Le phare, voyage immobile

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Paolo Rumiz Le phare, voyage immobile



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C’était ce qu’on appelle une nuit pourrie. Je gravissais le sentier à pic au-dessus de la mer, luttant contre les rafales, et dans l’obscurité il fallait poser les pieds avec circonspection. L’orage arrivait de l’ouest, la foudre mitraillait un promontoire éloigné aux faux airs de tortue. J’avais débarqué in extremis : avec ce temps de chien, allez donc savoir quand l’endroit serait de nouveau accessible. J’étais seul, je ne connaissais pas la route du phare et l’île était déserte. À des milles à la ronde, le reste de l’archipel était englouti dans le noir et la bruine. Pas une lumière en vue, rien. Je ne me rappelle pas en quelle langue je criai – « Je suis là, je monte, quelqu’un pourrait-il venir à ma rencontre ? » – mais seul le tonnerre des brisants me répondit. Des gardiens du phare, je ne vis pas l’ombre. Il se mit

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à pleuvoir et alors seulement apparut, cent mètres plus haut, le faisceau lumineux. Je cherchai la lampe des yeux et ce que je vis me laissa coi. Depuis le bord de l’escarpement, la tour s’inclinait vers moi, tordant sa puissante construction de pierre. De son œil unique de cyclope, elle cherchait l’intrus. Il y avait des éclairs, mais la source de lumière était justement noire comme de la poix, plus noire que la nuit. Toute à sa colère, elle continuait de me chercher, mais elle ne m’avait pas encore repéré. Le faisceau passait et repassait, assénant des coups de sabre de plus en plus proches. Je me blottis dans la bruyère et aussitôt un de mes pieds buta contre une racine, je tentai de m’agripper aux buissons, mais je perdis prise. Je dégringolai. Peut-être voulus-je crier, mais ma voix refusa de sortir. Un coup de vent me réveilla en sursaut. J’allumai ma lampe de poche, éclairant une chambre nue, blanchie à la chaux, des murs épais, une table de nuit, un livre, un cahier, une valise contenant mes affaires, une vieille fenêtre peinte en vert, aux volets barricadés. Dehors, le vent fraîchissait, passant du sirocco au libeccio. J’étais dans la machine à lumière, dans sa panse, tel Jonas dans le ventre de la baleine. Ce n’était encore que ma première nuit, mais déjà le Cyclope s’était emparé de moi. Il contrôlait mes rêves. J’étais en sûreté dans ma chambre, sous trois couvertures de laine, mais, si je tendais l’oreille, j’entendais cliqueter, tout en haut de la tour, l’engrenage qui régissait la rotation de tout l’appareillage optique. Un arpège

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métallique, semblable à celui d’un piano désaccordé, mais capable d’entonner un duo avec le vent. « If you do not go now, m’avait-on dit vingt-quatre heures auparavant, à la veille de mon embarquement pour l’île, you’ll have to wait five days. » L’équipage du bateau savait bien que le temps se gâtait et on m’avait conseillé de profiter d’une courte trêve météorologique. Et puis, c’était samedi, le samedi de Pâques, et en un jour pareil, il aurait été criminel de ne pas faire parvenir des bonnes choses aux gardiens du phare. Mis à part les poissons et les herbes aromatiques, il fallait tout acheminer vers l’île. Ce n’était pas n’importe quelle île. C’était un récif, inhabité et lointain. Voilà pourquoi, lors de mon dernier marché, j’avais fait d’énormes provisions de légumes frais, un sac de cinquante kilos. Et de chez moi, j’avais apporté vingt litres de vin et les desserts de fête. J’ouvris la fenêtre sur le précipice du versant méridional. La tempête était un tourbillon de goélands, semblables à des âmes perdues. Dieu seul devait savoir ce qu’ils faisaient là à cette heure et comment ils parvenaient à résister à de telles rafales. Sur l’île, la lutte pour la survie ne cessait pas, même au plus profond de la nuit. Il y en avait des milliers, des oiseaux, sur ce caillou isolé. La bruyère des talus et des pentes était constellée de nids. J’avais tenté de m’en approcher, avant la tombée du jour, mais de ce maquis balayé par le vent avaient surgi des centaines de périscopes à plumes, en état d’alerte. En un clin d’œil, la flotte aérienne fut en vol, elle planait dans un

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vacarme infernal au-dessus de ma tête, toujours plus près, allant jusqu’à m’effleurer d’un bruissement menaçant, pour se débarrasser de moi. Je relis dans mon journal : « Trois heures. Impossible de me rendormir. En avril, les nuits sont froides. Dès que j’éteins, les pensées arrivent. Je ne suis plus habitué à être seul. Nous sommes trois dans le phare. Le gardien, son adjoint et moi. Uniques habitants de l’île. Dans moins d’une heure, c’est le réveil pour contrôler la station météo et envoyer les données à la centrale, mais pour le moment je suis le seul à ne pas dormir. J’entends la lanterne infatigable qui grésille et chuchote. Je sors du lit et monte en pantoufles, sans allumer ma lampe torche. Escalier en colimaçon, porte blanche, échelle en fer, deuxième échelle. Je ne vais pas plus loin. Je crains qu’on ne puisse regarder l’œil de Polyphème que dans le reflet des vitres extérieures et selon un angle plus bas. Autrement, la lumière paraît intolérable. Je fais comme les juifs qui se contentent de contempler les bougies de Hanoucca reflétées sur leurs ongles. » Une fois le voyage terminé, je m’aperçois qu’au cours de ces journées, je m’en suis tenu au moment présent d’une manière absolue, comme je ne l’avais peut-être jamais fait de ma vie. Pendant trois semaines, je n’ai eu ni radio, ni télévision, ni Internet, ni téléphone. Uniquement des parties de cartes, un bon livre, un invraisemblable mini-accordéon diatonique, histoire de rompre le silence (je ne sais pas en jouer, mais j’essaie, nous en

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reparlerons un peu plus loin). J’ai scandé ces heures solitaires comme une horloge à balancier, et c’est pourquoi le journal que j’ai rempli n’a aucun besoin d’être retravaillé. Ce journal est mon récit, en tout et pour tout. Je n’ai qu’à le retranscrire. Nous en étions restés à la montée jusqu’à la lanterne, la première nuit. Donc, j’en redescends et un éclair illumine l’île, fixant sur ma rétine les contours d’un gigantesque lézard et de sa crête jurassique, puis c’est de nouveau cette satanée obscurité. La pluie tambourine contre les vitres. C’est la nuit de la Résurrection, mais on dirait plutôt celle du Golgotha : peut-être le Nazaréen a-t-il déjà déplacé la pierre qui ferme son sépulcre, comment savoir ? Dans cette nuit immense, j’entends le cri prolongé de la lumière. C’est un des phares les plus hauts du monde. Cent dix mètres en comptant l’éminence qui sort de la mer. De là-haut, la vue doit être hallucinante par beau temps. Les fondations sont un ouvrage de cyclope qui a bien plus d’un siècle. Des murailles d’un mètre, à l’épreuve des tremblements de terre. Un parallélépipède de deux étages, vingt mètres de long sur dix de large, qui permet de loger au moins une vingtaine de personnes, en souvenir d’une époque où des familles entières habitaient les phares et où l’on y faisait des enfants. Sur ce bastion, le tronc puissant terminé par un cône au sommet. Les garde-fous, les volets et les mains courantes sont d’origine, dans un état de parfaite conservation. C’est la marque, reconnaissable entre toutes, du monde d’hier,

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renié par la philosophie de rapine des temps modernes, supplanté par l’ère du plastique et de l’obsolescence programmée. Les gardiens de phare sont des hommes durs, rivés à leur récif. Monarques absolus de leur territoire et pourtant, en même temps, reclus à l’intérieur de ses limites. À force d’être seuls, il arrive souvent qu’ils soient bougons et même un peu mabouls. Mais ceux qui m’ont accueilli ici sont de bonnes pâtes d’hommes. Ils m’ont souhaité la bienvenue avec un plat de bucatini 1 et de langoustes entières, un plat grand comme une bassine, et ils m’ont invité à leur table. Le gardien est un pêcheur ; dès que le temps vire au beau, il sort en bateau et jette ses filets. À mon arrivée, sur la muraille du phare qui donne au midi, une corde était tendue avec une vingtaine de poissons salés mis à sécher, claquant au vent comme du linge au soleil. Doux Jésus, quel froid il fait. Je suis obligé d’enfiler des chaussettes et de rajouter une couverture. J’éteins ma lampe frontale et j’essaie de dormir, mais il n’y a rien à faire, j’ai la tête pleine de visions. C’est peutêtre le corps qui tente de résister à l’attraction du néant. Parce qu’il faut bien dire qu’ici, si on est seul, on devient fou. On parle tout haut et on ne s’en aperçoit même pas, pour la bonne raison qu’on a son double avec soi, quelque chose qui ressemble fort à un ange gardien. Voilà que je 1. Le bucatino est une sorte de compromis entre le spaghetti et le macaroni, étant à la fois long et creux. (N.d.T.)

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le sens, à présent : si j’ouvrais les yeux, je le verrais assis à mon chevet. Hier, par deux fois, en explorant l’île, avant la pluie, je me suis retourné pour tâcher de comprendre d’où provenaient les pas que j’entendais derrière moi, mais il n’y avait personne. De même que le vent du nord, le grecale, qui souffle du nord-est, vous exalte, il lave l’âme et nettoie les pensées. On le comprend rien qu’à son nom. Mais le levantazzo, ce vent d’est humide et infâme, est une lamentation, une migration d’âmes mortes, il vous pousse dans les cavernes inexplorées de votre for intérieur, il vous donne le sentiment de n’être qu’un misérable rien-du-tout face à l’immensité de la nature. Sur l’île, je me trouve peut-être devant cette chose qu’on cherche à tout prix à nous cacher et qui pourrait nous sauver du naufrage : le sens de la limite. Que cela nous ferait donc du bien, un peu de crainte saine et superstitieuse du courroux de Dieu – ou des dieux – afin de nous guérir de cette morgue obscène qu’engendre notre conviction d’être sûrs de nous et rassasiés, dans un monde empli de vacarme et de démence. Je veux la boire jusqu’à la lie, ma bienfaisante épouvante, au milieu de cette mer ravagée à outrance par d’innombrables filets. Oui, j’ai bien fait de venir ici tout seul, pour le premier voyage immobile de ma vie. J’entends le gardien qui descend l’escalier. Le voici dehors à présent, je vois son ombre par la fenêtre devant laquelle la pluie monte son piquet. Il traverse les rafales en direction de la station météo. Et assurément, dans un

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endroit où il ne se passe rien, le temps est la seule chose à noter. La nuit n’est plus noire, au-delà des nuages luit le fanal d’une lune invisible, déjà dégonflée. Au-dessous, une migration d’ondes parallèles en provenance de l’est, suivant la même direction que cette île allongée. C’est une scène atlantique, une scène de baleiniers de Nantucket. Seulement le vent, lui, ne souffle pas de l’ouest, mais de la direction opposée. Il ne siffle pas dans les fissures, mais il secoue violemment les fenêtres, bouscule les voiles du ciel, frappe comme sur un tambour – ou plutôt sur un gong – aux dimensions planétaires. Le chef est rentré, je le vois dans la cuisine, par la porte entrouverte, au fond du couloir. Il fume comme un calife, perdu dans ses pensées, le coude sur la table, et la radio, réglée au volume le plus bas, déverse une musique nostalgique. Il m’a déjà annoncé le menu du repas de Pâques : soupe au bœuf et plat de veau aux pommes de terre (lors des fêtes obligatoires, les gens de mer se régalent de viande, une fois n’est pas coutume). Mais dans le congélateur, il a mis pour moi une demi-douzaine de dorades et de quoi faire une soupe de rascasse. Dans les jours qui viennent, s’entend. Moi, j’apporterai à la fête des œufs durs colorés, une poêlée d’asperges sauvages et des côtelettes sautées avec de l’ail. Et maintenant, je devrais vous dire où je suis. Par exemple, que cette île se situe loin de tout et pourtant au centre de tout. Que ce récif, on ne peut pas le rater, en dépit de son éloignement. Que l’endroit est microsco-

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pique, mais que sur les cartes, personne ne l’oublie, car il occupe une position géographique fondamentale. Il est signalé même sur ma carte de la Méditerranée, à une échelle de 1/2 000 000, et l’inscription qui l’identifie est dix fois plus grande que lui. Je devrais vous donner ses coordonnées, latitude et longitude, mais je n’en ferai rien. Je ne vous dirai même pas à quelle nation il appartient, parce que je déteste les nations et que la mer n’a pas de frontières. Sachez seulement qu’à peu près tout le monde est passé par là. Grecs, Latins, Slaves, Turcs, Vénitiens, des hommes de langue germanique, des Anglais et des pirates sarrasins. Et même des Napolitains. Je vous livre une unique information : voici quelques millénaires, les Anciens l’ont baptisé du nom de la mer, car à leurs yeux, cette île en représentait la quintessence. Ne me demandez rien d’autre. C’est trop facile, avec les moteurs de recherche. Il suffit de deux, trois noms et même un petit enfant distrait y arrive. Je veux que vous ayez du mal à le trouver, que votre navigation soit ardue, que vous vous perdiez dans les livres avant de vous perdre dans les archipels. La pomme grignotée nous a déjà valu assez de déboires comme ça : d’abord avec Ève et ensuite avec le Web. Je vous prie donc, au cas où vous trouveriez l’île, de ne rien dire à personne, si vous avez le moindre goût pour mes écrits et si vous ne voulez pas voir un lieu béni envahi par des hordes d’infidèles. Et si vous deviez rompre ce pacte et prononcer son nom tout haut, je vous maudirai, comme Long John Silver sur l’île

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au Trésor. Et je ferai tout mon possible pour vous donner le démenti. Maintenant, je dois fermer les volets, sinon l’air salé va bouffer les châssis. Avec un vent pareil, pour regarder dehors, il n’y a que la fenêtre de la cuisine, du côté ouest. Je vois le grand glaive, lent et régulier, rendu presque solide par la pluie, toucher la grosse tête ronde de la Terre, comme pour l’adoubement d’un chevalier d’antan, traçant une tangente parfaite le long de la courbe de notre planète. Un calcul à base de racine carrée, se fondant sur la hauteur de la source lumineuse, me dit que le point de contact entre la droite et le cercle se situe à trente milles, mais le pinceau de lumière va bien au-delà, il transperce la nuit jusqu’à cinquante milles au moins, pour aller se perdre dans le néant.



Collection Étonnants voyageurs dirigée par Michel Le Bris Paolo Rumiz n’en est pas à son premier voyage, lui qui a longé les sept mille kilomètres des frontières de l’Europe, de l’Arctique à la mer Noire, traversé les Balkans, franchi les montagnes à la recherche d’Hannibal, descendu le cours du Pô… Et pourtant il s’apprête en ce printemps 2014 à vivre le plus étonnant d’entre eux. Son premier voyage immobile. Isolé dans un phare perché sur un rocher au milieu de la Méditerranée, avec pour seuls compagnons les gardiens. Et soudain le sentiment d’être libéré, sans agenda, sans horaires, sans aucune connexion avec le monde, enfin loin de tout mais curieusement peut-être aussi au centre de tout. Un nouvel univers où plus rien ne ressemble à rien, où même les étoiles ne semblent pas être à leur place. Se consacrant à l’exploration de son minuscule environnement, un kilomètre de long sur deux cents mètres de large, il nous raconte la nature, le cri des oiseaux, le silence des poissons, nous décrit le bâtiment où il loge, la lanterne du phare. Il nous parle tempêtes, orages, vents et nous fait partager le quotidien des gardiens, ceux d’aujourd’hui mais aussi ceux de jadis. C’est avec une indéniable volupté que ceux qui rêvent d’île déserte et de vie d’ermite se laisseront entraîner dans ce voyage immobile tout en délicatesse, empathie et érudition. Un récit prenant, inoubliable et aussi un fabuleux livre de mer. Paolo Rumiz, né à Trieste en 1947, est considéré comme le plus grand écrivain-voyageur italien d’aujourd’hui. Avec ses trois précédents livres publiés en France, il y est devenu un des acteurs du monde littéraire.

ISBN :

www.hoebeke.fr Couverture : © Norbert Schaefer/Corbis

16 € 9782-84230-527-7


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