Goupillesophie penser les frontières labo gerphau 2017

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Border ‫دودحلا‬ frontière Piiri Kufi Grenze die Schreve мяжа σύνορο Fronteira Teorann Frontieră Granica Grensen Reunus Sempadan Gräns biên giới Landamæri Apmale Chrìochail хилийн Frontera Grenz Grænse

PENSER LES FRONTIERES suivit de Marcher sur la ligne Wawatesan Granica Confine Hraniční Chegara Sınır Határ Batas Rраница Mugatik Terminus ‫زرم‬ Limo

Sophie Goupille, Mémoire de DPEA Recherche en Architecture Immersion GERPHAU ENSA Paris La Villette, année scolaire 2016/2017



SOMMAIRE

Avant-Propos Introduction 1 _ Frontières; matière à former et déformer

P.7 P.14

Perturbées par le nomadisme Limites invisibles à franchir Aller au-delà; reconversion et compromis 2 _ Dis-moi où tu marches; Approche géographique et recontextualisation d’une P.30 frontière Territoire; Paysages et représentation Rencontrer; langage, marqueurs, points Mutation; Limites multiples incluses En d’autres Points 3 _ Sentir, connecter, franchir

P.62

Enveloppe (de la peau); notion de frontière Seuil (habitat) Réseau (Ville) Passage (Pays) Horizon Conclusion Ouverture

P.78

MARCHER SUR LA LIGNE; Immersion, rencontres, récits.

P.83

Bibliographie

P.256


REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier tout particulièrement : Xavier Bonnaud, pour son suivi en Master recherche & architecture au GERPHAU Céline Bodart, pour son soutien au projet et à la réalisation de ce mémoire, sans qui «rire et penser» n’aurait pas le même sens.

Eric et Elisabeth, pour leur accueil au 1590 rue du Sac.

Stéphanie Rollin&David Brognon, pour avoir pris le temps de plusieurs cafés autour des lignes.

Aloïs Guillopé, pour son accompagnement à la marche et ses corrections précicieuses.

Clément Zaouter, pour ses encouragements continuellement positifs et le travail de relecture.

Gabrielle Daveau & Antoine Bouaud, pour leurs conseils sur l’orthographe et la mise en forme.

Catherine Goupille, pour son aide logistique sans faille. Et bien sûr tous les collèges de cette année, qui ont contribués de près à l’élaboration d’une pensée : Maxime Geny, PA Goye, Hugo Baduzl, Ro-

main Mantout, Philippine Moncomble, Waël Mouawad, Carla Frick-Cloupet, Anaëlle Maheo,

Donation Guegan, Carmen Moral, Emma Schwarb, Adrien Faria et Francesco.

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AVANT - PROPOS Suite aux récentes vagues de migration souvent caractérisées par les médias de “sans précédent” induisant ainsi certaines images dans les esprits, nous assistons à l’édification de limites physiques entre pays. La redéfinition des lignes idéelles conventionnées par et pour l’homme en murs, clôtures, barrières de protection, cherchent à empêcher certains échanges. C’est à partir de cette réalité que mes interrogations se sont de nouveaux éveillées. Croyant de plus en plus fortement que les barrières que nous érigeons à tous niveaux ne solutionnent en rien les crises que nous traversons, et se vérifiant par le nombre de victimes comptées aujourd’hui aux frontières ou encore liées à des guerres de conflits territoriaux à Jérusalem ou en afrique Subsaharienne, je m’interroge comme nombre d’auteurs ou d’artistes sur la pertinence d’une telle réponse et souhaite donc réinvestir la question des limites apposées autour de la notion de frontière. Depuis mes premiers travaux artistiques pour entrer en école d’architecture sur la question de limite entre contenant contenu qui cherchait à comprendre, déconstruire puis transformer l’un et l’autre, jusque dans mon travail de mémoire concernant le cas d’un quartier fermé du nom de Nordelta, ville homogène aisée, ceinte d’un dispositif de haute sécurité et implantée dans un territoire défavorisé, je m’interroge régulièrement sur la question des limitations et ce qu’elles sous-entendent. Dans le cadre des études d’architecture, ces limitations me sont apparues en lien direct avec l’habitat et le territoire et mettent en avant un rapport particulier entre un intérieur et un extérieur et des entre-deux de cohabitation. Limites, parfois écrites, parfois fictives, parfois physiques, parfois effacées parfois immatérielles mais présentes, toujours constituantes d’un dehors et d’un dedans que je consi-

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dère dès lors mouvantes et métamorphosables. Les différents travaux et ce mémoire de DPEA sont en un sens question de limites, celles qui me sont propres et existent, et celles que je découvre ou tente de dépasser. Après la chute du mur de Berlin et la diffusion de l’idée d’un monde globalisé, les sociétés capitalistes construisaient et imaginaient notre avenir comme un monde sans frontières et hyperconnecté. A l’idéal des échanges pour tous, de la reconnaissance et l’acceptation de tous ont succédé le creusement des inégalités entre les pays du monde, au sein des régions et urbanités, jusqu’entre individus. Ce monde unifié dont on ne voudrait pas s’encombrer des inconvénients se contredit en érigeant de nouveaux murs aux frontières vers un retour au “nationalisme”, en construisant des quartiers fermés caractéristiques d’un repli sur soi désiré, et même en acceptant les bidonvilles ou zones délaissées, symboles d’un enfermement contraint. Comment dans ce contexte évoluent habitats, localités, villes et pays? Parce que je ne peux me résoudre à accepter la frontière telle qu’on nous la donne à voir aujourd’hui et plus précisément à justifier les limites bâties, j’ai cherché cette année à me positionner face aux territoires qui m’entourent en errance, marchant et migrant à la rencontre de ses limitations tantôt fermées et protégées, tantôt ouvertes et empruntables. Dans ce paradoxe de “mondes” qui se ferment et une logique internationale majoritairement de convergence des pays et sociétés est né ce travail.

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INTRODUCTION

“ Les riches vont où ils veulent, à tire-d’aile; les pauvres vont où ils peuvent, en ramant.”(1) Réalité à laquelle nous ajoutons, les pauvres vont où ils peuvent en marchant. Les frontières possèdent ce caractère à la fois évident et insaisissable. Évident car tout un chacun se représente ce qu’est une frontière; insaisissable car il en existe de multiples définitions et interprétations qui dans leurs natures et dans les faits se traduisent parfois en paradoxe. Elles relient et divisent, coutures et coupures instables et figées. Indispensables pour certains et absurdes pour d’autres. Elles sont question de limites physiques, scientifiques, savoirs, et interrogent par le fait même d’exister notre rapport à l’autre. En ce début du XXIème siècle, la frontière a pris pour rôle entre autre de contenir la crise migratoire, ce contenu hypermobile faisant l’apologie de l’homme nomade en contradiction notable du discours mondialisé néolibéral et du caractère sédentaire de notre civilisation. C’est en qualité de nomade que je choisis alors d’arpenter un territoire transfrontalier pour mieux le comprendre, le décrire et le déconstruire. Libre de passer du dehors au dedans, jusqu’à ce que le contexte nous rattrape. Libre d’aller et venir à la vitesse du corps, jusqu’à ce que nos propres limites nous poursuivent. Libre de voir, de sentir, d’écouter et de rencontrer la quotidienneté dans la spécificité. Par la rencontre du territoire vécu et des êtres qui le peuplent, il nous est donné une vision singulière de celle-ci et le temps de penser la limite de la ligne frontière.

(1) Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016, P69

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Date : 16/02/2017 Heure : 11h03

Lieu : Entre Mouscron et Wervik Temps : Nuageux et changeant

Arrivée pont de Neuville sur une place bétonnée. Il est tôt ou

tard. Quoi qu’il en soit les passants se font rares. Gauche ? Droite ? Tout droit ? Aucune idée de la direction à prendre.

J’avance. Avachi sur son mur d’enduit clair, un homme fume sa cigarette. Jean délavé et T-shirt clair, il a le regard vide de ces

journées sans but. Il devient l’occasion de rencontrer les autochtones. Comme je lui demande mon chemin, il écrase son mégot.

- Tout droit, me dit-il, Au garage Citroën à gauche, rue du Général Drouot. Puis au rond-point, à droite rue de la Marlière.

Je devrais la croiser. Il ajoute qu’elle est un vrai gruyère. Cette image est vraie mais je ne l’imaginais pas encore.

A l’inverse des frontières poreuses, on compte aujourd’hui 65 murs dans le monde qui sont construits ou planifiés. Leurs longueurs additionnées comptent entre 26000km et 40000km linéaire en fonction des textes, soit environ 10% des frontières terrestres ou une fois la circonférence de la terre(2). La redéfinition des lignes abstraites conventionnées par et pour l’homme en clôtures et murs interroge le rôle de la frontière. Parce qu’il est au fondement de notre société, l’acte de séparer est l’essence de notre humanité. Au contraire du monde qui est d’une infinie complexité, la terre en tant que lieu d’habitat humain est un territoire limité, dont l’homme délimite des contours tel que le mythe romain de Romulus et Rémus déjà au VIIème siècle avt JC nous en donnait un récit. “Ainsi de Rome, la ville des villes. Premier acte: Romulus prend un soc de charrue et trace le pomerium, délimitation sacrale et inviolable du Palatin. Son frère le

(2) France culture, “Le monde se referme; La carte des murs aux frontières”. 21/09/2016. www.franceculture.fr/geopolitique/le-monde-se-referme-la-carte-des-murs-aux-frontieres (3) Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016, P27.

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payera de sa vie, puisqu’il sera tué en sautant par dessus. Ainsi de nos racines. “Sacré”, en français, vient du latin sancire: délimiter, entourer, interdire.”(3) Mais n’est-ce pas lorsque les tensions s’éteignent et que les extra-connections commencent que la frontière prend sens? La frontière n’existe-t-elle pas qu’à partir du moment où l’espace commun instauré ne nie pas l’altérité, mais plutôt donne lieu d’interface entre deux univers? Qu’est devenu le sens premier de frontière? Si un dixième est devenu dur et agressif, une majorité d’entre elles restent poreuses. N’est-ce pas dans cette porosité, où l’image de la membrane fait sens, qu’on aperçoit alors tout son potentiel? Toujours désireuse d’expérience directe et après m’être heurtée à quelques CRS aux grillages installés, je choisis de positionner mon regard sur une frontière “ouverte” à travers laquelle nous essayerons d’imaginer des possibles. Par l’immersion sur la ligne et parce que la notion de frontière possède ce caractère impalpable, je tente de relier l’expérience du corps à l’échelle territoriale. Alors que je repense à Frédéric Gros qui nous encourage à faire naître les départs(4), je trouve la rue de la limite entre la rue de

Mouscron et la rue du Couët. C’est le point de départ du récit qui suit. Longue d’une quarantaine de mètres je m’amuse à la parcourir d’un trottoir à l’autre. Premier contact. Assez joué, je pars.

PROBLEMATIQUE Ce mémoire cherche à comprendre les phénomènes de frontières établies, limites créées par l’homme dans son monde, et les transitions que traversent certaines d’entre elles actuellement. La question est de comprendre des possibilités de déplacement des frontières par l’immersion et la rencontre des êtres qui

(4) Frédéric Gros, Marcher une philosophie, Édition Flammarion, 2011, P9.

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l’habitent, lié au rapport perception/représentation. Nous partons de l’hypothèse qu’elle est une sorte de peau, organe sensoriel qui protège et communique, perçoit et se représente, sensible à ce qui l’entoure. Nous réfléchirons la ligne frontière comme une limite susceptible de se mouvoir; À travers d’abord des démarches artistiques qui révèlent, recopient, déplacent des limites. Puis une étude de terrain réalisée en immersion. Enfin des lectures axées sur un contexte mondial particulier de murs aux frontières et d’émergence de limites au sein des territoires. La mutation que traversent ces lignes, aussi bien vers la fermeture que vers l’ouverture, est cernée par plusieurs questions-clés: Est-il possible d’entrevoir par l’immersion et la rencontre sur la ligne un processus d’effacement des frontières? Ou si non, par quels processus est-il possible de déplacer les limites établies? Quelles démarches singulières participent à déformer et reformer nos représentations du réel? Dans le territoire transfrontalier franco-belge, comment s’est mise en place la frontière et en quoi est-elle continue ET discontinue ? Quels effets marquent deux territoires distincts? A l’inverse comment et pourquoi l’effet barrière tendil à diminuer? Que signifie finalement le terme frontière? A travers la définition de frontière dans la mentalité américaine comme une limite abordée dans un quelconque domaine, est-il possible d’interpréter un cheminement individuel, mêlé à une perception de l’extérieur, s’ajustant et s’équilibrant à différentes échelles?

ESPACE D’ÉTUDE L’espace d’étude retenu couvre une partie de la frontière franco-belge qui s’étend de Mouscron à l’Est de l’agglomération Lilloise au littoral entre La panne et Bray-Dune. Cet espace possède l’intérêt de rassembler sur une distance explorable à pied une diversité de milieux frontaliers; urbain, dit “naturel”, rural et littoral. La largeur de la zone dans marcher sur la ligne est dans la mesure du 10


possible uniquement la ligne que représente la frontière. Nous nous autoriserons cependant une zone de 200 mètres de part et d’autre pour des problématiques de franchissement qui participent directement au questionnement. Pour les réflexions autour des limites, nous travaillerons le territoire transfrontalier France-Belgique à plus large échelle, mais sans pour autant dans ce mémoire être en mesure d’analyser toutes les discontinuités et continuités dans la profondeur du milieu. La scène médiatique et littéraire actuelle traitant des frontières sera également convoquée.

PLAN Dans un premier temps, partant de l’intuition première que les frontières demain n’existeront plus, telle que la mondialisation a pu nous laisser l’entendre, nous mettrons en avant des démarches singulières de dépassement des limites établies et de franchissement de frontières invisibles. Ces démarches participent à déconstruire et mettre à l’épreuve nos représentations traditionnelles. Confrontant des références bibliographiques telles que La ligne des glaces de Werner Herzog ou L’usage du monde de Nicolas Bouvier, nous montrerons que par l’expérience immersive, marche ou voyage, il est possible de transmettre une autre vision des territoires parcourus et de bouleverser l’image que nous nous faisons des choses. La marche deviendra alors un processus clef dans l’utopie d’un monde sans frontière qui nous propose une relation de soi à l’environnement et de soi à l’autre toujours plus ouverte. A cela s’ajouteront des projets artistiques tels que Cosmographia de Stéphanie Rollin & David Brognon, autour de lignes mobiles et invisibles, comme celui du collectif Stalker autour de lignes construites qui tentent de travailler avec les frontières comme matière réelle à déformer. Nous mettrons en résonance enfin le travail de Juliette Mézenc, dans son ouvrage Laissez-passer dévoilant différentes échelles de frontière liée à la migration, dans l’absurde et le poétique, vers une possible transformation.

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Consciente que ces intuitions ne sont qu’utopies, il deviendra alors nécessaire de nous réinscrire dans le contexte concret du terrain d’étude qui replace la dimension mobile des frontières à travers le temps. Appuyé sur le travail de recherche réalisé par Grégory Hamez, nous donnerons un aperçu de son histoire, du rôle qu’elle a tenu et celui qu’elle possède aujourd’hui au coeur de l’Europe. Nous citerons ici quelques témoignages récoltés sur le territoire transfrontalier France Belgique et nous userons du récit marcher sur la ligne et des images réalisées en errance pour nous représenter et se questionner autour de ce que nous avons perçu. Nous rapprocherons au fur et à mesure des lectures telles que Régis Debray qui choisit de célébrer la frontière comme vaccin contre l’épidémie et Michel Foucher qui, par son approche historique, nous repositionne dans un contexte réel. Nous évoquerons également en conclusion le travail de Irène Van der Linde et Nicole Segers qui partent à la rencontre de nouvelles frontières, celles de l’Europe. Nous tenterons enfin de requalifier la notion de frontière à travers la vision de Frederick Jackson Turner, en considérant le contour comme surface d‘interaction physique. Cette surface est une limite poreuse où les échanges entre un extérieur et un intérieur s’effectuent constamment. Elle est ainsi constructive du dedans comme constructive du dehors, dans un jeu perceptif grandissant. En ce sens, il est important de prendre en considération que ce dedans et ce dehors sont également en mutation perpétuelle dans l’espace et le temps. L’un s’adapte aux évolutions de l’autre et inversement. Par mon expérience propre et mon interprétation actuelle, je tenterai de considérer alors la frontière séparant l’espace connu du territoire où j’ai grandi, de l’espace inconnu qui petit à petit se donne à voir et à vivre. Non plus considérée comme une ligne mais plutôt comme un territoire qui resterait à explorer, la frontière alors se déplace. Au fur et à mesure de mon développement, j’apprends au-delà de la maison, du jardin, de la rue, du village, de la région, du pays, me permettant sans cesse d’ouvrir mon appréciation des territoires vécus. Une fois parcourue la ligne franco-belge n’est plus une frontière mais un territoire enduré et appréhendé, possédant un 12


caractère spécifique. La notion de frontière déplace alors sa propre limite. Permettant également de faire corps, la peau rassemble et existe en temps que cadre qui unifie. Elle n’est plus cette ligne de démarcation qui sépare et relie mais bien l’interface, le premier contact avec, l’horizon de tissages singuliers assurant la porosité avec l’environnement extérieur tout comme la solidarité interne. Cette interface dont nous parlons sera observée en points particuliers qui ont construit le cheminement individuel.

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1 _ FRONTIÈRE; MATIÈRE À FORMER ET DÉFORMER

“J’ai toujours eu envie d’avoir une carte postale du barrage qui s’est rompu, près de Fréjus, à cause du paysage. Et aussi une vue du pont sur le Danube, à Vienne, lorsqu’il s’est effondré à l’aube. D’après un témoin oculaire, qui s’apprêtait à le franchir, il se serait couché de tout son long, lentement comme un vieillard qui s’endort.” (1) Tel le vieillard qui s’endort les frontières s’éteignent. Elles ne sont plus que des lignes sur les cartes que l’homme déplace sans cesse, détruit et reconstruit, efface même parfois pour vivre autrement. Vivre autrement dans la perte des limites, sensible à l’environnement quotidien en mouvement, l’oeil curieux aux gestes ordinaires. Si l’envie de connaître ce qui se trouve en “dehors” est souvent commun, la fermeture l’immobilise. Lorsque cette paralysie se propage à une échelle plus large, l’envie de la comprendre pour la contourner apparaît. Puisque l’individu n’existe que parce qu’il est en relation avec l’extérieur, lorsque ces relations s’obscurcissent, artistes, architectes, philosophes, littéraires et tant d’autre oeuvrent à leurs éclaircissements. L’objectif de cette première partie est de montrer différents travaux d’hommes et de femmes cherchant à franchir les frontières et bouleverser les limites par des processus de production en immersion. Qu’entend-on par limite? La limite est une ligne de séparation entre des systèmes, des connaissances des terrains ou des territoires. Selon le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (2013) qui replace la limite dans l’interaction spatiale, elle est “l’agencement mettant en contact deux espaces juxtaposés et permettant leur interface”(2). La notion d’interface implique une in-

(1) Herzog Werner, Sur le chemin des glaces, Editions Petite Biblio Payot, Barcelone, 2016, P39 (2) Lévy Jacques & Lussault Michel, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Édition Belin, 2013, P617

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teraction en mouvement, constitutive du “dedans” et du “dehors” qu’elle borde. Il n’est pas question ici de tenter un développement sur la définition de limite, illimitée, mais de comprendre les situations de limites comme des interactions animées façonnant “intérieur et “extérieur”, perçues comme des modulations de l’interface à des époques données. “Je rêve d’un peuple qui commence par brûler les clôtures et laisser croître les forêts.”(3)

Perturber par le NOMADISME Voir la Terre depuis Google Earth, c’est expérimenter en quelque sorte sa finitude, en apprécier le périmètre et les formes. En immersion dans l’espace en trois dimensions, c’est expérimenter l’inépuisable, l’infini dans ses contours, son impermanence et sa mutabilité. C’est dans cette infinité des sens que le voyageur, le nomade, le marcheur perturbe les limites : “Ainsi la grande séparation du “dehors” et du “dedans” se trouve bouleversée par la marche. Il ne faudrait pas dire qu’on traverse les montagnes, les plaines, et qu’on s’arrête dans les gîtes. C’est presque le contraire: pendant plusieurs jours, j’habite un paysage, j’en prends lentement possession j’en fait mon site.”(4) Habiter un paysage, ou entrer en contact avec, tel est le propos de Frédéric Gros qui par l’immersion indique que le corps est en interaction avec l’extérieur. Ainsi, le nomade habite les lieux et contribue au développement de tous les espaces par lesquels il passe. En voyage, il erre avec un objectif; besoin primaire de dormir ou manger, besoin de savoir et d’appréciation les milieux, besoin d’observer et de mettre en lumière. Qu’est ce qu’habiter le paysage? Comment représenter

(3) Thoreau Henry David, De la marche, Editions mille et une nuits, Paris, 2003, P17 (4) Gros Frédéric, Marcher une philosophie, Editions Flammarion, Malesherbes, 2011, P50

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alors ce que nous avons évoqué comme l’infini des lieux? Avant de tenter de se le représenter par quel mécanisme le vivre pour le percevoir? Perturber les limites faisant de l’expérience du déplacement un matériau de l’oeuvre, c’est ce que tentent Stéphanie Rollin et David Brognon, mêlant ainsi des particularités controversées de la vie à leur performance artistique. Dans l’oeuvre “Cosmographia” réalisée en 2015 les deux artistes mettent leurs corps en mouvement. Ils plongent dans un contexte insulaire et cherchent à rendre absurde la ligne frontière immobile. En travaillant avec la limite de l’île de Tatihou comme matière du réel à attraper, ils figent une limite fugace et mobile par un procédé de capture à l’échelle 1:1. C’est dans l’errance et l’attention portée à celle-ci comme aboutissement d’un trajet qu’ils précisent : “En travaillant avec le contour de l’île on a constaté que sur une seconde il pouvait y avoir une centaine de lignes possibles. Cela dépend donc laquelle on trace, tout comme le territoire serait une multiplicité de possibilité de territoire. On a voulu de façon un peu enfantine capturer par le trait; comme un sorte d’enfermement mental.”(5) Par le fait de tirer un trait sur une multiplicité de possibilités, leur travail évoque le choix. Comme il n’est jamais affaire de vérité, il semble intéressant de vouloir le remettre en question. “Après ce travail notre perception du territoire et des frontières étaient tout autre dans le sens on l’on s’est rendu compte de la naïveté de penser que la frontière était figée et signifiée.”(5) Les lignes de Google Maps tracées, paralysées, rencontrent leurs paradoxes par le contact du réel dans lequel plus on s’en approche et moins on les perçoit. La trace laissée ici est un constat de l’état du contour de l’île du début du XXIe siècle qui se verra modifiée, on l’imagine sans mal. “C’est ce qu’il faudrait appeler une histoire des traces, dont le présent serait

(5) Stéphanie Rollin & David Brognon, actions artistiques sur les lignes frontières, Entretien d’Avril 2017

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l’affleurement. Le présent, en effet, pour peu qu’on le considère avec un peu d’insistance, finit presque toujours par apparaître comme l’espace infini et pourtant sans épaisseur où remontent lentement, comme par le fait d’une résurgence invisible, les traces parfois très lointaines de sa formation.”(6) Le présent est une construction du passé qui révèle ses avancés commes ses failles dans le familier. C’est dans les failles, les zones en marges, les enclaves, les limites que d’autres ont cherché à comprendre les dysfonctionnements. Le collectif italien Stalker, initié par Francesco Careri à Rome en 1994, propose en ce sens des déambulations urbaines dans les espaces abandonnés de la ville, en quête de matière à interagir avec le réel: “Je crois que la première architecture naît du mouvement du corps.”(7) En errance dans le “zonzon”, se laissant aller à la déambulation sans préjugés, ni certitudes, le groupe Stalker est à la recherche de lieux vides, oubliés, où s’expriment l’imprévu dans le but d’interagir avec le milieu, le paysage, de le comprendre et de discuter son devenir: “En se laissant emporter par la marche, on découvre, on comprend, on explore, on révèle, on franchit des frontières invisibles, on recompose une ville nouvelle.”(8) L’idée de recomposition est ici très juste dans le sens où leur pratique met en place une dynamique de reterritorialisation par la déterritorialisation. C’est dans l’usage de la marche et la pratique du corps, invitant des individus à déambuler, qu’ils tentent de créer un imaginaire collectif. Cet imaginaire élargit le cadre familier pour accéder à une forme d’amplitude géographique, révélant les interactions entre l’homme et son milieu et tentant ainsi de le moduler : “Les personnes et leur environnement entrent, par conséquent, en résonance, parfois en opposition, et se révèlent réciproquement: le seuil entre l’individu et son contexte manifeste sa porosité.”(9) C’est essentiellement dans le projet « À travers les territoires actuels » (1996) qu’ils permettent aux marcheurs/spectateurs de décou(6) Bailly Jean-Christophe, Le dépaysement; Voyages en France, Editions du Seuil, 2011, P14 (7) D’Arienzo R. / Younes C., Ressources urbaines latentes; pour un renouveau écologique des territoires, Paris, Editions MetisPresses, 2016 / Francesco Careri, Latitans métropolitains. p337. (8) Careri Francesco, Stalker; A travers les territoires actuels, Jean michel place éditions, 2000 Careri Francesco, Stalker; A travers les territoires actuels, Jean michel place éditions, 2000

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vrir des lieux pourtant proches mais devenus infranchissables, aussi bien spatialement que socialement. Par la vidéo Franchissement, ils recomposent l’action de transgresser la propriété privée, qui appel à l’effort physique. Une mise en danger du corps en quelque sorte, où la peau de l’individu se marque des traces qu’aura laissé l’action dans l’environnement hostile des limites. Le mouvement crée ainsi un souvenir mental via le corps éprouvé.

Image proposé dans l’ouvrage Ressources urbaines latentes au chapitre Latitants métropolitains de F. Careri

Marchant dans ces lieux interconnectés aux autres pourtant non familiers car appartenants au non visible, nous convoquons nos sens et nous nous réapproprions par le biais de la connaissance ce qui nous apparaissait comme une limite. La porosité se manifeste dans les interstices que nous permettons avec le contexte. Franchir le seuil statique par une dynamique de mouvement transformant ce dernier en un corps perméable et mouvant, tel est l’intention des deux processus évoqués. (9) Sylvie Castets, « De Masaccio à Stalker: pour une esthétique du seuil et de son franchissement », Conserveries mémorielles [En ligne], #7 | 2010, mis en ligne le 10 avril 2010, consulté le 2 août 2017. URL : http://cm.revues.org/449

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Ainsi, par le simple fait d’être au monde physiquement, nous apparaît une possibilité d’entrer en contact avec le territoire, de participer à son développement, lui même réagissant et se marquant des traces de notre passage, de là émerge tout son caractère de peau en transformation continue, infinitude des couleurs et territoires en changement perpétuel, tel l’épiderme qui se renouvelle. Cet environnement une fois franchi, s’ouvre à nous habité et organisé singulièrement par les êtres qui le peuplent. Ces êtres sont le contenu qui en mouvement perçoivent individuellement et collectivement pour moduler leur contenant.

LIMITES INVISIBLES à franchir Comment les frontières culturelles se sont-elles construites et déplacées à travers le temps ? Comment sont-elles perçues et vécues par ceux qui les côtoient ? A travers quels engagements sont-elles déplacées ? Telles spécialités culinaires, telles organisations spatiales, tels types architecturaux, telles langues et dialectes, tels systèmes communautaires ou appartenances religieuses dessinent un paysage complexe d’usages. Ils constituent autant de repères identitaires utilisés pour définir des limites floues mais aussi des frontières vives que certains tentent d’atténuer ou d’en donner une autre vision. Dans un monde démilitarisé, le dictionnaire de géographie énonce que “la frontière n’a plus de sens”.(10) Plus de guerres de religion, plus de conflits culturels, l’homme qui vit sur terre et n’a que ses mains pour se défendre apprend et coopère.

(10) Lévy Jacques & Lussault Michel, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Édition Belin, 2013, P413

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C’est face à l’immigration que se manifestent aujourd’hui les plus grandes peurs raciales. Le territoire poreux par essence fait se rencontrer des êtres mobiles acceptant ou non de coexister. Alors que l’oiseau émigre pour s’adapter aux changements climatiques des saisons, l’homme émigre pour se protéger entre autres des conflits actuels. Le verbe “Émigrer” selon le petite Robert signifie: “Quitter son environnement pour aller s’établir ailleurs momentanément ou définitivement.” Cette émigration signifie une adaptation évidente des populations extérieures pour cohabiter avec des communautés et cultures diverses. Celles-ci sont les premières touchées de l’isolement subit, qu’elles vivent dans un territoire qui n’est à l’origine pas le leur. La frontière entre “nous” et “eux” s’observe alors comme une multitude de possibilités de vivre ensemble. Car si l’adaptation est externe/interne, elle est également interne/externe et produit de nouvelles interfaces et espaces d’entre-deux singuliers. Cette multitude de possibilités, Nicolas Bouvier et Thierry Vernet l’expérimentent dans leur voyage à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est en 1953 qu’ils partent à la rencontre des peuples du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud Est. Cette traversée est le début d’une nouvelle vie et de nouvelles ambitions sur leurs rapports au monde. Journaliste et peintre dressent dans L’usage du monde une multitude de portraits colorés, de descriptions historiques et sensibles des villes qui contraste nettement avec les informations médiatiques des affrontements ethniques déjà discutés à l’époque. A l’inverse de ce que pourraient encourager les actualités, crainte de l’autre et montée de haine, Nicolas Bouvier traverse les frontières et dresse une réalité humaine, attentif à ce qui constitue la spécificité de chaque culture: “Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres au lit d’un torrent.”(11) Il s’attarde sur les marges des pays qu’il traverse

(11) Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Editions La découverte, Paris, 1985, 2014, P53

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et son regard se veut sans jugement préalable, qu’il argumente par l’immersion: “La mobilité sociale du voyageur lui rend l’objectivité plus facile. Ces excursions hors de notre banlieue nous permettaient, pour la première fois, de porter un jugement serein sur ce milieu dont il fallait s’éloigner pour distinguer les contours.”(12) Les contours se forment dans l’interaction multisensorielle avec le monde extérieur, qui lui permet de franchir les limites invisibles que dresse la société dans laquelle il vit. Aléas, rencontres et détournements transforment son trajet en parcours de relation écrivant une spatialité individuelle, ouvrant perception et connaissance nouvelles des territoires et populations qu’il découvre à une échelle plus large. En habitant le monde, ils relient les lieux et les peuples dans une même temporalité par la ligne du récit : “Raconter une histoire, c’est établir des relations entre des événements passés, en retraçant un chemin dans le monde. C’est un chemin que les autres peuvent suivre en reprenant le fil des vies passées en en faisant défiler le leur.”(13) Ainsi à travers l’oeuvre écrite, il y a un paysage qui se remplit de la ligne du voyageur, celui-ci affaiblissant une vision des terres habitées étrangères restreinte, montrant la possibilité d’être et d’y être avec les autres pour lui-même et le lecteur. Dans le parcours qu’effectue Werner Herzog en 1974, c’est certes une façon de reconnaître les mouvement de la vie sociale, mais également de prendre conscience de notre être au monde dans les difficultés du parcours. Nous marchons d’abord avec lui en réapprenant à voir ce que notre regard insensible effleure chaque jour, comme lorsque Georges Perec demandait: “Sait-on voir ce qui est notable? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.”(14) Puis, petit à petit, au-delà d’une vision esthétique des grands espaces qu’il parcourt, champs, chemins, montagnes, fleuves, et une attention au détail, oiseau, pluie, neige, eau du dégel, Werner Herzog nous livre

(12) Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Ed. La découverte, Paris, 1985, 2014, P27 (13) Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Ed. Zones sensibles, 2011, P120 (14) Perec Georges, Espèces d’espaces, Editions Galilée, Paris, 2012

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l’expédition de ses 900 kilomètres sans préparation, dans la souffrance du corps et les nécessités de l’homme, boire, manger, dormir. Le dépassement de ses propres limites s’écrit dans un récit mêlant la banalité du quotidien à l’imagination débordante d’un homme, qu’il traduit dans le récit par des fragments romancés : “Un vélo de femme, presque neuf, a été jeté dans le ruisseau, cela m’a longtemps préoccupé. Crime? Querelle préalable? Il s’est passé là un drame sourd du terroir? supposé-je.”(15) Cette noirceur participe à affirmer l’effort physique. Parti à l’automne, l’auteur éprouve le froid, l’humidité, la neige. La proximité physique de la peau à l’environnement entraîne une continuité mentale. Toucher et ressentir, notre limite poreuse joue ainsi un rôle dans la naissance de la pensée, de la conscience de soi au monde, et de la façon de se le représenter: “Quand j’ai vu comme il pleuvait à verse dehors, bien vite, j’ai remonté au dessus de mes oreilles la couverture de mon lit d’exposition (...) Ce n’est que vers huit heures que j’ai repris la route, d’ores et déjà complètement démoralisé.”_“Une matinée parfaite. En parfaite harmonie avec moi-même.(...) c’était une belle journée pour marcher, et je poursuivis.”_“Une pluie fine tombe indécise, à la limite de l’insignifiance. (...) Tout est gris ton sur ton.”(16). Alors que l’état d’esprit s’ajuste, se lie aux phénomènes que nous éprouvons, c’est également une part lié à notre vision de nous face aux autres et notre capacité sociale : “Neige, neige, grésil-pluie, pluie-grésil.(...) Je suis tellement mouillé que j’évite de croiser des gens dans les champs détrempés, pour ne pas avoir à les regarder en face.”(17) La limite alors, pour entrer en contact avec l’étranger, est surmontable grâce à notre expérience propre. N’étant plus en mesure de recevoir les informations extérieures, la fermeture sur soi advient. A travers ces deux carnets de route, leurs auteurs décrivent des perceptions et phénomènes non figés. Reprenant la notion de trace évoquée dans la définition (15) Herzog Werner, Sur le chemin des glaces, Ed. Petite Biblio Payot, Barcelone, 2016, P100 (16) Herzog Werner, Sur le chemin des glaces, Ed.Petite Biblio Payot, Barcelone, 2016, P 82, 67, 77 (17) Herzog Werner, Sur le chemin des glaces, Ed. Petite Biblio Payot, Barcelone, 2016, P45

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du parcours, celle-ci “ne se réduit pas à une simple ligne d’itinéraire”, mais bien comme “embrayeur de langage et de nouvelles pratiques.”(18), nous prenons conscience que les représentations par le langage sont liées à notre perception de l’environnement et notre capacité d’adaptabilité face au milieu social. Telle la couche du derme qui reçoit les signaux ambiants par contact et les transmet ensuite au cerveau pour faire réagir le corps, on voit la nécessité de percevoir avant d’être en mesure de se représenter. Cette analyse de soi aux autres et des individus entre eux répond directement à la problématique dans le sens où l’on voit émerger des relations de l’individu et entre individus toujours modulées. Elle soutient donc dans la perception et le contact avec la vie sociale ambiante, notre capacité d’interaction limitée. A cela vient s’ajouter notre faculté à voir différemment: le mental associé. Celui-ci nous permet de faire émerger des ressources. Poser notre regard sur les possibilités d’un contexte autre. Contexte qui peut représenter une sorte d’injustice sociale ou une impossibilité de mobilité, c’est en pensant ainsi leur devenir que nous les mobilisons pour les déplacer.

ALLER AU-DELÀ; Devenir et compromis Ce jour nous assistons au procès des murs établis dans ce monde au côté de Juliette Mézenc. La muraille de Chine qui, depuis des siècles, ne sert plus à rien, le grillage Etats-Unis/Mexique qui interdit l’accès à la Californie autrefois mexicaine, jusqu’au mur sécuritaire du quartier Serenissima, chaque limite construite

(18)”Pierre Larousse, dans son si précieux Grand dictionnaire universel du XIXème siècle (1874°, constate que la plupart des langues indo-européennes, à l’exception du grec, possèdent le mot “mur”, qui désigne une paroi, une enceinte. Il remarque qu’en sanscrit, ce terme dérive du mû, “lier” qui donna mûta, “corbeille tressée”.Thierry Paquot, Michel Lussault, “Introduction. Étymologies contrastées et appel au franchissement des limites”, Hermès, La revue 2012/2 (n°63), p. 9-15

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se voit remise en question. Destruction, reconversion, chacun s’interroge sur la place qu’ils possèdent aujourd’hui. Dans cette époque où l’un après l’autre les murs tombent et les peuples se rassemblent, l’un d’eux tente alors : “SI! Je SERS… je sers en fait, bien sûr que je sers, je sers, je sers même beaucoup, beaucoup, je sers, je sers … aux artistes, je prête le flanc aux artistes, Voyez comme je SERS (il se tourne face au public de façon à montrer les nombreux tags et graffs qui ornent sa poitrine, on entend de long ahhhh plus ou moins graves qui se mêlent en un concert admiratif)(le petit mur se rengorge), c’est comme à Berlin monsieur le Juge, il est IMPERATIF de me sauvegarder et ainsi témoigner de la folie des hommes pour mémoire! (...) (le petit mur, sans un regard pour le juge qui s’est endormi sur l’ancolie, sort en bombant le torse sous les applaudissements de la foule en délire)” (19) Applaudissements de la foule qui semble reconnaître l’importance de se souvenir des contradictions de l’homme. Cet homme qui pourtant, depuis le VIIème siècle avant notre ère, date de la première muraille de Chine comme barrière édifiée, n’a cessé d’en construire aux frontières et d’en accroître leurs surveillances(20). Il nous faut reconnaître une chose: les murs, barrières, espaces naturels empêchés qu’évoque Juliette Mézenc ont tous en commun d’être politiques, ils sont affaire de pouvoir et de possession. Entre fiction et friction s’installe le genre littéraire de la poésie qui ouvre le regard sur les frontières physiques, difficultés vécues d’une époque. La poésie utilisée dans cet ouvrage interroge l’usage des frontières fermées tout comme leurs intérêts à exister. La poésie adopte une posture qui nous conseille une mise en abîme. Antonia de Vita, à (19) Mézenc Juliette, Laissez-Passer, Editions de l’Attente, Bordeaux, 2016, P84 (20) Quétel Claude, Histoire des murs, Editions Perrin, Millau, 2014, P14-31 / Chapitre retraçant historiquement l’évolution de la muraille de chine construite jusqu’au XVIIe siècle pour se protéger de l’invasion des barbares et définir une frontière entre les civilisés et ces derniers. (21) D’Arienzo R. / Younes C., Ressources urbaines latentes; pour un renouveau écologique des territoires, Paris, Editions MetisPresses, 2016, P191.

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propos de notre apprentissage à voir le territoire écrivait: “La poésie nous suggère que nous pouvons nous rapprocher des territoires pour les rencontrer, les réécouter et nous faire surprendre par eux.”(21) Mise en abîme singulière qui soutient une fois de plus le caractère perceptif. Espaces latents, terres de conflits, ruptures limitantes, qu’ils soient passés ou présents, les territoires de vie, symbole d’une complexité, sont souvent interrogés par les arts. Les artistes qui depuis plusieurs dizaines d’années s’installent en dehors des musées empruntent l’espace concerné pour s’exprimer directement et ouvrir nos mentalités. Transformer la limite-limitante d’une situation particulière d’usager et un contexte en une limite mouvante, tel est à mon sens le projet The Agreement (2015) du duo Stéphanie Rollin et David Brognon. “Nous sommes allés à Jérusalem et nous avons découvert un terrain de foot situé entre deux murs, dont un mur de rempart de la même époque que le mur d’Hadrien. Ces deux murs contraignants le terrain, celui-ci avait une forme géométrique particulière en trapèze, contenant un centre séparant deux zones inégales.”(22) Dans cette réalité du terrain, ils tentent alors par une expérience créative et sociale de modifier la position du centre: “On ne peut pas changer le terrain, donc comment afin de retrouver plus d’égalité, est-il possible d’agir?”(22) Par des moyens enfantins et naïfs et en travaillant avec les usagers de ce milieu, il est envisagé une géométrie de la négociation. On voit alors apparaître une forme de partage qui s’avère être nécessaire à la qualité d’habiter et de jouer en même temps, mettant au centre de la pensée le bien commun. “L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. (...) Si des doutes (22) Stéphanie Rollin & David Brognon, actions artistiques sur les lignes frontières, Entretien d’Avril 2017. (23) Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation?, Editions Mille et une nuits, Clamecy, 1997, P37

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s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées.”(23)

Photographie réalisée dans le cadre du projet The agreement (2015) Stéphanie Rollin et David Brognon

La littérature, comme nous l’avons vu avec J. Mézenc, a sa part de transformation du réel. Nicolas Bouvier, par le fait de mettre en avant tout le long du récit de L’usage du monde le caractère éphémère de l’humanité et des territoires construits, qu’il accepte comme matière fragile à disparaître, trouve également son intérêt dans ce chapitre sur la mutabilité des lieux, des frontières et le déplacement des perceptions: “On n’en voulait pas trop à Alexandre: la ville en disait plus long ainsi; sa destruction nous la rendait plus proche. La pierre n’est pas notre règne; elle a d’autres interlocuteurs et un autre cycle que nous. On peut, en la travaillant, lui faire parler notre langage, pour un temps seulement. Puis elle retourne au sien qui signifie: rupture, abandon, indifférence, oubli.”(24) Petit à petit, on note que la construction des espaces limitants ou non appartiennent à une civilisation en évolution constante. Ce rapport au temps, Francys Alÿs l’interroge également. Architecte de forma-

(24) Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Editions La découverte, Paris, 1985, 2014, P250

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tion, il est aujourd’hui un artiste pluridisciplinaire qui utilise le corps en mouvement. Il questionne des enjeux de frontières liés au territoire et construit un travail autour de l’art, la ville et l’aspect social. La déambulation permet une expérience du corps dans l’espace, utilisée comme outil de recherche. “Sometimes doing something poetic can become political and sometimes doing something political can become poetic”, est la vidéo d’une performance datant de 2004, où l’artiste retrace à l’aide d’un pot de peinture percé, la ligne verte définie en 1948. Actuellement la frontière qui sépare Israël de la Cisjordanie ne respecte plus ce tracé. Celle-ci fut pourtant dessinée au crayon vert et rouge sur une carte au 1/20000ème par Moshe Dayan et Abdullah al-Tal: “The grease pencils made lines 3 to 4 millimeters wide. Sketched on a map whose scale was 1:20000, such lines in reality represented strips of land 60 to 80 meters width. Who owned the width of the line?”(25) Cette dernière question révèle une sorte de profondeur de la ligne frontière, son caractère d’entre-deux, tout en menant une réflexion actuelle sur la pertinence du geste de l’homme. Car si Francis Alÿs peint le tracé original de 1948, les israéliens ne cessent encore de déplacer la frontière, refusant de la reconnaître. Frontière pacifiée en devenir ? Mouvement des hommes facilité qui aujourd’hui circulent par des points d’entrée et sortie bien précis ? La vidéo commence par l’ouverture du pot de peinture, comme première décision à séparer deux espaces territoriaux. Puis la caméra suit la ligne sur le sol qui s’inscrit au rythme du corps. La ligne verte se perd le long d’un mur gardé par des militaires, dans les collines, sur le terre plein central d’une route, toujours mobile, dont nous connaissons sa fin inscrite. Ce travail questionne la situation sociale actuelle des peuples qui s’inventent dans un espace d’entre-deux, par une esquisse minimaliste et poétique dans l’espace public. A travers ce travail, nous réaffirmons la profondeur historique de chaque frontière où s’articulent le politique et le spatial. (25) Les crayons gras ont laissé des lignes de 3 à 4 millimètres de large. Dessinés sur une carte dont l’échelle était 1: 20000, ces lignes représentaient en réalité des bandes de terre de 60 à 80 mètres de largeur. Qui possédait la largeur de la ligne? http://francisalys.com/the-green-line/

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En ce sens, nous attachons les limites actuelles multiples comme appartenant à une temporalité. Cette temporalité est liée aux systèmes internes et externes et leurs capacités présentes à interagir. Ainsi dans cette capacité se trouve la possibilité de déplacement des frontières, qui comme la peau se renouvelle constamment. Elle possède également la capacité d’emmagasiner de l’énergie afin de soutenir le système complexe que représente l’individu. Celui-ci, une fois limité, possède la capacité de sublimer ses limites et de réemployer ces apports pour bousculer le contexte face aux autres systèmes en interaction lorsque cela lui semble nécessaire. En conclusion, les actions qui sont étudiées dans ces démarches mettent en avant l’idée que les limites que nous connaissons aujourd’hui s’ébranlent et tendent pour certaines à s’écrouler. D’autres, au contraire, s’érigent et s’affirment. Faire tomber une limite est la réflexion que ce que nous pensons, ce que nous savons, ce que nous sommes, ce qui nous entoure est en perpétuel mouvement, à l’interface de forces, de tensions et de tissages multiples. Par le contact avec le réel, il y a un horizon différent qui s’ouvre aux individus sur place dans le fait même de prendre conscience des limites. Tout comme la peau en contact permanent avec l’environnement, soi et autrui, les frontières s’ajustent pour permettre au système interne de fonctionner correctement en lien avec ce qui l’entoure. Considérer les frontières comme en perpétuel mouvement, cela signifie également que si nous en déplaçons les perceptions alors leurs représentations s’en verront toujours modifiées. Si nous ajustons notre façon de produire de l’espace, de vivre ensemble, de réinterroger le politique, alors les limites que nous connaissons s’effritent pour resurgir là où elles deviennent importantes. Aller-retour permanent entre le fait de se limiter pour illimiter autrement. Ces

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pratiques permettent donc de réinterroger les frontières directement afin que soit réécrit des possibles. Si nous replongeons dans la frontière au sens territorial du terme, ligne frontière entre deux états, les tissages sont singuliers à chacunes des interfaces. Et ces interfaces sont elles-mêmes découpées en séquences et points particuliers. Chaque frontière a sa temporalité de fermeture et d’ouverture, comme pouvait l’expérimenter Nicolas Bouvier encore lorsqu’il passait la frontière de l’Afghanistan(26). Par l’analyse de la limite frontière France-Belgique, l’objectif est de faire co-exister un terrain singulier sur lequel nous marchons avec les expérimentations précédentes comme contextualisation de la pratique de recherche.

(26) “Visiter l’Afghanistan est encore un privilège. Il n’y a pas si longtemps, c’était un exploit. Faute de pouvoir tenir solidement le pays, l’armée anglaise des Indes en bloquait hermétiquement les accès par l’Est et par le sud. Pour leur part les Afghans s’étaient engagés à interdire le territoire à tout Européen. (...) De 1800 à 1922, c’est à peine si une douzaine de risque-tout sont parvenus à forcer le passage. Les savants étaient moins heureux. (...) Il suffit aujourd’hui d’un peu de tact et de patience, mais lorsqu’on se présente, la nuit tombée, au village de frontière de Laskur-Dong sur la route Quetta-Kandahar, muni de ce précieux visa, personne a qui le montrer. Ni bureau, ni barrière, ni contrôle d’aucune sorte, mais la travée blanche de la piste entre les maisons de terre, et le pays ouvert comme un moulin.” Cet extrait nous prouve la nécessité de se positionner dans un contexte précis de relation entre pays et d’en comprendre les tenants et le caractère éphémère de l’hermétique que subisse les populations. Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Editions La découverte, Paris, 1985, 2014, P318.

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2 _ DIS-MOI OÙ TU MARCHES; APPROCHE GÉOGRAPHIQUE ET RECONTEXTUALISATION D’UNE FRONTIÈRE

“Une frontière reconnue est le meilleur vaccin possible contre l’épidémie des murs. Opposant l’identité-relation à l’identité-racine, refusant de choisir entre l’évaporé et l’enkysté, loin du commun qui dissout et du chauvin qui ossifie, l’anti-mur dont je parle est mieux qu’une provocation au voyage: il en appelle à un partage du monde.”(27) Ce partage du monde que pense possible Régis Debray, à travers la mise en place des frontières, passe par la reconnaissance d’une ligne partagée sur laquelle se matérialise passages, connections et interstices. Il est en effet important de lui reconnaître des qualités d’interactions car son seul fait d’exister ne suffit pas à annuler les discontinuités. De rien nous ne pouvons produire que deux choses: l’acte de séparation implique dans le temps un avant et un après, et dans l’espace un interne et un externe. X temps long que représente les 3 siècles de cette frontière sur laquelle les peuples ont dessiné et modelé les continuités et discontinuités. C’est par le traité d’Utrecht en 1713 que l’on voit apparaître l’état du tracé de la frontière tel qu’il est approximativement aujourd’hui. Le processus de fixation de la frontière, selon Daniel Nordman que cite Grégory Hamez, ne s’est pas basé sur un modèle uniquement topographique ou juridique, mais “constitue un modèle intermédiaire, la variété la plus complexe et la plus fluide parce qu’elle allie les prétentions juridiques inextricables et les évidentes solutions géographiques”(28). Modèle intermédiaire certes mais qui nécessite des ajustements de part et d’autre une fois établi. (27) Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016, P82 (28) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Francais, P88

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La frontière franco-belge est un terrain d’une grande richesse. Son histoire singulière depuis son inscription légale en 1813, son rôle de barrière mobile à l’époque des guerres mondiales et sa situation aujourd’hui au Nord-Est de l’Europe près de trois pôles majeurs que sont Londres, Paris et Bruxelles dans laquelle on lit sa mutabilité, sans oublier l’hétérogénéité spatiale de ses 150km, nous permet d’aborder un certain nombre de notions liées aux interactions territoriales, identitaires et culturelles de la frontière, ainsi que son inscription dans un territoire transnational.

TERRITOIRE; Paysages et représentations. La frontière est nécessairement un signe positif d’attachement d’un peuple à un territoire; territoire qu’il a décidé d’instituer et de s’approprier. Territorialisation d’un groupe humain qui décide de se fixer et voir perdurer un sol dans lequel il a reconnu les qualités pour y développer son habitat. La frontière est la fixation d’une souveraineté, elle est de l’ordre, de l’avoir et du pouvoir; elle crée l’État et en même temps sa compétence territoriale. Afin d’être compétent, son territoire se doit d’être organisé positivement afin de favoriser les connections. Quels sont les couleurs du paysage de la ligne? Quelle est la composition du territoire depuis l’agglomération lilloise jusqu’au littoral? Comment ses réseaux irriguent-ils l’ensemble? Les connections, qu’elles soient routes, trains, ou encore transports en commun, ont-elles préférées un développement de l’intérieur ou facilitent-t-elles les échanges sur la globalité du territoire transfrontalier? Comment le système de représentation des cartes IGN que nous utilisons pour arpenter cette centaine de kilomètres se dessine-t-il?

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Selon des sources telles que l’INSEE ou la MOT, la ligne est qualifiée de frontière “creuset”; c’est-à-dire une frontière caractérisée par une absence d’obstacle naturel qui doit son tracé à l’histoire davantage qu’à la géographie. Cet absence d’obstacle induit, de part et d’autre de la ligne de Mouscron à La Panne et Bray Dune, des territoires qui se suivent dans leurs constituantes. Il est impossible de dire où la ligne frontière se trouve vraiment. Nous considérons 3 espaces. Un chemin, la Lys, un chemin. Nuages,

soleil, nuages. J’apprécie la création. Les paysages sont à perte de vue. On ne sait finalement plus où la limite s’arrête.

Carte des trois milieux, Perception de la grande échelle, 2017, Goupille Sophie

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En errance sur la ligne, nous identifions trois milieux qui possèdent chacuns leurs cohérences: milieu urbain autour de Lille, milieu rural et enfin milieu littoral. La dissociation n’est alors plus France/Belgique mais s’élabore entre des environnements qui se complètent. Mouscron, Halluin, Comine, Wervik, villes de l’agglomération lilloise, portent le même nom en France comme en Belgique. Elles forment une continuité historique fortement polarisée par la frontière. Le tissu urbain est imbriqué dans celui de la métropole, directement ou indirectement. Comme l’exprime Michel Foucher, “Loin d’être une barrière, la frontière moderne et civilisée est un ensemble linéaire de points de franchissement.”(29). Points de franchissement majeurs que sont devenus ces villes. Mouscron en est l’exemple le plus marquant, constitué d’une multitude de points de rencontres qui rassemble un tissu urbain similaire. Les habitations sont alignées aux trottoires et se ressemblent.

Plutôt symbole d’un passé industriel commun, elles représentent une

certaine continuité de développement urbain. Les routes perpendiculaires qui connectent sont nombreuses; Rue des trois pierres, rue de Mouscron/ rue du Couët, rue Jules Simon.

En effet, près de Lille, on a pu observer un développement urbain important autour de Roubaix et Tourcoing et l’émergence de banlieues belges liées à la métropole. Comme l’énonce G. Hamez, les développements en 1845 des villages alentours “s’expliquent pas le commerce frontalier ainsi que par la développement de la fraude.”(30) Puis, l’industrie textile très forte de la région provoque une extension urbaine de Mouscron par l’installation d’ouvriers flamands venus comme main d’oeuvre. Enfin, l’étalement urbain propre à l’époque accentue la surface urbanisée sans croissance notable de la population. Les infrastructures (29) Foucher Michel, Le retour des frontières, CNRS Editions, Paris, 2016, P8 (30) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P100

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routières sont importantes; N450, N350 à l’Est ou encore la N32 près d’Halluin. Au nord, Halluin, Comines ou encore Wervik sont ponctuées du paysage de la Lys. Cette rivière rend moins perceptible la connection de ces villes avec la métropole. Cependant, on observe qu’elles se développent le long des voies principales de part et d’autre de la frontière qui les relie à Lille. Logiquement au développement de ces villes-champignons, le réseau ferré, créé plus récemment, favorise les connections directement liées aux villes telles que Gand, Bruges, Anvers ou encore Tournai, et étend davantage la zone d’interface avec Lille autour de la frontière. Le réseau de bus également très développé mêle les villes entre elles. J’arrive par le bus 85 à Wervicq depuis Lille Flandres et repars

ce dimanche de bonne humeur. Les bus depuis la gare principale de Lille sont nombreux à relier toute la périphérie Nord-Est. Je n’ai

jamais eu de difficulté jusqu’à présent pour me rendre à la frontière. J’aurai pu même aisément passer de l’autre côté et rendre visite à Carla.

Passé Armentière, c’est un paysage rural de champs et d’exploitations agricoles mêlés les uns au autres qui se déploie sur des kilomètres. La différence se note plus spécifiquement entre la Flandre intérieure et la Flandre maritime par le type d’agriculture. Il est plus varié en Flandre intérieure, mêlant davantage l’élevage et se développant sur de plus petites parcelles, qu’en Flandre maritime ou la monoculture est de rigueur. Le paysage géographique me précise-t-elle change. On trouvera en

Flandre maritime un drainage constant dans les fossés sinuants autour des champs plus élevé vis à vis du niveau zéro alors que la

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Flandre intérieure possède un environnement plus boisé favorisant la polyculture, avec des élevages plus importants.

Enfin, au nord d’Hondschoote jusqu’au littoral protégé après l’A16/

E40, les terres très rectilignes s’étendent sur un nombre d’hectares plus importants. Cette différence, Elisabeth nous l’avait fait observer depuis le mont des Cats.

Pour permettre la connection aussi bien interne qu’externe, le tracé des infrastructures a lui aussi évolué en fonction des politiques de développement dans cette zone. Aujourd’hui, le réseau est majoritairement organisé parallèlement à la ligne frontière depuis Armentières, Bailleul jusqu’au littoral à gauche, puis de Courtrai, Ypres jusqu’à Furnes à Droite. Certains grands axes, comme l’autoroute A16/E40 créée en 1998 ou la D948 à vocation régionale, permettent de relier les deux états entre eux. Cependant les connections locales restent très faibles. Avant l’indépendance de la Belgique, la Flandre avait comme infrastructure une “route traditionnelle reliant Lille à Dunkerque” traversant “Warneton, Ypres, Poperinge et Bergue” (31) délaissée au profit d’un repli du pays; le développement des deux pays a favorisé l’accessibilité de l’espace national lui même. Le même phénomène est observable au niveau des voies ferroviaires qui traversent la frontière. Arrivés par le train sur la commune de Nieppe, les transports en

commun ne vont pas jusqu’à la frontière une fois passés Armen-

tière. il nous faut rejoindre le 1590 de la rue du sac en marchant dans les terres.

(31) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Francais, P89

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Le tableau ci-dessus, réalisé par G. Hamez, montre en ce sens que, au début du XXème siècle, plusieurs lignes transversales existaient mais qu’elles ont aujourd’hui été démantelées pour plus de la moitié d’entre elles, obligeant un détour par Lille qui confirme une volonté de développement dans le milieu urbain. Sur notre route, nous en avions observé un exemple près du littoral.

Ancienne voie ferroviaire entre Dunkerque et La panne / Photographie Sophie Goupille 2017

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Cette évolution, preuve plutôt d’une discontinuité entre les deux états, s’explique également par l’auto-mobilité qui s’accroît à l’époque industrielle. On s’étonne tout de même du peu d’infrastructures routières construites en ce sens pour pallier un manque et imaginons intuitivement une baisse des relations de proximité dans cette seconde zone. Plus loin sur le littoral qui ouvre vers l’Angleterre, on note entre la Panne et Bray-Dune une station balnéaire modeste, attractive cependant à l’échelle internationale par une forte présence de véhicules étrangers. G. Hamez, en s’intéressant à la zone depuis Dunkerque jusqu’à Ostende, remarque néanmoins que le territoire littoral “est marqué par une forte dissymétrie”: l’un ayant préféré par sa situation sur la Mer du Nord “un développement industriel et portuaire”, l’autre ayant favorisé un développement touristique plus luxueux.(32) Ici, les limites de notre perception s’arrêtent, nous observons un ancien point d’entrée/ sortie aujourd’hui réinvesti par le marché commercial des frontières. La rue Albert Ier menant à Bray-Dune et Duinhoekstraat vers La

panne sont séparées par une chocolaterie Léonidas, installée dans l’ancien bâtiment des douaniers. Côté belge, tabac bon marché, bière et diesel à encore 1,148 le litre se succèdent. En France les

commerces sont rares. Le camping du Perroquet semble accueillir des touristes venus de tous horizons.

Ainsi l’espace d’étude parcouru est à géométrie variable. On constate d’abord autour de l’agglomération lilloise une organisation territoriale majoritairement de continuité autour de la ligne frontière construite autour de l’industrie qui tend aujourd’hui à décliner. En milieu rural, un réseau orienté vers l’intérieur des pays, subissant l’influence de la concurrence des alentours de Lille, notre

(32 )Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Francais, P127

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premier milieu, comme du troisième milieu attractif qu’est le littoral. Ce territoire rural parce qu’il se développe autour d’une activité identique rencontre des solutions de continuités à petite échelle. Enfin le littoral français et belge n’ayant pas orienté son développement autour d’activités similaires se voit disparate. N’accueillant pas les mêmes usages, France et Belgique tournent ici le dos à la frontière. La ligne frontière tend ainsi vers une coexistence, une relation entre lieux et flux évoluant sans cesse. Le territoire constitue un mode de pensée et d’organisation de l’espace, et la carte est le seul moyen actuel pour se le représenter et le comprendre. Si nous nous intéressons à la représentation spatiale des territoire sur les cartes IGN, nous remarquons qu’elle diffère de part et d’autre de la ligne. Tout d’abord, il est question d’échelle. En France, la représentation est au 1/25000eme alors qu’en Belgique elle est à l’échelle 1/20000eme. Cette différence, G. Hamez l’explique par la proportion du maillage communal; les communes belges étant “en moyenne cinq fois plus étendues que leurs homologues françaises.” du fait du regroupement communal souhaité en 1976 par le gouvernement belge.(33) La seconde différence de représentation se note par les courbes de niveau non concordantes les unes aux autres. En effet, on apprend que le niveau 0 n’est pas calculé de la même manière. En France, il est défini par le niveau moyen des mers, alors qu’en belgique il est calculé sur le niveau moyen des basses mers de vives eaux, ce qui provoque un écart de 2,5m. Certes, cette discontinuité visible dans la représentation des territoires n’est en rien une discontinuité de l’espace vécu mais elle marque la frontière comme séparation entre deux systèmes d’organisation de l’espace spécifiques. Cette représentation discontinue d’un monde finalement intriqué et continu perturbe notre perception du territoire. Elle est le symptôme du fait que deux organisations peuvent fonctionner différemment pour délimiter

(33 )Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Francais, P104

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leurs espaces tout en cohabitant dans l’espace vécu.

Extraits de la carte IGN 2402 O, Carte de randonnée HONDSCHOOTE.

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La frontière franco-belge est un paysage de lignes qui s’entremêlent et nous raconte une histoire individuelle. Son goût, son odeur, ses couleurs nous parlent d’une enveloppe vivante qui fonctionne dans un rapport étroit interne/externe, externe/externe dans son évolution et son adaptabilité. La ligne frontière entre Mouscron et le littoral possède dans ce rapport externe/externe de grande continuité de figure, représentative du passé de la Flandre globale. Cette continuité des milieux se voit perturbée par le rapport interne des deux pays qui affirment des fonctionnements individuels et s’éloignent dans leurs volontés de développement; nous l’avons vu avec le séquençage du territoire en cantons qui implique une représentation différente pour les peuples par exemple. Continuités et discontinuités s’observent également dans le réseau. Ce réseau qui permet de connecter les lieux et les individus entre eux. Il sillonne entre et de part et d’autre de la frontière, justifiant l’appellation récente de “territoire transfrontalier” comme possibilité d’interaction multiple par la proximité. Le terme transfrontalier, notion de référence dans l’objectif européen(34), est préféré au supra- ou inter- frontalier car il éveille davantage “l’idée d’un flux qui traverse (...) dans un espace continu” dans lequel on voit apparaître alors les êtres qui fourmillent: “en proie, comme un front de nuages, à une agitation perpétuelle, qui lui échappait même.”(35) Front de nuage qui possède ce contour flou et indéfinissable tel le mouvement des hommes qui forme l’activité et fluctue au gré des organisations politiques décidées.

(34) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P32 (35) Vasset Philippe, Un livre blanc, Editions Fayard, Paris, 2007, P61

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RENCONTRER; Langage, marqueurs, points L’apparition de cette ligne frontière a induit des ajustements au vivre-ensemble et modifié le mouvement des hommes sur le territoire. Car les habitants agissent autour et en fonction d’elle, ils se déplacent au gré des opportunités, marquent les espaces de signes d’appartenance rattachés à l’histoire et adaptent leur langues aux influences fluctuantes. Pourquoi traverse-t-on une frontière? Certains emplois liés au fait frontière se sont-ils installés, et sous quelles formes? En errance sur la ligne, observons-nous encore des symboles autour desquels une société se reconnaît? Que reste-t-il de ces relations? La revendication d’une langue propre crée-t-elle encore des discontinuités? Le territoire de frontière étudié qui appartenait tout entier à la Flandre connaît aujourd’hui des attaches aussi bien françaises, belges que flamandes. La langue étant un marqueur d’identité fort d’une culture, voyons rapidement comment celle-ci a évolué après la scission de la Flandre. La ligne est caractérisée par la coexistence de deux langues; le français et le néerlandais/flamand toutes deux issues d’origines différentes; Romane et germanique. Le rapport de force entre le français et le flamand a évolué pour mener à une utilisation du français plus répandue. Ce phénomène s’explique évidemment par un déclin progressif du flamand côté français; lié désormais à la Nation, le français est devenu rapidement obligatoire. Jusqu’au point clef de la première guerre mondiale où les soldats échangeaient en français : “les hommes qui servirent dans les tranchées utilisèrent le français pendant ces quatres années.” Ils se rallièrent de faite à la nation, “par les souffrances communes endurées” (36) . On lit ici dans le partage du vécu, le déplacement d’une limite liée au langage. Par l’interaction plus forte à un temps T d’individus, l’adaptation de l’un

(36) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P157-158

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à l’autre s’effectue et mène ici à une continuité interne. Cette continuité va créer une discontinuité liée à la frontière. En effet, en réponse à la perte de l’usage du flamand en France, les revendications linguistiques en Belgique flamande se sont multipliées. Apparaît une peur à l’uniformisation du monde qui passe par le refus simple de s’adapter en valorisant sa langue pour que la sphère culturelle ne s’efface pas. Ces revendications ont conduit à l’adoption progressive du néerlandais en 1916 qui rencontra une certaine résistance. Aujourd’hui, le flamand est considéré comme un patois.(36) Ce phénomène de dissociation, nous l’avons observé lors de notre passage près de Romarin : Le soleil se couche vers 20h30 en cette saison j’ai donc encore

le temps de planter ma tente sans soucis. Rencontre d’un premier homme qui me dit que plus loin je devrais trouver quelques fermes

de-ci de-là où poser ma tente. Et que si je décide de m’installer sans consentement du propriétaire, mieux faut-il que je plante ma

tente en France. Je ne comprends pas vraiment pourquoi mais je

n’ai à l’heure actuelle que sa parole(…)”Entre les agriculteurs,

les échanges verbaux sont inexistants”. Je comprends mieux maintenant pourquoi le jeune homme de tout à l’heure m’a déconseillé

de m’installer sur un champ belge. Les relations non pas l’air si courtoises et je ne parle pas un mot de flamand ou néerlandais.

Ce phénomène, selon lequel le belge flamand revendique sa langue et n’apprécie guère de parler français, est plus tard confirmé par un homme que nous croisons sur la ligne près du Mont noir : “Un homme bedonnant, torse nu nous ouvre, après avoir vérifié par

le rideau de sa baie vitrée qui nous étions. Par chance il bara-

(36) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P157-158

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gouine deux trois mots de français. Il n’échange aucun sourire et paraît fatigué de nous rencontrer. Il nous explique qu’ils ne sont

pas les propriétaires des champs alentour: “La ferme. Par là. Je sais pas” En nous indiquant du doigt qu’elle se trouve à quelques 800 mètres en contre-bas. Nous le saluons. Il referme sa porte.”

Cette discontinuité, créée à l’échelle locale, engendre des problématiques d’interaction entre les deux nationalités. La frontière est donc linguistique; la frontière liée au flamand étant aujourd’hui dans les esprits plus que culturelle. De passage sur la ligne, c’est d’abord in situ que cette limite nous est apparue. Intéressons nous maintenant aux marqueurs symboliques. Plusieurs lieux sur notre route représentent la France et la Belgique. En effet, la ligne frontière induit le sentiment d’appartenance à un milieu dont les marqueurs permettent aux individus de s’identifier. Le premier fut rencontré au Nord Est de Nieppe; une borne frontière jalonnant le tracé de la frontière actuelle. Elle est sculptée de la fleur de Lys, emblème des rois de france. Même si elle n’a plus aucune fonction, elle représente un passé important que nous avons pu lire dans le témoignage d’Elisabeth: “il y avait sur Nieppe, Je pense… Une, deux trois… oui trois bornes

frontières il me semble. Toutes trois étaient marquées de trois

fleurs de Lys. Pendant la journée, une grue est arrivée et a arraché une des pierres. Comme c’était en pleine journée, la dame qui habitait le magasin d’en face a pensé que la mairie venait

l’entretenir. Malheureusement c’était des voleurs. Ils sont venus la dérober en plein jour. Et personne n’a rien dit pensant à une

restauration. On ne l’a jamais retrouvé. Dans la région des en-

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quêtes ont pourtant été menées, car c’est un symbole de l’histoire important que nous perdons. Il y en a encore une visible le long du chemin mitoyen.”

Borne frontière à l’Est de Romarin // S. Goupille, 2017

Au-delà de ce symbole français, dont nous reconnaissons la valeur historique qu’elle représente plutôt qu’un fort attachement à une patrie, les marqueurs sont plutôt synonymes de continuité sur la ligne. Grâce ainsi à cette science du vécu, il nous est possible d’interroger la manière dont les différents objets nous apparaissent. En effet, la langue qui constitue, en zone rurale majoritairement, une discontinuité linguistique, est atténuée par la présence d’affichages dont l’écriture est systématiquement en français et en néerlandais, auxquels s’ajoute l’an-

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glais qui constitue une possibilité de rapprochement.

Le long de la Lys, ville de Comines

Près du littoral, les dunes protégées

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Ensuite, on voit apparaître dans certaines communes un étendard vert et jaune, où les drapeaux français et belges sont réunis. Ces communes sont atypiques car la frontière sépare des habitations mitoyennes, alors même que le village semble n’être qu’un: Il est impossible ici de différencier les habitations de droite de

celles de gauche. Tous les 50 mètres les habitants ont accroché de

petites banderole vertes et jaunes dévoilant les deux drapeaux.

Les passants traversent de part et d’autre et partagent les espaces.

Ville de l’Abele / Photographie, Sophie Goupille 2017

En parallèle, les panneaux qui affichent France et Belgique, bleus et blancs entourés d’étoiles, restent très discrets dans le paysage de la ligne. Ils sont installés uniquement aux axes principaux:

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Entre la D948 et la N38, “Framoplaste Sarl” une usine de plastique

et “Autohandel Devos” un concessionnaire automobile se font face. Autour, d’autres commerces. Les deux panneaux France/Belgique aux couleurs de l’Union européenne se tournent le dos et pourtant la

coexistence semble des plus normales. Nous continuons sur Abelestationsstraat.

Au seuil de la D948 et la N38 / Photographie, Sophie Goupille 2017

Enfin, l’usage de mot mitoyen pour indiquer la présence de la frontière est courant (chemin mitoyen, Lys mitoyenne, rue mitoyenne, etc.) et marque la présence d’une frontière affirmée comme d’une cohabitation apaisée. Par le contact du corps mitoyen, nous affirmons également le nôtre.

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Aux alentours de Hoodschoote / Photographie, Sophie Goupille 2017

C’est parce que nous sommes attentifs aux symboles présents que nous les décelons et imaginons les interactions comiques que cela peut produire. Comique, dans le sens où les habitants s’adaptent à la présence de la frontière, conscient de l’autre et conscient de soi, jouant avec les règles de chacun. Sur la commune de l’Abele, les commerçants profitent des deux lois en vigueur, comme c’est le cas entre la Belgique et les Pays-Bas, à Baerle-Duc: “Dans certaines rues frontalières, bars et restaurants changeraient leurs table de place - et donc de pays - à l’heure de fermeture lorsque celle en vigueur chez le voisin y était plus tardive.”(37). La frontière comme une sorte de peau peut être pensée alors comme une interface articulant deux systèmes et organisant leurs échanges. C’est par la peau, seul organe à recouvrir tout le corps et le régulant, que l’individu entretient une relation avec ce qui l’entoure.

(37) Tertrais Bruno & Papin Delphine, L’atlas des frontières; Murs, conflits, migrations. Editions les Arènes, Paris, 2016. P92

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Pour finir, comme nous l’avons observé à travers le cas du développement spatial de Mouscron, il y a une logique à l’idéologie mobilitaire; la production et l’économie n’ont jamais été fixées en un lieu. Pour la population, cela implique une capacité à se déplacer en même temps que l’emploi, synonyme de sécurité. Le long de la ligne, c’est sur le couple douaniers/contrebandiers que les histoires se sont concentrées; interface singulière entre individus. Cet emploi propre aux frontières éveille un rapport entre friction et fiction. Friction, car la zone est en effet propice au commerce illégal et engendre une surveillance plus pointue. Fiction, car elle fait naître des histoires mirobolantes, comme celles que Elisabeth et Eric nous ont conté: Trafic de combinaisons. Un jour où maman était passée en Belgique, elle avait acheté des combinaisons et des culottes. Elle les avait

enfilées les unes sur les autres pour passer la frontière et a été arrêtée. Le douanier la dévisageant lui ordonne d’aller voir

la visiteuse. La visiteuse était la personne qui effectuait les fouilles au corps et qui regardait sur toi si tu avais des choses. Tu penses bien qu’elle arriva toute tremblante devant la visiteuse et pour détendre ses angoisses commença à parler. Ca faisait alors

quelques mois qu’elle était dans le Nord et son fort accent du Sud la sauva. La visiteuse se mis à lui parler de Marseille en oubliant de la fouiller. Maman est passée comme ça.

Trafic de tabac. Aujourd’hui, m’explique Eric, il n’y a plus grand

chose mise à part le tabac à frauder pour un habitant, du fait de

l’augmentation des quantités autorisée pour les autres marchandises. Il continue son histoire. A l’époque pour le tabac c’était des chiens dressés qui passaient la frontière. On les envoyait chez le copain belge pendant 3 ou 4 jours qui ne les nourrissait

pas. Et on attachait un sac de tabac avant de les relâcher pour

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qu’il retourne naturellement chez leur maître. Les carrières de

fraudeurs étaient monnaie courante. Il y avait des figures légendaires de fraudeurs où ils passaient carrément avec des tombereaux de fraudes. Ils mettaient des lames de rasoirs sur les reines des

chevaux pour pas que les douaniers puissent arrêter les chevaux. Il y avait de la violence malgré les histoires amusantes qu’on te raconte.

Comme la bactérie, le trafiquant est considéré comme perturbateur de la structure interne. Aujourd’hui, la fraude n’a plus autant d’importance à l’échelle locale, car l’Europe tente de lisser le marché économique afin d’éviter ce genre de situations. La fraude se déplace à l’échelle transeuropéenne et n’est plus rentable pour l’habitant de la ligne. Pour commémorer cette pratique, une nuit des fraudeurs est organisée depuis 2000 à Houtkerque.(38) Une manière de remettre dans le contexte du territoire ce que vivaient douaniers et fraudeurs de l’époque. A la frontière, c’est par des points singuliers d’entrée et de sortie que se note l’ancien rapport de force. Aujourd’hui délaissés ou réhabilités, les postes douaniers tendent à disparaître le long de cette frontière poreuse.

Ancien poste frontière / Photographie, Sophie Goupille 2017 (38) http://www.lindicateurdesflandres.fr/flandre/houtkerque-jouer-aux-gendarmes-et-aux-voleurs-a-la-nuit-ia709b0n152119

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Les échanges qui se nouent à travers la frontière sont d’une grande diversité. L’habitant de l’Abele traverse régulièrement la frontière pour acheter ses cigarettes, l’écolier de la rue du sac rejoint son école à Nieppe chaque jour, l’agriculteur de Romarin chemine dans son tracteur une fois par semaine pour cultiver ses terres et l’étudiante parisienne traverse la ligne pour rejoindre Bruxelles, la ville où elle vit. Quoi de commun, mis à part le fait de traverser la frontière pour tirer parti d’avantages confrontés? La variété des échanges à la frontière montre d’une part l’interpénétration croissante des espaces belges et français. Dans une certaine intelligence des rapports du toucher qui par la proximité physique entraîne la continuité mentale, les individus s’organisent. Par leur présence d’autre part, ils marquent de quelques symboles la frontière à l’échelle locale. Ainsi, à travers l’expérience du contour qu’il fait sien, l’homme peut faire l’expérience de son unité, sa conscience et sa continuité d’être. Enfin, cette variété d’échange est à dissocier entre échelle globale et échelle locale. La tendance va incontestablement vers une fluidification de l’espace intérieur, qui s’observe par la désertion des individus aux postes frontières “ Les maisons sont faites de pensées, d’architecture et de philosophie, mais aussi de comportements et de gestes.”(39), les territoires également. Les limites de cette partie reposent sur le peu de témoignages récoltés sur la ligne. En effet, les rencontres des êtres furent rares: quelques paroles échangées sur la ligne, commerçants, agriculteurs, habitants qui ne nous permettent pas encore d’ouvrir une réflexion large sur les rapports sociaux entre les populations. Ils nous permettent cependant d’ouvrir notre perception dans la compréhension d’un quotidien. “A quoi sert la frontière, en définitive? À faire corps.” (40)

(39) Goetz Benoît, Théorie des maisons; l’habitation, la surprise. Paris: Editions Verdier, 2011, pp.99-136 (40) Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016, P57

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Ici Régis Debray rejoint l’idée de Ernest Renan qui explique que pour faire état ou nation une population doit faire des compromis pour celle-ci, apprendre à s’organiser ensemble par intégration et dissociation permanente. Intégration signifie l’effort conscient en vue de permettre aux différents systèmes, villes/ villages, littoral, campagne, de fonctionner ensemble de manière connectée et concertée et de maintenir un tout. Un tout acceptant l’idée que ces parties dissociées se complètent sans perdre leurs formes, leurs natures et leurs fonctions. Cependant, Ernest Renan précise: “La nation est mortelle car elle est tout entière historique et politique, et non une substance qui s’imposerait.”(41) En effet, comme nous l’observons dans le dictionnaire de géographie, “la frontière connaît une existence concrète dans une fenêtre historique déterminée.”. Elle est née de la formation des empires et aujourd’hui perdure par l’état. On peut donc aisément imaginer sa transformation, partant du principe qu’attacher trop d’importance aux partages d’antan, “ce serait oublier qu’au fil du temps ces partages ne coupent plus que des nuages.” (42)

MUTATION; Limites multiples incluses La peau est une barrière capable de déclencher des réactions lorsqu’elle est mise en danger, tout comme la frontière d’un pays, surface externe d’un territoire qui réagit en se consolidant ou s’ouvrant lorsque l’interne et l’externe ont choisi de coopérer. Parce que le tracé d’une frontière est un acte politique, il traduit spatialement l’état du rapport de forces entre les groupes sociaux qui y résident, à un moment donné de l’histoire. On conçoit alors que ces rapports de forces

(41) Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation?, Editions Mille et une nuits, Clamecy, 1997, P39 (42) Foucher Michel, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Editions fayard, 1991, Chapitre premier, P81. remarque de P. Chaunu à propos du traité de verdun (843) comme référence aux délimitations plus récentes

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sont susceptibles d’évoluer dans le temps. Cette image de l’oeuvre “Spectral Aerosion”, réalisée en 2010 par la Société Réaliste, affirme ce rapport profond qu’entretiennent les frontières à l’histoire.

Inscrites depuis 1957 dans un espace international plus large par le traité de Rome, puis réunies dans l’espace Schengen négocié en 1985 et 1990, la France comme la Belgique composent et réfléchissent à une échelle territoriale aujourd’hui transnationale afin de s’accorder et de coopérer. L’objectif est donc de comprendre l’évolution des frontières au sein de l’Europe, notamment au regard du programme INTERREG qui cherche à les défonctionnaliser. Défonctionnaliser, dans le sens où ce programme cherche à désenclaver les frontières nationales, en incitant les coopérations de part et d’autres de la frontière et mettant en avant la complémentarité des espaces. Comment sont décidées les connections entre les territoires? Quels sont les forces de convergences à l’échelle européenne? Comment cette perte de contours internes déplace-t-elle les limites?

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Les fonctions traditionnelles de la frontière, surveillance, protection, fiscale et administrative, ont peu à voir avec les enjeux internationaux car elles portent sur la dissymétrie des espaces. En ce sens, on observe un processus actuel de diminution de ces fonctions traditionnelles, fiscale, militaire et administrative. Ce processus déplace le rôle de la frontière. Qu’entend-on par fonction d’une frontière? Le terme n’est pas indifférent, il entre en résonance avec une analogie biologique: de même que la membrane externe d’un système, il remplit à la fois la fonction de le protéger de son environnement et celui de permettre les échanges. La frontière d’un Etat joue simultanément un rôle d’ouverture, d’entre-deux et de fermeture. Dans cette idée d’intégration, la théorie se transforme en pratique avec l’apparition des premiers programmes Interreg à la fin des année 80. L’usage du terme transfrontalier, pour définir les régions frontières et leurs objectifs, est alors largement utilisé. Ce programme vise à promouvoir la coopération entre les régions européennes et le développement de solutions communes dans les domaines du développement urbain, rural et côtier, du développement économique et de la gestion de l’environnement. Cette coopération territoriale intègre France-Wallonie-Vlaanderen (43). Le dictionnaire de géographie définit ainsi l’intégration (44) : Intégration : Incorporation complexe d’une réalité dans une autre. La notion d’intégration peut alors être utilisée chaque fois que la rencontre entre deux réalités distinctes donne lieu à un mélange dissymétrique produisant une nouvelle réalité. Étymologiquement, intégrer signifie faire se toucher par la rencontre entre deux réalités. Ce mot contient donc le sens de connecter, relier et par conséquence (43) Dans ce programme sont inclus région Hauts-de-France et Grand Est en France et Wallonie, Flandre intérieure et flandre maritime en Belgique. (44) Lévy Jacques & Lussault Michel, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Édition Belin, 2013, P395

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d’effacer les barrières. Or avec l’arrivée du programme Interreg, on prend conscience du double isolement que subissent les régions transfrontalières; d’une part, lié à sa situation vis à vis du centre du système interne et d’autre part lié à sa position de limite vis à vis d’un autre système. L’objectif alors est de créer des réseaux de coopération. Le transport tout d’abord est perçu comme un outil d’intégration de l’espace Européen (44). L’innovation majeure à travers la frontière franco-belge est d’abord transnationale. La création du Thalys (1995) et de l’Eurostar (1994) ont permis de connecter les capitales Londres, Bruxelles et Paris, dont Lille est située au centre. Ce que montre la comparaison sur le nombre de passagers entre ces quatres villes qu’a réalisée G. Hamez, est que la logique de ces trains à grande vitesse dans l’ouverture des frontières bénéficie peu à la région transfrontalière. On remarque en parallèle que le réseau ferré local n’a vu aucune amélioration depuis son démantèlement énoncé au premier point. La mobilité engendrée déplace la localisation de la frontière terrestre traditionnelle. On parle aujourd’hui de frontières-points pour désigner les gares ou aéroports, qui deviennent les principaux points d’entrées: “Cette frontière terrestre n’est plus seulement localisée le long des bornes qui cheminent entre France et Belgique: elle se trouve également dans la gare du Nord à Paris et dans la gare du Midi à Bruxelles - ainsi qu’à Londres Waterloo.” (46) Cette discontinuité à l’échelle locale, qui fait de la région frontalière une simple zone de transit entre les métropoles et le déplacement de la frontière à l’intérieur des pays, prouve cependant une mutation en devenir à petite échelle. Cette mutation nous l’imaginons dans le sens où la frontière se reconcrétise à l’intérieur des territoires nationaux. (45) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P53 (46) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P122

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Liée à ce déplacement, la fonction militaire traditionnelle de la frontière franco-belge, agissant dans un rapport binaire avec une surveillance par points d’entrée et de sortie, devient plus diffuse. Les douanes fixes et les contrôles policiers ont petit à petit disparu, rendant la ligne frontière poreuse. Une fois le contrôle aux frontières supprimé et la libre circulation affirmée, France et Belgique ont convenu en 2001 des accords de Tournai visant à mettre en place une coopération de la police et de la justice (47). La limite de cette continuité se note dans la mesure où le droit de poursuite ne s’applique pas au-delà de 20km et qu’ils ne sont pas autorisés à arrêter quelqu’un de l’autre côté de la frontière. En effet, les policiers doivent avant de procéder à une arrestation en avertir le pays voisin qui prendra les mesures en vigueur. En 2013, un nouvel accord est signé visant à renforcer davantage les liens de coopération qui existent contre la criminalité (48) . D’un point de vue migratoire, le rôle de la frontière ayant perdu son caractère militaire, les allées et venus des migrants sont possibles en tout point. D’après une histoire que nous a confié Elisabeth, on prend conscience que les liens de coopération en ce sens restent à écrire: Récemment ils en ont fait une belle. C’est le fermier au bout du champ qui me l’a raconté. Un matin à l’aube, alors que tout le

monde dormait à poing fermé, Michel sortait son tracteur. Au loin il a aperçu une fourgonnette de la police Belge, dans la rue du

sac. Curieux il s’est arrêté pour observer ce qu’il se passait. La

fourgonnette passe la frontière et arrivée dans sa rue fait sortir quatres migrants avec leurs baluchons. Ils leur indiquent la direction de la France et partent. Je peux te dire que ça a fait scandale dans le coin.

(47) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P67 (48) http://www.liberation.fr/societe/2013/03/18/accord-de-cooperation-entre-polices-francaiseet-belge_889430

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On voit donc une police qui profite des décisions écrites des traités. Parce qu’elle est institué, il y a un dedans dont elle s’occupe et un dehors qui officiellement n’est pas de son ressort. Ainsi la police, par cet acte, fait resurgir le rapport binaire dedans/dehors, alors même que pour les individus immigrés ce rapport n’a pas de sens. En effet, pour les migrants ce bord n’a aucune valeur, ils sont déjà au dehors. Ils ont déjà franchi leurs propres limites et bien d’autres qu’ils ignoraient sans doute pour se trouver là. Enfin, l’évolution des rapports aux frontières s’observe dans la recherche d’une cohésion économique par la mise en place d’une continuité monétaire. Si nous abordons ici ce point, c’est qu’en errance sur la ligne elle connecte les deux bords vis à vis du marché et facilite notre parcours. En effet, l’adoption d’une monnaie commune, décidée en 1993 avec le traité de Maastricht, fait de l’Euro en 1999 la monnaie unique pour l’ensemble des douze pays de l’Union européenne. Cette ligne de continuité monétaire facilite les échanges et rend l’espace européen plus continu. Cependant G. Hamez remarque que le Franc Belge institué en 1832 après l’indépendance de la Belgique n’empêchait pas les commerçants de réaliser des transactions au-dehors de leur frontière en ouvrant des comptes bancaires de part et d’autre de celle-ci.(49) Ce processus diminue en un sens les discontinuités, mais permet aux grosses industries prêtes au changement de réajuster leurs objectifs, affectant directement les petites entreprises. Ainsi la monnaie commune a encouragé le commerce local, tout en le laissant néanmoins en marge. Les processus observés à la frontière franco-belge ont une double nature antagoniste, d’une part une perméabilisation à l’échelle européenne, d’autre part un renforcement des particularités à l’échelle locale. “Les frontières sont donc mar-

(49) Hamez Grégory. Du transfrontalier au transnational : Approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge. Géographie. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2004. Français, P53

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quées par des processus constants de déterritorialisation-reterritorialisation qui les sélectionnent, les re-hiérarchisent mais aussi les rendent plus diverses dans leurs formes et leur matérialisations et justifie l’expression de frontière “mobile”.(49) En conclusion, l’adoption de l’Euro, la libre circulation et la création de nouveaux réseaux tout comme des accords communs pour la protection des pays sont des processus qui diminuent les discontinuités. Cependant, les logiques globales de convergences n’atténuent pas les discontinuités locales qui demeurent marquantes. On se demande alors jusqu’où doit aller l’intégration européenne? Et comment différencier le familier de l’étranger malgré l’uniformisation du monde?

En d’autres POINTS Si en Europe les frontières internes progressent, elles réapparaissent ailleurs. Le premier concerne les métropoles, aux points de connections que sont les gares ou les aéroports. Le second concerne la frontière Sud-Est de l’Europe. Ce second point est illustré dans l’ouvrage Gens des confins coproduit par Irene Van der Linde et Nicole Sengers; il décrit poétiquement la frontière orientale avec la Russie. Si nous l’utilisons dans notre développement, c’est qu’il s’inscrit dans une pratique de recherche similaire à celle engagée autour de la ligne France-Belgique et permet d’ouvrir à propos de la discontinuité plus présente que l’on observe à l’échelle locale. Le récit chante les danses traditionnelles où chacun des habitants des marges tente de raconter son histoire. Espoir, fatigue, résignation ou perspective nouvelle, ils vivent une époque de transition certaine. Depuis l’Estonie : “Le contrôle

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à la frontière, à l’instigation de l’Union européenne, devient plus sévère d’année en année, ce qui coupe progressivement les habitants de tout rapport avec la Russie.”. Ici nous avons deux perceptions distinctes; les estoniens d’origine russe vivent le contrôle renforcé comme un isolement face à leur pays d’origine et des membres de leurs familles, alors que les estoniens considèrent la frontière comme un gage de liberté et sécurité (50). En Lettonie: “Ce qui me paraît terrible, c’est que du temps de l’Empire soviétique, nous incarnions l’Ouest fortuné. Nous voilà maintenant devenus l’Est misérable de l’Europe.” Erika Baltina, garde frontière, protège la frontière avec la Russie qui refuse encore de reconnaître son tracé (51). Jusqu’en Ukraine: “J’entends régulièrement leurs déclarations auprès des ministres de l’Union Européenne, lorsque ces derniers se déplacent chez nous. Ce fut le cas tout dernièrement pour le ministre belge des affaires étrangères. Il s’est rendu sur la frontière, accompagné par un officiel, et on lui a montré comme elle était bien gardée. Or c’est faux.” Déclarations d’un policier aux frontières qui dénonce la difficulté à faire face aux migrations que l’Europe leur demande. La difficulté est accentuée par la corruption au sein même de la police. (52) Ces quelques témoignages renseignent encore le désengagement des politiques transnationales qui pensent aujourd’hui être capable de régler les difficultés aux frontières par des subventions. Le propre des frontières, selon Régis Debray, est la faculté d’articuler les choses entre elles, des milieux, des espaces, des hommes. Sa position d’entre-deux est un enjeu majeur. Le territoire transfrontalier France-Belgique réussit cette articulation et s’oriente vers une ouverture plus globale pour devenir un véritable milieu d’échanges. (50) Van der Linde Irene & Segers Nicole, Gens des confins, sur la frontière orientale de l’Europe, Editions Noir sur Blanc, Rotterdam, 2004, P69 (51) Van der Linde Irene & Segers Nicole, Gens des confins, sur la frontière orientale de l’Europe, Editions Noir sur Blanc, Rotterdam, 2004, P79 (52) Van der Linde Irene & Segers Nicole, Gens des confins, sur la frontière orientale de l’Europe, Editions Noir sur Blanc, Rotterdam, 2004, P217

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Par l’immersion dans un lieu nous entrons en contact perceptif avec le ce territoire. Marcher “sur”, amène à la possibilité de comprendre largement comment elle se forme et ce qui la compose. En effet, la marche se souvient de la géographie du territoire tout comme de l’histoire associée: “C’est une source, une ressource qui continue à m’habiter même lors des phases sédentaires.”(53) Comme la peau, la frontière se ferme lorsque l’extérieur devient ennemi (guerres mondiales) et s’ouvre lorsque les échanges s’équilibrent (vers l’Europe). Ce terrain est un exemple positif de relations entremêlées même si certaines discontinuités, liées au langages par exemple, restent à surmonter. En le parcourant, il nous apparaît largement comme une cohabitation imbriquée par type de milieux qui fonctionnent à l’échelle locale, mais qui reste marquée de discontinuités. Véritable surface poreuse également dans son rapport à l’autre, ces individus s’accordent pour s’adapter à deux systèmes internes distincts, se marquant même parfois du signe de cette coexistence. Là où le système interne doit encore s’ajuster, c’est sur l’importance que l’on porte au contour. La naissance du programme Interreg est un exemple en ce sens. Car, même si elle reste une zone de contact, la préférence du système interne à se connecter aux autres par le centre et les métropoles oublie parfois les marges qui se replient sur ellesmême. Favoriser une logique transnationale et transeuropéenne au détriment d’une logique transfrontalière revient à dire qu’elle peuvent devenir des zones de plus en plus sensibles. Pour le marcheur qui erre aujourd’hui, il passe de l’un à l’autre en bravant les propriétés privées ou en acceptant d’emprunter les voies parallèles parfois reliées. Mais pour l’homme qui habite les milieux, s’inscrire dans une globalité alors même que son échelle est humaine et se voir isolé aux marges d’un pays qui favorise peu les interactions est synonyme de discontinuité, d’abandon et renforce ainsi le particularisme.

(53) Sabine Chardonnet-Darmaillacq (dir.), Le génie de la marche, Édition hermann, 2016.

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La création d’une frontière se fait à l’échelle d’un pays, alors que l’impact concret est à l’échelle locale et humaine. Il me semble donc important de discuter à présent de la notion de frontière dans l’habiter depuis ses échelles plurielles. De l’espace intime jusqu’à l’horizon regardons ce que la marche nous a permis de franchir et affirmons que la frontière est indispensable et constructive si elle est pensée comme un lieu mouvant, d’interactions, de passages et d’échanges.

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3 _ SENTIR, CONNECTER, FRANCHIR

Notre manière de penser et de nous représenter le monde structure notre environnement, notre territoire et façonne notre existence. L’homme d’hier bâtissait sa ville à l’intérieur de forteresses et délimitait son empire par le limes. L’homme d’aujourd’hui construit des murs entre deux états, élève des haies autour de sa propriété, et s’enferme dans des prisons dorées. Pourquoi notre environnement est-il fragmenté par ces limites? Pourquoi un système pacifié, état, ville, communauté, individu, a-t-il la nécessité de cloisonner ce qui l’entoure? Et si l’importance de cloisonner s’avère important, comment faire en sorte que ces cloisons respirent et interagissent? Si le mur, celui des quartiers sécurisés, du jardin ou de la frontière est une expression directe de ce qui est de l’anthropologie humaine, l’homme d’aujourd’hui et de demain voit apparaître de nouvelles formes de pensée, de moins en moins fondées sur la séparation et donc dévalorisant fortement les limites statiques. Ce mouvement de la pensée existe dans les civilisations d’Asie du Sud-Est depuis des siècles. Ainsi le mot mû (=mur) en sanscrit signifie aussi lié. Dans la pensée contemporaine occidentale, des réflexions similaires émergent sur la perte des contours. Cependant notre tradition philosophique s’est toujours orientée vers un système binaire de pensée dont découle nos formes frontières actuelles. Après avoir envisagé la frontière comme quelque chose à déformer et reformer dans des pratiques d’errance et d’immersion, puis s’être positionné sur le territoire et avec ses habitants sur le cas du territoire transfrontalier franco-belge, nous essayerons de comprendre la frontière comme un passage inéluctable à toutes les échelles de notre cheminement individuel. Habiter une architecture,

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une ville, un territoire signifie ensuite la possibilité de le parcourir, pénétrer dans par la peau. “C’est essentiellement avec les pratiques du trajet que les créatures habitent le monde.” (54) Où et comment, à travers l’itinéraire effectué et la structure construite, observons-nous des fragments qui recréent des discontinuités et continuités propres au parcours? L’espace participe directement à créer des interfaces plus ou moins fluides, dans lesquelles nous observons la porosité. Cette porosité, une fois vécue, ouvre notre capacité à nous délimiter dans le lointain. “Je dirais volontiers que la vie de la pensée ressemble à ces clignotements, ces clignotements de la conscience apparaissante et disparaissante, et qui forment l’intellection, par opposition à l’intuition. Nous appellerions donc intuition, l’acte privilégié, la fracture elle-même, dans ce qu’elle a de mystérieux, et intellection - qui est l’acte de comprendre-, cette vie quotidienne de la pensée, cette quotidienneté de la pensée, par laquelle nous allons et venons, traversons la frontière, faisons un pas en dehors de la frontière, pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté, si bien que l’existence de l’autre, avec laquelle il s’agit de coïncider, n’est absolument “outre”, n’est pas un “outre-monde”. C’est qu’en effet il ne s’agit pas de l’“outre-monde” par rapport à tout le monde, de l’au-delà de tous les hommes; mais il s’agit de cet humble, modeste au-delà qu’est l’autre, qui est à mes côtés, par exemple, quand il s’agit de comprendre une personne, de comprendre quelqu’un, quand il s’agit de comprendre une grande doctrine étrangère, la pensée de l’autre - lorsqu’il s’agit de comprendre une grande doctrine du passé par exemple. Donc, il ne s’agit pas d’un au-delà de tout icibas, mais il s’agit d’un au-delà limité, par rapport auquel je suis moi-même un au-delà , d’un au-delà relatif dans lequel le caractère ultérieur, “l’utériorité”, qui explique seule l’imperméabilité - n’est pas absolue; mais elle est elle-même relative et donc elle est objet de connaissance.” (55) (54) Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, Édition le Kremlin-Bicêtre, 2011, P118 (55) Jankélévitch Vladimir 1960. “L’immédiat” Cours à la Sorbonne / Leroy Victor, Murs et frontières; réflexions sur un monde délimité, Encadré par T Hammoudi & J Lévêque, Ensa Nantes, 2016.

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ENVELOPPE (de la peau); Notion de frontière “Pour “connaître” la réalité, il ne faut pas lui être extérieur et la définir; il faut y entrer, l’être et la ressentir.” (56) Les frontières sont-elles une construction de l’homme et des mécanismes de la perception, une abstraction ou existent-elles substantiellement? L’eau est-elle délimitée? Le nuage possède-t-il un contour ? La forme est-elle réductible à son contour? Le corps, volume devient surface par sa peau. La peau, dont l’extrémité est une somme de lignes et de points qui n’ont pas de réalité physique dans l’environnement, est une somme illimitée de perception et de confrontation. Dans l’imagerie américaine, la frontière ne signifie pas seulement le contour d’un état ou d’un pays mais bien une limite abordée dans un quelconque domaine. En ce sens, la limite est toujours relative et extensible. Cette confrontation illimitée a amené le pays à déplacer ses connaissances et perceptions de l’espace afin d’intégrer de nouveaux espaces et “fusionner” en son sein des communautés déjà présentes.(57) A l’époque, ce terme était davantage traduit par l’incorporation progressive des étrangers dans une société, avec une forte assimilation de la culture interne. Aujourd’hui, nous remarquons de fait que la perte d’une culture amène à des revendications parfois violentes et qu’il faut préférer la coexistence. C’est dans le fait d’envisager la frontière comme cheminement perceptif qui coexiste que nous avons émis l’hypothèse que celle-ci était com(56) Entretien avec Alan Watts par Jacques Mousseau publié dans le numéro 2 de la revue «Le nouveau planète» en septembre 1968. // Watts Alan, Eloge de l’insécurité, Edition Payot, Paris, 2003 (57) “Le recensement de la population effectué par le gouvernement fédéral des États-Unis en 1890 annonça la fin de la « frontière »: la densité d’habitants sur l’ensemble du territoire étant devenue suffisante pour considérer que le défrichement de celui-ci fût achevé.” Karoline Postel-Vinay, «La frontière ou l’invention des relations internationales», CERISCOPE Frontières, 2011. Chapitre II, La “frontière de l’ordre internationale”. URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part1/la-frontiere-ou-linvention-des-relations-internationales

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parable à une peau. La peau premièrement se répare et se régénère perpétuellement au rythme des saisons. Protéger une zone sensible lui permet de se réparer et se renouveler. Elle accepte de perdre les pellicules mortes et rend ainsi possible la transformation en des points particuliers, pour créer d’autres échanges. Elle s’adapte ensuite aux paramètres extérieurs; d’un point de vue environnemental, elle régule l’intérieur du corps grâce à son contact sensible à la température. D’un point de vue social, elle se ferme aux bactéries et s’ouvre à ce qui la nourrit. Enfin, par le duo touchant/toucher, elle perçoit et informe notre système qui produit de la connaissance par message afférent/efférent. Cette dernière donnée permet ainsi indirectement d’ouvrir nos horizons par la perception, car elle possède une structure réflexive qui entraîne une continuité mentale. En perpétuel mouvement, sa surface, dont les couleurs, la texture et l’apparence varient au cours de l’existence, est comparable à une frontière qui s’adapte aux changements internes commes externes. Étudions alors la frontière de la maison par ses points de connection et plus particulièrement le seuil, car elle est la première expression spatiale frontière de l’homme entre l’intimité et l’extériorité. “Une maison est un rythme : celui du partir/revenir.” (58) SEUIL (l’habitat) Il est 8h30, le sac sur l’épaule, il ne reste plus que le seuil

à franchir pour partir vivre l’expérience de la ligne. Bref regard par la fenêtre, les passants qui marchent tranquillement me renvoient à l’intérieur. Ici, je connais le lit, la cuisine, le

balcon, la table sur laquelle je dessine, tout est en ordre, ou

(58) Goetz Benoît, Théorie des maisons; l’habitation, la surprise. Paris: Editions Verdier, 2011, pp.99-136

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presque. Dehors, il y a l’autre, le monde, la politique, les différences. Pourtant ce premier contact par la vitre est incomplet.

J’ouvre alors la fenêtre et sens s’infiltrer l’air à l’intérieur. Le balcon m’offre un endroit de contemplation. Petit à petit, je

perçois l’extérieur. Un papillon rentre au dedans du logement. La température est fraîche.

Cependant, le seuil reste encore à franchir. On ne passe pas au

travers aussi facilement. Pour pénétrer de l’un à l’autre, il faut

voir, communiquer, sentir. Telle la peau qui appréhende l’effleurement et informe.

La porte est maintenant ouverte. Le parquet se transforme en carrelage aussi brutalement que le carrelage se transforme en parquet. Puis nous touchons le bitume de la rue quelques mètres plus

loin. Nous passons d’abord l’espace collectif de l’immeuble, où les habitants se croisent ou ne se croisent pas en fonction de leurs horaires. Ici je sais qu’il est déjà trop tard pour reculer. Sentiment ambivalent. Puis on respire, on fait un pas puis deux et le seuil est franchi. Le corps a chaque passage frissonne et

ajuste sa température. On sait toujours ce que l’on laisse derrière soi jamais ce que l‘on va chercher dehors. Mais l’intuition

vous pousse. Appréhender pour comprendre et faire de l’extérieur comme de l’autre son nouvel environnement.

La ligne de la peau constitue la relation entre le “je” et le “nous”. La limite de la maison constitue la relation entre l’intime et l’étranger. L’habitat est l’espace privilégié de nos humeurs, de nos mémoires. Il abrite une partie de ce que nous sommes, empli de signes distinctifs. Contenant un univers personnel et familier, il joue pourtant avec des mécanismes d’ouverture, qui tracent une ligne entre les autres et soi. La porte, la fenêtre, le balcon, les murs permettent ou non l’interaction avec l’extérieur, dans une juste proportion. Capable de s’ouvrir à l’ami et

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de se fermer à l’ennemi. C’est par la porte, où se situe le seuil de la maison, que s’ouvrent et se ferment les interactions. Le seuil est le lieu du passage physique d’entrée comme de sortie. Plus que le concept de Janus qui annonce la fin et le commencement se tournant le dos, il permet l’interaction des deux faces. Une façon de dire que l’identité ne va pas sans l’altérité, que la maison comme premier espace de cohabitation et d’organisation s’inscrit dans un territoire plus large également confronté à d’autres. Elle est le premier espace significatif d’un individu qui de seuil en seuil se développe. En tant que première limite qui lui permet de s’identifier personnellement, il la transporte avec lui à l’extérieur et le détermine. De seuil en seuil, pour s’adapter, nous regardons les gestes, nous écoutons les chants, nous comprenons les coutumes, nous traversons les territoires. La traversée est rendue possible par un réseau grandissant qui s’entrecroise. Un maillage complexe de lignes aux largeurs diverses, permettant la mobilité plus ou moins rapide des hommes et ses interconnections continues.

RÉSEAU (La ville) Route rurale. La surface goudronnée est large d’environ 3 mètres. Une voiture ayant une envergure de plus ou moins 1,75 mètres, c’est

tout juste si elles peuvent se croiser. A gauche comme à droite,

un fossé sépare la voie des champs. Quelques mauvaises herbes

poussent de-ci de-là, mélangées aux fleurs des champs jaunes et blanches. Au plus près de la route elles sont écrasées, aplaties,

tassées. Par endroit sur le bitume, des fissures font apparaître

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la poussée de la terre. A gauche, des poteaux électriques relient

la guirlande de fils qui alimente le pays. A droite, un peu plus loin d’une largeur de champs, cette même guirlande de fils procure l’électricité à l’autre pays. Un pas à gauche, un pas à droite, je

sautille d’un côté puis de l’autre de la ligne. Ici l’origine du Limes prend sens. La route rurale connecte un point A d’un point B tout en permettant d’apprécier en chaque point de celle-ci deux

univers qui se côtoient. Très peu de passage à cette heure de l’après-midi. J’aperçois au loin un croisement. La départementale vient croiser la route rurale. Halluin alors se développe autour de ses axes. (...)

La départementale est large d’environ 8 mètres. Parallèle au chemin piéton sur lequel nous sommes, elle connecte l’environnement alentour. Éloignée de la ligne frontière en contact direct, elle

appartient à la seconde couche qui nourrit et permet les interactions. Au carrefour plusieurs choix. Le réseau se déploie et fait vivre les territoires de l’activité humaine. Des noms sont indiqués; Oost-Cappel, Ypres. Killem, Bray-dunes, Hondschoote. Bergues, Dunkerque, Rexpoëde jardin de Flandre 19e. Les noms sont

importants pour les habitants, ils identifient des lieux, des événements, des souvenirs. Plus la connaissance de ces derniers est

précise, plus la discussion des adultes est entremêlée de lignes. Ici de bitume, la-bas de terre, plus tôt de pierre, les réseaux

sont nombreux et connectent la frontière par des lignes ou par des points. (...)

Le chemin piéton. Depuis Caster Hof, nous avons rejoint un chemin de terre censé nous mener au littoral. Large de 2 mètres, il

permet aux cyclistes et piétons de parcourir le paysage champêtre qui s’entrelace. Il est une piste parfaite pour laisser traces de

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notre passage sur la ligne, en frottant du pied les cailloux qui se déplacent.”

Le pays, habité par la société, advient des relations entre les lieux et les individus.(59) C’est en les parcourant que nous avons pu rejoindre les milieux entre eux, faire s’animer les paysages que nous traversions, mettre en mouvant et ainsi créer leurs relations. Tim Ingold, après avoir décrit la relation au déplacement et au voyage qu’entretiennent les aborigènes d’Australie (60) ou encore le peuple orochon (61), a expliqué ce que signifie suivre un trajet. Suivre un trajet par les possibilités de parcours que permet l’élaboration du territoire. Il décrypte ainsi notre manière d’habiter la terre: “L’habitant est plutôt quelqu’un qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage. Même si ces lignes sont généralement sinueuses et irrégulières, leur entrecroisement forme un tissu uni aux liens serrés.”(62) Ici l’individu trace un chemin de vie à travers des pratiques de trajets. Chaque chemin de vie élaboré et ensuite observé va permettre de réajuster les réseaux entre eux au fur et à mesure du développement des individus dans les villes et les territoires. Nous les lisons comme des espaces d’entre-deux habités, car ils réunissent les points où convergent majoritairement les individus et ainsi organisent le territoire. Ainsi on voit apparaître un réajustement permanent entre le contenant qu’est le territoire et le contenu que sont les individus. Ces points reliés entre eux sont iden(59) Thierry Paquot, En lisant Georg Simmel, Hermès, La revue 2012/2 (n°63), P21 (60) monde non plus vu comme fragmenté en pays mais comme un réseau de lignes. Ce réseau explique les mots que nous utilisons pour dire pays. Ces mots sont les voies que les anciens ont tracées et entrelacées. Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, Édition le Kremlin-Bicêtre, 2011, P107 (61) Boucle sinueuse à travers la forêt dont le campement est le début et la fin du périple sans cesse répéter sans finitude décrivant un trajet. Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, Édition le Kremlin-Bicêtre, 2011, P104 (62) Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, Édition le Kremlin-Bicêtre, 2011, P108

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tifiables par des noms, qui possèdent leurs importances dans la possibilité de repère. Ils sont l’expression de l’habitant de la société et sont associés à un lieu seulement pour ceux qui les côtoient . Ces réseaux, ici décrits comme espaces “entre”, sont des constructions de l’homme qui permettent des lieux de passage. Ces lieux de passage ne sont pas identiques dans leur rapport à la ligne frontière. Parfois le réseau rassemble par une ligne autour de laquelle l’interaction est continue. En d’autre lieu, il connecte en un point, près duquel les individus développent l’habiter en profondeur des deux systèmes.

Rapport à la ligne frontière / Longer et traverser

Dans le premier cas, la ligne, on retrouve une forme de limes, ancienne délimitation de l’empire romain. Elle n’est pas l’expression de l’exclusion du dehors, mais bien une possibilité d’échanges entre “eux” et “nous” continue. Dans le se-

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cond cas, les points sont tels les ponts ou les portes, où la maîtrise des échanges avec l’autre est plus aisée. Dans l’un ou l’autre, il est l’espace d’articulation entre les lieux où se manifestent les mouvements des individus. Ce mouvement retrace ici l’expression de la porosité dans le paysage habité. Ainsi chacun des points frontières que l’habitant aura perçu se représenteront à lui comme de nouveaux mouvements intégrés. Lorsque les réseaux rencontrent la ligne frontière du pays en des points de passages, ils se constituent en formes singulières. Comme l’écrivait Georges Perec dans l’ouvrage Espèces d’espaces : “Passer une frontière est toujours quelques chose d’un peu émouvant: une limite imaginaire, matérialisée par (...)”(63). C’est la matérialisation de certains “entre-deux” spécifiques que nous allons maintenant décrire.

PASSAGE (le pays) “Le pont relie deux bords. Sans lui impossible de passer où sinon peut-être plus loin. Il crée un nouvel espace au centre de deux autres. Une certaine intelligence de l’organisation du territoire se construit de part et d’autre de ce point d’entrée et sortie. Les

habitations sont implantées le long de la route principale qui relie les pays. Peut-être la douane y était-elle installée? Le pont prolonge la rencontre des individus tout en laissant à la rivière son cours. Son toucher est strié de lames en bois qui diffèrent de la surface lisse du bitume. Nous nous appuyons sur la structure

d’acier rouillée pour contempler la nature sous nos pieds et s’informer à gauche comme à droite. Entre Halluin et Armentières de toutes tailles et de toutes matières ils sont indispensables pour

(63) Perec Georges, Espèces d’espaces, Editions Galilée, Paris, 2012, P145

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créer l’interaction face à la Lys.” (...)

Point de rencontre France-Belgique. Le nom du pays est toujours

indiqué de la même façon, blanc sur fond bleu, entouré d’étoiles jaunes. Un pas dedans, un pas dehors, il est toujours aussi facile

de traverser. Les enseignes ne sont plus tout à fait les mêmes, pourtant les champs semblent identiques. (...)

Poste frontière. Au centre de deux fois deux voies séparées d’un

terre plein se trouve une construction d’environ 12 mètres par 3

mètres. Les façades sont vitrées à hauteur d’homme comme pour les

édicules des portes d’autoroutes. On imagine très bien les voitures en enfilade attendant patiemment de se faire enregistrer. Sur le toit une structure d’acier triangulée rouge soutient un porte à faux de la largeur de la route située en dessous. Aux abords,

deux édifices de plus grandes tailles se font face, dont l’un est

surélevé de 6 marches. Ils encerclent les automobilistes. Celui qui contrôle le passage de la France vers la Belgique, possède les

caractéristiques architecturales de l’édicule au centre. Le second

en revanche où l’on a osé quelques carreaux de couleurs bleu marine et turquoise en façade, marque une époque plus récente. Construits

uniquement en rez-de-chaussée, ils accueillaient on imagine les

bureaux nécessaires aux inspections en tout genre. À 4 mètres environ l’un de l’autre, deux panneaux se tournent le dos. Ecriture

blanche, couleur bleu, douze étoiles jaunes et le nom de chaque pays; ils marquent l’espace abandonné de ce point d’entrée/sortie. Vide depuis 1995.”

Habiter, comme nous l’avons vu en seconde partie, c’est s’enraciner dans un territoire, lui reconnaître des qualités, le délimiter afin d’évoluer en son sein et parfois au dehors. La limite instaurée, il devient nécessaire de s’y confronter

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par les espaces d’entre-deux. Ces points de rencontres marquent des seuils à l’échelle du territoire. Ainsi l’individu qui habite ce milieu évolue dans une suite de passages, du dedans au dehors et du dehors au dedans. Le seuil, abordé en tant que sujet représenté à la frontière, est ici le moyen d’envisager la question de la limite et de son dépassement dans le territoire vécu. Il est la suggestion d’une profondeur. Ici, la vision de l’habitant franchit la limite du pays et conduit vers la possibilité d’un devenir autre et une nouvelle source de connaissance. En effet, l’espace qui n’était plus familier le redevient par la possibilité de le traverser et de l’appréhender en ces points. Ces trois lieux décrits ici sont des entre-deux qui respirent. Le pont comme le poste frontière sont des “architectures poreuses (...) qui laisse la vie et les actions des hommes la traverser et jouer avec elle.”(64) Les actions et le jeu sont autant de potentialités de mouvant dans les lieux de passage. Ils permettent aux habitants de se confronter “aux aspérités du milieu qu’il explore.” Dans l’exploration du milieu, Benoît Goetz explique encore que le “savoir habiter (...) suppose une expérimentation et une accoutumance”(65). En tant qu’interface, la frontière signifie un lieu où s’expérimente selon les époques, contrôles, échanges, interdits ou passages. “Elle est un intervalle.” écrivait encore Benoît Goetz à propos de la maison mais qui convient à ce que l’on observe au-delà, à la frontière d’un pays. Cet intervalle, qu’il soit ouvert ou fermé, construit des relations. “Que la glace se brise ou non entre deux protagonistes, leurs frontières épouseront bien des configurations différentes…”(66) Même si ici Thierry Paquot parlent des frontières liées “à la sociologie des sens”, nous pouvons comprendre les

(64) Goetz Benoît, Théorie des maisons; l’habitation, la surprise. Paris: Ed. Verdier, 2011, P115 (65) Goetz Benoît, Théorie des maisons; l’habitation, la surprise. Paris: Ed.Verdier, 2011, P125 (66) Thierry Paquot, En lisant Georg Simmel, Hermès, La revue 2012/2 (n°63), P23

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relations entre deux protagonistes comme celles entre deux pays distincts. Ces interfaces dans l’exemple du terrain d’étude, autrefois surveillées et contrôlées, en appellent aujourd’hui à une reconfiguration. En effet, le principe séparatif, que l’on voit ici par ces points d’entrée et de sortie, tend maintenant vers la réelle possibilité du partage. Une frontière s’écrit, se vit, s’annule et renaît autrement. A ce sujet Stéphane Bonzani écrit : “Il s’agit là encore de ne pas faire preuve d’angélisme mais de recycler, c’est à dire de prendre ce principe séparatif comme un motif constant et inévitable (...)” (67) Constant et inévitable, nous l’avons déjà souligné car il est ce qui permet de s’identifier et de dissocier. Ainsi l’horizon s’ouvre pour les individus habitants cette frontière spécifique en train de s’annuler progressivement.

L’HORIZON (le monde) “La ligne. La mer. L’horizon.

Ici la limite frontière reprend tout son sens. Ce territoire profond qui m’effraie parfois nous ouvre l’horizon, emprunt de mobilité. Inquiétante étrangeté. Il possède l’incroyable caractéristique d’être le seul endroit où les parallèles se rassemblent et se touchent. Je me perd dans son lointain fascinant. Insaisissable. A moins d’être une excellente nageuse, comme Gertrude Ederle qui fut la première femme à traverser la Manche en 1926, je ne serais

jamais en mesure de vivre cette frontière par le seul moyen de mon corps. Impalpable. A moins de me rapprocher du programme Apollo et

tel Neil Armstrong franchir la limite de la couche d’ozone, frontière qui nous protège de l’univers.”

La première frontière perceptible de l’homme est l’horizon, ou ce que Michel (67) D’Arienzo R. / Younes C., Recycler l’urbain; pour une écologie des milieux habités, Paris, Editions MetisPresses, 2014 / Bonzani Stéphane, Dehors, frontières: D’une pensée de l’espace à une autre. p28

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Foucher nomma Horogénèse (68), genèse des frontières, qui prend l’une de ces étymologies du grec, horos. Elle est la première limite pour l’homme car inaccessible, question de subjectivité et de contexte, rattachée directement à notre perception. Depuis le foyer de l’espace intime, jusqu’aux confins des territoires étrangers, l’homme identifie ce qui lui est extérieur en tout premier acte puis le découpe selon des perceptions. “L’individu transporte ses frontières avec son corps…”(69) écrit encore Thierry Paquot à propos du découpages des perceptions physiques et psychologiques qui permet à l’individu de se représenter. À mesure que nos connaissances des milieux se sont étendues, les limites de nos horizons mentaux se sont ouvertes jusqu’à disparaître avec les nouvelles technologies. Celles-ci ne limitent plus notre capacité à voir simplement notre propre territoire, mais réduit l’être au monde par le corps de l’homme dans l’espace physique et social. “Nous étreignons la terre, mais nous la parcourons rarement. M’est avis que nous pourrions nous élever un peu plus. Nous pourrions au moins grimper à un arbre. J’ai trouvé mon compte en grimpant à un arbre une fois. C’était un grand pin blanc au sommet d’une colline, et bien que mes habits fussent salis par la résine, je fus bien dédommagé, car je découvris de nouvelles montagnes à l’horizon que je n’avais jamais vues auparavant.” (70) C’est en ce sens que la frontière devient alors une sorte de peau, qui pour la dépasser demande un état d’être au monde réel, en action, réagissant et faisant réagir dans le mouvement du corps. Car ne sommes-nous pas immobiles dans un monde en mouvement perpétuel? Quelles perceptions et délimitations avonsnous de notre espace propre quand notre nouveau rapport au monde est de pouvoir être partout et nulle part au même moment? Dans ce nouveau rapport à la perception que construit le monde moderne, il n’est alors plus question de

(68) Foucher Michel, Fronts et Frontières, un tour du monde géopolitique, 1988, Fayard (69) Thierry Paquot, En lisant Georg Simmel, Hermès, La revue 2012/2 (n°63), P24 (70)Thoreau Henry David, De la marche, Editions mille et une nuits, Paris, 2003, P64

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perception par le corps. L’usage de nos sens et le contact avec l’environnement par la peau s’en voit bouleversés, dans notre façon de produire également de la connaissance. Si l’analogie avec la peau, la membrane, ou plus largement le contour d’un système est utilisée dans le raisonnement pour permettre une meilleure compréhension de la ligne frontière, la question n’est pas de copier tels quels les processus organiques dans les territoires, mais plutôt d’être en mesure de s’en inspirer. S’en inspirer, nous l’avons vu largement, de par le caractère poreux et sa capacité à laisser passer, du dedans au dehors. Cette possibilité de passage permet alors aux individus d’accorder leurs relations. Et finalement de voir l’horizon de l’effacement de la limite. “(..) La mer est devenue mon organe long et tranquille, l’air glisse sur la mer qui est mon organe long et tranquille, l’air passe sous ma peau en ondulations très lentes et nos températures s’accordent nos tempéraments s’accommodent”(71) En conclusion, nous pouvons donc ajouter à l’hypothèse que la frontière est une sorte de peau, qu’elle est également la superposition complexe d’une série de perceptions du monde qui n’ont pas de contours nets et qui empêchent une appréhension uniquement rationnelle. Ainsi il ne faut pas comprendre uniquement la peau comme le contour net définissant l’individu, mais bien comme un contour qui respire et comprend au fur et à mesure du cheminement individuel. Telle la peau qui respire, les frontières aux échelles multiscalaires de l’habiter

(71) Mézenc Juliette, Laissez-Passer, Editions de l’Attente, Bordeaux, 2016, P13

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permettent le mouvement des hommes dans les espaces d’entre-deux inspirants et expirants. Lorsqu’on parle du caractère poreux de l’architecture, des villes, des territoires, des pays, on évoque également la question de l’hospitalité. L’hospitalité, par le lien et les interactions possibles, est directement liée aujourd’hui au fait migratoire : “Elle n’est pas seulement : droit de passage et permis de séjour. C’est à chaque moment urbain qu’elle est accordée ou non par la porosité d’un lieu.”(72) En ce sens, alors même que la mondialisation a permis entre autres une connaissance et une connection globale du monde, nous devons reconnaître la porosité entre lieu et culture dans chacun des espaces que nous habitons afin d’éviter de voir apparaître de trop nombreuses frontières internes. “Alors elle me regarda avec un fin sourire et, comme elle savait que j’étais de ceux qui marchent, et, partant, sans défense, elle m’a comprise. Pendant un bref instant tout de finesse, quelque chose de doux traversa mon corps exténué. Je lui dis: ouvrez la fenêtre, depuis quelques jours je sais voler.”(73)

(72) Goetz Benoît, Théorie des maisons; l’habitation, la surprise. Paris: Ed. Verdier, 2011, P 134 (73) Herzog Werner, Sur le chemin des glaces, Editions Petite Biblio Payot, Barcelone, 2016, P111

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CONCLUSION

Si nous avons abordé la question des frontières aussi bien physiques, sociales que mentales, c’est que les murs d’aujourd’hui n’ont plus la nature des murs ancestraux comme le mur d’Hadrien, le limes de l’Empire romain, ou la grande muraille de Chine. Le danger n’est plus militaire ou étatique mais diffus et sociétal. Les limites d’aujourd’hui sont des barrières d’inégalités. Une manière de nier l’existence de l’autre par le fait qu’il dérange pour ce qu’il représente. En accentuant le repli sur soi, on voit apparaître des territoire insulaires à différentes échelles, de la Corée du Nord, aux quartiers fermés, jusqu’à l’enceinte vidéo protégée de la propriété. Ces espaces par le fait même de ne plus percevoir ont une représentation erronée de l’extérieur. Mais le citoyen immobile à beau lire cette réflexion libératrice de l’homme nomade qui perçoit les territoires et rencontre ses habitants, il n’a en effet pas à se justifier de garder la porte fermée et de voter pour un plus grand protectionnisme. Ce protectionnisme peut s’expliquer entre autres par l’omniprésence de la question migratoire dans l’espace politique. Cette problématique, mise en image et soulignée par des gros titres alarmants, en dessine une représentation dangereuse dont très peu perçoivent réellement les contours. De nouveau alors, nous réaffirmons l’importance du lien perception/représentation, impactant directement la manière dont nous dessinons aujourd’hui et demain nos prochaines limites de l’habiter. C’est à l’échelle humaine, en errance sur la frontière, que l’effacement comme l’affirmation de la ligne sont perceptibles. Le choix d’utiliser des artistes plasticiens travaillant sur la dimension visuelle qui s’exprime autour des frontières

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est motivé par le fait que ces pratiques artistiques soient à la fois de dimension politique et poétique. Ces actes mettent en relation le sensible des lieux et des rapports de pouvoir par la puissance performatrice. Dans l’analyse des spatialités saisies à partir du mouvement, on voit apparaître lieux et fluxs interagissants. Ce mouvement, constitue une philosophie de l’expérience extensible, qui déconstruit nos préjugés à l’égard du monde, d’autrui et de soi-même, inscrivant des lignes nouvelles de partage à tous ces égards. Le choix du terrain d’étude fut orienté par les conditions transfrontalières positives que représente la ligne France/Belgique actuelle. Même si nous avons observé encore quelques discontinuités, elle reste un espace où se négocie l’altérité et se définit l’identité. Ce paysage peu mobile se dessine, se met en mouvement dans le langage du corps qui met l’espace en action. En insinuant que le flux est habitable, la déambulation commence par détourner le paysage de la frontière, symbole de pouvoir. Lorsque s’éprouve le territoire par le corps, le sensible passe inévitablement par le toucher. Les sensations s’insèrent et se partagent. La question du passage des frontières retient alors la notion d’interstices, de franchissement dans un environnement poreux multiscalaire. Il nous permet de montrer l’importance de délimiter des intérieurs qui réagissent fondamentalement avec un extérieur, dans un rapport proche/lointain. Élargissons pour finir alors la tradition philosophique occidentale, constituée sur des couples oppositionnels lumière/ténèbre, jour/nuit, bien/mal, âme/corps, même/autre, oral/écriture, signifiant/signifié. Par l’observation de pratiques artistiques qui oeuvrent à déconstruire nos figures classiques, l’analyse succincte du territoire transfrontalier France-Belgique et les frontières multiples dans la question d’habiter, nous avons vu l’intérêt de ne pas interpréter les frontières d’un système territorial et social comme les limites statiques d’un récipient ou

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d’une enceinte. On peut plutôt les comprendre comme des actions d’échanges avec d’autres systèmes. Prenons le rôle de la cellule dans un organisme. La membrane cellulaire est le lien qui permet la connection entre une cellule et les autres cellules. Ce processus simple engendre des interactions complexes. Tout comme les sens chez un individu, ils reçoivent, accèdent, enregistrent et renseignent pour permettre à l’organisme de fonctionner comme une force de mesure qui s’oriente dans l’environnement, proche et au-delà de sa surface. Ainsi, la peau, organe sensoriel, est plus que le contenant qui renferme les différents organes du corps; elle illustre le dynamisme des frontières d’un système. La notion de frontière n’est pas uniquement géographique ou spatiale, mais elle réagit en activités structurées dont l’objectif est de permettre au système de conserver son autonomie distincte de l’environnement tout en interagissant avec. Simplement, et nous l’avons souligné dans la seconde partie, le processus d’échange est déclenché par des mécanismes rassemblés majoritairement en interne. Un des principaux objectifs de l’interne est donc de favoriser et protéger les interactions entre eux et vous et au sein même du vous. De temps en temps, les frontières d’un système doivent s’élargir, comme c’est le cas pour l’Europe, ce qui entraîne les systèmes internes à réajuster les siennes. Il faut alors penser à intégrer le dissocié de façon raisonnée, en le comprenant en premier lieu. Cette réflexion s’étend donc à l’intérieur du système. Après avoir autorisé une monde sans frontière, nous voyons donc apparaître la nécessité de réaffirmer leur intérêt pour une partie de la population qui crée ses propres frontières internes.

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OUVERTURE Même si ce mémoire tente de saisir le phénomène frontière et propose des démarches sensibles capables d’ouvrir des possibilités de construction et déconstruction, il n’a pas atteint l’objectif de constituer une source nouvelle de connaissance. Ce travail est donc le point de départ et d’ouverture vers de nouvelles pistes de recherche. Nous pourrions proposer une exploration plus précise sur les frontières de l’habiter afin de résoudre les sauts d’échelle importants. L’objectif serait, non pas de buter contre des portes fermées, mais d’observer d’autres terrains proposant des interfaces moins immédiatement visibles en cherchant dans la frontière porosités, passages, échanges et possibles; limites et échanges entre quartiers, entre temporalités imbriquées, chaque fois que la limite crée un espace propre. Chercher ainsi des projets visant à investir les interstices, pour y faire émerger des lieux de partages. Par une pratique de recherche immersive, nous proposerions une lecture autrement imagée. Cette pratique pourra également être approfondie dans ce qu’elle apporte et construit dans la recherche, mais également dans la façon dont les individus présents la perçoivent. L’essai “Marcher sur la ligne” qui suit, travaille avec la frontière à l’échelle de l’état. C’est notre première matière réelle à déformer que nous sommes partis interroger et qui a appuyé ce mémoire.

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_____ MARCHER SUR LA LIGNE ______ Immersions, rĂŠcits et rencontres


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“Marcher c’est comme écrire, d’ailleurs les deux ont à voir avec l’empreinte.” (Chantal Deckmyn) Traverser à pied le territoire de la ligne depuis Mouscron jusqu’à Bray-dune; Ce travail tente de rendre compte d’une forme de recherche nomade. Il tend vers une connaissance par le parcours sans enfermer l’objet de recherche. Nommer, décrire, peindre l’expérience physique du territoire géographique de la ligne. En composant un itinéraire cognitif singulier dans la perception de l’actuel, il est possible d’entrevoir par endroits cohérences, contradictions, beauté du naturel et parfois même de projeter la mutabilité de ces lieux. Par mon expérience propre et mon interprétation actuelle, je considère alors la frontière séparant l’espace connu du territoire ou j’ai grandi, de l’espace inconnu qui petit à petit se donne à voir et à vivre. Comment un lieu de contradiction ou d’opposition, devient-il finalement habité? Non plus considéré comme une ligne mais plutôt comme un territoire qui resterait à explorer. La frontière alors se déplace. Au fur et à mesure, j’apprends au-delà de mon horizon. Une fois regardée la ligne franco-belge n’est plus une frontière mais un territoire perçu. Il est possible alors de représenter des portraits et de démêler les couleurs d’un lieu spécifique. “L’objectif est de laisser une trace de notre contact avec ce spectacle, dans la mesure où ils font vibrer notre regard, virtuellement notre toucher, nos oreilles, notre sens du risque, du destin ou de la liberté. Il s’agit de déposer un témoignage, non plus de fournir des informations.” (Maurice Merleau-Ponty) 87



Date : 16/02/2017

Heure : 11h03

lieu : Entre Mouscron et Wervik

Temps : Nuageux et changeant

Arrivée pont de Neuville sur une place bétonnée. Il est tôt ou tard. Quoi qu’il en soit les passants

se font rares. L’heure veut que chacun et chacune,

travaille, étudie, cuisine, contemple, vaque aux occupations de cette vie. Gauche? Droite? Tout droit? Aucune idée de la direction à prendre. J’avance.

Avachi sur son mur d’enduit clair, un homme fume

sa cigarette. Jean délavé et T-shirt clair il a le regard vide de ces journées sans but. Il devient

l’occasion de rencontrer les autochtones. Autour de lui, paysage de maisons de banlieue. Toutes similaires les unes aux autres, dégagées de 2 à 3 mètres

de leurs limites parcellaires, elles accueillent des jardinets d’herbes et de cailloux. Un air de Pierre et Vacances aux allures plus populaires. Comme je

lui demande mon chemin, il écrase son mégot. Tout

droit, me dit-il. Au garage Citroën à gauche, rue du Général Drouot. Puis au rond-point à droite rue de la Marlière. Je devrais la croiser. Il ajoute qu’elle est un vrai gruyère. Cette image est vraie mais je ne l’imaginais pas encore. “Dire (0) Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016,P37

d’une

frontière

qu’elle

est

une

passoire,

c’est lui rendre son dû: elle est là pour filtrer. Un système vivant est un système thermodynamique d’échanges avec le milieu terrestre, maritime, social. Les pores font respirer la peau, comme les ports, les îles, et les ponts, les fleuves. Cette alternance systole/diastole, fermé/ouvert, peut être celle de cycles temporels.”(0)

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(1) Frédéric Gros, Marcher une philosophie, Édition Flammarion, 2011, P9.

Alors que je repense à Frédéric Gros qui nous encourage à faire naître les départs(1), je trouve la rue

de la limite entre la rue de Mouscron et la rue du Couët. C’est le point de départ du récit qui suit.

Longue d’une quarantaine de mètres je m’amuse à la parcourir d’un trottoir à l’autre. Premier contact. Assez joué. Je pars.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit,

neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt-

et-un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-

cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente,

trente-et-un,

trente-quatre, sept,

trente-deux,

trente-cinq,

trente-huit,

rante-et-un,

trente-trois,

trente-six,

trente-neuf,

trente-

quarante,

quarante-deux,

qua-

quarante-trois,

quarante-quatre, quarante-cinq, quarante-six, quarante-sept, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante, cinquante-et-un,

cinquante-deux,

cinquante-trois,

cinquante-sept,

cinquante-huit,

cinquante-neuf,

cinquante-quatre,

cinquante-cinq,

cinquante-six,

soixante, soixante-et-un, soixante-deux, soixantetrois, six,

soixante-quatre,

soixante-sept,

soixante-dix,

soixante-treize,

soixante-cinq,

soixante-huit,

soixante-et-onze,

soixante-

soixante-neuf,

soixante-douze,

soixante-quatorze,

soixante-

quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept, soixantedix-huit, soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-

vingt-un, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois. Je respire.

quatre-vingt-quatre,

quatre-vingt-six,

quatre-vingt-cinq,

quatre-vingt-sept,

quatre-vingt-

huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix, quatre-

vingt-onze, quatre-vingt-douze, quatre-vingt-treize, quatre-vingt-quatorze, quatre-vingt-quinze, quatrevingt-seize,

quatre-vingt-dix-sept,

90

quatre-vingt-


dix-huit,

quatre-vingt-dix-neuf,

cent,

cent-un,

cent-deux, cent-trois, cent-quatre, cent-cinq, cent-

six, cent-sept, cent-huit, cent-neuf, cent-dix, centonze, cent-douze, cent-treize, cent-quatorze, centquinze,

cent-seize,

cent-dix-sept,

cent-dix-huit,

cent-dix-neuf, cent-vingt, cent-vingt-et-un, centvingt-deux,

cent-vingt-trois,

cent-vingt-cinq,

cent-vingt-six,

cent-vingt-huit,

cent-vingt-quatre,

cent-vingt-sept,

cent-vingt-neuf,

cent-trente-et-un,

cent-trente-deux,

cent-trente, cent-trente-

trois, cent-trente-quatre, cent-trente-cinq, centtrente-six,

cent-trente-sept,

cent-trente-neuf,

cent-quarante,

cent-trente-huit,

cent-quarante-et-

un, cent-quarante-deux, cent-quarante-trois, cent-

quarante-quatre, cent-quarante-cinq, cent-quarantesix-cent,

cent-quarante-sept,

cent-quarante-huit,

cent-quarante-neuf, cent-cinquante.

A droite : une maison abandonnée dont il reste uniquement les façades.

A gauche : Au premier plan un espace d’herbe peu

accueillant. Au second plan des jardins non entretenus, sûrement en raison de la saison.

Un terre-plein d’une cinquantaine de centimètres sépare deux voies automobiles et nous permet d’apprécier en hauteur les maisons françaises et belges qui

se regardent. Quelques arbres et buissons sont plantés ici. Peut-être pour rendre la vue plus agréable?

Quoi qu’il en soit, ils aident à délimiter clairement

les deux espaces prévus à l’automobilité. Des voitures, pour la plupart grises, sont garées de part

et d’autre des trottoirs et empêchent le passage des individus qui habitent ces demeures. Les habitations

sont alignées aux trottoirs et se ressemblent. Plutôt symbole d’un passé industriel commun, elles représentent une certaine continuité de développement

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urbain. Les routes perpendiculaires sont nombreuses; Rue des trois Pierres, rue de Mouscron/rue du Couët, rue Jules Simon.

A quelques pas je me retrouve bloquée par des haies.

La règle fixée est de ne pas s’éloigner à plus de 200 mètres. En observant les cartes, nous prenons

conscience que nos déplacements sont limités aux chemins et routes tracés. Certains tronçons de la

ligne seront difficiles voir impossibles à découvrir. Accepter un certain périmètre. Je tourne sur

la droite, en espérant que la rue parallèle fera l’affaire.

A la sortie de la route, une vieille dame en jupe

longue et tricot beige. Je ne lui demande pas mon

chemin car elle marche d’un pas lent mais décidé, la tête baissée. Sentiment que le cap est à quelques mètres de là et va nous retrouver très bientôt. Mon

intuition fait bien les choses et me guide sur un chemin piéton; après l’avenue de Bourgogne. Il borde le

fond

des

parcelles

des

maisons

individuelles

belges et un terrain de sport, le stade Bourgogne.

Les maisons depuis le fond des parcelles: Elles sont construites sur deux niveaux, toutes alignées. Leurs habitants peuplent les toitures. Leurs murs mitoyens sont côte à côte, entrelacés même les uns dans les autres tels des corbeilles tressées “mûta”. Maisons ouvrières du XIXème siècle dont les enduits sont venus par endroit cacher les briques rouges. Sabine Losfeld les nomme “maisons dix neuf cents trente”. Le chemin sans nom, parallèle à la rue du Clos de la Bleuse Tartine, n’offre pas un paysage de l’habiter très joyeux mais ce bric-à-brac possède son charme, au travers duquel nous décelons les modifications du temps. Les façades dans l’ensemble sont grises. Certaines osent le noir ou le blanc sans se permettre 92


cependant trop de fantaisie. Toitures de tuiles rouges, vélux de petite taille. Certaines comptent une petite véranda, fabrication maison, qui trône devant le jardin. D’autres s’accommodent d’une pièce supplémentaire, qui si elle n’a pas pour nom “véranda”, à tout de même cette porte fenêtre reliant au jardin. On imagine les hivers ensoleillés dont ces espaces deviennent le jardin. Les parcelles mesurent entre cinq et sept mètres de large sur un minimum de quarante à cinquante mètres de long. Le jardin paraît disproportionné par rapport à la façade. Il n’y a personne, seulement des objets inertes. Posées sur la pelouse, quelques cabanes en bois vieilli servent à stocker les outils pour l’entretien du lopin de terre. Aux extrémités les plus courtes, clôtures et balustrades servent à l’intimité et viennent délimiter le chemin. A l’inverse des maisons qui appartiennent presque toujours à quelqu’un, le chemin n’appartient lui à

personne. Je me demande d’ailleurs à qui convient-il de l’entretenir ?

Mes mollets vont bien, malgré une certaine appréhension ce matin sur la résistance de mes muscles à ce

périple. Peut-être y a-t-il des rats dans le tas de bois? Je continue ma route. Le chemin est empreint

d’un certain mystère entre deux terres étrangères qui se regardent et clignent de l’oeil. Depuis que

je suis jeune, passer en dehors d’un pays a toujours

été quelque chose de magique. Pourtant je sais au-

jourd’hui que l’exotisme et l’altérité se trouve parfois au seuil de la porte.

La faim se fait entendre. Sans envie particulière, je m’arrête dans le premier lieu de restauration rapide sur ma route. Entre la rue de Gand et la Chaussée

de Lille je trouve un lieu sans nom, sans enseigne.

J’ai commencé à regarder les cartes colorées au-dessus du front du serveur. Finalement je lui demande

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ses conseils. J’aurais dû m’abstenir. Son sandwich lui ressemble. Débordant de part et d’autre de son

squelette, constitué de deux fricadelles, de frites et de pain. Une femme et son bébé m’observent. Elle

semble habituée du lieu. Je leur souris, paie le

serveur, puis m’installe en face de la nationale

350 qui traverse la ligne et se transforme en nationale 43. Devant nous, un panneau indique Neuville en Ferrain.

Les allées et venues des véhicules sont

incessants. J’observe alors ce que crée spatialement des taux de TVA divergents entre pays et le flux continu de consommateurs pour acquérir ces produits.

L’animation des rues s’en voit contrastée; Entre des

Rez-de-chaussée de bâtiments d’un côté inertes et de l’autre agités.

Les shops Les magasins s’enchaînent les uns à la suite des autres. Au premier plan, des enseignes rouges sur lesquelles des écritures blanches indiquent : LA MAISON DU TABAC, TABAC, LADBROKES, TABAC ENTRÉE, 1ER MAGASIN BELGE, TABAC - ALCOOL - BOISSON - ARTICLES FUMEURS. Ces enseignes sont plaquées sur les façades de briques ou positionnées perpendiculairement à la rue pour faciliter leurs lectures. Plus loin, une pompe à essence marque un vide notable dans l’alignement des façades. Un écriteau vert sous lequel une grande flèche blanche montre la direction à prendre pour le ravitaillement de carburant. PARKING, écrit en néon vert, est positionné à l’entrée de la N350. Cette zone de stationnement facilite le va-et-vient des automobilistes qui ne s’arrêtent que brièvement. La description nous demande d’imaginer, de percevoir les lignes, les contours et les surfaces de l’image

dessinée. Tout comme la littérature, des oeuvres de Zola, de Bouvier, de Herzog et bien d’autre, un

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tableau s’éveille à l’esprit sur une réalité quotidienne.

L’essentiel

se

trouve

dans

la

capaci-

té modeste à retranscrire les sens qui sont mis à l’épreuve, s’effaçant au profit du paysage et des rencontres.

Le serveur m’interroge sur la raison de ma venue

ici. Lui décrivant rapidement mon parcours, il m’explique, intéressé, que les regards au milieu de la rue Aristide Briand marquent le passage de l’eau sous la route. Autrefois, le bord d’une petite rivière

marquait la limite des territoires et nourrissait

les champs. Ironiquement, la présence humaine a aujourd’hui submergé l’eau pour développer des villes

frontières aux commerces particuliers et contraint

la fluidité à couler sûrement dans des tuyaux en béton. Je pars. Aller de l’avant. Evacuer avec rythme

chacune des bouchées qui d’ordinaire m’auraient fait dormir. Je commets une erreur d’itinéraire que je

reprends par la rue de l’Echauffourée. Le comble, quand je m’aperçois que je m’éloigne, c’est que je n’ai pas le courage de faire demi-tour. Je préfère me corriger par une astuce. Parfois c’est encore une

erreur. Les détours ne sont jamais vraiment très importants. Garder le cap.

95


n°1a

96


n°1b

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n°8a

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n°8b

99


n°14a

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n°14b

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n°17a

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n°17b

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n°22a

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n°22b

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Date : 16/02/2017

Heure : 11h40

Lieu : Aux alentours de la rue de Neuville

Temps : Nuageux et changeant

J’erre le long de deux sombres murs de parpaings, enduit pour l’un, quand soudain mon front cogne sur le garage d’une maison principale, habitée d’enfants.

Je zieute volontairement car mon objectif s’est perdu sous la balançoire. Quelqu’un aurait-il décidé

d’effacer à la gomme le trait à cet endroit qui séparait le logis? Peut-être devrions nous penser à le supprimer des cartes? A la place, on a construit

deux barrières qui ferment la propriété et enferment la ligne. Je suis invitée au café car ma curiosité

n’est pas passée inaperçue et en a fait rire plus

d’un. Rouge écrevisse, je passe le portail. Les enfants ont installé derrière la balançoire un filet de Volley-ball qui réinscrit le tracé de la ligne.

Deux petites filles sortent du salon, chacune ayant

revêtu l’uniforme blanc et vert. La famille est réunie et semble ravie de ce spectacle d’après-midi.

Les règles du jeu sont simples: réaliser le maximum

d’échanges, tout en acceptant les points forts du

partenaire comme le souhait de vous voir progresser.

Au commencement les passes sont hasardeuses, le jeu est lent et nos mains peu échauffées demandent à s’endurcir. Puis nous prenons nos marques. Les va-

et-vient du ballon sont de plus en plus intéressants

et complexes. Nous mettons toute notre énergie à

jouer en équipe et à faciliter la réception du ballon de l’autre côté du filet. Nous crions et rions à gorges déployées. C’est un véritable essai de choix, de compromis et d’échange.

Mes pensées se perdent alors dans le projet The

106


agreement de Stéphanie Rollin & David Brognon, réalisé en 2015. Lors d’un voyage à Jérusalem, les deux artistes ont découvert un terrain de foot situé entre

deux murs, dont un mur de rempart de la même époque que le mur d’Hadrien. Ces deux murs, contraignant le

terrain, celui-ci était d’une forme géométrique particulière en trapèze. Son centre séparait deux zones

inégales. Par des moyens enfantins et naïfs et en travaillant avec les usagers de ce terrain, ils ont (2) Stéphanie Rollin & David Brognon, actions artistiques sur les lignes frontières, entretien du 10 avril 2017.

tenté d’envisager une géométrie de la négociation. «On ne peut pas changer le terrain, donc comment est-

il possible d’agir, afin de retrouver plus d’égalité? En déplaçant le milieu par le pas, la craie et l’accord des deux équipes.»(2) Dix partout. Le jeu touche à sa fin. Je repars. Les

jeunes filles me proposent de repasser plus tard. Nous verrons ce que le temps me permettra.

La ligne se fond de plus en plus souvent entre les

étendues, telle une ombre que le soleil bas fait s’évader. Gorgés d’eau les terrains. Négligées les

bottes en caoutchouc. J’emprunte tout de même parfois le limes, effacé par le temps et l’histoire,

visible par la différence de couleur des champs. A

la recherche d’un troquet, mes pieds me supplient de

m’asseoir. A la limite entre la rue du Dronckaert

et la Dronckaertstraat j’atterris dans un tabac. Les mêmes enseignes rouges que précédemment sur la

N43. Lieu moins urbanisé. Au-dessus de la porte, en guise de sonnette, un bouquet de clochettes comme on en met aux chèvres s’agitent lorsque le battant bronche. Une jeune femme à la coiffe blonde m’attend, des airs de Ginette mâchant sa gomme. Je bois un café

sur un tabouret en plastique qu’elle m’a bien gentiment prêté et use des toilettes privées. Je n’ai même pas essayé de chercher des toilettes communes!

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Il serait possible pourtant ici d’installer de-ci de-là des toilettes sèches servant à l’homme nomade.

La sensation d’être une étrangère assise seule à regarder les consommateurs acheter leurs cigarettes

me prend. Cette sensation vient également du regard de ces consommateurs interloqués par cette terrasse intérieure improvisée.

“Un euro cinquante”, me demande la serveuse. Heureusement,

la

monnaie

unique

facilite

les

échanges. Pour ce prix j’aurai été bien en peine de devoir faire le change.

Environ quinze minutes plus

tard je sors, satisfaite de ce moment de répit. La ruelle à emprunter ensuite est entourée de façades en

crépis à peine percées. Deux ouvertures de 45 par 60 centimètres. Cinq mètres plus loin, un bardage bois

derrière lequel on devine un jardin. J’aime à imaginer les parterres que les enfants ont déjà ruinés en jouant au cache-cache inversé. Nikus appelle ce jeu sardine. De l’autre côté, un petit lopin de terre laissé en friche, un aspirateur rouge et une cabane

de fortune. Nous sortons de la ruelle et profitons

de l’horizon. Depuis Mouscron comme terrain d’observation, ville frontalière, située en périphérie de l’agglomération Lilloise; rues, ruelles et chemins piétons s’entrecroisaient dans une dissociation à

peine perceptible. Ici l’air est différent et le plat pays s’ouvre à nos yeux sur 180 degrés.

Beaux paysages de champs inondés. Le merle crie. Alors que la ligne m’indique de tourner à droite

au niveau d’une maison médicale, un panneau de bois (3) Extrait de Jozef Deleu, Citoyen de la frontière, 1988.

est planté là. On peut y lire : “Pourquoi le pays idéal ne pourrait-il pas avoir de frontières ? Les frontières n’enferment pas toujours, à l’époque des tyrannies elles offrent des possibilités d’évasion. Elles offrent l’occasion de repartir à zéro, et très

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souvent de refaire sa vie.”(3) La recherche autour

de la notion de frontière me revient au visage alors que je m’étais perdue dans la beauté des paysages. Il faut dire que dans les rues de Mouscron, mis à part

les artères principales commerçantes qui matérialisent des points de rencontre entre deux systèmes

et l’architecture parfois qui diffèrent, nous avons pour seule preuve de sa présence le dessin orange des cartes IGN. Les limites auxquelles nous sommes

confrontées physiquement sont de l’ordre de la propriété; “Mr Mme Vanderbrook”, “Attention chien méchant”, “Propriété privée”, etc.

Je m’assoie sur un banc de bois grisé par le temps,

situé plus loin. Une jambe de chaque côté. A moitié

en France, à moitié en Belgique. Si j’étais née ici, on n’aurait su quelle nationalité me donner. Peut-

être me serais-je retrouvée contrainte à marcher sur les frontières continuellement comme Fernandel dans

La loi c’est la loi(1958), qui en oublie même d’où (4) La loi c’est la loi (1958), film franco-italien de Christian Jaque, 97 min. Dialogues entre Fernandel et le douanier au village d’Assola, minute 79.

il vient:

“-Je voudrais tout de même savoir si j’existe ou si je n’existe pas?

-Aux yeux de la loi : NON. (…) -Je me reconnais coupable d’être né dans une cuisine par où des imbéciles on fait passer la frontière. Belle invention ! La frontière!”(4) Je ris intérieurement, et du pied, efface la trace qui n’existe pas.

En marchant, nous perdons l’idée même d’identité. Je

suis d’ici et d’ailleurs et encore au-delà. L’identité d’une personne est aujourd’hui inscrite sur

ses papiers auxquels on confie parfois tous nos jugements. Son identité est pourtant bien là, devant

vous et ne demande qu’à être explorée. Parce qu’un peuple agit pour faire valoir sa reconnaissance et

109


(5) Forget Philippe, L’obsession identitaire, Editions Berg International, Paris, 2016, P22.

qu’il me semble qu’aujourd’hui le citoyen se désengage, se construit et s’affirme différemment, la notion même d’identité conçue comme l’appartenance à

un pays s’en voit bouleversée. “N’existe-t-il donc point une identité de caractère qui serait purement

“naturelle” et fixée(…)”(5) Que fait-on aujourd’hui de l’héritage de notre terre, fracturée par balafres sages

pour

certaines,

meurtrières encore?

agitées

pour

d’autres,

ou

Que se passe-t-il lorsque nous

ne sommes plus identifiables par des codes et classifications instaurés à l’intérieur même d’un système?

Qu’envisageons-nous lorsque la population d’un pays devient

constituée

de

multiples

identités

cultu-

relles? Oeuvrons-nous à trouver d’autres systèmes d’organisation non étatique?

Date : 16/02/2017

Heure : 14h20

Lieu : Au sud puis au nord de l’A22 et de la E17

La campagne et les zones industrielles traversées

ponctuent les morceaux des villes et villages devenus moins denses. Les champs sont de terre sans

cultures et les bâtiments de tôles sans charme. De

temps en temps des habitations construites uniquement d’un côté redonnent de la verticalité et du mouvement à l’horizon. Pendant plusieurs kilomètres sur une route peu large, j’ai marché en pensant

qu’une voiture me percuterait avant de poursuivre

son chemin. Aucune place pour le piéton sur la route du Risquons tout. Le goudron a remplacé la terre.

La voiture me fait peur. L’ère industrielle a réduit la possibilité d’user du corps seul pour se mouvoir.

Nous devrions peut-être ré-envisager les moyens de transport doux tel que le vélo et la marche à pied

pour connecter les villes et villages dans ces terri-

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(6) “Revenez à l’antique ce sera un progrès” cite R.Debray en évoquant les frontières et la tendance du monde illusoire à préférer le trans et l’inter alors que paradoxalement l’état des choses réaffirme les limites et développe une industrie de la clôture. Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016, P20

. (7) Frédéric Gros, Marcher une philosophie, Édition Flammarion, 2011.

toires ruraux. Je me souviens de ma grand-mère Jeannine qui n’a jamais appris à conduire une voiture;

les chemins la menaient en bicyclette où elle le souhaitait. Aujourd’hui elle se plaint de devoir rester chez elle car la circulation est devenue trop dense. Les concentrations de populations et les moyens de

locomotion sont si différents d’il y a quatre-vingts ans. Il suffirait d’une invention commerciale à toutes les strates sociales comme la voiture volante pour

que l’espace s’en voit transformé. Encore, valoriser la mobilité ancienne sous les recommandations très

large mais avant-gardiste de Giuseppe Verdi : “Tornate all’Antico, sarà un progresso.”(6)

La route rurale : La surface goudronnée est large d’environ 3 mètres. Une voiture ayant une carrure de plus ou moins 1,75 mètre, c’est tout juste si elles peuvent se croiser. A gauche comme à droite un fossé sépare la voie des champs. Quelques mauvaises herbes poussent de-ci de-là, mélangées aux fleurs des prés jaunes et blanches. Au plus près de la route elles sont écrasées, aplaties, tassées. Par endroit sur le bitume, quelques fissures montrent l’action de la poussée des sols. A gauche, des poteaux électriques relient la guirlande de fils qui décore la route et alimente le pays. A droite, un peu plus loin d’une largeur de champs, cette même guirlande de fils. N’a-t-on pas encore fait coïncider les réseaux d’alimentation en électricité? Très peu de passage à cette heure de l’après-midi. J’aperçois un croisement. La départementale, plus large, vient mêlée celle-ci. Au loin, deux femmes marchent, bâtons à la main. Je

n’entends pas leur conversation et ne peut dire d’où elles viennent. Le temps s’écoule et nous esquissons

un sourire. Néerlandais; Elles sont surement belges. “Tant de choses passent dans le cerveau de celui

qui marche. Le cerveau : un ouragan”(7). Je pense à

111


Claire Coutand que je n’ai pas appelé. Je me demande si je dois envoyer un mail de nouveau à Bénédicte

Grosjean pour ses travaux sur le territoire transfrontalier France-Belgique. Comment vais-je pouvoir

retranscrire mes expéditions de marche sur la ligne?

Par quel moyen imaginer un langage différent des cartographies universelles? Peut-être que Elisée Reclus m’apportera des réponses à ce sujet? Je regarde à nouveau les lieux.

La douane est présente au rond

point qui relie la rue du chemin vert en face, la

route du Risquons tout à droite et la rue du Reckem à gauche. Je prends à droite et entends de plus en plus

précisément le bruit des voitures annonçant la voie (8) Herzog Werner, Sur le chemin des glaces, Editions Petite Biblio Payot, Barcelone, 2016, P96.

rapide. Un souffle incessant, rythmé par l’alternance Forte-Piano.

Un peu plus loin en effet, un pont nous permet de passer au-dessus de l’A22 et de la E17. Je l’empreinte

et stoppe ma course. “Les voitures glissent sur la

route, comme aspirées.”(8) Des lumières rouges à droite, blanches à gauche, comme les images de Pascal

Lando qui nous renvoient vertigineusement au mouvement et dans lequel je ne peux m’empêcher d’entrevoir une certaine beauté, mêlée d’un malaise enivrant. Soudain, un lapin tente de traverser. Il court à la mort, alors que les hommes ont pensé des écoducs pour

son bien-être… ? Ces constructions conçues pour permettre le passage des espèces animales, végétales,

ou encore fongiques sont développées afin de traverser les limites physiques que construit l’homme et

qui fracturent le paysage naturel. A droite, à plus de trois cents mètres, on voit la surface goudronnée

s’élargir d’au moins trois fois la deux fois deux

voies. L’espace agrandi, offre une zone de stationnement, de ravitaillement, de repos et sert à la douane. Personne ne semble y être arrêté. Ce point frontière a disparu. Les arbres au loin crépitent.

112


Il semblerait que les étendues de terre décident de

m’offrir un environnement calme d’ici quelques kilomètres. En attendant j’aperçois la ligne s’envoler à travers champs.

Par moment le sentier des deux nations, du lièvre ou la Vaandelpad me permettent de lui rendre visite. Prendre alors deux clichés sur ce point et repartir.

Décision : J’opte pour la Murissonstraat, côté Belgique. La perdre de vue le moins possible. Toujours

aucune construction qui la matérialise, simplement

un trait entre deux superficies. Elle reste franchissable.

Les champs passés, c’est une zone commerciale qui

annonce notre arrivée entre Halluin et Barakken. Les bâtiments servent de stockage, tôles grises, portes

cachées sur le côté. La lumière naturelle entre par

un étroit bandeau de vitrage situé en partie supé(9) Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Editions La découverte, Paris, 1985, 2014, P10.

rieure. Depuis l’intérieur, l’ouvrier n’a aucune vision sur l’extérieur; Horizon inexistant. A l’usine Logistics L et O, je retrouve mon cap. Tout comme

Nicolas Bouvier qui écrivait “C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là.”(9), j’ai une passion

pour les cartes géographiques depuis que je suis jeune. Moeskroenstraat – Rue Edgar Quinet – Rue de la

Douane – Rijselstraat – Delorsplein – Greenstraat. A l’époque je rêvais sur le planisphère allumé du salon: Afrique, Tibet, Corée du Sud, Nigéria, Italie, Islande. Aujourd’hui je m’interroge des “entre-deux” et le meilleur moyen d’y trouver des réponses est à

mon sens de s’y rendre. Ici il est dynamique, vivant,

comme ci le dedans et le dehors n’existaient ni pour l’un ni pour l’autre. En ville de Mouscron ou encore Halluin, il est un point ou une ligne dont l’indice

113


“commerce” est le plus flagrant. Un habitant me demande si j’effectue des relevés pour la commune. Pas directement lui dis-je.

Je me déplace vers l’ouest depuis mon arrivée sur la nationale 366. Jusqu’à présent ma direction était

le Nord. La nationale est aménagée d’une piste cyclable sur chacun des abords de la route. A droite,

des bâtiments industriels abritent de petites entreprises qui, plus nous entrons en zone urbanisée,

s’adressent aux particuliers. Chaque lieu commercial

s’adresse à une cible. A gauche, les premières habitations espacées par de grands jardins et quelques

clôtures qui diminuent peu à peu pour n’être plus

que des murs mitoyens. Plus loin, sur Moeskroenstraat, à l’entrée d’un grand rond-point, se trouve un château d’eau couleur ocre et tuyaux apparents

tel Beaubourg. L’image est sans doute très exagérée, mais si j’avais observé ce système plus tôt j’aurais sans doute été moins d’années à penser qu’un château d’eau était jusqu’au sommet rempli. 150 pas.

A Gauche : Gémo. Grand magasin de chaussures, ouvert et habité en ce samedi.

A Droite : Une immense maison aux fenêtres à petits

carreaux comme celles des châteaux style renaissance.

Un peu plus loin, toujours sur la N 366, trois maisons retiennent notre attention. Elles sont d’un

style moderne. La porte d’entrée, pour deux d’entre elles, se trouve à droite. Le seuil est surélevé de 5 marches. On imagine très bien le salon à gauche,

grâce au bow-window sur la façade. Il ouvre l’intime sur l’espace public. A l’étage, une fenêtre en

longueur et séparée en 3 pans affirme la géométrie du

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bâtiment. Une légère pente au niveau du trottoir a permis de créer un garage sous le salon. La troisième maison possède deux étages et les encadrements des

fenêtres en béton gris, très régulier, s’articulent sur une façade de briques rouges. Elles possèdent un caractère atypique, grâce à leurs toits plats dans

ce paysage plus classique de toitures en pente. On

imagine peut-être une terrasse cachée, faisant le bonheur de ses habitants.

En face de la charcuterie Daels Kruis, dont la file d’attente est de trois personnes, j’emprunte sur la gauche un sentier pavé et escalade quelques marches.

La rue Edgard Quinet est juste derrière. Les petites

maisons de ville s’enchaînent les unes à la suite des autres; de briques, de broc et encore de briques. Un petit sentier de terre me perd entre un immeuble

de logements collectifs, plutôt récent en bois et enduit orange, et le fond des parcelles de maisons

individuelles. Chacune d’entre elles possède son petit portillon d’accès au chemin public. Des déchets

sont laissés de-ci de-là. Je traverse maintenant la rue de la Douane. 150 pas.

A Gauche : deux maisons accolées sont reconnaissables

à la différence de couleur des briques peintes. La première est séparée de la rue par une extension au

rez-de-chaussée dont on ne voit que la toiture de tuiles, percée par endroit pour la lumière. Pour l’autre,

aucune

indication

sur

l’imbrication

des

usages; Le mur d’enduit jaune sans ouverture nous

empêche d’en savoir plus. Deux grilles d’extraction d’air seulement.

A Droite : Une maison sur deux étages, en parpaing

apparents, est séparée de la rue par un espace qu’on imagine vert et un mur en plaques de ciment gris terne.

115


n°31a

116


n°31b

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n°34a

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n°34b

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n°36a

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n°36b

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Plus loin j’aperçois La Lys. Je sais d’avance que cette étape sera sans grande déviation. Ici certains diront que c’est une frontière naturelle cependant

comme l’écrit Régis Debray “C’est à tort qu’on les a dites naturelles. Reliefs et cours d’eau ont un

pouvoir incitatif de suggestions, mais ne peuvent se (10) Debray Régis, Eloge des frontières, Editions Folio, Paris, 2016, P17.

hausser à la dignité de frontières que par un acte d’inscription solennel, seul à même de transmuer un accident de nature en une règle de droit.”(10) En

effet c’est en 1813 que l’homme lui confie ce rôle

en tant que fracture géographique facilement contrôlable. Et pour que chacun en ait sa part, elle zigzague d’un bord à l’autre, créant par moment des

excroissances ou des creux dans le territoire en fonction de la où nous sommes.

Parc du port fluvial; Il n’y a personne. Un banc en bois rongé d’insectes est propice au repos. La danse

s’anime lentement sur Sluizenkaai. Des écoliers et

leurs vélos sortent de l’établissement d’enseignement VTI Sint-Lucas Menen, de l’autre côté de la

rive. Je m’amuse à les regarder crier et jouer. Je

ne comprends pas un mot de leurs chamailles car leur

langue est commun au Néerlandais mais ils me communiquent une certaine énergie. D’une allure joueuse, (11) Bailly Jean-Christophe, Le dépaysement; Voyages en France, Editions du Seuil, 2011, P69

ils

circulent

devant

les

habitations

rangées

en

ordre; Aucune appropriation des petits bouts de jardins tondus à ras que les maisons possèdent devant

leurs parcelles. Jean Christophe Bailly, en référence contraire

des

jardins

ouvriers

de

saint-Etienne,

énonce cet ordonnance comme un réflexe d’ordre et de

conformité.(11) Je le rejoins sur ce point, cependant nos sociétés prônant la norme et la standardisation depuis les années 30, enferment je pense nos

mentalités dans ses codes. Petit clin d’oeil au film The truman show, évidemment poussé à l’extrême.

122


Décision : Je dois continuer avant que le ciel d’ébène n’apparaisse et d’un rythme soutenu.

Partir. La foulque macroule m’accompagne tout du

long. Je l’avais prise pour une poule d’eau, dû à son plumage noir, mais le casque blanc qu’elle pose

sur son front la différencie. Là, plus loin sur l’île du port fluvial, une zone marécageuse dans laquelle

pousse une espèce d’arbre dont j’ignore le nom m’engloutit. Les troncs sont fins et éparses, tels les

plants de papyrus qui grandissent par tiges. A l’extrémité, de petites feuilles touffues nous cachent

le ciel. Le chemin bifurque à gauche avec un léger

dénivelé. Le marquage au sol de couleur orange indique un itinéraire possible. Je l’ignore. Le parc

est derrière nous. Je ne distingue pas encore par quel côté je vais pouvoir longer la ligne et les

voitures commencent à résonner autour de nous. Nous longeons maintenant sur la droite, l’usine Galloo

plastics, par l’avenue du port fluvial. Que considère-t-on

aujourd’hui

comme

avenue?

Celle-ci

est

certe relativement importante pour le piéton mais

n’a aucune des caractéristiques des avenues que nous

rencontrons généralement; Large et bordée d’arbres à intervalle régulier. Ce ressenti est une image que

nos sociétés ont construit en programmant et édifiant

les villes d’une époque proche. Nous traversons une passerelle qui enjambe la Lys et continuons sur cette

même avenue. A droite, j’emprunte la départementale 945 qui doit croiser bientôt le chemin des Prés.

Ici, on a confié à la frontière le rôle de barrière. On a forcé la Lys à devenir une ligne de séparation.

Par chance nous n’avons pas fait tomber les ponts

et passages. Ces lieux d’entre-deux sont synonymes

d’interactions entre deux peuples. Les fluxs les tra-

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versent. A deux mètres de moi à peine, un héron s’est

envolé. Une péniche de fret me dépasse. Ce qui me manque cruellement: une lampe frontale et une tente. La limite est à trois espaces: Un chemin, la Lys, un

chemin. Nuages, soleil, nuages. J’apprécie la création. Les paysages sont à perte de vue. On ne sait

finalement plus où la limite s’arrête. Des prairies et champs à n’en plus finir circulent de part et d’autre

de la ligne, d’où émergent parfois quelques habitations de briques. Les champs sont verts, jaunes ou marron. Peu de culture n’est semée pour le moment.

Les gelées sont encore trop importantes dans cet environnement froid et humide. Mes mains sont glacées.

Des arbres centenaires entourent la Lys et accomplissent la lenteur que les hommes ont tendance à

oublier. La nuit s’annonce. Le monde est plat. Une

grosse branche sur la ligne me fait trébucher. Brusquement, ma jambe gauche m’apprend ce que veut dire le mot tibia. J’ai si mal, que je peste sans remord

contre celle qui m’est rentrée dedans. Le long de la Lys, il faut marcher plusieurs kilomètres avant

d’espérer rencontrer un passage de l’autre côté;

pont ou chemin reliant la ville organisée de part

et d’autre. Faire demi-tour? Continuer vers la prochaine connection?

Décision : Je continue, en espérant que la nuit noire ne me perdra pas.

Date : 17/02/2017

Heure : 13h24

Lieu : De Wervicq à Comines

Temps : Ensoleillé

J’arrive par le bus 85 à Wervicq depuis Lille Flandres

et repars ce dimanche de bonne humeur. Les bus depuis

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la gare principale de Lille sont nombreux à relier

toute la périphérie Nord-Est. Je n’ai jamais eu de

difficulté jusqu’à présent pour me rendre à la frontière. J’aurai pu même aisément passer de l’autre

côté et rendre visite à Carla Frick-Cloupet. Mes muscles sont douloureux mais la frustration hier de

voir arriver la nuit et se blanchir la lune, m’empêchant d’atteindre mon objectif, me donne la motivation aujourd’hui de finir l’étape que je m’étais

fixée. Le pont reliant la D9 et la N311 est en travaux. Le chemin qui passe dessous et nous permet

de rejoindre l’avenue rivage est lui aussi fermé.

J’emprunte alors la Brugstraat et me retrouve au niveau de Keizerstraat. Depuis Mouscron, les villes que nous traversons aussi bien à gauche qu’à droite

portent toujours le même nom; comme une extension urbaine sans préoccupation aucune de la ligne ou orientée vers celle-ci. Derrière la Lys, au niveau du port

de plaisance pour les bateaux à moteur que nous apercevons à droite, les lignes peintent sur les coques

se mêlent aux remous de l’eau. Leur blancheur teint la surface de l’eau par de brèves traces claires,

s’effaçant et apparaissant dans un rythme irrégulier décidé par les ondes. Je continue sur Balokstraat,

qui longe la Lys à gauche et dessert de nombreuses usines à droite. Silos, cheminées, hangars dessinent

une skyline de vie rurale et industrielle. Un tronc d’arbre perdu au milieu de l’eau sert de perchoir à

un fin oiseau noir. Il observe attentivement l’étendue bleue, qui à tout moment peu s’ouvrir et libérer un poisson. A genoux, je le vois soudain piquer

une tête et ressortir satisfait. Un peu plus loin, j’aperçois un pont en acier rouge et béton gris qui

me permet de rejoindre la petite île où le parc Balokken Dom est aménagé. Les voitures ont la possibilité d’y accéder. Sûrement dû à la présence du petit

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port de plaisance. Nous traversons alors le parc pour récupérer De Balokken qui suit la ligne.

Le pont Il relie deux bords. Sans lui, impossible de passer. Il crée un nouvel espace au centre de deux autres. Une certaine intelligence de l’organisation du territoire se construit de part et d’autre de ce point d’entrée et sortie. Les habitations sont implantées le long de la route principale qui relie les pays. Peut-être la douane y était-elle installée? Le pont prolonge la rencontre des individus tout en laissant à la rivière son cours. Son toucher est strié de lames en bois qui diffère de la surface lisse du bitume. La structure d’acier rouillé marque le passage du temps. Nous nous appuyons tout de même pour contempler le danger sous nos pieds et s’informer des lieux, à gauche comme à droite. Entre Halluin et Armentières, de toutes tailles et de toutes matières, ils sont indispensables pour créer l’interaction. 150 pas.

A Gauche : Quelques bâtiments en tôle; présence d’usines.

A Droite : Végétation dense, ton vert décliné. Au bout de l’île, un pont me permet de rejoindre la

rive gauche. Je décide cependant de faire le tour de l’île qui est très agréable à la marche pour suivre la frontière qui se promène près de Ravel 1 et passe

derrière ce qui me semble sur la carte une station

d’épuration. Une fois passé le pont Koestraat, nous arrivons devant un site de traitement des eaux sous

vidéo-surveillance et protégé par un grillage fin. Un petit bout de propriété de la rive gauche s’est

égarée sur la rive droite. La ligne alors suit juste

les pourtours du grillage et se jette de nouveaux au centre de la rivière. J’emprunte son tracé des cartes

pour le refixer sur le sol. Je continue sur le chemin

126


de terre au bord de l’eau, toujours aménagé à gauche

comme à droite. Comment est gérée la propreté de la Lys? Le programme Interreg est-il en charge des cours d’eau de l’Europe? 150 pas.

A Gauche : Zone industrielle et supermarché.

A Droite : Prairies où gambadent des moutons.

Moutons, vaches, poules peuplent par endroit les

prairies. A deux cents mètres, nous apercevons le pont qui sépare la rue du Fort à droite et la rue

Maréchal Foch à gauche. Arrivée en ville: Comines.

Ici, je m’arrête prendre un café dans un PMU du nom

de DERBY. Juste en face la mairie; ce bâtiment administratif est d’un imposant squelette en pierre.

Les habitués du dimanche après-midi se retrouvent. cafés, demis et menthes à l’eau se disposent sur les tables petit à petit. Les tabourets et la table haute

qui longe la vitre nous donnent tout le loisir de regarder dehors. Le ciel est clair cet après-midi. Les bus L1, L90 et 86 passent sous notre nez en direction

de Lille. Les pignons des façades à redan, en briques

aux couleurs multiples, dessinent des formes géométriques au dessus des embrasures de fenêtres. Moins

découpés que les pignons flamands, ces pas de moineaux

sont tout de même typiques de la région. La maison du patrimoine, annoncée sur une grande pierre au dessus

de la porte, est fermée aujourd’hui. Il est temps de partir. Je salue la barmaid qui semble installée ici

depuis des lustres, fait sonner le café à l’ouverture de la porte vitrée, puis effectue un bref signe de tête aux hommes installés en terrasse. Date : 18/02/2017 Heure : 9h48

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n°43a

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n°43b

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n°46a

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n°46b

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n°61a

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n°61b

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n°63a

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n°63b

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n°70a

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n°70b

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(12) Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, Le Kremlin-Bicêtre, 2011, 2016, P 101. Tim Ingold note ceci pour expliquer le travail de terrain que Aporta mena dans sur la mobilité des inuits de la communauté des Iglooliks. “Le voyage… n’était pas une activité de transition marquant le passage d’un endroit à un autre, mais une manière d’être...L’acte de voyager avec un point de départ et un lieu d’arrivée joue un rôle dans la définition de l’identité du voyageur.”

Date : 18/02/2017

Heure : 9h48

Lieu : Nul part Temps : Inconnu

Complète journée d’arrêt, pas un geste. Décision : se rendre à la mer par la ligne. Lieu : Entre la Panne

et Bray-dunes. La déambulation sera alors l’occasion

de développer une trace singulière en construction pas à pas : “Le voyageur et sa ligne sont ici une

seule et même chose. Cette ligne se développe à partir de son extrémité, tandis que le voyageur avance, suivant un processus de croissance et de développement constant.”(12) 15 mars 2017 Sur le chemin du Prés du Hem Entre Armentières et Bizet

Chère Stéphanie, Entre Halluin et Comines, le long de la Lys, il me semble qu’un terrain où la largeur de la ligne se déploie serait parfait à notre projet. Ici, ni clôtures, ni murs n’isolent où ne séparent quoi ou qui que ce soit. Nous pourrions imaginer à souhait une performance: cet espace où le territoire de la frontière devient lieu de partage et d’interactions, jouant entre coopération et compromis. Je vous attends avec David à l’Est de Dunkerque d’ici 7 jours. Sophie Post-Scriptum: Depuis la baie vitrée du rade français où j’aperçois les enseignes lumineuses de Belgique, je pense à Régis quand il nous dit que tout à chacun exige une surface de séparation. Invitons le dans notre utopie cet été 2017? Qu’en penses-tu? __________________________________ Mail du 16 mars 2017 Bonjour Sophie, Nous sommes très intéressés par les murs frontières et les lignes de démarcation en général dans notre travail. Nous avons beaucoup de déplacements prévus, cependant nous serons, David et moi, à Paris et disponibles la dernière semaine d’avril, sauf le 25. Si cela peut convenir pour un café, choisissons une date ? Stéphanie

138


“Toute chose peut être considérée comme un sujet d’étonnement ou comme une gêne, comme un tout ou comme rien du tout, comme une voie ou comme un souci. La considérer chaque fois de façon différente, c’est la renouveler, la multiplier par elle-même.” Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, 1982.

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n°74a

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n°74b

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Date : 07/05/2017

Heure : 12h05

Lieu : Le long de la Lys après Comines

Temps : gris et terne

Après plus de deux mois passés la tête dans les bouquins, les cartons et je ne sais où entre Lille et Paris, je reprends la route. Paul Chamley propose de

me déposer depuis la rue de Bourgogne où sa nouvelle Volvo, “el coche de sus suenos”, dort encore. Je ne

dis pas non car le weekend risque physiquement d’être long. A peine ai-je retrouvé le pont de la rue du

Fort et le chemin de la Lys qu’un sentiment de liberté m’envahit et l’envie d’aller loin, très loin, me glisse un sourire jusqu’aux oreilles. Je regarde

l’église Saint Chrysole qui m’avait déjà impressionnée par sa carrure, lorsque j’avais quitté Comines

en février dernier. Cette église construite en 1925 par l’architecte J. Coomans, après les ravages de la

guerre, est de style gothique cistercien. On dirait d’ici que son clocher est désolidarisé de l’édifice

carré; une brève ressemblance de mosquée. Joli mélange dans ce paysage du Nord.

J’ai retrouvé Comines. Les oiseaux chantent et le printemps a déjà laissé ses marques. Le jaune et le rouge se mélangent par taches éparses au vert qui

déjà s’est éclairci depuis février. Les rayons du

soleil ont fait pousser les fleurs des arbres qui commencent à se transformer en fruits. Le paysage de la plaine de la Lys est très ouvert. Les cultures

et les pâturages s’étendent sur un sol assez plat. Cet environnement oscille entre espaces agricoles

et bocages. Les zones urbanisées ont laissé de la place au territoire naturel et j’entends avec joie

les différentes espèces qui le peuplent. A gauche,

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une usine à l’abandon, des palettes empilées, des vitres cassées sur façades de briques rouges. La beauté des bâtiments pourtant nous laisse imaginer

une réhabilitation telle qu’on en trouve sur les bords du regent’s canal près d’Islington à Londres.

Là-bas, on a réemployé le passé industriel en logements collectifs. Les murs ont l’air sain, mais

la localisation reculée en décidera peut-être autrement. A droite, des péniches circulent et plus loin encore, des usines. Celles-ci, de tôle et bien plus récentes, sont en fonctionnement: Dufour-Stema.

J’aime marcher ici, l’horizon est partout, les habitants courent et font du vélos à une certaine heure

du jour. A droite, un petit tractopelle jaune passe

sur une péniche bleue. Celle-ci n’a pas de nom, elle

possède seulement un numéro: 06504110. Le chant des oiseaux est ponctué de silence. Le “la” est chanté et

les autres suivent à intervalle régulier. Silence. Je ne sais pas encore où je dormirai ce soir mais si

l’espace qui m’est donné d’arpenter maintenant est le même vers 19h, il sera facile de me glisser sous deux arbres et de ne déranger personne. Humeur et forme physique au rendez-vous.

150 pas toujours : Un, deux, trois, quatre, cinq,

six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf,

vingt, vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-

quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingthuit, vingt-neuf, trente, trente-et-un, trente-deux, trente-trois,

trente-quatre,

trente-cinq,

trente-

six, trente-sept, trente-huit, trente-neuf, quarante,

quarante-et-un, quarante-deux, quarante-trois, quarante-quatre,

quarante-cinq,

quarante-six,

qua-

rante-sept, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante, cinquante-et-un,

cinquante-deux,

143

cinquante-trois,


cinquante-quatre, cinquante-sept,

cinquante-cinq,

cinquante-six,

cinquante-huit,

cinquante-neuf,

soixante, soixante-et-un, soixante-deux, soixantetrois, six,

soixante-quatre,

soixante-sept,

soixante-dix,

soixante-treize,

soixante-cinq,

soixante-huit,

soixante-

soixante-neuf,

soixante-et-onze,

soixante-douze,

soixante-quatorze,

soixante-

quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept, soixantedix-huit, soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-

vingt-un, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois. Je respire.

quatre-vingt-quatre,

quatre-vingt-six,

quatre-vingt-cinq,

quatre-vingt-sept,

quatre-vingt-

huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix, quatre-

vingt-onze, quatre-vingt-douze, quatre-vingt-treize, quatre-vingt-quatorze, quatre-vingt-quinze, quatrevingt-seize, dix-huit,

quatre-vingt-dix-sept,

quatre-vingt-dix-neuf,

quatre-vingt-

cent,

cent-un,

cent-deux, cent-trois, cent-quatre, cent-cinq, cent-

six, cent-sept, cent-huit, cent-neuf, cent-dix, centonze, cent-douze, cent-treize, cent-quatorze, centquinze,

cent-seize,

cent-dix-sept,

cent-dix-huit,

cent-dix-neuf, cent-vingt, cent-vingt-et-un, centvingt-deux,

cent-vingt-trois,

cent-vingt-cinq,

cent-vingt-six,

cent-vingt-huit,

cent-vingt-quatre,

cent-vingt-sept,

cent-vingt-neuf,

cent-trente-et-un,

cent-trente-deux,

cent-trente, cent-trente-

trois, cent-trente-quatre, cent-trente-cinq, centtrente-six,

cent-trente-sept,

cent-trente-neuf,

cent-quarante,

cent-trente-huit,

cent-quarante-et-

un, cent-quarante-deux, cent-quarante-trois, cent-

quarante-quatre, cent-quarante-cinq, cent-quarantesix-cent,

cent-quarante-sept,

cent-quarante-huit,

cent-quarante-neuf, cent-cinquante. A droite : une digue. A gauche : Une forĂŞt.

144


Le pas, considéré comme une enjambée, est une valeur de mesure héritée de la Rome antique. Un pas humain parcouru est de plus ou moins 75 centimètres. (13) Stéphanie Rollin & David Brognon, actions artistiques sur les lignes frontières, entretien du 10 avril 2017.

Stéphanie et David m’ont informée qu’à l’époque, on préférait la mesure en pas de chameau.(13) A ce qu’il semble, il est le pas le plus régulier pour mesurer

si nous ne disposons pas d’outils précis. Il servit

notamment au calcul de la circonférence de la Terre

en 200 ans avant JC par Ératosthène; Astronome, géographe, philosophe et mathématicien grec. Il déduisit la valeur de celle-ci par un procédé purement

géométrique et grâce à une acuité particulière à l’observation et la mesure de son environnement à toutes les échelles. 40075km (calcul actuel) 39376 km (circonférence estimée à cette date).

A gauche, un siège destiné au moniteur ou sauveteur

aquatique, comme on en trouve aux bords des piscines

municipales où le long des plages. A croire que les habitants venaient ici se baigner! Aujourd’hui il

n’y a personne dans l’eau et personnellement, je trouve qu’elle n’est pas des plus claire. Juste à côté: une écluse.

“Mode d’emploi des écluses: Mise en service en 1983,

ses écluses sont prévues pour la mise en circulation des péniches au gabarit européen de 1350 tonnes. Au totale 8 péniches de 250 à 300 tonnes peuvent passées en même temps dans un sas de 12,5 mètres de large, de pas moins de 75,0 mètres de longueur et 10,30 mètres de profondeur. Un simple bouton commande l’ouverture et la fermeture des portes. En moyenne, 300 bateaux utilisent l’écluse de la commune de Comines Warneton chaque semaine.” Dommage que la manipulation soit électrique, je me

145


souviens d’un voyage en bateau à moteur dans le sud

ouest de la france sur le Lot, où nous devions sauter sur les quais et aller manipuler l’écluse pour enfin passer. Si l’eau dans le bassin était déjà à notre

niveau, la manoeuvre était plus rapide. Si un bateau passait de l’autre côté et faisait varier le niveau

de l’eau vis à vis du nôtre, nous savions qu’il fallait patienter un peu et effectuer au minimum deux

manoeuvres. C’était un jeu très amusant de coordination vis à vis des autres navigateurs.

Le passage sur l’écluse est fermé aux piétons par un grillage. Le voyageur ne peut pas traverser la Lys.

Les oiseaux ici sont très nombreux. Un petit squelette gît sous un arbre. J’écoute, avec envie, ce battement d’ailes limité d’aucune barrière au sol. Le miroir, que permet la Lys face au paysage, perd la

perspective dans une série de parallèles. Elle nous donne tout d’un coup la possibilité d’inverser le sens de l’image et de nous perdre de part et d’autre

du dehors et du dedans; du ciel dans la profondeur. La ligne des troncs se prolonge, comme si elle nous indiquait la longueur des racines qui parcourt la terre. Ici des buissons bordent les deux rives,

et les arbres situés entre le chemin et les prairies confèrent la verticalité au lieu. Un peu plus

loin, nous apercevons des toitures de tuiles rouges peu nombreuses, synonyme pourtant de la présence de quelques individus dans ce panorama vert acide.

146


Date : 07/05/2017

Heure : 17h13

Lieu : Aux alentours d’Armentières

Temps : éclaircies

« RACONTE MOI LE PATRIMOINE .

Au commencement était le gué, puis le pont sur la rivière. La Lys a su offrir une terre fertile et stable aux hommes qui ont conquis le pays plat. Comines a accueilli les apôtres du christianisme qui y trouvèrent une population attentive à leur message. Honnêtes, courageux et conquérants. La fabrication... » Ce panneau d’information historique, sur la ville de Comines et des bords de la Lys, est tagué quasi

dans son ensemble. Il nous permet de lire seulement

quelques phrases, témoignant fortement du passé religieux mais surtout de la transformation d’un gué

en pont permettant d’adapter les échanges aux évolutions du temps. Nous continuons notre route. Un héron

immense passe au dessus de notre tête. Sur l’eau, un cygne blanc. Il me regarde, intrigué j’imagine,

d’être perturbé de si bonne heure. Il est vrai que sur les bords de la Lys, les usagers se font rares

avant 16 ou 17 heures. Nous longeons la rivière du

côté gauche en direction d’Armentières. Ici toujours le même schéma : Un chemin, la Lys, un chemin. Si

je voulais être complètement précise, je demanderais à une péniche de monter à bord. Mais qu’est ce

que cette ligne? Est-ce uniquement la Lys? Est-ce la

marque que font mes pas depuis quelques kilomètres? Est-ce le bord, gauche ou droit en fonction du pays qui la possède? Est-ce le partage de deux langues

distinctes? Est-ce deux façons de vivre bien dissociées? Est-ce encore le parcours qu’un homme a dessi-

147


né? Tout comme le chemin précédant, je me questionne véritablement sur l’entretien et le soin apporté au cours d’eau. Y a-t-il des organisations qui gèrent

les fleuves, les rivières ou les canaux? Lorsqu’un

cours d’eau franchit plusieurs pays, comment régulons-nous sa pollution et dépollution?

A force de marcher le corps commence à se réchauffer. Les muscles prennent leurs habitudes dans la

cadence. 150 pas encore. Le haut de mon corps vrille

à droite, Clap. Puis à gauche, Clap. Mes bras se balancent au rythme inverse de mes pieds.

Si j’avais de quoi faire de la soupe aux orties, c’est

à dire une casserole et un réchaud, je serais servie. Les fossés des bords de la Lys en sont remplis. Mon

grand-père me disait toujours que pour réussir à les

cueillir, il suffisait de retenir sa respiration. Je n’ai jamais compris comment et revenais toujours à la maison pleine de petits boutons blancs. Je n’ai pour autant jamais cessé de le croire. Ce que peuvent

nous enseigner les anciens, forts de leurs expériences, semblent parfois ne pas devoir être remis en question. Nous arrivons près d’une petite ville

après une bonne trentaine de kilomètres de terrains

agricoles, de prairies bovines, d’élevages d’oies et de canards laissés à l’air libre. J’aperçois sur ma droite un cimetière, et la Lys qui se sépare encore

en deux. Je ne sais plus où est la ligne. Nous croisons deux vélos. Une femme, un homme; Le même K-way

bleue turquoise. A droite, un champ où cohabitent

toutes sortes d’animaux est à la limite d’une bâtisse récemment rénovée. La Lys se perd en rhizomes dans cette verdure et taille le paysage telles les

mains d’argent d’Edward dans les haies du quartier de Burbank.

148


Je me suis perdue derrière une île où il semble n’y avoir aucune présence humaine. Un panneau blanc et

rouge permet d’indiquer la direction aux péniches. La ligne s’est cachée derrière; il n’y avait aucun

pont pour la rejoindre. Généralement, ils se situent aux abords des villes et villages mais ceux-ci étant

construits à environ dix kilomètres plus ou moins les uns des autres; il est nécessaire d’évaluer de temps

en temps la carte afin de choisir le bon itinéraire et ne pas se faire surprendre. Les arbres ici parlent tout bas. Le paysage nuance le vert et le ciel de

neige pèse sur lui. L’herbe grasse et douce semble gorgée d’eau pour le plus grand plaisir des espèces

d’oiseaux qui s’y promènent. Canards, oies, cygnes

blancs, Foulques macroules, poules d’eau, d’autres

de la même taille que cette dernière grise au bec rouge orangé. Il y en a tant que je ne peux nommer. A

Warneton, je rejoins la ligne par un pont que trouve

la D190. Nom original: Pont de Warneton. Son sol est pavé de sorte à former des cercles que l’on pourrait

imaginer peints à la craie. Sa structure d’acier de

l’époque industrielle est construite en portiques,

positionnés à distance régulière. La ville se situe

uniquement sur notre droite. La commune de Warneton s’étend en France mais nous ne voyons que prairies et champs. Pourtant la mairie semble indiquée à ma

gauche sur la carte? Aucun moyen de percevoir comment la ville s’organise. Ici, j’ai pour seuls outils les

cartes IGN à l’échelle du marcheur, mon appareil photo et l’enregistreur. Pas moyen de chercher des informations sur “les internets” comme dirait Edouard

Berry d’un air moqueur. Nous longeons des maisons ouvrières peu larges (quelques 7 ou 8 mètres), de quoi

avoir deux ouvertures de 120-140 centimètres par niveaux. Pour certaines, les toits semblent habités.

De quoi trouver une contrainte intéressante pour les

149


architectes du coin. Résidence “Val de Lys”, Au dépôt “Basse-ville”, Ferme “grande Haie” s’enchaînent

sur la droite. A gauche, Ferme Wicart. J’aperçois un hangar bleu et blanc perdu dans les couleurs du ciel.

Au sud de Deûlémont, le cours d’eau se divise.

A droite, la Lys et le chemin que nous suivons. A

gauche, le canal de la Deûle en direction de Lille. Entre les deux: le bout du Monde.

Je repense au développement de la ville de Lille et

aux dénominations que les élus ont donné aux différents quartiers en cours de requalification. Euratechnologie, Eurasanté, Lille Europe, sont trois des dénominations conférées au cinq pôles majeurs en devenir, dans cette dynamique Euro-métropole. Preuve

que les frontières européennes sont en cours d’effacement, lorsque le dedans et le dehors trouvent des

objectifs communs. La Deûle, aux abords d’Euratechnologie, a fait l’objet du concours Europan cette année. Exposer comme un site sans limite, connecté

très largement au delà des frontières établies, il

devient l’occasion de penser le local dans son intégration la plus large.

Depuis la ligne, nous apercevons l’église St Pierre

& Paul sur la commune de Warneton. Construite dans (14) Bailly Jean-Christophe, Le dépaysement; Voyages en France, Editions du Seuil, 2011, P79

les années 1800, elle est de style néo-gothique. Non pas que les monuments religieux me touchent par leur

caractère Saint, qui comme le souligne Jean-Christophe Bailly, y rodent toujours le contrôle, la ma-

nipulation, le calcul(14). On ne peut cependant leur enlever le rôle d’indicateur majeur, qui nous permet de se repérer dans l’espace lointain, ainsi qu’une

certaine beauté architecturale d’où chantent le silence et le souvenir d’une époque.

De l’autre côté de la rive, six personnes à vélos se mettent à crier :

150


-Attendez! Attendez! Il a crevé!

Visiblement un membre de la troupe est à plat et ils

n’ont pas prévu de quoi réparer une chambre à air;

cette promenade dominicale ne nécessitait a priori pas de matériel particulier! Ils se rassemblent, rient aux éclats et repartent dans l’autre direction

à pied, à côté de leurs vélos. Si le motocycliste

de l’ouvrage Traité du Zen et entretien des motocyclettes avait pu observer la scène, il se serait sans

doute gentiment moqué d’eux en rappelant l’entretien nécessaire à la qualité de l’outil.

Je marche sur le quai Verboeckhoven. A droite, un préau sous lequel se trouve des cadis. “DECONINCK

Chasse.Tir.Pêche”; j’imaginais plutôt une école, vu le style de cette construction, mais visiblement la ville aurait re-converti ou construit ce lieu pour y installer un commerce. La cour et le préau servent de parking. Dans les villages où le nombre d’enfants

n’est plus suffisant, les écoles se rassemblent par communes et celles désuètes sont réhabilitées comme

dans la rue Pigalle à Mouvaux. La volonté des politiques actuelles de réunir les équipements éducatifs, culturels, sportifs se ressent et j’y entrevois le

déclin de ces territoires par le peu d’attractivité qu’ils représentent. Nous arrivons à Frelinghien. Je

repasse à gauche de la Lys. Le chemin à droite a disparu. A la place, des prairies pour l’élevage. Elles

sont entourées d’un fil barbelé dont on imagine qu’il

sert à retenir les bêtes afin qu’elles ne tombent pas dans l’eau; si l’objectif est de dissuader l’homme, l’eau s’en charge déjà. Ici, la Lys est peu large. Un peu plus loin à droite, un bateau échoué. C’est

étrange, il ne semble pas avoir sa place dans ce paysage. Coque en bois peinte couleurs pastel: blanc, vert et bleu, séparées d’un léger trait jaune entre

151


le bleu et le vert. Des persiennes sont installées sur les vitres de la cabine.

Quels sont les êtres qui habitent cet espace de la ligne? Des sportifs en grande majorité, amateurs ou plus confirmés. Les vêtements et le matériel qu’ils possèdent en sont le signe, tout comme leur rythme.

Joggeurs, marcheurs et cyclistes. L’après-midi arrive, 14h15 environ, les habitants de la Lys se font plus nombreux. Un vélo s’arrête à côté de moi: “-Bonjour. Tu randonnes?

-Bonjour. Oui je marche le long de la Lys. Je suis partie pour le weekend.

-Il y a de plus en plus de marcheurs ici. Apparemment c’est considéré comme un GR.”

En effet, j’avais vu sur les cartes que le GR121B

longeait cette partie ci de la frontière pour s’éloigner ensuite vers l’Ouest et se rapprocher au mont des Cats.

“-Ah bon ?” Lui dis-je d’un air étonné afin de poursuivre notre discussion.

“-Oui. Je fais souvent le trajet en vélo de Lille à Armentières.”

Comme il avait l’air d’un baroudeur, je lui demande: “-Saurais-tu par hasard s’il est facile de dormir quelque part sur le chemin?

-C’est à dire?” Me répond-t-il en souriant. “A titre gratuit?”

J’acquiesce

“-Mise à part la générosité des gens je ne vois pas

trop où tu pourrais t’installer.” Il s’arrête et réfléchit.

“-Si tu préfères faire du camping sauvage, je vois

souvent des gens un peu plus loin sur la droite. Sinon à Armentières, il y a un terrain de sport; parfois des pêcheurs s’y installent.”

152


Je le remercie. Il remonte sur son vélo et avant de s’éloigner me demande d’une voix forte: “-Au fait, comment t’appelles-tu?

-Sophie. Et toi?” Lui répondis-je un peu plus fort encore.

“-Rachid.”

Ce sera nos dernières paroles. C’est la première

fois, aujourd’hui que je discute avec quelqu’un. Il rentrait d’une soirée dans la grande ville.

Il me reste encore peut-être 6 fois cents cinquante pas avant de découvrir la commune d’Armentière. Un

père et son fils circulent en vélo avec le même maillot bleu et rouge. Ils ont l’air de deux champions.

En voyant tout cet espace, je me demande s’il serait possible d’imaginer un festival à la frontière. Genre: musique du monde, jazzy, funky sans oublier

la disco. Quelques sonorités aux encouragements, à la dénonciation et à la paix pour ne déplaire qu’aux plus aigris. La musique est un langage universel. Paysage.

Un coureur. Paysage.

Deux cyclistes. Paysage.

De nouveau deux cyclistes. Paysage. Paysage.

Aucun marcheur. Les distances sont grandes. Les habitants se font plus ponctuels et ce n’est pas pour me déplaire. Le chant des oiseaux, les prairies

et les arbres commencent à manquer d’inspiration. La transition vers Armentières se fait progressivement. 150 pas toujours: Un, deux, trois, quatre, cinq,

six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, qua-

153


torze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf,

vingt, vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-

quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingthuit, vingt-neuf, trente, trente-et-un, trente-deux, trente-trois,

trente-quatre,

trente-cinq,

trente-

six, trente-sept, trente-huit, trente-neuf, quarante,

quarante-et-un, quarante-deux, quarante-trois, quarante-quatre,

quarante-cinq,

quarante-six,

qua-

rante-sept, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante, cinquante-et-un,

cinquante-deux,

cinquante-trois,

cinquante-sept,

cinquante-huit,

cinquante-neuf,

cinquante-quatre,

cinquante-cinq,

cinquante-six,

soixante, soixante-et-un, soixante-deux, soixantetrois, six,

soixante-quatre,

soixante-sept,

soixante-dix,

soixante-treize,

soixante-cinq,

soixante-huit,

soixante-

soixante-neuf,

soixante-et-onze,

soixante-douze,

soixante-quatorze,

soixante-

quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept, soixantedix-huit, soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-

vingt-un, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois. Je respire.

quatre-vingt-quatre,

quatre-vingt-six,

quatre-vingt-cinq,

quatre-vingt-sept,

quatre-vingt-

huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix, quatre-

vingt-onze, quatre-vingt-douze, quatre-vingt-treize, quatre-vingt-quatorze, quatre-vingt-quinze, quatrevingt-seize, dix-huit,

quatre-vingt-dix-sept,

quatre-vingt-dix-neuf,

quatre-vingt-

cent,

cent-un,

cent-deux, cent-trois, cent-quatre, cent-cinq, cent-

six, cent-sept, cent-huit, cent-neuf, cent-dix, centonze, cent-douze, cent-treize, cent-quatorze, centquinze,

cent-seize,

cent-dix-sept,

cent-dix-huit,

cent-dix-neuf, cent-vingt, cent-vingt-et-un, centvingt-deux,

cent-vingt-trois,

cent-vingt-cinq, cent-vingt-huit,

cent-vingt-six,

cent-trente-et-un,

154

cent-vingt-quatre,

cent-vingt-sept,

cent-vingt-neuf,

cent-trente-deux,

cent-trente, cent-trente-


trois, cent-trente-quatre, cent-trente-cinq, centtrente-six,

cent-trente-sept,

cent-trente-neuf,

cent-quarante,

cent-trente-huit,

cent-quarante-et-

un, cent-quarante-deux, cent-quarante-trois, cent-

quarante-quatre, cent-quarante-cinq, cent-quarantesix-cent,

cent-quarante-sept,

cent-quarante-huit,

cent-quarante-neuf, cent-cinquante. A droite : Le Bizet

A gauche : Armentières J’arrête mon reportage photographique car passé Armentières, mon chemin s’égare dans le pays qu’on

nomme “la France” et décide d’écouter quelques musiques. Bon Iver accompagne par des sons englobants le paysage qui me fait face : La guitare rentre comme

l’oie qui passe et à la voix, nous reconnaissons les

lapins qui sortent des haies du jardin. Ils sont une dizaine à sautiller. Le vent se lève et me refroidit

le cou. Hugo Maffre ensuite et sa chanson The cavendish travels donne le rythme. Gauche, droite, mon

corps balance au son du synthétiseur et le xylophone dessine le ciel. Les doubles croches redonnent le

tempo. Ne rien lâcher. La musique me porte quotidiennement. Tout comme la marche, elle est un moyen de

rester le moins possible assise, libérant le corps. (15) Frédéric Gros, Marcher une philosophie, Édition Flammarion, 2011, P35.

J’ai du plaisir à partir marcher comme mes pieds ont du plaisir à sentir la musique. Frédéric Gros disait

qu’il fallait faire confiance au pied(15), que l’indice d’une bonne musique pouvait être l’envie pris au pied de marquer la cadence. Earth, wind & Fire me

fait lever les bras au ciel. Boogie wonderland est un délice dans beaucoup de moment du quotidien, son caractère joyeux et utopique nous donne il me semble la possibilité d’imaginer le monde différemment.

Je vais bientôt retrouver la ligne. J’ai traversé au

pont de Baillard et fait demi-tour de l’autre côté de

155


la Lys. Finalement je n’aurais pas parcouru quelques

dizaines de mètres. Un chien aboie près de moi derrière la haie. Je sursaute et continue à longer “le

grand canard” non plus par le sud, mais par l’ouest. Cet espace est habité de plusieurs espèces d’animaux

(vaches, moutons, poules, oies, canards) et les rizières que dessinent l’eau donnent au lieu un aspect marécageux très verdoyant. Une sorte de petit coin isolé, aux abords de la Lys, qui nous entoure de ses

feuillages. Une habitation en bonne état est située

au centre de l’île où ponts et passerelles la relient. Au fond, une grange non rénovée.

156


Together, fore we go Forever like it was before Remember, you’ve been told Together, we can go My brother, I watch you go Like a river, all love has flow Make your way, don’t help me Don’t watch where I go Make your way, don’t help me Don’t watch where I go Together, fore we go Forever like it was before Remember, you’ve been told Together, we can go Cymande, The message, Polskie Nagrania Muza – SX 1769 - 1979 r

157


n°155a

158


n°155b

159


n°191a

160


n°191b

161


La Lys qui m’accompagnait depuis Houplines jusqu’à Menin va suivre son cours en France. Le paysage va

évoluer. Je dois trouver un cimetière et le contourner par la droite. Mes hanches commencent à me faire souffrir. La dernière fois que je suis partie je

n’avais ni tente, ni sac de couchage et la différence de poids se ressent nettement. “L’évaluation des objets nécessaires exige une savante alchimie,

bien différente pour chacun.”(15) Les relevés que

j’entreprends ici par exemple seraient différents sans l’objectif et l’enregistreur qui permettent aux

souvenirs plus de précision dans la retranscription.

Ils sont également des outils intéressants de représentation de la ligne. Une écluse: sans doute la dernière du périple. Le bruit qu’elle fait couvre

maintenant les aboiements du chien. Une voiture immatriculée 59 passe à ma gauche. Dès qu’on arrive en ville, la ligne est plus compliquée à suivre. Le long du cimetière enfin, je trouve un chemin. 150 Pas

A droite: des champs de culture. A gauche: le cimetière

Au loin, on entend le son d’un femme qui parle au

micro. Elle annonce, il me semble, des résultats. Arnaud Raphael numéro 1. Isabelle Lassault numéro 2.

De quoi? Nous ne saurons peut-être pas. Tout dépendra de la route à emprunter et de la direction du vent.

Je me demande combien de personne passe ici? Le chemin semble creusé par les roues du tracteur mais ne

dessert aucune habitation ou entreprise. Plus loin, une ligne noire est tracée au sol. Soit un véhicule à

perdu son huile, soit quelqu’un s’est amusé à marquer

le sol et délimiter les espaces. Longue d’environ

trente mètres, elle n’est pas très régulière mais me

162


fait étrangement penser à cette ligne verte que Francis Alÿs a tracé à la peinture en marchant le long

du mur de séparation près de Jérusalem. Autrefois

frontière établie entre les juifs et les arabes, aujourd’hui gommée mais matérialisée. Je me perds encore dans une étendue d’herbe entre des habitations.

La ligne s’est volatilisée dans les buissons. La D22A

passe à quelques mètres. Je la suis jusqu’à bifurquer pour la retrouver. Nous entendons un peu mieux la voie de la femme au micro. Des cris. On distingue

clairement maintenant une compétition d’athlétisme. Les candidats appelés sont là pour concourir au mille mètres. Dans cette rue, nous croisons “Au délice”:

boulangerie-pâtisserie. La rue est en travaux. Le terre-plein de 10 mètres de large séparant autrefois les deux voies automobiles de chacun des pays se construit. Maisons ouvrières de chaque côté. A qui

a-t-on confié cette opération de logement? Les entreprises notées sur le panneau de chantier sont belges et françaises.

Je longe la base de loisirs du Pré du Hem à Armentières. Environ cinq mètres nous séparent. Autour de

la clef de Hollande, je suis encore paumée. Demandant mon chemin à un jeune homme, il m’explique qu’il

vient d’Angers et effectue un stage dans une entreprise de matelas sur Lille. Ce weekend, il se promène

dans les environs accompagné d’un Golden Retriever à poil ras; une partie de sa famille vit dans le coin.

Il ne peut pas m’indiquer le chemin que je cherche mais nous faisons un bout de route ensemble, jusqu’à

ce que je me rende compte à la clef de Hollande que je ne me suis pas égarée. A gauche, se trouve le

lac que l’on perçoit à peine, caché derrière une

masse végétale de toutes les couleurs. Je le salue et poursuis mon chemin en direction de Oosthove. Je

163


me retrouve de nouveau sur une route goudronnée, peu large, délimitée par deux lignes blanches. Ici les habitations sont au nombre de vingt tout au plus.

150 pas

A droite: cinq maisons de briques rouges séparées de

trois mètres de la limite de propriété dont les murs porteurs doivent être communs. Pour certaines, les joints entre les briques ont été repris et blanchis faisant ainsi ressortir le motif.

A gauche: trois maisons adjacentes désolidarisées

les unes des autres. Elles n’ont pas la même hauteur. Deux sont en briques rouges et beiges qui dessinent des formes. La troisième est peinte en jaune.

Une voiture, immatriculée B, me frôle. Je quitte la

rue de la clef d’Hollande pour continuer sur le chemin mitoyen ou Mitoyenstraat. Un autre chien aboie

au loin; signe que je me rapproche de la ferme indiquée par de petits carrés noirs sur la carte. Je

l’aperçois à l’angle avec la rue des Cuisiniers. Des bâtiments à droite comme à gauche semblent englober

la ligne. Appartiennent-ils au même propriétaire? Si non, travaillent-ils ensemble? Si oui, comment est

délimité le territoire? Ont-ils deux nationalités? Ici, deux ou trois familles seraient à leur aise pour former une petite communauté. Paysage de campagne, cultures et bétails m’entourent. L’odeur est acide.

Les chiens, éduqués à repousser l’étranger, ne me font aucun cadeau tandis que les hommes me saluent

généralement en souriant. Je croise un agriculteur rentrant son magnifique cheval noir. Il est encore

trop tôt pour m’arrêter mais son air sympathique m’a conforté à oser demander plus loin. A Romarin, nous nous situons sur la D422. Des habitations forment un

164


minuscule village. Je ne rencontre pas de maisons

abandonnées, plutôt des bâtisses rénovées récemment. La Maison 1766 rue du sac me fait beaucoup penser à

celle du papa de Camille Bonneau située en banlieue

parisienne; propre et moderne. Une de ces maisons pavillonnaires qui suivent les tendances et se refont une beauté à chaque changement de propriétaire.

Aux alentours de 19h, il est temps de chercher un

lieu où dormir. Le soleil se couche vers 20h30 à cette saison. J’ai donc encore le temps de planter ma tente sans soucis. Rencontre d’un premier homme

qui me dit que plus loin je devrais trouver quelques fermes habitées.

“-Si tu décides de t’installer”, ajoute-t-il, “sans consentement du propriétaire mieux faut-il que tu t’installes en France.”

Je ne comprends pas vraiment pourquoi mais je n’ai à

l’heure actuelle que sa parole. Les cartes sont définitivement démunies pour décrire les lieux. Simple ligne immobile sur le papier sur laquelle tant de chose se produisent.

A quelques 500 pas de là, une femme promenant deux

chiens fait demi-tour et m’interpèle. Les plaisirs sont une question de rencontre.

“— Mademoiselle, mademoiselle.” Elle se présente et m’interroge.

“— Bonjour. Que fais-tu là? Et où te rends-tu comme ça?

- Je marche, dis-je. Je me promène sur la frontière.

- Ha! C’est bien ce que je pensais! Viens avec moi

j’ai quelques histoires à te raconter si tu es curieuse du pays.”

Comme si elle avait déjà senti mon itinéraire, elle

me baptisera la marcheuse sur la frontière. Ce n’est

165


qu’une heure après qu’elle me demandera mon nom et que j’aurai connaissance du sien.

-Il y a à l’entrée de notre maison une petite chapelle qui servait pendant la guerre 14-18. Ce serait

dommage que tu loupes ça. Viens. Me dit-elle en me

faisant signe de m’approcher. Nous avançons quelques pas.

- La peinture s’écaille déjà. m’indique-t-elle. Je l’avais restaurée pourtant mais il y a trente ans déjà. Elle est un peu sale désormais. Dans quinze jours je la nettoierai de nouveau parce qu’une fois par an il y a quelques promeneurs qui viennent prier dedans.

Elle semble désolée de ne pouvoir maintenir ce lieu

toujours clair et accueillant, pourtant il est déjà entretenu avec soin comparé à d’autres chapelles que j’ai pu croiser à l’entrée des fermes.

-A quoi est dû ce rituel? lui demandais-je.

-Il y a pas mal de chapelles sur Nieppe dû au fort

passé catholique de ces régions, et la situation particulière du territoire transfrontalier pendant les guerres. Une ancienne coutume voudrait que les habitants se promènent et “fassent chapelle” chaque jeudi du mois de mai. Ce sont surtout des personnes

d’un certain âge qui se souviennent encore de l’histoire de nos régions. J’aime ces quelques visites annuelles, qui se font de plus en plus rares ici. Puis, elle ajoute.

-La statuette n’est pas d’origine. Lorsqu’on a emménagé ici la chapelle était dans un sale état, tout

était tombé. On a tout retapé avec mon Papa, ma maman et mon mari. On est maintenant un peu fatigués

mais il faudrait qu’on lui redonne un coup de jeune. Cette statue provient d’un couvent qui a été fermé.

Je l’ai récupérée et remplacée. Je cherchais la sta-

166


tue correspondant à la chapelle, c’est à dire Notre Dame de Grâce.

Son accent appuie sur les A et les transforme en

A-O. c’est plutôt déconcertant surtout lorsqu’elle prononce Maman. Je continue à l’interroger, curieuse d’histoire.

- Pendant la guerre vous savez à quelles cérémonies celle de Notre Dame de Grâce servait?

- On pense, d’après ce qu’on a su que, la chapelle

fut construite pour remercier de la guérison d’un enfant qui vivait dans cette ferme.

Non sans remettre en cause ses paroles, je repense

à Régis Debray qui énonce le caractère originel sacré des murs et des seuils et son application actuelle aux limites contemporaines lorsqu’il écrit “

Ailleurs en Europe, c’est l’icône ou la croix qu’on

charge de faire fuir les mauvais esprits.” (P28 RD)

Ici les chapelles aux différentes entrées des fermes

et aux seuils du dehors sont peut-être également des traces de ce passé.

Elle change de sujet.

-Il y a encore une anecdote rigolote d’antan. Là on

est juste sur la frontière derrière nous par rapport à la chapelle. Tout a été rasé à cause de l’Ypérite qui a été inventée sur Ypres donc à une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau…

Le chien, Chico, qui pensait partir se promener commence véritablement à s’ennuyer et chouine de plus en plus fort. Elisabeth lui sermone de se taire et lui promet de reprendre la route bientôt.

-Donc entre dix et quinze kilomètres à vol d’oiseau. Le vent aurait ramené le gaz jusqu’ici. Parce qu’en fait tout a été rasé pendant la guerre 14, me répète-

t-elle de peur sans doute que je loupe le contexte. Puis elle continue.

167


-Il y avait un cheval, dont l’écurie là-bas parmi les maisons plus loin était tournée vers Ypres, et qui en

tombant et mourant a donné l’alerte aux habitants, au

niveau de la frontière. Ici. Les habitants ont tous pu sauver leur peau sauf ce pauvre animal. Après il y a encore une autre histoire…

Elle continue son récit, allant d’histoire en histoire, ce qui n’est certainement pas pour me déplaire

moi qui depuis 70 kilomètres n’ai finalement rencontré que très peu d’habitants sur la ligne. Je pense

alors à Antoine de Maximy qui dans ses périples part

à la rencontre de l’autre, des gens, de leur quotidien et de leurs habitudes. C’est sans doute une piste pour continuer à explorer les lignes.

-Il y a eu un vol de borne frontière également. Nous

n’en avons pas été témoins parce qu’on était chez nous mais il y avait sur Nieppe, je pense… Un, deux,

trois… oui trois bornes frontières il me semble et

donc sur les trois bornes frontières il y avait la

fleur de Lys qui était dessus. Un jour, la frontière…

enfin je pourrais encore te parler des heures de la frontière…

Nous rigolons et je la laisse poursuivre.

- Donc ici, à la frontière, avant d’arriver jusqu’au

bout de la rue, si tu marches par là, il y a une salle des fêtes, ça s’apelle le Cénacle. C’est la dernière maison Belge. A la limite de cette maison il y avait

cette pierre qui marquait la limite. C’était une pierre en granite à peu près haute comme ça où l’on voyait la fleur de Lys.

Selon le niveau de sa main environ soixante centimètres.

“- Pendant la journée, une grue est arrivée et a

arraché une des pierres. Comme c’était en pleine

journée, la dame qui habitait le magasin d’en face a

pensé que la mairie venait l’entretenir. Malheureu-

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sement c’était des voleurs. Ils sont venus la dérober en plein jour. Et personne n’a rien dit pensant à une

restauration. On ne l’a jamais retrouvée. Dans la région des enquêtes ont pourtant été menées, car c’est un symbole de l’histoire important que nous perdons.

Il y en a encore une, visible le long du chemin mitoyen. Ca doit dater je dirais d’il y a environ vingt sept ans, quelque chose comme ça.

- Vous me dites qu’il reste tout de même une borne

visible?” Lui demandai-je tout en voyant ses chiens et repensant à ce que disait Debray sur le fait

que les animaux s’annexent un territoire propre par trace interposée, olfactive ou auditive alors que

les hommes ont cette nécessité de l’instituer en érigeant des emblèmes.(7)

“- Oui, chemin mitoyen.”

Elle m’explique tout en m’indiquant sur la carte.

“- Il faut que tu reprennes en direction de Romarin, au plus court par le chemin de Warneton et sur cette

route là en direction d’Oosthove. La borne est située

à l’embranchement de ces deux voies. Dans mes souvenirs elle est juste ici au coin. Bon si elle y est encore parce que peut-être l’ont-ils volée.”

Je suis passée devant sans même y prêter attention.

Il y avait à droite une magnifique demeure qui a retenu toute mon attention.

“- Je ferais peut-être demi-tour demain, lui dis-je, pour prendre note de ces traces.”

J’en profite alors pour lui demander si je peux planter ma tente quelque part.

“- Ben ici, me répond-t-elle sans une once d’hésitation. Les chiens sont lâchés mais si tu n’as pas peur.

- Super, merci.

- Mais il ne va pas faire trop froid cette nuit? tu n’as pas peur d’être gelée.

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- Je pense que ça ira, j’ai mon tapis de sol et un duvet. Je repars marcher tôt demain matin.

- Ici tu peux dormir, mais j’ai peur que tu aies froid.

- De toutes les façons j’avais en tête de faire du camping sauvage donc nous verrons bien.”

Elle rigole. C’est vrai que nous sommes en mai et que

le temps est frais. Mon corps régulera sans doute la température au gré des degrés.

“- De notre côté, on va regarder les élections. Nous allons pleurer quoi qu’il se passe mais tant pis.

Attends! Je vais quand même en parler avec mon mari mais à priori il n’y a pas de problème… J’ai quand même peur que tu aies froid? Bon attends!”

Je lui propose de prendre les laisses des deux chiens

qui pleurent toujours, tout en lui disant que l’on peut aller marcher avant qu’elle rentre manger, elle appelle son mari. “- Eric ?” Silence.

“- Eric ? J’ai rencontré une marcheuse sur la frontière. Est-ce qu’elle pourrait rester dormir là ce soir ?”

Je compris alors qu’elle m’invitait indirectement à dormir chez eux. Un homme qui porte une longue barbe

arrive sur le seuil de la ferme, me regarde et acquiesce sans autre mot qu’un bonjour. Je pose alors

mon sac dans le vestibule de l’entrée puis pars marcher avec elle, étonnée par la simplicité de notre

rencontre. Nous nous promenons sur un petit sentier de terre. Autour des cultures de pomme de terre et de

maïs dont Elisabeth déplore la si grande surface et

le roulement à seulement trois cultures. Elle m’explique qu’ils ont commencé un potager en permaculture derrière leur maison et que parfois elle va discuter

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avec les agriculteurs de la nécessité qu’ils ont aujourd’hui à produire autant pour la rentabilité de leur terre. Eux aussi doivent gagner leur croûte et se nourrir. Certains d’entre-eux, me dit-elle, sont

pieds et poings liés financièrement par cette manière de produire, ayant signé des contrats avec les gros

poissons pour pouvoir financer en amont leur matériel agricole. Aujourd’hui c’est une population délaissée

par l’Etat qui tente de garder la tête hors de l’eau,

et montrée du doigt bien souvent par les médias pour leur manière de produire et cultiver. Certains plein

d’imagination se renouvellent; d’autres baissent les bras, de plus en plus isolés.

20h03. Elisabeth et Eric m’invitent à manger des

gaufres autour de la table du salon, devant la télévision. Simplicité déconcertante.

Le monde est plat, l’étranger est dangereux, la frontière est un mur. J’ai souvent eu envie d’avoir

une carte postale du mur entre les Etat-Unis et le

Mexique. Créé en 2006. Et aussi une de celui qui sépare la Grèce et la Macédoine.

Durant sa campagne présidentielle Américaine Donald

Trump clamait « On va construire un mur, un mur magnifique » Ce matin ma soeur s’est rendue dans les bureaux de vote pour nous. Ce soir, 7 mai 2017, nous

sommes au soir du deuxième tour des élections présidentielles françaises et la même peur de voir s’ériger des murs et plus de contrôle à nos frontières se lit sur le visage d’Elisabeth. Vu les résultats

du premier tour symptomatiques d’une France divisée dans ses idées et les pronostics des médias ne garantissant en rien un résultat d’un autre, nous préférons ne pas prévoir le dénouement. D’un côté

un aspirant au poste dans un souffle néolibéral prônant l’ouverture, les échanges, l’économie par la

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world enterprise. Les maux qui en découlent comme

la migration ou l’écologie n’ayant été que très peu

évoqués dans sa campagne. Étrangers à assimiler versus immigrés à refouler. De l’autre une candidate du front national, évaluant avec attention le retour

aux frontières de la France, jouant sur l’insécurité

dans le pays pour faire naître la peur. L’un dans l’autre nous restons tous les trois peu convaincus. Mais tout ça finalement, ça m’est bien égal, à nous

de comprendre, de s’élever. Aller, courir, parcourir, arpenter, marcher d’un pas léger mais attentif dans les plis et replis de notre société, s’y glisser avec l’envie et la conviction que tout est possible.

Chaque situation est une ressource. Voici ce qui convient à mon tempérament.

Une fois la télévision éteinte après avoir regardé le

spectacle, nous reprenons nos discussions autour de la ligne. Spectacle par le show médiatique que cela

engage. Avant qu’il me parle des histoires de douaniers et contrebandiers dont ils ont l’air friands, je tente de leur demander leur rapport avec leurs voisins belges flamands.

- La communication est compliquée, me dit Elisabeth. De nombreux agriculteurs ne parlent pas un mot de

français et le lien qu’ils ont avec la culture flamande est fort.

Eric a l’air disposé lui aussi à en dire davantage.

- Entre les agriculteurs c’est fluctuant. Les normes sont indépendantes en matière de pesticides et les

échanges verbaux parfois impossibles alors ils se chamaillent en pestant sur la façon de cultiver de l’un ou l’autre. Dans un sens, les belges possèdent parfois des terres en France qu’ils louent, mais sur

lesquelles ils appliquent leurs propres règles. Ici

c’est un sujet tabou, car ils utilisent des pesticides interdits en France.

172


Je comprends mieux maintenant pourquoi le jeune homme

de tout à l’heure m’a déconseillé de m’installer sur un champ belge. Les relations n’ont pas l’air si courtoises et je ne parle pas un mot de flamand.

- En plus, ajoute Elisabeth qui n’apprécie a priori

pas du tout l’usage de quelconques produits. Même en Belgique lorsqu’ils propulsent les produits le vent

les ramènent en France! Parfois j’essaie d’aller discuter aussi bien avec les agriculteurs français que belges sur la façon dont ils cultivent. Les temps sont durs.”

Eric semble amusé des revendications claires de sa femme. Ils sont décidément charmants tous les deux

et ont l’air de former une belle équipe animée par des envies communes.

Histoires de frontières 1/La rumeur de nouveaux trafiquants

Lorsque Elisabeth et Eric sont arrivés dans la rue du Sac, ils connaissaient déjà les environs. La belle

mère du frère d’Eric était née dans la maison juste

en face. Quand il était gamin, il partait à l’école

en France et passait par la ferme où ils vivent maintenant pour y chercher des oeufs et échanger de quoi manger. Les denrées circulaient a priori aisément

dans les mains des enfants. Le voisin, un peu plus

loin, trafiquait des barres de chocolat. Un belge encore plus loin des cigarettes. Alors quand ils se

sont installés dans cette ferme, les habitants alentours se sont mis à faire circuler des rumeurs sur

“ces nouveaux trafiquants”, imaginant toutes sorte de choses pour les accuser de fraude: “Nous ça nous a bien fait marrer, alors on s’est mis à en jouer.”

173


2/Délit de faciès

La frontière à Melun juste après la guerre d’Algérie

était toujours surveillée par des postes douaniers à des points particuliers. De temps à autre Eric

et son père partaient faire un tour en Belgique et passaient cette frontière. Quand ils entraient en

Belgique, venant tous les deux du Nord-Pas-de-Calais ils n’avaient jamais aucun problème. De temps à autre

ils étaient accompagnés de l’oncle Alphonse qu’Eric

qualifia de “bi de figure”. Ce dernier revenait de la guerre et sa peau en était marquée. Lorsqu’il ils passaient la frontière ensemble ils étaient préparés

à se faire arrêter: “Tu peux être sûr que les douaniers fouillaient toute la bagnole.” 3/Trafic de combinaisons

- Alors tu sais moi j’ai pensé à l’histoire de Maman. Maman elle était marseillaise.

- Bi de figure, réplique Eric. Nous rions aux éclats tous les deux.

- mais non arrête, dit Elisabeth une minute plus tard qui comprend la subtilité. Nous rions encore. Mon papa il l’a connu pendant la guerre, pour éviter le

travail obligatoire. Il était passé de l’autre côté

de la ligne de démarcation, là où ils se sont rencontrés. Donc ils se sont mariés en 1944 et ils sont

remontés dans le Nord. Un jour où maman était passée en Belgique, elle avait acheté des combinaisons et

des culottes. Elle les avait enfilées les unes sur les autres pour passer la frontière et se fit arrêter. Le douanier la dévisagea et lui demanda d’aller voir

la visiteuse. La visiteuse était la personne qui effectuait les fouilles au corps et qui regardait sur toi si tu avais des choses. Tu penses bien qu’elle

arriva toute tremblante devant la visiteuse et pour détendre ses angoisses commença à parler. Ca faisait

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alors quelques mois qu’elle était dans le nord et son fort accent du Sud la sauva. La visiteuse se mit à

lui parler de Marseille en oubliant de la fouiller. Maman est passée comme ça. 4/Le tabac

Aujourd’hui, m’explique Eric, il n’y a plus grand chose, mis à part le tabac, qu’un habitant puisse

frauder. La quantité possible est telle qu’il devient compliqué d’être un fraudeur. Il continue son histoire. A l’époque pour le tabac c’était des chiens

dressés qui passaient la frontière. On les envoyait chez le copain belge pendant 3 ou 4 jours qui ne les

nourrissait pas. Et on attachait un sac de tabac

avant de les relâcher pour qu’il retourne naturellement chez leur maître. Les carrières de fraudeurs

étaient monnaie courante. Il y avait des figures légendaires de fraudeurs où ils passaient carrément

avec des tombereaux de fraudes. Ils mettaient des

lames de rasoirs sur les rênes des chevaux pour pas que les douaniers puissent arrêter les chevaux. Il y avait de la violence malgré les histoires amusantes qu’on te raconte.

Ces histoires de trafics quelque peu absurdes me ramènent à Juliette Mézenc qui écrivait “Quand j’étais

petite, dès que j’apercevais, de mon siège à l’arrière, un panneau indiquant l’entrée dans un pays, (16) Mézenc Juliette, Laissez-Passer, Editions de l’Attente, Bordeaux, 2016, P50

une région ou un département, je prenais une grande inspiration et je retenais mon souffle. Je gardais en moi le bol d’air le temps nécessaire à la voiture pour franchir la frontière. Une fois de l’autre côté j’expirais. Je disais : Je fais du trafic d’air.” (16) 5/Douaniers fixes et douane volante

Elisabeth qui n’a pas connu les postes douaniers fixes

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questionne Eric à ce sujet. Eric nous explique qu’à droite en suivant la grande route et en remontant

vers Bailleul, il y a un endroit où sont construites les maisons cantiques. Ce sont les anciennes maisons des douaniers. Ils n’étaient pas souvent en caserne,

donc possédaient des habitations principales sur la

frontière. De là ils contrôlaient les entrées et sorties. Eric précise que leur mission a duré très

longtemps, et qu’encore dans les années cinquante les douaniers étaient présents. Ensuite la douane volante a pris le relais. “Ceux là ils marchaient à pied et partaient avec des tentes et des lits de

camps pour s’installer dans les champs et surveiller le passage des fraudeurs qui étaient allés se

planquer dans les petits chemins. Ils remontaient jusqu’à Cassel pour ne pas se faire attraper.”

- Et ici dans la rue, les postes frontières, quand ont-ils disparus ? demande Elisabeth.

- A ben ça je sais pas, nous quand on est arrivé il y a 30 ans ça avait déjà disparu.

6/Histoire de migrants par Elisabeth

- Récemment ils en ont fait une belle. C’est le fermier au bout du champ qui me l’a raconté. Un matin à

l’aube, alors que tout le monde dort à poings fermés,

Michel sort son tracteur. Au loin il aperçoit une fourgonnette de la police belge, dans la rue du sac. Curieux, il stoppe ce qu’il fait, la fourgonnette passe la frontière et arrive dans sa rue. Quelques

policiers font sortir quatre migrants avec leurs baluchons qui étaient à bord. Ils leurs indiquent la

direction de la France et partent. Je peux te dire que ça a fait scandale dans le coin.

Je ne suis pas étonnée des yeux que l’on a pu écarquiller en entendant ce récit. Cette police qui dé-

176


cide parce qu’elle est instituée qu’il ya un dedans

dont elle s’occupe et un dehors qui officiellement n’est pas de son ressort. Pour les migrants ce bord

n’a aucune valeur, ils sont déjà au dehors, ont déjà franchi leurs propres limites et bien d’autre pour

se trouver là. La sécurité belge et française ne coopère-t-elle pas d’ailleurs ensemble?

Epuisée, je m’apprête à partir me coucher. Elisabeth

paraît me trouver sympathique et me propose de m’emmener en voiture visiter un partie de la région. Je

la remercie chaleureusement de son idée généreuse

lui indiquant tout de même que si le temps est clément je suivrai mon idée de continuer à pied et de

parcourir le maximum de kilomètres dans la journée.

Je m’endors en réfléchissant à l’hospitalité reçue ce soir et ne peut m’empêcher de penser à cette phrase de Nicolas Bouvier “Les voyageurs c’est différent; (17) Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Editions La découverte, Paris, 1985, 2014, P186

l’hospitalité les protège, et ils divertissent. D’autant plus qu’avec leur réputation qu’on leur faisait en plaine, les gens de Beitas n’avaient pas souvent de visites.”(17) Ici il n’est pas question de réputation car ce sont de simples territoires reclus, qui ne possèdent pour toute attraction que les monts noir, rouge et des Cat qui vallonent le pays. La rue du Sac est bien calme. Je n’entends plus un bruit.

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178


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n°304a

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n°304b

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n°317a

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n°317b

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n°323a

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n°323b

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Date : 08/05/2017

Heure : 8h05

Lieu : 1590 rue du sac, Lieu dit Le Romarin

Temps : Pluvieux

Je sors du lit en hauteur que m’a prêté Mathilde

cette nuit et m’étire à tout va pour décoller mes yeux des turbulences du noir. J’ai refait ce rêve

étrange que les piverts martelaient le mur sur la

plage de Tijuana. Surement que les étoiles fluorescentes du plafond ont accompagné mes pensées. C’est

une petite chambre assez basse de plafond où les

poutres sont apparentes. Le lit surélevé pour permettre de nombreux rangements en dessous a des airs

de petite cabane nichée. Au sol, de la moquette. Sur

le mur, blanc jauni, posters, affiches de concert, dessins en tout genre et de toutes les époques. Le

temps est gris, maussade, triste. Il pleut. Je rassemble mes affaires après m’être lavée le visage et

tente de réfléchir à une solution pour protéger l’appareil photo. Marcher ne m’effraie pas, je trouve

même cela plutôt agréable de sentir la pluie sur mon visage et ma peau s’hydratera. Cependant je ne veux pas stopper le protocole ici, rue du Sac, alors que

je peux sauter sur la ligne à ma guise, à droite comme à gauche et que ce privilège ne m’est pas donné

sur tout le trajet. Petit déjeuner de céréales. J’accepte d’aller avec Elisabeth voir la borne frontière et le mont des Cats en voiture en espérant que les

nuages cessent de pleurer. Arrivée sur les hauteurs,

elle me montre la différence du paysage entre les

deux Flandres, qui paraît plus arborée en Flandre intérieure. Puis, elle m’explique que les terrains ici sont majoritairement d’argile et de sable.

10h15. Pluie. Rafale. Trombe d’eau. La pluie s’est

186


intensifiée. Je reprends le train en direction de

Lille. Je hais la création qui ne veut pas me laisser une journée de répit. Pour m’apaiser, je me

remémore ce qu’Elisabeth m’a montré à propos de la

flandre intérieure et la flandre maritime. En hauteur sur le mont des Cats nous avons pu observer ces deux

territoires qui se mêlent sans distinction de la

France à la Belgique mais qui semble importante selon elle pour décrire la façon dont les habitants se définissent eux-mêmes: “Ici on revendique autant son appartenance à la flandre intérieure ou la Flandre

maritime, que de Belgique ou France”. La population flamande fut en effet séparée par la frontière. Le paysage géographique change, me précise-t-elle. On trouvera en Flandre maritime un drainage constant

dans les fossés sinuants autour des champs plus élevés vis à vis du niveau zéro alors que la flandre

intérieure possède un environnement plus boisé favorisant la polyculture, avec des élevages plus importants. Une frontière moins visible sur les représentations communes mais qui possède néanmoins toute son importance dans le territoire vécu.

Mail du 29 mai 2017 Depuis la table du salon du 48 rue de Solférino

Bonjour Elisabeth, Comment allez vous ? J’espère que les dernières chaleurs n’ont pas mis en peine le beau potager permaculture de la rue du Sac et que vous vous portez bien entre vielle et cornemuse. Je m’excuse de ne pas avoir pris le temps de t’envoyer quelques lignes, déjà pour vous remercier de votre accueil si chaleureux ce soir d’élection, puis pour prendre et donner quelques nouvelles. Pour ma part, la marche sur la frontière n’a pas repris depuis notre rencontre, et ce premier weekend de juin prolongé est l’occasion de repartir tester les chemins du nord. Je pars cette fois-ci avec mon ancien colocataire Aloïs, et nous nous rendrons pour débuter notre périple au 1590 rue du sac. En trois ou quatres jours nous espérons rejoindre la côte. Si vous êtes dans le coin et disponibles c’est avec grand plaisir que nous passerons vous dire bonjour le matin du jeudi 1er Juin. nous avons un train qui arrive à 8h52 à Nieppe ou 10h30. En fonction de notre envie, nous envisageons une arrivée le temps de

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faire le trajet. Je te dis quoi en fonction jeudi, en attendant bonne semaine et si vous n’êtes pas là, je tâcherai de repasser plus tard. A bientôt. Sophie __________________________________ Mail du 1er Juin 2017 Depuis la table du salon du 48 rue de Solférino

Bonjour, Nous finissons de préparer les dernières salades pour la route et seront sur la ligne plutôt en début d’après-midi ! Peut-être à tout à l’heure. Sophie

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“Qu’y a-t-il au départ? Une tension musculaire. En appui sur le pillier d’une jambe, le corps se tient entre terre et ciel. L’autre jambe? Un pendule dont le mouvement part de l’arrière: le talon se pose sur le sol, le poids du corps bascule vers l’avant du pied. L gros orteil se soulève, et à nouveau le subtil équilibre du mouvement s’inverse. Les jambes échangent leur position. Au départ il y a un pas, puis un autre, et encore un autre, qui tels des battements sur la peau d’un tambour s’additionnent pour composer un rythme. Le rythme de la marche.” Otto Waltser (1874-1958) , Qu’y a-t-il au départ ?

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n°368a

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n°368b

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Date : 01/06/2017

Heure : 8h25

Lieu : Commune de Nieppe vers la mer

Temps : Ensoleillé

Il est 8h30, le sac sur l’épaule, il ne reste plus

que le seuil à franchir pour partir vivre l’expérience de la ligne. Bref regard par la fenêtre, les passants qui marchent tranquillement me renvoient

à l’intérieur. Ici, je connais le lit, la cuisine, le balcon, la table sur laquelle je dessine, dehors

il y a l’autre, le monde, la politique, les différences. Pourtant ce premier contact par la vitre est

incomplet. J’ouvre alors le fenêtre et sent s’infiltrer l’air sur mon visage. Le balcon m’offre à la

contemplation. Petit à petit je perçois l’extérieur. La température est fraîche. Le seuil reste encore à

franchir. On ne passe pas au travers aussi facilement. Pour pénétrer de l’un à l’autre il faut voir,

communiquer, sentir. Telle la peau qui appréhende l’effleurement et envoie un signal.

La porte est maintenant ouverte Le parquet se transforme en carrelage aussi brutalement que le carrelage se transforme en bitume 5 mètres plus loin. Nous

passons d’abord l’espace collectif de l’immeuble où

les habitants se croisent ou ne se croisent pas en fonction de l’horaire d’usage. Ici je sais qu’il est

déjà trop tard pour reculer. Sentiment ambivalent.

Puis on respire, on fait un pas puis deux et le seuil est franchi. Le corps à chaque passage frissonne et

ajuste sa température. On sait toujours ce qu’on laisse derrière soi, jamais ce que l‘on va chercher

dehors. Mais l’intuition vous pousse. Appréhender

pour comprendre et faire de l’extérieur comme de l’autre son nouvel environnement.

192


Aloïs

Guillopé

m’accompagne

pour

une

marche

de

quelques jours. C’est une sensation plutôt agréable

de partager ce moment d’exploration d’une autre façon, accompagné d’un ami. Quelques victuailles ont

été préparées pour être, si nous le voulons, tout à fait autonomes; Pommes de terre, tomates, échalotes,

coriandre pour la première. Semoule, tomates, raisins secs, pour la seconde. Des fruits secs, amandes, noix, noix de cajoux pour les pauses de la journée.

Un fromage et une boule de pain. Le temps sur la météo agricole que m’a conseillée Clément Zaouter annonce de l’orage d’ici deux jours. Prendre un anorak

est donc judicieux. Chacun y va de son conseil avant un départ. Gare de Lille Flandres, il est un peu

moins de midi et Aloïs s’achète un imperméable rouge. Arrivés par le train sur la commune de Nieppe, les

transports en commun ne vont pas jusqu’à la frontière

une fois passés Armentière. il nous faut rejoindre le 1590 de la rue du sac en marchant dans les terres.

Date : 01/06/2017

Heure : 13h43

Lieu : Commune de Nieppe vers la mer

Temps : Resplendissant

Arrivés chez Eric et Elisabeth nous tentons un bref

coup de sonnette dans l’espoir de nous faire payer un

café. Porte close. Nous longeons alors la rue du Sac

jusqu’à la rue de Bailleul tantôt à gauche, tantôt à droite jouant à cache cache derrière le mur de verre qu’ont laissé les clowns.

150 pas toujours : Un, deux, trois, quatre, cinq,

six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf,

193


vingt, vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-

quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingthuit, vingt-neuf, trente, trente-et-un, trente-deux, trente-trois,

trente-quatre,

trente-cinq,

trente-

six, trente-sept, trente-huit, trente-neuf, quarante,

quarante-et-un, quarante-deux, quarante-trois, quarante-quatre,

quarante-cinq,

quarante-six,

qua-

rante-sept, quarante-huit, quarante-neuf, cinquante, cinquante-et-un,

cinquante-deux,

cinquante-trois,

cinquante-sept,

cinquante-huit,

cinquante-neuf,

cinquante-quatre,

cinquante-cinq,

cinquante-six,

soixante, soixante-et-un, soixante-deux, soixantetrois, six,

soixante-quatre,

soixante-sept,

soixante-dix,

soixante-treize,

soixante-cinq,

soixante-huit,

soixante-

soixante-neuf,

soixante-et-onze,

soixante-douze,

soixante-quatorze,

soixante-

quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept, soixantedix-huit, soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-

vingt-un, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois. Je respire.

quatre-vingt-quatre,

quatre-vingt-six,

quatre-vingt-cinq,

quatre-vingt-sept,

quatre-vingt-

huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix, quatre-

vingt-onze, quatre-vingt-douze, quatre-vingt-treize, quatre-vingt-quatorze, quatre-vingt-quinze, quatrevingt-seize, dix-huit,

quatre-vingt-dix-sept,

quatre-vingt-dix-neuf,

quatre-vingt-

cent,

cent-un,

cent-deux, cent-trois, cent-quatre, cent-cinq, cent-

six, cent-sept, cent-huit, cent-neuf, cent-dix, centonze, cent-douze, cent-treize, cent-quatorze, centquinze,

cent-seize,

cent-dix-sept,

cent-dix-huit,

cent-dix-neuf, cent-vingt, cent-vingt-et-un, centvingt-deux,

cent-vingt-trois,

cent-vingt-cinq, cent-vingt-huit,

cent-vingt-six,

cent-trente-et-un,

cent-vingt-quatre,

cent-vingt-sept,

cent-vingt-neuf,

cent-trente-deux,

cent-trente, cent-trente-

trois, cent-trente-quatre, cent-trente-cinq, cent-

194


trente-six,

cent-trente-sept,

cent-trente-neuf,

cent-quarante,

cent-trente-huit,

cent-quarante-et-

un, cent-quarante-deux, cent-quarante-trois, cent-

quarante-quatre, cent-quarante-cinq, cent-quarantesix-cent,

cent-quarante-sept,

cent-quarante-huit,

A droite :

des cultures de blé qui, depuis mai quand

cent-quarante-neuf, cent-cinquante.

les agriculteurs plantaient, ont bien poussé.

A gauche : quelques maisons qui semblent plutôt spacieuses mais dont aucune vie ne déborde dans le jardin.

Nous longeons un cimetière où des soldats flamands de

la première guerre mondiale reposent. Le lieu symbolique que représente la frontière n’a sans doute pas

été choisi au hasard. Arrivés à une exploitation de fraises, la ferme du pont d’Achelles, la trace orange indiquée sur l’IGN 2404E se perd par delà les champs et glisse à quelques 150 mètres environs derrière les

fermes qui bordent la route. Matérialisée par un minuscule cours d’eau dont la couleur blanche, opaque,

grise nous laisse perplexes. Il nous faut poursuivre sur la D933 qui n’est pas vraiment une partie de

plaisir. La circulation est régulière et fatigante.

Elle a pour avantage d’être parallèle à la ligne.

Ici les exploitants ont installé des distributeurs à casiers automatiques pour leurs fruits et légumes,

identiques à ce que l’on trouve en gare pour satisfaire les voyageurs lorsque la ville s’est endormie.

Ils sont remplis de fraises et de pommes de terre.

Un panneau publicitaire indique: Vente 24h/24h. Nous préférons trouver la petite vendeuse à l’intérieur

du hangar où une boutique faite de cagettes est installée. Une barquette de 500g fera l’affaire pour la journée. Ne surtout pas trop se charger.

195


La ligne est une étrange figure entre deux étranges

pays. Peut-être pour en éprouver la saveur faut-il en avoir respiré les terres?

Juste avant d’arriver au milieu d’un amas d’habitations appelé Le Seau, nous essayons de la rattraper par un petit chemin de terre longeant la maison sur

la droite. Des pommes de terre sont plantées jusque

dans le chemin comme si aucun mètre carré ne devait

être laissé au hasard. Nous retrouvons le petit filet

d’eau. Malheureusement il est impraticable et les clôtures qui entourent les champs nous font signe:

infranchissable! La D933, où nommée aussi route de

Lille, fera l’affaire. Elle relie Dunkerque à Lille

en retrouvant l’autoroute A25, parallèle à la ligne. La N331 qui se perd en Belgique nous propose une

seconde fois d’aller l’appréhender. Ici une station

essence et un panneau de signalisation: Nieuwkerke marque le passage de la limite. Entre-deux calme. Le centre ville semble situé à plus de trois kilomètre du panneau. Quelques mètres plus loin toujours sur le D933, de nouveau une possibilité de suivre sa trace.

Une étendue d’herbe et une grange abandonnée sur la ligne. Les cultures

sont constamment délimitées

d’un fil, d’un grillage, de haies. Limite, du latin

limes désignait un “chemin” bordant un domaine. Aussi bien reliant que délimitant, seuil et barrière, il

possédait ce caractère bidimensionnel tel Janus dans la mythologie romaine, dieu des portes et des seuils,

symbole des commencements et des fins que pouvait représenter la frontière.

Cela fait 2 kilomètres que

je me demande ce qui nous reste de cet héritage. Nous

inventons alors un nouveau limes sur une largeur de 50 centimètres non cultivés et suivons le barbelé.

Nous enjambons les petits talus de pommes de terre

plantées perpendiculairement sur notre chemin. Après un kilomètre environ nous récupérons le GR121B. Mon

196


regard s’enfonce dans les bosquets entre les terrains. Les arbres se balancent, les corbeaux volent à contre courant.

Non loin de Ravensberg, le GR121B se transforme en GR128, toujours entre 100 mètres et 200 mètres de

distance de la ligne. Nous l’apercevons au loin perdue entre les étendues de blé. Feuterdreve, Lynde

straete. Nous croisons la rue du Neuve église qui

sur 100 mètres retrouve la frontière, puis bifurquons sur Kelverstraat. Là nous retrouvons de nouveau notre route sur Schoone Maegd Straete. La ligne

d’horizon plus tout à fait horizontale sur les clichés décrit les collines que nous montons et descendons. Nous croisons là un agriculteur qui descend de son tracteur pour nous saluer. Il parle de la pluie

et du beau temps et nous confirme que d’ici 24h un orage est prévu, ce qui ne pourra que faire du bien

aux plantations. Content de mettre fin à la course de son tracteur, il nous explique que le foncier en

France est plus coûteux, ce qui génère une extension des terres belges sur le territoire français. Les

belges sont eux-mêmes plus en mesure d’acheter des terres. Il précise que les agriculteurs français en tirent profit parfois en louant une partie de leur superficie, mais que ce fonctionnement pose problème à ceux qui veulent étendre leurs terres. Quoi qu’il en soit la demande en France et en Belgique n’est pas

identique sur la qualité des produits, ainsi en fonction des pesticides et autres traitements chimiques on peut savoir à quel marché il s’adresse. Elisabeth

qui, pour le coup, cultivait en permaculture m’avait en effet parlé du fait qu’elle se fâchait contre

les agriculteurs Belges qui épandent des produits, se propageant ensuite avec le vent au-delà de leurs propres cultures.

197

Nous reprenons notre marche le


long du bois d’Achtmetaal à gauche du GR, sur un petit chemin de terre abîmé par les pluies. Les buissons aux alentours débordent et viennent nous chatouiller les oreilles. Il semble que peu de personnes soit passé par là, au vu du peu d’entretien qui lui est accordé.

Les bordures des champs entre les zones travaillées sont changeantes. Arbres, fossés, chemins, routes, bosquets, surfaces herbacées, elles accueillent une biodiversité

particulière

et

constituent

le

pay-

sage majoritaire de ces derniers kilomètres. Voie de Dranoutre, puis nous récupérons la voie de Locre ou des panneaux de l’UE France et Belgique se font face.

Trois hangars agricoles. Nous n’avons plus d’eau et en demandons à l’agriculteur que nous croisons. Il

refuse de nous donner de l’eau du robinet qu’il juge trop polluée. Nous nous rendons à la station service

“du bon accueil”. Cigarettes, essence et bières sont

les principaux produits. La D23 se transforme alors

en N375 et la ligne se jette dans la Douve. Elle délimite un magnifique domaine belge qui semble faire chambre d’hôte. Nous continuons sur la Douanestraat

puis prenons à gauche sur Oude Bellestraat. Ici, nous sommes sur une petite route rurale peu empruntée à

cette heure. Au loin, nous apercevons ce qui nous

semble un château, majestueusement posé au milieu

des arbres. Peut-être fait-il partie des vestiges des rois de France ou bien de ceux des comtes de

Flandre? Par la ferme Heuvelland, nous récupérons

le chemin Schomminkel Straat, très agréable pour le

marcheur. Le long de la route bétonnée, pour que les piétons se promènent, les abords des champs ont été

aménagés d’une bande de terre d’environ 1,5 mètre où poussent des fleurs des champs. Je me souviens des

angoisses du bord de la route du Risquons Tout et

198


trouve cette initiative excellente. La route du Risquons Tout tient peut-être son nom du développement des fraudes? Celle-ci, parallèle à la frontière de

quelques mètres, était un lieu idéal. Mais peut-être

que mon imagination me joue des tours, il ferait cependant un toponyme parfait.

Après avoir longé La Douve par chemins de travers

nous arrivons au vignoble Wijndomein situé entre deux monts. Un téléphérique passe ici au dessus des

vignes. Nous nous reposons quelques minutes et sortons un morceau de pain. Chaque bouchée est appréciée

et nous donne l’énergie d’aller un peu plus loin. Il

est 18h. Bientôt il faudra penser au campement. Rodebergstraat N372. La forêt dans laquelle s’est perdue la frontière refait surface et la route se transforme en Départementale 318. 150 pas.

A Gauche : La maison du vapoteur Mont Noir A Droite : Bureau de Tabac Plus XL

Je reconnais cet endroit, Elisabeth m’a emmenée ici

pour admirer la vue et observer deux territoires distincts qui se mêlent. C’est là que la Flandre intérieure à l’ouest et la Flandre maritime à l’est se

dissocient. La route sur laquelle passe la ligne située à deux pas du Mont-noir est remplie de commerces en tout genre. Les restaurants ont une carte longue

comme mon bras, le chef doit avoir de l’expérience

pour proposer toutes ces spécialités? Steak frites, croque monsieur, croque madame, welsh, moules frites, poulet pommes de terres, tartare haricots verts,

carbonade, etc. Un peu de tout pour satisfaire large.

Personnellement notre taboulé fera mieux l’affaire.

Ce lieu de surconsommation qui sert peut-être de

199


promenade dominicale aux habitants du coin me laisse perplexe. Café français, casino Las Vegas, tabac Mont noir, estaminet La Bosse, Berkenhof: Symptômes

de l’engrenage commercial du capitalisme. A l’angle de la Boulangerie “artisanale Bakker Leon” et en face du café Français, nous rencontrons la rue de Meteren

qui n’est ni plus ni moins qu’un minuscule chemin de terre. Droite, gauche, droite, gauche, l’équilibre de mon corps se meut d’un côté puis de l’autre de la

ligne idéelle du google earth. Nous nous empressons de l’emprunter pour quitter cette route de la soif à la frontière. 150 pas.

A Gauche : Une prairie habitée par des chevaux noirs.

A Droite : Des buissons touffus habités par de belles araignées.

Nous nous situons sur une route bitumée, la Gemeentestraat qui longe une ferme. Après avoir laissé quelques champs à gauche comme à droite, un corps

de ferme réhabilité en plusieurs habitations. Nous

sonnons à l’une d’entre elles dans l’espoir de rester dormir sur le champ avoisinant. Un homme bedonnant torse nu nous ouvre, après avoir vérifié qui nous étions par le rideau de sa baie vitrée. Par chance, il baragouine deux trois mots de français.

Il n’échange aucun sourire et paraît fatigué de nous

trouver. Il nous explique qu’ils ne sont pas les

agriculteurs des cultures alentour: “La ferme. Par là. Je sais pas” En nous indiquant du doigt qu’elle

se trouve à quelques 800 mètres en contrebas. Nous le

saluons. Il referme sa porte sans plus de mots. Nous

nous installons quand même. Nous sommes fatigués de cette journée et l’agriculteur est surement flamand.

Champ d’herbes folles qui doit servir à l’alimenta-

200


tion des vaches; Nous ne craignons pas de l’abîmer.

Ce soir nous dormirons au calme, la petite route

située à deux mètres de nous est silencieuse. Deux voitures seulement viennent perturber notre repos. Nous dinons et lisons quelques pages. Très vite mes

paupières viennent s’écraser sur mes joues et je m’endors.

201


n°398a

202


n°398b

203


n°427a

204


n°427b

205


Date : 02/06/2017

Heure : 7h56

Lieu : A gauche du mont noir en direction du nord

Temps : Resplendissant

Réveillée par le soleil qui tapait dès 8 heures du matin sur la tente, j’ouvre doucement la fermeture

pour que l’air nous apaise et me tourne afin de soulager la douleur sur ma hanche gauche posée au sol

depuis des heures. Même si nous arrivons à trouver

des terrains qui nous paraissent moelleux, dormir à même le sol réclame chaque matin de commencer par

une petite séance d’étirements afin de dégourdir nos membres endoloris. Le plaisir qu’il y a cependant à

écouter les oiseaux et sentir la terre dès le réveil dépasse tous les inconvénients.

Paysage de collines et vallées cultivées. Matinée immaculée, claire et chaude. Les champs sont tous

éclairés, et çà et là on entend les sons de la vie qui s’éveille. Sur l’herbe je regarde l’horizon. Que se passe-t-il derrière les collines qui découpent le ciel? Frederick Jackson Turner dont Gabriel Daveau

m’a parlé un matin sur la terrasse de l’appartement aurait sans doute cherché à connaître et comprendre au-delà de la ligne. Le soleil se faisant de plus en

plus fort, nous décidons de nous séparer. Aloïs part

acheter de quoi ne pas finir brûlés, je reste ranger le campement et écrire ces quelques phrases.

Thoreau, John Muir ou encore Rousseau expérimentent (18) Le Breton David, Eloge de la marche, Editions Métailié, Paris, 2000, P38

la marche seuls et expliquent chacun à leur manière:

“Je suis sûr que si je cherche un compagnon de promenade, je renonce à une certaine intimité de communion

avec la nature.”(18). Cette expérience me prouve le contraire. Nous ne nous dissuadons pas ni l’un ni l’autre de la route à suivre, nous nous entraînons

206


plutôt à aller au bout de nos étapes, marchant la

plupart du temps silencieusement et observant. Il est vrai que cette marche n’est pas à considérer

uniquement comme une errance puisqu’elle a un objectif. Mais ce que certains marcheurs décrivent comme une perte de soi au monde, à l’espace qui l’entoure

lorsque l’on est accompagné, n’est en rien une vérité établie ici.

10h25. nous reprenons le chemin de Westoutre. Passons une ferme. Les bordures sont creusées en fossés. Au loin, le clocher d’une église nous indique

la ville de Boeschepe. A l’embranchement avec la rue du Pudefort, en continuant tout droit, nous sommes

entre des champs et une rangée de buissons. Le chemin est peu praticable mais présent. Plus nous nous

enfonçons, plus le chemin devient étroit. Nous bifurquons alors vers une ferme dont nous dérangeons

les habitants en train de petit-déjeuner. Le fermier nous regarde intrigué mais ne sort pas de chez lui.

Il ne voit sans doute passer personne sur ses terres.

Rue du Pudefort impasse 620. Nous nous enfonçons alors sur les routes sinueuses.

Les routes des campagnes serpentent et ne semblent

ne jamais s’arrêter, sans but, déterminées à nous perdre. De nombreux champs de blé verts, dont les

épis sont recouverts de doux petits fils durcissant

avec la pousse, savourent l’opulent soleil. Immobiles par leur plaisir à s’en imprégner, ils sont tel le lézard sur les terrasses de pierre en été. De

notre côté, ce soleil nous donne du fil à retordre. Nous nous arrêtons régulièrement pour nous hydrater

et mettre de la crème solaire. Depuis 2 jours où nous suivons la direction Nord, notre côté gauche, jambe, bras et visages ont viré rouges. Ma peau

207


blanche, surement dépourvue de mélanocytes, apprécie

peu. Sint-Pietersstraat sur 200 mètres. Nous habitons la ligne, de nouveau sur son tracé instauré.

Elle se perd encore dans les cultures. L’élevage est

peu présent ici contrairement aux pâturages que nous avons longés dans la plaine de la Lys.

L’itinéraire nous conduit Rue de la Lappe par laquelle nous rattrapons Brabantstraat qui occupe la

ligne. Direction l’ouest. Nous croisons perpendiculairement à notre direction la rue de Poperinghe. Cassel Dreef, ici de nombreuses fermes et maisons d’habitation, similaires à la rue du Sac, occupent

ses abords. Les maisons individuelles sont toujours

construites le long des voies automobiles. Les corps de ferme quant à eux s’éloignent parfois des chemins goudronnés. 150 pas.

A Gauche : Un champ de maïs à hauteur d’un mètre quarante environ.

A Droite : Une petite maison de plain-pied, briques peintes et sabots de terre cuite accrochés. 150 pas.

A Gauche : Ce même champ de maïs dont le chemin de terre marque l’accès par tracteurs.

A Droite : Une exploitation agricole et une jolie maison d’habitation. Tout semble bien rangé. 150 pas.

A Gauche : Un champ de maïs à hauteur d’un mètre. A Droite : Une prairie d’herbe fraîche.

Nous continuons sur 2,5 kilomètres environ et trouvons la sortie de ville de Steenacker par la D10.

208


Ici les maisons sont plus grandes, construites sur

deux étages au minimum. La ville de Boeschepe nous abandonne. Entre la D948 et la N38 “Framoplaste Sarl” une usine de plastique et “Autohandel Devos”

un concessionnaire automobile se font face. Autour,

d’autres commerces. Les deux panneaux France/Belgique aux couleurs de l’Union européenne se tournent

le dos, et pourtant la coexistence semble des plus

normales. Nous continuons sur Abelestationsstraat.

Je suis soulagée de ces longs moments où nous marchons sans se préoccuper de l’itinéraire à emprunter. Telle la peau, la frontière est poreuse. Lorsque

nous touchons les deux bords, j’éprouve un sentiment

rassurant. Comme si il y avait insertion des sensations de joie, de peur, de peine et qu’ainsi les

deux systèmes existaient. Virage serré à droite, virage serré à gauche. Nous apercevons le clocher

de l’Abele. Cette ville s’étend jusqu’à nous. N333

ou rue de Cassel. Nous traversons le village. Boulangerie, Habitations, salon de coiffure, église,

cimetière, habitations, salon de coiffure encore.

Pour si peu d’habitants la concurrence est rude. Remarquez, le premier salon était en France, le second en Belgique. Il est impossible ici de différencier

les habitations de droite de celles de gauche. Tous les 50 mètres les habitants ont accroché de petites

banderoles vertes et jaunes comprenant les deux drapeaux. Les passants traversent de part et d’autre et partagent les espaces. 150 pas.

A Gauche : Une maison de briques rouges reculée de quelques mètres du trottoir.

A Droite : Une construction de briques rouges alignée à la rue et occupée au rez-de-chaussée par un bistrot.

209


A l’ombre d’un grand chêne, sur une parcelle de la

maison qui fait l’angle avec Galgestraat, nous décidons de déjeuner et de faire une sieste sous cet arbre. 12h46 nous avons bien avancé et sommes libres

de notre temps. Ici je ne pense plus aux nouvelles du monde, je me désintéresse de ce qui se trouve

chez moi pour avoir le privilège de sentir pleinement cet espace de la ligne, cet entre-deux que je

suis amoureusement. “La marche est une méthode d’immersion dans le monde, un moyen de se pénétrer de la (19) Le Breton David, Eloge de la marche, Editions Métailié, Paris, 2000, P34

nature traversée, de se mettre en contact avec un univers inaccessible aux modalités de connaissance ou de perception de la vie quotidienne.”(19) David Le breton résume ici ce que je suis venue chercher à

la frontière. Ni plus ni moins qu’une banale quotidienneté. Un gruyère sur lequel marcher, apprendre

et sentir. Les fourmis sillonnent sur le tronc de

l’arbre sur la même trajectoire. Elles indiquent les unes aux autres le chemin à suivre.

14h, nous

continuons sur Callicannesweg. Retrouvons un paysage

de champs verts, jaunes, terreux. Nous passons près d’un rond point en forme de haricot gigantesque qui

permet la transition entre la départementale 948

(forte agitée) et la nationale 333. Nous allons devoir respirer les pots d’échappement alors que ceux-

ci s’étaient volatilisés depuis bien des kilomètres. Route de Poperinghe: par chance et par sécurité un sentier piéton est dessiné au sol séparé d’un mètre de la voie rapide. 150 pas.

A Gauche : Un champ de blé

A Droite : Un champ de choux. Nous mettons plusieurs secondes à savoir ce qui pousse, habitués comme nous le sommes aux pommes de

210


terre, blé et maïs. Véritables cultures des temps

durs destinées aux animaux. Arrivé à Callicanes, un poste de douane abandonné se dresse au milieu

de la route entouré d’un restaurant, d’une pompe à

essence et de shops de cigarettes. Il est déserté

depuis 1975. Quel usage pourrait-on lui confier? Si

les jambes du cycliste s’essaient à franchir des territoires plus larges pourrions-nous lui offrir du repos ici? Il est maintenant le témoin d’une époque

résolue, devant laquelle les voitures ne s’arrêtent même plus. “Penser en marchant, marcher en pensant,

et que l’écriture ne soit que la pause légère, comme le corps dans la marche se repose par la contempla(20) Frédéric Gros, Marcher une philosophie, Édition Flammarion, 2011, P34

tion des grands espaces.” Ce grand espace qui éveille aussi bien le passé, que le présent et dans lequel on pourrait projeter un nouveau projet.(20)

Le poste frontière Au centre de la deux fois deux voies séparées d’un terre-plein bitumé se trouve une construction d’environ 12 mètres par 3 mètres. Les façades sont vitrées à hauteur d’homme comme pour les édicules des portes d’autoroutes. On imagine très bien les voitures en enfilade attendant patiemment de se faire enregistrer. Sur le toit une structure d’acier triangulée rouge soutient un porte à faux de la largeur de la route située en dessous. Aux abords, deux édifices de plus grande taille dont l’un est surélevé de 6 marches, encerclent les automobilistes. Ce premier surélevé, possède les caractéristiques architecturales de l’édicule au centre. Le second en revanche, où l’on a osé quelques carreaux de couleurs bleu marine et turquoise en façade, marque une époque plus récente. Construits uniquement en le rez-de-chaussée, on imagine qu’ils accueillaient les bureaux nécessaire aux contrôles en tout genre. À 4 mètres environ l’un de l’autre, deux panneaux se tournent le dos et marquent l’espace abandonné du point d’entrée/sortie.

211


Ici pourtant la ligne fantôme que nous redessinons au rythme de nos pas traverse le poste frontière. A

Gauche, l’effet frontière joue encore avec le consommateur. A droite, quelques habitations et autres

commerces de type restaurants ou entrepôts de matériaux. Au Q8 Watou où de nombreux routiers viennent

se ravitailler, nous bifurquons à gauche. Les champs

verdoyants réapparaissent. L’électricité qui pend au dessus de nos têtes nous suit à droite. Un peu plus loin, toujours à droite nous croisons une ferme dont

le chien ne manque pas de nous faire savoir son désaccord face à notre présence. A gauche, deux granges

en bon état semblent servir d’entrepôts. Les hirondelles volent au-dessus des toits, décrivant des

trajectoires circulaires. La route qui juste avant

a tracé une patte d’oie, dessine un trapèze herbacé sur lequel ces entrepôts sont construits. Après

le paysage vallonné de la région des monts, à l’Est d’Hondschoote, la topographie se fait toute petite.

Un peu plus loin, une rangée de peupliers s’élève

vers le ciel, perpendiculaire à la route sur laquelle nous nous trouvons. A gauche, un champ de pommes de

terre. Les feuilles ont déjà bien poussé. Plus loin à

l’angle avec la rue du Laboureur et Apolloniadreef se trouve un restaurant belge. Ce midi, s’y déroule un

rendez-vous de collectionneurs de vieilles voitures;

Porsche, Volvo, Ferrari pour celles que je retiens. Quelle ironie: nous qui n’avons que nos jambes pour

marcher. Elles sont pourtant belles, toutes lustrées, mais dégagent une odeur de superflu mêlé à des passions partagées. Nous continuons dans ce paysage

de cultures fraîchement plantées qui n’en finit pas. Quelques 25 minutes plus tard, toujours suivant la

Gemenestraat à l’angle avec Steenvoordestraat, nous nous ferons doubler par ce cortège d’automobiles.

212


150 pas.

Un champ de pommes de terre, à gauche comme à droite. 150 pas.

A Gauche : Une ferme

A Droite : 3 bâtiments de stockage. Le paysage n’évolue pas, la campagne s’étend sur

des hectares. Nous ne voyons aucune exploitation expérimentant d’autres façons de cultiver sur la

ligne. les frères Janin par exemple dans leur atelier “FABRIQUES”, pourrait leur servir de référence? Nous poserons la question à Romain Mantout. Patates,

maïs, blé. De temps à autres choux, carottes et salades sur de plus petites parcelles. Bétails et élevages. Autour d’Armentières plus au sud, fraises et framboises en culture sous serres. A chacun sa terre

et ses spécificités. On m’avait dit que la région

Hauts-de-France était remplie de champs de betteraves. Nous n’en n’avons pas croisés. Par moment,

les cultures nous entourent de part leur hauteur.

A d’autres endroits, encore jeunes elles nous autorisent à contempler le paysage à l’horizon. Arrivée à une habitation de briques rouges, la ligne se

perd dans les feuilles des arbres et buissons. Juste

derrière, une construction aux allures de caravane

posée sur le terrain de la maison en dur. Des allures de vie nomade, sans la mobilité. Un peu plus loin nous rebroussons chemin par la D168 pour nous

apercevoir qu’elle a plongé dans la petite Becque de

Watou. Par un petit chemin de terre, où il est indiqué propriété privée, nous tentons tout de même de la suivre agacés de devoir s’en éloigner.

Nous nous perdons dans les jeunes pousses de pomme

de terre. Cette fois-ci nous enjambons le fil et nous

213


allons tenter de longer le champ. Dans la transgression de la propriété nous déplaçons la frontière établie, tout comme Foucault écrivait dans sa préface à

la transgression: “La transgression est un geste qui concerne la limite: c’est là, en cette minceur de (21) M. Foucault, « Préface à la transgression » (1963), Dits et écrits, t. i, Paris, Gallimard, 1994 P236 https://www. cairn.info/revuelignes-2005-2page-125.htm

la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. le trait qu’elle croise pourrait être tout son espace.”(21). Nous nous frayons un

chemin entre les buttes de terre creusées par la machine agricole et la marche se fait plus sportive,

le pas doit se positionner au bon endroit pour ne pas abîmer les cultures. Je me demande pourquoi les pommes de terre ont besoin de ce travail préalable de la terre en forme de buttes? Au bout du champ, de

nouveau un grillage. La terre, que je sens maintenant par grain entre mes orteils, commence à pénétrer

de plus en plus régulièrement dans nos baskets. Au loin, nous apercevons des vaches. En bons citadins

que nous sommes, nous ne suivrons pas la ligne qui semble aller sous leurs sabots. Jetant nos sacs à

dos de l’autre côté, nous passons tout de même le fil barbelé qui nous propulse sur leur territoire. Nous les contournons en cherchant un chemin qui mène à

la ferme. Heureux d’être dans un écosystème où ni

lions, ni tigres n’habitent. Deux agriculteurs nous regardent au loin intrigués de voir des hommes sur

leurs terres. Nous retrouvons le sentier et continuons sur les chemins établis sans plus de zèle. Nous

serions bien incapables de communiquer avec eux;

nous les saluons tout de même en passant à leur hauteur. Nous retrouvons Jonkheidstraat.

Après la rue petite de Watou, nous rejoignons Warandestraat sur 150 mètres. Juste le temps de deux clichés que la ligne nous a de nouveau perdu. Elle

214


zigzag entre les troncs et suit le cours de l’eau qui contourne par la gauche la petite ville de Watou.

C’est simple, lorsqu’une rivière, une rue principale, ou encore un pont possèdent le même nom, nous devinons que la ville proche leur a gentiment attribuée. Pour l’homme qui marche et qui se repère aux noms et aux

signalisations ses dénominations facilitent le travail.

Sur la Houtkerkestraat, qui annonce la ville

de Houtkerque, nous la suivons du regard perdue sur

notre gauche et séparant les cultures que l’on voit évoluer. Elle croise la D17 et s’échappe de nouveau sur notre droite maintenant alors que nous suivons

la rue de Cassel. Les routes sont d’un calme déconcertant, les fermes que l’on croise sont très distantes. Nous sommes presque toujours parallèle à la ligne? Cet isolement transparaît dans la dynamique des lieux. La carte indique des cours d’eau et étangs

plus fréquents. Nous l’observons notamment aux ponts

entre les cultures que nous envisageons d’emprunter.

L’yser ou Iser est le seul nom indiqué. Nous continuons finalement par la route et tentons de retrouver le GR qui gambade en France.

215


n°458a

216


n°458b

217


n°513a

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n°513b

219


n°568a

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n°568b

221


(22)”objectif du Programme Frontière de l’Union africaine: encourager les états à régler leurs frontières et à les rendre visibles pour en faire des interfaces efficaces.” Ici Michel Foucher énonce qu’une des tendances aux frontières dans les pays souverains est la réaffirmation de celles-ci dans le but de régler certains conflits. Foucher Michel, Le retour des frontières, CNRS Editions, Paris, 2016, P14. (23) http://www. lemonde.fr/afri que/article/2015/ 04/06/lafrique-n-est-pasvictime-de-sesfrontieres_4610 391_3212.html (24) Thoreau Henry David, De la marche, Editions mille et une nuits, Paris, 2003, P16.

Aloïs me parle de l’Afrique. Il m’explique que pour

régler les conflits, les pays développés pensent important de définir et requalifier des frontières(22). Celles-ci furent instaurées à l’époque coloniale.

Certains pensent qu’elle furent instaurées par un

découpage arbitraire. D’autre au contraire, comme

Camille Lefebvre, envisagent que les puissances européennes se seraient basées sur l’histoire locale(23).

Peut-être? simplement le peu d’études sociologiques

ou anthropologiques effectuées, me dit-il, ont permis aux dirigeants de découper les territoires parfois en ligne droite sans trop de considération pour

les différentes tribus ou ethnies organisées sur

place. Les communautés se retrouvent parfois scindées et d’autres conflits éclatent. Tristes tropiques n’aura donc servi d’exemple à personne. Je désespère parfois de tant d’incohérences mais je ne connais pas assez le passé colonial de l’Afrique et l’état actuel des choses pour oser émettre mon avis. Chacun ira

sans doute de sa théorie. Je reconnais seulement que les lignes fantômes sont très rectilignes mais comme

la ligne entre le Canada et les Etats-Unis suit le 49ème parallèle Nord!

Nous rencontrons le GR 130 sur le chemin mitoyen par la St Omaarstraat. “Deux ou trois heures de marche m’entraineront dans une contrée étrange que je ne

me saurais pas attendue à voir. Une ferme que je n’aurais pas vu auparavant a souvent plus de valeur à mes yeux que les territoires du roi Dahomey”(24) Tout comme Henry David Thoreau, nous nous trouvons

vers 19h aux abords d’une contrée étrange autour de

laquelle nous cherchons un coin d’herbe pour dormir. A quelques centaines de mètres de l’entrée de ville Oost-cappel, sur la rue mitoyenne, un petit chemin bitumé plein de terre et d’herbes folles sur

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la gauche nous indique une ferme. Nous l’empruntons pensant qu’il sera plus aisé de trouver à bivouaquer sur une propriété comme celle-ci. Barrière close. Le

ciel est menaçant. La grange permettant si besoin de

s’abriter à l’entrée de la ferme et la bande d’herbe

haute, nous poussent tout de même à s’y installer. Si les propriétaires reviennent nous conterons notre

route et partirons si notre présence les incommode.

En attendant, nous organisons notre campement. Sans

eau, je décide de partir vers le centre dont le clocher indique toujours la direction. J’arpente ainsi une partie de la rue mitoyenne dans un sens puis dans

l’autre profitant gaiement de ce moment de solitude. Deux bornes, l’une écrite en français, l’autre en

néerlandais ou flamands sont côte à côte. Je trouve un minuscule bric-à-brac de toute sorte de chose, allant des denrées alimentaires nécessaires au plus

superflux telles que les sucreries, jusqu’aux ballons et autres jouets de plages. J’achète du pain qui semble de la veille mais qui fera l’affaire car nos

salades s’amenuisent dangereusement. A cela j’ajoute du chocolat noir et un fromage de la région du mont

des cats. Je reprends la route en direction du numéro 1 de la rue mitoyenne. Petite toilette quotidienne

des pieds et aisselles, nous voici paré à l’immobilité. Nous dînons avec deux poules et un coq qui tentent de nous voler notre repas. La poule rousse

est la plus aventurière. Poussée par le coq, elle

s’essaie à chiper. 45 minutes plus tard alors que le soleil est au plus bas sur l’horizon nous trouvons le repos.

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Date : 03/06/2017

Heure : 8h24

Lieu : Au sud ouest d’Oost-Cappel perdu dans ses

bois

Temps : Nuageux mais changeant

Le coq chante. Les poules qui hier venaient chercher

un peu de nourriture commencent à errer dans le jardin. Un rythme au fil des jours s’instaure: lever au alentour de 8h, nous étirons notre corps. Puis après

un bref brossage de dents, petit déjeuner et rangement du campement. La marche reprend.

Te sens-tu citoyenne française me demande Aloïs dès l’aube avec une pointe d’ironie insistant sur le mot

citoyenne? J’aime mon pays et les cultures qui lui

sont associées, comme je peux aimer et apprécier les

cultures d’autres horizons. Sur ma carte d’identité, il est écrit française, lorsque je passe la douane aux aéroports ou aux frontières comme encore entre

le Monténégro ou l’Albanie, c’est sous cette nationalité que je suis enregistrée. L’idée n’est pas de

renier ici d’où l’on vient comme la nationalité ne devrait pas, il me semble, être un frein à l’envie d’aller, de rencontrer, de découvrir et de vivre. Elle est instaurée mais peu disparaître un jour. 150 pas.

A Gauche : Un lotissement des plus banal

A Droite : Un champ de pommes de terre et un champ en jachère séparé de Zuidstraat.

Nous traversons Oost Cappel, petit village dont les

construction sont édifiées au bord des routes. Nous

croisons la D916A et la N308 pour parcourir maintenant Grensstraat. Les rues sont désertes en ce

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dimanche matin. Nous avançons doucement le temps de mettre la machine en route. Un peu plus loin à

droite une ferme très bien entretenue. La maison est

fraîchement rénovée et adjacente à deux bâtiments

agricoles. Ces derniers comptent des silos de stockage. Un peu plus loin encore, les champs qui nous

encerclent sont séparés de la route par un petit

fossé plein de fleurs des champs. Plantés à interval

régulier, Érables et Noyers nous protègent du soleil. Quelle est la définition d’un arbre? Un lièvre

apparaît sur le chemin et continue sa course dans le champ de blé. Nous distinguons son parcours entre les

épis qu’il met en mouvement. A 200 mètres de nouveau

une ferme; Les bâtiments agricoles sur notre droite

sont équipés de silos, le bâtiment de ferme qui fait

office d’habitation est sur la gauche. Une jolie allée de sapins accueille les visiteurs. Nous nous

demandons si les silos sont le marqueur d’un élevage spécifique à la région que nous traversons. Mais

aucun écriteau nous informe à ce sujet. A l’intersection d’une route de campagne où l’herbe reprend son droit deux boîtes aux lettres sont plantées là.

Un morceau de bois peint indique grâce à une flèche le N°35. Nous ne pouvons pas couper à travers champ

et pourtant ce serait la direction à suivre. Nous

continuons sur Grensstraat qui la suit d’une trentaine de mètres, puis nous bifurquons par le chemin

de Roesbrugge. Ici, nous nous éloignons un peu mais un chemin agricole plus au Nord semble récupérer la ligne. Un peu plus loin en effet, sur un chemin de

terre dédié aux tracteurs, nous nous perdons entre les pommes de terre et le blé; sur 700 mètres j’ai

vraiment l’impression d’être au milieu de nul part.

Puis nous retrouvons le chemin de l’Haezepoël ou

Hondschootestraat par laquelle nous retrouvons Grensstraat toujours à quelques trente mètres. Sur Geme-

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neweg à gauche, je reprends les clichés. Aujourd’hui

le ciel est nuageux et mouvant, nous sentons l’arrivée sur la côte par la mobilité du ciel et un vent plus présent. Après deux jours de forte chaleur nous

sommes très contents. La batterie de l’appareil photo est descendue en réserve. Il va falloir s’arrêter

prendre un café quelque part. Nous n’avons finalement

jamais ressenti le besoin de nous arrêter prendre un café. L’occasion est bonne à prendre. Un peu plus au

nord, au croisement entre la D1055 et la D3, nous repérons une concentration de petits carrés noirs indiquant une zone habitée. La route nous y mène, nous espérons y trouver un bistrot.

150 pas.

A gauche: une ferme organisée en U à 100 mètres de

la route, desservie par un petit chemin. Un hangar

en bois dont la toiture verte triangulée nous donne l’image d’une coiffe posée sur un visage gris.

A droite: Un champ de pomme de terre séparé par d’un fossé rempli de pissenlit à aigrettes. 150 pas.

Un champ de blé à droite comme à gauche. 150 pas.

A Gauche : Un champ de maïs

A Droite : Un chemin menant à une ferme 300 mètres plus loin.

Nous entendons les premières mouettes. Le paysage est

similaire de pas en pas. Les exploitations agricoles oscillent de gauche à droite toujours séparées de la route de quelques centaines de mètres. Les abords des

champs varient. ici nous avons plutôt l’impression

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d’un jardin à l’anglaise dans les creux des bords de

route. A l’embranchement avec Veurnestraat, une petite chapelle de briques jaunes et rouges est fermée par une porte bleue turquoise en métal. Les cultures

sont coupées et forment des tas prêts à être mis en

ballot. Au numéro 2 de cette même rue, une ferme entourée de prairies. Nous croisons un taureau qui

nous regarde d’un oeil noir. Sa musculature est imposante. Nous apercevons un arbre bien plus haut que tous ceux que l’on a vu depuis le début de journée.

C’est un chêne qui fait face à deux hangars agricoles. Leur position très symétrique l’un par rapport à l’autre ferait un excellent lieu au tournage d’un film de Kubrick.

Nous arrivons au café de l’étoile Belge. Deux petites

pompes à essence sont posées au milieu du parking. Nous entrons dans le lieu par un sas, qui dessert à

gauche un shop et à droite un café. A l’intérieur,

des habitués jouent et discutent. La serveuse aux cheveux rouges, plutôt enrobée mais bien maquillée,

prend notre commande; Un perrier et une menthe à

l’eau. Nous nous installons près de la fenêtre et profitons de ce moment pour lire un peu. Au mur est

accrochée une photo ancienne de village dont on distingue très bien le beffrois. Je n’ai jamais su à quoi il servait réellement. Pourtant à Bruges il est

gigantesque lorsque nous y sommes allés, Clément et moi, je m’étais déjà posé la question.

“- Excusez-moi, qu’est-ce qu’un beffroi au juste?” La propriétaire me répond

“- Il servait aux instances administratives et était le signe du pouvoir civil face à l’église.”

Chaque ville/village possédant cet édifice affirmait donc son indépendance face au pouvoir religieux. “- Et à quoi donc sert son clocher?

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- A avertir d’un ennemi ou à appeler le peuple.”

Elle s’appelle Mme Ryckelynck et possède ce café depuis plus de 30 ans. Deux hommes entrent et serrent

la main à chacune et chacun. Ils nous regardent

spécifiquement d’un oeil interrogateur, nous qui ne

sommes pas des habitués, nous serrent la main également, puis vont s’installer avec le groupe qui jouent à la belotte. Dernière nous, deux femmes et un homme

discutent des nouvelles de René malade récemment, du manque d’eau déploré par les agriculteurs du coin

et font silence entre deux gorgées de bières. L’ambiance très familiale se ressent aux comportements des individus. Plat du jour: carbonnade maison. C’est

un plat typique flamand que l’on sert aussi bien en France qu’en Belgique. On retrouve de nombreux plats (24) Ingold Tim, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, Le Kremlin-Bicêtre, 2011, 2016, P 116

régionaux cuisinant la bière. “Tandis que je fais le

récit de ma promenade, je tisse un fil narratif qui couvre divers sujets, comme lorsque je déambulais d’un lieu à un autre.”(24) Une fois la batterie chargée et nos pieds reposés

nous reprenons notre route sur la Départementale 3, puis à gauche par le chemin de Regardick. Avant de

croiser le GR5A, nous allons surement devoir franchir des clôtures ou accepter de s’éloigner de la

ligne que nous suivons. Tout dépendra de l’instinct et de l’envie. La ligne de nos pas, quoi qu’il en soit ne s’arrêtera pas.

A l’angle du chemin de Saint-Winoc, nous côtoyons

un hangar construit en plaques de ciment, dont on suppose qu’il subira le temps qui passe. Sur la

carte, aucun chemin ne suit la ligne; pourtant les

agriculteurs utilisent plus ou moins son tracé pour définir des chemins de terres servant au passage des tracteurs. Nous continuons sur la piste le Grognard et contournons la ferme par l’Est. Sur les bords de

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la route, l’herbe séchée que les machines ont perdue

avec le vent, forme un bandeau douillet. D55, rue de Furnes. Aujourd’hui nos cuisses sont courbaturées. Sur mes hanches, le poids du sac a marqué légèrement ma peau de taches bleues, rouges et noires. Je sers

les sangles sur mes épaules pour reprendre un peu le poids qui appuie trop fortement sur le bassin. Une

station service PMO fait face à un restaurant. Sur la façade enduite (ton clair) de la station service on peut lire JUPILER. Le restaurant quand à lui semble

plus chic et n’affiche aucune enseigne de publicité ou de marque. La petite rizière que nous devrions

suivre est entourée d’épaisses touffes de végétation, ronces, hortis, herbes folles. Nous empruntons Grayaerstraat qui passe pas loin. Nous marchons,

marchons, marchons; en silence ce midi. Peut-être un peu démoralisés de devoir choisir entre droite

ou gauche en permanence. La perspective du but ralenti aussi probablement notre progression. La route est bombée pour permettre à l’eau de ruisseler sur les côtés. Comme partout ailleurs dans les zones

rurales. Je me demande si l’autoroute à cette même pente? sa largeur étant importante, peut-être estelle moins perceptible à l’oeil nu?

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n°588a

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n°588b

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A partir de la borne frontière, où il est indiqué Rue des Trois Rois, nous passons à gauche. Ici deux

constructions se font face comme sur la D5. Maisons d’habitation. Pas de commerce. Le cours d’eau

est toujours présent. Par endroit il se dédouble et

s’évade parmi les cultures. A peine avons nous fait 5 mètres en France, qu’un bunker envahi par la mousse

nous invite à nous asseoir. Sur ce lieu plein d’histoire nous décidons de déjeuner.

Les araignées ont remplacé les fusils et les fermes

se sont reconstruites. Les lieux sont si plats que

notre vision est très lointaine. Nous commençons par

finir les dernières bouchées de salade qui commencent à avoir chaud. Puis, croquons dans un carreau de

chocolat pour nous remettre d’aplomb. Enfin nous croquons les quelques noisettes et noix au fond du sac.

Sur les terrains où il est inscrit “Pape Moeres”, des

chemins piétons semblent longer les champs. Les fossés sont creusés encerclant les cultures et remplis

d’eau. Des ponts semblent connecter les zones rectangulaires, nous nous y hasardons. L’eau stagne par

endroit et permet aux nénuphares et autres végétations spongieuses de se développer. Un, deux, trois ponts nous permettent d’arriver à Caester Hof. Ici le GR5A indique un grand tout droit jusqu’à la mer.

Il est alors plus facile d’évaluer le temps restant. Les canaux sont toujours aussi nombreux et circulent

avec nous. Les routes ici portent pour nom chemin vicinal N X dit Y. comme par exemple celui sur lequel

nous nous trouvons: Chemin vicinal N4 dit des limites

ou encore celui que nous avons dépassé chemin vicinal N1 dit de l’octogone. Ils sont tracés en lignes

droites et forment un damier régulier. Les prairies

où logent vaches, chevaux, poneys, ont remplacés les cultures. Au croisement avec les rues Saint-Antoine

et Moerkerkestraat, un petit camping et un café ac-

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cueillent les vacanciers. La marche me permet de récolter des traces infinies “c’est ce qu’il faudrait

appeler une histoire des traces, dont le présent serait l’affleurement. Le présent, en effet, pour peu qu’on le considère avec un peu d’insistance, finit (25) Bailly Jean-Christophe, Le dépaysement; Voyages en France, Editions du Seuil, 2011, P14

presque toujours par apparaître comme l’espace infini et pourtant sans épaisseur où remontent lentement, comme par le fait d’une résurgence invisible, les traces parfois très lointaines de sa formation.”(25) Je n’ai encore pas laissé de traces directement sur

l’environnement, non que les travaux des artistes du mouvement du Land Art tel que Richard Long, par

exemple ne me fascinent pas, cependant, je tente d’abord de prendre trace.

Nous continuons. Le vent nous apporte les premières

odeurs salées de la mer et les mouettes se font nombreuses. Les fossés sont décorés de fleurs jaunes

et blanches qui tachent les aplats verts de légères touches comme sur les tableaux de Van Gogh de

l’époque pointilliste. Au croisement, de nouveau un camping adjacent au café Le relais. 150 pas.

A Gauche : Chemin Vicinal N5 dit du N, dont les constructions le délimitent

A Droite : Noordmoerstraat peu habitée 150 pas.

A Gauche : Un espace de décharge au milieu de deux prairies

A Droite : Un prairie d’herbes grillé Les ecuries de la ferme Saint Foy, indiquée sur la

carte, sont annoncées par de nombreux chevaux qui gambadent à notre gauche. Certains nous observent,

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nous pourrions être leur prochain partenaire le temps d’une promenade. Le paysage change peu. Prairies,

canassons, herbes folles, prairies, quelques arbres aux limites des terrains, prairies. Nous croisons

un homme d’un certain âge, T-shirt blanc et bermuda bleu marine, qui se promène sur son vélo dont la

selle est à mon sens trop bas pour lui. Il nous salue chaleureusement. 150 pas.

A Gauche : Un bunker, parois droites et circulaires construites symétriquement. A Droite : Un champ de blé. Nous constatons des bâtiments au loin qui ressemblent à un corps de ferme, tout proche d’une voie rapide.

C’est une salle de réception et un restaurant qui

s’y sont installés. Les employés s’activent à allumer des bougies sur les tables drapées d’un épais tissu blanc. Entre la A16 et la E40 nous découvrons

un passage noir et étroit qui passe en dessous et nous amène à La dune aux pins. Végétation typique du littorale français. Depuis notre arrivé sur le

GR5A, piétons et vélos se partageaient le chemin.

Ici, une voie goudronnée permet aux véhicules de se rendre également sur la côte. Les collines de sables

apportent un peu de dénivelées jusqu’ici disparut. A droite, nous sommes accompagnés par des moutons. Des

poteaux de bois à intervalles régulier sont installés, supportant le grillage disposé de chaque côté. (26) Frédéric Gros, Marcher une philosophie, Édition Flammarion, 2011, P167.

“Au fond de tout pèlerinage, on trouve une utopie et un mythe : mythe de la régénération et utopie

de la présence.”(26) La frontière dont nous dessinons les contours depuis plus de 100 km maintenant est un lieu à part, d’entre deux sans être ni

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l’un ni l’autre. A part et pourtant si familier aujourd’hui. Par l’investissement temporaire de cet espace, c’est une occupation utopique qui construit

le mythe de l’effacement des frontières que nous cherchons. les barrières disparaissent après les bâtiments que nous dépassons sur la gauche. Un café à

l’angle de Veldstraat; Au retour de la chasse. Drôle de nom. Est-ce un territoire propice aux chasseurs?

Nous marchons et entendons au loin le bruit des voitures. Des champs de part et d’autre de nous. Arrivée

entre la D601 et la N39, nous la traversons en courant car les automobilistes roulent vite et il n’y a a pas de passage protégé. Ensuite nous empruntons

la passerelle qui franchit le canal de Furnes, deux à trois fois plus large que la route. Les marcheurs

et cyclistes circulent d’un sens comme d’un autre.

La densité d’hommes au mètre carré, bien que très

respectable, annonce notre arrivée sur la côte. Nous approchons Bray-dune. 150 pas.

A Gauche : Un champ d’herbes folles A Droite : Une prairie. 150 pas.

A Gauche : Café, friterie, tabac.

A Droite : Un parking. Posée là, une caravane. Au second plan un tabac.

Aucune dénomination pour ces lieux, on indique simplement le produit vendu. 150 pas.

A Gauche : Maison de la Dune, Pizza City. A Droite : Café Le perroquet.

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La rue Albert Ier menant à Bray-Dune et Duinhoekstraat vers La panne sont séparés par une chocolaterie Léonidas, installée dans l’ancien bâtiment des douaniers. Côté belge, tabac à bon prix, bières et diesel

à encore 1,148 le litre se succèdent. En France les

commerces sont rares. Le camping du Perroquet semble accueillir des touristes venus de toute part.

Il nous reste deux kilomètres à parcourir dans les

dunes de sables protégées. Aloïs a accéléré le pas et marche maintenant bien devant moi. Nous longeons

un camping sur la droite où sont installés des bungalows qui semble d’un standing moyen. Plus rien

maintenant: la nature et le sable. Nous nous trouvons au milieu de la réserve naturelle de Westhoek. Un panneau à l’entrée d’un chemin nous expliques les

spécificité de la faune et de la flore du lieu. “Plus de 400 espèces de plantes supérieures poussent dans

‘De Westhoek’. Dans les dunes à oyat, on y retrouve surtout des végétaux pionniers tels que le chiendent à feuilles de jonc et la roquette de mer. Dans les cuvettes humides, une couche de broussailles de saule rampant couvre le sol. Des fleurons botaniques tels que la parnassie et l’epipactis des marais. Les pentes dunaires arides plus vieilles sont recouvertes d’un tapis de fleurs comprenant l’hélianthème jaune et le rosier pimprenelle.(…)” Les indications sont traduites en flamands et en anglais. Une attention aujourd’hui indispensable pour que tout un chacun dans cette région puisse le lire. J’essaie de

distinguer les deux espèces d’oiseaux citées que je ne connaissaient pas ; la fauvette grisette et la

tarier pâtre. En effet, j’aperçois de nombreuses petites poitrines orange qui volent autour de nous en

chantant d’une voix aiguë entre les broussailles qui paraissent piquer. Ce sont les Tariers pâtre.

Nous traversons une sorte de petite fôret, puis le

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ciel réapparait, buissons et arbustes dynamisent le lieu. Le sable envahit le chemin et la marche se fait

plus lente. J’ai la sensation que je n’arriverai jamais sur la plage. Plus j’avance et plus l’objectif se dissout, s’éloigne, s’évapore dans le vent.

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n°738a

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n°738b

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n°768a

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n°768b

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n°803a

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n°803b

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n°825a

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n°825b

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Date : 03/06/2017

Heure : 18h41

Lieu : Sur la plage, Entre Bray-dune et la panne

Temps : Toujours resplendissant

150 pas.

A Gauche : La plage A Droite : La plage 150 pas.

A Gauche : La mer A Droite : La mer La ligne. La mer. L’horizon.

Ici la limite frontière reprend tout son sens. Ce territoire profond qui m’effraie parfois nous ouvre

l’horizon, emprunt de mobilité. Inquiétante étrangeté. Il possède l’incroyable caractéristique d’être le seul endroit ou les parallèles se rassemblent et

se touchent. Je me perds dans son lointain fascinant. La mer; Insaisissable. A moins de n’être une excellente nageuse, comme Gertrude Ederle qui fut

la première femme à traverser la manche en 1926, je ne serai jamais en mesure de vivre cette frontière

par le seul moyen de mon corps. Le ciel; Impalpable. A moins de me rapprocher du programme Apollo et tel Neil Armstrong franchir la limite de la couche d’Ozone qui nous protège de l’univers.

La grève qui sépare le monde aquatique du monde terrestre est une zone active qui accueille un univers

biologique bien spécifique à ce territoire de bords. Lieu d’échanges, d’interactions, elle respire et se meut, en lien avec ce qu’elle divise. La frontière n’a rien d’une ligne inerte dont l’unique fonction

est de servir de barrière. Elle nous entraîne à la

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rencontre de l’autre, nous révèle des territoires

d’entre-deux, nous apprend à voir les paysages du sud au nord, du nord au sud, d’est en ouest tout dépend

de la direction que vous adopterez. Elle est simple

et effacée, banale et apaisée, humaine et territoriale, mouvante avant tout. La frontière est partout et en chacun de nous.

Ce soir nous dînons sur la plage, les usagers qui jouent au ballon, aux raquettes ou encore à écrire

des messages sur le sol sont de moins en moins nombreux. La fin de journée était belle. Le ciel passe du bleu, vert, jaune, orange, derrière le vol des

mouettes devenues plus silencieuses. Le vent souffle en petite rafale déplaçant le sable qui glisse au dessus de la tente. Je m’allonge éreintée encore ce

soir prenant tout de même le temps d’écrire quelques lettres.

03 Juin 2017 Près de Oost-Cappel, non loin de la rue mitoyenne

Bonsoir Elisabeth, Bonsoir Eric, Le 1er Juin vers 14h nous avons tenté de vous saluer au 1590 rue du Sac, sans succès à mon grand regret. Avec entrain nous avons gravi le mont noir, et j’ai pu, non sans fierté, montré à Aloïs mon compagnon de route pour ce voyage tous les petits endroits que tu m’avais fait visiter. Je dois te dire que pour nous repérer ceci fut d’une grande aide. Car il n’est pas chose aisée de marcher sur des sentiers non balisés. Nous avons même emprunté ce chemin caché à Wartenberg qui prenait à droite sur la N372 et s’enfonçait dans les branches des arbres. C’est non loin de là que nous avons passé notre première nuit. Ce soir nous sommes arrivés entre Bray-dune et la Panne après 3 jours de marche. Les paysages de cultures s’étendent à perte de vue sur de nombreux kilomètres. Merci encore pour votre accueil de la dernière fois, je parle toujours des gaufres autour de moi. A bientôt Sophie __________________________________

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03 Juin 2017 Au milieu de Bray-Dunes et La panne Chère Céline, Me voici arrivée près d’un poteau entre la mer et la mer. Nous avons décidé de faire un stop au Perroquet entre la D60 et la N 386 qui me rappelle nos soirées au rendez-vous des chauffeurs. Ici le temps est clément et l’odeur du sel me fait sourire. J’ai pensé à toi quotidiennement sur ces routes, chemins, champs, nationale, tu t’en doutes sûrement. Maintenant que ces quelques 150 km sont parcourus et que l’objectif est atteint je vais devoir, non sans peine m’attacher à ma chaise pour écrire ce mémoire. J’en frissonne déjà. J’espère en tout cas que ces deux dernières séances ont été bercées de nouvelles idées. Le vendredi sur l’exercice individuel était je trouve une très bonne initiative. Hâte d’avoir vos retours. Merci en tout cas pour tes encouragements permanents. Bonne soirée Sophie __________________________________

03 Juin 2017 Entre les dunes du Perroquet et le Natuurreservaat Westhoek

Bonsoir Stéphanie, bonsoir David, Sur la plage entre Dunkerque et la Panne, me voici enfin arrivée après 7 jours de marche. Sur la route, la frontière croise par ci par là quelques étangs ou rizières servant vraisemblablement les cultures alentours, cependant rien qui n’aie retenu assez mon attention pour en dessiner les contours et surtout entourés d’orties difficilement accessibles. Ca ne serait donc pas ce moment méditatif que tu décrivais, peut-être plus ces instants énervants et pénibles qu’à vécu David. Sans idée précise pour l’instant, je vous souhaite pourparler et équité. A bientôt Sophie

Date : 04/06/2017

Heure : 8h06

Lieu : Sur la plage, Entre Bray-dune et la panne

Temps : venteux

Levés à l’aube. La manche est agitée ce matin. Je

tente d’aller me baigner quand, juste du bouts d’or-

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teils, je sens la température de l’eau hérisser les

poils de tout mon corps qui ferme ses pores. Avertie du degré trop faible, ma peau a réagi sans tarder.

Je rafraichis mon visage et repars vers la tente où Aloïs dort toujours. Un couple arrive à cheval pour

une promenade matinale. Ils nous regarde d’un sourire quelque peu moqueur.

-Avez-vous bien dormis? me demandent-ils.

J’affirme et leur retourne la question, sur laquelle ils rigolent. La sensation de se réveiller le matin et de sentir l’air et le soleil sur le visage est

sans égal. Nous les regardons s’éloigner sans les envier le moins du monde. Les bagages sont faits,

et nous, plein d’envie encore de contemplation. Nous

décidons d’aller nous installer au café du perroquet, regarder les lieux s’éveiller et les premiers promeneurs du dimanche s’installer.

Ici aller-retour incessants de véhicules motorisés

de nationalités bien variés. Les langues se mêlent.

Nous comprenons que la petite famille de droite commande des frites par le doigt qu’elle pose sur la carte. Second café. Décision: Se rendre à Calais en stop.

__________________________________

Mardi 6 juin 2017 Liège, Gare des Guillemins Attendant un train déjà annoncé avec plus de 50 min de retard. Dans une cafétéria aux antipodes de notre rdv des chauffeurs. mais qui a au moins le mérite d’avoir une connexion wifi gratuite.

Bonjour Sophie, ça fait toujours plaisir de te lire ... surtout pour apprendre que tu as «atteint ton objectif» comme tu dis: mettre sur plus de 150 km le tracé d’une ligne à l’épreuve de nouveaux registres de pensée. Evidemment, cette nouvelle, je l’accueille aussi avec une pointe de scrupule ironique, moi qui m’apprête à traverser cette même ligne, à toute vitesse, dans une habitude et confort facile,

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sans même y penser si tu n’étais pas là pour m’y aider. Là-dessus, c’est bien moi qui te remercie ... Je me réjouis que nous puissions en discuter ce vendredi, en dix minutes peut-être, ou même bien plus si tu le souhaites! en échange, je te raconterai comment se sont déroulés ces fameux exercices individuels, qui nous ont une fois de plus montré l’importance de pouvoir rire et penser, toujours en même temps. Une très bonne journée à toi, et à vendredi ! Céline __________________________________

Mail du 16 Juin 2017 Depuis l’ordinateur du petit bureau à l’étage

Bonjour Sophie Nous avons été très heureux d’avoir de tes nouvelles par mail et par ta gentille lettre. Comme nous te l’avions dit le WE du 1 juin était très chargé et je n’ai pas pris le temps d’aller voir mes mails. Je suis désolée car j’aurai peut être pu venir te chercher à la gare. Le principal c’est que vous ayez pu poursuivre le périple entamé et ainsi réaliser ton défi. J’espère que tu as fait encore de belles rencontres. Le temps était cette fois avec toi ce qui n’a pu rendre que plus agréable votre marche. Quant à nous nous ne voyons pas le jour car nous sommes toujours pris à droite et à gauche par nos activités. Ce matin, nos amis du Morvan sont repartis après 8 jours de vacances chez nous et pleins de bons moments passés ensemble. Le we est à nouveau chargé je ne me remettrai à mon potager que lundi. Les vacances approchent pour toi je te les souhaite heureuses et pleines de nouvelles rencontres. J’espère que nos chemins se recroiseront un de ces jours. Je serai toujours contente d’avoir de tes nouvelles. Bises

Date : 20/07/2017

Heure : 16h24

Lieu : 48 rue de Solférino, Lille

Temps : Calme et nuageux

Ce dont j’ai voulu rendre compte par ce voyage, c’est

d’une construction non inquiétante de la ligne frontière, c’est d’un paysage de passages, de seuils,

de transitions, d’une ligne devenue franchissable

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par le temps et l’apaisement des sociétés, sur laquelle une existence singulière se dessine et dont

les traces sont subtiles. Les traces sont également propres au cheminement choisi et construit par le

rythme de la marche. Les zones nationales, linguistiques, urbaines, culturelles que la frontière délimite, sont toujours sous des formes changeantes,

dont la description tente de rendre compte. Changeantes mais également d’un ordinaire confondu et

désarmant. Ne pas écrire un essai mais bien un mémoire - telle était la consigne ou du moins l’objectif de cette année et pourtant ce schéma diffus

permet au récit de se confronter à l’histoire, aux

auteurs qui nous accompagnent de dire ou contredire, au monde qui nous entoure de voir et de réinterroger la ligne qui par endroit du globe fait tant parler

d’elle. Par la description nous en avons une poésie, par la photographie un enchaînement de points, nous

pourrions alors penser un nouveau système pour la cartographier?

Demain, je continue ma route depuis Mouscron vers le

sud, en passant par le parc naturel de Scarpe-Escaut, Le parc naturel régional de l’avesnois et le

parc naturel régional des ardennes. Objectif : Atteindre le Tripoint entre la France, la Belgique et (27) Bouvier Nicolas, L’usage du monde, Editions La découverte, Paris, 1985, 2014, P375

le Luxembourg.

“Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs.”(27)

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“Les pays sont séparés les uns des autres par des frontières. Passer une frontière est toujours quelque chose d’un peu émouvant: Une limite imaginaire, matérialisée par une barrière de bois qui d’ailleurs n’est jamais vraiment sur ligne qu’elle est censée représenter, mais quelques dizaines ou quelques centaines de mètres en deçà et au-delà, suffit pour tout changer, et jusqu’au paysage même: c’est le même air, c’est la même terre, mais la route n’est plus tout à fait la même, la graphie des panneaux routiers changent, les boulangeries ne se ressemblent plus tout à fait.” George Perec, Espèces d’espaces, 1974

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Le retour des murs (2/4) De Belfast à Nicosie: fortifier pour garantir la paix? France culture, emission Culturesmonde par Florian Delorme, Clémence Allezard, 07 Février 2016, 59min Le retour des murs (3/4) Le grand retour des barrières douanières. France culture, emission Culturesmonde par Florian Delorme, Tiphaine de Rocquigny, 08 Février 2016, 59min Le retour des murs (4/4) Entre folklore légendaire et symbole nationaliste; l’imaginaire de la grande muraille. France culture, emission Culturesmonde par Florian Delorme, Clémence Allezard, 09 Février 2016, 59min _ Rencontres & Entretiens _ Yasmina Bouagga & C. Salomé, Autour de Calais (Octobre 2016) Julien Beller, Architecte du Centre d’Accueil pour migrants à Porte de la Chapelle (Novembre 2016) Stéphanie Rollin & David Brognon, actions artistiques sur les lignes frontières (Avril 2017) Bénédicte Grosjean, chercheuse et enseignante à l’ensa PL mettant en place divers projets autour de la frontière franco-Belge (Mai 2017) Elisabeth et Eric, habitants de la ligne, 1590 rue du sac. (Mai 2017) _ Autres_ Lévy Jacques & Lussault Michel (dir) , Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Ed Berlin, 2013

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