fiona tan — l’archive des ombres / shadow archive
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l’archive des ombres / fiona tan shadow archive
Archive, 2019 still
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L’Archive des Ombres Fiona Tan Umbra sumus Nous ne sommes qu’ombre 742.4 (Ombres) Depuis plusieurs années maintenant, il y a un livre que j’emporte partout. La couverture est intrigante et le titre devait immanquablement attirer mon attention : L’Art de la mémoire. Écrit par Frances Yates et publié en 1966 sous le titre original The Art of Memory, ce livre retrace l’histoire des pratiques mnémotechniques. La façon dontYates a traduit et interprété un livre de Giordano Bruno y joue un rôle essentiel. Selon Bruno, « le savoir ou l’art en passe d’être révélé [par ce texte hermétique] est comme un soleil levant qui fera disparaître les créatures de la nuit ». Rédigé en latin et publié à Paris en 1582, le livre de Giordano Bruno a été traduit en anglais par The Art of Memory – un titre pertinent puisque l’auteur y annonçait que son lecteur serait capable de tout apprendre et de tout mémoriser comme par magie. Mais le titre original me paraît plus beau et plus inspirant encore : De umbris idearum – littéralement, « Des ombres des idées ». Après tout, une œuvre d’art n’est-elle pas toujours l’ombre d’une idée ? J’ai trouvé la trace de Giordano Bruno en lisant Sir Thomas Browne, lui-même découvert grâce aux livres de W.G. Sebald. Bibliotheca Abscondita, ou Musæum Clausum (1684) de Browne est le merveilleux inventaire d’une bibliothèque imaginaire constituée de livres « rares et généralement inconnus » qui n’existent plus ou n’ont peut-être jamais existé. Dans la liste des livres de son « musée scellé », Browne attribue De umbris idearum au roi Salomon lui-même. J’examine une fois de plus la couverture de mon exemplaire de The Art of Memory de Yates. On y voit un détail de l’ébauche du secret hermétique de Bruno, sa roue de la mémoire, dessinée parYates. Comme elle est froissée et recouverte de minuscules caractères manuscrits, je l’avais prise au départ pour un dessin de Bruno lui-même. Depuis, j’ai dessiné ma propre version de ce schéma. Parfaitement structuré au sein d’une géométrie spatiale, le système mnémonique de Bruno reposait sur une série de cercles concentriques et était censé avoir des propriétés magiques, voire divines. La publication de De umbris idearum valut à Bruno, ancien frère dominicain de Naples, d’être accusé d’hérésie par l’Église catholique et condamné au bûcher à Rome le 17 février 1600.
Volume i P. 26
Volume i P. 22-23
Mémoriser, c’est apprendre à comprendre. À une époque où il était crucial pour tout érudit de pouvoir retenir des discours entiers et de vastes connaissances, les Grecs et les Romains accordaient une grande importance à la pratique des techniques mnémoniques. Plus tard, les érudits du Moyen Âge et de la Renaissance continueront à être fascinés par ces idées. Mais avec l’invention de l’imprimerie, la mémoire s’externalisa et ces techniques tombèrent dans l’oubli. Aujourd’hui, les systèmes mnémoniques, comme les palais de la mémoire ou la méthode de mémorisation des lieux (loci), suscitent un regain d’intérêt. En associant des séquences d’images fortes à des lieux précis, généralement des pièces dans un bâtiment ou un palais imaginaire, il est possible de mémoriser de longues listes d’informations et de les restituer parfaitement. Pensées, sentiments et souvenirs sont alors associés à des lieux physiques – un rendu concret, une géographie de la pensée et de la mémoire. Comme artiste, ce concept m’intéresse tout particulièrement. Les ombres des souvenirs : un autre genre de catalogue, ou d’archive. Voici donc mon premier cercle. Des idées associant des images au savoir et à la mémoire. L’idée fugace d’un monde d’ombres parallèle, d’images impossibles à retenir, mais néanmoins perceptibles, dont on peut faire l’expérience. Des images d’une beauté éphémère, insaisissable. « Tel un crayon, l’imagination dessine des images dans la mémoire », écrivait Giambattista della Porta en 1558.
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Paul Otlet, esquisse pour le Mundaneum / sketch of the Mundaneum, 1943 Collection Mundaneum
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Mundaneum, schĂŠma / diagram, Encyclopedia Universalis Mundaneum, n.d & Mundaneum, plan, n.d Collection Mundaneum
Encyclopedia Universalis Mundaneum, n.d & Mundaneum, plan, n.d Collection Mundaneum
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Archive, 2019 still
D’après / after Paul Otlet, Atlas Encyclopedia Universalis Mundaneum, 1944 Collection Mundaneum
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« La machine à penser le monde » Sophie Berrebi « Le monde n’est plus écrit sur les cartes, il est écrit dans l’encyclopédie. L’espace et le temps étaient des cercles de cercles ; Hegel devait écrire à ce moment-là que l’encyclopédie elle-même est un cercle de cercles. Carte du monde de la connaissance sur un nouvel espace, la science redevient une cartographie. Des grilles de courbes, des cercles de cercles que la pratique industrielle devait matérialiser au moyen du feu et du fer. » Michel Serres, 1975 Assise, ou plus exactement blottie sur les premières marches d’un grand escalier art déco en marbre couleur sable, je scrute les balustres en fer forgé de la rampe. “Attention ! Ne touchez pas aux œuvres d’art !” : une voix m’arrache à mon occupation et me laisse perplexe, car d’œuvres, autour de moi, je n’en vois point. Une jeune femme portant des lunettes et vêtue de noir et de blanc s’approche alors de moi et entreprend de m’expliquer, d’un ton passablement condescendant, que ‒ visible ou non, dissimulée au milieu des balustres ‒ il y a là une œuvre qui porte la marque distinctive d’un artiste, et il serait préférable que je prenne quelque distance afin d’éviter de l’endommager. Je ne me souviens plus maintenant, si la jeune femme autoritaire de ce songe, avec ses cheveux tirés en arrière était la commissaire de l’exposition ou bien l’artiste elle-même. Mais en tout cas, j’entreprends d’échanger avec elle sur les mérites de cette soi-disant œuvre ‒ au demeurant invisible ‒ et sur laquelle elle se met à disserter, conceptualisant et théorisant d’une manière qui me paraît absurde. Mais alors qu’elle parle sans s’arrêter, mon regard se détache d’elle et se dirige vers la rampe, et suit sa courbe élégante descendant vers le perron. Mes yeux s’arrêtent alors sur la spirale qui termine la rampe et que surmonte un gros globe de laiton poli, froid et étincelant. __ Je ne veux pas donner trop de sens à ce rêve, chère Fiona. Mais comme il m’est venu au cours du dernier sommeil qui précède l’aube, dans les premiers jours d’écriture de cet essai, il n’est pas impossible que la vision de la spirale en fer forgé ainsi que le globe de laiton brillant m’aient été inspirés par les étranges schémas dessinés par Paul Otlet sur d’innombrables feuilles de papier. Tu m’en avais montré quelques exemples la veille, sur ton écran d’ordinateur. Tu venais alors de passer quelques jours à Mons, dans les archives du Mundaneum, qui abrite ce qui reste du projet utopique d’Otlet, et tu avais photographié certaines de ces pages un peu abîmées, dans lesquelles Otlet tente de résumer et de schématiser le monde, d’en proposer, à l’aide de globes, de cercles et de spirales une version miniature et raisonnée. L’une de ces feuilles, ornée d’un tel motif, porte d’ailleurs la mention explicative suivante, inscrite de sa main : « Mundaneum : la machine à penser le monde ». À cette époque-là, tu commençais à te frayer un chemin dans la masse des documents d’archives et je venais te rendre visite pour en savoir plus sur ce projet d’une série d’œuvres que tu avais l’intention de créer pour ta prochaine exposition au Musée des Arts Contemporains au Grand-Hornu et à propos desquelles tu voulais que j’écrive quelque chose. Bien que tu m’aies expliqué certaines choses à propos d’Otlet, j’ai eu envie de mener quelques recherches par moi-même. J’ai lu quelques articles universitaires et ai vite compris que, depuis une quinzaine d’années, Otlet suscite un intérêt croissant auprès de chercheurs, qui veulent voir en lui un précurseur d’internet. Il semble, au départ, le plus communément décrit comme un industriel et un bibliographe, né en 1868 dans une riche famille belge (son père, tu me l’avais dit, avait fait fortune dans le commerce des tramways). Diplômé en droit, son intérêt s’est tourné très tôt vers la bibliographie et l’une de ses premières activités a été d’indexer des articles et des revues de droit, avant d’étendre sa ferveur de la compilation bibliographique à d’autres domaines. Il semble que cette première passion se soit doublée de fortes aspirations entrepreneuriales. C’est du moins ce que suggère son projet d’une
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l’univers ; le fils absent s’alimentait de ces diminutions de son âme. Le dessein de sa vie était comblé ; l’homme demeura dans une sorte d’extase. Au bout d’un temps que certains narrateurs de son histoire préfèrent calculer en années et d’autres en lustres, il fut réveillé à minuit par deux rameurs ; il ne put voir leurs visages, mais ils lui parlèrent d’un magicien dans un temple du Nord, capable de marcher sur le feu et de ne pas se brûler. Le magicien se rappela brusquement les paroles du dieu. Il se rappela que de toutes les créatures du globe, le feu était la seule qui savait que son fils était un fantôme. Ce souvenir, apaisant tout d’abord, finit par le tourmenter. Il craignit que son fils ne méditât sur ce privilège anormal et découvrît de quelque façon sa condition de pur simulacre. Ne pas être un homme, être la projection du rêve d’un autre homme, quelle humiliation incomparable, quel vertige! Tout père s’intéresse aux enfants qu’il a procréés (qu’il a permis) dans une pure confusion ou dans le bonheur ; il est naturel que le magicien ait craint pour l’avenir de ce fils, pensé entraille par entraille et trait par trait, en mille et une nuits secrètes. Le terme de ses réflexions fut brusque, mais il fut annoncé par quelques signes. D’abord (après une longue sécheresse) un nuage lointain sur une colline, léger comme un oiseau ; puis, vers le Sud, le ciel qui avait la couleur rose de la gencive des léopards ; puis les grandes fumées qui rouillèrent le métal des nuits ; ensuite la fuite panique des bêtes. Car ce qui était arrivé il y a bien des siècles se répéta. Les ruines du sanctuaire du dieu du feu furent détruites par le feu. Dans une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les murs l’incendie concentrique. Un instant, il pensa se réfugier dans les eaux, mais il comprit aussitôt que la mort venait couronner sa vieillesse et l’absoudre de ses travaux. Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit qu’il était lui aussi une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. traduit par Paul Verdevoye, in : Fictions © éditions Gallimard
L. Leland Locke, Anciens noeuds quipu / Ancient quipu knots, 1923
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Ebenezer Howard, Illustration extraite de / from To-morrow a Peaceful Path to Real Reform, 1898
Claude-Nicolas Ledou, Vue perspective de la ville de Chaux / Perspective View of the Town of Chaux, 1804
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Inventory, 2012 installation
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Photogenics of Memory Patricia Falguières The life of the English architect Sir John Soane was both illuminated and devastated by his encounter with the work of Giovanni Battista Piranesi. Soane’s house at Lincoln’s Inn Fields, in central London, bears eloquent testimony to that fact. During his lifetime, the house was a “museum” and a school for future architects, where they could learn the “elements of architecture,” and that is how he wanted it to remain: in 1833 he obtained an Act of Parliament stating that, in exchange for his bequest of the house to the British nation—“For the Benefit of the Public”—Parliament would preserve it as closely as possible to its appearance at the time of his death. To the present-day visitor, the place is a labyrinth, an oneiric experience—enchantment and nightmare rolled into one. It is a poetic monument to a life (Soane worked on it from 1792 until his death in 1837) and the aftereffect of his discovery of Piranesi’s collections of etchings, from Carceri d’invenzione (1761) to Diverse maniere d’adornare i cammini ed ogni altra parte degli edifizi (1769).1 What triumphed in these large albums, which served, effectively, as the architecture school for Soane’s generation, was the “work of the negative”: an irremediable corrosion of all the values of classical architecture, the depreciation of symmetry and centrality, the negation of spatiality and the laws of perspective, and the principle of unlimited variability of forms and infinite proliferation of images, in which, not so long ago, Manfredo Tafuri recognized the beginnings of modernity.2 The housemuseum at 13 Lincoln’s Inn Fields was a poetic experimentation with this decomposition of architecture. In her six-channel video installation Inventory, Fiona Tan turns herself into our paradoxical guide to that poetic experimentation. Tan installs herself in Soane’s house as if it were a gigantic camera obscura, with the following difference: this camera obscura does not capture images from the outside, because the house has no outside. It is a concatenation of passages, stairwells, thresholds, antechambers, and rooms that seem to emerge one from another, like a stripping of walls unbreached by windows.When the complexity of the layout delivers what we may think is an “exterior,” we are, in fact, still inside the house: a variation in light is the only thing that could possibly make us think that we had, for a moment, escaped the infinite engendering of volumes concocted by the architect. Soane turned himself into a theoretician of what he called “the mysterious light”: a diffuse and indirect light that pours in through glass skylights (we notice them at various moments in Tan’s film) and that spreads throughout the building, its effects modulated with troubling precision with the help of lantern lights, colored glass, all manner of reflectors (including the “canopy” ceilings deployed in various large rooms, which disperse the light captured by the lantern lights), and a panoply of mirrors strategically placed to throw spatial coordinates into confusion. Tan has made this machine her instrument. The artist’s perambulation inside this labyrinth is decomposed onto six screens: she inscribes her exploration under the sign of disjunction. This is not a split screen that breaks up the successive moments of a single action; rather, each screen has its own format, luminosity, texture, grain, focus, and speed. Each channel was filmed with a different camera, analog (16mm, 35mm, or Super 8) or digital—an anthology of the cameras a fifty-year-old artist can still use today. Each camera has its own distinctive way of being myopic: a haptic vision, consisting of close-ups, that bumps into objects, touches them, frisks them, and, in so doing, brings out their textures, sometimes to the point of blurriness.There are group shots (groups of busts, mascarons, rose windows), but never a wide or establishing shot that would give us so much as a hint of the organization of the building—unless it is through one of the convex mirrors that distort all perspective. The tracking shots are few, and those are made with the Super 8 camera, the lightest, most uncertain, and shakiest of the devices Tan uses to film. Everything is done to conjure the totality. There is no center, either. Tan’s camera avoids the large light well that pierces the house from top to bottom and that painters and, later, photographers proclaimed to be the heart of this apparatus (the most spectacular pieces—the cast of the Apollo Belvedere, Soane’s bust, and the alabaster sarcophagus 87
Depot, 2015 photo de production / production photo
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Le souffle essoufflé du souvenir Denis Gielen Depot est un film tourné par Fiona Tan dans les réserves des collections d’ichtyologie de deux musées d’histoire naturelle : le Museum für Naturkunde de Berlin et le Naturalis Biodiversity Center de Leiden aux Pays-Bas. Précise et poétique, sa construction repose essentiellement sur l’écoulement parallèle, d’une part, de plans contemplatifs sur des spécimens marins conservés dans du formol ou à l’état de squelette, et d’autre part, d’une voix off entraînant le spectateur dans la rêverie d’un personnage fictif : probablement conservateur des collections et alter ego de l’artiste. Comme le spectacle absorbant de ces créatures, cette rêverie est aussi une plongée en mer, parmi les limules et les nautiles, mais surtout, comme toute rêverie, une plongée dans une « mer intérieure », celle de l’âme du poète : « Homme libre, dit Baudelaire, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme dans le déroulement infini de sa lame. »1 Cette analogie entre rêverie et mer, entre mouvement de l’âme et celui de la vague, la science récente l’a établie également, grâce à la neuro-imagerie, en décrivant justement comme une « grande vague » l’activité du cerveau au moment où notre esprit vagabonde. Quand notre attention n’est éveillée par rien en particulier, une onde électrique de fréquence lente et de grande amplitude, nommée « énergie sombre », nous parcourt à la façon d’une lame de fond qui, affirment les scientifiques, revient toutes les dix secondes. « C’est cette ‘énergie sombre’ de notre cerveau, note Jean-Claude Ameisen, qui alimente nos souvenirs, nos rêves éveillés, nos intuitions, notre déchiffrage inconscient de la signification de notre existence, durant les périodes de veille et de sommeil où nous ne sommes pas en prise directe avec les événements du monde extérieur, où notre esprit vagabonde. »2 Ces deux séquences, visuelles et narratives, qui progressent au cours du film en s’enroulant l’une sur l’autre, créent entre elles un réseau d’associations où la vue d’un oursin, par exemple, convoque le souvenir d’enfance d’une « épine dans le pied ». Suivant cet axe hélicoïdal, le film se développe alors au rythme des « portraits » d’animaux marins et des lectures de fragments tirés, nous dit la voix, du carnet de notes qu’ouvre le mystérieux personnage au début du film. Ainsi, Depot com-
Depot, 2015 still
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depot, 2015 photo de production / production photo
Shadow Archive, 2019 photogravure
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The global problem, 1940
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A permanent instrument for international cooperation Why - How - Where to establish
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