Dans les grottes les grottes d e S u i s de Suis s e se
de l’exploration à la science
Rémy Wenger Amandine Perret
Jean-Claude
Lalou
de l’exploration à la science
Rémy Wenger Amandine Perret
Jean-Claude
Lalou
de l’exploration à la science
AVEC LES CONTRIBUTIONS DE MICHEL BLANT ET MARC LUETSCHER
Haupt Verlag Institut suisse de spéléologie et de karstologie
« Il est plus de merveilles en ce monde que n’en peuvent contenir tous nos rêves »
William Shakespeare (dans Hamlet )
Au début du siècle passé, à peine 200 grottes étaient connues dans notre pays ; aujourd’hui, le nombre de cavités naturelles recensées approche les 12 000… De tout temps, le milieu souterrain a intrigué, attiré ou repoussé Homo Sapiens. Le contraste entre ces deux chiffres révèle à la fois l’existence d’un milieu naturel insoupçonné et la discrétion d’une aventure humaine exceptionnelle.
Qu’est-ce donc qui attire certains bipèdes à pénétrer dans les fissures du sous-sol ? Comment interpréter cet attrait pour le noir, l’humidité et, parfois, la boue ? Parmi les activités de montagne, la spéléo n’est de loin pas la plus populaire. Analyser la psychologie de l’amateur de grottes est sans doute intéressant. Les motivations sont multiples et diversifiées : recherche d’aventure, défi personnel, envie de découvrir des terra incognita, camaraderie face à la rudesse du milieu, curiosité scientifique…
Lorsqu’on lui demandait ce qui le motivait à se lancer dans de si périlleuses ascensions, George Mallory, conquérant (et peut-être vainqueur) de l’Everest en 1924, répondait : « parce que la montagne est là ». Il en est de même pour les grottes. Elles sont là. L’être humain ne peut dès lors faire autre chose que de se mesurer à elles, engager son corps et son esprit dans leur exploration pour comprendre de quoi est fait l’environnement dans lequel nous vivons. Cette aventure n’est pas facile, ni dénuée de dangers, de risques et d’imprévus et elle nous a pris de (trop) nombreux amis. Auraient-ils dû pour autant s’interdire ces explorations et rester sagement chez eux ? La veuve de l’explorateur polaire Robert Scott encourageait l’épouse de Mallory à laisser partir son mari pour l’Everest car ce projet donnait sens à sa vie. Stéphanie Bovet, grimpeuse spécialiste des big walls, écrit « Grimper, c’est s’offrir le luxe de franchir des obstacles que l’on s’impose à soi-même afin d’éprouver sa liberté ». Dresser l’analogie avec la spéléo va de soi.
S’engager sous terre, c’est partir à la découverte de soi-même ; c’est aussi répondre à l’appel irrésistible de la découverte d’un milieu fascinant ; c’est avoir parfois le privilège de fouler des espaces que nul n’a jamais vus ni même imaginés.
On lit ou on entend dire parfois que toutes les grandes explorations ont été réalisées. Les îles les plus isolées, les vallées les plus retirées ont désormais été parcourues et cartographiées. Erreur ! L’aventure est encore possible… sous nos pieds ! Dans le Jura vaudois, un réseau souterrain tentaculaire est en train d’être exploré, au XXIe siècle. Bientôt 40 km de conduits y ont été découverts. Au-dessus d’Interlaken, des spéléos jurassiens viennent, eux, de découvrir un gigantesque puits vertical profond de 170 mètres. Saison après saison, les explorateurs de cavernes accumulent les trouvailles et les observations d’intérêt scientifique : c’est bien là la grande richesse de l’exploration souterraine. Les grottes offrent un terrain unique permettant de collecter des observations originales dans de nombreux domaines de recherche : la géologie bien sûr, mais aussi l’hydrogéologie – l’eau est omniprésente sous terre –, la biologie avec une faune remarquable, la climatologie, l’archéologie ou encore la paléontologie. Elles nous apprennent aussi à mieux connaître le passé de notre planète.
Si elle débute par l’exploration purement sportive, la découverte des grottes mène à l’enrichissement des connaissances scientifiques. L’aventure des spéléologues au contact de la nature n’est vraiment achevée, pleinement accomplie, que si elle est racontée et partagée, comme Carl Gustav Jung l’appelle de ses vœux (dans L’Âme et la Vie) lorsqu’il écrit que « c’est le devoir de tous ceux qui, solitaires, vont leur chemin de faire part à la société de ce qu’ils ont découvert au cours de leur voyage d’exploration ».
Voilà le but de ce livre. •RW
CAVITÉS
CLIMATOLOGIE
SÉDIMENTOLOGIE
HYDROGÉOLOGIE
En quelques siècles, on est passé en Suisse de la découverte du monde souterrain à sa connaissance. Les premières incursions sporadiques des pionniers du XVIIIe siècle n’avaient pour but que la révélation d’un monde inconnu, mystérieux et souvent terrifiant. Ces aventuriers ont ouvert la voie, et parfois d’emblée fait un peu plus que cela, par exemple en publiant les premiers plans de cavernes. Deux dates nous serviront de jalons. Première exploration du Nidlenloch (SO) par Franz-Josef Hugi en 1827 ; premier plan de grotte suisse connu, celui de la Seefeldhöhle (BE) par August Müller, en 1877. Et ensuite ? Ensuite commence l’histoire de la spéléologie, qui a su s’organiser petit à petit, dans le Monde et en Suisse, afin de mettre en commun les découvertes et les expériences, avec pour but d’explorer mieux, plus loin, en meilleure sécurité et en publiant les résultats obtenus pour en constituer un trésor commun. La spéléologie : un sport ou une science ? Un peu des deux ou, plus précisément, un sport au service de la science : la connaissance est le but et la pratique sportive donne les moyens d’y parvenir.
Au début du XXe siècle, le Dictionnaire géographique de la Suisse mentionne l’existence de 234 grottes ; au milieu du même siècle, on en est à 600… et aujourd’hui, on est tout près des 12 000. Cette explosion de la connaissance d’un milieu, encore redouté moins de deux siècles auparavant, on la doit à la volonté de partager, de mettre en commun.
La Société suisse de spéléologie est née en 1930 et elle a essaimé depuis lors, voyant naître des sociétés locales dans des lieux très divers, pas toujours au cœur des territoires les plus favorables à cette activité nouvelle et fascinante pour ses adeptes.
La fédération de ces diverses sociétés – c’est une manière inscrite dans l’ADN des Suisses – va faciliter la communication des découvertes par le biais de revues spécialisées et de rencontres périodiques ; elle va aussi organiser le trésor commun en constituant des archives permettant aux explorateurs actuels de s’appuyer sur les découvertes de leurs prédécesseurs. Aujourd’hui, et déjà bien avant l’invention de l’Internet qui nous permet de savoir tout sur tout, presque à l’instant, il est possible d’écrire un livre sur le Monde souterrain suisse sans risquer de dire trop de bêtises, ni sans salir son pantalon au fond de nombreuses grottes, grâce à l’existence de cette documentation patiemment constituée par les innombrables travaux de spéléologues. Nous leur en sommes redevables.
Les membres de la Société suisse de spéléologie –la SSS – ceux d’il y a un siècle et ceux d’aujourd’hui, ont écrit, dessiné, photographié, tenté d’expliquer leurs découvertes dans des publications toujours accessibles. Sans eux, ce livre n’existerait tout simplement pas, ou risquerait de n’être qu’un ramassis de on-dit, un chapelet de racontars, une collection d’idées fausses. Notre but en publiant cet ouvrage est de leur rendre hommage, qu’ils soient modestes anonymes ou têtes de file connus : tous ont participé à leur manière, à leur échelle et souvent à leur insu à cette œuvre collective. La volonté de synthèse de leurs travaux publiés, la vulgarisation des théories qu’ils ont élaborées pour donner une explication à telles observations étonnantes, surprenantes, incompréhensibles parfois au premier abord, a été notre guide.
Pour partager cet ensemble de connaissances avec un public curieux de Nature, nous avons organisé notre ouvrage en quatre parties :
• Nos Histoires au-dessous de tout plongent dans les débuts de la spéléologie helvétique, et même avant dans les légendes des mondes obscurs et redoutés. Nous y parlerons des pionniers, des débuts de la SSS, de la fulgurante évolution de l’exploration souterraine et de ce qui parfois entraînait des hommes sous terre par intérêt plus que curiosité.
• Le Milieu naturel vous sera présenté en commençant par un Tour de Suisse des karsts, ces terrains, le plus souvent calcaires, au sein desquels les grottes naissent, grandissent et vieillissent. Puis nous parlerons des paysages sous lesquels se cachent les grottes et les gouffres, et ferons un tour d’horizon des cavernes qui sortent de l’ordinaire.
• Au Service de la Science sera notre plaidoyer pour vous démontrer de quelle manière les découvertes faites sous terre peuvent nous apprendre à mieux connaître notre pays. Les grottes sont en effet de remarquables conservatoires naturels et bien des vestiges du passé y sont préservés : nous parlerons de courants d’air, de dépôts sédimentaires ou cristallins, d’eaux aux parcours mystérieux, du sol qui se dérobe parfois sous nos pas, d’un écosystème fragile et fascinant, de paléontologie et d’archéologie. Cette partie dédiée à la connaissance scientifique sera plus développée que les autres, et ce sera grâce à l’existence en Suisse d’un centre de compétence exceptionnel : l’Institut suisse de spéléologie et karstologie – l’ISSKA
• Les Aventures souterraines que nous vous conterons ensuite vous permettront, si ce n’était déjà fait par votre trajectoire de vie personnelle, de découvrir de quoi est fait le quotidien des spéléologues d’aujourd’hui. Nous parlerons de ces rivières cachées qui ont creusé nos cavernes et qui sont parfois la source des plus grands dangers de l’exploration souterraine. Plus aquatiques encore, nous vous ferons partager les découvertes des plongeurs-spéléologues, capables entre autres de remonter le cours d’une source. Nous évoquerons les frissons de la conquête verticale des grands gouffres et l’évolution des techniques qui l’ont permise. Nous tenterons de vous faire partager la passion de ces femmes et de ces hommes qui adorent se faufiler dans des étroitures rébarbatives. Nous vous associerons à la solidarité des spéléologues quand un accident se produit et qu’il faut porter secours à un camarade blessé.
Ce livre est un partage, pas un mode d’emploi. Faites-en un usage raisonné et constructif, gardant comme priorité le respect de ce monde fragile dans lequel nous vous emmenons. N’attendez ni une encyclopédie ni un catalogue exhaustif, contentonsnous d’un florilège, que nous avons tenté d’être le plus représentatif possible de ce milieu et des personnes qui le fréquentent assidûment et l’aiment. •JCL
Les paysages et richesses naturelles de la Suisse sont conditionnés principalement par la géologie — qui présente dans notre pays une grande variété — et modulés par les conditions climatiques locales.
Certains de ces paysages, diversement répartis sur le territoire, peuvent être qualifiés de karstiques. Que recouvre ce mot à la consonance étrange pour qui ne l’a jamais entendu ? Le Karst désigne d’abord une région de Slovénie où l’on a observé et décrit un ensemble de caractères géomorphologiques et hydrogéologiques, associés à la présence de cavernes, qui constituent l’envers du décor extérieur visible. Ce terme, devenu un nom commun (karst), décrit maintenant toute région (karstique) du monde présentant les mêmes caractéristiques : rareté de l’eau superficielle associée à la présence de vallées sèches (bassins fermés), de nombreuses dolines (ou emposieux : dépressions infiltrant l’eau superficielle), de lapiés, de grottes et de gouffres. Tout est fait ici pour que l’eau s’enfouisse au lieu de former des rivières aériennes, et nourrisse par des voies souterraines des sources majeures situées en périphérie des massifs montagneux. Un karst se forme si la roche dominante est fissurée et soluble, ce qui permet l’enfouissement de l’eau et le développement d’un réseau souterrain. Quelques roches présentent de telles caractéristiques mais le calcaire est de loin
celle qui s’y prête le mieux, et il est très répandu dans notre pays. Partons ensemble pour un Tour de Suisse, ou plutôt pour un balayage de la Suisse du nord au sud, qui va nous permettre de définir des régions — géologiques et paysagères — en forme de bandes successives orientées WSW—ENE.
Les zones karstiques de la Suisse
La carte des affleurements de roches karstifiables de Suisse, le plus souvent des calcaires, définit les territoires de recherche la spéléologie.
Double-page précédente : Les précipitations qui arrosent les lapiés des Silberen (SZ) s’y infiltrent et nourrissent les eaux souterraines du Hölloch.
Dans le Jura vaudois, les découvertes de nouvelles cavités se succèdent sans relâche : ici le Gouffre des Papiboom
Inventaire des grottes et gouffres de Suisse : 11 765 cavités en 2024
Les 11 765 cavités actuellement recensées en Suisse (oct. 2023) se répartissent évidemment sur les zones karstiques dessinées en page 63.
Les plus longues et plus profondes de ces cavités sont localisées sur la carte.
Les cavités les plus longues
Cavité, réseau
Longueur
1 Hölloch (SZ)209967 m
2 Réseau Siebenhengste-Hohgant (BE)171332 m
3 Bärenschacht (BE)82911 m
4 Silberensystem (SZ)39144 m
5 Réseau des Fées (VD)36269 m
6 Bettenhöhle (OW)30022 m
7 Schrattenhöhle (OW)19718 m
8 K2 (BE)14738 m
9 Gütschtobel-Höhle (SZ)13096 m
10 St.-Beatushöhlen (BE)12106 m
Les cavités les plus profondes
Cavité, réseau Profondeur
1 Réseau Siebenhengste-Hohgant (BE)1340 m
2 Muttseehöhle (UR)1070 m
3 Hölloch (SZ)1033 m
4 Bärenschacht (BE)946 m
5 Silberensystem (SZ) 888 m
6 Bettenhöhle (OW) 804 m
7 K2 (BE)709 m
8 Loubenegg Schacht A2 (BE)687 m
9 Gouffre des Diablotins (FR) 652 m
10 Réseau de la Combe du Bryon (VD) 646 m
Grotte de Milandre
Gouffre de Pertuis
Grotte de Môtiers
Grotte des Rutelins
Réseau des Fées
Gouffre du Petit-Pré
Gouffre de Longirod
PORRENTRUY
BÂLE SOLEURE
Nidlenloch
Gouffre de Lajoux
NEUCHÂTEL
Grotte du Taubenloch
YVERDON
Réseau de Covatannaz
Grottes de Vallorbe
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À part quelques régions où une couverture de roches plus récentes les masque, nous sommes dans le royaume des calcaires d’âge jurassique (201–145 Ma). Les karsts y sont bien développés, comme celui du Mont Tendre, et abritent de jolis gouffres dans la partie occidentale de la Haute-Chaîne et quelques grottes connues depuis longtemps dans la partie centrale au relief plus doux. Pour les gouffres dont nous parlerons plus en détail, citons le Petit-Pré, les gouffres de Longirod et du Narcoleptique ainsi que le Réseau des Fées, tous en territoire vaudois. Entre Vaud et Neuchâtel, on compte quelques glacières célèbres : Saint-Livres et Saint-George (VD), Monlési (NE). Les grottes importantes sont représentées par le Réseau de Covatannaz (VD), la Grotte de Môtiers et le Gouffre des Rutelins (regard sur l’Areuse souterraine, NE), la Grotte de Milandre (JU) – située dans le Jura tabulaire, au nord de la Haute-Chaîne plissée – ou le Nidlenloch (SO). Quant aux sources, nous suivrons l’Orbe aussi et ses mystères hydrogéologiques.
En haut : Débouchant à fleur du lac des Brenets, élargissement du Doubs, la Grotte de la Toffière (NE) n’est explorable qu’en périodes de très basses eaux. On y a trouvé de nombreux vestiges d’Ours des cavernes
Le Gouffre de Pertuis (NE) est une grande classique du Jura neuchâtelois, dont les puits impressionnants ont été visités depuis 1846.
La Cluse de Covatannaz (VD) entaille transversalement la première chaîne du Jura à la hauteur du Mont de Baulmes, de Sainte-Croix à Vuiteboeuf ; l’Arnon y coule et reçoit les eaux souterraines du Réseau de Covatannaz.
Champ de dolines alignées sur le flanc NW du Chasseral (BE), en haut de la Combe Grède (IFP n° 1002 Chasseral).
Lapiaz des Sieben Hengste : (BE) où l’on comprend l’origine du nom savoyard, champ de pierre (IFP n° 1505 Hohgant).
Formation d’une doline
dissolution
PAYSAGESKARSTIQUESDESURFACE
Dernier acte de l’histoire du paysage, l’érosion entre en jeu pour affiner les traits du relief. C’est généralement cette étape que nous percevons, sous la forme de vallées, gorges et escarpements rocheux. En réalité, les massifs karstiques sont soumis à l’érosion dès qu’ils sont exposés aux précipitations. Ils peuvent même passer par plusieurs phases de karstification. L’érosion chimique agit en continu et sur l’ensemble de la masse rocheuse, en surface et en souterrain. Si les précipitations agissent en sculptant les lapiés et en agrandissant les dolines, toute une famille de formes karstiques tire son origine de l’action des cours d’eau dont l’activité varie en fonction du niveau de base des sources. C’est le cas des cluses et des réseaux souterrains. L’eau est bien le principal agent de façonnage du relief karstique, même si elle n’en est pas le seul. Il faut en effet compter avec la participation des glaciers, du gel, de la gravité et de l’érosion mécanique des cours d’eau. Tous ces processus sont actifs à tour de rôle ou se combinent pour faire évoluer le paysage, en continu.
Doline d’effondrement
Différents processus géomorphologiques peuvent aboutir à la formation d’une doline, un relief karstique typique.
Grotte du Poteu (VS) : une entrée discrète en pied de falaise, à la faveur d’une discontinuité dans les couches sédimentaires intensément déformées.
En l’espace d’un million d’années, l’érosion chimique représente à elle seule entre 20 à 60 mètres de roche disparue en surface. Le relief que nous observons est un instantané à l’échelle de la vie de la planète.
L’érosion karstique se décline en une série de formes qui sont illustrées par le bloc diagramme (voir p. 84). Parmi elles, les dolines sont un objet peut-être plus emblématique que les autres. Ces dépressions sont généralement circulaires, plus larges que profondes, en forme d’entonnoirs ou de baquets, isolées, en groupe ou coalescentes. Elles sont particulièrement répandues et, une fois identifiées, sont aisément reconnaissables dans le paysage. Une facette de leur fonctionnement les rend intéressantes, voire inquiétantes, pour notre société, c’est le caractère parfois imprévisible et brusque de leur formation.
Ces objets ont été observés et étudiés en détail de sorte que l’on comprend aujourd’hui relativement bien les différents processus qui aboutissent à leur formation (voir illustration). Bien que caractéristiques des régions karstiques, une menace plane sur les dolines, qui font l’objet de pollutions, voire de comblements. Ces pratiques posent problème à plusieurs égards. En tant que point d’infiltration privilégié des eaux de surface, toute intervention sur une doline va avoir un impact sur l’ensemble du système karstique. Un agent polluant aboutira rapidement aux réserves d’eau souterraine, puis aux sources. Une étanchéification reportera la dissolution sur une autre zone, potentiellement moins favorable. Les dolines sont particulièrement remarquables dans le paysage lorsqu’elles forment des champs ou des chapelets, comme dans la combe des Begnines (VD) située dans le Haut Jura ou encore près des RougesTerres, aux environs de Saignelégier, dans les Franches Montagnes (JU).
Les lapiés (lapiaz au singulier, terme savoyard évoquant un champ de pierres) sont une autre forme caractéristique des paysages karstiques. C’est lorsqu’ils sont à nu qu’ils sont les plus spectaculaires ; il s’agit alors de déserts rocheux ciselés par la corrosion des eaux météoriques. Leurs formes de détail sont variées, allant de rigoles onduleuses et bien polies à des arêtes tranchantes comme des rasoirs.
Sur un lapiaz, la corrosion du calcaire peut le rendre acéré, au détriment des semelles… et parfois plus graves en cas de glissade.
Les zones du karst
Sol et épikarst
Zone vadose
Zone phréatique (noyée)
Zone phréatique profonde
1 sol 2 épikarst
3 zone vadose
4 zone épiphréatique
5 zone phréatique
6 zone phréatique profonde
source intermittente
source pérenne
Qu’est-ce au fond qu’une grotte ? On pourrait la définir comme le résultat, évoluant au cours du temps, de deux actions contradictoires : celle qui creuse la roche par divers processus et celle qui comble les vides ainsi dégagés. L’état d’une grotte n’est en effet que provisoire, même si ce provisoire n’est que très rarement sensible à l’échelle du temps humain. Si l’eau, chargée de CO2 atmosphérique et d’acides organiques récoltés en traversant le sol, peut dissoudre la roche calcaire, cette réaction – ce que le chimiste appelle un équilibre – peut s’inverser pour déposer de la calcite plus ou moins bien cristallisée. La construction des spéléothèmes – le nom savant des concrétions : stalactites, stalagmites et toute la variété des autres formes – en est le patient résultat. À ces édifications minérales, qui font la joie des visiteurs de grottes touristiques, s’ajoutent les dépôts effectués par décantation d’une eau chargée de sédiments. Ces sédiments – souvent de l’argile ou du sable – évoluent beaucoup plus vite que les premiers et peuvent aussi être balayés par une crue violente car ils ne sont pas indurés. Malgré leur fragilité apparente, ils nous permettent, dans les situations où ils ont pu être conservés, de tourner quelques pages de l’histoire de l’évolution de la caverne. La combinaison des deux phénomènes est aussi possible : des dépôts sédimentaires, indicateurs d’une inondation, peuvent être piégés dans des spéléothèmes, dont l’analyse fournira l’âge de l’événement.
La remarquable stabilité du milieu souterrain, que ce soit sa température quasi constante tout au long de l’année ou sa mise à l’abri des grandes actions érosives de la surface, lui confère des propriétés tampon qui permettent aux scientifiques de lire dans le passé de la planète.
Lorsque de l’eau de pluie s’infiltre dans les fissures du sol pour rejoindre un réseau souterrain, elle y dépose des témoins de ce qui se passait alors à l’air libre. Ce qui s’est enregistré lors de la cristallisation d’un spéléothème est durablement conservé et peut servir d’archive naturelle pour reconstituer l’histoire climatique régionale.
Nous disposons ainsi d’archives climatiques permettant de retracer, d’une part une courbe des températures atmosphériques au cours des temps passés – un véritable chrono-thermomètre – et d’autre part un calendrier des précipitations extrêmes ayant entraîné l’inondation d’une grotte – une sorte de chrono-pluviomètre. Après cette introduction théorique, voyons ce que ces méthodes permettent de dire dans certains cas précis.
Réseau Siebenhengste-Hohgant , fines stalactites (fistuleuses) et stalagmites massive à l’aplomb.
Comment les concrétions se forment-elles ?
Le gaz carbonique CO2 se combine à l’eau H2O pour former l’acide carbonique.
1 D’une fissure au plafond, chaque goutte d’eau dépose un anneau de calcite et forme une stalactite tubulaire (fistuleuse).
2 Au sol à l’aplomb se construit une stalagmite avec la calcite résiduelle dans l’eau qui goutte.
3 Lorsque la fistuleuse se bouche, l’écoulement devient périphérique et la stalactite s’épaissit.
L’acide carbonique attaque le calcaire CaCO3 et le transforme en hydrogénocarbonate soluble.
1 3 2
L’eau chargée de carbonate dissous perd son CO2 à la sortie d’une fissure et redépose du carbonate solide pour former une concrétion.
Voir en p. 81 l’équation chimique de ces transformations.
4 Stalactite et stalagmite se rejoignent pour former un pilier. 1 4 3 2
Le karst des Sieben Hengste, situé au nord du lac de Thoune, abrite l’un des deux plus longs réseaux souterrains de Suisse ; vu son importance, nous en parlons plusieurs fois dans cet ouvrage. L’emplacement de ce massif – limite nord des Alpes avec d’importantes précipitations – en fait un objet d’étude parfaitement adapté à la reconstitution du climat passé de la Suisse. Si le climat passé de la Terre est maintenant bien décrit, tout particulièrement par l’étude des sédiments marins et de carottes glaciaires arrachées aux inlandsis polaires, l’étude systématique de concrétions provenant du Réseau SiebenhengsteHohgant ¹⁹ permet de préciser bien des inconnues dans le déroulement des glaciations continentales, et surtout alpines.
En page suivante, Paroles de stalagmites souligne l’intérêt remarquable que peut présenter le milieu souterrain comme archive du passé planétaire. Les grottes au service de la science !
Au-delà de cette étude très spécifique, il est intéressant de réunir les observations de ce type faites sur des spéléothèmes dans diverses cavités du pays. En effet, la précipitation de calcite dépend étroitement des conditions environnementales et climatiques, paramètres qui peuvent varier d’une région à une autre. On peut ainsi disposer d’un ensemble d’informations couvrant des périodes passées différentes et, avec un peu de chance, qui se complètent pour constituer une archive plus ou moins continue.
Les conditions de dépôt déterminent des formes très variées. Ici, la fistuleuse touche une surface d’eau calme et la cristallisation se poursuit à l’horizontale et de façon rayonnante. Réseau Siebenhengste-Hohgant (BE).
Marcher sous terre est le propre de l’explorateur de grottes, même si marcher veut souvent dire ramper, se contorsionner, se faufiler ; bref une marche à une cadence incroyablement lente si on l’exprime en kilomètres à l’heure et on la compare à la randonnée en montagne. À mesure des nouvelles explorations, un type d’obstacle s’est présenté de plus en plus souvent sous les pas des découvreurs du monde souterrain : il fallait escalader, ou plus souvent désescalader : la montagne à l’envers comme l’ont dit certains. L’exploration des gouffres présentait soudain de bien plus grandes difficultés que celle des grottes. Les exigences techniques, physiques, mentales devenaient d’un autre ordre, jusqu’à proclamer de manière provocante :
« Tant que c’est horizontal, la démocratie fonctionne mais quand vient la verticale, la dictature s’impose » [Félix Ruiz de Arcaute, grand explorateur espagnol des Pyrénées souterraines]
Florilège de quelques grandes conquêtes verticales historiques de notre pays.
« C’est avec respect que nous écoutions les histoires des vaillants explorateurs, ces histoires qui émergent au gré d’un bivouac. Michel Stocco qui, par hantise du ski, avait préféré dévaler sur son sac spéléo 700 m d’une côte boisée, entrecoupée de barres rocheuses. Walter Hess qui, lors d’une attente interminable, avait mis son mouchoir trempé sur la poitrine pour ne pas avoir trop froid. René Scherrer qui remontait le grand puits de 157 m en 12 minutes… aux échelles ! Et Albin Vetterli, bien sûr, l’infatigable moteur des toutes ces expéditions. Pour nous, les jeunes, c’était ça la Köbelishöhle. »
Cette citation de Philippe Rouiller introduisait un article publié en 1988 dans Stalactite, la revue de la Société suisse de spéléologie (SSS). Bien des années plus tard, raconter l’aventure souterraine, c’est encore esquisser à grands traits l’évolution (les révolutions ?) de la pratique spéléologique, c’est rendre hommage aux anciens qui ont ouvert la voie, puis passer la parole aux jeunes loups qui ont su refuser la notion de terminus pour chercher… et trouver la suite. C’est là le propre de l’exploration souterraine, qui ne connaît pas le mot : fin ! En montagne, une fois le sommet escaladé, un coup d’œil panoramique vous convainc à l’évidence que personne n’ira plus haut ici, tout au plus trouvera-t-on peut-être d’autres voies d’accès. En spéléologie, lorsqu’une expédition est terminée, que la carte a été dressée et les équipements démontés, le fond atteint n’est qu’une étape. Un jour, c’est certain, une autre équipe trouvera le moyen de dépasser le terminus atteint et relancera l’exploration. À ce titre, la Köbelishöhle, qui s’ouvre dans le massif des Churfirsten (SG) est exemplaire.
Découvert en 1963, son grand puits de 154 m de verticale d’un jet – un Eiger (ogre) des profondeurs –ne sera descendu que deux ans plus tard, à la force des bras, sur des échelles métalliques souples qui se balancent et se tortillent dans le vide, avec un treuil pour l’assurage.
Pure verticale de 100 m d’un jet au Häliloch (BE). En plein vide, seul sur sa corde unique, l’explorateur se sent bien petit.
« Au sein du groupe de l’OGH (Section zurichoise de la SSS) qui explorait les Donnerlöcher, l’usage voulait qu’à chaque nouvelle expédition, un autre spéléologue descende le puits en premier. La prochaine fois, ce serait mon tour, mais je voulais davantage d’échelles qu’il n’était nécessaire pour le puits, sondé à 160 m. Après l’été pluvieux de 1965, le gouffre était enfin sec le week-end des 30/31 octobre, et nous étions cinq, bien décidés à nous attaquer au puits. Le treuil en pièces détachées fut transporté jusqu’à l’endroit le plus spacieux du couloir d’entrée, peu avant la lèvre du puits, puis assemblé et amarré à
À nos amis et amies Diego, Jean-Jacques, Maja, Pascal, Philippe M., Philippe R., Silvia, Steve, Thomas et Tom, emportés par leur passion pour le monde des grottes.
Les auteurs de cet ouvrage ont bénéficié de nombreuses collaborations et apports de la part de spéléologues, en général membres de la Société suisse de spéléologie (SSS).
Deux ouvrages nous ont été particulièrement précieux. Tout d’abord la synthèse Karst et Grottes de Suisse publiée par Andres Wildberger et Christian Preiswerk à l’occasion du 12e Congrès international de spéléologie, qui s’est tenu en 1997 à La Chaux-de-Fonds. Ensuite, la brochure d’apparence plus modeste mais très complète, réalisée par Philip Häuselmann en 2009 : Les grottes de Suisse: mystères des mondes souterrains, éditée par la fondation OSL (Œuvre suisse des lectures pour la jeunesse).
Stalactite, la revue semestrielle de la SSS, qui paraît régulièrement depuis 1950, constitue la mémoire fidèle des travaux réalisés par les membres de cette société et nous a permis de partager avec vous des détails d’exploration et d’études tels qu’ils ont été vécus, puis publiés année après année.
Rémy Wenger
Graphiste et photographe, auteur de plusieurs livres sur le milieu souterrain, mais aussi sur d’autres sujets comme l’architecture sacrée. Ancien collaborateur de l’Institut suisse de spéléologie et de karstologie (ISSKA) et ancien responsable du Spéléo-secours suisse, il a co-signé le livre Aux sources de la Suisse paru en 2021 chez Haupt. remy.wenger@isska.ch
Les trois auteurs principaux ont pu compter sur la collaboration de Michel Blant pour le chapitre sur la Biologie souterraine et des compétences spécialisées de plusieurs membres de l’Institut suisse de spéléologie et de karstologie (ISSKA) : Marc Luetscher et Pierre-Yves Jeannin, qui ont joué le rôle d’un comité de relecture scientifique, ainsi que Maud Galletti, Philippe Häuselmann, Claudio Pastore, Simon Pettelat et Urs Eichenberger, pour leurs contributions aux textes, graphiques et schémas. Nous remercions également Nicole Plumettaz, archéologue, pour ses conseils avisés, de même que Daniela Spring pour sa relecture attentive de l’ensemble des textes.
De nombreux détails et anecdotes d’exploration nous ont été fournis lors de conversations variées avec des spéléologues, qui ne peuvent tous être cités ; nous les prions de se reconnaître ici et de savoir que sans eux le livre aurait perdu de son authenticité.
L’importance des images dans ce livre saute aux yeux et nous sommes heureux de remercier collectivement tous les photographes souterrains de notre pays qui ont répondu à notre appel de collaboration artistique. On trouvera leurs noms en référence de chaque image en page 234.
Amandine Perret
Géographe spécialisée en médiation scientifique. Responsable du secteur Enseignement à l’Institut suisse de spéléologie et de karstologie (ISSKA). Elle arpente les cavités suisses depuis une petite vingtaine d’années, s’investissant activement dans les domaines de l’exploration, de la formation et des secours souterrains. amandine.perret@isska.ch
Jean-Claude Lalou
Enseignant scientifique retraité et spéléologue depuis plus de soixante ans. Président du Conseil de fondation de l’Institut suisse de spéléologie et de karstologie (ISSKA), il a auparavant occupé de nombreuses fonctions au sein de la Société suisse de spéléologie (SSS). Co-auteur du livre Aux sources de la Suisse paru chez Haupt. jean-claude@speleo.ch
1ère édition 2024
ISBN 978-3-258-08348-3
L’édition allemande (ISBN 978-3-258-08347-6) est parue sous le titre « In den Höhlen der Schweiz ».
Photographies (sauf celles mentionnées en p. 234), graphisme et photolithographie : Rémy Wenger
Dessins et schémas : Rémy Wenger & ISSKA
Lecture & correction : Mareike Ahlborn, Constanze Bonardo, Marie José Gilbert, Sybille Kilchmann, Marc Luetscher, Daniela Spring, Hans Stünzi
Abréviations des auteurs.trices et collaborateurs.trices :
MBMichel Blant
PYJPierre-Yves Jeannin
JCLJean-Claude Lalou
MLMarc Luetscher
CPClaudio Pastore
AMAmandine Perret
RWRémy Wenger
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Copyright © 2024 Éditions Haupt, Berne
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Imprimé en République tchèque
Cette publication a été répertoriée dans la « Deutsche Nationalbibliografie » : http://dnb.dnb.de.
La maison d’édition Haupt bénéficie d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021–2024.
www.haupt.ch
Ce livre a été publié avec le soutien de :
Office fédéral de l’Environnement (OFEV)
Fondation Paul-Edouard Piguet
Couverture : Hölloch (SZ)
Garde début : Schneehöhle, près du Zwinglipass (SG)
Garde fin : Le lapiaz de Tsanfleuron, massif des Diablerets (VS)
P. 2 : Massif de la Schrattenfluh (LU).
P. 4 : Galerie dans le Gouffre F1 , Réseau Siebenhengste-Hohgant (BE)
P. 6: Entrée de la Hohmadhöhle, massif de la Melchsee-Frutt (OW)
P. 8-9 : Baume nord des Bioles (Arzier, VD)
P. 10–11 : Dans le Hölloch (SZ)
p. 228–229 : Entrée de la Grotte de la Cascade (Môtiers, NE)
Au cours du XXe siècle, une nouvelle Suisse a été révélée sous nos pieds !
Avec patience et obstination, les aventuriers modernes que sont les spéléologues ont découvert des milliers de grottes et de gouffres, des centaines de kilomètres de galeries.
L’exploration du milieu souterrain est d’abord un engagement physique au contact de la roche, de l’eau, du froid, de l’obscurité, mais le jeu en vaut la chandelle. La découverte d’espaces jamais entrevus auparavant nourrit la motivation à accomplir de tels efforts.
Au-delà de l’action purement sportive, la révélation du milieu souterrain est précieuse pour de multiples domaines de la science. Que ce soit au profit de la géologie, l’hydrogéologie, la biologie, la climatologie ou encore la paléontologie et l’archéologie, l’exploration des grottes livre des connaissances originales et irremplaçables à nombre de secteurs de recherche.
Ce livre est une invitation à découvrir une Suisse étonnante et fascinante. Il est le fruit du travail d’une petite équipe dont l’intention est de partager avec les curieux de nature les fruits de l’exploration de la Suisse d’en-dessous. Un partage fondé sur le travail au long cours fourni par des générations de spéléologues.