’est le même Piqué qui coordonna les discussions sur le document final de la conférence, que je devais, avec les autres parties, corriger et finaliser. Pour ce faire, je dus travailler en étroite collaboration avec Nabil Chaath, côté palestinien. Nous arrivâmes à un consensus sur le texte définitif tard dans la nuit, comme il est de coutume dans ce genre de réunion. Le lendemain matin, alors qu’on se préparait à la séance de clôture, Piqué vint vers moi pour me signifier qu’Amr Moussa souhaitait apporter des amendements au document final, que les Israéliens avaient déjà refusé. J’en fis part à Habib Ben Yahia, qui me suggéra de me conformer au texte initial et d’expliquer à la partie espagnole que, si le secrétaire général de la Ligue arabe était présent à la conférence, il n’était là qu’à titre d’observateur et n’avait pas à interférer dans un document qui astreint les États membres du processus de Barcelone. Je me rendis par la suite auprès d’Amr Bey, comme on se plaît à l’appeler dans les cercles diplomatiques arabes, qui accepta de bonne grâce de retirer sa requête. Depuis, j’ai revu plusieurs fois Amr Moussa 96


à Madrid à titre privé, puis à Pékin pendant le sommet Chinemonde arabe, où il avait tenu à dîner seul avec moi, fuyant le protocole, pour parler des maux du monde arabe. Je garde à ce jour de ce grand communicant l’image d’un homme ambitieux, combatif, certainement rêveur auparavant, mais devenu réaliste. Cette conférence euro-méditerranéenne se clôtura par une soirée musicale que je pus organiser avec le concours de Carmen Dolz de la generalita de Valence, au Musée de la Musique de la ville, où Lotfi Bouchnak, une troupe marocaine et une autre espagnole nous bercèrent avec des mélodies andalouses. Soudain, mon téléphone sonna ; on m’annonça la déroute des socialistes à l’élection présidentielle française. J’en informai aussitôt Hubert Védrine, qui était assis juste à côté de moi, en train de savourer la musique dans ce lieu magique. Il ne paraissait pas étonné. Finalement, cette réunion fut un succès malgré la conjoncture régionale et internationale. Les Espagnols, satisfaits, ne tarirent pas d’éloge sur la contribution de la Tunisie, pays du compromis dans les situations les plus difficiles. La Tunisie a toujours joué un rôle tampon. J’avais accueilli Arafat pour la première fois au gouvernorat de Médenine pendant les négociations d’Oslo, qui aboutirent à la poignée de main avec Yitzhak Rabin à Camp David en 1993. Yasser Arafat avait consacré sa vie à la lutte pour la création d’un État palestinien et à la paix. Mais à partir d’avril 2003, les Américains et les Israéliens le considérèrent comme un obstacle à cette paix qu’il désirait tant. Il fallait s’en débarrasser. On suggéra à Arafat, alors qu’il était encerclé par l’armée israélienne, de choisir Mahmoud Abbas comme Premier ministre et futur interlocuteur des Américains. Un ultimatum fut lancé : si Mahmoud Abbas n’était pas nommé avant le 14 avril 2003, les États-Unis se retireraient des négociations de paix et donneraient carte blanche à Israël pour attaquer la Mouqataa. Arafat refusa. Plusieurs chefs d’État arabes furent sollicités pour le faire plier. Début avril, alors que mon ministre des Affaires étrangères était en route pour Madrid, mon ami, ambassadeur de Palestine, me suggéra de faire intervenir Ben Ali, un des rares chefs d’État écouté par Yasser Arafat. 97


J’acceptai d’accéder à sa requête à condition que les Américains et les Espagnols soient mis au courant. Lors d’une réception que j’organisai en l’honneur d’Habib Ben Yahia, je pris soin d’informer la ministre des Affaires étrangères espagnole, Ana Palacio, de notre initiative. Si Habib appela le président pour lui suggérer de parler à Arafat. Ben Ali préféra envoyer un message écrit, qu’il demanda à notre ambassadeur en Palestine, Ahmed Habassi, de remettre en mains propres. Alors que j’étais en pleine discussion avec Ana Palacio, qui aimait toujours me rappeler, à propos d’Aznar, « Ton ami est têtu ! », mon téléphone sonna. Un Américain me dit : « Je suis l’adjoint de Donald Rumsfeld. Nous voulons parler au ministre des Affaires étrangères. » Je passai l’appareil à mon ministre. L’interlocuteur américain expliqua : « Votre messager est à la Mouqataa. Il s’est trompé de bureau, faites en sorte qu’il remette la lettre directement à Arafat ! » Je réalisai à cet instant la toute-puissance des États-Unis. Habib Ben Yahia sermonna fermement ses collaborateurs. Le lendemain, Arafat annonçait la nomination de Mahmoud Abbas comme Premier ministre. La déclaration officielle fait d’ailleurs état de remerciements aux pays arabes et spécialement à la Tunisie. La Maison Blanche nous remercia. L’ambassadeur américain me dit à ce propos : « On met du temps à connaître les hommes efficaces. La Tunisie a aidé les États-Unis dans une entreprise délicate pour la paix au Moyen-Orient. » Quelques années plus tard, à Pékin, je rencontrai Mahmoud Abbas. C’est mon ami Naceur Kadoua, que je connaissais depuis le début des années 1980, quand il était secrétaire général des étudiants palestiniens à Tunis, et qui venait d’être nommé ministre palestinien des Affaires étrangères, qui fit les présentations. Mahmoud Abbas me glissa alors à l’oreille : « Docteur Basly, je suis au courant de votre rôle et de celui de la Tunisie dans ma nomination. Je me considère comme un Bourguiba de la Palestine ! »

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CHAPITRE 14

LE PORTEUR DE VALISES

Toujours dans le registre de la lutte des peuples pour leurs droits à l’existence et à la liberté, l’Espagne fut le pays qui me permit de rencontrer le Docteur Hafedh Ibrahim, chirurgien à Bayonne pendant l’Occupation. Cet homme fut un personnage clé dans la lutte armée qui précéda la révolution algérienne et l’avènement de l’indépendance au Maroc et en Tunisie. C’est précisément dans des valises que le docteur Ibrahim acheminait, à travers l’Espagne franquiste, où il finit par élire domicile, les premières armes aux nationalistes maghrébins. Je n’avais jamais entendu parler de lui, ou presque. Apprenant ma nomination à Madrid, Hédi Bacouche me suggéra de rendre visite à ce Tunisien originaire d’Akouda, dans le Sahel, résidant en Espagne depuis les années 1940 et qui ne put jamais se rendre en Tunisie du temps de Bourguiba. Pendant les quatre années de mon séjour à Madrid, j’avais pris l’habitude de déjeuner chez Si Hafedh un dimanche par mois. Une grande complicité s’était progressivement établie entre nous. Il me révéla certains dessous des mouvements nationalistes d’Afrique du Nord, sans détour et sans tricherie. J’appris à respecter cet homme, chez qui Abderrahmane Youssoufi, Premier ministre marocain, se rendait à chacune de ses venues officielles en Espagne. Dans sa superbe résidence de la banlieue de Madrid, avec son immense potager et ses tableaux de maître qui ornaient les murs de sa villa, il aimait à me confier presque tous ses secrets de militant, de patriote et de médecin. Jusqu’au moment 99


où il se replia sur lui-même lorsque sa femme italienne, victime d’Alzheimer, vint à mourir en 2003. Bien qu’il fût interdit de séjour en Tunisie du temps de Bourguiba, il ne montrait aucune rancune vis-à-vis du leader de l’indépendance de la Tunisie. Sauf qu’il considérait – et il avait ses raisons – que Bourguiba avait su manipuler les vrais patriotes pour se mettre en exergue, notamment sur le dossier de la collaboration avec l’Axe pendant la Seconde Guerre mondiale. Il me montra des documents et des lettres manuscrites de plusieurs leaders nationalistes nord-africains, dont Bourguiba et Al-Khatib, qui corroboraient ses dires. Je lui suggérai de rédiger ses Mémoires, qui ont une valeur historique certaine, mais il se plaisait à me répéter : « Je mourrai avec ces secrets-là, tu as été la seule personne qui a pris connaissance de ces documents. Je te demande de garder tout ça pour toi. » Je continuai à l’appeler régulièrement de Chine, jusqu’au jour où, par le site Internet Leaders, j’appris son décès. Je n’oublierai jamais le jour où j’insistai pour qu’il m’accompagne à une réception organisée au palais royal sur invitation du président algérien Abdelaziz Bouteflika. Alors que je le guidais vers le cortège officiel, je vis Bouteflika, debout entre le roi et la reine en train de saluer les invités, sortir des rangs et venir à la rencontre du docteur Ibrahim pour des accolades et des embrassades. Les larmes aux yeux, il criait : « Voici l’homme qui a largement contribué à la libération de l’Algérie et des autres pays d’Afrique du Nord du colonialisme français. » Le protocole était stupéfait. Alors que tout le monde regardait cette scène qui semblait éternelle, le roi me demanda : « Qui est ce monsieur ? - C’est le docteur Ibrahim, un militant de la première heure contre l’occupation française en Afrique du Nord. C’est un citoyen espagnol et un ami de Franco. » Tout le monde souhaita ensuite serrer la main de mon illustre invité. À la fin de la réception, Bouteflika vint vers moi et me remercia d’avoir fait venir le docteur Ibrahim. Lorsque je lui indiquai que je déjeunais régulièrement chez ce dernier, il se 100


tourna vers Abdelmajid Fasla, ambassadeur d’Algérie à Madrid, et lui indiqua que s’il voulait apprendre l’histoire de son pays, il fallait qu’il fasse la même chose. Quelques années plus tard, lors d’une visite à Pékin, le président Bouteflika s’approcha de moi et me glissa à l’oreille : « Es-tu toujours en contact avec ton ami ? - Oui, mais il vieillit. - Il a une dermatose, mais ce n’est pas bien méchant. »

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CHAPITRE 15

« MON FILS, TU NE PEUX PAS TRAVAILLER AVEC CES GENS-LA ! »

En juillet 2004, le président Ben Ali se rendit en Espagne en famille une seconde fois. Il me demanda de rester dans les environs, à Marbella. Tous les matins, pendant son séjour, il me faisait appeler à sa résidence par son chef du protocole, Mohsen Rehim, un fidèle parmi les fidèles, qui sera par la suite mon seul interlocuteur, jusqu’en décembre 2010, pour transmettre un message écrit ou oral au président. Homme très discret, il lui arrivait parfois de me dire qu’il ne pouvait remettre un fax au président en raison de la façon dont il était rédigé ou parce qu’il renfermait des informations qu’il préférait ne pas connaître. Ces discussions quotidiennes d’une trentaine de minutes avec le président nous permettaient de parler à bâtons rompus de l’Espagne, d’Aznar, de Zapatero, des relations euro-méditerranéennes, mais aussi du conflit israélo-palestinien. La veille de son départ, alors qu’il devait se rendre au congrès du Parti, je lui demandai : « Comment va le Parti ? Rien n’a changé ? » Il me fit un geste de la main, comme pour dire qu’il le balayait, et me dit : « Le Parti, il est ce qu’il est ! » J’avais compris que Ben Ali n’accordait plus aucun crédit au RCD. Il le méprisait, et cela ne m’étonnait pas. A posteriori, j’imagine que ce fut une erreur de ne pas avoir de considération pour le parti, lequel, le 14 janvier 2011, le lui rendra bien en ne le soutenant pas. Quelques instants plus tard, ce fut à son tour de me poser une question : - Comment est perçue la Tunisie en Espagne ? Je me soucie de notre image dans le monde. 102


- Monsieur le Président, l’image de la Tunisie ne se fait pas uniquement à coups de publicités touristiques ou médiatiques. L’image d’un pays se fait et se défait au ministère de l’Intérieur. Il me regarda et fronça les sourcils. Quelques semaines plus tard, j’accompagnai le président du gouvernement espagnol à Tunis pour sa première visite officielle. José Luis Zapatero était issu d’une famille républicaine, il ne parlait ni le français, ni même l’anglais. Je n’entretins avec lui une relation amicale qu’à partir du moment où je maîtrisai presque parfaitement l’espagnol. L’avènement de cet homme très réservé à la tête du Parti socialiste espagnol avait été perçu comme une surprise. La jeunesse espagnole dans sa quasi-totalité s’était identifiée à lui. Il faut bien reconnaître cela dit que l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid avait accéléré la chute d’Aznar, président du Parti populaire espagnol. Ce dernier, contre l’avis de la majorité des élus, avait adopté une position proaméricaine pendant la deuxième guerre du Golfe. La crise économique se profilait et le système libéral espagnol était à bout de souffle. Zapatero, lui, promit le retrait immédiat des troupes espagnoles d’Irak, la régularisation des immigrés clandestins et annonça, lors d’une réunion organisée en son honneur à l’ambassade de Tunisie, son soutien à la cause du peuple palestinien, promettant la création d’un Institut du monde arabe à Madrid. S’agissant du volet arabe de sa politique étrangère, il était conseillé par Miguel Moratinos, son ministre des Affaires étrangères. Une fois élu, Zapatero tint toutes ses promesses. Dès lors, je le harcelai pour qu’il se rende en Tunisie. Alors qu’il avait fait une première visite au Maroc puis en Algérie, je lui manifestai mon étonnement. Faire une tournée au Maghreb sans passer par le troisième pays central était une hérésie. Je fis part de ma pensée à Moratinos puis à Zapatero. Ce dernier sourit et répliqua : « J’ai un petit problème avec Ben Ali après des discussions avec mes amis socialistes français ! » Il parlait évidemment des droits de l’homme et de l’absence de liberté d’expression. Je lui suggérai alors l’idée de simplement représenter le peuple espagnol et de considérer ce déplacement comme une visite au peuple tunisien. J’ajoutai qu’il pourrait 103


passer une nuit à Tunis, ce qu’il n’avait pas fait à Rabat ni à Alger, de déjeuner avec le président pour bien comprendre le personnage et lui dire tout ce qu’il pensait des questions importantes. Il me promit de le faire. Quelques semaines plus tard, grâce au concours du représentant de l’Office du tourisme de Tunisie, Abdesslem Mohsni, qui connaissait une des assistantes de Zapatero, une date fut fixée. J’accompagnai Zapatero dans son périple. Il fut touché par la chaleur de l’accueil et les premiers contacts avec la population et les autorités tunisiennes. La visite fut une réussite. Quand Zapatero me présenta au Premier ministre tunisien comme son « ami personnel », il ignorait que j’allais quitter mon poste d’ambassadeur en Espagne dans les prochaines semaines. En fait, je le savais depuis le mois de juillet, mais je préférai garder cette nouvelle pour moi, de peur de voir Zapatero changer d’avis. Quelques semaines plus tard, ayant appris cette nouvelle, Béchir Ben Yahmed, président du groupe Jeune Afrique, m’appela pour me rassurer quant à mon avenir. Me demandant où j’allais être affecté et voyant que je n’en savais rien, il me dit : « Ne vous inquiétez pas, vous allez être nommé ministre de l’Intérieur. - Comment le savez-vous ? - C’est Ben Ali qui me l’a dit ! » Je me rappelai alors nos conversations autour de l’image de la Tunisie et la portée de ma remarque sur le ministère de l’Intérieur. Moratinos, qui se rendait au palais de Carthage pour rencontrer le président, me demanda de lui confirmer que je quittais mes fonctions d’ambassadeur de Tunisie en Espagne. Ce que je fis. Il me demanda : - Quelle sera ta nouvelle affectation ? - Je n’en ai aucune idée. - Puis-je le demander à Ben Ali ? - Tu es libre de tes actes ! » Rendez-vous fut donné à l’aéroport pour se dire au revoir. Sur le tarmac, Moratinos me chuchota à l’oreille : « Je suis rassuré ! 104


Tu quittes l’Espagne, mais tu vas occuper un grand poste en Tunisie ! » Il me répétera cette même phrase lors de ma cérémonie d’adieu, où ambassadeurs africains et arabes s’étaient réunis en mon honneur, à Madrid. En Tunisie, les spéculations allaient bon train. De mon côté, je ne parlai de l’éventualité d’être nommé ministre de l’Intérieur qu’à mon père. Sa réponse fut terrible : « Mon fils, je ne te le souhaite pas ! Tu ne peux pas travailler avec ces gens-là ! » Pourtant, j’imaginai que, après ma remarque sur la relation entre l’image d’un pays et son ministère de l’Intérieur, Ben Ali souhaitait y nommer un démocrate, qui plus est proche de l’opposition, de la société civile et des partenaires européens, pour montrer son assouplissement. C’était en tout cas ma – candide – interprétation de la nomination qui m’attendait. À ce propos, je tiens à préciser ici qu’en parcourant mon récit, le lecteur peut effectivement penser que je donnais une image presque sympathique du système en place, comme beaucoup d’autres je suppose. Je comprendrai plus tard que ce double langage viciait les rapports entre les différents acteurs politiques et ramenait l’autorité réelle à une seule personne, qui pouvait prétendre être légaliste en apparence, tout en apprenant, au fur et à mesure de l’usure du pouvoir, et en l’absence de contre-pouvoirs réels, à passer outre l’État de droit et le respect élémentaire des institutions. Mon retour en Tunisie était programmé pour le 4 novembre 2004. Une fois encore, mon départ de Madrid, comme à Delhi, fut très difficile. J’avais en effet passé trois années pleines de beaux souvenirs et laissais derrière moi des amitiés solides. Ce fut incontestablement la plus belle période de ma vie, tant personnelle que professionnelle. Elle fut également riche en événements. Elle me permit d’acquérir une meilleure connaissance de l’espace euro-méditerranéen, pourtant si proche de nous mais tellement méconnu. Cette Mare Nostrum qui témoigne de notre histoire et de notre géographie commune, et qui nous invite à redéfinir notre avenir commun, fondé sur le dialogue et le respect de la différence, et résolument orienté vers le codéveloppement, est la 105


seule alternative garante de la paix et de la solidarité entre les pays et les peuples des deux rives de la Méditerranée. Je me souviendrai toute ma vie de cette guide espagnole qui m’accompagna lors de ma première visite en Andalousie. Alors que nous nous trouvions au cœur de la mosquée du palais d’Alhambra, où je me rendais pour la première fois, cette jeune Espagnole se mit soudain à pleurer à chaudes larmes. À ma question de savoir les raisons de sa peine, elle répondit que, chaque fois qu’elle était amenée à visiter ce lieu, elle éprouvait un sentiment très particulier. Et d’ajouter qu’elle avait hérité de ses aïeux une recommandation selon laquelle tous les membres de sa famille se devaient de visiter la mosquée tous les vendredis de la semaine. Cette jeune catholique espagnole savait qu’elle était d’origine musulmane et que la chute de Grenade, en 1492, scella la fin d’une Andalousie prospère – berceau d’un islam tolérant, progressiste et éclairé qui sut coexister avec le judaïsme et la chrétienté – et vecteur du rayonnement de la civilisation arabomusulmane et de sa science dans une Europe médiévale arriérée. Cette année-là, un monde arrivait à son crépuscule, tandis que naissaient une nouvelle civilisation et une puissance à ce jour dominante, l’Amérique, que Christophe Colomb venait à peine, sans le savoir, de découvrir. C’est le cycle de la vie… Un empire se meurt, un autre voit le jour. Ma dernière mission à Madrid consista à obtenir que la présidence du Conseil oléicole international, longtemps entre les mains des Européens, revînt à un candidat de la rive sud de la Méditerranée. C’est Fausto Luchetti, ancien ministre italien de l’Agriculture et directeur de cet organisme, qui m’aida à propulser Habib Essid, qui me fut proposé personnellement par Ben Ali à ce poste, face à une candidature marocaine largement plébiscitée par l’Union européenne et les Espagnols, lesquels venaient de se réconcilier avec le royaume chérifien après l’affaire de Perejil. Je parvins à mes fins grâce au vote d’Israël en faveur du candidat tunisien et à l’appui discret d’Henri Misrahi, Égyptien d’origine, né à Alexandrie, et président du Comité juif espagnol. Le même Henri Misrahi, qui m’avait permis d’acquérir les locaux de 106


l’actuelle ambassade de Tunisie à Madrid à un prix défiant toute concurrence, organisa en mon honneur un dîner d’adieu auquel il convia une centaine de personnes, dont des personnalités espagnoles de premier plan, ainsi que l’ambassadeur des ÉtatsUnis et celui d’Israël, que je ne saluai pourtant pas. Mais Henri m’apostropha avec une question qui m’embarrassa un instant, relative à mon acceptation de recevoir, par décret royal, les insignes de la Grande Croix d’Isabelle la Catholique, celle qui incarna l’Inquisition et décréta l’expulsion des juifs et des musulmans d’Espagne… C’est d’ailleurs ma seule décoration officielle. En Tunisie, mon propre pays, pour lequel j’ai consenti de gros efforts et de grands sacrifices en vue de le servir dignement, je n’ai jamais eu cet honneur qui visiblement obéit à d’autres critères... Le 11 novembre 2004, le président opéra donc un remaniement ministériel. Mais c’est Rafik Belhaj Kacem qui hérita du ministère de l’Intérieur. Je ne compris pas la raison de ce revirement. En fait, on avait rapporté à Ben Ali des rumeurs selon lesquelles je me vantais d’être le futur ministre de l’Intérieur. De plus, mes adversaires affirmèrent qu’il était inapproprié de désigner à ce poste un proche de la gauche. Peu après mon retour d’Espagne, j’avais en effet dîné dans un club privé de Sidi Bou Saïd avec de vieux amis : Taoufik Jebali et sa femme Zeineb Farhat, Raouf Ben Amor et sa femme Golsom, ainsi qu’Aloulou Chérif, époux de Khadija Chérif, alors présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Véritable cordon bleu, Aloulou souhaitait me faire goûter une de ses recettes préférées. Ce dîner fut rapporté au président, m’avoua un de ses conseillers. Je compris alors que le régime en place n’était pas si fort, qu’il faisait fi de certaines valeurs et avait peur de mes relations avec la société civile. Ma non-nomination au poste de ministre fut un motif de désenchantement. On me proposa quelques semaines plus tard le poste d’ambassadeur au Pakistan ! Je le refusai catégoriquement. La nomination au Pakistan d’un ancien ambassadeur en Inde est une énorme maladresse politique et diplomatique. Je fis passer au président un message lui expliquant que, pour des raisons 107


familiales, je ne souhaitais pas me déplacer au Pakistan. Luimême, sous Bourguiba, avait décliné ce poste pour la même raison. Ben Ali appela le jour même Hatem Ben Salem, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, pour lui signifier mon refus. « Arrêtez tout, lui demanda-t-il, qu’il reparte à Madrid ! » Mais le secrétaire d’État répondit que la note portant le nom de mon successeur avait déjà été transmise au ministère espagnol des Affaires étrangères. À 17 heures, Hatem Ben Salem me rappela, incrédule : « Je ne sais pas comment tu as fait, mais, de mémoire de secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, je n’ai jamais vu un ambassadeur refuser un poste le matin et être nommé malgré tout à un autre poste l’après-midi ! » Il ignorait qu’on devait, normalement, me nommer ministre de l’Intérieur. On me proposa le poste d’ambassadeur à Pékin, libéré par Mohamed Jegham le jour même. Je l’acceptai aussitôt. S’agissant de Hatem Ben Salem, je me souviens avoir intégré les rangs du RCD en même temps que lui, moi à l’Ariana et lui à la Manouba. Quelques années plus tard il vint vers moi alors qu’il était à la mairie de la Manouba pour me signifier son souhait de démissionner du RCD. Je le persuadai de rester afin de ne pas céder la place à plusieurs opportunistes et médiocres de tous bords qui gangrénaient déjà le système… ! Il resta. D’autres avant lui, par désillusion ou par principe, ont décidé de quitter le bateau assez tôt, je citerai pour mémoire à l’Ariana mes amis Tarak Mekada et maître Faiçal Ben Jaafar. Ce que m’avait dit Si Béchir Ben Yahmed, fondateur du groupe Jeune Afrique, à propos de ma possible nomination comme ministre de l’Interieur en novembre 2004 me sera confirmé plus tard par de nombreuses personnes proches du président. J’éprouve à ce jour beaucoup de respect pour Si Béchir et son épouse, Danièle, que j’ai connue alors que j’étais gouverneur de Médenine. Je l’avais invitée à déjeuner à Djerba sur recommandation de Habiba Massabi, ancienne maire de Midoun. Je venais d’apprendre, quelques minutes auparavant, que j’avais été relevé de mes fonctions. Pendant ce déjeuner, le maître d’hôtel me fit savoir que le commandant Khouildi Lahmidi, personnalité 108


influente libyenne, souhaitait me parler au téléphone. Je quittai la table pour prendre la communication : « Cher docteur, nous venons d’apprendre votre limogeage de Médenine. Vous avez toujours aidé les Libyens dans l’épreuve de l’embargo international. Auriez-vous besoin de quoi que ce soit ? - Si Khouildi, mon limogeage n’a pas encore été annoncé par la presse. Je vous remercie pour votre sollicitude, je n’ai besoin de rien, je n’ai fait que mon travail. » Je repris aussitôt mon déjeuner avec Danièle, à qui je fis part de cette conversation. Elle apprit ainsi la nouvelle de mon départ. Elle s’excusa et me demanda : « Le moment est peut-être difficile pour vous. - Non, ne vous en faites pas, je ne suis pas particulièrement inquiet pour mon avenir politique ! J’ai la conscience tranquille. » Elle apprécia ma sérénité. En fait, je dus rester deux jours de plus à Médenine pour accueillir, accompagné de Salem Mekki, alors conseiller du chef de l’État, le président du Conseil italien, Giulio Andreotti, qui devait effectuer une visite officielle en Libye pour rencontrer Kadhafi. Depuis, je gardai des relations très étroites avec le couple Ben Yahmed. Chaque fois que je me déplace à Paris ou que Si Béchir passe à Tunis, nous organisons un dîner au cours duquel il me donne son avis sur la situation en Tunisie et recueille le mien en matière de politique internationale. Ce fin analyste politique, fort d’un réseau de connaissances peu commun, a bâti un empire médiatique par la force de son caractère, son abnégation et son attachement à deux valeurs fondamentales : le devoir d’informer et la liberté d’expression. Un jour, alors que je revenais à peine de New Delhi pour les vacances d’été, il m’appela pour m’inviter à un dîner, « en compagnie de quelques amis et notamment l’amiral Lanxade, à l’époque ambassadeur de France en Tunisie ». J’acceptai aussitôt mais dans la journée, à la faveur d’une communication téléphonique, Mohamed Jegham, alors directeur du cabinet présidentiel, m’invita aussi à dîner chez lui. Lorsque je lui répondis que je ne pouvais pas, étant invité chez Si Béchir, il s’exclama : « Mon pauvre ami, si tu t’y rends, tu vas 109


t’attirer des ennuis. Aujourd’hui, Ben Ali a piqué une colère noire à la suite de la parution dans Jeune Afrique d’un article relatif à un livre de Nicolas Beau, Notre ami Ben Ali. Nous savons déjà que certains de ses invités ne vont pas s’y rendre. » J’avoue que cela me perturba quelque peu. Arrivé à proximité de la résidence de Béchir Ben Yahmed à Gammarth, je tournai en rond une bonne demi-heure, tout hésitant. Mais je considérai qu’il ne fallait pas mélanger les relations personnelles et les accointances politiques du moment. Je m’y rendis donc. Si Béchir, qui aime la ponctualité, me fit observer que j’étais en retard. Il y avait ce soir-là plus de chaises que d’invités. Je retrouvai l’amiral Lanxade et Si Habib Boularès, ancien président du Parlement et ex-collaborateur à Jeune Afrique. J’apprendrai plus tard qu’Abderrahim Zouari, alors ministre, s’était décommandé. Quand les invités furent partis, Danièle me fit signe de rester un moment de plus. Je dis à Béchir Ben Yahmed : « Au palais, ils sont furieux aujourd’hui à cause de cet article, que je n’ai pas lu. On vous considère comme proche de Ben Ali, qui vous a aidé à redresser le journal. On estimait que Jeune Afrique ne pouvait se faire l’écho de ce torchon écrit par Nicolas Beau. Et je pense personnellement que vous avez commis une faute. » Il me répondit : « La liberté d’expression n’a pas de prix ! En agissant ainsi, je m’acquitte de mon devoir d’informer et j’aide en même temps le président en prenant les devants, plutôt que de laisser l’autre dénigrer son image et celle de la Tunisie sans rien dire. »

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CHAPITRE 16

C’EST DU CHINOIS !

La Chine, avec sa culture, son histoire, ses avancées technologiques, ses progrès, sa mutation sociale, est fascinante. Mais elle est si loin des préoccupations des Tunisiens que, lors des conférences annuelles des ambassadeurs à Tunis, j’avais l’impression, lorsque j’évoquais ce pays, de parler… chinois ! Le gouvernement tunisien n’a hélas à l’esprit que la camelote qu’achètent les trabendistes pour le commerce de bas étage. J’atterris à Pékin en janvier 2005. Je fus immédiatement frappé par la propreté de cette mégapole luxuriante aux avenues extrêmement larges, où toutes les vitrines portent les noms de grandes enseignes, où les voitures sont propres, le trafic bien huilé… Un ordre presque impérial dans la façon de se déplacer. J’avais une sensation étrange, mais aussi une certitude : cela force le respect. J’arrivais de Madrid et de Barcelone la méditerranéenne et l’exubérante, où le geste est indissociable des mots, pour me retrouver dans une société hyper disciplinée, qui ne communique quasiment pas. Une société bien réglée, mais pas austère pour autant. Aujourd’hui, en repensant à la Chine d’il y a six ans à peine, celle que je découvris, je réalise l’immense effort que cette société a réalisé en si peu de temps. Interpellé par un tel tour de force, je demandai à une amie chinoise pourquoi son pays voulait à tout prix adopter les modèles social et sociétal occidentaux, alors que la Chine est un pays à la culture millénaire, avec ses propres traditions. Je pensais que l’imitation du modèle occidental pouvait causer une cassure, ou pire, désagréger la société chinoise. 111


« Non, nous ne voulons pas imiter l’Occident, me répondit-elle, mais la société occidentale est une société prospère. » Or, pour les Chinois, la prospérité est synonyme de succès, de réussite. Et la réussite amène l’argent. « Ce que nous souhaitons, c’est réussir », conclut-elle. Plus tard, je lui demandai comment la Chine avait fait pour réussir aussi rapidement. « La différence entre vous et nous, me rétorqua-t-elle, c’est que nous n’avons pas de religion qui nous freine ! » La religion, m’expliqua-t-elle, est pleine de tabous, de traditions, de règles sociales qui ralentissent le développement. Pour la première fois, je réalisai que la religion pouvait être un frein au développement. Les Chinois, eux, avaient retenu le meilleur des pays judéo-chrétiens et musulmans. Leur philosophie, c’est d’œuvrer à un monde harmonieux, sans épine. Leur règle économique est le « win-win ». Mais quand un Chinois vous parle de cette théorie du « gagnant-gagnant », soyez bien conscient que, si vous êtes gagnant, il le sera encore plus que vous. Ce rapport avec l’argent m’a toujours interpellé. C’est la base de tout en Chine, la règle fondamentale. Je compris d’où venait ce rapport à l’argent en visitant la cité médiévale de Ping Yao, où fut créée la première banque de l’histoire, au XIVe siècle. Vu l’étendue de la Chine et alors que les notables et commerçants chinois rechignaient à s’aventurer dans des chemins peu sécurisés, ils inventèrent pour échapper aux voleurs et contrebandiers de grands chemins une idée géniale : la mise en place d’un code contre lequel on vous remettait de l’argent. Les Chinois venaient d’inventer le code PIN !

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CHAPITRE 17

LE JOUR OU JE FIS ARRETER LA CIGARETTE A BEN ALI

Pendant les vacances d’été, et en marge de la conférence des ambassadeurs, le président avait pris l’habitude d’inviter deux ou trois ambassadeurs en tête-à-tête, dont moi-même. Un jour, il alluma une cigarette. Je fus surpris, sachant qu’il avait arrêté de fumer quelques années auparavant en raison de son état de santé – il avait eu un léger malaise cardiaque semble-t-il. « Vous avez repris la cigarette, Monsieur le Président ? - Les soucis de la Tunisie m’ont reconduit vers la cigarette ! - Les Chinois ont inventé la cigarette électronique, je vous conseille de l’essayer ! » Il adopta la cigarette électronique sans rechigner. Je l’approvisionnai régulièrement en recharges et, au bout d’une année, j’avais ramené le dosage de 14 milligrammes de nicotine à 0. Il aimait, paraît-il, amuser la galerie avec ces cigarettes électroniques. « Vous avez changé ma vie », m’avoua-t-il un jour au téléphone. Il avait même, semble-t-il, donné la recette à Bouteflika, qui souhaitait lui aussi arrêter de fumer. Ma nomination en Chine se fit dans des conditions très particulières. Si tout mon entourage fut déçu de me voir prendre un poste à des milliers de kilomètres de Tunis, mon père, lui, était heureux de mon départ pour Pékin. Bouraoui Basly était enseignant. Il restera ma référence, aussi bien humaine que professionnelle. Il faisait partie d’une génération d’enseignants qui ont tout donné à leur pays. Jeune directeur d’école à M’Saken 113


en 1956, la première d’après l’indépendance – cet établissement porte à ce jour son nom – il prendra, en 1965, la direction d’une école de La Goulette. Comme ses confrères de l’époque, il servait l’État et l’enseignement. Chaque matin à 6 heures et chaque fin d’après-midi à 17 heures, il donnait des cours particuliers à des centaines de Tunisiens, gratuitement. Cette génération grandit dans la tradition de la famille unie, où l’on enseignait les droits civiques et religieux que tout citoyen doit revendiquer. Jusqu’à sa mort, Bouraoui Basly fut toujours mon père, mon ami, mon frère, mon confident. Quand, un mercredi de début décembre 2004, à 17 heures, le secrétaire d’État du ministère des Affaires étrangères, Hatem Ben Salem, m’informa que le président m’avait nommé en Chine, mon père, très heureux de la nouvelle, me demanda cette fois d’accepter la mission : « Mon fils, me dit-il, comme je te l’ai déjà dit, tu n’as pas ta place avec ces gens-là, ils ne sont pas dans le droit chemin. Pars, c’est mieux pour toi ! » Il savait que le régime n’était pas fait pour moi. Il était le seul à connaître la raison de ma nomination en Chine. Comme en Inde, je passai ma première nuit à Pékin devant la télévision. On venait d’annoncer la mort de 300 mineurs. Les autorités présentèrent cet accident comme la conséquence d’un tremblement de terre. J’essayai de comprendre et décidai de zapper sur CNN pour avoir une information que j’imaginais plus fiable. Je vis à l’antenne une jeune et jolie journaliste d’origine chinoise relater la version officielle. Pour moi, il s’agissait d’un coup de grisou classique. Je notai son nom, Tara Duffy, et, le lendemain matin, j’appelai CNN. La jeune femme fut étonnée par mon appel. Je lui expliquai que je pensais que l’explosion n’était pas due à un tremblement de terre et m’étonnai que CNN relaye la version officielle au lieu de mener un travail journalistique d’investigation. La jeune femme était embarrassée. Je lui expliquai mon parcours de spécialiste de la médecine et de l’environnement, et lui proposai un dîner. En fait, j’avais une arrière-pensée : en savoir un peu plus sur la politique chinoise à travers le regard d’une journaliste américaine. Nous nous rendîmes dans un restaurant italien tout proche de l’ambassade. 114


Je lui annonçai d’entrée que l’incident était un prétexte pour la rencontrer et lui expliquai que je venais d’arriver en Chine après huit ans ou presque de diplomatie et que, plutôt que de multiplier les visites de courtoisie dans toutes les chancelleries, je souhaitais qu’elle me dise, dans la mesure du possible, quels ambassadeurs il fallait rencontrer et me donne son avis sur la situation du pays. Elle me répondit que les télévisions étrangères devaient retranscrire les positions officielles des autorités pour chaque fait publié et que personne, pas même CNN, ne dérogeait à la règle. Concernant la situation du pays, elle déclara qu’il n’y avait « aucun espoir d’amélioration au niveau de l’information ». Quant aux ambassadeurs, elle me recommanda de rencontrer celui des États-Unis, ancien avocat à Hong-Kong, en Chine depuis vingt ans, ainsi que son homologue allemand en raison des relations privilégiées que Pékin entretenait avec Berlin. Elle me conseilla également de voir l’ambassadeur du Japon. Elle me résuma leurs points de vue respectifs en ces termes : « L’ambassadeur américain vous dira le contraire de ce que vous a dit l’ambassadeur japonais. L’Allemand sera entre les deux. » Ce que Tara Duffy m’apprit ce soir-là sur les trois ambassadeurs et sur la Chine se révélera tout à fait vrai. Dès le premier jour de ma mission, j’avais réussi à obtenir l’information nécessaire pour la suite. Tara, de mère chinoise et de père américain d’origine irlandaise, restera une fidèle amie jusqu’à son départ de Pékin, en 2007.

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CHAPITRE 18

LE MOUTON EGARE

J’ai commencé la rédaction de ces mémoires fin 2008. Cette décision, je l’ai prise après une nouvelle désillusion et une succession de frustrations d’ordre politique et professionnel. Je décidai, un après-midi de septembre 2008, d’appeler le président pour lui signifier mon incapacité à poursuivre mon travail, jugeant impossible d’exercer mes fonctions dans les conditions de l’époque. Je me trouvais alors dans la province du Hubei, au centre de la Chine. Après un dîner officiel, bien arrosé de mutai, comme il est de coutume dans les dîners organisés par les gouvernements locaux, je m’étais installé au bar de l’hôtel avec Philippe Guelluy, ambassadeur de France. Le téléphone sonna ; au bout du fil, mon ministre des Affaires étrangères, Abdelwahab Abdallah. Cet appel me surprit, ce dernier ne m’appelant jamais. Il me posa alors de vagues questions tout à fait banales, puis il enchaîna : « C’est quoi cette histoire de viande de mouton ? - Ah, le président vous en a parlé ? - De quoi vous mêlez-vous ? Vous avez l’art de fourrer votre nez dans des histoires qui ne vous concernent pas ! Que ce soit en Inde, en Espagne ou maintenant en Chine, vous brillez par vos frasques. Vous êtes incorrigible ! - Monsieur le ministre, je n’ai pas l’habitude d’être traité de cette façon. Mais si vous estimez que le fait d’avoir communiqué au président de la République des informations utiles pour l’économie tunisienne était une erreur de ma part, alors je vous prie 116


de m’en excuser ! Mais je n’accepte en aucun cas d’être malmené de la sorte ! J’ai toujours accompli mon devoir d’ambassadeur conformément aux règles et à la déontologie républicaines. » Je fus affecté par son ton, mais restai très calme. Il raccrocha. J’étais livide, personne ne m’avait jamais humilié de la sorte. Pas même mon père lorsqu’il me grondait ! Avec la crainte de représailles qui s’installa dans ma tête, je retraçai nos précédentes confrontations quand il était ministre conseiller du président de la République. Connaissant bien cet homme, hyper intelligent mais redoutable, et ne souhaitant plus faire les frais d’intermédiaires farouches, jaloux de leurs prérogatives et qui, sans le savoir peut-être, n’avaient pour objectif que de creuser le fossé entre la hiérarchie suprême de l’État et les hauts fonctionnaires de l’administration, je décidai donc de téléphoner immédiatement au président pour en finir avec ce cycle infernal dans lequel je vivais depuis mon limogeage du poste de gouverneur de Médenine en décembre 1993. Mon ami Philippe, à qui je fis part de mon intention, tenta de m’en dissuader. Il pensait que je ne devais pas mettre à mal le président et interférer entre ce dernier et son ministre. Mais c’était une question de dignité. Au plus profond de moi-même, je ne supportais plus une telle injustice. Je racontai à Philippe l’origine de cette querelle qui se résume à quelques kilos de viande… Un mois auparavant, j’avais conduit un groupe d’ambassadeurs en Mongolie intérieure, une région magnifique avec ses immenses prairies verdoyantes et son impressionnant cheptel. J’y avais été invité par les autorités locales. Comme à l’accoutumée, le gouverneur de la région donna un dîner gala en notre honneur. Étant le responsable de ce groupe, je fus placé à côté du gouverneur. Je participai donc au cérémonial d’ouverture du dîner qui consistait à découper le premier morceau de viande d’un mouton entier, farci de riz et de légumes. Nous devions également boire ensemble du lait de chamelle et porter un toast avec le mutai local. La viande était d’une qualité incomparable. N’ayant pas de sujet officiel à aborder avec le gouverneur de la province, qui ne parle que chinois, je 117


posai de temps à autre quelques questions à son interprète, qui les lui traduisait. Soudain, je demandai : « Quel est le prix d’un mouton entier comme celui que nous venons de déguster ? - 100 yuan. » Cela correspondait à une vingtaine de dinars tunisiens. Je pensai immédiatement que l’interprète avait, comme c’est souvent le cas en Chine, fait une erreur dans les chiffres. À la fin du dîner, toujours étonné du prix donné par l’interprète et ayant en tête qu’il s’agit de la viande la plus consommée en Tunisie, à des prix beaucoup plus élevés, je reposai la question au responsable de l’économie et des finances de la province, qui me le confirma : « À l’export, il faut compter 150 yuan, soit à peine 30 dinars tunisiens, pour un agneau. La province exporte en Turquie, en Jordanie, mais surtout en Arabie saoudite pour le pèlerinage de La Mecque. » De retour à Pékin, je fis, comme à chaque retour de mission, mon rapport, que je transmis au ministère des Affaires étrangères. Quelques semaines plus tard, le président me téléphona pour m’entretenir de tout autre chose. Très au fait des avancées technologiques en Asie, il m’appelait parfois pour avoir de plus amples informations sur de nouveaux produits ou, tout simplement, pour les acquérir. L’Aïd approchant, au détour de la discussion, je lui demandai combien coûte un agneau en Tunisie. « Entre 200 et 250 dinars », me répondit-il. Soit dix fois plus cher qu’un agneau chinois. Je lui racontai alors ma cérémonie mongole, lui demandant pourquoi on ne proposerait pas aux consommateurs tunisiens, à l’occasion de cette grande fête religieuse, des moutons d’une qualité exceptionnelle à un prix défiant toute concurrence. Je mesurai la portée d’un tel geste envers les familles les plus modestes. Il me chargea de rédiger une note à ce sujet. Je m’exécutai. En agissant ainsi, je n’avais en tête que l’intérêt général de l’État et des Tunisiens. Je ne savais pas que cette initiative pouvait aller à l’encontre de certains intérêts, ce que le ministre des Affaires étrangères prit plaisir 118


à me rappeler lors de son coup de téléphone alors que j’étais en compagnie de Philippe Guelluy, ambassadeur de France. Conscient d’avoir heurté certains lobbies, je montai donc dans ma chambre pour appeler le président. C’était un samedi après-midi, à 16 heures, heure tunisienne. « Je vous dérange en pleine sieste, mais j’ai quelque chose de grave à vous dire », commençai-je. Il resta silencieux. J’enchaînai : « Monsieur le Président, je ne peux plus travailler dans ces conditions. Votre ministre des Affaires étrangères vient de m’appeler pour m’insulter », et je lui fis un résumé de la conversation. « Tout cela à cause de cette histoire de viande, m’insurgeai-je. Monsieur le Président, je pensais qu’il était de mon devoir d’agir ainsi pour la Tunisie. Mais j’ai touché, semble-t-il, certains intérêts, ce qui m’a valu une remontrance. Cette situation, que je vis avec Monsieur Abdallah, je l’ai déjà vécue auparavant avec Messieurs Kallel, Ben Dhia, Neffati et j’en passe. Toutes ces personnes, proches de vous, m’ont exclu pour une seule raison : le fait que j’ose vous parler directement et vous faire part de certaines vérités. C’est mon seul péché ! Ils ont réussi à me marginaliser, vous mettant dans l’impossibilité de me défendre et de me rendre justice. Je sais que c’est la dernière fois que j’agis auprès de vous, je sais qu’ils vont me faire encore plus mal. Je préfère m’arrêter, en vous remerciant de la confiance que vous m’avez accordée. » Après cette longue tirade, le président resta silencieux quelques secondes, qui me parurent une éternité. Il répliqua : « Docteur, toutes ces personnes que vous avez citées ne peuvent vous nuire. Je sais ce qui se passe et je suis le seul maître à bord ! Vous êtes un homme intègre et droit, vous méritez ma confiance. Ne soyez pas inquiet. » Touché, je le remerciai et le priai de ne pas faire état de cette conversation au ministre des Affaires étrangères. « Je vous le promets », me répondit-il. J’étais soulagé, heureux. Pour la première fois, je m’étais révolté en mettant en jeu mon avenir, ma carrière, j’avais décidé d’en découdre avec le système établi, pensant que le président était le seul capable de défaire ce système. J’avais l’espoir qu’il se réveille et remette enfin les pendules à l’heure. Alors que je quittai ma chambre, le téléphone retentit. C’était à nouveau le président, 119


qui me demanda si le ministre ne m’avait appelé que dans le but de me gronder. Je lui répondis par l’affirmative. Le lundi matin, à la première heure, le ministre des Affaires étrangères me téléphona. Je crus un instant que le président n’avait pas tenu parole… Je décrochai. Le ton était plus complice : « Si Sahbi, m’appela-t-il, comme pour être affectueux, ne prenez pas mal ce que j’ai pu vous dire, je suis votre ami, je veux vous aider. Vous êtes loin de la Tunisie, il y a des choses que vous ignorez, ne faites pas de faux pas. Oublions cet incident, je ne voulais pas vous blesser. » Ce n’est que plus tard qu’une source m’apprit que le président avait bien tenu sa promesse, mais que sa femme était à ses côtés lors de notre conversation. Et que c’est elle qui aurait fait part de la teneur de notre discussion au ministre. J’avais, certes, inauguré de nouvelles relations avec ce dernier, fondées sur le respect mutuel et qui s’orientera vers une certaine complicité. J’avais appris à connaître cet homme intelligent, qui avait certes un sens aigu du devoir, mais que tout le monde redoutait. Homme du sérail, il était pris au piège de son propre système et de celui du pouvoir en place. Mais depuis ce jour, je n’ai plus jamais eu accès directement au président lorsque j’appelais le palais de Carthage. J’appris par la suite par des sources concordantes que toutes les communications téléphoniques destinées au chef de l’État étaient désormais filtrées par son épouse. La Tunisie ne passera finalement aucune commande de viande à la Chine, prétextant qu’il n’existait pas d’accords sanitaires entre les deux pays. Le ministre de l’Agriculture me signifia par courrier que la Tunisie ne donnait pas suite à ma proposition. Pourtant, début janvier 2009, vers 7 heures du matin, heure tunisienne, alors que l’Aïd était loin derrière nous, le président m’appela, toujours au sujet de ses cigarettes électroniques. Après avoir abordé ce sujet, il me lança : « Votre histoire de mouton, c’était du vent ! Vous n’avez pas tenu votre promesse ! - Pas du tout, Monsieur le président, j’ai reçu une lettre de refus du ministre de l’Agriculture. 120


- Ah bon ? Il va vous appeler tout de suite ! » Ce dernier m’appela une minute après que le président eut raccroché, m’affirmant que jamais il n’avait envoyé de lettre. Le lendemain, il fut remercié. Aujourd’hui encore, la Tunisie continue d’acheter les moutons au prix fort. Les intermédiaires, et ceux qui négocient leur prix et qui les importent, sont toujours là.

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CHAPITRE 19

L’AFRIQUE, ELDORADO DE LA CHINE

Quand, le 25 mars 2005, je présentai mes lettres de créance au président chinois, la traductrice me demanda quelle langue je souhaitais utiliser. Je savais qu’à l’université, les meilleurs élèves apprennent l’anglais et le japonais, les élèves moyens, le français et l’allemand, et les moins bons, l’arabe. Je demandai donc à parler en français. À cette époque, la Tunisie se préparait à accueillir la deuxième phase du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). J’avais pris soin de rencontrer Habib Ammar, chargé de l’organisation du sommet, qui me fit part de l’opportunité de faire venir à Tunis des entreprises chinoises, de plus en plus compétitives. Lorsque le président me présenta la Chine comme un pays combinant le développement social et la liberté d’entreprendre, je sautai sur l’occasion : « Monsieur le président, la Tunisie a besoin de la Chine à l’occasion de la deuxième phase du Sommet des Nations unies sur la société de l’information, et la Chine a également besoin de la Tunisie. Nous vous offrons la possibilité de faire état des technologies chinoises. Notre pays souhaite, à cette occasion, une aide logistique pour l’organisation du sommet. » Il me donna son accord. Le ministre de l’Information m’appela le lendemain pour me demander quels étaient nos besoins. Je téléphonai au ministère tunisien des Télécommunications. Sa secrétaire d’État, Khadija Ghariani, assura le suivi de la coopération sino-tunisienne avec moi. On me fit part des besoins : des écrans géants, 1.200 ordinateurs, 300 portables et une participation financière. Tout cela n’était 122


rien pour la Chine. J’ajoutai à la liste 25 voitures de luxe pour le transport des chefs de délégation. Ces véhicules officiels chinois, des Buick sobres et élégantes, pouvaient en outre permettre le renouvellement du parc ministériel tunisien. Le dossier fut suivi par Yuhe Liu, ambassadeur de Chine en Tunisie. Quand je rentrai en Tunisie quelques mois plus tard, je notai que toutes nos demandes avaient été satisfaites… sauf celle concernant les voitures. Je demandai à l’ambassadeur Liu la raison de cet oubli. Il me répondit : « Vous savez, la Chine était disposée à donner des bus et des voitures. Mais je me suis rendu au cabinet du Premier ministre, Monsieur Ghannouchi, pour régler les détails. On m’a suggéré qu’on leur offre des Mercedes 350 SEL. » Il aurait alors rétorqué à son interlocuteur : « Si vous souhaitez des Mercedes, adressez-vous tout simplement à l’ambassadeur d’Allemagne ! » Comme à chacun de mes passages en Tunisie, je rendis visite à Ben Ali. Il me remercia pour mes efforts, ce qui m’offrit l’occasion de lui rapporter cet épisode inadmissible. Constatant que pareille révélation l’importunait, j’essayai de justifier ce refus en arguant qu’on avait dû penser aux pièces de rechange. J’ajoutai que je n’étais en rien impliqué dans l’acheminement du matériel vers Tunis, alors que j’étais l’initiateur de cette aide que personne ne m’avait suggérée. À ce propos, il convient de préciser que la Chine a toujours aidé la Tunisie dans tous les domaines. En retour, la Tunisie fit toujours le maximum pour lui rendre la pareille. Par exemple, après le tremblement de terre de 2008 dans le Sichuan, Tunis dépêcha une aide substantielle aux autorités de cette province meurtrie. Les relations commerciales entre les deux pays ne sont pas négligeables non plus. Au nord-est de Pékin, à Qin Huangdao, une usine sino-arabe, devenue sino-tunisienne, de fabrication d’engrais a vu le jour en janvier 2007. Il s’agit là d’un bel exemple de coopération Sud-Sud et de l’un des plus gros investissements de la Tunisie à l’international. Ce sont des ingénieurs tunisiens qui ont installé l’usine et apporté leur procédé de fabrication. La Tunisie avait pris 6 millions de dollars de participations dans le capital. 123


Sur un autre plan, la Tunisie est devenue une destination touristique pour les Chinois après la mise en place d’un bureau de l’Office du tourisme tunisien au 27e étage des tours jumelles, en plein cœur de Pékin. Mais c’est surtout dans les domaines de la communication et des médias que j’eus le plus de contacts grâce à une société du secteur dirigée par un Français sinophile né à Tunis, mon ami Serge Dumont. Ce dernier vit dans une magnifique résidence dans la Cité interdite, en récompense de son effort pour améliorer la communication du gouvernement chinois pendant l’épidémie de SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère). Mais au-delà de la Tunisie, c’est l’Afrique qui intéressait la Chine. En septembre 2005, lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU, le président chinois appela de ses vœux l’organisation d’un sommet Chine-Afrique l’année suivante. Il aura lieu le 6 novembre 2006 en présence d’une quarantaine de chefs d’État et de gouvernements africains, un record ! Tous rencontrèrent le président chinois. Destiné à sceller un partenariat pour le développement en Afrique, ce forum reposait sur un principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Mais le fait que des pays africains signent des accords avec la Chine de manière individuelle n’était pas du goût de l’Union africaine (UA), laquelle finit par modifier la donne en 2010 après l’échec de la mise en œuvre de certains projets, notamment régionaux, sans l’implication de ses instruments. Cette plateforme sino-africaine n’avait aucun relais international. En effet, alors que l’Union européenne et d’autres organismes internationaux souhaitaient être impliqués, la Chine avait décidé de négocier seule son partenariat avec l’Afrique, à la demande d’ailleurs des États concernés. Mais là encore, Pékin finit par accepter l’implication de la Banque africaine de développement (BAD) et celle d’autres institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou la Banque européenne d’investissement (BEI). Lors du premier sommet Chine-Afrique, que tout le monde observa avec stupeur, voyant une quarantaine de chefs d’État et de gouvernements accourir à Pékin pour rencontrer le président 124


Hu Jintao, j’étais particulièrement fier de voir pratiquement tous mes étudiants tunisiens, vu leur excellent niveau en chinois et leur sérieux, accompagner les chefs d’État africains comme traducteurs. Ensuite, en tant que diplomate tunisien, j’étais heureux d’avoir contribué à résoudre une situation très délicate pour les Chinois, peu habitués aux relations conflictuelles qui peuvent exister entre voisins africains. Il s’agissait, en l’occurrence, du conflit du Sahara occidental et de son impact sur toute entreprise africaine en relation avec l’UA. En effet, alors que la séance d’ouverture n’était prévue que pour le lendemain, nous avions réussi, au bout de longues discussions, à surmonter de nombreuses divergences pour parvenir à un consensus sur le document final du sommet. Mon téléphone fixe sonna à 3 heures du matin, une voix me fit part, en arabe, du souhait du ministre chinois des Affaires étrangères de me rencontrer immédiatement. J’apprendrai de sa bouche que le Premier ministre du Maroc, en escale à Paris, refusait de prendre l’avion pour Pékin si un paragraphe de la déclaration finale n’était pas modifié. J’acceptai d’assurer une médiation entre la délégation marocaine, présidée par mon ami Jaafar El Hellouj, et les délégations d’Afrique du Sud et du Nigeria. Je me souviens avoir passé près de deux heures à obtenir des différents protagonistes qu’ils s’entendent sur un texte final et définitif. Je fus ravi d’y être parvenu. Et le ministre des Affaires étrangères, soulagé. En fait, ma relation avec ce dernier était plus ancienne. En juillet 2005, il devait se rendre pour la première fois en visite officielle en Israël, puis en Palestine. Il demanda à me rencontrer, connaissant le rôle joué par la Tunisie dans le processus de paix et mon implication personnelle, notamment à Madrid, dans les dialogues informels entre Israéliens et Palestiniens, ce que la presse appela à l’époque « l’initiative des colombes ». À la fin de l’entretien, le ministre me demanda : « Monsieur l’Ambassadeur, c’est la première fois qu’un ministre chinois des Affaires étrangères se rend en Israël. Pensezvous que la Chine puisse jouer un rôle dans ce conflit ? 125


- Monsieur le Ministre, comment voulez-vous que je vous réponde ? Comme ambassadeur de Tunisie ou bien comme ami ? - Je préfère l’ami ! - Dans ce cas, ne perdez pas votre temps avec ce conflit, il ne peut vous attirer que des ennuis. Laissez les Américains finir le travail, vous n’avez pas encore les reins assez solides en matière de politique internationale, vous en êtes encore au stade de la séduction à l’échelle internationale et vous voulez faire des affaires partout ! » Dans l’après-midi, lors de la cérémonie du 14 juillet à l’ambassade de France, l’ambassadeur américain Randt me salua en ajoutant : « Mohamed, tu as bien conseillé le ministre des Affaires étrangères. Bravo ! » Je compris ce jour-là la complicité diplomatique sino-américaine, que j’allais vérifier plus tard dans le dossier de l’élargissement du Conseil de sécurité des Nations unies. La Chine est un pays dont la diplomatie est calme, rigoureuse, incisive, le plus souvent efficace. De tous les pays où j’avais servi comme diplomate, c’est certainement celui qui m’a appris l’art du compromis et l’importance de la symbolique. Rien n’est carré, tout est souple et arrondi. La Chine, tel un roseau, plie mais ne rompt jamais. Sa diplomatie, par exemple, classe les pays selon leur importance en cinq cercles concentriques. Le premier comprend les États avec lesquels la Chine entretient des relations stratégiques et immuables. Il s’agit en général de pays frontaliers – notamment le Cambodge, le Vietnam, la Corée du Nord – avec lesquels elle a signé des accords économiques, politiques et de défense commune. Si une crise financière ou économique touchait ces mêmes pays, le grand frère chinois était disposé à payer la facture. En agissant ainsi, la Chine poursuit un double objectif : sécuriser ses frontières terrestres et asseoir sa domination et son unité territoriale. Le deuxième cercle est constitué par les principaux partenaires économiques avec lesquels la Chine, tout en restant prudente, souhaite établir des relations de confiance, avec le souci de 126


défendre son intérêt supérieur à n’importe quel prix. Dans ce groupe, on cite l’Union européenne, premier partenaire économique de Pékin, avec tout de même une mention spéciale pour l’Allemagne, le Japon, ennemi historique mais partenaire économique incontournable, et les États-Unis, principal partenaire financier. Ayant remarqué que le secrétaire américain au Trésor se rendait régulièrement à Pékin, je souhaitai en connaître les raisons. J’interrogeai alors l’ambassadeur américain Randt, qui me fit savoir que Washington avait convaincu les Chinois de le laisser opérer une sorte de monitoring sur leur système financier, réputé particulièrement opaque. Un véritable trou noir que les Américains prirent soin d’éclairer pour mieux en apprécier le contenu. C’est certainement dans ce domaine que les États-Unis ont pu devancer tous les autres pays pour nouer une relation durable et de meilleure qualité avec « l’empire du Milieu ». Le troisième cercle comprend tous les pays de ce qu’on appelle « l’initiative de Shanghai ». Il s’agit au départ d’une organisation de type sécuritaire créée dans la foulée de la guerre contre le terrorisme initiée par George W. Bush après le 11-Septembre. La Chine, à l’époque, y voyait l’occasion de mater les séparatistes musulmans ouigurs en vue de les inscrire sur la liste des organisations terroristes. Rappelons que de toutes les provinces chinoises, celle du Xinjang, à majorité musulmane, est la plus étendue et la plus stratégique en raison de la richesse de son sous-sol en minerais et hydrocarbures. Après avoir élargi ses prérogatives, cette organisation est en passe de devenir aujourd’hui la seule organisation politique et économique capable de rivaliser avec le G20. En effet, depuis 2010, cette initiative de Shanghai regroupe, en dehors des membres fondateurs, la Russie, l’Inde, le Brésil, le Pakistan, l’Argentine, à côté de l’Indonésie, la Malaisie, la Mongolie, la Thaïlande et plusieurs autres pays du Sud-est asiatique, principaux moteurs aujourd’hui de l’économie mondiale. Dans le quatrième cercle figurent les autres pays du monde, dont les États arabes et africains, avec lesquels la Chine souhaite nouer des partenariats. Les forums Chine-monde arabe et 127


Chine-Afrique constituent à cet égard un cadre approprié pour promouvoir le codéveloppement et les partenariats Sud-Sud, qu’il revient davantage à nous, Africains et Arabes, de faire aboutir. Le rapprochement avec ces deux ensembles géostratégiques permettra à Pékin de satisfaire ses besoins énergétiques grandissants mais aussi, dans la perspective de jouer un rôle politique majeur à l’échelle internationale, de disposer d’alliés au sein de l’ONU et du Conseil de sécurité. Le cinquième cercle est donc celui des organisations et institutions financières internationales. Jusque-là, la Chine n’avait pas de tradition de coopération avec les ensembles régionaux. Dans un futur très proche, Pékin sera amené à renforcer ses relations multilatérales pour pouvoir jouer un rôle déterminant à l’échelle de la planète. Cependant, certains analystes politiques et économiques persistent à penser que la Chine ne deviendra pas la première puissance mondiale escomptée et que le XXIe siècle restera américain. En 2006, un haut fonctionnaire brésilien du FMI, parti depuis à la retraite, révéla à une poignée d’ambassadeurs, dont je faisais partie, la teneur d’un rapport qu’il venait de remettre au président chinois et qui disait en substance qu’au cours des vingt à vingtcinq prochaines années, la Chine aurait pour principaux défis : - d’équilibrer sa croissance rapide et de mettre en place des mécanismes de développement pérennes ; - de faire en sorte que le secteur tertiaire devienne le moteur de l’économie avec un mouvement significatif de la main-d’œuvre ; - de réaliser en 2012 des tests périodiques pour identifier les déséquilibres éventuels. En raison d’une croissance impressionnante du commerce entre la Chine et le monde, l’incapacité de surmonter les défis du développement durable pourrait affecter non seulement les pays asiatiques et de l’ASEAN, mais également l’Europe, les pays nord-américains, l’Amérique latine, les Caraïbes et, à un degré moindre, l’Afrique. 128


Si le taux de croissance économique chinois, longtemps à deux chiffres, diminue par exemple de deux points, cela aurait pour conséquence immédiate la chute de la croissance européenne et affecterait par ricochet les économies de la région, dont celle de la Tunisie. Bref, quand la Chine éternue, c’est toute la planète qui s’enrhume. Il revient au monde d’en tirer les conséquences.

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CHAPITRE 20

« LE REGIME N’EN A PLUS POUR LONGTEMPS »

Ma mission en Chine coïncida avec les Jeux olympiques de Pékin en 2008 et l’Exposition universelle de Shanghai en 2010. En tant que coordinateur du groupe des ambassadeurs francophones pour les J.O., je fus amené à gérer, avec d’autres collègues et l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), dirigée par Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, une autre crise provoquée par les manifestations pro-Tibet qui ont perturbé le passage de la flamme olympique à Paris. Cet incident fut aggravé par les propos du président Nicolas Sarkozy sur une rencontre éventuelle avec le Dalaï-Lama à Paris, à laquelle la Chine avait, comme à l’accoutumée, indiqué son opposition de principe. Sauf que le président français avait lancé « ce n’est pas le président chinois qui va décider de mon agenda hebdomadaire » . Le lendemain, dans toute la Chine, les 250 points de vente des magasins Carrefour étaient désertés par les consommateurs. Depuis, le président français a appris à faire attention lorsqu’il s’agit de la Chine. Dans la foulée, les organisateurs des J.O. nous signifièrent leur décision de ne pas utiliser le français, la langue de Pierre de Coubertin. Ils souhaitaient des excuses formelles de la France. Lors d’un dîner, Hervé Ladsous, ambassadeur de France, m’informa qu’Abdou Diouf avait décidé, par solidarité avec Paris, de ne pas assister à la cérémonie d’ouverture des J.O., le 08/08/2008, date hautement symbolique pour les Chinois, le chiffre 8 représentant la fortune et la prospérité dans leur numérologie. Il annonça, en revanche, 130


l’arrivée de Jean-Pierre Raffarin, ex-Premier ministre français, pour représenter la Francophonie. J’avais estimé, avec quelques homologues africains, notamment le général Fall, ambassadeur du Sénégal, que si la Chine avait un problème avec la France, ce différend ne devait en aucun cas interférer dans les relations de la communauté francophone avec la Chine. J’appelai aussitôt Si Béchir Ben Yahmed, qui m’avait présenté Abdou Diouf au cours d’un dîner parisien. Il accepta aussitôt d’intervenir auprès de ce dernier. Deux jours plus tard, le secrétaire général de la Francophonie accéda à notre requête et confirma sa participation. Dans le même temps, nous avions œuvré, mon ami Hervé et moimême, à la réconciliation franco-chinoise. Envoyé spécial du président français, Raffarin fut reçu courtoisement par tous les dignitaires du régime. Il en fut satisfait et pensa, à tort, que sa visite avait été une réussite. Mes proches amis chinois me firent en effet observer que l’émissaire français était un homme politique de second plan et que, par conséquent, sa venue ne reflétait pas une volonté claire du gouvernement français de dépasser cette crise latente. S’il a été reçu en haut lieu, c’est parce que les Chinois ont pour coutume de ne pas faire perdre la face à celui qui se rend chez eux en quête d’apaisement. Arriva ensuite feu Philippe Séguin, président de la Cour des comptes. Je lui rappelai les griefs chinois, ainsi que la solution qu’ils préconisaient pour dépasser cette mauvaise passe. Je lui fis donc part du souhait des autorités de recevoir une grande personnalité française en tant qu’émissaire spécial et de voir le président français annoncer sans tarder, à défaut d’excuses, sa participation à la cérémonie d’ouverture des J.O. Je lui suggérai de rapporter notre conversation directement à Nicolas Sarkozy. Une semaine plus tard, le président du Parlement français, Bernard Accoyer, fut reçu en grande pompe, et l’Elysée annonça la participation du président à la cérémonie d’ouverture des J.O. Philippe Séguin me fit parvenir une gentille lettre dans laquelle il me savait gré, entres autres, de lui avoir permis d’arrêter momentanément la cigarette. Le président Diouf, lui, me reçut deux mois plus tard au siège de la Francophonie et me dit, après m’avoir remercié pour mes 131


efforts, que s’il devait rédiger ses mémoires un jour, il me citerait. Finalement, je l’ai fait avant lui. Quelques mois auparavant, j’appris qu’un grand hôtel de luxe allait accueillir une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement durant leur séjour à Pékin. Le propriétaire des lieux, David Chow, riche homme d’affaires de Hong-Kong, possédait également des hôtels et des casinos à Macao. Je m’y rendis pour lui parler de la Tunisie. Il était disposé à investir en Méditerranée dans le tourisme haut de gamme, et j’imaginai les bénéfices pour la Tunisie s’il venait à la choisir. Il souhaitait concurrencer la rive nord – Malte, l’Italie, l’Espagne ou encore Monaco – avec une station balnéaire. Il me demanda de le mettre en contact avec les autorités tunisiennes. J’en parlai aussitôt au président, qui me confirma qu’il le recevrait. David présenta son projet quelques semaines plus tard : un complexe de 2.500 hectares à El Haouaria, dans le nord du pays, avec des décors chinois sur six kilomètres de côte et un slogan « si vous ne pouvez pas aller en Chine, la Chine vient à vous ». Coût estimé : 5 milliards d’euros. Presque la moitié du budget de l’État. Mon ami chinois fut satisfait de son entretien avec le président, à qui il précisa qu’il ne voulait pas d’autre intermédiaire que l’ambassadeur de Tunisie en Chine. J’en fus flatté et assuma ce rôle pendant deux ans. Un jour, je reçus en Chine la visite d’un membre de la belle-famille présidentielle. J’étais ce jour-là invité par David pour l’inauguration précisément de son hôtel juste après les J.O. J’envoyai donc chercher Moncef Trabelsi pour qu’il me rejoigne au dîner. Mais on m’apprit que son fils était décédé et qu’il devait donc retourner de toute urgence en Tunisie. Je m’empressai, aussitôt mes obligations terminées, de le rejoindre à l’aéroport, où je passai deux heures avec cet homme que je connaissais à peine et qui était effondré par la perte de son fils. Il me dressa un portrait alarmant de la jeunesse tunisienne dépravée, alcoolique et droguée. Il résuma la mort de son fils ainsi : « Mon fils est tombé dans le guet-apens dressé par des voyous que la famille régnante a engraissés ! » Il parlait de sa propre famille. Devant mon silence de circonstance, il ajouta : « Docteur, vous êtes loin 132


de la Tunisie depuis quelques années, c’est devenu invivable. Le profit, la drogue, le trafic d’influence… Tout ceci se passe sous notre œil bienveillant. » Son honnêteté m’interloqua. Et à chacun de mes passages à Tunis, je le retrouvai pour boire un café ou fumer la chicha. Il me faisait régulièrement part de ses critiques à l’endroit de son frère ou des autres membres de la belle-famille. Je compris que la méfiance, la jalousie et la rancune minaient la famille régnante. Quelques mois plus tard, David m’appela pour me dire qu’il avait créé, par l’intermédiaire d’un avocat à Tunis, une société tunisienne d’investissement dans laquelle il avait offert une part symbolique à mon fils Anis. Mais son avocat, Nouri Ferchiou, m’appela pour me prévenir : « Sahbi, je pense que cela te dessert que ton fils soit associé au projet. » Tout cela me dépassait et, malgré l’insistance de David, je demandai que mon fils ne figurât pas dans la liste des actionnaires. En juillet 2010, le dossier financier fut bouclé. Le 4 décembre 2010, David atterrit à Tunis dans son jet privé, après que j’aie pu lui obtenir un rendez-vous avec le président. À sa descente, il fut accueilli par deux ministres. Il s’étonna de ne pas me voir. Il m’appela. Je lui répondis que, n’étant plus ambassadeur, je ne pouvais le voir de façon officielle. Mais j’acceptai de le rencontrer en tant qu’ami. Il me dit : « Le langage a changé, je ne suis pas confiant. D’autres personnes apparaissent dans les négociations. » Je le rassurai et lui suggérai d’en parler franchement au président, de mettre les choses au point. Mais à la veille de son rendez-vous présidentiel, prévu le 6 décembre à midi, David m’appela, alors qu’il se dirigeait vers l’aéroport. Il avait décidé de partir avant même de rencontrer Ben Ali. Une fois dans l’avion, il me rappela : « Docteur Basly, je suis parti précipitamment. Est-ce que cela va vous causer du tort ? - J’ai la conscience tranquille, David. C’est votre projet, c’est votre choix ! » Le 20 décembre 2010, je fus appelé à la présidence de la République par Slaheddine Cherif qui m’annonça que Ben Ali 133


avait décidé mon départ à la retraite et mon intégration à la Chambre des conseillers. Ma réponse à cette nouvelle surprenante fut : « Remerciez le chef de l’État de sa sollicitude, mais je refuse de partir en retraite anticipée ! J’accepte uniquement de recevoir mon indemnité parlementaire. » Fin décembre, je me rendis à Hong-Kong dans l’urgence pour rencontrer David, ce qui m’a été rendu possible grâce à une mesure de réciprocité que j’avais réussi à négocier avec les autorités de Hong Kong en 2007. Depuis, les Tunisiens ont la possibilité de se rendre à Hong Kong et Macao sans visa. Chow m’affirma dès mon arrivée : « Le régime n’en a plus pour longtemps ! » L’interventionnisme à tous crins autour du président l’avait mis mal à l’aise. Surtout, il n’avait pas apprécié que je sois exclu des négociations. « Un pays qui ne respecte pas ses serviteurs n’est pas digne de travailler avec nous », me dit-il, ajoutant : « Vous m’avez donné une belle image de la Tunisie pour que j’y investisse, alors que les Français, les Allemands et les Marocains me dissuadaient de le faire. Vous m’avez évité des intermédiaires de la famille mais votre mise à l’écart me prouve que je ne peux pas avoir confiance en votre gouvernement. » David avait tout compris de l’affairisme tunisien et de la future chute du régime. Et c’est une fois de plus en Chine, début janvier 2011, que j’appris que le pouvoir tunisien vacillait. Le 9 janvier 2011, je revins en Tunisie. En raison des événements qui secouaient le pays, la Chambre des conseillers s’était réunie le 11 janvier en session extraordinaire. Pour la première et dernière fois au sein de cette institution, je pris la parole pour un discours très offensif : « L’image de la Tunisie est ternie par le soulèvement populaire de Sidi Bouzid. Ce n’est pas un événement fortuit et il n’a pas pour origine, comme vous avez pu le dire, un acte terroriste islamiste. Il s’agit d’un malaise social dont il faut tenir compte. C’est le résultat d’une déconnexion totale entre l’élite dirigeante et le peuple. C’est, hélas, le résultat d’une politique de décapitation du leadership régional. Que le RCD en assume la pleine responsabilité ! Il est devenu une coquille vide. C’est l’absence d’un parti fort qui nous a menés à ces confrontations. Pour que la Tunisie redevienne 134


calme, il faut reconsidérer le rôle du Parti et mener le pays à bon port. Actuellement, le bateau Tunisie tangue, à la merci de vagues houleuses et dangereuses pour la sécurité du pays. » C’est sur ces derniers mots que je quittai la Chambre des conseillers. Le soir même, j’appris par ma sœur Naziha Zarrouk, vice-présidente de l’institution, que tout le monde, après mon intervention, eut enfin le courage de critiquer le Parti et son incapacité à gérer la crise. Le président de la Chambre des conseillers chuchota, semble-t-il, à l’oreille de ma sœur : « Ton frère a quitté le pays il y a quinze ans. Il revient et critique toujours autant. Il n’a pas tiré les leçons du passé ! » Les événements montreront que cette session était un rendez-vous d’adieu au régime.

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CHAPITRE 21

TRISTE ET MAGNIFIQUE 14 JANVIER

Le 14 janvier, alors que j’aurais tant aimé me mêler à cette foule assoiffée de liberté décidée à abattre le régime, je fus convoqué au tribunal dans la matinée pour une affaire familiale. Le même jour, j’enterrai mon meilleur ami, Jaafar Ben Ezzedine qui, ironie du sort, avait succombé à une crise cardiaque, lui qui rêvait de voir la Tunisie se libérer après cinquante ans de culture politique monolithique. En rentrant du cimetière, il me fut difficile de me frayer un chemin. Mon frère Zouhaier, président-directeur général de la Poste, me fit part en fin de matinée de rumeurs faisant état d’un complot contre le régime. À 17h20, le président monta dans son avion pour fuir le pays. Le départ de Ben Ali fut une surprise pour tout le monde tant il fut soudain. Pour la première fois, la foule prenait le risque de manifester son désarroi et son désaccord avec celui qui avait dirigé le pays d’une main de fer pendant plus de vingt ans. Elle exprima son refus de ce mode de gouvernance à coups de « RCD dégage ! » C’est la marche du 14 janvier, encadrée par l’UGTT, qui fut le mouvement le plus significatif, alors qu’une journée de grève générale était décrétée à Tunis. Ce devait être une manifestation pacifique, après que les rues de Sidi Bouzid, Kasserine, Sfax ou encore Kairouan ont lancé des slogans hostiles au régime et pointé du doigt la belle-famille présidentielle et tout l’entourage de Ben Ali. Grâce aux réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, le succès de mouvement fut sans précédent. Les gens bravèrent le risque d’être arrêtés et descendirent dans la rue pour dire non à la spoliation par une famille et au despotisme. 136


Mais c’était surtout un cri de désespoir des chômeurs, composante majoritaire de la manifestation, mais également de la jeunesse, qui ne voyait aucun avenir avec ce système corrompu. Même l’appartenance au Parti ne suffisait plus à s’assurer un emploi. De nombreux cadres du RCD vivaient très mal le chômage de leurs enfants et participèrent à ces manifestations. Pour la première fois, le désarroi avait gagné les rangs du Parti. Personne ne savait plus qui prenait les décisions, les ministres ne faisant que suivre un système qui s’enfonçait dans le pouvoir informel et l’arbitraire. Cette situation sociale particulièrement difficile contrastait avec une situation économique honorable avec un taux de croissance officiel aux alentours de 5% par an. On savait que la croissance s’essoufflerait entre 2010 et 2012, mais c’est une manœuvre politique qui a tout accéléré, témoignant du décalage entre l’équipe dirigeante et la population. Comme pour satisfaire leur ego, alors que l’élection présidentielle venait à peine d’être validée, les apparatchiks du régime appelèrent le chef de l’État à briguer un nouveau mandat en 2014. Cet appel fut d’une très grande imprudence ! Le Parti continuait d’être la caisse de résonance du pouvoir, pris en otage par deux membres de la famille régnante. À ce propos, quelques mois auparavant, j’avais eu une conversation avec mon ami Mohamed Ghariani, alors secrétaire général du RCD, dont j’apprécie les qualités personnelles et professionnelles. Nous prîmes le café dans sa modeste demeure de fonction. Je lui fis part de la symbolique de sa nomination en tant que secrétaire général du Parti et l’invitai à prendre ses responsabilités et à occuper pleinement son poste, car il incarnait une nouvelle génération politique appelée à prendre la relève un jour. Il me répondit : « Si Sahbi, si Monsieur Ben Dhia, Monsieur Abdallah ou un membre de la famille présidentielle vous intime un ordre, est-ce que vous l’exécutez ? - Si cet ordre est bénéfique pour l’intérêt général de la Tunisie, probablement ! S’il n’est pas conforme à mes principes, jamais. Je ne reçois d’ordre exceptionnel que du président de la République en personne. 137


- Tout le monde sait très bien comment tu fonctionnes. C’est cela ton problème avec le système ! - Trop tard pour faire autrement ! À mon âge, je ne peux plus composer avec ‘le système’, comme tu dis ! » Soudain, le 14 janvier 2011 à midi, la peur changea de camp. Le peuple, emmené par la jeunesse, avait pris rendez-vous avec l’histoire pour en découdre avec un régime despotique. Comme toujours dans ces cas-là, toutes les initiatives bénéfiques, utiles pour le pays, planifiées et mises en œuvre par l’administration, des universitaires et des hommes politiques patriotes qui avaient fait leur devoir de citoyen au service de l’État, du pays, du peuple, furent gommées, balayées… Le peuple ne voyait plus que le mal, ne retenant que la spoliation, le vol, la manipulation et surtout la répression. On dit souvent que les peuples sont ingrats. Mais en politique, la moindre erreur se paie comptant. Or, le régime de Ben Ali avait commis celle, irréparable, de s’appuyer sur la peur et le mensonge pour pérenniser sa mainmise. Le 14 janvier fut un soulagement ; le peuple s’était débarrassé d’un pouvoir qu’il haïssait après l’avoir craint. Hésitant et incohérent, le pouvoir avait chargé l’appareil sécuritaire – armée, police et gendarmerie – de réprimer la révolte. Ce même appareil sécuritaire avait fait de la Tunisie une oasis de paix et un exemple de stabilité aux yeux des étrangers. Toute société civile qui se respecte a besoin des forces de l’ordre pour assurer la sécurité des biens et des personnes. Qui aurait pu imaginer qu’un jour, le corps sécuritaire se dresserait contre la population ? Certes, dans toutes les confrontations, que ce soit celle de janvier 1978 ou de janvier 1984, l’armée et la police étaient apparues comme les défenseurs de l’État. Mais elles se sont toujours réconciliées avec la population, tandis que les crises sociales et politiques finissaient par se dénouer de façon équitable. Ce ne fut malheureusement pas le cas le 14 janvier 2011 : en l’absence d’un pouvoir fort et d’un leadership clair, les forces de sécurité devinrent le maillon faible du nouveau système. Cela aggrava l’insécurité et favorisa les violences, les pillages et les assassinats. 138


Le système s’écroula et fut totalement décapité lorsque le président décida de quitter le pays sur recommandation en apparence expresse du responsable chargé de sa sécurité. Je ne listerai pas ici les raisons qui ont motivé son départ. J’ai pu, depuis janvier 2011, converser avec tous ceux qui jouèrent un rôle ce jour-là ou qui accompagnèrent le président jusqu’à son avion. Je veux laisser à l’histoire et surtout aux nouvelles autorités le soin de faire la lumière sur ces événements et de dire au peuple la vérité. À l’heure où j’écris ces lignes, les Tunisiens sont encore loin de s’imaginer les tenants et les aboutissants de la Révolution. Un chef d’État, s’il admet publiquement avoir fauté, comme Ben Ali l’avait fait la veille de sa fuite, se doit d’affronter le courroux populaire. Son départ, quelles qu’en soient les raisons, demeurera une injustice faite aux Tunisiens. Nous savons d’ores et déjà que la fuite n’était pas préméditée. Selon des témoins oculaires, c’est un simple coup de téléphone sur le tarmac de l’aéroport qui changea le cours des événements et précipita la fuite. Qui a appelé Ben Ali sur son portable à un moment aussi crucial ? Le général Ali Seriati qui, selon les mêmes sources, devait accompagner la famille en Arabie saoudite, fut prié de retirer ses bagages de l’avion. On l’informa que le président avait décidé d’accompagner sa famille et qu’il reviendrait le lendemain. Peu après le décollage de l’appareil, le Premier ministre annonça à la télévision la vacance provisoire du pouvoir et s’autoproclama président de la République par intérim aux termes de l’article 56 de la Constitution. Dans le même temps, à l’aéroport de Tunis-Carthage, le jeune lieutenant-colonel Samir Tarhouni, patron de la Brigade antiterroriste (BAT), prenait l’initiative d’arrêter les membres de la famille présidentielle qui s’apprêtaient à fuir le pays. Selon mes sources, les forces de sécurité régulières du ministère de l’Intérieur furent priées de remettre armes et cartouches à l’armée, probablement pour éviter toute confrontation avec la foule. Mais de toutes les informations que j’ai pu recueillir, l’effacement des communications des trois salles d’opération – l’une au palais de Carthage, l’autre au 139


ministère de l’Intérieur et la troisième au ministère de la Défense –, également évoqué dans le livre Ma Vérité de Leïla Ben Ali, est capital. Si cet acte est avéré, il s’agit d’un grave délit dont il faudra identifier les auteurs et les sanctionner. Ces prétendus enregistrements ont-ils été détruits avant ou après le départ de Ben Ali ? Tout laisse à penser que cela s’est produit après le décollage de l’avion présidentiel. Le peuple veut et doit savoir ce qui s’est réellement passé entre le 17 décembre 2010 et la nuit du 14 au 15 janvier 2011. Même si certaines langues se sont déliées dans la presse à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution et de la chute de l’ancien régime, des zones d’ombre demeurent. Le départ du président a ouvert une nouvelle ère. Nous sommes passés d’un pouvoir totalitaire à une présidence temporaire, pour ensuite tomber dans le vide constitutionnel. Dans la matinée du 15 janvier, l’article 57 de la Constitution entra en vigueur, celui-là même qui justifia la destitution du président Bourguiba lors d’un « coup d’État médical » que le peuple tout entier accepta avec soulagement un certain samedi 7 novembre 1987. La population aspirait alors, déjà, à une vie meilleure, appelait de ses vœux l’instauration d’une démocratie où les libertés et les droits de l’homme seraient respectés. Presque un an après « le changement », toutes les forces du pays, ainsi que les partis politiques, signèrent un pacte national censé faire office de feuille de route pour l’administration et les institutions. Mais des médias zélés, aidés par des courtisans sans foi ni loi, dénaturèrent totalement notre espace politique, nous conduisant à violer une fois de plus notre Constitution, pourtant l’une des plus progressistes du monde arabo-musulman, pour faire de notre pays un régime présidentialiste. Ces mêmes courtisans commencèrent à mentir et à tout corrompre. L’affairisme, l’opportunisme et la corruption gangrenèrent inexorablement une partie de la société. La perversion du « changement » donna naissance à un système. Tous ceux qui continuaient à raisonner normalement furent marginalisés, passant au mieux pour des atypiques, au pire pour des antipatriotes. De nombreux citoyens choisirent de se comporter 140


en simples spectateurs. Les fonctionnaires intègres préférèrent s’orienter vers le privé. Certains responsables politiques, sans pour autant vendre leur âme, décidèrent de contribuer à leur niveau à la consolidation de l’État, tout en se concentrant sur l’exercice de leurs fonctions sans se soucier des dérives à la tête du régime. Ont-ils contribué, par une sorte d’abstention fautive, à perpétuer le système ? Certainement. Mais si leur passivité est blâmable, il faut leur savoir gré d’avoir maintenu le pays en relative bonne santé, ce qui a permis à la Révolution de survivre à bientôt deux ans d’hésitation, d’incohérence et de désordre. D’autres hommes politiques peu scrupuleux n’hésitèrent pas à profiter du système établi pour s’enrichir ou assouvir une ambition politique démesurée dans une course effrénée aux titres ronflants. Ces irréductibles du régime entrèrent petit à petit dans le premier cercle du président : hauts cadres de l’administration, ministres, chefs d’entreprise, hommes de presse, etc. Ceuxlà doivent assumer leur responsabilité historique et rendre des comptes. C’est à cause d’eux qu’un pays paisible, dynamique, entreprenant, historiquement et culturellement riche, a fini par s’enliser jusqu’à l’éclatement. Le 14 janvier 2011, certains de ceux qui scandaient « Ben Ali dégage ! » étaient la veille encore des acteurs actifs ou passifs du Parti. Car le rejet de l’injustice et de la spoliation n’était pas l’apanage d’une souche particulière de l’opposition, mais bien une exigence de tous les Tunisiens. Sans la complicité des anciens du Parti avec la foule qui manifestait, les événements auraient pu prendre une tout autre tournure. Je persiste donc à penser que l’opprobre jeté sur les anciens du RCD sans aucune distinction était une manœuvre déloyale et une insulte à la vérité du 14 janvier. Après l’UGTT et l’extrême gauche, les islamistes, très discrets pendant la Révolution, et les partis de l’opposition obtinrent l’appui de médias longtemps au service de la dictature pour entamer une entreprise systématique de dénigrement de tout ce qui fut entrepris pendant plus de cinquante ans. Pourtant, si nos grands-parents sont morts pour l’indépendance, si nos parents ont 141


édifié sous Bourguiba une Tunisie moderne, la génération Ben Ali contribua, elle, à la mise en place d’un tissu économique et à la création d’infrastructures qui permirent un développement social très envié par les pays de la région. Mais la machine médiatique s’emballa. Tout à coup, sur le petit écran, défilèrent des extrémistes et des journalistes peu compétents, colportant tout ce qui se racontait sur les terrasses de cafés ou dans les couloirs du Palais de justice au nom d’une prétendue liberté d’expression. Le peuple, qui n’avait jamais fait confiance aux journalistes, se réconcilia avec la télévision. Non par amour, mais par nécessité, car il était avide d’informations. Pour lui, la télévision était désormais le reflet de la vérité, elle donnait une image réelle de la société. De fait, la télévision a certainement contribué à canaliser la pensée post-révolutionnaire. Pour la première fois depuis sa création, elle ne dictait plus la volonté du pouvoir. Mais dans le même temps, elle fit le lit de courants politiques extrémistes, qui disposèrent ainsi d’un espace médiatique qu’ils ne méritaient pas compte tenu de leurs programmes et solutions, et façonna dans une large mesure les résultats de l’élection de la Constituante, le 23 octobre 2011.


CHAPITRE 22

L’OFFENSE FAITE AU PEUPLE

Alors qu’on s’acheminait vers l’application de l’article 57 qui prévoit une élection présidentielle dans les 60 jours, la machine destructrice lancée par des apprentis sorciers de la politique mit en scène, au nom du peuple, ce qu’on appela la Kasbah 1 et 2. Je m’étais efforcé pour ma part, dans les jours qui suivirent le 14 janvier, d’amener l’ancien parti au pouvoir à prendre acte de la chute du régime et à se positionner clairement par rapport aux événements afin de tourner la page. Nous fûmes un petit groupe à souhaiter assumer publiquement les erreurs du passé, dénoncer les errements du régime précédent et rallier les vrais patriotes afin de réunir les forces démocratiques en présence pour assurer la relève. Je n’étais pas un cadre supérieur du Parti ; je n’avais participé à aucun congrès et n’ai jamais été membre du Comité central ni, a fortiori, du Bureau politique. Je ne me privai donc pas de pointer du doigt le climat malsain qui régnait dans les rangs du Parti, rappelant que les erreurs commises avaient conduit à la faillite d’un système politique et d’un parti pourtant héritier du Destour, lequel avait milité pour une Tunisie indépendante et moderne. Refuser de reconnaître ses erreurs revenait à manquer de respect au peuple et aux martyrs tombés durant les événements qui émaillèrent toute la période insurrectionnelle. Nous étions réunis entre démocrates de la famille destourienne, quand je m’entendis dire par l’un des « barons » du régime, en l’occurrence Hédi Baccouche, qu’il était trop tôt pour une quelconque action et qu’il fallait se concentrer sur la consolidation du Premier ministre, Mohamed 143


Ghannouchi, et de son gouvernement. J’étais personnellement opposé à cette stratégie. Dès les premières heures, j’affirmai que Ghannouchi n’était pas l’homme de la situation. Je réitérai à qui voulait l’entendre ma désapprobation totale de cette démarche. J’ajoutai, en substance, que ce gouvernement provisoire ne serait pas accepté par le peuple. Je souhaitai œuvrer à la reprise du Parti par de vrais militants démocrates. C’était une urgence, car la démission de certains membres du bureau politique, bien que souhaitable à ce moment-là, ne pouvait qu’affaiblir notre action politique si une relève n’était pas assurée aussitôt. Nous n’avions rien à nous reprocher, n’ayant contribué en rien à la dégradation de la vie politique au cours des dernières années, mais, comme d’habitude, je ne fus pas écouté. S’agissant de la période confuse de l’après-14 janvier, je peux affirmer sans risquer de me tromper que les membres de l’opposition qui ont rejoint le premier gouvernement Ghannouchi n’ont à aucun moment demandé la dissolution du RCD, ni la démission du Premier ministre ou du président Fouad Mebazaa du bureau politique du Parti. Ils souhaitaient simplement que soit établie une distinction claire entre les parties en présence et le gouvernement nouvellement formé. Quant à la démission de Mustapha Ben Jaafar du premier gouvernement post-14 janvier, elle aurait été motivée, selon mes sources, par le refus de Mohamed Ghannouchi d’accorder le titre de ministre d’État aux chefs de parti membres du premier gouvernement de coalition. Ahmed Brahim d’Ettajdid et Néjib Chebbi du PDP n’avaient pas une telle exigence et choisiront de rester, pensant rendre d’abord service au pays. Je sollicitai également le secrétaire général du Parti pour qu’il réunisse le comité central. Il me fit savoir qu’il attendait des instructions du Premier ministre... Cette manie d’attendre les ordres venus d’en haut, même pour des détails insignifiants, m’a toujours dérangé. Le système s’en est trouvé ankylosé dès le début des années 1990 ; personne n’était habilité à prendre la moindre initiative. Seul celui qui prétendait parler au nom du président – et non le président lui-même – avait droit à la 144


parole. Ses instructions étaient exécutées à la lettre par toute la hiérarchie, parfois avec beaucoup de zèle. Un jour, un proche collaborateur de Ben Ali, à qui je reprochais certains agissements dont j’avais eu écho à l’occasion de mes brèves vacances d’été, me répondit aussitôt : « Si le premier responsable du pays ne daigne pas tenir compte de ce qui se passe, pourquoi veuxtu que ce soit moi qui soit plus vigilant en matière de bonne gouvernance ? » Cette attitude fataliste était prédominante chez à peu près tous les cadres du régime, notamment durant les cinq années qui ont suivi la naissance du fils de Ben Ali, Mohamed. Un jour, le président me reçut et me fit part de son souhait de voir des entreprises chinoises investir dans une cimenterie à Gafsa, qui venait d’être le théâtre d’événements sanglants. Alors que nous étions en pleine conversation, la porte du bureau s’ouvrit et le petit Mohamed fit irruption. Il marchait à peine, soutenu par une domestique, probablement d’origine philippine. Le président s’interrompit et me dit, en accourant vers son fils : « Docteur, depuis que ce gosse est venu au monde, je n’ai plus la tête à autre chose ! » Je compris aussitôt que je devais prendre congé. Je fis le nécessaire aussitôt rentré à Pékin. Quelques mois plus tard, le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, m’appela pour me demander de surseoir à toute démarche auprès des autorités chinoises concernant le projet. J’apprendrai par la suite que ledit projet avait été récupéré par le groupe Carthago Ciment et le groupe Poulina, en collaboration avec des Espagnols. J’ignore à ce jour s’il a été mené à bien avec les parties concernées. Pareilles situations était devenues fréquentes : on sollicite un ambassadeur pour chercher des investissements directs ; une fois qu’il s’est acquitté de sa tâche, en guise de remerciement, on le change de poste ou on demande aux partenaires étrangers de ne plus le contacter. De même, quand un diplomate se démène pour faire inviter les autorités du pays où il se trouve en Tunisie, il se voit exclu des audiences ou dîners officiels, alors que l’ambassadeur étranger en poste à Tunis assiste à toutes les audiences à la présidence de la République. Cette situation, à l’instar de beaucoup d’autres, est vécue comme une frustration, une sorte d’injustice génératrice 145


d’un sentiment de démobilisation qui rongeait tout l’exécutif à tous les échelons. Alors qu’on s’acheminait, conformément à la Constitution, vers des élections présidentielles et législatives, un gouvernement de coalition nationale fut donc formé avec à sa tête Mohamed Ghannouchi et pas moins de six ministres de l’ère Ben Ali, qui plus est à des postes sensibles (Intérieur, Affaires étrangères, Défense). Ce fut la première maladresse ; prétendre assurer une transition avec les hommes du passé revient à promettre de faire du neuf avec du vieux. On n’avait manifestement pas pris la mesure du rejet dont faisaient l’objet l’ancien régime et ses principales figures. À la question de Moncer Rouissi, qui m’appela la veille de l’annonce du nouveau cabinet pour me consulter sur l’opportunité d’accepter un poste ministériel, ma réponse fut catégorique : « Tu ne peux pas accepter de siéger dans un gouvernement censé être le produit d’une révolution. » Il déclina aussitôt l’offre. En agissant ainsi, je pense qu’il a respecté la Révolution. J’avais suggéré la même chose par SMS à Mohamed Jegham, mais j’appris le lendemain qu’il figurait sur la liste gouvernementale. C’est finalement le peuple, ou du moins l’extrême gauche, qui, en occupant la place de la Kasbah, aura raison de ce premier gouvernement post-14 janvier. Dès lors, on entra dans une zone de fortes turbulences. Face au tourbillon d’événements incontrôlables dans lequel était pris le pays, le pouvoir bicéphale de l’époque manifesta sa faiblesse et, surtout, son amateurisme politique. Pourtant, on s’obstina à garder le chef du gouvernement, qu’on souhaitait maintenir à tout prix pour en faire ensuite le président de la République afin de rétablir la légalité constitutionnelle et d’assurer la pérennité du système après avoir décapité sa tête, à savoir Ben Ali. Pour compléter le scénario et complaire aux forces en présence, les conseillers de l’ombre suggérèrent de faire un clin d’œil aux islamistes en autorisant Rached Ghannouchi, leur leader, à rentrer au pays sans être inquiété, alors que l’amnistie n’avait pas encore été décrétée et qu’il tombait donc sous le coup de la loi. Bel exemple de violation des lois du pays par un gouvernement révolutionnaire censé 146


précisément en découdre avec le système précédent, passé maître dans l’art de fouler au pied les institutions. Moncef Marzouki fut également autorisé à regagner le pays. Dès son arrivée à Tunis, il annonça son intention de se présenter à l’élection présidentielle, laquelle devait se tenir dans les deux mois. Mais lesdits stratèges avaient tout faux. En agissant ainsi, le gouvernement en place montra sa fragilité, son incohérence et sa vision réductrice des forces en présence. En démissionnant du RCD sans que personne ne leur demande quoi que ce soit, le Premier ministre et le président de la République signèrent l’arrêt de mort de la plus grande force politique du pays et permirent à d’autres forces de se constituer et d’occuper un espace désormais vide. Or, ce sont précisément ces forces, essentiellement de gauche, qui eurent raison du second gouvernement par une nouvelle occupation de la place de la Kasbah, scellant la mort des institutions au nom de la Révolution. Les deux chambres furent dissoutes et l’idée d’une Constituante – débouchant sur une deuxième République – commença à faire son chemin dans les esprits et au sein de médias mus par la défense de l’idéal révolutionnaire. Par ailleurs, je fus mandaté avec Fayçal Triki, dont je venais à peine de faire la connaissance au Sénat, pour suggérer à Abdallah Kallel de démissionner du poste de président de la Chambre haute à la demande expresse, selon Hédi Baccouche, du président de la République. On se rendit à sa demeure à Salamboo, où il nous reçut de manière fort courtoise. Lorsqu’on aborda le délicat sujet de la démission, il nous fit savoir qu’il avait déjà pris ses dispositions et qu’il souhaitait bénéficier de la loi d’amnistie générale qui allait être promulguée, au même titre que tous ceux qui avaient été condamnés. Dans ce contexte politique incertain, je pris finalement la décision de créer mon propre parti – Al-Mustaqbal (l’Avenir) – et d’y rallier mes amis de la société civile. J’obtins l’autorisation du ministère de l’Intérieur le 9 mars 2011. Hasard du calendrier, le RCD fut dissout le même jour et ses « barons » emprisonnés. En ouvrant le journal, je retrouvai mon interview parlant du lancement d’Al-Mustaqbal sur une demi-page, juste au-dessus 147


d’un article sur l’arrestation d’Abdelaziz Ben Dhia, Abdallah Kallel et Abdelwahab Abdallah, les trois conseillers de Ben Ali avec lesquels j’eus des relations difficiles. En politique, vous avez beau nager à contre-courant, défier les responsables les plus influents du régime, braver les risques, passer de mauvais moments, vous éprouvez toujours, à la fin, le sentiment du devoir accompli. Ces trois personnalités m’avaient toujours mis les bâtons dans les roues à des degrés différents et ne m’avaient jamais épargné. Pourquoi ? Simplement parce que, sachant que le pouvoir était aux mains d’un seul homme, je n’hésitais pas à appeler le président ou à lui faire entendre mon point de vue quand il le souhaitait, écoutant les conseils d’un ami juif qui m’avait dit un jour : « En politique et en affaires, il faut toujours traiter avec le numéro un et jamais avec le numéro deux ! » Je me suis alors souvenu de mon père, qui m’a toujours considéré aux antipodes du système Ben Ali. Je pensais à la fierté qui aurait été la sienne s’il avait pu voir ma photo, ce jour-là, audessus de celle de mes détracteurs mis aux arrêts. Pourtant, je n’éprouve aucune rancune. J’espère que la Tunisie tournera la page le plus rapidement possible et qu’on entamera une véritable réconciliation nationale pour bâtir ensemble un avenir serein sur de nouvelles bases. Seulement voilà, l’exclusion qui a frappé ceux que l’on appelle « les anciens du régime », décidée par des forces politiques qui n’avaient même pas participé à la Révolution, est injuste. Que la gauche anarchiste clame que tout le régime a volé est totalement démagogique. Cette haine aveugle et disproportionnée a largement contribué au vote sanction du 23 octobre 2011. Du coup, l’élection de la Constituante n’a pas profité à ceux qui l’avaient suggérée.

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CHAPITRE 23

LA « FAMILLE » ET MOI

Sur un tout autre plan et dans le cadre du brouillage politique et médiatique systématique post-14 janvier ciblant exclusivement les anciens hauts cadres de l’État, j’appris à travers les réseaux sociaux et une certaine presse que j’avais entretenu, selon certains, des relations très étroites avec la famille régnante, moi qui ai tenu dès le départ à ce que mon itinéraire politique n’interfère d’aucune manière avec le circuit informel pour avoir été témoin, au début des années 1990, des déboires auxquels conduisent de telles manœuvres. En effet, jusqu’en 1998 – date à laquelle je quittai la Tunisie pour n’y retourner que quelques semaines avant la révolte de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010 –, je fus amené à nouer des relations courtoises avec des figures proches du président. Parmi elles, Kamel Eltaief, dont je connais la famille depuis ma jeunesse à Sousse et avec lequel j’ai gardé à ce jour des liens basés sur le respect mutuel. Après une interruption de quelques années, je repris contact avec lui grâce à la complicité de feu Hichem Gribaa. Je pus ainsi apprécier le rôle que joua à l’époque Kamel dans les rangs de l’opposition, ce qui lui permit tout naturellement d’être l’un des acteurs de l’après-14 janvier. J’ai également connu Slim Chiboub avec lequel j’ai pu m’entretenir souvent en tant que gouverneur dans le cadre de mes rencontres avec tous les présidents de club de football ; nos relations, jusquelà toujours cordiales, se réchaufferont à la faveur d’un voyage privé qu’il effectuera en Inde avec sa charmante épouse Dorsaf, 149


alors que j’étais ambassadeur à New Delhi. L’été suivant, Slim et Dorsaf Chiboub m’invitèrent à un dîner privé à leur domicile de Hammamet pour me remercier de leur avoir fait découvrir l’Inde, où ils avaient bien évidemment pris en charge leur séjour. Je ne reverrai plus Slim Chiboub jusqu’aux J.O. de Pékin, alors qu’il accompagnait Sepp Blatter, président de la Fifa, à une réception que j’avais organisée à l’ambassade en l’honneur de la délégation officielle olympique. J’ai toujours entretenu des rapports cordiaux, fondés sur le respect mutuel, avec tous les acteurs de la scène politique. Je n’ai donc pas eu la possibilité, distance oblige, de faire la connaissance d’acteurs influents apparus après 1998. C’est pourquoi je peux affirmer que je n’ai pas connu – bien que cela aurait pu être le cas – des personnes telles que Sakhr el-Materi, Marouane Mabrouk ou Belhassen Trabelsi. Il m’arriva pourtant de voir ce dernier, sans le reconnaître, à deux reprises. En août 2002, peu après mon retour de Madrid, je me rendis avec des amis chez Mohsen Fourati à l’hôtel Sindbad, à Hammamet. Alors que nous étions attablés, un jeune homme, bébé au cou, s’approcha de nous pour saluer le groupe et spécialement Si Mohsen. Il parlait de la météo et du vent, thèmes chers aux propriétaires de bateaux et autres mordus de navigation. Je remarquai que l’assistance prêtait beaucoup d’attention à la personne en question. J’osai, une fois celle-ci partie, demander son identité. « C’est Belhassen Trabelsi !, s’exclama Si Mohsen, tu ne le connais pas ? » Et d’ajouter : « Dieu soit loué, j’ai encore confiance dans la Tunisie. Qu’un haut cadre de la nation, en l’occurrence un ambassadeur, ne connaisse pas les personnes influentes du régime, cela me rassure et m’amène à penser que le système n’est pas si mauvais que ça ! » Deux années plus tard, alors que je recevais le chef de l’État et sa famille à Marbella, dans son hôtel, c’est Ali Seriati, chargé de la sécurité présidentielle, qui me chuchota à l’oreille : « Estce que tu as salué Si Belhassen ? » Il était à peine à un mètre. Je le fis, en lançant spontanément à Si Ali que je n’avais pas eu le plaisir de faire sa connaissance auparavant ! Je ne citerai aucun autre membre de la famille régnante – hier tant courtisée 150


et aujourd’hui vilipendée par ceux-là mêmes qui profitèrent de ses largesses et dont certains sont devenus d’authentiques révolutionnaires – pour la simple raison que je ne les ai jamais rencontrés, hormis Moncef Trabelsi, avec lequel j’avais entretenu une relation amicale et qu’il m’arrivait de retrouver, de temps en temps, au café la Palme, aux Berges du lac.

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CHAPITRE 24

AL-MUSTAQBAL COMME ALTERNATIVE

Le parti Al-Mustaqbal commença sa trajectoire politique grâce à l’engagement d’une poignée de volontaires, jeunes et moins jeunes, qui avaient adhéré à mes analyses et pris la mesure de la situation du pays, laquelle nécessitait un réel engagement et un débat autour de priorités nationales répondant aux aspirations du peuple en général et de la jeunesse en particulier, devenue otage de l’ancien système. Le fait que j’aie travaillé avec l’ancien régime ne me facilita pas la tâche, ni celle de mes collaborateurs. La vice-présidente du parti, le Docteur Hajer Karray, invitée sur un plateau de télévision pour participer à un débat sur un thème de politique générale, se vit interrogée sur les raisons qui l’avaient poussée à s’engager auprès d’un ancien responsable du régime dans un combat que le journaliste jugeait voué à l’échec. Comble de la malhonnêteté, ce pseudojournaliste, ancien du RCD, converti aujourd’hui en militant d’un parti que je ne nommerai pas, savait parfaitement qu’un haut commis de l’État, tant dans ses fonctions de gouverneur ou d’ambassadeur, pouvait servir avec l’honnêteté requise et l’abnégation nécessaire, comme beaucoup d’autres dans mon cas, le pays et les valeurs de la République. Seulement, vous ne me verrez jamais insulter les valeurs et les lois de la République, ni même les dirigeants de mon pays quels qu’ils soient… C’est toute une culture politique, qui se perd de nos jours… ? En revanche, je peux parfaitement comprendre qu’un peuple en révolte ne souhaite plus voir sur le petit écran les anciens 152


acteurs politiques qu’on appelle, à tort ou à raison, les « symboles de l’ancien régime ». Il était également compréhensible, révolution oblige, que ce même peuple refusât de voir d’anciens responsables de Ben Ali occuper la scène politique. Mais si ces mêmes personnes bravent le risque de continuer leur combat politique, c’est précisément parce qu’elles n’ont rien à se reprocher. Dans le même temps, elles se doivent de céder la place à de nouvelles forces qui estiment, elles aussi à tort ou à raison, avoir été écartées par l’ancien régime. Aujourd’hui, pourtant, la logique des faits et la situation de la Tunisie nous dictent un tout autre comportement. Il est en effet à noter que si l’ancien régime, comme celui de Bourguiba auparavant, a su composer avec des indépendants, des élites et des compétences qui ont certainement contribué à renforcer l’action de l’État à des moments clés, force est de constater que certaines personnalités politiques actuelles n’ont jamais été sollicitées ni par le premier ni par le second. Si leur opposition aux deux systèmes fut possible, leur exclusion du pouvoir n’avait alors probablement rien à voir avec leur combat. Il y a lieu, dans ce cas, d’en chercher la raison ailleurs. Rappelons ici qu’à de rares exceptions près – en dehors des islamistes de l’époque –, les membres de l’opposition étaient récupérés par le régime ou alors affichaient un positionnement de façade confectionné dans les salons, se limitant à une critique feutrée du régime dans l’espoir de bénéficier de sa mansuétude et, pourquoi pas, de profiter du système. Ce flux et reflux vers le pouvoir en place ponctuait la vie politique tunisienne. Je persiste à dire que la plupart des acteurs actuels de la scène politique ont flirté avec le régime Ben Ali. L’obligation de réserve et la décence m’obligent à garder le silence sur certaines vérités difficiles à dire. Mais je n’imaginais pas que le peuple tunisien, tenu à l’écart des enjeux politiques pendant cinquante ans à cause d’une culture du parti unique et d’un système d’information digne de la période stalinienne, pût être manipulé par des apprentis sorciers de la politique post-14 janvier, lesquels ont de surcroît pris soin d’effacer les archives et de maquiller leur propre histoire avec la complicité de certains ministres nommés au nom de la 153


Révolution. Ces derniers ne méritaient pas la confiance du peuple et doivent, à mon sens, être jugés, tout autant que ceux qui, avant la Révolution, ont volé nos richesses, violé les lois de notre pays, tué notre jeunesse en mal de liberté et d’équité. Tout n’a pas été dit sur la Révolution tunisienne. Un haut responsable ministériel extrêmement bien informé à qui j’essayai de soutirer quelques détails sur ce qui s’est réellement passé entre le 17 décembre 2010 et la chute du régime, le 14 janvier 2011, notamment dans la nuit qui suivit le départ de Ben Ali, me dit très explicitement : « Si Sahbi, si je révélais ce que j’ai appris, le peuple sortirait dans la rue une nouvelle fois. Laisse faire le temps ! » Je partage depuis l’avis de cet ami. Il arrive souvent que, raison d’État oblige, le peuple ne doive pas connaître la vérité. C’est le cas pour cet épisode qui appartient à l’histoire contemporaine de la Tunisie. C’est pourquoi il est urgent de tourner au plus vite cette douloureuse page, de punir les vrais coupables, dont certains sont encore en liberté, et non pas ceux qui – en dehors d’un fait matériel établi – sont aujourd’hui emprisonnés pour des raisons strictement politiques, sans aucune charge notable, mis à part le fait d’avoir été un jour ministre ou conseiller du président de la République tunisienne. Cela ne nous grandit pas et ne grandit pas la Révolution, que nous souhaitons la meilleure et la plus belle possible. Le 23 octobre 2011, Ennahdha rafla la mise lors de l’élection de la Constituante. Mais seule la moitié de la population avait voté. Ce résultat n’était pas une surprise pour les initiés. À la victoire des islamistes, je vois plusieurs raisons : - la non-participation des anciens du parti au pouvoir, sanctionnés injustement par une décision aussi arbitraire que celle qui décréta la dissolution du RCD, et qui porte le nom d’article 15; - l’erreur de communication des autres forces démocratiques, manifestement déconnectées de la réalité tunisienne et qui, malgré un programme sociétal cohérent, ont péché par excès de confiance dans leur stratégie de communication en mettant 154


en exergue la laïcité ou en osant, par exemple, ouvrir un débat sur l’homosexualité, qui pourtant existe dans toutes les sociétés, alors que la population était en quête d’un référentiel moral que l’ancien régime avait, disait-on, négligé. Ceux qui gesticulaient alors sur les plateaux de télévision crurent un instant qu’ils avaient un poids politique et s’entendirent même dire dans les salons huppés de Tunis qu’ils étaient les plus beaux, les plus forts et les plus intelligents. Inexpérimentés, ils crurent pouvoir doper le moral des troupes et gagner des voix en cassant du sucre sur ce qu’on appelle, à tort et à travers, « les anciens du RCD » alors que, avant le 14 janvier, ils avaient non seulement fréquenté le RCD mais aussi gagné leur pain – et parfois leur fortune – en caressant le système dans le sens du poil. Ceux-là, le peuple les a remis à leur place, et ce n’est que justice ; - à l’inverse, l’excellente communication d’Ennahdha, qui a su exploiter les erreurs de ses adversaires pour gagner la confiance du peuple tout en articulant sa campagne autour de la morale, la solidarité, l’honnêteté, le pardon et d’autres valeurs essentielles de l’islam. Ennahdha a su conduire la réconciliation du peuple avec ses valeurs et ses traditions. Son discours n’a pas semblé démagogique. Ses membres, qui pour la plupart connurent la prison, furent d’irréductibles opposants aux régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Il était tout naturel que, par simple solidarité ou par un vote sanction envers les anciens, ils bénéficient du raz-demarée observé le 23 octobre 2011. Mais Ennahdha n’est pas pour autant assurée de remporter les prochaines élections. S’il est vrai que le peuple a tranché pour la Constituante, celle-ci a un mandat limité à un an et une mission bien précise : rédiger une nouvelle Constitution qui nous permette d’inaugurer une nouvelle République. Il appartient aux militants d’Ennahdha de répondre aux questions urgentes que se pose aujourd’hui le peuple, à savoir : quel projet de société voulons-nous pour le pays et notamment pour cette jeunesse en mal d’identité ? Quel programme économique et quel projet social offrons-nous aux travailleurs et aux régions en mal de développement ? Sur un autre plan, ce parti doit impérativement 155


se débarrasser de certaines pratiques qui ne peuvent que lui porter préjudice, à savoir l’utilisation du prêche du vendredi en particulier et des mosquées en général pour créer un réseau social et faire de la propagande. De même, il doit se démarquer de manière claire et définitive du salafisme rampant, lequel risque de déstabiliser son assise populaire. Enfin, il doit respecter les valeurs de la République tunisienne et les acquis fondamentaux de la première Constitution de notre pays, notamment le statut de la femme et la séparation claire de la religion et de la politique. C’est à ce prix qu’Ennahdha, qui veut se positionner comme un parti de gouvernement, pourra espérer un jour, avec toutes les forces démocratiques du pays, participer à l’exercice utile du pouvoir, avec une pérennité et une stabilité désormais nécessaires pour notre tissu social et économique. Il faut mener à bon port le bateau Tunisie. « Nous sommes un parti politique qui milite pour une société civile forte et un retour aux traditions, sans extrémisme ni idéologie religieuse dominante. » C’est en ces termes que Cheikh Rached Ghannouchi a conclu un entretien de plus d’une heure que j’ai eu avec lui peu avant les élections du 23 octobre 2011. Je suppose que les militants d’Ennahdha mesurent l’ampleur du travail qui les attend, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. Ils se doivent également de se conformer à l’engagement moral qu’ils ont pris auprès du peuple en appelant à l’organisation d’élections législatives et présidentielles avant octobre 2012. Lorsque toutes ces conditions seront réunies, ils pourront envisager sereinement les prochaines échéances électorales. La Tunisie en sortirait gagnante. Dans le cas contraire, le climat politique ne pourra que se détériorer, compromettant l’organisation des élections. Le peuple doit pouvoir exercer librement son devoir électoral et choisir ses dirigeants et le régime politique selon leurs programmes. Quant à nous autres, acteurs politiques, nous devrons nous incliner devant son choix, sans aucune discussion. Ce n’est qu’à ce prix que le chapitre de la Révolution du 17 décembre 2010 pourra être écrit en lettres d’or. Il nous appartient à tous de réussir cette transition en faisant montre de l’abnégation nécessaire et du patriotisme requis. 156


Pour ma part, j’ai décidé il y a peu d’entamer une vaste opération de fusion des partis de souche destourienne et des formations centristes, après avoir manqué de peu la fusion d’AlMustaqbal et d’Al-Islah Al-Destouri, de Faouzi Elloumi, un homme particulièrement rusé, mi-Sfaxien mi-Tunisois, avec tout de même une aïeule de Kairouan, m’avait-il assuré pour mieux se rapprocher. Je connaissais déjà son talent d’industriel, mais je n’ai découvert l’homme, qui continue à faire de la politique comme s’il gérait sa propre boîte, qu’après la Révolution, lorsque nous tentâmes de mettre sur pied, pour les élections du 23 octobre 2011, une coalition électorale réunissant Al-Watan, Al-Mubadara, Al-Mustaqbal et Al-Islah. Cette tentative se solda par un échec cuisant. Al-Moubadara obtint tout de même cinq sièges dans le Sahel, certainement grâce à la bonne image du président du parti, Kamel Morjane, mais également à la faveur de la défection des listes de son principal concurrent dans la région. Ce fut également un vote légitime par des Sahéliens pour un Sahélien. Les résultats des élections du 23 octobre imposèrent un nouveau paysage politique. Les partis désireux de poursuivre leur combat dans la perspective des prochaines échéances électorales n’avaient d’autre choix que de se regrouper. J’entamai donc, aux côtés de mon partenaire, de larges consultations avec plusieurs mouvements pour clarifier un paysage politique devenu trop confus pour le commun des mortels. Il nous aura fallu consentir beaucoup d’efforts pour arriver à un compromis et à une plateforme commune. Une dizaine de partis, tous nés après le 14 janvier, fusionnèrent. Ainsi fut créé le Parti national tunisien. Quelques indépendants nous rejoignirent autour d’un projet réformateur et centriste qui puise ses valeurs de modération et de modernité dans l’histoire politique tunisienne et dans le mouvement national qui libéra le pays de l’occupation française pour construire un État indépendant tout en forgeant une société civile moderniste et tolérante, résolument orientée vers l’avenir. Notre programme s’articule également autour d’un positionnement de la Tunisie à l’échelle internationale qui permette un rayonnement régional et redonne à notre pays un poids important dans le concert des 157


nations ; d’une politique économique qui libère les potentiels de création de richesses accessibles à tous les Tunisiens sans discrimination aucune ; d’une politique sociale orientée d’abord vers la valorisation du travail et la consolidation des structures de la société tunisienne basée sur la famille et ses traditions arabomusulmanes d’une part et sur la dimension de solidarité entre les régions et les structures sociales d’autre part ; d’une politique éducationnelle et culturelle à même de préparer les générations futures aux défis technologiques et culturels de demain dans ce contexte mondialisé, de plus en plus interactif ; enfin, d’une politique de développement régional basée sur la création de 6 pôles de développement économique et social qui permettra une décentralisation efficace et une autonomie réelle des régions. Tel est le message que nous souhaitons véhiculer et transmettre aux Tunisiens. Je fus encouragé dans cette initiative par Béji Caïd Essebsi bien avant qu’il ne quitte ses fonctions de Premier ministre après avoir conduit la Tunisie aux élections les plus démocratiques de son histoire. Fort de son charisme et de son expérience, il a su gagner la confiance du peuple tunisien, mais la jeunesse demandait plus. Avides de pouvoir, les nouveaux venus de la scène politique souhaitaient prendre rapidement les commandes, quel qu’en soit le prix. Je crois qu’ils ont déchanté depuis. Je pense pour ma part qu’il aurait fallu permettre à Béji Caïd Essebsi de terminer cette phase de transition démocratique jusqu’aux prochaines élections présidentielles et législatives. J’espère que nous n’aurons pas à le regretter.

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CHAPITRE 25

LA RECONCILIATION NATIONALE

Le Parti national tunisien (PNT) a résulté de la fusion de quelques formations œuvrant à la consolidation d’une Tunisie moderne, tolérante, ouverte, attachée à ses acquis culturels et sociaux. Tous les partis politiques tunisiens actuels, quelle que soit leur origine, sont le fruit de la Révolution. Celle-là même qui fut prise en exemple par les sociétés arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Tel est le destin de la Tunisie, toujours innovatrice et pionnière des mouvements réformistes. C’est Tunis la beylicale qui, au milieu du XIXe siècle, abolit l’esclavage... avant la France, pays des droits de l’homme, et la Grande-Bretagne. C’est aussi la Tunisie qui fut le premier pays arabe à promulguer un Code de la presse et un syndicat de journalistes. C’est enfin cette terre qui vit naître la première Ligue des droits de l’homme – ainsi que le premier Parti communiste – du monde arabe. Cette terre contestataire fut celle d’Elyssa, de Jugurtha, d’Hannibal, de la Kahena, de Kheireddine Pacha, à qui on vient enfin de rendre justice en mettant au jour sa tombe, longtemps méconnue, à Borj Erraiess, grâce à l’infatigable travail d’investigation de Abdeljelil Temimi, un homme que je viens de connaître à la faveur d’une rencontre sur l’UMA, à Assila au Maroc et dont j’apprécie l’esprit indépendant qui le caractérise. La Tunisie de Bourguiba ne pouvait qu’enfanter un peuple vaillant, combatif, intelligent et mesuré. Ce peuple n’a pas raté son rendez-vous avec l’histoire le 14 janvier 2011. Car ce qu’on appelle le Printemps arabe, dont la première fleur a bourgeonné en Tunisie et qui continue d’essaimer 159


un peu partout, est la conséquence logique d’une succession d’événements qui trouvent leur origine dans l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1991. La Tunisie officielle et profonde avait alors pris fait et cause pour Saddam Hussein. Je me souviens avoir écrit un article que j’avais intitulé « Le cœur et la raison » dans lequel je prenais le contre-pied total de la position officielle de Tunis et que je souhaitais faire paraître dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur. Après avoir adressé l’article par fax au rédacteur en chef, je reçus un appel de Jean Daniel qui me demanda si je tenais absolument à faire publier cette contribution qui ne cadrait pas avec la position officielle. Je lui répondis que la majorité de la classe politique éclairée de Tunisie raisonnait comme moi. Il me suggéra de faire paraître cette tribune dans la presse locale. Ce que je fis. La coalition occidentale à laquelle se joignirent des pays arabes lança alors l’opération « Tempête du désert ». Cette même coalition promit en retour de faire avancer le processus de paix israélo-palestinien, ce qui conduisit à l’historique poignée de main entre Arafat et Rabin, à Camp David, en septembre 1993. Mais ce dernier fut assassiné deux mois plus tard par un extrémiste juif, et avec lui le processus de paix. Ce fut une grande frustration pour les pays arabes qui avaient soutenu l’opération « Tempête du désert ». En 2001, après cette déception largement partagée par la rue arabe, on assista aux horribles attentats du 11-Septembre. Le monde était stupéfait. L’Amérique et l’Europe exigèrent du monde arabe qu’il condamne sans réserve et avec force ces attentats qui firent plus de 3.000 morts, ce qu’il fit tout en soulignant que ces attaques n’avaient rien à voir avec l’islam, religion de tolérance et de paix. Mais George W. Bush avait décidé d’en découdre avec l’islam, perçu désormais comme terroriste, violent et antidémocratique. L’Amérique décida de partir en guerre contre le terrorisme religieux, pensant qu’il ne pouvait être que musulman. Ce fut une période diplomatiquement très difficile, notamment pour nous, ambassadeurs arabes et musulmans. L’islamophobie 160


ambiante était telle que, début octobre 2001, ma fille Farah rentra un jour du lycée français de Madrid et me demanda : « Papa est ce que je suis musulmane ? - Bien sûr, Farah ! Nous sommes musulmans parce que nos parents et grands-parents le sont. - Non, je ne veux pas être musulmane. Les musulmans sont des terroristes, c’est ce qu’on nous a dit au lycée ! » Elle était en pleurs. Il nous fallut beaucoup de patience pour lui expliquer les tenants et les aboutissants de cet acte atroce. Jusqu’au jour où, en 2003, nous nous rendîmes à Ground Zero, à New York. Ce fut très émouvant. Le monde occidental, après avoir promulgué des lois d’exception contre le terrorisme, tenta de relancer les négociations de paix israélo-arabes et préconisa une nouvelle cartographie politique du monde arabe, laquelle ne rencontra aucun écho, ni auprès des dirigeants arabes, qui profitèrent au contraire de la lutte antiterroriste pour fermer les derniers espaces de liberté, ni auprès de leurs populations, qui rejetèrent cette coalition judéo-chrétienne perçue comme antimusulmane et le diktat des démocraties occidentales. Bagdad fut de nouveau bombardé et Saddam Hussein arrêté, jugé, puis exécuté en 2006, le jour de l’Aïd al-Adha. La volonté américaine de « remodeler » le Moyen-Orient conduisit également à l’échec de l’expérience démocratique dans les Territoires occupés. Le Hamas remporta les législatives de 2006 mais l’union nationale avec le Fatah ne résista pas aux manœuvres israéliennes et vola en éclat, débouchant sur une guerre fratricide et... le blocage durable du processus de paix. Dix ans après le 11-Septembre, le conflit israélo-arabe n’était toujours pas résolu. Exaspérée par l’impuissance de ses dirigeants dans le dossier palestinien, éreintée par l’injustice et la précarité, la rue arabe décida de braver tous les risques, de faire sauter le verrou de la peur pour renverser ses dictateurs – trop longtemps ménagés par l’Occident – et d’appeler à l’instauration d’une véritable démocratie. 161


1991, 2001, 2011… Il aura fallu attendre vingt ans pour que toute la rue arabe se soulève comme un seul homme contre la tyrannie. Mais ces révolutions pour la liberté et la dignité ont aussi pour thème commun la question palestinienne. Cette fois, le monde occidental, en particulier l’Amérique, a reçu le message et devra en tenir compte. C’est pourquoi je suis assez optimiste ; nous assisterons bientôt à la création d’un État palestinien et à la reconnaissance définitive et sans équivoque d’Israël par tous les pays arabes. Si ces révolutions sont une bénédiction pour le monde arabomusulman, je répète cependant ce que j’ai dit devant un parterre d’hommes politiques et de parlementaires français, en mai, au Palais du Luxembourg à Paris lorsque je fus invité à parler des défis de la Révolution : en mai 1968, nous sommes tous sortis dans la rue pour crier « Nous sommes tous des Juifs allemands » ; après les attentats du 11-Septembre, Jean-Marie Colombani écrivait en une du Monde « Nous sommes tous américains » ; j’aurais aimé que l’on puisse lire dans la presse occidentale après le soulèvement spontané de la rue arabe « Nous sommes tous arabes… » Ce ne fut hélas pas le cas ! Mais au-delà de l’impact du Printemps arabe sur les relations internationales et la géopolitique, rien ne sera plus comme avant dans cette région du monde. Au niveau national, la Tunisie s’est irréversiblement engagée dans un processus démocratique où le pouvoir personnel n’est plus imaginable, ni, d’ailleurs, celui d’un parti unique. Dans les années qui viennent, la Tunisie sera gouvernée – à moins que les militaires, pour une raison ou une autre, prennent le pouvoir – par une coalition gouvernementale. Cependant, le gage de réussite dans cette phase difficile ne se réduit pas à l’apport d’investissements étrangers. C’est aussi avec ses propres moyens humains et financiers que la Tunisie doit trouver une réponse aux maux de l’après-14 janvier. Cela passe nécessairement par une justice transitionnelle exemplaire, prélude d’une indépendance totale et sans équivoque de l’appareil judiciaire, qui devra identifier ceux qui ont violé les lois de la République, volé et tué, et dédommager les victimes de la 162


Révolution. Ce n’est qu’à ce prix qu’une réconciliation durable et sans équivoque sera possible dans une Tunisie qui doit se remettre au plus vite au travail pour recréer ses propres richesses, afin de garantir son indépendance et son intégrité territoriale. Telle est la mission de ceux qui président aux destinées du pays. Il faut que cette Révolution belle et généreuse soit un nouveau point de départ pour notre Tunisie, qui a toujours été un pays à l’avant-garde du monde arabo-musulman. Ce pari, nous devons l’aborder en tenant compte du contexte régional et international, jusque-là favorable aux objectifs de la Révolution. Mais cet état de grâce ne peut durer éternellement. Et les bailleurs de fonds de demain, qui peuvent promettre aujourd’hui monts et merveilles, ne pourront honorer leur parole s’ils ne sentent pas en face d’eux un pouvoir fort et des institutions démocratiques viables et transcendant les courants politiques. Le plus important est de répondre aux attentes des jeunes, toutes catégories sociales confondues, et de mettre fin au malaise social. À cet égard, l’emploi est l’une des principales clés. Mais il ne faut pas négliger pour autant l’identité nationale, le projet de société, le respect de nos traditions et de notre culture, qui demeurent le socle du développement économique et humain. C’est pourquoi nous devons, plus que jamais, nous attacher à défendre les valeurs morales de notre culture, qui sont le véritable ciment du tissu social et économique. Seulement, la démocratie ne donne pas le pain au peuple. Il faut donc reprendre le travail et le valoriser. Et lorsque tout travail méritera enfin salaire, le peuple pourra reprendre le chemin de l’emploi, qui sera le seul moyen pour s’enrichir. « Travaillez et enrichissez-vous » était le slogan lancé par Deng Xiaoping au peuple chinois il y a trente ans. Aujourd’hui, la Chine est la deuxième économie mondiale. Notre atout géographique et historique est à même de nous repositionner dans le concert des nations comme un acteur majeur dans la région et un exemple à suivre dans le domaine du développement économique et social. Ce n’est qu’à ce prix que nous gagnerons la confiance et le respect du monde. Il y a urgence à nous astreindre aux promesses 163


électorales du 23 octobre, à savoir la rédaction d’une Constitution et la préparation de véritables élections libres et pluralistes qui consacreront le non-retour, de manière définitive, du despotisme et de la culture d’un pouvoir monolithique, que ce soit celui d’un seul homme ou d’un parti unique. Nous sommes, malgré tout ce qui se dit et se fait, sur le bon chemin. Il faut certes du temps, mais nous pouvons accélérer le pas et faire en sorte que du séisme politique qui a secoué le pays naissent des institutions crédibles à même de sauvegarder l’intérêt général de la nation. Nous pouvons y arriver si tous les acteurs politiques et non politiques prennent la mesure de la gravité du moment et se lancent dans la bataille de l’édification d’une société tunisienne démocratique, tolérante, égalitaire, travailleuse et patriotique. Nous pouvons y arriver si nous sommes unis. Nous pouvons y arriver si nous avons la foi. Seulement, la Tunisie a besoin de tous ses enfants pour réussir ce pari.

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CHAPITRE 26

L’APPEL AUX BOURGUIBIENS

Après le départ de Mohamed Ghannouchi, c’est Béji Caïd Essebsi (BCE) qui fut sollicité pour tenter un sauvetage in extremis du pays et le sortir du chaos. Il faut rappeler qu’à l’époque, l’instance chargée d’assurer et de garantir « au nom du peuple » la transition démocratique était composée d’opposants, toutes tendances confondues, au régime de Ben Ali, de représentants de la société civile, notamment des militants des droits de l’homme, ainsi que de syndicalistes et de représentants des régions. Cette Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique était habilitée à légiférer pour permettre au gouvernement provisoire d’assurer la continuité de l’État et à l’administration tunisienne de remplir ses nombreuses missions au service du citoyen. Je ne cesserai jamais d’insister sur le fait que cette administration, honnie et maltraitée par l’ancien régime, qui en avait fait son bouc émissaire, lui imputant ses propres échecs, continue à ce jour de sauver la Tunisie et sa révolution. Tous les responsables nationaux ou régionaux se trouvèrent soudain libérés du fardeau des « taalimet », ces instructions venues d’en haut. Plusieurs comportements exemplaires et totalement méconnus m’ont à cet égard été rapportés. J’en retiens deux – et remercie à travers eux tous les agents de l’administration pour leur dévouement et leur sens du devoir, ce qui me permet aujourd’hui de penser que nous avons, malgré tout, des institutions qui fonctionnent en dehors du giron politique et que c’est là un acquis qu’il faut 165


impérativement préserver. La Poste, stratégique pour l’État en tant que premier pourvoyeur d’emplois du secteur public, joua un rôle primordial pendant la période de troubles, bien qu’elle fût la cible de nombreux pillages par des bandes organisées. Ce que l’on sait moins, c’est les sacrifices consentis par tous ses directeurs régionaux, dont certains passèrent des nuits entières, au péril de leur vie, sur les toits de leurs bureaux en plein hiver pour protéger l’argent du peuple contre des bandes de voyous qui, au nom de la Révolution, se croyaient tout permis, estimant que cet argent leur revenait de droit ! Personne n’a, à ce jour, salué ces actes de bravoure ni remercié ces authentiques patriotes qui remplirent leur mission de manière exemplaire dans des conditions extrêmement difficiles. Saïd Blel, une connaissance de longue date, devenu PDG de la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS) et à qui je rendais visite pour les besoins de ma retraite – qu’à ce jour je n’ai pas obtenue de l’administration de santé publique – me fit ainsi part du courage dont avait fait preuve le PDG de la Poste, qui n’est autre que mon frère Zouhaier. Il m’apprit en effet qu’au mois de février 2011, la CNRPS n’avait pas assez de liquidités pour verser les pensions des retraités de la fonction publique dont le montant s’élevait à 60 millions de dinars mensuellement. La fin du mois approchant, Saïd mesura les conséquences désastreuses et l’impact social du non-paiement des retraites pour des milliers de ménages. Il sollicita son collègue de la Poste pour emprunter le montant requis, qu’il rembourserait dès que les différents départements ministériels se seraient acquittés de leurs contributions, ce qui fut fait en 24 heures. Pareille solidarité agissante entre deux hauts fonctionnaires de l’État eût été impossible sous le régime précédent sans l’aval d’un conseil interministériel ou je ne sais quelle autre procédure. Ce que je dis de la Poste est tout aussi valable pour tous les autres secteurs vitaux de notre vie quotidienne, à savoir les banques, les assurances, la Société nationale de distribution des eaux (SONEDE) et la Société tunisienne d’électricité et de gaz (STEG). Toutes ces entreprises ont permis, grâce à leur abnégation, de donner une 166


image fortement positive du changement politique qui s’opérerait graduellement en Tunisie. À peine installé, Si Béji, en homme d’État expérimenté, préféra conserver le gouvernement hérité de son prédécesseur mais forma un cabinet articulé autour de deux hommes de confiance, Ridha Belhadj, jeune avocat d’origine djerbienne, et Rafaa Ben Achour. Il entama aussitôt une large consultation auprès des chefs de partis, qu’il reçut individuellement pour recueillir leur avis quant à l’opportunité d’organiser l’élection d’une constituante ou un référendum populaire pour statuer sur la future Constitution et le type de régime politique. Je fis valoir auprès de lui la position d’Al-Mustaqbal, qui considérait que l’élection d’une constituante présentait plusieurs inconvénients. Tout d’abord, elle représentait un saut dans l’inconnu, car elle revenait à donner les pleins pouvoirs (exécutif et législatif) à une instance animée par un esprit de revanche susceptible de fragiliser le tissu social et économique par son caractère provisoire, alors que le pays avait besoin de stabilité pour se remettre rapidement au travail. Ensuite, cette échéance ne nous semblait pas indispensable pour préserver les acquis de la République. En outre, elle coûterait beaucoup d’argent à la communauté nationale et ne serait pas en mesure de résoudre les problèmes auxquels nous étions confrontés à l’époque, et dont beaucoup ne sont toujours pas résolus. Jugeant la Haute Instance présidée par Yadh Ben Achour comme une structure non représentative du peuple et des différentes forces politiques, je préconisai lors de cette audience une consultation nationale à laquelle participeraient tous les partis et organisations nationales ou, à défaut, la tenue d’un référendum populaire pour définir le régime politique que nous souhaitions adopter et la place de l’islam dans la nouvelle Constitution, étant entendu que cela supposait de fixer au plus vite des élections municipales, législatives, puis présidentielles. Cette feuille de route était à mon sens le seul moyen d’éviter les dérapages que nous enregistrons hélas tous les jours au sein – et en dehors – de la Constituante, et de convaincre nos concitoyens comme nos 167


partenaires du bien-fondé et du caractère citoyen de la Révolution. L’idée principale était de débarrasser la Constitution de 59 des articles générés par des pouvoirs dictatoriaux et personnels pour rendre définitivement le pouvoir au peuple et garantir la mise en place d’institutions démocratiques solides. Pour ce faire, une poignée de juristes et autres patriotes de la société civile aurait suffi pour que, en deux ou trois semaines, nous puissions être en mesure d’offrir au peuple une Constitution conforme à son passé militant et consolidant les acquis de la Révolution. Cela aurait représenté un gain de temps, d’argent et d’énergie, qu’on aurait pu canaliser vers les véritables priorités. Même Sadok Belaïd, pourtant à l’origine de l’idée d’une constituante, confia devant moi, sur le plateau de la chaîne de Télévision Hannibal, son scepticisme quant au succès de cette démarche, pour se rallier ensuite à ceux qui privilégiaient un référendum. J’avais pour ma part déjà annoncé, sur les ondes de Mosaïque FM en mars 2011 puis sur France 24 en mai 2011, que j’étais favorable à un référendum populaire. Je fus alors traité de contre-révolutionnaire. Pourtant, presque toute la classe politique reconnut mezza voce la pertinence de mes arguments, sauf que cette attitude ne faisait pas d’eux les révolutionnaires qu’ils prétendaient être. Sur BCE pesaient quatre contraintes majeures : - un gouvernement qu’il préside sans l’avoir choisi ; - une instance révolutionnaire autoproclamée qui se considérait comme l’émanation du peuple et dont les membres bénéficiaient du statut d’élus de la nation et qui de surcroît souhaitaient avoir un pied dans l’exécutif ; - une situation économique et sociale critique malgré une administration revigorée par la décision prise par BCE de ne plus céder au slogan « Dégage ! » dans les entreprises et les pouvoirs publics ; - une situation politique des plus instables avec la décapitation du RCD et la volonté de l’instance révolutionnaire d’en découdre avec les anciens du parti en vue de les exclure de la prochaine échéance électorale. Ce climat délétère s’aggrava après la 168


publication des conclusions préliminaires des commissions d’enquête sur les fraudes et sur l’indemnisation des martyrs de la Révolution. Une presse avide de sensationnalisme et des réseaux sociaux plus vigilants que jamais relayèrent ces conclusions, ce qui amplifia la haine, souvent disproportionnée et parfois infondée, contre les anciens du régime précédant. L’opération de dénigrement de tous ceux qui étaient liés de près ou de loin à l’ancien régime fut jusque-là payante, mais le peuple a fini récemment par démêler le vrai du faux. Tous ces défis nécessitaient une personnalité de grande envergure, et BCE fut sans conteste à la hauteur de la confiance placée en lui. Il fut finalement décidé d’aller aux urnes pour en finir définitivement avec le passé et solder non seulement les années Ben Ali mais aussi les décennies Bourguiba. Pourtant, c’est à l’expérience et aux talents d’un authentique bourguibien qu’on fit appel pour conduire cette étape cruciale qui allait permettre à la Tunisie de réussir son pari démocratique en organisant pour la première fois de son histoire des élections libres et transparentes, lesquelles aboutiront à la mise en place d’une Assemblée constituante chargée principalement de rédiger une nouvelle Constitution dans un délai d’un an. À l’été 2011, après de multiples tergiversations sur la date du scrutin, on appela les Tunisiens à s’inscrire sur des listes électorales. Ramadan aidant, l’engouement ne fut pas total et on dut prolonger les délais d’inscription pour ensuite autoriser les citoyens à voter avec une simple carte d’identité, en violation des textes régissant le mode de scrutin. Mais la moitié seulement du corps électoral se rendit aux urnes. À cette faible mobilisation, trois raisons majeures : - l’absence de culture électorale chez les Tunisiens, habitués de longue date à des scrutins cousus de fil blanc auxquels ils n’ont jamais cru. Le civisme et la revendication du droit au vote seront à mon sens deux des thèmes majeurs de la campagne électorale lors des prochaines consultations ; 169


- la démobilisation des Tunisiens à peine quelques semaines après un soulèvement général qui a entraîné la chute d’un régime honni témoigne en réalité du scepticisme ambiant sur les chances de réussite de la Révolution. En proie au doute, le peuple préféra se taire encore une fois, ce qui fut son erreur ; - enfin, cette abstention massive peut également s’expliquer par le fait qu’un large éventail de la population désapprouvait secrètement l’interdiction faite aux anciens du RCD de se porter candidats, mesure jugée d’autant plus inique qu’elle avait été prise par des personnes s’exprimant au nom du peuple alors qu’elles n’avaient pas participé à la Révolution. Ces élections débouchèrent sur la mise en place d’une troïka totalisant 1,5 million de voix sur 4 millions de votants. Plus d’un million d’électeurs n’étaient pas représentés au sein de l’hémicycle. Le président de la République et le président de l’Assemblée nationale constituante n’ont ainsi recueilli que quelques milliers de voix. Alors que tout le monde jubilait sur les plateaux de télévision, je dus rappeler à l’antenne que la moitié du corps électoral n’avait pas voté, ce qui fit dire à un membre du CPR, connu pour avoir auparavant collaboré activement avec les services du ministère de l’Intérieur, que je cherchais à minimiser l’ampleur du succès historique des élections du 23 octobre. En réalité, il y eut effectivement une grande victoire ce jour-là : celle de la liberté de choix. Un acquis indéniable qu’il faut absolument préserver. Quant à la faible mobilisation des électeurs, elle ne diminue en rien l’importance ni le succès du scrutin du 23 octobre 2011. Immédiatement après la proclamation des résultats définitifs, BCE procéda à une passation des pouvoirs digne des grandes démocraties occidentales. En contenant les états d’âme des uns et des autres à l’échelle nationale, en dopant le moral des troupes au sein de l’administration et en se montrant solidaire et rassembleur des membres du gouvernement, de la société civile et des partis politiques, BCE aura grandement contribué à promouvoir l’image de la Tunisie hors de nos frontières et à rassurer nos amis 170


traditionnels, notamment lors de la réunion du G20 ou de son déplacement aux États-Unis, sur la pérennité du moule social et sociétal de la Tunisie, et son ancrage dans le monde moderniste et progressiste. Seulement, au lendemain des élections du 23 octobre, ce deal fut rompu et l’image qu’on renvoya au monde se brouilla ; elle devint floue, controversée et surtout changeante. C’est certainement notre diplomatie – aphone – qui à ce jour a le plus terni l’image de la Tunisie et de la Révolution. Et pour cause : ce département est bicéphale et ses deux têtes n’ont pas forcément le même agenda, ni les mêmes positions et ne se concertent pas puisque l’un est président de la République et l’autre ministre des Affaires étrangères. Composée d’Ennahdha, du Congrès pour la République (CPR) et d’Ettakatol, la Troïka mit plusieurs jours à s’entendre sur la répartition des postes ministériels et des fauteuils de l’exécutif collégial, à savoir la présidence du gouvernement, la présidence de la République et celle de l’Assemblée constituante, qui reviendront respectivement à Hamadi Jebali d’Ennahdha, à Moncef Marzouki du CPR et à Mustapha Ben Jaafar d’Ettakatol. Une fois ce consensus fragile atteint, on forma un gouvernement hétéroclite en essayant tant bien que mal d’en masquer les contradictions. Mais très vite, la structure de la Troïka a commencé à perdre son semblant d’homogénéité puisque plusieurs défections furent enregistrées, notamment au sein d’Ettakatol, dont certains militants et cadres ont estimé que l’alliance avec Ennahdha n’avait pas fait l’objet d’un consensus au sein du parti. Quant au CPR, qui ne regroupe que quelques centaines d’adhérents, il a vu son directoire voler en éclats, à telle enseigne que l’un de ses leaders, qui a pourtant présidé la séance inaugurale de la Constituante, a déclaré semble-t-il récemment à la presse que Moncef Marzouki devait se soumettre... à un examen médical. Une saillie aussi pathétique qu’irresponsable qui en dit long sur l’état de la classe politique qui nous gouverne. BCE parti des affaires, l’équipe rentrante entama une phase d’apprentissage de l’exercice du pouvoir et du service de l’État. Certains n’avaient aucune idée précise de ce qui les attendait et 171


ont continué à se comporter comme en partis politiques. Mais le plus important à nos yeux était que l’Assemblée constituante rédigeât une nouvelle Constitution dans un délai d’un an. Mais à ce jour, elle n’a pas présenté le moindre draft pour une première lecture. Ayant gardé le contact avec BCE, je continuai à le tenir informé de l’évolution de la mise en place de la coalition que je m’étais proposé de mettre sur pied et qui a abouti à l’époque à la création du Parti national tunisien. Je lui fis part également de la difficulté à gérer les ego, notamment au sein de la famille destourienne. Il me prodigua ses conseils sans intervenir directement dans le détail des procédures. Il se plaisait à me dire « Vous avez fait la moitié du travail, je le terminerai le moment venu ». Dans la même perspective, j’établis une relation étroite et empreinte de confiance mutuelle avec Néjib Chebbi, leader du PDP, qui entama de son côté une fusion avec quelques autres partis du centre. L’initiative de BCE, devenue publique, occupait une large partie de nos conversations lors des marches matinales que nous effectuions, quelle que soit la météo, sur les hauteurs de Gammarth ou bien en bord de mer par un temps plus clément. Nous partagions tous les deux l’idée selon laquelle BCE était la seule personnalité politique actuelle à même de rassembler toutes les forces démocratiques pour constituer une alternative à la Troïka au pouvoir. Ces forces, composées du pôle républicain, du courant moderniste de gauche et du courant destourien, seraient coordonnées par BCE et présenteraient des listes communes lors des prochaines échéances électorales. S’agissant de la présidentielle, des primaires seraient organisées au sein de cette coalition électorale pour désigner le candidat le plus à même de rassembler. Mais BCE fut conduit à créer son propre parti – le mouvement Nida Tounès (L’Appel de la Tunisie) – ce qui a calmé les ardeurs de tous ceux qui, autour de lui, voulaient aller plus vite que la musique et qui décidèrent de marquer une pause en attendant d’y voir plus clair. Je citerai le cas d’Amor S’habou, bourguibien authentique et homme de principes, à la plume acerbe, très proche 172


de BCE, journaliste de la première heure, qui réussit récemment le pari de refonder le Maghreb, quotidien qui lui a valu les affres de la prison puis l’exil du temps de Ben Ali. Nida Tounès connaît aujourd’hui un engouement populaire certain… à défaut d’une autre alternative. C’est ce que répètent tous ses sympathisants, dans les villes, à la campagne et au sein de la classe politique. C’est dire l’urgence de cristalliser cet engouement populaire en lui donnant un contenu politique, économique et social avec un projet de société viable qui le mette à l’abri de toutes les tergiversations et débats de conjoncture qui, hélas, meublent aujourd’hui les joutes politiques quotidiennes au sein et à l’extérieur de ce parti.

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CHAPITRE 27

MOTIF D’ESPOIR

Je me trouvais en voyage d’affaires au pays du Soleil levant quand j’appris, via Facebook, la défection de six des onze formations que j’avais réussi, au prix de très gros efforts, à réunir au sein du Parti national tunisien. Ce fut un second motif de désenchantement après la tentative de coalition avortée à la veille des élections du 23 octobre 2011. Mais lorsque BCE lança, quelques mois plus tard, l’Appel de la Tunisie, nous nous sommes naturellement déclarés favorables à sa démarche qui constituait à nos yeux la seule initiative louable à même de réunir autour d’elle une large frange de la population et de nombreux partis politiques, de façon à constituer un front démocratique capable de relever les défis sociaux et économiques du pays et d’assurer la transition démocratique tout en garantissant l’alternance au pouvoir de manière pacifique. L’adhésion à ce mouvement posait cependant problème sur la forme et non sur le fond. Nous souhaitions certes adhérer au projet initié par BCE, mais seulement après réflexion et en tout cas après avoir pris connaissance de son contenu, car nous craignions que l’initiative en question ne se transforme en un énième parti politique, qui de ce fait ne serait plus en mesure de fédérer des sensibilités différentes et d’aboutir au rassemblement souhaité. Le meeting « constitutif » du 16 juin tant attendu pour prendre connaissance du contenu de l’initiative BCE eut lieu comme prévu. Tout le monde ou presque était là, y compris de nombreuses figures, comme l’a rapporté la presse, de l’ancien régime. À ceux 174


qui, le lendemain, s’offusquaient que les RCDistes aient occupé les premiers rangs, déployant à cette occasion leur art consommé de la gesticulation et de l’applaudissement, je répondis qu’ils n’avaient pas à solliciter les mauvaises graines du Parti national tunisien pour organiser un tel événement. L’enjeu de cette initiative est précisément là. Personnellement, je ne suis pas près de composer une fois de plus avec des gens dont les méthodes bien connues ont fait le lit de l’ancien régime et qui veulent perpétuer les mêmes pratiques pour souiller la Révolution. Eux n’ont rien compris. Nous devons nous montrer vigilants face à ces pratiques et les dénoncer publiquement, comme je le fais, avec les conséquences que cela peut avoir, puisqu’ils vont certainement essayer de m’attaquer une nouvelle fois. Mais l’heure est grave et nous sommes à la croisée des chemins. J’ai confiance dans la capacité de l’Appel de la Tunisie, encadré par un homme de l’envergure de Béji Caïd Essebsi et dirigé par Taïeb Baccouche, un patriote qui a toujours su préserver l’essentiel dans son long combat pour la démocratie et les droits de l’homme, à faire le nécessaire pour rassembler. Vu la fragilité du paysage politique tunisien post-14 janvier, l’incapacité du gouvernement en place à répondre aux besoins urgents de la population et la lenteur d’une Assemblée constituante qui est très loin d’avoir accompli la mission pour laquelle elle a été mandatée, ce mouvement représente un espoir réel. Je demeure convaincu que le peuple tunisien est dans l’attente d’un projet autour duquel des coalitions fortes se seront constituées pour apporter les réponses adéquates à ses problèmes et bâtir la Tunisie nouvelle née du 14 janvier 2011. Force est par ailleurs de constater que l’opinion publique est totalement désorientée par la démultiplication des médias et la diffusion d’informations bien souvent contradictoires, lesquelles ne font qu’exacerber les sentiments de frustration et la défiance à l’égard des acteurs politiques de tous bords. Le malaise social généré par l’accumulation de toutes ces insatisfactions et ces incertitudes a engendré une forme d’expression toute nouvelle en Tunisie, la violence publique, qui entraîne tout naturellement 175


la répression. Un cercle vicieux qui complique un peu plus le dialogue déjà infructueux que la coalition au pouvoir tente d’établir avec l’opposition et les composantes de la société civile. En tout cas, rien ne sera plus comme avant et c’est une bonne chose. La révolution tunisienne restera comme un cas d’espèce. Voilà une insurrection populaire, sans idéologie ni leadership, qui se transforme, après récupération par des forces politiques longtemps en sommeil ou en hibernation, selon les cas, en révolution. Laquelle a conduit le pays à des élections – mal préparées – pour une Constituante pas vraiment utile qui nous a plombés et à la formation d’un gouvernement hétéroclite qui temporise pour durer, voire pour se maintenir en place alors qu’il n’est que provisoire. Seulement, nos amis au pouvoir semblent avoir oublié qu’ils ont appelé le peuple à voter pour une Assemblée constituante d’une durée d’un an chargée de rédiger une nouvelle Constitution. À ceux qui nous gouvernent, je veux simplement dire ceci : si j’ai respecté le choix des urnes et les ai félicités pour leur accession au pouvoir, je suis en droit d’attendre d’eux qu’ils respectent les règles du jeu démocratique. Leur discours à ce jour ne rassure pas. Plutôt que de fustiger les anciens gouvernants par un discours creux et démagogique qui n’a pour objectif réel que de masquer leur incapacité flagrante à résoudre les maux de la Tunisie, ils seraient mieux inspirés de préconiser une véritable consultation nationale où toutes les composantes de la société, sans exception, seraient mises à contribution. Il faut que la transition démocratique se passe de façon pacifique. Et pour que la Révolution n’ait pas été vaine, il nous faut relever le défi démocratique. Les Tunisiens, qui attendaient ce moment depuis soixante ans, sont en mesure aujourd’hui de relever ce défi. Seulement, rien ne sera possible sans un consensus national. Or, la troïka au pouvoir a tôt fait d’oublier que la moitié des électeurs ont boudé les élections du 23 octobre, a délibérément occulté les voix discordantes au sein de la Constituante et, inexpérience aidant, n’a pas réalisé que la politique intérieure d’un pays est étroitement liée à la politique extérieure de son gouvernement. Faut-il rappeler que, mondialisation oblige, le monde est devenu 176


un vaste village, où tout est interactif ? Il ne faut s’en prendre qu’à nous-mêmes si les promesses faites il y a un an par les amis traditionnels de la Tunisie n’ont pas été tenues. Cette crise de confiance de la communauté internationale vis-à-vis de notre pays a pour explication le refus du gouvernement provisoire d’engager une réelle transition démocratique. C’est pourquoi nous devons plus que jamais créer nos propres richesses, qui sont intarissables. Dieu, de par sa miséricorde, nous a gratifiés d’une bonne saison agricole. Saisissons cette chance pour redonner ses titres de noblesse au seul secteur capable de nourrir toutes les bouches. Faisons également en sorte que, tous ensembles – riches et pauvres, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, actifs et chômeurs –, nous fassions échec aux courants contrerévolutionnaires et extrémistes de tous bords, afin de conduire le bateau Tunisie, quelque peu égaré, à retrouver son cap et à arrimer à bon port. La date butoir du 23 octobre 2012 arrive à grands pas et ne présage en rien une décrispation de la situation politique, bien au contraire. Tous les observateurs évoquent une logique de confrontation qui sera certainement préjudiciable au pays. Certains leaders d’opinion parlent déjà d’une seconde révolution, celle-là plus authentique, avec un leadership et une feuille de route. De fait, sur le plan moral, le non-respect du délai fixé par le peuple à l’Assemblée constituante et au gouvernement provisoire pour mener à bien la transition démocratique aura des conséquences imprévisibles. L’expectative dans laquelle tout le monde est plongé laisse craindre l’un des scénarios suivants dans les jours qui précéderont le 23 octobre : - un durcissement de la troïka et des ralliements de circonstance autour d’Ennahdha, laquelle s’obstine à maintenir le statu quo pour gagner du temps et étendre son influence de façon à s’assurer la victoire lors des prochaines échéances électorales. À cet égard, l’allongement de la durée de lecture de la future Constitution et les tentatives de domestication de l’administration, des médias et du système sécuritaire en disent long. Il est possible que, le 23 octobre, l’ensemble de l’opposition et de la société civile descende 177


dans la rue, comme ce fut le cas le 14 janvier 2011, pour lancer le fameux « DEGAGE ! » cher aux Tunisiens. Une confrontation est plus que probable, qui obligera l’armée à intervenir pour rétablir l’ordre et, probablement, à maintenir sa présence à la demande du peuple, cette fois au nom de la stabilité et de la sécurité ; - une détérioration rapide de la situation sécuritaire à la faveur du laxisme des autorités face à l’activisme des salafistes et l’aggravation de la menace sur les acquis sociaux et sociétaux, ce qui conduira là aussi à un affrontement ; - la mise en place d’une plate-forme de dialogue à l’initiative de la troïka au pouvoir en vue de définir, avec les principales forces politiques, plus visibles aujourd’hui, une feuille de route pour l’après-23 octobre qui serait le fruit d’un large consensus national au nom de l’intérêt général du pays, trop souvent hélas relégué au second plan. Ce dernier scénario retient bien évidemment mon attention, puisqu’il désamorcerait des tensions pour le moins dommageables pour le pays et permettrait de dégager un consensus autour des échéances futures de manière à les préparer dans la sérénité. Mais ce scénario requiert à mon sens deux conditions : - donner un contenu politique constructif et positif à cette phase de la transition, prélude à la construction d’une société consacrant et garantissant le vivre ensemble. Nous poserions ainsi les jalons dont auront besoin les générations futures pour consolider les acquis de la Révolution ; - assainir les relations entre les différents protagonistes de la scène politique pour rompre définitivement avec ce climat d’affrontement permanent. Ennahdha est devenue un fait politique incontournable. La dénigrer systématiquement revient à dénigrer une large frange de la population et de l’identité tunisienne. Mais il ne faut pas pour autant lui donner carte blanche, car cela équivaudrait à brader certains acquis fondamentaux auxquels de nombreux Tunisiens sont très attachés. L’essentiel à cette étape est de maintenir un juste équilibre entre les forces en présence et de rétablir un climat de confiance. 178


Il faut notamment rassurer les militants islamistes. S’ils donnent l’impression de ne pas vouloir desserrer l’étau, ce n’est pas parce qu’ils aiment le pouvoir – je pense très sincèrement qu’ils ont déchanté depuis –, mais parce qu’ils ont besoin de reconnaissance politique. Ils veulent que leur légitimité historique soit reconnue. Ils ont également besoin d’obtenir l’assurance qu’ils sont définitivement à l’abri des affres de la prison ou de l’exil forcé. Sur les trois scénarios, deux pourraient aboutir à une confrontation avec un risque de déstabilisation nationale et régionale. Espérons que le scénario politique, fondé sur le dialogue et le consensus, sera la piste privilégiée par l’ensemble des acteurs politiques pour que cette Révolution reste citoyenne et continue d’exhaler un parfum de jasmin.

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CONCLUSION

Ici s’achève ce livre. Ce témoignage porte une part évidente de subjectivité, c’est la loi du genre. Toutefois, à travers cet itinéraire, j’espère avoir apporté à mes concitoyens des éléments qui leur permettront de mieux comprendre le régime de Ben Ali. Certains retiendront que le contact direct que j’ai réussi à établir avec ce dernier m’a permis d’agir comme je l’ai fait, tout en me protégeant contre la malveillance des barons et du système. Seulement, tout n’est pas noir dans l’histoire de la Tunisie post-indépendance. Ben Ali était certes le système, mais au-delà de lui, il y avait tous ceux qui se sont complu dans ce système, même involontairement. Si je persiste à dire que j’ai servi la république, je dois également préciser que le système Ben Ali avait deux facettes, une première, légaliste, qui permettait à l’administration tunisienne de fonctionner normalement, et une facette cachée accaparée par un premier cercle d’affairistes, d’ambitieux politiques véreux, une sorte de clan de l’ombre composé de quelques personnes qui détenaient le vrai pouvoir. Tout ce système, resté opaque malgré les rumeurs persistantes et invérifiables pour le commun des mortels, n’a pu être visible et vérifiable qu’après le 14 janvier 2011. Aujourd’hui, nous devons nous consacrer à l’éradication des racines du mal qui ont fait que le régime précédent, porteur d’espoir au tout début de son avènement, ait pu se transformer en un régime dictatorial et en un pouvoir solitaire. Il faut faire en sorte que cela ne puisse plus se reproduire et œuvrer simultanément à un projet de société viable qui sera le socle de notre progrès 180


social et économique. Pour ce faire, il faut sans délai bâtir des institutions démocratiques, mais aussi panser les blessures encore béantes des laissés-pour-compte, des pauvres, des familles de martyrs et des chômeurs, qui à ce jour ne se reconnaissent pas dans cet espace économique, social et politique tunisien. Sommes-nous sur la bonne voie ? L’avenir immédiat nous le dira. Cependant, force est de constater que nous n’avons pas beaucoup avancé sur le chemin de la démocratisation. Nous n’avons pas jusqu’ici su dépasser le conjoncturel pour aller vers l’essentiel. Je persiste donc à dire que si nous devons porter un regard critique sur les décennies qui ont suivi l’indépendance de la Tunisie pour en tirer les leçons nécessaires afin de tracer un avenir plus conforme aux aspirations du peuple tunisien, nous sommes aussi fondés à porter le même regard critique sur ce qui s’est passé depuis le 14 janvier 2011. Si lors des élections du 23 octobre, les citoyens ont voulu donner leur chance et rendre justice, légitimement, à ceux qui ont souffert pendant les années de plomb, d’autres critères devront entrer en ligne de compte, comme la compétence et le know how, au moment où nous serons appelés à choisir nos futurs dirigeants, car servir l’État est une lourde responsabilité. Le recours à toutes les compétences, toutes générations et sensibilités confondues, est nécessaire pour espérer sortir de l’impasse à laquelle nous a conduit, une fois de plus, un discours démagogique semblable au précédent qui consiste à dire « Nous sommes sur la bonne voie », « Laissez-nous travailler », « Donnez-nous du temps », « On est les meilleurs parce qu’on a initié le Printemps arabe »... Cela n’est pas sans me rappeler de mauvais souvenirs, quand on nous répétait : « Le changement est un effort soutenu qui nécessite beaucoup de temps ». Eh bien non ! Le changement peut avoir lieu tout de suite et maintenant dans les mentalités, sur les lieux de travail, à la maison, dans la rue, dans notre façon d’être et de faire, dans notre comportement de tous les jours. Il peut se faire par la pédagogie, la persuasion, la 181


recherche du consensus et, s’il le faut, une certaine rigueur. Et seuls pourront le mener à bien ceux qui ont du savoir-faire et les moyens de le faire savoir, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières. Aujourd’hui, l’heure est à la reconstruction de la maison Tunisie conformément au génie séculaire de notre peuple. Chacun doit y apporter sa pierre en son âme et conscience. Cette Tunisie petite par la taille, grande par l’histoire, riche par la culture doit se positionner de manière claire, en s’appuyant sur ses valeurs, par rapport à une mondialisation qui tend à bousculer les nations et les pouvoirs fragiles. Notre Révolution est notre force ; elle doit nous permettre d’épouser la dynamique du XXIe siècle à force de rigueur, de savoir et de maîtrise de toutes les nouvelles technologies qui ont fait le Printemps arabe et grâce auxquelles nous relèverons demain les défis de la mondialisation. Si la dimension maghrébine et arabe fait partie de notre histoire et nous est dictée par la géographie, elle ne doit pas pour autant nous conduire à nous couper des espaces européen, américain et asiatique. Bien au contraire, la société tunisienne, culturellement ouverte, se doit de l’être davantage économiquement. Les relations internationales sont régies par des lois et la Tunisie ne doit pas faire exception. Ma modeste expérience de diplomate m’a permis de comprendre que les alliances se font et se défont selon l’intérêt du moment. Rien n’est immuable en politique. Ce qui se passe aujourd’hui sur la scène internationale reflète parfaitement les contours de ce nouvel ordre mondial, en apparence multipolaire mais qui est en fait régulé par un principe simple : l’intérêt des multinationales et des puissances économiques du moment. En attendant d’appartenir à un ensemble économique fort auquel nous devons tous œuvrer – l’Union du Maghreb arabe (UMA) –, la Tunisie doit se tourner vers la Chine, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. L’appartenance presque exclusive à l’aire méditerranéenne, avec l’Europe comme principal partenaire, est devenue stérile dans ce contexte globalisé. Malgré notre histoire et notre géographie communes, il est temps pour nous de regarder plus loin que la rive Nord de la Méditerranée. 182


Nous sortons d’un régime qui n’a que trop duré, pour finir par spolier, voler, mentir, semant la peur et la discorde au sein de la population, entre les régions, dans la classe politique et même au sein des élites. Un tel régime ne doit plus être possible dans notre pays. Je sais que les blessures sont encore béantes, mais pour qu’elles cicatrisent et se ferment vite, il faut des remèdes adéquats. C’est là le devoir immédiat et essentiel des responsables politiques. Il faut pour cela se tourner résolument vers l’avenir et coller à l’esprit de cette jeunesse tunisienne qui a donné l’exemple en se sacrifiant pour la liberté et la dignité. Rien ne se fera désormais sans – ou contre – elle. 31 août 2012

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ANNEXES



LARGE EXTRAITS D’UNE LETTRE ENVOYÉE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE. FÉVRIER 1992





LETTRE ADRESSÉE PAR SONIA GHANDI, LEADER DE L’OPPOSITION À L’OCCASION DE LA FIN DE MA MISSION EN INDE


EXTRAIT D’UNE LETTRE CONFIDENTIELLE ADRESSÉE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE


MONSIEUR ABID HUSSEIN

Avec Abid Hussein, lors d’un diner à l’ambassade de Tunisie à New Delhi


Lettre de Jose Maria Aznar, prĂŠsident de la fondation Faes., 2008.

Lettre de la princesse Irène de Grèce, membre honorifique du Club Hannibal Madrid


Lettre de remerciements de l’ambassadeur amÊricain à Madrid, 2004.


Lettre du président de l’Inde qui m’est parvenue par voie postale.


Lettre de remerciements de Abdelaziz Belkhadem, actuel SecrĂŠtaire Gl du FLN


Lettre d’intention pour la création d’une banque Off-shore pour le développement touristique de la zone Zembra-Haouaria


Réponse du Gouverneur de la Banque Centrale pour l’approbation de la création d’une banque Off-shore pour le développement touristique de la zone Zembra-Haouaria


Réponse du ministre des Finances pour l’approbation du projet de développement touristique de la zone Zembra-Haouaria pour un montant de 5 milliards d’Euros.


A gauche M. David Chow, promoteur du projet Zembra-Haouaria; au centre M. le Premier ministre de Macao. A droite. l’ambassadeur de Tunisie en Chine. Juillet 2009.



La Goulette 1972, Sahbi Basly, étudiant en première année Médecine.

Visite de M. Mohamed Charfi, ministre de l’Enseignement au siège du Gouvernorat de Médenine, 1993.


Fin de viste de Hamed el Karoui, Premier ministre, au Gouvernorat de Sfax. Juin 1998.

Présentation des Lettres de Créances au roi du Népal, novembre 1998.


Présentation des Lettres de Créances à la présidente du Sri Lanka en présence de son ministre des A.E. Colombo, décembre 1998.


Entretien avec le président des Maldives à l’occasion de la présentation des Lettres de Créances. Malé, Décembre 1998.


Taoufik Jebali, directeur d’El Théâtro, à l’occasion de sa tournée en Inde. Février 1999.

L’ancien Premier ministre de l’Inde présidant la première soirée de l’Hannibal Club à Delhi. Novembre 1999.


Rencontre avec Anouchka, fille de Ravi Shankar, en marge de la soirée de l’Hannibal Club New Delhi. A droite, Raouf Ben Amor. Février 1999

Lotfi Bouchnak, soirée Club Hannibal, Pékin, avril 2009.


Soirée soufie animée par Lotfi Bouchnak et Abida Parveen à l’occasion du Festival de l’Emir Khousrou. Khousrou Palace. New Delhi, 1999


Visite d’adieu au président de l’Inde. New Delhi, 19 juillet 2000.


Présentation des Lettres de Créances au roi d’Espagne, 8 octobre 2001.


Visite de courtoisie à H. Chavez, président du PSOE et de la région d’Andalousie. 2002.

Visite d’Ana Palacio, ministre des A.E. d’Espagne, à l’ambassade de Tunisie à Madrid, avril 2003.


Frederico Mayor Saragosa, préside une soirée de l’Hannibal Club Madrid. Juin 2003 en présence de la princesse Hélène de Grèce, de Mme Raja Bahri et Mrs. Habib Boularès, Alfonso de la Serna et Hassine Fantar.


Première visite du Premier ministre espagnol Zapatero à Tunis. La Kasbah, septembre 2004.


Moratinos, envoyé spécial de l’Union Européenne à l’Ambassade de Palestine à Madrid en présence de S.E. Samir Moubarak, ambassadeur du Liban.

Décoration de la Grande Croix d’Isabelle la Catholique, ambassade d’Espagne à Pékin, février 2005.


Présentation des Lettres de Créances au président chinois. Mars 2005.


Entretien avec le président du Viet-Nam à l’occasion de la présentation des Lettres de Créances. Octobre 2005.


Visite de M. Ameur Moussa, S.G. de la Ligue Arabe à l’occasion du sommet ChineMonde Arabe, Pékin, 2006.

Visite d’adieu au roi du Cambodge, août 2010.


TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE

15

LA RENCONTRE

19

BASLY, L’ATYPIQUE

23

MES AMIS OPPOSANTS

26

SFAX, BASTION DE L’OPPOSITION

44

MES CONSEILS A SONIA GANDHI

56

LA POLITIQUE ET LES ASTRES

61

LA TUNISIE EPINGLEE POUR LES LIBERTES

66

VISITE AU MAHARAJA DE JAIPUR

72

« NE FAITES PAS A UN ROI UNE PROMESSE QUE VOUS NE TIENDREZ PAS ! »

75

SUR LES TRACES D’HANNIBAL

80

L’ENNEMI COMMUN

83

LES CONFIDENCES DE COLIN POWELL

87

MAHMOUD ABBAS, LE BOURGUIBA PALESTINIEN

93

LE PORTEUR DE VALISES « MON FILS, TU NE PEUX PAS TRAVAILLER AVEC CES GENS-LA ! »

99 102

C’EST DU CHINOIS !

111

LE JOUR OU JE FIS ARRETER LA CIGARETTE A BEN ALI

113

LE MOUTON EGARE

116

L’AFRIQUE, ELDORADO DE LA CHINE

122

« LE REGIME N’EN A PLUS POUR LONGTEMPS »

130

TRISTE ET MAGNIFIQUE 14 JANVIER

136

L’OFFENSE FAITE AU PEUPLE

143

LA « FAMILLE » ET MOI

149

AL-MUSTAQBAL COMME ALTERNATIVE

152

LA RECONCILIATION NATIONALE

159

L’APPEL AUX BOURGUIBIENS

165

MOTIF D’ESPOIR

174

CONCLUSION

180

ANNEXES

185


Ce livre vient à un moment où la Tunisie, à la croisée des chemins, est en proie à des choix clairs mais difficiles. Si l’ancien système n’est plus en vigueur, force est de constater que deux années après la chute de Ben Ali, nul ne porte l’espoir de cette nouvelle génération en quête de travail, de dignité et de prospérité. Apportant ici sa contribution à la réflexion pour la Tunisie de demain, Mohamed Sahbi Basly est convaincu que le pays a besoin de toutes ses générations pour s’engager résolument dans la construction d’un avenir prospère et durable, conforme au génie séculaire de son peuple où la femme - gardienne du temple - constitue le véritable rempart contre toute forme d’obscurantisme ou de fanatisme.

Dr Mohamed Sahbi Basly - médecin spécialiste en médecine sociale et du travail, expert de l’OMS - a été Gouverneur à Médenine puis à Sfax de 1992 à 1998 puis ambassadeur de 1998 à 2010 en Inde en Espagne et en Chine.

Prix : 15 dinars © Apollonia Éditions, 2012 ISBN: 978 - 9973 - 827- 69 - 2 Tous droits réservés pour tous pays


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