CLGB_REIMS#HS2

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HORS SÉRIE

SPÉCIAL DANSE

Open Art Revue

Juillet Août 2012 /// Reims /// Gratuit

Jeu de Société / Stéphanie Aubin & Arnaud Baumann • photo © Arnaud Baumann


REIMS ☰ DU 24 AU 29 SEPTEMBRE 2O12

MUSIQUES DU TEMPS PRÉSENT ☳ DIXIÈME ÉDITION

SEBASTIEN TELLIER ☶ NIcOLAS JaaR GESAFFELSTEIN ☰ SEBASTIAN ☳ WOODkID ☶ cASSIUS YUkSEk ☳ BRODINSkI ☶ MADEON ☰ ThE BEWITchED hANDS cARTE BLANcHE A chASSOL LA FEMME ☰ THOMAS AZIER ☳ ROckY EXTRA BALL ☵ SENSITIVEXPLOSION ☰ ABOUT ThE GIRL ATOMIc RADIO137 ☳ cONTES ☵ ERYck ABEcASSIS FLOY kROUchI ☰ PhONOGRAPhE cORP WWW. elektricityfestival . FR

une production


RESPIRATION Texte et Photo / © John Frank

I

l reste une toute petite réserve dans le voyant de la batterie. Un signe rouge angoissant = 10%. Quelques appels encore possibles avant la coupure du téléphone. Pas de prise de courant dans le secteur. Il pourrait bien rentrer dans le café à proximité mais la mine du patron l’en décourage. Et il imagine la conversation, la négociation pour un peu de courant. Fatiguant. Mais l’objet se meurt… Que risques tu ? Manquer un appel lui dit la voix intérieure, grinçante. Il est encombré d’écrans et de fils. Un réseau de veines virtuelles sort et entre par ses oreilles et ses yeux. Mais il n’a plus de courant. 10%. Légère panique. Il n’y a plus de mémoire non plus. Plus possible de rajouter un autre message, ou un autre fichier – les boîtes sont pleines. Il inspire, serre le poing et décide d’en finir. Il va vider la batterie en beauté. Musique à fond. Jusqu’à épuisement. Que risques tu ? Le silence et le bruit du monde révélés. Il tremble – le sevrage ne sera pas simple. Roulette russe numérique… pour qui la dernière miette d’électricité ? Il envoie un ultime SMS – bouteille à la mer… L’objet disparaît peu à peu

dans un repli du jour. Il se fait intérieurement un petit requiem pour mobile hors d’usage. Il a moins peur mais il est nostalgique du mode vibreur- pulsation tenace. Des tremblements dans sa poche, permanents, inquiétants, rassurants. Depuis quand ? Ses écrans sont fermés, maintenant. Il est redevenu Adam. Comme nu. (…) Plus tard - c’est l’été - il est allongé dans une herbe moins verte que celle de ses souvenirs pixellisés. Des fourmis se promènent autour de lui. Il entend son souffle. Des anges et des nuages passent. Ses yeux se ferment. Pause. Il revient, différent. Un chemin usé mais pas tant que ça s’ouvre devant lui. On l’emprunte pour aller partout et nulle part. Et au bout : un monde, le sien. Mais différent. Une phrase rebondit sur un plancher. Un cri résonne sous une lumière changeante. C’est bizarre. Des histoires essentielles et inutiles. Et il voit les passions des hommes – universelles. Transpiration. Shéhérazade est avec lui, et il se réjouit. Une larme coule amortie par un sourire. Le théâtre n’est pas fermé.

JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT WIM WENDERS

+ Au-delà de la chorégraphie classique et contemporaine +

+ L’innovation cinématographique en 3D +

JULIE NIOCHE

+ La forme du spectacle de danse en question +

CLOVIS FOUIN

+ Emporté par Nijinski +

CHRISTIAN RIZZO

+ Chorégraphies de formes +

JEROEN VERBRUGGEN STÉPHANIE AUBIN ASA MADER

+ Rebelle et décalé +

+ L'art du mouvement +

+ Celui qui filmait la grâce +

MIMOZA KOIKE

+ La dynamique du mouvement à l'envers +


centre d’essais


JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT

+ AU-DELÀ DE LA CHORÉGRAPHIE CLASSIQUE ET CONTEMPORAINE : LA FUSION DES OPPOSÉS + Propos recueillis par /

Yannick Barrale • Texte / Alexis Jama Bieri • Photos / © A. Sterling • Portrait / © ML Briane

J

ean-Christophe Maillot élabore une chorégraphie qui s’oriente à la fois vers les grands thèmes classiques mais également vers le champ de l’abstraction. Ouvert à toutes les formes de la représentation, il travaille, à la direction des Ballets de Monte-Carlo, et collabore avec des artistes venus de différents domaines, dont des plasticiens, George Condo, Philippe Favier, Rolf Sachs, Dominique Drillot, Frank Stella, Pierre Alechinsky, Ange Leccia, Valerio Adami, notamment pour la création de rideaux de scène, des compositeurs, tels que Marc Monnet, Bertrand Maillot, Yan Maresz, Andrea Cera, Ivan Fedele, Ramon Lazkano, Martin Matalon, Daniel Terruggi, Bruno Montovani, des créateurs de costumes comme Jérôme Kaplan, Philippe Guillotel, Karl Lagerfeld. Il met en place, en 2000, le Monaco Dance Forum, qui est une manifestation chorégraphique internationale. En 2011 enfin, il prend la direction d’un seul établissement né de la fusion des Ballets de Monte-Carlo, du Monaco Dance Forum et de l’Académie de Danse Princesse Grace.

• Vous dirigez les Ballets de Monaco. Quel a été votre parcours jusqu’à votre arrivée en fonction ? J’ai débuté la danse à 7 ans en entrant au Conservatoire de Tours. Ensuite, j’ai intégré à 15 ans, l’École Supérieure de Danse de Rosella Heightower à Cannes, puis, à 17 ans, je suis entré en tant que soliste aux Ballets de Hambourg. Quand je me suis cassé le genou, à 20 ans, je suis revenu à Tours où j’ai pris la direction du Ballet du Grand Théâtre, avant qu’il ne devienne le Centre Chorégraphique National. Je partageais alors la structure avec deux autres chorégraphes, anglais et chilien. Ce partage correspondait parfaitement à mon état d’esprit, où une compagnie ne doit pas être attribuée à un seul chorégraphe. En janvier 1986 j’ai été invité à monter la Symphonie des Adieux aux Ballets de Monte-Carlo. À partir de ce premier spectacle, j’ai collaboré avec les Ballets de Monte-Carlo sans m’arrêter. Puis en 1992, je suis venu faire une création au moment où la compagnie de 50 danseurs n’avait plus de directeur. La principauté a alors sollicité mon avis sur l’état de la compagnie. C’est suite à cette consultation, où j’avais fait part de ce que j’imaginais pour celle-ci, que S.A.R la Princesse de Hanovre m’a proposé de prendre la direction artistique des Ballets de MonteCarlo, après une période de transition d’un an au cours de laquelle j’ai collaboré avec les Ballets de Monte-Carlo, en tant que conseiller artistique, tout en conservant ma direction de compagnie à Tours. Au Grand Théâtre de Tours, je travaillais avec une compagnie de 12 danseurs dont j’appréciais particulièrement la structure à effectifs réduits. Durant cette année, j’ai appris à comprendre le lieu, et j’ai pris conscience que cet outil, très académique et classique, était en fait le milieu d’où je venais, mais que j’avais quelque peu oublié en venant à Tours dans les années 80, en pleine explosion de la danse contemporaine en France. Je me suis donc rendu compte que mon travail artistique pouvait prendre une dimension très intéressante s’il était produit par une

la réunion du Monaco dance forum, de la compagnie des ballets de Monte-Carlo et de l’académie de danse Princesse Grace.

« J’ai le besoin © ML Briane

d’avoir le droit d’aimer des formes extrêmement diverses de danse

»

compagnie de 50 danseurs. Toutefois, l’outil si beau soit-il, ne possédait pas d’identité artistique claire. La mission m’a donc été confiée de donner une crédibilité artistique à la compagnie des Ballets de MonteCarlo. Il fallait une compagnie qui propose des créations qu’on ne voit nulle part ailleurs, qui invite par

ailleurs des chorégraphes plus traditionnels mais à la renommée indiscutable, qui mette le pied à l’étrier à de jeunes chorégraphes, et qui puisse proposer des spectacles au public qui seraient révélateurs de ce qui se fait de mieux dans le monde de la danse. Il aura fallu 20 ans pour réaliser ce que j’avais imaginé, avec, en 2011,

• Qu’est-ce qui a été à l’origine de votre passion pour la chorégraphie ? Mon environnement familial. En effet, mon père était scénographe et créateur de costumes pour l’opéra, le théâtre et la danse, peintre et professeur aux Beaux-Arts. Comme j’étais un peu agité, au lieu de faire du foot, mes parents m’ont fait faire de la danse. La danse me plaît parce qu’au niveau créatif, c’est un art plutôt à part, qui dépend toujours des autres, c’est-àdire qu’un chorégraphe n’existe jamais par lui-même, il est obligé de passer par des filtres que sont les danseurs, les arts plastiques, la musique. Ceci correspondait bien à mon environnement car j’étais entouré, depuis ma naissance, d’un monde artistique qui n’était pas spécifique : opéra, danse, théâtre, musique, arts plastiques… • Quelles sont les grandes lignes de votre projet artistique ? J’ai toujours défendu l’idée de réunir les opposés. Mon projet artistique, c’est d’être gourmand de tout ce qui peut mettre en avant le corps de manière chorégraphique. En effet, je suis contre le fait qui veut que lorsque l’on défend un type de travail, il faudrait condamner les types de travail qui ne sont pas ceux que l’on défend. J’ai réussi à créer une compagnie académique, institutionnelle, et consciente de la réalité contemporaine. Aujourd’hui, je pense que nous avons, à Monaco, un groupe de danseurs qui est exemplaire en matière de fusion nécessaire entre sens du mouvement, ouverture d’esprit et rigueur, entre un académisme strict et une danse contemporaine qui laisserait parfois croire que la danse est accessible à tous. Je propose des spectacles qui permettent d’avoir plusieurs degrés de lecture et qui permettent d’offrir au public ce qu’il attend, sans tomber dans la complaisance, tout en le surprenant.

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© A. Sterling

• Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les structures liées à la danse dont vous dirigez le groupement à Monaco (Ballets de Monte-Carlo, Monaco Dance Forum, académie de danse Princesse Grace) ? Le Trio, c’est une structure unique au monde, parce que Monaco est un endroit unique au monde ! C’est une même structure qui rassemble tout ce qui est important pour un pays : formation d’école (académie , sous la responsabilité de Luca Masala), création (compagnie), et diffusion (Monaco dance forum). La cohérence de réunir les trois crée une dynamique. Avec cet outil, l’on a la possibilité de pouvoir répondre à une demande légitime que pourrait avoir tout pays quant à l’offre chorégraphique. • Particulièrement, concevez-vous votre rôle comme celui d’un chef d’entreprise ou comme celui d’un acteur culturel offrant un service artistique au public ? Les deux ! Je suis un chef d’entreprise, dans le sens où je considère que je dirige une entreprise culturelle où j’ai la responsabilité de 120 salariés, avec un budget que je tiens à garder équilibré (et que j’ai toujours eu a cœur de ne jamais créer de déficit depuis 20 ans). Par ailleurs, je fabrique des produits culturels qui doivent correspondre à une demande sur le marché international. C’est une nécessité de proposer ces produits pour rentabiliser la structure. Ce qui fait qu’une compagnie tourne, c’est son répertoire unique, qu’on ne voit nulle part ailleurs. Par exemple, le Roméo et Juliette que j’ai créé il y a 16 ans, a été joué à plus de 300 représentations. Ce sont des produits de base, comme le serait le numéro 5 en parfum pour Chanel. Il faut toutefois que l’impératif d’entreprise n’empêche pas la dimension artistique. La particularité de cette compagnie, c’est qu’il s’agit d’une compagnie institutionnelle qui fonctionne comme une compagnie de 15 personnes. La réunion entre la technique, l’administration et les danseurs est fusionnelle. Chaque corps de métier prend conscience du travail des autres et le respecte. Il n’y a pas de dissociation, ni de privilège par rapport à l’artistique sur l’administration ou la technique. • Quelle équipe vous accompagne ? La compétence des gens dans leur domaine ne peut pas être le seul critère de relationnel. Il y a une équipe de fidèles que j’ai connue au fil du temps. Mais plus généralement, je ne conçois pas de travailler avec des personnes que je n’aime pas et je ne peux pas imaginer que des gens travaillent ici s’ils ne m’aiment pas également un minimum. Une compagnie comme les Ballets de MonteCarlo, c’est 28 nationalités, des cultures différentes, des sensibilités artistiques différentes et ça fonctionne ! Tout le monde se retrouve autour d’un projet commun qui est de travailler sur l’excellence et d’être le plus

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ouvert possible à toutes les formes chorégraphiques que le monde peut nous proposer.

danse française au bout de 30 ans, qu’il n’y a pas grandchose qui reste.

William Forsythe, Pina Bausch, Maurice Béjart formidables...

• Pensez-vous qu’il est plus difficile aujourd’hui de soutenir la création chorégraphique, de lui ouvrir un espace d’expression ? Je pense qu’elle se diversifie énormément et a, comme toute chose dans le monde aujourd’hui, énormément changé car l’on est de moins en moins exigeants sur le savoir-faire. Ce qui me semble passionnant, c’est de donner l’accès le plus large possible à la culture la plus élitiste possible à tout le monde. Ce n’est pas à la culture de se vulgariser pour essayer d’arriver à satisfaire la demande la plus grande des gens. Mais ce qui est certain, c’est que la forme du spectacle est en train de changer. Il y a 15 ans, une compagnie de 6 personnes faisait sourire. Aujourd’hui, c’est presque la norme. Les dinosaures sont les compagnies comme la mienne, avec 50 danseurs. Il y a une espèce de paupérisation de la dimension culturelle. La technologie donne une illusion qui laisse croire que l’accès à la dimension artistique est beaucoup plus accessible qu’il ne l’était auparavant. Il y a de plus en plus de gens qui se disent compositeurs, chorégraphes ou plasticiens parce que les outils peuvent leur laisser croire qu’ils le sont. Je vois de plus en plus de gens qui se prénomment danseurs. Dans la réalité du monde, ils ont raison compte tenu de ce que les gens acceptent. Mais il est vrai qu’il y a 20 ans, quand tu étais danseur, tu avais obligatoirement fait 12 ans d’études d’une technique x ou y pour arriver à ce statut, là où aujourd’hui, à 30 ans, tu peux décider de devenir danseur.

• Combien de spectacles réalisez-vous par an ? Je ne veux pas faire plus de 80 spectacles par an. Je veux que chaque spectacle soit pour les danseurs un événement en soi. Il faut garder du temps pour travailler, car les créations ça ne s’improvise pas. Nous présentons entre 25 et 30 spectacles à Monaco et entre 40 et 60 en tournée à l’extérieur. J’essaie, chaque année, de créer avec les Ballets de Monte-Carlo au minimum 1 grand spectacle ou 2 petits, afin de conserver une relation de chorégraphe avec la compagnie, pour que ce lien permanent entre le regard objectif du directeur et celui subjectif du chorégraphe soit institué dans la compagnie de manière permanente.

…Et les chorégraphes qui pour vous seront les grands de demain ? Je pense que le statut du chorégraphe a disparu. Nous entrons dans une ère de collectifs de mouvements beaucoup plus indéfinissables. Ceci est lié au phénomène de consommation culturelle. Aujourd’hui, les chorégraphes que l’on voit émerger font une synthèse de tout le monde, en réunissant des modules déjà existants. Ce sont des gens qui n’ont plus de savoir-faire dans un de ces domaines précis.

• Que proposez-vous de particulier au public pour l’inciter à se rapprocher de la danse contemporaine ? Je déteste l’attitude des programmateurs qui revendiquent la programmation comme la seule chose à comprendre, en ne présentant que des spectacles auxquels ils croient eux-mêmes et qui trouvent insupportable que le public ne les comprennent pas. J’aime essayer de voir quel est vraiment le regard du public quand il n’est pas discipliné dans une lecture dictatoriale du programmateur et qu’on ne lui dit pas qu’il s’agit d’un spectacle que tous les branchés du moment adorent. Il y a hélas une espèce de phénomène de mode dans la danse, comme d’ailleurs dans les autres arts, parce que c’est un milieu assez restreint de gens qui se cooptent entre eux et qui s’auto-valorisent. Finalement, il y a surement des gens formidables qui ne produiront jamais parce que le « milieu » n’a pas accordé d’importance à leur travail artistique. Par contre, pour d’autres raisons, ce «milieu» va valoriser un spectacle parce qu’il le met en valeur, ou parce qu’il y a une histoire de copinage, ou parce qu’il serait dans l’air du temps. On s’aperçoit quand même, lorsque l’on fait le bilan de la

• Développez-vous des événements hors les murs ? Il y a aujourd’hui une volonté de créer des événements qui sortent de la stricte relation du public à la salle de spectacle. Je fais du hors les murs, comme avec les «imprévus» qui permettent au public de voir l’envers du décor, car il y aspire de plus en plus et parce que je ne veux pas être dans une fonction réactionnaire. Mais je suis certain que tout ceci n’est pas forcément la dimension la plus intéressante de ce que propose l’écriture chorégraphique aujourd’hui. J’aime l’idée selon laquelle celui qui est sur scène ne ressemble absolument pas à celui qui est dans la rue ! Il y a 1 siècle, le danseur représentait tout ce à quoi l’on ne pouvait pas accéder en tant qu’être humain normal, car il ne nous ressemblait pas et nous donnait l’envie d’être aussi léger. La danse contemporaine nous a offert la possibilité de penser que tous les corps pouvaient exister et danser. Aujourd’hui, là où la danse classique exigeait des personnes extrêmement disciplinées minces, longues, fines, avec des pieds et des jambes, l’on peut être large, gros, et tout semble possible. C’est rassurant pour le spectateur, mais est-ce que l’art est là pour rassurer les gens, ou est-ce qu’il est là pour faire réfléchir ou rêver ? • Où placez-vous la frontière entre chorégraphie, danse, et performance d’art ? La danse est une nécessité pour l’homme, la chorégraphie est liée à un savoirfaire, et la performance c’est la forme chorégraphique contemporaine du moment. La performance d’art c’est quand l’intellect prend le dessus sur le corps, car ici le concept est plus important que le résultat de l’écriture. On pourrait y ajouter la gymnastique rythmique et sportive, le patinage artistique... • Quels sont vos maitres à penser en matière de chorégraphie… ? J’ai le besoin d’avoir le droit d’aimer des formes extrêmement diverses de danse. Je trouve

• Comment voyez-vous votre établissement dans 10 ans ? Je ne suis jamais capable de projeter quoi que ce soit. J’ai l’impression qu’avoir cette vision c’est se forcer à atteindre un objectif et que ça interdit la richesse de la vie avec ses surprises. • Pouvez-vous nous parler de votre saison 20122013 ? Il y aura la mise en avant de 3 chorégraphes de la compagnie, de deux chorégraphes extérieurs et une création. J’ai demandé à 3 jeunes chorégraphes des Ballets, Mimoza Koike, Jeroen Verbruggen et Julien Guérin d’entretenir leur passion, en réalisant leurs créations. Je fais par ailleurs venir Alexander Ekman, un chorégraphe suédois, qui a un langage très personnel et étonnant, assez drôle, très nordique et Ina Christel Johannessen, une autre chorégraphe nordique. Je vais réaliser une création autour de la thématique de Fred Astaire en compagnie de Jean Rouaud et de Yan Maresz, qui sera une sorte de réflexion entre danse classique et contemporaine, notamment sur ce besoin qu’on a dans la danse classique de s’élever, et ce besoin qu’on a dans la danse contemporaine de s’écraser au sol. Cette création sera enfin l’occasion d’effectuer un travail autour de la dimension festive.


Š A. Sterling

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WIM WENDERS

+ L’INNOVATION CINÉMATOGRAPHIQUE EN 3D + Texte /

Jessica Piersanti • Photos / Neue Road Movies GmbH, photograph © Donata Wenders

A

près la disparition soudaine de Pina Bausch à l’été 2009 – alors qu’elle préparait le tournage avec Wim Wenders – ce dernier a dû, après une période de deuil et de réflexion, reprendre entièrement la conception de son film sur et avec Pina Bausch. C’est devenu un film pour Pina Bausch. On y trouve, en plus des chorégraphies qu’ils avaient choisies ensemble : « Café Müller », « Le sacre du printemps », « Vollmond » et « Kontakthof », un petit nombre d’images et de documents sonores sur sa vie. On y voit aussi, filmés en 3D à Wuppertal et dans ses environs, les membres de l’Ensemble du Tanztheater danser les souvenirs personnels qu’ils gardent du regard rigoureux, critique et bienveillant de leur grande inspiratrice.Wim Wenders et Pina Bausch ont été amis pendant plus de vingt ans, et ils avaient toujours évoqué l’idée de faire ensemble un film dansé. Mais c’est seulement avec les dernières avancées de la technologie 3D numérique que Wim Wenders a trouvé le langage esthétique capable de rendre à l’écran la plasticité singulière et la force d’expression émotionnelle de la danse-théâtre si novatrice de Pina Bausch. C’est maintenant seulement que la dimension spatiale fait son entrée au cinéma et qu’on peut la travailler. Cette dimension a toujours été celle de la danse et du mouvement, et le nouveau cinéma en 3D peut, à présent, y emmener le spectateur pour un voyage d’exploration sensuel.

« Pina était

• Il vous est arrivé ce qui peut arriver de pire lorsqu’on fait un film : la mort du personnage principal. Le projet n’était-il pas mort en même temps que Pina Bausch ? Pina était bien plus que le « personnage principal ». Elle était la raison même pour laquelle il fallait faire ce film. Nous étions en pleine préparation, à la veille des premiers essais de tournage en 3D avec l’Ensemble à Wuppertal, lorsque nous avons appris la disparition brutale de Pina. Et là, bien entendu, nous avons d’abord tout arrêté. Il semblait absurde de vouloir encore faire le film. Car Pina et moi avions porté ce projet ensemble pendant vingt ans. À l’origine, c’est moi qui avais proposé spontanément cette idée à Pina, dès le milieu des années 80. Et peu à peu, c’était devenu une sorte de running gag entre nous. Pina me demandait : « Alors, Wim, tu veux le faire, cette fois ? » et je répondais : « Je ne sais toujours pas comment, Pina ! » Tout simplement, je ne voyais pas comment il fallait filmer la danse – même après avoir étudié tous les films de danse possibles. C’est que la danse-théâtre de Pina Bausch est si libre, si joyeuse, et elle est si vivante que je ne savais vraiment pas comment on pouvait la filmer de manière adéquate. Jusqu’au jour où j’ai vu un film tourné avec le nouveau 3D numérique. J’ai tout de suite appelé Pina, avant même de sortir du cinéma : « Cette fois, Pina, je sais comment on va faire. » • Et vous avez commencé tout de suite ? Cela a pris encore un peu de temps. En y regardant de plus près, je me suis aperçu que la technique n’était pas encore tout à fait au point. Elle était suffisante pour des films d’animation ou à grand spectacle, mais pour un rendu naturel des mouvements, il a fallu encore attendre. Nous avons donc commencé à préparer le film il y a deux ans et avions prévu le tournage pour l’automne 2009, la première année où il a été vraiment faisable sur le plan technique. Et voilà que soudain Pina n’était plus là. J’ai tout stoppé, j’ai arrêté la préparation. Car

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bien plus que le "personnage principal". Elle était la raison même pour laquelle il fallait faire ce film

»

tel que le film était écrit, il reposait entièrement sur Pina. On voulait l’accompagner dans ses voyages avec l’Ensemble, elle nous aurait ouvert elle-même les portes de son royaume… C’est seulement quelques semaines plus tard que nous avons commencé à y voir plus clair : les danseurs étaient en train de répéter les pièces que Pina et moi avions mises au programme afin qu’on puisse les fil-

mer, et c’est d’abord eux qui nous ont dit : « Au cours des mois qui viennent, nous allons jouer tout ce que vous vouliez filmer. Tu ne peux pas nous laisser seuls avec ça. Surtout pas maintenant ! Vous devez filmer ! » Et ils avaient absolument raison ! Le regard de Pina était encore posé sur tout cela. Nous avons donc repris le projet et on s’est démenés pour qu’au moins Café Müller, Le sacre du printemps et Vollmond puissent être

filmés en 3D au mois d’octobre. On n’était pas encore en mesure d’en faire davantage. Car il fallait transformer radicalement la conception du film. Au départ, il s’agissait d’un film que nous aurions fait ensemble, pour ainsi dire en coréalisation, et là, il fallait inventer quelque chose de nouveau. Ce n’est qu’au moment du deuxième et du troisième tournage, en avril et juin 2010, que nous avons mené le film à son terme. • Y avait-il déjà des rushes avec Pina Bausch ? Non, nous n’avions jamais rien tourné ensemble. Elle est morte le 30 juin, et nous devions nous retrouver deux jours plus tard à Wuppertal avec notre équipe 3D pour un premier tournage d’essai avec ses danseurs, afin que Pina puisse voir quelque chose en 3D. Elle n’a jamais rien vu. Et je n’ai jamais eu la possibilité de l’avoir ellemême devant ma caméra. Mais elle est quand même présente dans le film. Il y a des possibilités assez excitantes pour intégrer dans un film en 3D du matériau documentaire et des images en deux dimensions. • Où en est la technique ? Dès les premiers essais, il s’est avéré qu’elle n’était pas aussi avancée que nous l’avions espéré. Et parce que Pina n’était plus là, justement, j’étais d’autant plus tenu à ce que ces images en trois dimensions soient vraiment aussi extraordinaires que je le lui avais promis. Il fallait obtenir un rendu naturel et une perception de l’espace semblable à celle d’un spectateur assis devant la scène ou même évoluant au milieu des danseurs. • C’est plus facile à dire qu’à faire, je suppose… Les premiers essais étaient consternants. Nous avons vite compris que toutes les causes de défauts d’une image 2D étaient décuplées en 3D. Par exemple, si on fait un panoramique avec les danseurs sur la scène, on peut vite avoir un effet stroboscopique, autrement dit des saccades peu naturelles. En 2D, on sait comment l’évi-


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Neue Road Movies GmbH, photograph © Donata Wenders

ter : il suffit de faire un panoramique plus lent. Mais en 3D, cela semblait impossible. À chaque mouvement rapide du bras d’un danseur, on avait l’impression, durant une fraction de seconde, de voir deux, trois ou quatre bras. Le cinéma ne rend pas nécessairement tous les mouvements de façon naturelle à l’écran, mais nous y sommes habitués et nous ne nous en rendons plus compte. Mais en 3D, le moindre défaut optique vous saute aux yeux. • On pourrait tourner à une vitesse plus élevée. Exact, il faudrait tourner à 50 images par seconde au lieu des 24 usuelles. On a aussi essayé ça, et le résultat était sensationnel, magnifique. Mais il y avait un hic : on pouvait tourner comme ça, mais ça ne pouvait pas être projeté dans les cinémas, car la seule norme au monde pour la diffusion en 3D, c’est 24 images / seconde. Nous nous sommes coltinés avec l’institut américain qui est responsable de cette norme et nous nous sommes vite rendu compte que nous marchions sur les traces de James Cameron. Lui aussi avait tenté désespérément de leur faire comprendre que son « AVATAR » serait bien meilleur s’il le tournait à 50 ou 60 images / seconde. Ils ne l’ont pas laissé faire non plus. Avez-vous pu apprendre quelque chose d’ « AVATAR » ? Je l’ai regardé plusieurs fois et j’ai vite remarqué que les avatars animés par ordinateur avaient des mouvements d’une extrême élégance – la même élégance que je voulais pour nos danseurs. Mais les vrais humains qui se baladent dans « AVATAR », ils sont à peine regardables. Tous les défauts que nous avions relevés dans nos propres essais, on les retrouve dans « AVATAR ». Dès qu’ils bougent, on voit trois ou quatre bras. Les mouvements ne sont pas coulés ni fluides. On ne s’en rend pas trop compte parce que le montage de Cameron est très rapide, mais dès qu’un de ses acteurs fait plus que quelques pas, c’est franchement moche. Ils avaient

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les mêmes problèmes que nous, sauf qu’en général ils pouvaient les camoufler plus facilement parce que leurs arrière-plans étaient générés par ordinateur. Alors que nous, nous voulions et devions tourner des images 100 % réelles. Il fallait que nos danseurs se déplacent de façon élégante et fluide ! Pour cela, nous avons d’abord dû trouver le moyen de ruser avec la technique de façon à retrouver un rendu naturel des mouvements. • Quelle est la solution du problème ? En fait, il faut se souvenir du cinéma. Les caméras numériques produisent des photogrammes extrêmement nets qui offrent une reproduction remarquablement précise, mais du coup la qualité de mouvement à laquelle nous nous sommes si bien habitués au cinéma n’est plus là. On peut la recréer artificiellement. Avec les caméras légères de ces quinze dernières années, le cinéma s’est habitué à une incroyable mobilité. Et au final, c’est aussi ce que promet la 3D : être partout à la fois, devant, derrière, au milieu. Mais par ailleurs, le matériel 3D est très lourd à manipuler. Cela évolue très vite. En octobre dernier encore, nous avons tourné depuis une grue énorme, qui était là comme un dinosaure au milieu du théâtre et occupait la moitié de l’espace, une « Technocrane » qui pouvait avancer assez loin sur la scène et aussi aller en hauteur tout en supportant le poids des deux caméras et du miroir qui les relie… … Deux caméras placées à côté l’une de l’autre comme deux yeux, qui imitent ainsi l’effet de la vision spatiale… En principe, c’est ça. La technologie professionnelle n’est pas encore assez avancée pour qu’on puisse tourner avec une seule caméra pourvue de deux objectifs, donc il faut deux caméras. Et elles ne peuvent pas être l’une à côté de l’autre parce que les dimensions imposantes de leurs boîtiers et des objectifs ne permettent pas de reproduire l’écart moyen de six centimètres qui existe entre nos yeux. Il faut donc les

placer l’une au-dessus de l’autre et les relier au moyen d’un miroir semi-transparent. Mais ce dernier absorbe beaucoup de lumière. Donc tout ça donne un appareillage énorme, piloté par de nombreux moteurs. • Tout le contraire des danseurs aux pieds ailés… Un monstre télécommandé qui requiert cinq personnes pour piloter toutes ses fonctions. Malgré tout, nous avons pu déplacer ce truc de façon très fluide. Mais à peine cinq mois plus tard, lors de notre deuxième tournage en avril, nous avons tourné presque exclusivement avec un steadycam. La caméra doit bouger. Si elle reste statique, une grande partie de l’effet 3D se perd. Cela n’implique pas de faire de grands mouvements dans tous les sens. Les travellings lents, justement, sont très payants parce que c’est alors tout l’espace qui se décale et devient sensible. C’est la troisième fois que vous vous retrouvez aux avant-postes du développement des technologies. La première fois avec « HAMMETT », où vous avez essayé le studio électronique de Coppola, puis avec « BUENA VISTA SOCIAL CLUB », votre premier film en numérique haute définition. Le saut technologique d’aujourd’hui est-il le plus radical ? Oh oui ! « BUENA VISTA SOCIAL CLUB », le premier documentaire entièrement numérique jamais distribué, n’était pas pour moi une rupture radicale pour ce qui est de l’esthétique et de la méthode de travail – simplement, le même concept n’aurait pas été réalisable sur pellicule, voilà tout. Les caméras 16 ou 35 mm font encore trop de bruit pour qu’on puisse enregistrer de la musique acoustique en studio avec des caméras film qui tournent à côté. Les caméras numériques nous ont permis de tourner 24 heures sur 24, et quand on finissait tout de même par s’arrêter, les musiciens étaient très déçus : « Qu’est-ce qui se passe, vous ne nous aimez plus ? » La technique nous a donné des ailes, mais sur

le fond, la façon de travailler n’était pas vraiment différente. Donc le travail en 3D d’aujourd’hui est un véritable bond en avant. J’ai été enthousiasmé dès la première image que nous avons produite. On peut dire que cette technologie a pris un mauvais départ. À l’heure actuelle, nous ne connaissons de la 3D que des dessins animés ou des films à grand spectacle générés par ordinateur. Des films tournés en décors réels, il n’y en a pratiquement aucun. Je crois que l’avenir de cette technologie n’est pas là où elle est le plus employée, dans les films de science-fiction. Il en a été de même pour les débuts de la technologie numérique : elle a été utilisée pour la publicité, d’abord parce qu’elle était coûteuse, et aussi pour les effets spéciaux dans les films américains à gros budget qui pouvaient se le permettre. À l’époque, personne n’aurait imaginé que le cinéma numérique allait en fin de compte sauver et refonder le documentaire. Je pense qu’il en va de même avec la technologie 3D. Dès qu’elle sera adaptée à des caméras plus légères et plus petites – ce n’est qu’une question de temps – on pourra s’en servir pour ouvrir un nouvel accès à la réalité.

Questions et réponses extraites d’une table ronde animée par Hanns-Georg Rodek avec Wim Wenders, le 29 juin 2010, dans le cadre du « Forum cinéma » du Congrès International de Cinéma de la Fondation pour le Cinéma de Rhénanie du Nord-Westphalie. Le thème était : « La technique face au contenu – le 3D, une nouvelle chance ».


Neue Road Movies GmbH, photograph Š Donata Wenders

WIM WENDERS - 13


JULIE NIOCHE

+ LA FORME DU SPECTACLE DE DANSE EN QUESTION + Texte /

Alexis Jama Bieri • Photos / © Alain Julien et © Patrick Imbert

J

ulie NIOCHE est directrice artistique de A.I.M.E. - Association d’Individus en Mouvements Engagés, qu’elle a créée en 2007 avec une équipe de chercheurs-enseignants, acteurs du monde associatif et praticiens du corps. Cette association a pour objet la création des œuvres chorégraphiques de Julie Nioche et le développement d’un “art citoyen” consistant à diffuser la danse et les savoirs liés à cette pratique, notamment les pratiques somatiques, dans les milieux culturel, médico-social et éducatif.

« J’aime ce que peut provoquer un corps en mouvement » Lost Matter de Julie Nioche / Photo © Alain Julien

• Pouvez-vous vous présenter ? Je suis danseuse, chorégraphe et ostéopathe. J’ai toujours travaillé dans au moins deux terrains à la fois. Très jeune interprète, je co-chorégraphiais déjà des projets avec Rachid Ouramdane, avec qui j’ai codirigé l’association Fin Novembre de 1996 à 2006. Lorsque je me suis attachée à mes propres projets chorégraphiques, je me suis penchée parallèlement sur l’ostéopathie afin de puiser des informations de divers milieux. Mon envie est de pouvoir divulguer les savoirs que j’ai accumulés en tant que danseuse dans d’autres milieux sociaux que celui de la danse. • Qu’est-ce qui a été à l’origine de votre passion pour la chorégraphie ? Le plaisir du mouvement en tout premier lieu. Et ensuite les émotions fortes provoquées par des spectacles que ma mère m’emmenait voir enfant. Très vite j’ai réalisé à quel point la danse pouvait provoquer des sensations particulières par empathie. J’aime ce que peut provoquer un corps en mouvement autant chez celui qui danse, que chez celui qui regarde. C’est ainsi que je me suis lancée d’abord dans un projet plastique à base d’audio et de vidéo pour enfin m’attaquer à la chorégraphie. • Quelles sont les grandes lignes de votre projet artistique ? Je vais essayer de résumer mon projet ar-

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tistique en quelques points : mes chorégraphies sont intimement liées à une esthétique de l’espace minimaliste et plastique, évocatrice d’états physiques forts. Mes processus créatifs passent ainsi toujours par un dialogue entre la danse et un autre médium artistique : les “prothèses – sculptures” de XX, les structures gonflables et lumineuses de H2O-NaCl-CaCO3, les robes en papier de Matter, la machine aérienne de Nos Solitudes ou encore l’hélice de la dernière création Voleuse. Les environnements scénographiques, lumineux et musicaux tendent à placer les corps des danseurs dans des situations de contrainte, qui leur demandent une adaptation à l’origine de leur danse. Je cherche à renvoyer le spectateur à ses propres expériences d’adaptation et à lui faire éprouver de l’empathie avec ce qui se joue sur scène. Mes projets visent en effet à valoriser l’empathie et la sensibilité, déconsidérés par le monde contemporain. L’œuvre devient alors un “partage de sensations”.

La danse est inventée à partir de la sensation plutôt qu’à partir de formes ou de concepts. L’attention portée aux sensations permet d’analyser en profondeur les limites de son propre corps. C’est la base du travail du danseur et le point de départ de mon écriture chorégraphique. Cet apprentissage du “sentir” est partageable avec le public et peut être une façon de l’accompagner vers la danse. Je crois à l’usage de l’art, un art inventif et exigeant qui va vers la société. Pour créer d’autres passerelles entre le monde de la danse et cette société, mes projets se sont déplacés vers ce que je nomme : le “In situ humain”. Je le fais de deux façons : En déplaçant mes créations du théâtre à l’espace public et dans la nature, à la rencontre de nouveaux publics. En diffusant les pratiques corporelles auprès de différents publics, notamment ceux qui ont difficilement accès aux salles de spectacle, et en créant des perfor-

mances publiques à partir d’ateliers menés avec eux.

• Quelle équipe vous accompagne ? Je suis accompagnée par beaucoup de personnes et à des endroits différents. Sur le projet associatif ; A.I.M.E. a été cofondé en 2007 avec Isabelle Ginot , enseignante-chercheur au département danse de l’université Paris VIII, fondatrice du D.U. « techniques du corps et monde du soin », responsable d’actions et de formations dans l’espace médico-social et praticienne feldenkrais ; Gabrielle Mallet : kinésithérapeute-ostéopathe, responsable des projets « techniques du corps » en relation avec les créations ; Michel Repellin : direction de projets « techniques du corps » dans l’espace médico-social, intervenant formation et coordinateur pédagogique du D.U « techniques du corps et monde du soin » ; Stéphanie Gressin : direction administrative, chargée des productions et diffusions artistiques, chargée de communication Sur le plan des créations, mon écriture chorégraphique naissant d’une conversation ininterrompue entre des interprètes singuliers, leurs danses, leurs ressentis, la musique, les costumes, les lumières, les scénographies, je développe une direction et un travail d’équipe interdisciplinaire très forts. Une complicité s’est particulièrement développée avec l’architecte-scénographe


Lost Matter de Julie Nioche / Photo Š Alain Julien

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Lost Matter de Julie Nioche / Photo Š Alain Julien

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Lost Matter de Julie Nioche / Photo Š Alain Julien

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Voleuse de Julie Nioche et Virginie Mira / Photo © Patrick Imbert

Virginie Mira avec qui je conçois mes dispositifs scénographiques depuis 2005 ; le musicien Alexandre Meyer qui met en musique toutes mes pièces ; l’éclairagiste Gilles Gentner depuis Nos solitudes ; la costumière Anna Rizza depuis la collaboration sur Matter. Je construis avec eux des dramaturgies tissées de nos différents arts. Ces croisements donnent à voir un univers à la fois sensible, fantastique, poétique et résonnant en chacun. • Pensez-vous qu’il est plus difficile aujourd’hui de soutenir la création chorégraphique, de lui ouvrir un espace d’expression ? Chaque époque est particulière, mais nous savons tous que nous traversons une restriction des espaces dédiés à la création parallèle à celle des financements publics, alors que les soutiens privés ne se développent par pour autant. Je peux par contre témoigner du fait qu’aujourd’hui de vrais espaces de recherche existent pour la danse. Je suis régulièrement en communication et en travail avec des directeurs de lieux qui soutiennent la création en danse et s’adressent à leur public de façon innovante pour leur faire partager cette pratique. Ces lieux sont encore trop rares et trop souvent dans des situations fragilisées limitant leur capacité d’innovation. Je peux aussi soulever la grande difficulté des compagnies indépendantes à pérenniser leur travail pourtant absolument complémentaire à celui de ces partenaires. Les systèmes de production et de diffusion des œuvres chorégraphiques connaissent une période difficile et demanderaient des changements de fonctionnement entre les artistes, leurs équipes, les directeurs de lieux et les institutions publiques. Pour survivre aux difficultés actuelles, un nouveau paysage relationnel doit et va je l’espère se développer.

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• Que proposez-vous de particulier au public pour l’inciter à se rapprocher de la danse contemporaine ? Comme je l’ai mentionné plus haut, la relation avec les différents publics est dans mon parcours un prolongement du travail artistique, voire sa base. Par diverses interventions, je cherche à modifier les cultures du geste et les représentations du corps dans la société, et à valoriser la relation au public comme acte artistique. Ainsi les projets auprès des différents publics, se construisent pour eux et avec eux. C’est ce que j’appelle le “In situ humain”. Commence alors, un processus de partage de savoir-faire et une transmission de procédés artistiques qui mènent à la fabrication de gestes artistiques. Le premier projet “In situ humain” que j’ai construit est la démultiplication de mon solo La Sisyphe avec des participants volontaires de tous horizons ; d’abord avec des adolescents, puis des adultes, et enfin des enfants. La performance Les Sisyphe est devenue une manifestation poétique de groupe mettant en scène toutes les générations. Des centaines de personnes se sont approprié cette performance et les outils issus de la danse et des pratiques somatiques transmis dans les ateliers préparatoires que j’ai conçus avec Gabrielle Mallet. Je partage aujourd’hui avec toute une équipe ce mode de transmission, pour apprendre ou réapprendre le geste, valoriser le ressenti et créer des performances. Pour Les Sisyphe j’ai rassemblé en 2009 une équipe d’artistes formateurs : Miléna Gilabert, Bérénice Legrand, Marinette Dozeville, Philippe Mensah, Carole Simonelli, Barbara Eliask. Ensemble, nous avons touché plus de 800 personnes et réalisé des rassemblements de Sisyphe allant jusqu’à 170 personnes à Paris, Château-Thierry et Gennevilliers. L’un des derniers rassemblements en date s’est tenu en mai au Manège de Reims dont je suis l’une des artistes associés..

• D’où vous vient l’inspiration pour vos créations ? Je fonctionne souvent par « flashs » qui me viennent dans des moments inattendus et de façon incontrôlable. Ces flashs ne sont pas du tout suffisants en eux-mêmes mais c’est ce que je mets au travail dans la relation avec l’équipe artistique et dans la pratique. C’est en faisant des essais que je transforme, réalise et comprends ce que ces flashs veulent exprimer. • Quelle importance donnez-vous aux titres de vos spectacles ? J’essaie de donner des titres assez ouverts pour que l’imaginaire du plus grand nombre puisse faire son propre chemin. Parfois je trouve très difficile d’exprimer ce que j’ai envie de partager par des mots alors je cherche des subterfuges comme avec la formule chimique de la pièce H2O-NaCl-CaCO3 qui veut dire « Larmes calcaires ». Ces larmes qui feraient des stalactites… • Si vous deviez décrire votre chorégraphie en 1 mot, 1 image, 1 son, 1 couleur, 1 matière, quels seraientils ? Voleuse, une tête qui se baisse rapidement pour éviter un obstacle, le son d’un hélicoptère, orange, l’acier.

scène. Ainsi, le processus de création est sans fin. Ce qui m’importe est de ne pas être trop dans le connu et la répétition. L’adaptation est ce qui motive beaucoup de mes choix dans les déplacements de pièces existantes. Ainsi je crée de nouvelles pièces régulièrement. • Quels sont vos projets à venir ? Je suis dans une nouvelle phase de questionnement sur la forme du spectacle de danse qui se vend pour des salles et que des spectateurs vont venir voir si toute la chaîne a bien fonctionné. Face à ce dilemme de la rencontre des œuvres avec un public, je tente un projet particulier, un projet qui met en avant la relation comme acte artistique. Ce projet, que je construis actuellement en collaboration avec Isabelle Ginot, se nomme «Sensationnelle» et propose au spectateur d’expérimenter le regard comme pratique de la sensation, durant un temps privilégié avec un danseur et un « toucheur ». Après avoir été invité à s’installer confortablement, l’un improvise une danse pour le spectateur unique tandis que l’autre lui propose, par le contact de ses mains, un écho à la danse. Le dispositif, simple, invite les trois personnes ainsi rassemblées à explorer les dialogues mutuels entre regarder, sentir et danser.

• Où placez-vous la frontière entre chorégraphie, danse et performance d’art ? Comment faites-vous interagir chaque mode d’expression ? Ce sont des catégories auxquelles je me réfère pour communiquer. Personnellement je ne cherche pas à faire telle ou telle chose. Les projets « dictent » eux-mêmes la forme. Je ne suis pas intéressée par les limites de ces catégories. • Combien de spectacles créez-vous par an ? Je crée environ 2 à 3 projets par an. Je fais souvent des « extensions » in situ de pièces conçues au départ pour la

www.individus-en-mouvements.com


Orchestre Colonne Laurent Petitgirard /direction première partie Roberto d’Olbia /piano

Musique de films de John Williams Star Wars, E.T., Superman, Rencontres du 3e type, La liste de Schindler, Les aventuriers de l’arche perdue, L’empire du soleil, Harry Potter, Les dents de la mer, Jurassic Park

• Etant donné l’affluence à ce concert, nos amis les animaux ne sont pas acceptés. Nous vous remercions de votre compréhension. • Prévente = 12€ | tarif sur place = 15€ 50% de réduction pour les jeunes de 14 à 24 ans et les demandeurs d’emploi, sur présentation d’un justificatif. Entrée libre pour les enfants de moins de 14 ans et les personnes à mobilité réduite, sur présentation d’un justificatif. • Possibilité d’acheter votre pique-nique sur place.

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vendredi l hebdo ’

du

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, consommer avec modération. - licence n° 3-144986 (LT3) • graphisme : www.monsieurthibault.com + byarno

juillet •

samedi 19h — Parc de Champagne —


CLOVIS FOUIN

+ EMPORTÉ PAR NIJINSKI + Texte /

Jessica Piersanti • Photos / © DR

U

n costume blanc, deux bougies, Vaslav Nijinski apparaît dans la pénombre de la scène. Nous sommes au théâtre de Levallois, où l’acteur Clovis Fouin a d’abord mis en scène et interprété seul les « Cahiers » du célèbre danseur et chorégraphe russe, avant de les jouer au prestigieux théâtre de l’Odéon. Avant le début de la représentation, il s’excuse de ne pouvoir jouer la pièce debout, comme il l’avait prévu dans sa version originale, car il s’est blessé la veille. C’est donc en danseur handicapé, qu’il nous livre les passages sombres et emprunt de folie des cahiers d’un homme que l’on dit « révolutionnaire ».

« Il y a quelque

• Peux-tu me raconter quel a été ton parcours ? Quand et comment as-tu commencé à jouer ? J’ai commencé à 14 ans avec une compagnie qui s’appelait On va y arriver, que j’avais cofondé avec Lazare Herson-Macarel, qui est un de mes meilleurs amis et avec qui je travaille encore. On a continué à faire des spectacles ensemble, lui en tant que metteur en scène et auteur, et moi en tant qu’acteur. On a fait beaucoup de festivals d’Avignon, et puis à 18 ans, il y a Olivier Py, qui m’a vu dans un spectacle et qui était à l’époque directeur du CDN d’Orléans, et qui m’a engagé. Nous sommes partis en tournée avec un spectacle qui s’appelait «Les Illusions Comiques», qu’on a ensuite joué au Théâtre de l’Odéon, en tournée au Japon et ailleurs. C’est à ce moment-là que j’ai arrêté mes études. Ça c’est imposé à moi comme une évidence, c’est ça que je devais faire. • C’est une chance dans ce milieu que l’on soit venu te chercher… Oui c’est vrai que par rapport à beaucoup d’acteurs qui font à un moment donné le choix définitif de couper avec le reste, d’avoir une période de creux ou de formation importante et ensuite d’entrer dans la vie active, j’ai eu beaucoup de chance. Pour moi, ça a été les études puis directement un engagement assez prestigieux. Mais c’est vrai aussi qu’avec la compagnie que j’avais, on était quand même dans une activité déjà professionnelle malgré notre âge : on s’occupait de tout, de l’administration etc. • C’est donc Olivier Py qui t’a ouvert la voie ? Qu’astu fait après cette collaboration ? Après ce premier spectacle avec Olivier Py, j’ai commencé à enchaîner des engagements, en faisant des petites choses un peu moins prestigieuses que ce que j’avais fait au début. Et puis, petit à petit, j’ai rencontré des gens, commencé à tourner avec Gérard Mordillat, René Féret et Jean-Pierre Mocky, qui m’ont donné ma chance. J’ai aussi commencé à travailler au théâtre de Levallois, un théâtre municipal, qui me fait confiance. En tout cas, qui m’a fait confiance pour Nijinski.

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chose de bouleversant dans l’artiste qui ne peut exercer, mais qui exerce son art tout seul. Cette incapacitélà me touche

»

• Comment ce projet est-il né ? Je suis aussi metteur en scène, donc Nijinski c’est une mise en scène. J’avais déjà travaillé en tant qu’acteur sur d’autres projets à Levallois, ce qui m’a permis de leur proposer ce spectacle et de pouvoir le monter dans de bonnes conditions. • Comment as-tu découvert le texte ? Je devais avoir 13 ou 14 ans. Ma mère était rentrée de la librairie avec ce bouquin en me disant : « Il ne faut pas le lire, ce n’est pas de ton âge ». Donc évidemment je me suis jeté dessus, je l’ai dévoré. Je n’avais encore jamais ressenti de tel choc, ce n’était pas comme lire un roman, c’était plutôt un vrai choc artistique. Je n’avais encore jamais lu un artiste qui parlait d’art, de la vie artistique, de comment une vie peut être une vie artistique. Ça a été un choc si déterminant pour moi que je me suis dit qu’un jour il faudrait que j’en fasse quelque chose, parce que c’était trop beau et ça me bouleversait trop pour que je le laisse inerte. Et donc, un jour, j’ai commencé à me

dire : l’année prochaine je m’y mets. Au début, je trouvais que c’était une super idée, et puis, à bien y regarder, le livre faisait 400 pages, il fallait adapter des textes qui n’étaient pas du théâtre, il fallait donc en faire une adaptation théâtrale, réécrire dessus, même si c’est un peu barbare, il fallait trouver des jonctions, retraduire aussi, et puis apprendre surtout, et ça, c’est l’horreur ! • As-tu d’abord raccourci les textes avant de proposer le projet ? Ou est-ce venu après ? Je ne suis pas un intellectuel, enfin, je ne sais pas très bien conceptualiser les choses que je fais. Donc j’y suis allé, c’était assez intuitif comme façon de procéder. J’ai relu toute l’œuvre et souligné les passages qui m’intéressaient. J’ai réécrit cette masse de texte et me suis rendu compte que si je le jouais, ça durerait 5 heures, donc j’ai recoupé, et là, je l’ai relue à haute voix, et me suis rendu compte que ça faisait deux heures. À un moment, je me suis dit, j’approche de quelque chose qui n’est pas mal, théma-

tiquement aussi, parce que ça racontait quelque chose : il y avait un début, une fin, ce qui n’est pas le cas dans l’œuvre. Mais c’est ce que j’ai voulu, que du début à la fin de la représentation, il se soit passé un vrai parcours et qu’on puisse soupçonner que plusieurs années se soient écoulées. La première version que j’ai jouée durait 1h50, mais le lendemain, je me suis blessé, et j’ai dû jouer une version assis qui était beaucoup moins longue. • C’est à cette seconde représentation que j’ai assisté. Qu’est-ce que j’ai raté ? Pouvait-on te voir danser dans cette première version de Nijinksi ? Il y avait des petites choses, j’essayais de donner l’idée de la danse. Je n’ai jamais fait beaucoup de danse donc ça aurait été un peu ridicule de parodier cet immense danseur. Mais en quelques gestes, on peut signifier des choses. Mais on ne s’improvise pas danseur, c’est un peu comme faire un film sur Zidane avec Depardieu. Et puis, je trouvais ça plus fidèle au propos, parce que la pièce raconte le parcours d’un homme totalement blessé par la vie et handicapé finalement, parce qu’un danseur sans public, c’est comme un acteur sans public, il n’est plus rien. Le fait qu’il soit retiré, pour moi ça raconte beaucoup de choses, qu’il soit comme « un oiseau blessé », comme il l’écrit. • C’est ça qui t’a touché dans Les cahiers de Nijinski ? Oui, car il y a quelque chose de bouleversant dans l’artiste qui ne peut plus exercer mais qui exerce son art tout seul. Cette incapacité-là me touche. • Comment incarne-t-on un tel personnage ? C’est kifant, mais en tant qu’acteur, il faut accepter le côté complètement fou du personnage. Il ne faut pas avoir peur d’être ridicule. Il faut accepter le texte, comme il l’a écrit dans ces moments-là, et puis aussi, accepter d’aller au même endroit, imaginer ce que ça peut être comme état mental. L’apprentissage d’un texte comme celui-là n’est pas anodin, surtout lorsqu’on en réalise l’adaptation, qu’on travaille sur la traduction, etc. Du coup l’apprentissage a pris énormément de temps car


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c’est un texte très long, on se le refait 4 ou 5 fois par jour pour l’intégrer et pour que ce soit fluide. Et, au bout d’un moment, tout ça nous semble normal malgré nous, on est immergé. Après coup, je me suis surpris à ne plus écouter que « Le Sacre du Printemps » et « L’après-midi d’un faune ». Alors, même si ce n’est pas le travail à l’américaine façon Stanislavskii, c’est vrai qu’après un certain temps, on commence à comprendre de façon intime le personnage. Pour réussir ça, les chemins sont complexes et surtout pour un personnage comme celui-là, ils sont tortueux. Et je crois que ce qui est important, c’est de ne jamais juger quoi que ce soit, de ne jamais mettre à distance quoi que ce soit, de ne jamais mettre d’ironie. Il faut que tout soit premier degré, être toujours convaincu par ce qu’on dit, et en approchant ce texte comme ça, on se rend compte qu’il y a moins de difficultés que ce qu’on pensait au départ, tout est plus simple à aborder. On ne juge pas et ça paraît normal. Il y a un côté grande vérité. • As-tu rencontré des danseurs pour te nourrir un peu en dehors des textes ? Oui, surtout pour abordé tout le côté mouvement. Car chaque mouvement est très dangereux quand tu prétends incarner Nijinski. Si tu lèves le petit doigt, il faut que ce soit parfait, en rythme, chorégraphié. Je ne me suis pas embarqué dans la chorégraphie à proprement parler, mais pour les quelques passages qui sont un peu avec du mouvement dessiné, j’ai demandé à quelqu’un de m’aider, sur les

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positions, le maintien, etc. Ce qui m’a intéressé, c’est de partir de la position du danseur classique dans sa force et dans sa droiture et de le déconstruire à partir de son état à lui, qui était un état malade et cassé. Il fallait qu’il y ait un peu les deux : le faune et en même temps l’oiseau blessé, il a fallu travailler sur ces deux figures. • La pièce a ensuite été jouée au théâtre de l’Odéon ? Comment cela s’est-il passé ? J’ai souvent travaillé à l’Odéon et j’y ai gardé des amitiés, mais avant que ça ne change de direction. Le spectacle a été très bien accueilli. Beaucoup de gens du métier ont été très encourageants, et puis surtout, le passage à l’Odéon m’a permis de monter un projet avec la ville de Perm, une ville à 100 km de Moscou, qui nous aide à mettre en place une tournée en Russie. C’est la ville de Diaghilev, qui était l’amant, le mentor de Nijinski, où il a d’ailleurs fondé une grande école de ballet. • Peux-tu me dire quelles étaient les particularités de Nijinski ? Son physique était assez proche du mien, pas très grand et un peu trapu, donc très différent de Noureev, qui était un grand mec élancé. Il avait des qualités physiques extraordinaires et puis surtout une endurance, enfin plutôt un mal au travail. Nijinski travaillait vraiment 17 heures par jour sans s’arrêter. Il avait aussi très tôt des prédispositions de chorégraphes ; il ne cessait de réinterpréter lui-même et de perfectionner ses chorégraphies une fois qu’on lui en donnait

la base. D’autre part, il avait un truc incroyable, qu’on appelait les bonds Nijinski, il faisait des bonds délirants à deux mètres du sol, des choses folles pour l’époque. Ensuite, il est devenu chorégraphe et danseur, il se chorégraphiait lui-même. Dans « Le Sacre du Printemps », il faisait des trucs complètement cinglés sur la musique de Stravinski. Il a vraiment révolutionné la danse. Stravinski, c’est déjà très compliqué mélodiquement, les harmonies et les rythmes sont déconstruits, c’est le vrai début de la musique contemporaine. Nijinski est arrivé là-dessus avec une chorégraphie encore plus déconstruite que la musique. Donc à la première, qui était je crois au théâtre des Champs-Élysées, il y avait carrément des rixes dans le public, une partie du public huait et l’autre applaudissait à tout rompre, et Nijinski qui continuait à battre la mesure. Que ce soit Pina Bausch ou Béjart, tous se revendiquent de Nijinski. • Comment ton jeu d’acteur a-t-il été habité par ça ? Déjà dans l’écriture, il y a quelque chose de ça, une grande modernité, qui fait penser à Artaud, à des gens comme ça. Je me suis tellement livré dans cette écriture, dans ce projet, qu’au bout d’un moment, il y a des phrases qui sortaient dans la vie de tous les jours, qui étaient un peu inspirées par Nijinski. Ce rythme commence à te prendre et à t’emmener. Le rythme de son écriture est un peu comme une musique vraiment entêtante.

• Des passages particuliers te revenaient ? Quand on est acteur, n’importe quelle phrase dans la vie qui ressemble à un texte qu’on a joué même 3 ans auparavant fait tilt, ça arrive tout le temps. Mais par exemple, une phrase qui revenait souvent : « Ma folie c’est l’amour de l’humanité», je trouve ça quand même dingue, ou alors : « J’écris vite, par à-coups, mais sans nervosité, tout ce qui m’importe c’est d’écrire vite. » Il y en a une autre que je trouve folle, c’est : « Dieu n’est pas les traits réguliers, Dieu est le sentiment sur le visage. » • Quel est ton rapport à la danse ? Quand j’ai commencé le travail, je ne m’y intéressais pas plus que ça. Ce que j’aimais c’était surtout la figure, l’artiste. Et d’ailleurs en lisant ses Cahiers, j’ai pensé que Nijinski était l’artiste qui parlait le mieux du théâtre, le mieux de ce que c’était d’être un acteur. Et puis, quand même, pour m’inspirer, je me suis mis à regarder de la danse, à regarder Pina Bausch, Béjart, que je connaissais mais je n’étais pas rentré dans le vif du sujet, et aussi les grandes pièces de Nijinski, et c’est là que j’ai compris quelque chose, que la danse n’était pas forcément jolie et que c’était un sacrifice complètement dingue, un engagement total !



Coiffures : Jean Noël • Maquillages : Marine • Photos : Crapaud Mlle • Tenues : CLGB



CHRISTIAN RIZZO + CHORÉGRAPHIES DE FORMES + Texte /

Alexis Jama Bieri • Photos / © Marc Domage

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é à Cannes en 1965, Christian Rizzo est un touche-à-tout artistique, qui fait ses débuts à Toulouse où il monte un groupe de rock et crée une marque de vêtements dont il est le styliste. Après avoir suivi une formation en arts plastiques à la Villa Arson, à Nice, il se tourne vers le théâtre, la performance et la danse contemporaine. À partir de 1997, il développe des pièces où se mêlent les arts visuels, la danse, la musique… Passionné par tous les champs artistiques, il présente en 2003 « Numéro 13 », une performance à la Fondation Cartier sur le thème des parfums. L’année suivante il réalise la scénographie de l’exposition « Le Cas du sac » pour Hermès au Musée des arts décoratifs de Paris. En 2007, il participe à la conception de la scénographie de l’exposition itinérante consacrée aux vingt ans de la maison Christian Lacroix. En tant que chorégraphe, il intervient de 2007 à 2012 en tant qu’artiste associé à l’Opéra de Lille.

• Vous avez travaillé dans la musique, dans la mode, dans la chorégraphie aujourd’hui. Pouvez-vous vous présenter ? Je me présenterais comme quelqu’un qui regarde le monde et qui essaie de donner une forme à ce qu’il voit. • Comment êtes-vous venu à la chorégraphie ? Je suis en fait venu à la chorégraphie par la danse, et je suis arrivé à la danse par hasard, suite à une rencontre, à la fin des années 80, avec une chorégraphe qui s’appelle Mathilde Monnier et qui m’a proposé de danser dans une de ses pièces. Comme j’étais complètement autodidacte, je me suis lancé dans l’aventure et j’ai très vite compris que c’était un champ d’expression qui m’allait assez bien car celui-ci posait des questions de perception d’espace, de mouvement, de musique. Je m’y suis donc glissé avec un grand plaisir, jusqu’à aujourd’hui encore. Ensuite, je suis venu assez vite à la chorégraphie, car en tant qu’interprète, j’ai senti qu’il y avait des choses que je ne trouvais pas chez les chorégraphes avec lesquels je travaillais. J’avais besoin de mettre en jeu ce qui venait de mon passé dans les arts plastiques et la musique, et j’ai par conséquent voulu commencer à mettre en forme des projets en me penchant sur la question de l’écriture, de l’interprétation et de la recherche de mouvement pur. • Avez-vous des maîtres à penser en matière de chorégraphie ? Je pense que l’humanité entière qui danse me paraît être un bon maître. Je suis particulièrement intéressé par les modèles archaïques de danse. Et puis, en matière de chorégraphie, il y a bien sûr des exemples d’artistes comme William Forsythe, qui ont ouvert mon regard et que je trouve particulièrement admirables. • Combien de spectacle créez-vous par an ? Autant que je peux quand la production le peut ! Je suis quelqu’un qui produit beaucoup, car j’ai une nécessité d’être au travail et d’être dans le feu de l’action. Je sors juste de la mise en scène d’un important opéra « Tannhaüser » pour le Théâtre du Capitole de Toulouse, je serai au festival d’Avignon avec la mise en scène de « sakınan göze çöp batar », je travaille sur des installations, dont « Néo fiction », des projets de musique… • Où puisez-vous votre inspiration ? Je m’inspire de tout ce que je traverse, que ce soit mes voyages, la littérature, mes courses au marché. Je ne fais pas de différence, je ne hiérarchise pas les informations qui me viennent de l’extérieur. De ce fait, mes déplacements peuvent être géographiques, mais aussi dans des terri-

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« Quelque chose suit son cours » toires d’expression également totalement différents. J’ai une phrase que j’aime beaucoup, qui est le titre d’un livre que j’ai co-écrit, qui dit « quelque chose suit son cours ». • Comment écrivez-vous ? L’écriture est pour moi liée à la précision. Je cherche quelque chose de précis dans l’ordonnancement de toutes les formes (lumière, les corps, le plateau, la dramaturgie globale). Même si je fais de l’improvisation, j’aime que les choses soient posées et inchangeables une fois écrites, comme le serait un livre sur lequel l’on ne revient pas après publication. • Les titres de vos spectacles sont assez particuliers. Quelle importance donnez-vous à ces titres ? Les titres de mes spectacles ont évolué depuis quelques temps. Au départ, mes titres étaient des phrases extraites de la littérature (Proust, Marguerite Duras, …) et qui m’apparaissaient comme point de départ d’un imaginaire. Ces derniers temps, mes titres me servent de cadre de travail : ils sont comme un point de départ de désirs et d’explorations, sans en connaître réellement bien le sens au départ. Ils sont par ailleurs un point de vue, un accompagnant qui met en mouvement un imaginaire et non pas une définition de la pièce. • Vos créations n’ont-elles pas, quelque part, un aspect pictural, avec des touches et aplats de couleurs qui laisseraient apparaître la réserve d’une toile ? C’est parce que mon œil s’est exercé par la peinture dans un premier temps, que ce soit par la pratique ou le goût. • Si vous deviez décrire vos créations chorégraphiques en un mot, une image, un son, une couleur ou une matière, quels seraient-ils ? Comme mot :

continuer ; surtout pas d’image ; comme son : le silence entre deux notes ; comme couleur le gris ; comme matière l’envers de la peau. • Où placez-vous la frontière entre chorégraphie, danse et performance d’art ? Comment faites-vous interagir les différents modes d’expression que vous utilisez ? Pour moi, la danse est un matériau qui appartient aux danseurs. La chorégraphie c’est l’écriture de ce matériau. La performance d’art est, quant à elle, connectée à son propre réseau qui n’est pas dans les mêmes logiques de production et de représentation qu’un spectacle de chorégraphie. Je fabrique du spectacle, mais ça ne m’empêche toutefois pas de faire des performances qui sont plus des « one shot », dans un contexte différent des modalités de représentations habituelles liées au spectacle, puisque elles s’effectuent dans ce cas. dans un lieu d’art. En fait, l’influence de la performance apparaît dans mes problématiques d’écriture de pièces chorégraphiques. • Quel est le public de vos spectacles ? Je suis toujours étonné des gens que je rencontre et qui viennent voir les projets. C’est tellement beau de ne jamais savoir qui est là ! Je ne supporte pas l’idée d’un public précis. J’ai travaillé dans la publicité dans les années 80 et je sais ce que ca veut dire de fabriquer un public. Pour moi, un public c’est une réunion d’un plus un plus un… dans sa diversité. Ce sont des individualités qui forment un auditoire. Je pense que le public peut être autre chose qu’un consommateur ou un électeur. • Que proposez-vous au public pour l’inciter à se rapprocher de la danse contemporaine ? Je trouve justement qu’aujourd’hui il y a une très grande confusion car l’on demande de plus en plus aux artistes de

faire le travail que doivent faire les lieux. La médiation est le travail des lieux. Je pense qu’il ne faut pas se servir des artistes pour établir des liens politiques qui n’existent plus. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu qu’il soit intéressant de faire entrer le public à l’intérieur de la création, car je pense que ce que l’on a à offrir au public c’est une forme de mystère. Le public est de fait présent dès le démarrage, mais il est présent par son absence. • Quelle équipe vous accompagne ? L’association fragile est la structure qui porte mes projets. Ce nom permet de souligner que toute entreprise humaine est fragile. C’est ce qui rend le travail ensemble si précieux. Le nom de ma compagnie, « l’association fragile », résonne également comme une mise en garde : « Attention ! Ce que l’on montre ici est fragile ». Les territoires de la création sont pour moi des zones de fragilité. Dans une époque qui cherche à tout « bétonner », j’ai envie de tout fragiliser. Se fragiliser, c’est aussi accepter de faire une place à l’autre. • Que cherchez-vous de particulier chez les danseurs que vous choisissez pour interpréter vos pièces ? Surtout rien de particulier ! J’ai pratiquement tout le temps engagé des gens que je n’ai jamais vu danser auparavant. J’aime découvrir les danseurs avec qui je travaille, dans le travail. Je ne veux pas imprimer dans l’autre quelque chose qui fausserait notre rencontre. Je ne choisis par exemple jamais des danseurs qui « arrachent » le plateau. Je préfère les corps fragiles, ceux qui ne peuvent pas tout accomplir mais qui apportent un supplément d’âme. • Quels sont vos projets à venir ? Je pars aux EtatsUnis, à Seattle, faire un projet hybride autour d’un film et de musique avec une artiste qui s’appelle Sophie Laly. Ce projet sera ensuite repris à Rouen avec le groupe électro Cercueil. Je prépare par ailleurs une création pour le festival d’Avignon 2013. Je prépare une exposition en commissariat et scénographie dans le cadre de Lille 3000. Je vais diriger un atelier durant trois mois sur les questions de l’écriture hybride et croisée d’artistes qui viennent de champs différents (numérique, spectacle vivant, littérature, musique). • Et avez-vous des tournées de prévues ? Oui, aux Etats-Unis, à Taiwan, et en France. Christian Rizzo présentera Le bénéfice du doute au Manège le 26 mars 2013. www.lassociationfragile.com


Š Marc Domage

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JEROEN VERBRUGGEN + REBELLE ET DÉCALÉ + Propos recueillis par /

Yannick Barrale • Texte / Alexis Jama Bieri • Photos / © ML Briane

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é en 1983 en Belgique, Jeroen Verbruggen est un jeune danseur flamand au style impulsif dont la virtuosité et un certain goût pour le déraisonnable ne laissent personne indifférent. Souvent décalées, drôles et provocantes, ses premières tentatives de chorégraphies lui valent régulièrement des remontrances et annoncent les pistes de réflexion qu’il développera ultérieurement. Mais son goût pour l’absence de sérieux n’est qu’apparente et s’accompagne d’une technique irréprochable. En 2000, il participe avec succès au prix de Lausanne, ce qui lui permet de poursuivre sa formation pendant un an à l’École Nationale du Ballet du Canada à Toronto. Après un parcours diversifié (Ballet Royal des Flandres, Ballet d’Europe), il rejoint, il y a 8 ans, les Ballets de Monte-Carlo dirigés par Jean-Christophe Maillot et se plonge dans le répertoire de ce chorégraphe avec qui il entame une collaboration artistique intense. Il découvre que chaque pas déborde de sens et exige un degré d’interprétation d’une intensité rare. Aujourd’hui la chorégraphie prend une place grandissante dans son travail.

« J’essaie de m’écarter des règles, même si bien sûr je conserve une base classique » © ML Briane

• D’où vient ta passion pour la chorégraphie ? Quand j’étais à l’école déjà, je faisais de petites scénographies de 3 minutes. C’est plus tard, en pratiquant en tant que danseur professionnel, que mon intérêt pour la chorégraphie a pris toute sa dimension. • Quelles sont les grandes lignes de ton projet artistique ? J’essaie de m’écarter des règles, même si bien sûr je conserve une base classique. Je suis à la recherche de la déformation et de la dynamique. Du point de vue de l’esthétique de la scène et de ce que j’ai envie d’exprimer, je propose des choses décalées, qui jouent avec une absurdité grave.

comique et j’en suis le premier surpris. • Comment mets-tu le corps en situation avec son environnement, l’espace du plateau ? Sur scène, mon plus grand problème est de chercher à faire voir des choses au public, des choses qui ne sont pas frontalement face à lui. Je mets souvent les sols en diagonale, je modifie le rapport aux lumières... J’expérimente !

• Comment définis-tu l’aspect non conventionnel de ton travail ? Par une constante rébellion contre un système établi.

• Quelle place donnes-tu à la scénographie, aux costumes, aux couleurs, aux textures, aux sons…? En fonction des thèmes, il est rapidement possible de tomber dans le kitsch. J’essaie donc de rester le plus cru possible, dans une vérité palpable. Je m’efforce toujours de trouver un sens aux éléments que j’utilise. Je travaille avec des couleurs sombres, des mélanges de musiques comme par exemple le classique et le drum & bass.

• Quelle place donnes-tu justement à la dérision dans tes créations ? Je recherche le décalage, mais pas dans une perspective comique. Parfois le résultat est

• Comment travailles-tu ? Je ne peux jamais être dans la normalité. J’ai toujours des idées en tête, qui deviennent presque des obsessions. Ensuite, je réfléchis

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à un thème pour intégrer ces obsessions à mon travail. Avec les danseurs, je débute sur une structure, que je sculpte littéralement par la suite afin de briser les règles • Quelle équipe t’accompagne ? Pour l’instant, je travaille seul. Mais au fur et à mesure de mon travail de chorégraphe, je fais des rencontres qui, je l’espère, deviendront plus tard des collaborations. • Combien de spectacles crées-tu par an ? 1 spectacle et des projets annexes. • Si tu devais décrire ta chorégraphie en 1 image, 1 son, 1 couleur, 1 matière, quels seraient-ils ? Une image déformée, un son de clap, la couleur chair sombre, la matière béton • Quels sont tes maitres à penser en matière de chorégraphie ? Ce sont les différentes personnes que j’ai rencontrées durant mon parcours depuis l’école de danse. Et puis, Jean-Christophe Maillot, avec qui je

travaille et dont j’ai beaucoup appris depuis 8 ans et parce que nous sommes très différents. • Penses-tu qu’il est plus difficile aujourd’hui de soutenir la création chorégraphique, de lui ouvrir un espace d’expression ? C’est très dur en ce moment. Il y a beaucoup de budgets supprimés, beaucoup de compagnies qui ferment, et énormément de gens qui se lancent dans la chorégraphie. Mais ce qui importe pour moi, c’est d’être dans une création, pour m’exprimer artistiquement soit comme danseur, soit comme chorégraphe, soit éventuellement comme scénographe. • Que proposes-tu de particulier au public pour l’inciter à se rapprocher de la danse contemporaine ? J’essaie de mélanger danse et théâtralité, avec un style classique. • Quels sont tes projets à venir ? Une création l’année prochaine en juillet, à l’opéra de Monaco.


© ML Briane

© ML Briane

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STÉPHANIE AUBIN + L’ART DU MOUVEMENT + Texte /

Alexis Jama Bieri • Photos / © Arnaud Baumann • Portrait / © Benoît Pelletier

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e Manège de Reims est un espace dédié aux arts du mouvement, composé de deux bâtiments contigus. Un cirque en dur et un ancien manège destiné aux entrainements équestres, bâtis au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, et inscrits à l’inventaire des Monuments historiques. Le spectaculaire Hall d’accueil du Manège de Reims, réaménagé à l’automne 2010 par les deux designeuses parisiennes de Tsé Tsé, invite le public dans un décor à l’esprit forain et festif, aux couleurs éclatantes, animé d’étoiles lumineuses, qui transporte celui qui entre en ces lieux dans un monde féérique. Modulaire, adaptable aux événements, pouvant être en partie déplacé en terrasse extérieure, cet espace d’accueil s’articule avec un centre de documentation/librairie où l’on peut s’installer confortablement dans de majestueuses banquettes anciennes habillées de velours pourpre, impériales et théâtrales ! La salle de spectacle complètement rénovée également, s’organise en travées de sièges savamment ajustés qui peuvent s’enlever ou s’escamoter pour démultiplier la surface du plateau artistique. Ce lieu en perpétuel mouvement, comme le corps qui s’exprime dans une chorégraphie est bien plus qu’un établissement de spectacle. Ce lieu, dirigé par Stéphanie Aubin, s’est constitué en véritable lieu de vie, une agora d’échanges et de rencontres improbables. Particularité de taille, le Manège de Reims est la première Scène Nationale dirigée par une chorégraphe.

• Quel était votre parcours jusqu’à votre entrée en fonction au Manège de Reims ? J’ai été fortement marquée par toute l’avant-garde américaine, notamment John Cage, Trisha Brown. J’ai travaillé en compagnie nomade durant les années Lang. C’était une chance car ces années étaient sans doute plus faciles pour les artistes qu’aujourd’hui. Mon travail était accompagné, reconnu, soutenu. J’y ai vécu des aventures extraordinaires, des moments extrêmement riches, passionnants et joyeux. Et puis, progressivement, à partir de 1996, il y a eu en France un courant un peu réactionnaire qui consistait à remettre en cause la danse dans ce qu’elle avait de plus contemporain. Ça m’a énormément surprise car cet avant-garde était pour moi un acquis. Ce fut donc un électrochoc qui m’a amenée à me saisir de la problématique de la médiation entre ce que font les artistes aujourd’hui et la population. J’ai alors commencé par organiser un festival au théâtre de la cité internationale à Paris avec mes subventions de compagnie, et puis, l’idée a évolué dans mon esprit de postuler pour la responsabilité d’une Maison, afin d’y poursuivre mon travail artistique, mais dans un contexte où l’on s’implique dans la cité quant au rapport entre le citoyen et les œuvres. J’ai donc postulé à la direction du Manège Reims, où mon projet a été retenu à l’unanimité. Lorsque je suis arrivée au Manège, en 2000, c’était la première fois qu’une chorégraphe allait diriger une Scène Nationale. Il existait bien entendu des Centres Chorégraphiques Nationaux, qui sont des lieux de création, mais il n’y avait pas d’équipement qui permette la création, et surtout la diffusion de ces créations en un lieu, disposant d’un budget dédié. Quelles sont les grandes lignes de votre projet culturel ? La meilleure façon de transmettre c’est de transmettre une passion : la passion que j’ai, vient de mon parcours d’artiste, et vient de mon souci de créer une transversalité entre les arts en développant, un travail basé sur la pluridisciplinarité, avec des chorégraphes, des vidéastes, des plasticiens... Il y a une ouverture de

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de vue. Ici, le public construit son propre récit à partir de ce qu’il voit. • Quelle équipe vous accompagne ? Nous sommes une équipe de 21 personnes au Manège, toutes activités confondues. • Vous travaillez avec votre propre compagnie ? Je n’ai plus de compagnie, mais je travaille avec des artistes extérieurs qui collaborent en fonction des projets.

© Benoît Pelletier

plus en plus grande qui se fait dans notre projet, à un point tel que nous avons ouvert la rubrique «inclassables» pour les spectacles dont on ne sait plus trop bien dire à quel genre ils appartiennent. • Il s’agit de transversalité entre les arts, mais également de transversalité entre les lieux de pratique et de diffusion ? À partir du moment où l’on est porté par ce désir d’ouverture et de décloisonnement, cela ouvre à de nombreuses collaborations, et permet de déghettoïser, permet les mélanges intergénérationnels, permet les mélanges d’origines sociales, et permet de faire en sorte que les populations se croisent et se rencontrent. Vous ne nous verrez jamais aussi contents que lorsque nous avons des salles complètement mélangées, avec des gens qui se côtoient de manière parfaitement improbable. Se côtoient circassiens avec piercings, militaires en uniforme, dames de la bourgeoisie... Ici, c’est un lieu où l’éclectisme et la curiosité sont les maîtres mots. Le but est de faire comprendre que le spectacle

n’est pas réservé à une élite ou à ceux qui savent et que ce n’est pas un lieu où l’on vient célébrer la culture dans un entre soi bien élevé. • ...vous faites donc en sorte que la démocratisation culturelle ne soit plus une utopie. Comment pourriez vous définir la chorégraphie pour les lecteurs qui ne connaissent pas spécialement cette forme d’expression artistique et à qui elle ne « parle pas » ? Je pense qu’il y a beaucoup de présupposés pour les gens, qui pourraient empêcher d’accéder à la danse. Nous avons en revanche démontré au Manège qu’il n’y a pas de difficulté d’accès. Je crois que si l’on accepte de ne pas venir avec une attente précise, si l’on vient avec une envie d’aventure et d’ouverture, je pense qu’on se laisse irrémédiablement entraîner dans le spectacle en mouvement. Et pour moi, il s’agit en effet plus de mouvement que de danse ! Il s’agit d’un travail du corps dans l’espace et dans le temps qui fait que danse et cirque ne sont pas si éloignés de ce point

• Combien de spectacles proposez-vous par an ? Nous diffusons, nous produisons des spectacles, et nous accueillons des artistes en résidence pour qu’ils créent ici. Nous réalisons également des spectacles hors les murs dans les différents quartiers de la ville. En 2011, nous avons proposé 56 spectacles, 130 représentations, et accueilli 8 équipes associées au manège. 174 jours de répétition ont permis de préparer les spectacles, sachant que nous ne disposons pas de studio de répétition. C’est une des seules choses qui manquent à cet outil qui est par ailleurs parfait! • Comment définissez-vous l’accessibilité d’un spectacle ? L’accessibilité ce n’est pas l’accès de masse, qui est le résultat d’un dévoiement par les puissances de l’argent et des médias, les relais de l’industrie culturelle et de la publicité. C’est terrible que les jeunes générations ne soient pas plus critiques quant à la question de la concentration, des blockbusters, qui répond exclusivement à des impératifs économiques, et qu’ils ne manifestent pas de véritable acte de résistance par rapport à ça. Au Manège, nous défendons une politique tarifaire très basse. Nous effectuons une mission de service public et sommes subventionnés pour permettre un large accès du public à nos spectacles. Et c’est en partie par l’attractivité tarifaire que ça passe. • Quels événements organisez-vous pour donner à voir autrement le spectacle de chorégraphie ? Nous


Jeu de Société / Stéphanie Aubin & Arnaud Baumann • photo © Arnaud Baumann

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Jeu de Société / Stéphanie Aubin & Arnaud Baumann • photo © Arnaud Baumann

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Jeu de Société / Stéphanie Aubin & Arnaud Baumann • photo © Arnaud Baumann

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Jeu de Société / Stéphanie Aubin & Arnaud Baumann • photo © Arnaud Baumann

organisons les grands soirs du Manège qui permettent aux gens de ne pas seulement entrer et sortir du Manège, mais de venir à un moment donné à la rencontre d’un artiste, en savourant le temps. Ces événements débutent à 19h30 et se terminent vers minuit. C’est un véritable terrain d’aventure pour les artistes qui proposent un spectacle, tout en étant par ailleurs commissaires d’exposition. Pour couronner la soirée, nous organisons un repas, sous forme de geste artistique, scénographié en lien avec le spectacle et conçu par un designer culinaire. Ce niveau de repas est habituellement proposé dans des établissements de grand luxe, mais nous pouvons le proposer au Manège grâce à notre collaboration avec le designer culinaire Julie Rothhahn et le Lycée Gustavel Eiffel, qui forme des jeunes aux métiers de l’hôtellerie. • Ces événements ne sont-ils pas inconsciemment, comme des grand-messes de la culture ? C’est le sujet que l’on aborde dans la prochaine création du Manège qui s’appelle « les Etonnistes » et qui s’interroge sur les endroits où l’on peut se rassembler et où l’on peut vivre sa singularité. Lorsque l’on vit l’expérience d’un spectacle, l’on ressent une émotion extrêmement personnelle en fonction de son histoire, de son parcours, de sa sensibilité, dans un moment collectif. Cette expérience nous renvoie à nous-mêmes, nous ouvre à l’autre et à l’inconnu, et puis révèle l’étranger qui est en nous. Nous avons déstructuré la forme de la grand-messe pour en venir au fond. Au-delà de ces événements, l’on peut se demander où sont les lieux pour simultanément continuer à se découvrir soi-même, à cultiver son jardin, et en même temps à le faire dans le bonheur du partage avec autrui. • En quoi consistait votre événement intitulé « Jeu de société » qui s’exprimait en photographies exposées grandeur nature sur les palissades entourant le chantier de réfection des Halles du Boulingrin à Reims ? C’est un projet que j’ai proposé au photographe Arnaud Baumann. Il s’agit d’un ensemble de photographies de personnes inconnues, recrutées par petites annonces, et qui sont venues prendre la pause dans leurs tenues de travail ou leurs tenues de tous les jours dans des attitudes qui deviennent chorégraphiques, sur fond de décor blanc destiné à valoriser la diversité des corps et des présences. La règle du jeu consistait alors pour une personne à entamer un mouvement, mouvement poursuivi par celle d’après. C’est une forme de chaîne en mouvement... Il y avait avec moi des danseurs pour prendre des repères dans l’espace et pour les aider, les porter. Ce projet s’est réalisé en cinq séances avec des groupes d’au moins dix personnes photographiées à chaque fois, pour qu’il y ait une vraie rencontre. Pour illustrer cette diversité, nous avons par exemple eu une grand-mère, un agent de sécurité, un militaire, un curé... Ces photographies, montées ensembles en plans successifs constituent un film. Nous avons reçu le premier prix Idill pour ce projet. Idill, c’est l’international dance online short film

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« Vous ne nous

verrez jamais aussi contents que lorsque nous avons des salles complètement mélangées, avec des gens qui se côtoient de manière parfaitement improbable

»

festival, un concours à vocation internationale initié par Charleroi Danses, Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, La Gaîté Lyrique, nouvel établissement culturel et artistique de la Ville de Paris dédié aux cultures numériques et aux musiques actuelles et le Sadler’s Wells à Londres, principale Maison de la Danse au Royaume-Uni, en collaboration,

depuis 2011, avec dança em foco, festival international de vidéo danse au Brésil. Ce concours a pour but de mettre en évidence et de récompenser la création cinématographique et audiovisuelle ayant pour thème central la danse et plus largement, le mouvement. Dans ce cadre, Jeu de société est présenté actuellement à Rio.

• Quelle sera la couleur artistique de votre saison 2012-2013 ? Elle s’articulera autour du mouvement, toujours le mouvement, de l’aventure et de la curiosité. Je dirais tout simplement aux gens VENEZ !, plutôt que de tenter de leur décrire les spectacles que nous allons proposer car cette description ne ressemblera pas à l’expérience que chacun d’eux y vivra. J’ai créé, lors du WAOUH 2012, un spectacle appelé « Ambiente » où j’ai cherché à faire ressentir au public cette sensation proche de l’envol, durant le moment de déséquilibre, qui est un moment extraordinaire et un plaisir absolu, que le danseur ressent, juste avant de repartir dans une circulation de mouvements. C’est comme un jeu de bascules d’espace, d’accélérations dans le temps. J’ai donc mis en place un dispositif où l’on plonge le danseur et le public dans de la fumée et où des feuilles de lumières structurent ce brouillard en murs mouvants de fumée où le corps disparaît en les traversant. Ce spectacle de 20 minutes sera présenté lors de l’ouverture de saison le 24 septembre. S’il y a des moments que je conseillerais à ceux qui ne sont jamais venus au Manège, ce seraient les Grands soirs du Manège avec notamment David Rolland le jeudi 18 octobre, et Joanne Leighton le jeudi 22 novembre, puis le WAOUH qui a lieu durant un week-end les 25 et 26 mai. Le WAOUH est un événement basé sur la sensation et la perception et dont le but est d’aider le public à vivre des moments d’expérience où l’on ne s’appuie pas sur un récit, mais sur un travail sensible de perception. • Quels artistes allez-vous accueillir ? La programmation sera composée d’un savant mélange entre des artistes extrêmement reconnus et des artistes beaucoup moins identifiés par le public mais qui sont déjà des grands de la chorégraphie ou des arts du cirque. Le premier spectacle de la saison proposera « Dance » de Lucinda Childs (avant-garde américaine des années 70) avec un film de l’artiste américain, disparu en 2007, Sol LeWitt qui en constituera la scénographie. Lucinda Childs débutera sa tournée européenne à Reims les jeudi 4 et vendredi 5 octobre. • Comment voyez vous votre établissement dans 10 ans ? Avec un studio de répétition immense. Avec également une extension à l’arrière de notre bâtiment par une immense verrière ouverte sur le parc, qui accueillerait, plus qu’un restaurant, un lieu de convivialité, de partage et de découverte culinaire, vue comme un spectacle. • Quels sont enfin vos espoirs quant au nouveau ministère de la culture et ce qu’il pourrait apporter au spectacle ? Qu’il redonne du souffle à ses missions, qu’il joue véritablement son rôle de garant de la diversité et de l’équité sur l’ensemble du territoire, et qu’il défende l’exception culturelle française.


ASA MADER

+ CELUI QUI FILMAIT LA GRÂCE + Texte /

Jessica Piersanti • Photos / © Asa Mader / © DR Seydoux/Millepieds / © DR Years Later

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n reconnaît la sensibilité d’un réalisateur à ses images, à ses films, mais aussi à ses collaborations. Le réalisateur américain qui avait brillamment adapté « La maladie de la mort » de Marguerite Duras en 2003 avec la comédienne Anna Mouglalis, semble maîtriser la mesure des surfaces sensibles. Introduit au monde de la danse par un heureux hasard, Asa Mader a su faire de ses rencontres des images. Ainsi la danseuse Susan Jaffe, le chorégraphe Benjamin Millepied ou encore Mikhail Baryshnikov, ont-ils pu tour à tour incarner la grâce face à la caméra de Mader. Fou de Bresson et de Tarkovski, il dit voir, dans ses scènes de films préférées, comme des chorégraphies, et chez les danseurs, des acteurs capables par le mouvement d’introduire un dialogue. Asa Mader, cinéaste de la danse, mais pas que, nous livre ici son parcours.

musique de Philip Glass ! J’en ai vu des extraits, mais pas avant d’avoir commencé mon adaptation. En fait, en arrivant à Paris, je ne parlais pas un mot de français, je ne connaissais pas l’œuvre de Duras, j’avais lu ce livre un peu par hasard quand j’étais à la fac.

• Comment as-tu commencé à faire des films ? Je viens d’une famille de peintres, du côté de ma mère, et je suis le seul enfant sur une fratrie de cinq, qu’elle ait eu avec mon père. J’étais aussi le seul des enfants à ne pas savoir dessiner. J’ai commencé à faire des films très jeune et j’ai toujours voyagé avec ma caméra super 8. Mais comme j’étais fort en mathématique, j’étais considéré comme le scientifique de la famille, disons jusqu’à mes 18 ans, où j ai pris mon premier cours de cinéma. Et même si avant, je faisais déjà beaucoup de théâtre, pour mon père, c’était surtout un loisir. Il fallait trouver un « real job. » J’ai donc d’abord travaillé en créant une start-up dans le design avec deux associés. On avait 3 millions d’investissement, 52 employés, le délire total ! C’était en 1996, en pleine bulle Internet. Mais le 11 septembre a fait éclater la bulle et nous a détruit. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à regarder les centaines d’heures de rushs que j’avais accumulées dans des boîtes et à monter des choses. C’est aussi à cette période que je suis parti voir ma famille que je n’avais pas vue depuis longtemps. Quand j’ai rendu visite à mon frère à Seattle, il m’a présenté un médecin, on va dire holistique, qui joue avec les énergies, l’alignement du corps etc., qui m’a fait énormément de bien. C’est lui qui m’a fait prendre conscience de ma peur d’être artiste. Car la vie d’artiste pour moi représentait quelque chose de l’ordre de la tragédie, au moins dans ma famille. Je ne voulais surtout pas être artiste.

Comme par le passé, j’avais déjà filmé un danseur iranien qui dansait une sorte de derviche, j’ai pensé : danseuse de ballet pourquoi pas ? Elle m’a d’abord proposé d’aller la voir sur scène à l’opéra du Metropolitan, où elle allait danser son ballet préféré pour la dernière fois : c’était Onegin, basé sur la poème de Pushkin. Elle y jouait les deux rôles principaux : une femme mariée d’une quarantaine d’années, et celui d’une fille de 18 ans. La transformation qu’elle a faite m’a totalement bouleversé, au départ je ne savais même pas que c’était elle car elle avait vraiment 18 ans sur scène. Lorsque je l’ai vu juste après, je lui ai proposé de la suivre pendant les dernières semaines de sa carrière. Elle a accepté et c’est comme ça que j’ai commencé à entrer dans la bulle très fermée du ballet classique, parce que les filles ne sortent pas, elles sont comme cloîtrées dans cet univers. Je l’ai suivi entre ses répétitions, ses cours, et ses dernières performances.

• Qu’a fait ce médecin pour te faire plonger dans ce milieu ? Après la séance, je lui ai raconté la transition de vie que je traversais et il m’a demandé si éventuellement cela m’intéresserait de filmer une danseuse. J’ai toujours été intéressé par le mouvement, donc, j’ai accepté. J’avais d’ailleurs quitté la photographie quand j’étais plus jeune parce que j’étais frustré par l’image fixe. Sa copine était danseuse étoile à l’American Ballet Theatre et s’apprêtait à danser le dernier ballet de sa carrière. Lorsque j’ai rencontré cette danseuse pour la première fois, dans un café à New York, elle avait 42 ans et je ne pouvais rien cerner d’elle de précis. Elle m’a demandé ce que j’avais envie de faire et comme je n’en avais aucune idée, je lui ai simplement proposé de venir filmer une répétition.

• Quel est le nom de cette danseuse ? Elle s’appelle Susan Jaffe. Elle a été découverte très jeune à l’âge de 16-17 ans, elle faisait partie du junior ballet, et c’était l’année où Mikhail Baryshnikov a pris la direction artistique de l’American Ballet Theatre. Il a repéré Susan et l’a tout de suite prise dans le corps de ballet. La veille du gala d’ouverture de sa première saison, il a viré deux danseuses étoiles dans un acte probablement politique et a proposé à Susan de danser Gisele, d’en être le premier rôle. Avec seulement deux jours pour le répéter, ca a été un carton et elle est devenue une étoile très rapidement. Elle a dansé comme étoile pendant 22 ans à l’American Ballet Theatre et a été une des toutes premières danseuses à étudier la dramaturgie. Elle n’était pas comédienne mais sentait qu’il fallait savoir jouer

Self portrait © Asa Mader

aussi pour être une bonne danseuse et incarner un personnage. • Comment s’est passé le tournage ? J’ai filmé Susan tous les jours, avec ma caméra cachée dans mon sac, car c’était totalement interdit de filmer à l’intérieur du Metropolitan. C’était comme de voyager dans une autre époque, avec un artiste qui inspirait tous les autres arts. Tous les jours, il y avait des gens qui venaient la dessiner, la peindre, il y avait des photographes, les costumiers, les scénographes, etc. Ça a été un peu mon introduction à la danse classique. • Qu’est devenu ce film ? As-tu réussi à le finir, à le montrer ? Malheureusement, comme j’étais un jeune artiste sans le sou et que je ne connaissais personne dans le monde du cinéma, je n’avais pas d’argent pour réellement en faire quelque chose. Je l’ai beaucoup filmée, et j’ai des heures et des heures de rushs. Je me souviens que le soir de ses adieux, il y a eu quarante minutes d’applaudissement, elle avait vraiment un public très fidèle. L’année dernière, j’ai donné tout le matériel à une monteuse, qui a commencé à en faire un montage d’une trentaine de minutes. • C’était donc ta première tentative de film ? Comment se sont déroulées les choses par la suite ? Je suis venu en France pour réaliser mon premier film de fiction. Je voulais faire une adaptation du livre de Duras « La maladie de la mort ». • Tu savais que la danseuse américaine Lucinda Childs avait dansé « La maladie de la mort » ? Oui bien sûr, dans une mise en scène de Bob Wilson avec la

• Pour revenir à la danse, ton parcours de cinéaste y est fortement lié. Est-ce que ça a été un choix ? Il n’y a pas de hasard, mais ça a été pas mal lié à des commandes au départ. J’avais besoin de gagner ma vie. La marque Puma m’a proposé un projet avec le mannequin Christy Turlington, je devais filmer une séance photo, et c’était avec une danseuse, une française qui dansait pour le New York City ballet à l’époque, qui s’appelle Sofiane Sylve. • Est-ce que les gens savaient que tu t’intéressais à l’univers de la danse ? Non pas du tout, car le film sur Susan Jaffe n’est jamais sorti. En réalité, le lien n’a jamais été la danse mais à chaque fois je me suis retrouvé dans des projets de danse. Comme j’avais exposé à Lille des portraits filmés d’écrivains indiens, on m’a contacté pour faire un film d’art avec un photographe, qui faisait un projet avec une danseuse indienne. Au même moment, j’étais invité à un dîner au Trump, sur Central Park South, organisé par un magazine français qui préparait une édition sur les artistes français à New York et les artistes américains à Paris. C’était un dîner très formel, avec très peu de gens. Et puis est arrivé en retard un garçon, accompagné d’une très jolie fille. J’étais fasciné par la fille et j’ai fini par réaliser qu’elle était danseuse. Celui qui l’accompagnait était aussi un danseur, donc je lui ai raconté mon projet sur la danseuse indienne. Il était très intéressé, on s’est bien entendu, etc. En fait, lui, c’était Benjamin Millepied. • Vous avez su immédiatement que vous vouliez travailler ensemble ? Je l’ai d’abord invité au vernissage de mon film, et juste après il m’a envoyé un texto en me disant qu’il l’avait adoré et demandait : « quand est-ce qu’on travaille ensemble ? » C’est comme ça qu’on a commencé à se voir, à se parler de différents projets, de leur faisabilité. Au départ, on a pensé à des choses assez traditionnelles, moi filmant de la danse, et petit à petit,

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j’ai commencé à lui montrer des films, qui pour moi ne sont pas du tout des films de danse, mais où le mouvement et les gestes sont hyper intéressants. Par exemple, je lui ai montré les films de Bresson, en particulier la scène de « Pickpocket » qui se passe dans un train, et je lui dis : « pour moi, ça c’est de la chorégraphie, de la pure danse, mais ça raconte aussi quelque chose ». Il ne connaissait pas et a adoré. • Comment est née votre première collaboration ? On avait l’idée de faire un film de fiction mais avec une sorte de langage gestuel. Le problème c’est que ce n’était pas évident à faire financer, parce ce n’était pas basé sur une histoire et donc difficile à raconter. Il n’y avait pas de scénario, c’était juste une envie de faire un truc ensemble. Lui avait un projet avec Baryshnikov, et m’a proposé qu’on travaille ensemble. La pièce a été jouée au Théâtre de la Ville et un peu partout. Ça s’appelle « Years Later » (des années plus tard, NDLR) et ça reflète toute la réflexion d’un danseur de son âge, 60 ans, sur ce qu’a été sa jeunesse. Baryshnikov y danse une sorte de duo avec lui-même. • Quel a été ton rôle dans ce projet ? J’ai filmé les chorégraphies qui sont projetées en arrière plan comme un miroir. Les séquences sont mélangées à des films d’archives : quand il avait 15 ans, à l’école de Vaganova à Moscou, en Russie. J’ai aussi profité de ce tournage pour faire un portrait filmé de Baryshnikov. • Comment s’est passée la collaboration avec Baryshnikov ? Pour être honnête, je pense qu’au départ, il me voyait comme un vidéaste. Pour lui, la relation n’existait que dans le rapport danseur-chorégraphe, et moi j’étais un peu accessoire. Mais lorsqu’il a vu les images, il a compris que cela avait du sens. J’étais aussi, d’une certaine façon, un peu metteur en scène, puisqu’on avait besoin de réadapter la chorégraphie par rapport aux films, et voir comment ça pouvait marcher ensemble. • Comment as-tu finalement réussi à trouver le cadre pour le film « Time doesn’t stand still », interprété par Benjamin Millepied et Léa Seydoux ? C’était le début du site nowness.com qui cherchait des projets. Ils m’ont demandé ce que je voulais faire et j’ai tout de suite proposé cette idée de court-métrage. Ils ont adoré et ils ont trouvé quelqu’un pour le financer. • Comment s’est déroulé le tournage du film ? Comment fonctionne le couple chorégraphe-réalisateur sur ce genre de projet ? Ce qui est intéressant c’est que les métiers de chorégraphe et de réalisateur peuvent facilement se ressembler conceptuellement parlant. Au moins en termes de sensibilité. Les deux travaillent avec le rythme, avec des musicalités des phrases, etc. Et donc sur un tournage, ça peut être très complémentaire. Un chorégraphe sculpte des êtres humains, des danseurs, qui interprètent la chorégraphie comme les acteurs interprètent les scènes d’un film. Le but est le même : émouvoir le spectateur. Après, le cinéma est très différent. Il y a une immédiateté dans la danse, au sens où c’est un art de la performance, et un chorégraphe peut voir le résultat de son travail assez rapidement. Il répète avec ses danseurs, répète encore, et ensuite a lieu la performance. Pour le cinéma, on répète beaucoup, et on filme. Mais c’est après que le vrai travail commence, avec le montage. C’est là que le film est fait : dans la salle de montage. • Comment as-tu choisi Léa Seydoux pour interpréter le rôle ? Pourquoi ne pas avoir choisi une danseuse professionnelle ? L’idée n’a jamais été de faire un film sur la danse, mais plutôt de raconter une histoire, de faire un film narratif en y incorporant un élément gestuel. Comme Bresson l’a si bien décrit, l’usage du dialogue doit se faire « en dernier recours », c’est-à-dire seulement lorsque tu ne peux pas dire quelque chose à l’écran autrement qu’avec des mots. Donc l’idée était de voir combien nous pouvions dire avec le mouvement et le geste, avec très peu de dialogue, d’explorer

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« J'aime beaucoup une phrase de Duras qui a dit que la chose primordiale pour un réalisateur c'est de savoir danser, parce que pour filmer, il faut avoir du rythme

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un vocabulaire visuel qui pourrait exprimer plus que des mots seuls. Pour cela, il n’a jamais été question d’avoir une danseuse pour jouer le rôle, mais bien une actrice. • Que raconte le film ? Quelle était votre intention ? Pour moi, le film est une sorte de spirale, un vortex. Et il était important de trouver un moyen de raconter le temps qui passe. Tout se passe dans un seul endroit, sans savoir sur ​​quelle période de temps toute l’histoire se déroule. Telle était l’intention, pour briser une notion commune d’avoir à situer quelque chose dans le temps et l’espace. Donc, si tu regardes très attentivement, tu remarqueras des petits détails : une robe différente mais avec la même coupe et à peu près le même motif. Grâce à de simples éléments visuels, comme par exemple la garde-robe, on peut tenter de désigner le temps. Je ne sais pas si cela fonctionne à un niveau inconscient ou non. J’aimerais le croire ... • J’ai également vu les images d’un autre projet avec

Benjamin et la comédienne Mélanie Laurent… Oui, ça s’est passé sur un toit à New York. C’était un truc un peu improvisé. J’étais censé faire un petit film de Mélanie pour un magazine en ligne. Je voulais utiliser un tout petit format que j’appelle vidéo polaroid. J’avais d’abord proposé l’idée de lire un texte, de la poésie, mais elle a refusé. Je cherchais une autre idée, et comme je savais qu’elle rêvait d’être danseuse quand elle était très jeune, je lui ai présenté Benjamin. À partir de là, ça s’est fait très vite. Benjamin a crée une petite chorégraphie pour le film qui consiste en un plan séquence de trois minutes. • Quel était ton rapport à la danse avant ta rencontre avec Susan Jaffe ? J’avais une tante qui était danseuse, mais pour moi la danse classique se limitait au ballet de fin d’année. Le fameux « Casse-Noisette » qu’on était obligé de regarder tous les ans dans ma famille aux États-Unis. Mais sinon, j’adore danser, et j’aime beaucoup une phrase de Marguerite Duras, qui a dit que la chose primordiale pour un réalisateur c’est de

savoir danser, parce que pour filmer, il faut avoir du rythme. Dans ma famille on aime beaucoup danser, pas de façon professionnelle, mais on dansait tout le temps. C’est bizarre, je viens de me souvenir qu’à la fac, j’avais fait un petit film d’étudiant, une fiction, dans lequel il devait y avoir une scène avec un couple dans un café. Mais j’ai préféré la filmer dans un studio de danse, parce qu’il y avait des miroirs hyper grands, du parquet, et des danseurs autour. Ça a donné un certain « surréalisme » à la scène. Alors c’est vrai que d’une certaine manière j’ai toujours été lié à la danse et elle continue de me poursuivre. • Y a-t-il des chorégraphes avec lesquels tu aimerais travailler ? La première fois que j’ai vu quelque chose d’intéressant en danse et qui impliquait des projections de films sur scène, c’était une pièce de Pina Bausch. Je me souviens d’elle dansant devant des poissons, c’était tellement beau ! Donc j’ai eu à un moment le rêve de travailler avec elle, mais forcément ça n’a pas pu se faire. • Que penses-tu du fait que tout à coup la danse soit partout ? C’est l’effet « Black Swann » (le film de Darren Aronofsky avec Natalie Portman, NDLR). L’ironie c’est que ce n’est pas un film sur la danse mais un thriller qui se passe dans le monde du ballet. Mais ça a forcément fait du buzz. C’est vrai que la danse est beaucoup utilisée ces derniers temps, dans la pub notamment. Peut-être parce que la danse reste un des seuls arts intouchables. • En tant que cinéaste, y a-t-il des scènes de films dansées que tu aimes particulièrement ? Les scènes de danse au cinéma sont souvent ratées. Je ne trouve pas d’exemples particuliers, mais bizarrement au cinéma, j’ai toujours aimé les choses hyper chorégraphiées, comme par exemple dans le cinéma de Scorcese, ce n’est pas exactement de la danse mais on peut quand même parler de chorégraphie. Cela me fait aussi pensé à la scène du spa dans un le film « 8 ½ » de Fellini. Ou des chorégraphies de la camera dans les magnifiques plans séquences de Tarkovsky. Les incroyables mouvements de cameras de Max Ophuls, Kubrick, etc. • Récemment, tu as réalisé un petit film pour la marque Persol... Persol a donné carte blanche à 8 artistes-réalisateurs pour faire 8 films représentant chacun un jour de fabrication d’une paire de lunettes. J’ai réalisé mon film en travaillant avec un chorégraphe et des danseurs, même si ce n’était pas mon idée de départ, parce que la notion de mouvement était très importante dans ce que je voulais faire. J’ai travaillé avec Olivier Casamayou et Carine Charaire, deux jeunes chorégraphes très talentueux qui s’appellent I Could Never Be A Dancer. Je suis très fier du résultat, tout est basé sur le mouvement, les lignes etc. C’est étrange, car maintenant, à chaque fois que je fais un projet artistique je me demande si je ne devrais pas travailler avec des danseurs, parce que ce n’est pas si évident que ça de trouver la grâce. • Quels sont tes projets ? Sur quoi travailles-tu en ce moment ? Je viens de finir une installation de film immersif, RAY OF LIFE, qui consiste en des projections panoramiques de 35 mètres de long avec une projection holographique au milieu. Cela a été présenté à Florence. Mais je travaille plutôt sur des projets de longmétrage. Je suis en « résidence d’artiste» en tant que réalisateur à Deauville, où je prépare un long-métrage de fiction. Et je prépare aussi un documentaire sur un des bras droit et plume de Martin Luther King Jr, qui est totalement resté dans l’ombre toutes ses années, et qui a maintenant 81 ans et une incroyable histoire à raconter. Le film sortira en 2013 à l’occasion du 50ème anniversaire de la célèbre marche vers Washington.

www.asamader.com


© DR Years Later

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MIMOZA KOIKE

+ LA DYNAMIQUE DU MOUVEMENT À L’ENVERS + Propos recueillis par /

Yannick Barrale • Texte / Alexis Jama Bieri • Photos / © Naneen Rossi / © Lost Crown - Agnès Roux DR Logoscope • Portrait / © ML Briane

M

imoza Koike a interprété en 2000-2001, aux Ballets de Lyon, des chorégraphies de Béjart, Balanchine, Blaska, Lagraa, Naisy, Wheeldon, Joos et Noureev. De 2001 à 2003, Mimoza est engagée au Ballet du Grand Théâtre de Genève où elle dansera le répertoire qui comprend des œuvres de Neumeier, Balanchine, Mancini, Childs, Forsythe, Parsons, Duato et Kéléménis. En 2003, elle rejoint Les Ballets de Monte-Carlo. Promue soliste en 2005, des rôles majeurs lui sont confiés dans les créations de Jean-Christophe Maillot : Titania du Songe, Iris d’Œil pour Œil, la Fée de Cendrillon, Dovè La Luna. Elle interprète également les œuvres des chorégraphes invités tels que Forsythe, Kylian, Cherkaoui et le répertoire balanchinien. Elle développe désormais, à côté de son activité de danseuse, plusieurs projets en tant que chorégraphe.

aux costumes et aux lumières.

• Peux-tu te présenter ? Je suis Japonaise et je vis en Europe depuis 15 ans. Je suis dans la compagnie des ballets de Monte-Carlo depuis 9 ans. À l’extérieur, je suis Japonaise, mais pas tout à fait à l’intérieur. • Qu’est-ce qui a été à l’origine de ta passion pour la danse et pour la chorégraphie ? J’adore créer et partager des choses avec les gens. J’ai commencé à danser à l’âge de 6 ans. C’est ma mère qui m’a amenée à l’école de danse, car depuis toute petite, je dansais dès que j’entendais de la musique. J’adore m’exprimer avec le corps et j’ai donc continué à danser. Mais comme je mesure 1m76, suis considérée comme une géante au Japon. À l’âge de 15 ans, ne pouvant pas continuer à danser au Japon du fait de ma taille, mes parents ont décidé de me faire partir en Europe au Conservatoire national de Lyon. Puis j’ai intégré la compagnie du grand théâtre de Genève. Depuis 2003, je suis aux Ballets de Monte-Carlo. J’ai débuté la chorégraphie avec un danseur de la compagnie qui s’appelle Jérôme Marchand en faisant des vidéos pour garder en mémoire les tournées. Pour accompagner ces films, nous avons effectué des improvisations dans le monde entier (dans un ascenseur, sur une terrasse, dans un parking....). À l’occasion de ces libres expressions, nous avons trouvé des mouvements très intéressants en utilisant les outils vidéo avec lesquels nous avons retravaillé les mouvements à l’envers. À partir de ces vidéos à l’envers, nous avons recréé un pas de deux où tous les mouvements sont à l’envers. C’est de cette manière que nous avons commencé ensemble à faire de la chorégraphie. Depuis 3 ans, j’ai poursuivi seule cette démarche. À présent, je travaille un compositeur pour ma prochaine pièce. • Quelles sont les grandes lignes de ton projet artistique ? J’ai pu constater que le public qui vient voir la danse est toujours à peu près le même et je souhaite ouvrir la danse à des publics plus larges, en permettant à tout le monde de se projeter dans mes pièces. Dans mon projet, il y a beaucoup d’éléments issus de mon enfance et de l’univers artistique traditionnel japonais. Je puise par ailleurs mon inspiration dans la nature, notamment ses changements de couleurs. Je m’inspire, enfin, de tout ce qui est proche de moi. Par exemple, pour ma deuxième pièce avec Jérôme, nous avions imaginé la scène comme une évocation du métro.

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• De qui aimes-tu t’entourer pour travailler ? J’aime travailler avec d’autres artistes (compositeurs, scénographes,...) afin de partager des points de vue différents qui enrichissent mon travail. • Combien de spectacles crées-tu par an ? Chaque année, je crée 2 pièces pour la compagnie, dans le cadre des jeunes chorégraphes, hors programmation officielle. ainsi que des pièces dans le cadre de mes projets annexes. © ML Briane

• Tes cultures orientales et occidentales ont-elles une influence sur tes créations ? Évidemment ! J’essaie de trouver un bon équilibre entre les qualités japonaises et européennes. Dans mes créations, je travaille toujours dans la simplicité et la justesse. Je fais de l’art minimal avec une très forte expression. Lorsque je rentre au Japon, je regarde beaucoup de spectacles de Nô et de Kabuki pour apprendre d’où je viens. Dans ma dernière création, qui était sur le Japon, j’ai intégré des choses qui m’ont beaucoup touchée, comme le tremblement de terre, pour les partager avec le public. • Comment travailles-tu ? Je n’aime pas particulièrement utiliser le terme travail, parce que je fais un métier que j’adore. Je souhaite toujours continuer ma carrière en tant que danseuse, et développer mes projets en parallèle. Pour mes chorégraphies par exemple, j’utilise beaucoup la vidéo, car je me filme et je reprends, comme je disais précédemment, la dynamique du mouvement à l’envers. En ce moment, je note les phrases que j’aime et je crée des mouvements que ces mots me font ressentir. Je me sers également beaucoup des gestes du quotidiens (se brosser les dents, faire des toasts, boire du thé...). Personnellement, je pense que tout le monde peut danser. Je suis par ailleurs influencée, (mon père est architecte et je voyais de nombreuses maquettes étant enfant), par l’utilisation de l’espace. J’essaie dans ma recherche artistique, d’aller au-delà des cadres, avec un style qui m’est particulier. J’échange beaucoup avec les danseurs,

scénographes, compositeurs car je pense qu’il est important d’aller dans la même direction. • Comment mets-tu le corps en situation avec son environnement, l’espace du plateau ? J’essaie d’utiliser tout l’espace possible. Je travaille par l’image. Je fais des dessins. J’essaie d’avoir une vision de l’espace scénique, comme devant une peinture ou une scène de cinéma afin de trouver le juste équilibre. • Comment renouvèles-tu les formes de la chorégraphie ? Je donne une place très importante à l’expérimentation. Quand je crée un mouvement à l’envers, il y a des dynamiques qui se construisent. Un mouvement s’arrête là où il ne devrait pas s’arrêter. Je donne un relief particulier à ces mouvements avec un travail autour des costumes et des lumières. • Quelle place donnes-tu à la scénographie, aux costumes, aux couleurs, aux textures, aux sons… ? Des places extrêmement importantes! Quand on fait une chorégraphie, il ne faut pas qu’il y ait trop de «couleurs», sinon le message principal pourrait s’en trouver brouillé. Les lumières, la musique et les costumes doivent juste venir soutenir la chorégraphie. Si j’utilise une musique ou des lumières qui auraient une présence forte, je crée une chorégraphie plus minimale encore. Pour ma prochaine pièce, je n’utiliserai pas, pour la première fois, les grands décors que j’affectionne particulièrement. La scénographie se résumera simplement

• Si tu devais décrire ta chorégraphie en 1 mot, 1 image, 1 son, 1 couleur, 1 matière, quels seraientils ? Le rêve ; une image à l’envers ; le son d’un triangle ; le blanc parce qu’on peut y ajouter toutes les couleurs ; la pâte à modeler • Quels sont tes maitres à penser en matière de chorégraphie ? Jean-Christophe Maillot, Miyazaki, Killian, Matek, Kurosawa, Chaplin. • Penses-tu qu’il est plus difficile aujourd’hui d’ouvrir un espace d’expression à la création chorégraphique ? C’est évidemment difficile, mais nous travaillons beaucoup pour ouvrir le spectacle de danse à d’autres publics. Nous, jeunes chorégraphes, avons beaucoup de chance de pouvoir faire des créations, avec tout l’appui que nous offre Jean-Christophe Maillot à Monaco. Bientôt, j’espère qu’il sera possible de faire venir la chorégraphie partout, jusque dans la rue. • Quels sont tes projets à venir ? Durant l’été, une création en collaboration avec un chorégraphe japonais pour le gala dont les fonds seront versés en faveur des victimes de Fukushima, à cette occasion j'interprèterai "Dov'è la luna" de Jean-Christophe Maillot. Je vais également effectuer des workshops au Japon pour restituer aux enfants tout ce que je n’ai pas pu y apprendre et que j’ai appris en Europe. Une création de chorégraphie en décembre 2012 pour l’académie de danse Princesse Grace. Et à côté de la chorégraphie, j’ai bien entendu plusieurs projets de danse, que ce soit dans mes propres projets ou ceux de Jean-Christophe Maillot.


Š Naneen Rossi

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« Dans mes créations, je travaille toujours dans la simplicité et la justesse.

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© Naneen Rossi

Je fais de l’art minimal avec une très forte expression

»

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© Lost Crown / Agnès Roux DR Logoscope

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ÉPILOGUE !

EN COURBES AÉRIENNES

« La danse est une poésie muette » (SAINTE-BEUVE, Les causeries du lundi, 12 avril 1858)

L

a danse pourrait bien être le langage universel, sorte de langage adamique qui aurait survécu à Babel. Elle rapprocherait les êtres, conjurerait les éléments, conjuguerait les individualités... Mouvement du corps, expression sensuelle qui, de ses gestes esquisse un tableau, embrasse l'espace, transforme tout en scène comme pour mieux restituer la simplicité de la nature humaine dans sa complexité de formes. Gestuelle, sensuelle, sexuelle, la danse est bien le langage commun à tous, sans paroles (mais à quoi serviraient-elles ? ). Là, tout est dit, mais rien n’est définitif. Si chacun va au cinéma, à des concerts, au théâtre, rares sont pourtant ceux qui pensent tenter l’aventure du spectacle chorégraphique, d’une danse écrite qui se regarde. Peut-être est-ce dû au fait que dans notre imaginaire collectif il signifierait le spectacle de ballet qu'on fantasme, classique, codifié, rigoureux et presque (à tort) ennuyeux, mis à part peut-être la grâce des ballerines en tutus flottants au rythme de leurs mouvements aériens. La chorégraphie est un spectacle qui ne parle pas. Ce spectacle s'exprime, se fait espace, se joue en apesanteur, invente une communion avec les éléments et le public. C’est un spectacle universel, et même plus qu'un spectacle, une expérience. Alors, donnez libre cours à votre curiosité et vivez l'expérience de ces spectacles, d’esprit contemporain et si proches pourtant des sources de la civilisation humaine. Et méditez ceci en observant l’inconsciente chorégraphie estivale des êtres aux terrasses ensoleillées, investis par l’inspiration qu’offre le frais breuvage dansant au creux du verre, qui, sur un pied termine votre main avec élégance. Seriez-vous, sans le vouloir, un modeste chorégraphe, comme certains produisent de l’art modeste ? (Alexis Jama-Bieri)

Journal à parution bimestrielle. Prochain numéro : Septembre 2012 (#19) © Nick Knight

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