MICHEL QUINT & PHILIPPE LORIN
L’inaccessible rêve
La maison natale
U
n an après Roubaix tu enfilais la défroque du chevalier à la triste figure, l’homme qui transforme le monde non pas par folie ou cécité, il en sait la laideur et la barbarie, mais parce qu’il a la force magique des jeux d’enfants. Ce rôle, c’est la clé de tes chansons et de tes films, de ta vie surtout, non ? Je m’aperçois que je me suis mis à te parler, avec le « tu » des Belges, que je tourne parfois la tête en pédalant, comme si tu étais assis sur mon porte-bagages, que le vent n’emportait pas mes paroles, et que tu riais de ton grand rire sarcastique. Allez viens, on va aller s’embelgiser. Maintenant je peux retourner à Bruxelles, aux origines, au premier départ… Là aussi, et peut-être plus qu’ailleurs, depuis 1929 et Jacques nouveau-né, pensez, tout s’est modifié, Bruxelles ne brusselle plus pareil. Possible que ce soit tant mieux que le regard d’aujourd’hui, devant les lieux démolis, métamorphosés, ensevelis, ne puisse abîmer le souvenir idéal des enfances, des promesses de conquêtes. Les villes, étrangement, ne vieillissent pas comme les êtres, ne meurent pas, elles ne cessent de se construire des jeunesses successives… Et cette renaissance toujours à l’œuvre, cette espèce de pacte faustien de l’urbanisme, nous confronte douloureusement à la vie qui fout le camp. Aucune ville n’est une sépulture. Jacques n’a jamais été plus fidèle à Bruxelles et à la Belgique qu’après s’en être éloigné. Il déménageait de maisons où il n’habitait guère, histoire que la mort ne trouve pas son adresse, qu’il la prenne de vitesse. Il n’y a que Quichotte pour conserver intact le temps qui s’épuise.
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Bruxelles
Cité Lemercier Souvent tu les termines par un étrange « À tout à l’heure… », alors que tu es au Québec ou en Tunisie, formule qui impose au destinataire ta présence imminente, suscite le désir forcément incomblable de toi par la déception même de ton absence effective. Tu es dans cet entredeux, ce moment où tu dis l’amour de l’autre bout du monde et où l’autre sait ne recevoir que des paroles déjà mortes, qui accusent l’absence et le manque. Miche rentre, toi tu vas vers la place Clichy, cité Lemercier, pas le grand luxe, mais c’est l’oasis sans voiture, la parenthèse édénique avec petits jardins à arbustes et fleurs derrière des grilles et des vasques à l’antique sur les pilastres des murets. L’endroit tient du nid d’amour et de la retraite de travail. Encore une fois, comme à Montreuil et pas du tout comme dans tes demeures à respectabilité de Bruxelles, tu es à la marge, un pionnier dans sa maison-chariot… 48
Suzanne Gabriello Possible que tu y aies croisé de vieilles gens dont l’impasse était l’image de la vie, calme et protégée, mais sans issue, coupée net. Tu as déclaré écrire d’après ce que tu avais vécu, quelques années plus tard. Possible que tu te sois souvenu de ces doux exilés de la ville pour tes Vieux, plus tard… Zizou t’y visite, elle soutient ta carrière. Tu viens de passer à l’Alhambra-Maurice Chevalier – quels auspices! –, l’aréopage des premières t’a apprécié, battons le fer pendant qu’il est chaud, Zizou t’impose en « américaine » à l’Olympia, ô que ça fait du bien partout d’être amoureux, jusqu’à ce qu’elle sache la naissance d’Isabelle et te renvoie à tes conjugalités, même suppliée de ne pas te quitter. Elle te renvoie. Pour l’instant… Te restent ton vieux 49
Pathé Palace, Bruxelles
D
evant tes maisons, tes appartements, tes chambres, ces endroits de vie où on t’attendait, à Bruxelles, Paris, où tu venais trop tard ou trop tôt, ou trop brièvement, au petit trot mécanique de Rossinante, j’ai rêvé à toutes ces séparations, à tout ce que tu installais d’accueillant pour n’y être qu’en creux, en espoir, comme le public, après 1967, pendant les onze ans que tu as encore vécus, a écouté ton ombre sur tes disques, ta presque-disparition vibratoire aurait dit Mallarmé, à regret, sans jamais plus pouvoir te rencontrer. Tu es devenu cette fleur idéale de la chanson, Jacques, l’absente de tout bouquet, l’absent douloureux. Le cinéma n’y pourra rien, si tu veux bien, on en reparlera sur le terrain. Je ne suis pas allé au rivage de la Manche, où s’est nouée la première nuit avec Zizou. Qu’il me suffise de noter le nom : la Manche ! Tu as cristallisé, Jacques, tu as fraudé de fausses perles de pluie, inventé des rois morts d’amour frustré, rallumé des anciens volcans, tu as fabriqué ta première Dulcinée. D’autres suivront… Et puis oui, ces années des débuts sont des années de voyage. Au sens romantique, les Wanderjahre, où on va voir qu’ailleurs c’est beaucoup mieux, qu’on voudrait être ce monsieur qui passe, que cette femme, ah, cette femme… Tu repères tes buts, tes points de chute. En 1957, quand tu as reçu le prix de l’Académie Charles-Cros, une sorte de consécration, tu savais que ce n’était plus qu’une affaire de mois, que tes chansons se gravaient au cœur du public, que les lycéens
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«L’Emmerdeur » Dans les deux ans suivants, tu feras encore l’acteur dans trois films qui ne sont pas de toi, et dans les deux tiens… Le Bar de la Fourche est une entreprise d’amitié, parce que ton copain Levent, le chef opérateur, réalise. Et c’est une galère, cette affaire d’aventurier dans un Canada breton où il pleut tout le temps, peut-être parce que tu es déjà dans ton film à toi, encore une fois en avance sur le présent, pressé… Isabelle Huppert y débute, tu ne sauras jamais qui elle va devenir mais bon, le tournage ira au bout, sans autres lendemains. 96
Pour ta dernière apparition à l’écran, en septembre 1973, tu retrouves Molinaro. On oublie souvent que tu t’appelles François Pignon dans L’Emmerdeur, le zigoto que sera Jacques Villeret dans Le Dîner de cons. Là encore tu trimballes tes embrouilles conjugales et tu les fais partager à Lino Ventura, que tu empêches, en toute innocence, encombrant comme un cocu, d’exécuter son contrat de tueur sur le témoin clé d’un procès. Et tu es drôle, tu retrouves tes niaiseries de plouc bruxellois petit-bourgeois et pleurnichard, mais enflammé
Franรงois Pignon
Lino Venture
Paul Gauguin
« Moi », « je », ces pronoms qui reviennent si souvent dans tes chansons, persistent, « je suis là », « tandis que moi… » deviennent, veux-tu que je te dise, un dialogue avec toi-même, comme si tu parlais à ton ombre. Toi si tu étais le bon Dieu… Tu crains d’avoir cru l’être, Jacques, et tu mesures ta condition humaine. Tu règles tes comptes avec les flamingants, emblèmes de la médiocrité avide, que tu emmerdes, tu persistes et signes, Je m’appelle Jacques Brel, comme cet autre bouffeur de monde, signant Citizen Kane de sa voix : « J’ai fait ce film et mon nom est Orson Welles… » Drôle que Welles se soit cassé les dents sur Don Quichotte, jamais achevé. Et puis tu évoques la mort, mourir en chantant Amsterdam, préférable à la déchéance du vieillissement. Tu veux partir en majesté, Jacques, comme lors de tes adieux à la scène. Et le disque se vend comme jamais. Deux millions en quelques jours. Un petit pèlerinage en Belgique et tu rentres aux Marquises, sans avoir vu ta famille… Tu as le temps de mesurer le succès, d’annoncer aux tiens que cela les met à l’abri financièrement, puisqu’ils sont tes seuls héritiers, tu y tiens malgré Miche et les filles devenues quasi étrangères. Et puis en août 1978, tu dois revenir en Europe. La mort ne prend plus de gants. Des examens, ton ami chirurgien Gélin, le docteur France qui a fait le premier diagnostic, le professeur Israël à l’hôpital franco-musulman. J’aime autant oublier ces mois de souffrance et de peur, sûrement, la nécrologie n’est pas mon fort. Tu t’en vas le lundi 9 octobre après avoir obstinément refusé de dormir. Tu ne dormiras jamais, Jacques… 118
Femmes des Marquises
Le farĂŠ de Jacques
Un voyage, encore un, mais quel voyage ! Et comment pourrait-il en être autrement à la seule évocation de Brel ? La vie de ce francophone de Belgique profonde commence sur une gamme aux accents typiquement flamands : Schaerbeek, où il est né, Zandvoorde, le berceau familial. Elle se termine au soleil couchant des Marquises, dans l’îlot d’Hiva Oa, où il repose près de Gauguin, le plus exotique des impressionnistes français, parti, comme lui, à quelque cinquante ans, dans le bleu horizon des cieux. Pour entreprendre ce voyage, il fallait une plume aussi colorée que le pinceau du peintre. Celle de Michel Quint. Il est né au pied des terrils des Flandres françaises, à quelques lieues seulement du plat pays chanté, comme un blues, par « le grand Jacques ». Pour l’accompagner, il a mis sa petite musique de dramaturge à la hauteur des envolées du compositeur, plaçant ses pas dans ce que l’imaginaire lui dictait : se fondre dans le sillage du fils du concierge de l’entreprise familiale… D’un voyage à l’autre, il construit ses dialogues avec Brel en romancier accompli. Pas de fausse note dans ce récit « intime » que jalonnent les aquarelles de Philippe Lorin, maître des regards et du paysage. De Marcel Pagnol à Colette, d’Édith Piaf à Jean Ferrat, de Chateaubriand à Victor Hugo, il a fait œuvre de portraitiste. Avec Brel, dont il renouvelle l’illustration, il élargit encore sa palette. 28,50 € ISBN : 9782-84230-511-6