La stature du poète Saïd Akl est telle que les biographes ont rarement osé s’aventurer sur les chemins de sa vie, à l’instar des traducteurs, impuissants devant ses poèmes si bien construits qu’ils paraissent impossibles à adapter dans une autre langue… Le mérite d’Henri Zoghaib est double : il a eu le courage de gravir cette montagne qu’on croyait inaccessible ; il a agencé habilement les réponses de son illustre interlocuteur afin de rendre son portrait plus vivant et plus crédible... Le livre d’Henri Zoghaib est le fruit de cinquante heures passées avec Saïd Akl. Il éclaire d’un jour nouveau l’itinéraire du personnage, depuis son enfance à Zahlé au sein d’une famille aisée subitement appauvrie, jusqu’à sa retraite forcée, à l’âge de cent ans, après une vie bien remplie, consacrée à la quête du mot, du beau et de ce qui fait la grandeur du Liban. Alexandre Najjar (Extrait de la préface)
Poète libanais actif dans le domaine culturel, Henri Zoghaib est l’auteur d’une multitude de recueils poétiques et d’études sur Élias Abou Chabaké, les frères Rahbani et Gibran. Directeur du Centre du patrimoine libanais auprès de la Lebanese American University (LAU), fondateur de la revue poétique L’Odyssée, et de la revue académique Miroirs du Patrimoine, rédacteur en chef du magazine Cedar Wings, il est aussi chroniqueur au journal An-Nahar et à la radio.
Photos de couverture: Varoujan
Saïd Akl Préface d’Alexandre Najjar
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PRÉSIDENTS
“Je voudrais lancer un chantier de création au Liban, dit Saïd Akl. Nous ne pouvons vaincre Israël avec des opinions politiques, serinées par des politiciens qui pataugent dans l’ignorance, et par quelques journalistes qui théorisent et agiotent, en se basant sur les points de vue des premiers. Ils me font sourire ceux qui, au Liban et dans les pays voisins, parlent de préparatifs pour vaincre Israël. Israël est un péril imminent, il aspire sans cesse à l’expansion. Il ne peut être vaincu que par la science, la raison et la culture, des qualités que les dirigeants des pays limitrophes d’Israël ne possèdent pas. Comment pourrions-nous vaincre Israël, qui est une menace pour notre civilisation, 85
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par d’autres moyens que ceux de la civilisation ? Comment le vaincre si ce n’est par les mathématiques, la science et la technologie, pour contrer sa technologie qui égale celle des pays les plus puissants ?” Ce raisonnement fut l’une des principales priorités de Saïd Akl depuis qu’il commença à écrire ses éditoriaux dans la presse libanaise, lesquels étaient lus dans tous les pays de la région, même par les chefs d’États, dont Habib Bourguiba et Nasser. Dès ses premiers articles, Saïd Akl a voulu faire connaître la vérité à l’opinion publique, en utilisant un langage qui ne contienne aucune ambiguïté : le langage des chiffres. Ghassan Tuéni a même déclaré un jour : “Saïd Akl nous ébranle avec les chiffres parce qu’il les interroge et les fait sortir de leur mutisme. Il les confronte les uns aux autres et établit des comparaisons à tel point que, sous sa plume, ils se dotent d’un langage retentissant.” D’emblée, Saïd Akl a eu une vision distincte et particulière du rôle de la presse écrite. Il fait ses débuts, à Zahlé, lorsque Nadra Alouf devait s’absenter de son journal Al-Wadi et qu’il en confiait la gestion au jeune Saïd Akl, lequel assumait presque intégralement la rédaction. Il adopte un style bref et concis. Il tient à ce que son article soit composé de plusieurs sections et aborde 86
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des sujets divers, de telle façon qu’il se présente comme un journal en condensé, un journal qu’il aurait aimé fonder si la chance lui avait été accordée, et qui traiterait de sujets variés. En ce tempslà, une telle approche était novatrice : un éditorial ou un article, composé de plusieurs paragraphes et articulé autour de la philosophie, de la science, de la théologie, de la poésie amoureuse (ghazal) et de la politique, n’était pas monnaie courante. Saïd Akl s’aperçoit également que le lecteur préfère les articles courts : en tant que journaliste, il veillera dès lors à exprimer brièvement les idées les plus touffues. Après Al-Wadi, Saïd Akl publie, pour une période assez longue et de façon non épisodique, des articles dans divers journaux et revues. Il reprend la rédaction d’articles de manière régulière et périodique lorsque Saïd Freiha l’invite à écrire dans la revue As-Sayyad. Cette invitation est l’aboutissement de deux événements, dont nous allons relater les faits. Un différend opposait Saïd Akl au président de la République, Béchara El-Khoury, à cause d’entorses aux procédures qui s’étaient produites au cours des élections à Zahlé, dont le président avait eu connaissance et qu’il avait couvertes. Le poète prend alors la décision de refuser d’assister ou de participer à toute cérémonie à laquelle 87
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Béchara El-Khoury serait présent ou représenté (jusqu’à ce jour, Saïd Akl refuse de prononcer un discours lors d’une cérémonie parrainée par l’État). Puis, un jour, une cérémonie est organisée par l’Institut Amilieh à Beyrouth, en l’honneur de Boulos Salamé qui vient de publier son épopée, Eid al-ghadir. Saïd Akl monte sur l’estrade pour réciter son poème sans prendre garde au fait qu’un portrait du président est accroché derrière lui. Le poète se promet alors de prendre garde la prochaine fois. Quelques mois plus tard, l’on décide d’organiser à Tripoli, dans l’enceinte de l’École américaine, une cérémonie en l’honneur d’une dame de la famille Fadel, qui allait être décorée par l’État en reconnaissance de ses services. Les organisateurs demandent à Saïd Akl de prononcer une allocution. Le poète répond qu’il les mettrait dans une position embarrassante parce qu’il refuse de parler sous une photo de Béchara El-Khoury et qu’il s’attaquerait au président à cause des abus que ce dernier avait commis lors de la construction du Palais de l’Unesco, à Beyrouth. Les organisateurs insistent tant et si bien qu’il finit par accepter... à condition que le portrait du président soit décroché. Pour cette occasion, il avait été décidé que le ministre de l’Intérieur, Gabriel El-Murr, prononcerait 88
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le discours officiel et remettrait la médaille, et qu’il serait accompagné de Habib Abou Chahla, chargé de répondre à Saïd Akl au cas où ce dernier aurait attaqué l’État et le président. Le matin même de la cérémonie, le poète se repose dans sa chambre d’hôtel, dans le quartier du Tell, à Tripoli, quand le gouverneur du Liban-Nord se présente à lui. Après avoir déclaré connaître Saïd Akl du temps de leurs relations avec Kamal Joumblatt, il le prie de bien vouloir renoncer à sa demande d’enlever la photo du président. Saïd Akl lui oppose un refus net. Et il charge son ami, l’avocat Fawzi Ghazi, d’observer les préparatifs de la cérémonie et de lui téléphoner lorsque les organisateurs décrocheraient la photo, pour qu’il aille prononcer son discours. L’assistance commence à affluer dans la salle et, peu avant le début de la cérémonie, une échelle est dressée et la photo enlevée. Le poète fait alors son entrée et prononce une allocution, qu’il entame avec ces mots : “Il est facile d’inviter les grands de ce monde au Palais de l’Unesco du Liban, mais il est difficile d’être un dirigeant qui a écrit des ouvrages et de figurer parmi les grands de l’Unesco.” Le discours de Saïd Akl enflamme la salle. Habib Abou Chahla reste coi. Parmi l’assistance, se trouvaient Ghassan Tuéni et Saïd Freiha. Le premier ne publie pas l’allocution dans les pages du journal 89
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An-Nahar de crainte de briser sa relation avec Béchara El-Khoury, mais Saïd Freiha la reproduit dans son intégralité. Dès lors, les liens entre les deux Saïd se resserrent. Un an plus tard, alros que Saïd Akl visitait Freiha pour lui recommander une certaine personne qui espérait un poste dans l’imprimerie de la revue, Freiha lui réplique : “Vous pouvez considérer cet homme déjà embauché. Par contre, vous, vous ne quitterez pas ce lieu avant que nous ne parvenions à un accord pour que vous écriviez un article hebdomadaire dans As-Sayyad.” Et l’accord est scellé. Saïd Akl restera en contact avec les lecteurs de la revue As-Sayyad pendant douze ans, par le biais de cette page hebdomadaire qu’il animait avec des articles courts traitant de sujets variés. Cette page donna lieu à des histoires et des échos que les gens propageaient et qui eurent un impact significatif sur certains événements ou incidents. Citons, à titre d’exemple, les propos de Camille Chamoun, alors président de la République, qui firent un jour la manchette des journaux. Le président y évoque la prospérité au Liban et présente comme preuve le budget de Beyrouth, lequel se chiffrait à 72 millions de livres. Les éditoriaux dithyrambiques rédigés par les rédacteurs en chef et commentateurs de l’époque acclamèrent ce montant et se félicitèrent du mandat du président Chamoun. 90
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Sceptique, Saïd Akl rédige alors un paragraphe de quelques lignes dans sa page hebdomadaire, portant comme titre : “Le nombre de la misère.” Il y signale que le montant élevé annoncé par le président doit “subir une dissection” parce que “le nombre, quelle que soit sa hauteur, en lui-même n’a aucune lueur, et qu’il faut le mettre à l’épreuve de la comparaison et de la comparution pour que se révèle sa valeur ou que soit dévoilée sa misère”. Avec sa logique d’homme de science spécialiste des nombres, il analyse le montant selon une méthode bien connue du public : “Divisons 72 millions de livres par 365 jours afin de calculer le budget de Beyrouth par jour. Le nombre reste élevé. Divisons-le de nouveau par 16 500 000 m2, soit la superficie de Beyrouth, et nous obtenons le budget alloué à chaque mètre carré de la capitale. Ce nombre devient alors plus accessible à la compréhension des petites gens qui composent au quotidien avec leurs petits budgets, en palpant de petits chiffres dans les petites superficies de leurs petites maisons. Le résultat est inférieur à 2 piastres, et plus précisément : 1,9 piastre. Y aurait-il un pauvre chômeur qui accepterait de travailler une journée durant, pour autant de piastres par mètre carré, quand bien même on lui confierait des centaines de mètres carrés ?” Le jour suivant, le rédacteur en chef du journal 91
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Lissan el-hâl, Gebran Hayek, publie un éditorial dans lequel il admet “la naïveté de nos articles d’hier qui ont acclamé le budget de Beyrouth, lequel s’est révélé des plus indigents lorsque Saïd Akl, cet expert du langage des nombres, nous a ébranlés en révélant la réalité derrière ce montant”. Dès lors, Gebran Hayek se mettra à guetter le moment opportun pour convaincre Saïd Akl de rejoindre la rédaction de son journal. Cette occasion se présentera deux ans plus tard. En 1961, Saïd Akl publie Yâra en dialecte libanais et en caractères latins. Indigné, le président égyptien Gamal Abdel Nasser, qui soutenait financièrement As-Sayyad, demande à Saïd Freiha de licencier Saïd Akl ou de le persuader de répudier cette transcription de la langue arabe en alphabet latin. Pourtant, Abdel Nasser admirait les articles rédigés par le poète pour la revue AsSayyad ; il les lisait et conseillait à ses adjoints au sein du Conseil du commandement de la révolution de s’inspirer des idées et des opinions de Saïd Akl, comme le rapportait Saïd Freiha au poète après chacun de ses voyages en Égypte où il avait rencontré le président. Deux semaines plus tard, As-Sayyad paraît sans la page de Saïd Akl. Gebran Hayek s’en aperçoit et s’enquiert de l’affaire auprès du poète à Zahlé. Après avoir su ce qui s’était passé, il met le Lissan el-hâl à la 92
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disposition de Saïd Akl, sans poser de condition, espérant ainsi prendre de vitesse l’ami du poète, Georges Naccache, avant que ce dernier ne le persuade d’écrire pour le compte de son quotidien Al-Jarida. Et c’est ainsi que, après avoir travaillé à As-Sayyad pour un salaire mensuel de 500 livres, Akl pose sa plume au Lissan el-hâl, qui lui paie une demi livre par mot, soit environ 2 000 livres par mois, pour sa colonne éditoriale bihebdomadaire intitulée “Kalimât”. Parmi les anecdotes rapportées dans cette colonne, figure sa visite au siège du Figaro à Paris, au cours de laquelle il apprend ce qu’un auteur français, d’une envergure semblable à la sienne, paie comme impôts : le quart de son salaire. De retour à Beyrouth, il relate l’incident et demande au ministre des Finances (à l’époque le Premier ministre Rachid Karamé) de lui imposer de payer 500 livres comme impôt sur le revenu, proportionnellement à son salaire de 2 000 livres. Le président Fouad Chéhab était un des lecteurs de Lissan el-hâl. Par un coup du hasard, le jour de la parution de l’article, l’Association des industriels avait pris rendez-vous avec le président pour le convaincre d’annuler l’impôt sur le revenu. Parmi les membres de l’Association, figuraient un député et ministre (également président d’un parti politique), qui tentaient de convaincre le président 93
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que l’abolition de l’impôt encouragerait l’afflux des capitaux étrangers au Liban, enrichissant de ce fait l’État. Avant d’entamer le débat sur ce sujet, Chéhab demande au président de l’Association, Abdallah Khoury, de lui lire un extrait de l’article de Saïd Akl, prétextant qu’il ne l’avait pas compris. Dès que le président de l’association ait terminé la lecture du paragraphe, long de cinq lignes et demie, il s’adresse à ses collègues : “Allons-y, la réunion est terminée. Son Excellence nous a répondu avant même que la discussion ne commence et il a tranché en deux minutes un sujet que nous débattons avec lui depuis deux ans.” Le soir de ce jour-là, Abdallah Khoury et Saïd Akl se retrouvent à l’occasion d’un dîner chez Émile Boustani. Khoury rapporte à Akl les détails de la réunion et lui raconte comment le président a réprimandé l’homme politique en question, en lui disant : “Un poète demande à verser le quart de son salaire en guise d’impôt, et vous, vous venez soutenir ceux qui me demandent d’annuler l’impôt ? C’est une honte !” Il existe maintes autres histoires similaires, concernant les répercussions des articles incendiaires écrits par Saïd Akl. Plus tard, le poète rédigera également des éditoriaux pour le journal Al-Jarida (intitulés “Al-yawm al-yawm”) ainsi que pour Nida’ al-watan, le journal de son vieil ami, 94
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Élias El-Gheryafi, originaire de Zahlé. Dans tous ces articles, le poète – en homme de science – faisait usage des nombres pour étayer son argumentation et s’érigeait en défenseur de la construction d’un État fort, loin de toute démagogie.
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