Écrits de Rue et Interdit – Histoire du Graffiti dans la Ville

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Dans la cage d’escalier d’une habitation de Pompéi, un anonyme du Ier siècle écrivit : mur, je suis surpris que tu ne te sois pas effondré sous le poids des bêtises de tous ceux qui ont écrit sur toi. Depuis que la parole peut séjourner dans les lettres, le graffiti accompagne les époques, passant du caillou à la craie, du crayon à la bombe de peinture. Si avant les temps modernes la survie d’une inscription tenait de la tolérance du propriétaire du mur concerné, il n’en est plus de même à partir d’un moment de l’Histoire. La première occurrence d'une interdiction formelle de laisser un écrit non-autorisé dans l’espace commun


apparait au milieu du XIXe siècle ; elle s’inscrit dans le cadre plus large de la présence de l’écriture dans la rue et de son accommodation par l’ordre public. En France, la mise en place d’une « délinquance graphique» se répartit sur deux temps : les années 18501 avec le début de la prolifération massive des écrits de rue, puis au début des années 1990 où l’arrivée du tag rebat complètement les cartes du cadre culturel et juridique du graffiti. Il s’agit de comprendre comment, en France, la lutte contre le graffiti qui reposait en 18172 sur la condamnation de la calomnie et de la diffamation, est entrée depuis 19923 dans la qualification juridique de la destruction de biens.

1 Philippe Artières, La police de l’écriture, l’invention de la délinquance graphique 1852-1945. La Découverte, Paris, 2013. 2 Loi du 17 mai 1817 3 Loi du 22 juillet 1992


La première apparition du mot graffiti dans la langue française date de 1856 : il est né du travail sur les fouilles de Pompéi formalisant un type d’écrit manuel qui n’était pas le fait d’institutions reconnues (clergé,

instances

publiques),

une

définition péjorative de l’écriture de rue dont la prolifération préoccupe les autorités à l’époque. Depuis le début du XIXe siècle, l’alphabétisation croissante, le développement des techniques d’imprimerie et les secousses politiques ont contribué à un renouveau graphique dans les rues, en particulier à Paris. Désormais, l’émeute n’est plus uniquement accompagnée de chants et de cris, elle se couple de slogans laissés sur les murs, d’affiches, de phrases séditieuses, d’appels à la manifestation ou à des réunions publiques. Une similitude avec la fin du XXe siècle apparait : l’invention en 1949 de la bombe aérosol marque l’avancée qui va redéfinir le rapport entre manifestation graphique et propreté murale.


Cette lutte contre le graffiti est de deux ordres : policier et architectural et ce, depuis 1850. L’hausmannisation de la cité (1850-1870)

est

l’étape

décisive

:

l’augmentation des pouvoirs des préfets parisiens, la rationalisation urbanistique, l’assainissement des rues, constituent autant de mesures qui participent de la condamnation du graffiti. Le policier reçoit parmi ses nouvelles missions celle de relever les écrits subversifs tandis que l’alignement des façades, l’obligation de leur nettoyage par les propriétaires, la disposition lignes de refend, c'est à dire de stries horizontales sculptées sur les immeubles, repoussent affichage sauvage et textes inscrits. La réaction repose aussi sur une base hygiéniste : la ville d’Hausmann se doit d’être saine pour les corps comme pour les esprits. Des considérations médicales, sociales et politiques interfèrent pour débarrasser la ville de ses immondices médiévales dont le graffiti fait partie.


A cette charge s’ajoute un mouvement de reconquête de l’écrit publique par les institutions. L’obligation des plaques de rue à Paris depuis 1847 prend un nouveau sens avec la IIIe République : la façon de les nommer acquiert un caractère mémoriel et patriotique. On assiste à une concurrence des inscriptions et le vocabulaire républicain s’affirme sur les monuments : devise, RF, école primaire, maison d’arrêt, préfecture… La décennie 18801890 légifère sur toutes les formes de l’écrit publique : de la réglementation

des

inscriptions

sur

les

tombes

à

l’immatriculation des voitures. Apogée de cette énergie graphique, les plaques émaillées et les pochoirs que tout le monde connait : défense d’afficher, loi du 29 juillet 1881.


Cet encadrement participe de ce que le

sociologue

Emile

Durkheim

analyse comme la rétrocession des libertés collectives au profit des libertés individuelles. En accordant plus de place à l’individu, en terme de participation politique, de droit, d’expression ; l’Etat, à la fin du XIXe siècle, légifère et encadre des faits sociaux qui lui échappaient jusqu’auparavant (organisation du travail, assistance et charité, éducation…). La loi de 1881 est en effet rédigée en faveur de la liberté de presse : cette dernière voit son périmètre d’expression se réduire à mesure qu’elle peut s’exprimer.


Le XXe siècle est lui confronté à une explosion fluorescente liée à l’engouement pour les tags (signatures). Initialement limité à un marquage territorial de gangs américains (Crisps, Bloods, Latin Kings), l’usage de la bombe aérosol qui permet rapidité d’exécution, portabilité et résistance de la peinture, se répand et atteint la France au début des années 1980. Dans un premier temps, les médias accueillent très favorablement cette pratique, considérée alors comme un des piliers du mouvement hip-hop et un moyen créatif de détourner la jeunesse des affres de la violence et de la drogue.

Après l’arrivée du tag « vandale » en particulier sur les trains, le regard commence à changer. Un fait divers choque particulièrement l’opinion publique, le « massacre de la station Louvre-Rivoli » en 1991, lorsque des tagueurs, valorisés peu de temps auparavant par le ministère de la culture, se vengent d’une série d’interpellations de la RATP en vandalisant la station. Tags et graffitis subissent un amalgame les conduisant à intégrer la notion émergente de « pollution visuelle ».


Ils deviennent symbole d’insécurité et incarnent la manifestation de la petite délinquance au sein de communautés délaissés des pouvoirs publiques. La réponse des institutions s’appuie d’abord sur des campagnes de sensibilisation (SNCF puis RATP4), puis sur une politique d’effacement systématique (à partir de 1996 pour la Ville de Paris), sur l’exemple des actions menées par la mairie de New-York depuis 1981. Des machines particulières sont inventées à l’occasion, propulsant un jet d’eau à haute pression, mélangé avec des solvants et du sable mais endommageant partiellement les façades. A l’initiative de Jacques Chirac, alors maire de Paris, l’encadrement de la vente des outils (bombes, marqueurs) est décidée en 1992 (interdiction aux mineurs, limitation de la taille des feutres).

4 La RATP déclarant en 1992 « nous nous mobilisons parce que nous avons un sentiment de rejet profond contre ces signatures abjectes et sans vie qui hantent nos ville ».


Cette réaction est aussi policière et répressive. Des brigades conjointes

RATP/SNCF/police

montées ;

la

modification

nationale du

code

sont pénal

rapidement envers

les

« inscriptions non-autorisées » les associe désormais à la destruction de biens, des débats à l’Assemblée avaient pourtant aussi évoqué le tag comme nouvelle manifestation culturelle.

La lutte contre les graffiti s’est appuyée sur les travaux de sociologues américains qui théorisent en 1982 la théorie de la vitre brisée5 : les petites détériorations que subit l'espace public suscitent nécessairement un délabrement plus général. Les autorités doivent intervenir au plus vite pour rétablir la propreté du mur, sinon la prolifération est inévitable. Cette action repose aussi sur une stratégie de service à l’égard des habitants.

5 The Broken window theory: the police and neighborhood safety, James Q. Wilson & George L. Kelling, The Atlantic 1982.


Architecture et urbanisme concourent aussi à encadrer le graffiti nouveau. « L’architecture de prévention situationnelle » a pour objectif de garantir la sécurité dans les espaces publics par des dispositions spatiales et matérielles ; elle intègre aussi le graffiti au côté des dispositifs contre les sans-abris, la vidéo surveillance, la mise en place de codes aux portails des immeubles. Des façades sont revêtues de quadrillages et de motifs géométriques qui ne permettent pas la lisibilité des inscriptions, des murs anti-tags sont érigés (recouverts de vernis spéciaux et rythmés par des stries régulières).


Le street-art joue à cette occasion un jeu trouble : il parvient parfois à acquérir une légitimité et une reconnaissance dans

l’espace

lorsqu’il

investit

public une

paroi habituellement recouverte de graffitis et tags. Des artistes se voient ainsi attribuer un emplacement6 délimité sur un mur, la fresque servant ainsi à repousser les inscriptions sauvages.

6 A l’exemple du M.U.R, cadre fixé sur une grande façade non alignée de la rue Oberkampf à Paris, recevant à intervalle régulier l’œuvre d’un artiste différent.


Le XIXe siècle a donc inauguré la criminalisation du graffiti ; il a inventé à travers l’hausmannisation une forme d’architecture préventive qui s’est renouvelée au XXe siècle en réponse à l’explosion des tags. Mais d’une appréciation morale (l’écrit subversif), le XXIe siècle est passé à un traitement indifférencié, les institutions publiques percevant le graffiti comme le vecteur d’une « pollution visuelle » criminogène, seul son caractère esthétique lui permettant d’être considéré. Il renvoie de nos jours à des échanges sur la liberté d’expression, la place de l’art dans la rue et à l’inverse, la manifestation du vandalisme. Curieux parcours que celui du graffiti, apparaissant aux yeux de Salvador Dali comme devant rester un mot merdeux, une insulte aux constipés de l’esprit.


GrĂŠgoire VILANOVA & Guillaume NORMAND. GRAFFITIVRE.

Pour en savoir plus sur les graffiti anciens rendez-vous sur le site du GR.GA en cliquant ici


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