Piaf un chant d'amour

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PATRICK MAHÉ & PHILIPPE LORIN

Un chant d’amour


Née dans la rue

S

i tout commençait et finissait en chanson, la vie plus noire que rose d’Édith Piaf donnerait quelque chose comme : « Je m’appelle Édith Giovanna Gassion Je suis née à Paris Vous me connaissez mieux sous le nom d’Édith Piaf Un soir de décembre 1915 Je suis née dans la rue Par une nuit d’orage… » Refrain : « Oh oui je suis née dans la rue, Je suis née dans la rue, Dans la rue… » Sans doute enchaînerait-elle par cette ultime complainte : « Derrière un terrain vague Où se trouvent les taudis Dans un berceau de fer Je devais grandir… » Comme un certain Jean-Philippe Smet, plus connu sous le nom de Johnny Hallyday, à qui ce tour de chant est emprunté à la manière d’un tour de sortilèges et de sombre magie, Édith Gassion, devenue Piaf, n’est pas réellement « née dans la rue ». Mais elle y a grandi, en a arpenté les pavés et chanté les filles qui, de Pigalle à Blanche, étaient aussi belles de nuit que de jour. Reste cette plaque accolée au fronton d’une façade lépreuse, au 72 rue de Belleville, sous un pot de fleurs faméliques et l’ombre portée d’un pigeon de Paris dessinant un corbeau en ombre chinoise. 8


72, rue de Belleville


Maurice Chevalier

C’est bien dans ce registre qu’Édith finira par s’appeler « Piaf ». Pour l’heure, elle n’est encore qu’un oisillon qui se fait la voix et le bec aux quatre vents sur les répertoires de Fréhel, Damia et Mistinguett. La légende veut qu’à l’âge de huit ans, elle fît ses premières armes en public – un maigre parterre de flâneurs - s’égosillant sur La Marseillaise. Papa, contorsionniste poids plume, hissait alors héroïquement son mètre cinquante-cinq au-dessus de la frêle tête brune, roulant une petite mécanique de muscles qui n’impressionnait guère le chaland. Mais la réalité est autre : en fait de « jour de gloire » et de « féroces soldats », égorgeant « nos fils et nos compagnes », Édith rodait ses vocalises sur un plus réaliste J’ suis vache, bien ancré dans l’atmosphère de l’époque. Misant sur le sourire pâlot de la candide à peine tombée du nid, Louis Gassion, le saltimbanque des quatre saisons, arrondissait ses fins de numéro comme d’autres leurs fins de mois. Au lieu de faire la manche dans le vide, il récoltait une moisson de sous dont l’addition finissait par faire des francs. Chanter avec papa, c’est bien, mais ça nourrit peu. Chanter avec une copine, c’est mieux et ça fait tourner la tête des arpettes sur le retour de l’usine. C’est alors que Simone Berteaut croise son chemin. Simone, c’est « Momone ». Sa frangine. Drôle de frangine, autoproclamée « demi-sœur », en fait sœur de cœur et de malheur. Édith, fleur des rues de Belleville, a presque seize ans quand Simone, sa cadette de quatre ans, ou presque, une fille de Ménilmontant, quartier si voisin qu’il en est le rival populaire, entre dans sa vie sans toit ni loi. 26


Mistinguett



Il portait des culottes, des bottes de moto Un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos Sa moto qui partait comme un boulet de canon Semait la terreur dans toute la région. » ses créations les plus enivrantes : « Cet air qui m’obsède jour et nuit »… Avec Padam’ Padam’, il fera son succès des années cinquante. Des années où même la contagion du rock’n’roll finira par submerger la plus emblématique des chanteuses made in Paris. Alors que Padam’ Padam’ fleurit sur les lèvres des Parisiens, Jerry Leiber et Mike Stoller se rencontrent à Los Angeles et décident d’unir leurs goûts musicaux qui tournent alors autour du blues et du rythm & blues… Ils viennent d’écrire Hound Dog, dont Elvis Presley, fraîchement sorti des studios Sun à Memphis (Tennessee), fera un succès de ses jeunes années. L’Amérique frissonne d’une fureur de vivre façon James Dean et roule des mécaniques dans la pétarade des motos de L’Équipée sauvage. Elvis, James Dean, Marlon Brando… De quoi inspirer les créateurs de Black Denim Trousers and Motorcycle Boots, chanson culte des bikers en liberté de la Route 66… Sous la plume de Jean Dréjac, un élégant fils de gantiers de province, Édith hérite d’un trépidant Homme à la moto. On y retrouve des histoires de biceps, de tatouages et de cœur blême, selon les canons perpétuels dignes de Mon légionnaire. Les vers vrombissent en attendant que sonne le glas: « Il portait des culottes, des bottes de moto Un blouson de cuir noir avec un aigle sur le dos Sa moto qui partait comme un boulet de canon Semait la terreur dans toute la région. » Derrière « le diable bondissant avec des flammes dans les yeux » et l’ultime « éclair de feu », Édith mime les « larmes de Marie-Lou » et signe l’épitaphe :

Marlon Brando dans «L’Équipée sauvage »

« Plus rien de la moto, plus rien de ce démon Qui semait la terreur dans toute la région… » 51


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L’heure de Montand

Y

ves Montand, lui-même, qui doit tant à Piaf, se perdait dans les fils de sa propre mémoire à l’évocation de leurs grands débuts. Hervé Hamon, son biographe, avec Patrick Rotman 1, a raconté comment, sur la foi d’un collectionneur passionné de Piaf, Georges Martin, devenu sur la lancée de leur rencontre le parfait biographe de celle-ci 2, on a pu établir que Montand n’avait pas sabré le champagne au Moulin-Rouge avec Édith pour y fêter le débarquement en Normandie (le 6 juin 1944). Programme à l’appui, c’était bien au Moulin-Rouge, certes, mais lors de la jonction des forces alliées, début août, prélude à la Libération de Paris le 25. En juin, Édith est encore (officiellement) dans les bras d’Henri Contet, malgré le franchissement de quelques lignes jaunes occasionnelles… En août, dans l’effervescence de la Libération, elle se lâche pour de bon dans ceux d’Yves Montand. À 23 ans, il n’est pas un « môme », ce qu’elle n’est plus, elle-même, depuis longtemps. Elle lui rend sept ans de droits et devoirs d’aînesse, de quoi lui en remontrer en matière de scène et de studios. Lucky Strike aux lèvres, chansons et carrure de trappeur pour seuls bagages, il n’affiche encore que les signes extérieurs du Méridional aux racines italiennes (né Ivo Livi) lancé, depuis Marseille, à la conquête de Paris. Derrière la prestance, reste à dégrossir le bel Ivo. Elle s’y emploie, à marche forcée, lui imposant des leçons de chant, dignes 1. Hervé Hamon et Patrick Rotman, Tu vois, je n’ai pas oublié, Le Seuil/Fayard, 1990. 2. Pierre Duclos et Georges Martin, Piaf, Le Seuil, 1993. 65


Bruno Coquatrix

D’anxiolytiques en antidépresseurs, de morphine antidouleur en somnifères anti-nuits blanches, elle entame un lent chemin de croix paramédical. Dépendance et désintoxication entrent, en alternance, au menu de sa nouvelle tranche de vie que le départ soudain de Moustaki rend morose, bien qu’il demeure dans son sillage artistique. Pour Édith, les choses s’aggravent en 1960. D’hépatite en cures de sommeil, son corps se noue, n’est plus que souffrance. Jean Noli, plume légère du Paris Match à très gros tirages, pour l’heure à France Dimanche, où de grands rewriters composent un peloton d’écrivains de presse, a vécu ce qu’il a sobrement intitulé « trois ans pour mourir 1 ». Il a vu Édith « se consommer » sous le regard d’un public de corrida, parfois, et d’une quadrilla d’intimes dépassés par son crépuscule. Il l’a même vue ressusciter, bien que décharnée, usée, flétrie. C’était pour l’Olympia et pour Coquatrix, alors qu’elle avait abdiqué, 1. Jean Noli, Piaf. Trois ans pour mourir, Éditions Stock, 1973 ; réédité sous le titre Piaf secrète à l’Archipel, 1993. 106



Ce livre album est un voyage. Un voyage au bout des nuits (et des jours) d’Édith Piaf. Une vie pas toujours rose, qu’elle a pourtant voulu chanter, voire louer, en guise d’exorcisme. Ce voyage, au cœur d’une époque en noir et blanc, est conduit par le trait d’un artiste : l’illustrateur Philippe Lorin, maître du crayonné et du fusain. Un portraitiste d’abord, mais aussi un gardien d’atmosphères, tel que l’aurait adoubé Arletty. Ce voyage est guidé par les mots de Patrick Mahé, auteur de nombreux récits, biographies, beaux livres et romans. Il a ponctué du « poids des mots » cette balade autour d’une vie pas comme les autres… De Piaf, on croit tout connaître, tout savoir. Pas si sûr… De sa naissance mystérieuse à sa mort pathétique, à 44 ans – on l’a d’abord cachée pour conduire clandestinement sa dépouille de la Côte d’Azur à son domicile parisien –, l’histoire vraie tutoie le légendaire. Ce livre album jalonne les mille et une étapes d’une vie tumultueuse. Elle signe le contrepoint des fastes des Années folles. Son fanal tient en un mot : l’amour. Mais le désespoir et la mort en rythment trop souvent l’infernal tempo. 24,95 € ISBN : 9782-84230-490-4


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