Mettre en oeuvre
les petits riens du TOUT
Des initiatives construites ilo-dionysiennes
ThĂŠorie 1
Projet de Fin d’Etude Mars - Juillet 2014 ENSAPLV
BUCHER Hélène JUILLARD Boris
MALNOURY Sarah
TCHERKASSKY Céline VATERE Jérôme
Professeurs encadrants:
Patrick Leitner et David Fagart
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SOMMAIRE
Le dictat du rationnel
/p. 7
par Sarah Malnoury
. La production rationaliste et capitaliste
.
. Penser transversalement l’espace urbain . Réintégration du facteur humain
Place à la démocratie active et au pouvoir local
/p. 15
par Hélène Bucher . Les limites de la participation
. La crise des institutions . Pouvoir d’agir : vers une réforme radicale de la politique de la ville ? .L’expérimentation d’outils démocratiques : la mécanique
L’expérimentation, une démarche éco-logique par Céline Tcherkassky
. Faire avec le déjà là / ce qu’il y a : question de bon sens? . . Petit à petit . Le non-fini et les 3P
/p. 29
L’impensé/ les délaissés: marges de possible
par Jérôme Vatere . Stratégie de réappropriation
Architecte de rue, ça existe?
par Boris Juillard
/p. 47
.
/p. 55
. De l’éducateur de rue
. Le rapport à la commande . Un interlocuteur multiple
Bibliographie
Pour les pressés, sachez que le texte rose contient les informations-clés.
Les mots du texte suivis d’un astérisque* sont définis dans le Glossaire Appliqué, en annexe.
/p. 67
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LE DICTAT DU RATIONNEL
7
“
L’architecture
militante,
à
l’inverse
[de l’architecture formelle], prend l’histoire en considération et joue avec sa nature dynamique et dialectique. D’où une dimension politique, donc évidemment, anti-politicienne. Politique parce qu’elle renoue avec le souci de la cité et du bien vivre en commun ; non politicienne, car elle n’obéit pas aux projets à courte vue des échéanciers électoralistes ; et militante par la diffusion d’énergies à même de fusionner des utiles pour fabriquer du lien social. La forme s’efface et laisse place au fond qui remonte à la surface, puis se cristallise en style.
Ce souci part des flux individuels, des énergies de monades séparées, des forces en jeu, et vise la production d’un art de vivre ensemble. L’architecture militante n’œuvre pas pour des mots d’ordre, elle rend possible des chantiers existentiels. Dans ses productions, on ne vit pas côte à côte, juxtaposés comme des objets décoratifs, mais dans un réseau, avec un système de relations jubilatoires. Beauté du politique comme antidote à la politique.
“
ONFRAY Michel, “Contre-renardies”, in Construire autrement, comment faire ?, Patrick Bouchain, L’impensé, 2006.
« Tant que persistera la quotidienneté dans l’espace abstrait avec ses contraintes très concrètes, tant qu’il n’y aura que des améliorations techniques de détail (horaires des transports, vitesse, confort relatif), tant que les espaces (de travail, de loisir, d’habitation) resteront disjoints et rejoints seulement par l’instance politique et son contrôle, le projet de « changer la vie » restera un slogan politique, tantôt abandonné, tantôt repris.»1 Les sacro-saints acteurs du modernisme nous l’on dit : luttons contre le « désordre urbain » car c’est lui qui engendre un plus grand désordre social ! Tout doit trouver sa place, sa fonction. Le traitement rationaliste de la production urbaine fut roi. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le roi est mort, vive le roi ? La société rationnelle s’effrite de toutes parts : crises répétitives, perte d’espoir en l’avenir… Le mot « régression » est dans toutes les bouches alors que quelques décennies plus tôt, seul le « progrès » guidait et régissait les vies. Il a été prouvé à maintes reprises l’incapacité de l’homme à tout globaliser et tout contrôler. Il n’est plus cet être omniscient qui revendiquait fortement le droit de se libérer des caprices du destin. L’imprévu regagne alors ses galons. Nous devons vivre avec et le considérer comme une force créative plutôt que comme un inconvénient. La production architecturale et urbaine du XXème siècle a été menée sous le signe du rationalisme, de l’ordre et du tout-prévu. Devons-nous tout jeter ? S’y opposer farouchement ? Profitons plutôt des brèches ouvertes du système pour tenter de s’y immiscer et de l’influer. Réfléchissons à une autre manière de considérer l’espace et sa production et acceptons une bonne fois pour toute de ne pas avoir le contrôle. 1
LEFEBVRE Henri, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974
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La production rationaliste et capitaliste Portée par le rationalisme, la production industrielle s’est étendue et s’est emballée. Tout a été pensé, calculé, prévu dans le but d’accroître les profits. L’espace est devenu un rouage de ce système. Les travailleurs, une masse uniforme et indifférenciée de travailleurs. Une véritable stratégie fut à l’œuvre, transformant littéralement les structures urbaines préexistantes et élaborant un nouveau mode de vie. Henri Lefebvre, auteur d’écrits dont nous nourrissons notre travail, critique les mécanismes de la production rationalisée et capitaliste de l’espace urbain. Datant de plus de quarante ans, ses idées sont toujours actuelles. La société a certes évolué, mais les mécanismes sous jacents au fonctionnement du capitalisme se sont exacerbés et globalisés. Nous continuons de vivre dans une société rationalisée et structurée par le marché et la concurrence. La ville-objet est un rouage qui s’inscrit dans le cycle de l’échange marchand et de la consommation. Dans ses écrits, Lefebvre fait le constat des problèmes urbains générés par la production rationaliste de la ville. Il décrit un paysage urbain appauvri devant la standardisation des formes urbaines, un voisinage qui s’estompe et une individualité qui prime sur la collectivité. La vie urbaine quotidienne se retrouve alors réglée, les comportements et les espaces sont régulés de manière à mieux desservir la stratégie capitaliste. Si l’espace a été organisé, dès les débuts de l’industrialisation capitaliste, au profit de celle-ci, pour favoriser la production, l’espace est désormais agencé de manière à optimiser les travailleurs et les consommateurs. Mais Lefebvre pense que tout n’est pas complètement perdu. Selon lui, la dimension sociale ne peut pas être complètement évacuée de la ville par la généralisation de la valeur marchande. C’est en cette résistance que Lefebvre croit, il espère alors « voir surgir de l’urbain, cette volonté populaire de réappropriation de l’espace, la participation des citoyens, notamment de la classe ouvrière, à la vie politique.»2 2
LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville, Editions Anthropos, 1968
Penser transversalement l’espace urbain Ce retournement ne peut alors exister que si l’espace et sa production sont pensés autrement, affranchis de la logique rationaliste. L’espace urbain n’est pas un objet mesurable, calculable ou encore prévisible. Il est trop complexe pour être réduit à quelques paramètres. Lieu de reproduction des rapports sociaux et humains, c’est une projection de la société. L’espace ne doit pas être conçu comme un système clos et figé mais plutôt comme un processus vivant en interaction avec ce qui le compose. Le penser comme un simple support reviendrait à seulement considérer les objets contenus par cet espace. La pensée rationnelle a tendance à fragmenter l’espace en dimensions économiques, techniques et stratégiques. Elle transforme des éléments vivants : habiter, aimer, manger … en un schéma technique, figé. Il n’existe pas de processus dans le rationalisme seulement une méthode, un protocole applicable et ré-applicable formulant des solutions figées pour des problèmes peu différenciés. L’élaboration d’une « science globalisante de l’espace » et donc d’une homogénéisation est un projet vain face à la complexité de ces espaces. Il ne peut y avoir de réduction scientiste de la réalité urbaine. « L’espace pris séparément devient abstraction vide; et de même l’énergie et le temps. »3 Il apparaît nécessaire de faire « partir l’analyse des pratiques et des contenus sociaux concrets et non pas de formes métaphysiques vides »4. Cela induit également l’intégration du temps et des rythmes qui permet de ne pas tomber dans une abstraction et donc négation de l’espace.
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LEFEBVRE Henri, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974 Id. Id.
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« D’où l’exigence nouvelle d’une étude de cet espace qui le saisisse comme tel, dans sa genèse et sa forme, avec son temps ou ses temps spécifiques (les rythmes de la vie quotidienne).»5 Il faut lutter contre une pensée qui tend à isoler les éléments, les juxtaposer sans jamais chercher à les considérer au travers d’une vision transversale. Une « pensée de l’entrelacement »6, prenant en compte la complexité, l’imbrication et la porosité des espaces, est à définir.
Réintegration du facteur humain Pour Lucien Kroll, la production rationnelle de l’espace, qu’il nomme architecture inorganique, est: « Celle qui ne connait des habitants et de leur vie que leurs besoins mécaniques, qui ne montre que des techniques et des façons de faire, invente un modèle et le répète comme un sourd puisque personne ne demande autre chose car les usagers sont éternellement absents. »7 L’élément prédominant, « le premier contexte d’une architecture »8, c’est l’habitant. En tant que facteur humain, il est totalement négligé par la pensée rationaliste. Agissant du haut vers le bas, selon un mode décisionnel pyramidale, elle n’accepte pas l’intervention d’éléments imprévus et agit avec autorité. Seulement, la production de la ville est un processus polyphonique. Il est plus que nécessaire qu’elle admette une flexibilité et qu’elle soit propice à « la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent inopinément. »9 Il faut réintégrer le facteur humain au cœur de la réflexion sur l’espace et sur la ville.
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BONNAUD Xavier, “L’enjeu architectural du XXIème siècle”, in Alter-architectures Manifesto, Thierry Paquot, Yvette Masson-Zanussi, Marco Stathopoulos, Eterotopia, 2012. KROLL Lucien, “Architectures organiques ?”, in Construire autrement, comment faire ?, Patrick Bouchain, L’impensé, 2006. KROLL Lucien, “Pour une éco-alphabétisation, Treize considérations et deux questions”, in Alterarchitectures Manifesto, Thierry Paquot, Yvette Masson-Zanussi, Marco Stathopoulos, Eterotopia, 2012. Id.
Et alors, seulement et uniquement à ce moment-là, la participation des citoyens à la vie politique et la réappropriation de l’espace de la cité sera possible. Ainsi s’opposer au rationalisme, au sens où nous avons tenté de le définir, ne signifie pas d’être dénié de bon sens et d’esprit pratique. Bien au contraire, il s’agit plutôt de s’attacher à la « juste mesure ». De définir une production de l’espace qui se fait « sans exagération, sans suréquipement, sans débauche de moyens techniques, sans ce qui accroît la dépendance des habitants et limite leur autonomie. »10 Affaire à suivre.
10
PAQUOT Thierry, “Peu + peu = Beaucoup”, in Alterarchitectures Manifesto, Thierry Paquot, Yvette Masson-Zanussi, Marco Stathopoulos, Eterotopia, 2012
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PLACE A LA DEMOCRATIE ACTIVE ET AU POUVOIR LOCAL
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Depuis quelques années, différentes associations et collectifs de jeunes professionnels du territoire, architectes, urbanistes, paysagistes, sociologues s’interrogeant sur les manières de produire l’urbain et la gestion des villes, n’hésitent pas à remettre en cause leurs pratiques professionnelles : les Robins des Villes, Didattica, Bruit du Frigo, Etc, les Saprophytes pour n’en nommer que quelques-uns. La fabrication de la ville est sujette à de nombreux tests et expérimentations pour tendre à une réflexion et une prise de décision plus justes, qui émane nt du terrain, des habitants, du « bas ». Ils insistent sur l’autonomie de l’usager, sur la nécessité d’une architecture écologique, sur le développement de l’auto-construction par les habitants, et sur la possibilité pour l’usager de contrôler son cadre de vie. On parle de pouvoir local, c’est-à-dire du pouvoir que possède chaque habitant 11 à transformer son environnement. Pour l’architecte Lucien Kroll, la participation constitue « une obligation politique »12. Selon lui, la participation des habitants aux décisions touchant à leur « paysage » permet d’aider le projet à gagner une complexité et une authenticité que l’architecte seul ne peut provoquer. « La participation produit une source de témoignages et d’informations au sujet du contexte local, des besoins et des attitudes, permettant ainsi d’améliorer l’efficacité du processus de décision et d’utiliser au mieux les ressources dont dispose une collectivité »13 écrit Sanoff. Si la participation peut développer un projet plus juste, plus sensible, et donc plus durable, comment ne pas tomber dans les pièges d’un assistanat, d’un misérabilisme, ou pire d’un détournement de la participation à des fins politiques ? 11 Voir glossaire appliqué 12 DANIEL-LACOMBE Eric, De l’Ouvert, de la Concertation et de la Confiance, thèse de doctorat en urbanisme, sous la direction du professeur Thierry Paquot, Université de Paris Val de Marne, Décembre 2006.Id. 13 SANNOFF Henry, cité dans Redécouvrir les travaux du Design Methods Movement, de ZETLAOUI-LEGER Jodelle, Cahiers de la recherche architecturale et urbaine n°28, La modernité sustendue, 2013
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Les limites de la participation. Dès 1983, le rapport d’Hubert Dudebout préconisait de faire des habitants les acteurs du changement. Aujourd’hui, la participation est devenue un « impératif » des politiques publiques. Cependant la multiplicité de ses formes d’application la rend très imprécise et de fait, paradoxalement, difficile d’accès. Elle relève finalement plus souvent de la concertation ou du vernissage démocratique plutôt que d’une réelle implication active des habitants. Le terme habitant devient un terme omniprésent dans les cercles de la démocratie participative, mais trop souvent sous la forme d’un individu générique. Qui sont « ces habitants » auxquels on prête tant d’attention ? Et qui participe ? Autre point noir récurrent: la manipulation de la participation par les politiques, et l’abus du terme en vue de faire illusion d’une démarche démocratique et à l’écoute. La limite tient trop souvent dans la nécessité pour la mise en œuvre de décisions démocratiques d’un accord, soutien voire d’une impulsion des institutions-mêmes pouvant se sentir menacées de la mise en place d’une réelle démocratie. Les élus sont mis dans des positions difficiles : tant juges que partis. L’existence d’un tiers-garant, non soumis aux pressions des courtes durées des mandats politiques et du profit est nécessaire, pour bien penser l’articulation entre la démocratie participative et la démocratie représentative. Enfin, la mise en œuvre des structures institutionnelles dans le processus participatif, reproduit un système de dépendance au « top » pour les habitants. Le pouvoir de décision appartient toujours aux mêmes, qui décident de ce qu’ils sont prêts à discuter, débattre. Et que choisissent-ils de garder ?
14 BACQUE Marie-Hélène et MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ca ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport remis en juillet 2013 à François Lamy, ministre délégué chargé de la ville
Si la politique de la ville a en effet constitué un terrain riche d’expérimentations participatives ces dernières années, elle n’en demeure pas moins conduite et décidée « par le haut »14. Il nous faut alors comprendre que l’enjeu de la participation concerne aussi plus largement la modernisation de l’action publique en général. « Si la participation est affirmée dans la politique de la ville comme objectif et comme méthode, cette injonction repose sur un « impensé » conceptuel, procédural et politique» 15. Le système participatif seul ne peut permettre la mise en place d’une réelle démocratie locale, sans que la politique de la ville ne soit repensée en profondeur, tout comme ses institutions.
La crise des institutions Il est aujourd’hui difficile pour les institutions d’interpeller, de convoquer et de rassembler. Les nouveaux modes de communication, internet, l’omniprésence de l’ordinateur et du téléphone intelligent ont bouleversé les moyens d’échanges, et de transmission du savoir. Les médias sont partout, l’information est contenue dans la paume de la main. Pourquoi se rendre aux réunions, dans quelle mesure se sentir concerné par ceux dont on ne comprend pas le langage ? La crise de l’institution est décrite par Michel Serres comme inévitable. “Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors des cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets noyés dans la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu’elles sont mortes 15 BONDIAUX Loïc, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008. 16 SERRES Michel, Petite Poucette, Envoi, p.22, collection Manifestes, Ed. Le pommier, 2012 17 DENAT Alexandra, Le non fini, diplome 2012, Strate Collège
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depuis longtemps déjà.”16. De part sa nature stable et ordonnée, l’institution vacille. C’est ce qu’affirme Alexandra Denat “Les institutions sont en crise : éducation, hommes politiques, élite intellectuelle, médias, tous on perdu la recette et plus aucun ne fait recette. Le glissement de la verticalité vers une horizontalité est sous-jacent aux phénomènes sociétaux contemporains. La langue officielle, celle des instances surplombantes ne correspond plus à la langue officieuse, celle de la place publique” 17. Si la voix se faisait autrefois entendre sur le bulletin de vote, cadrée, cachée, elle occupe aujourd’hui la totalité de l’espace, « la voix vote en permanence »18. La nature-outil du dialogue est en effet à remettre en cause. L’un des questionnements principaux de ce travail est celui de l’outil, ou plutôt de l’instrument à manipuler. Une langue est peut-être à réécrire. Un code à établir. Ou peut-être faut-il seulement mettre à disposition des outils pour parler. Laissant à chacun une interprétation libre. La subjectivisation est peut-être à affirmer, et elle vient nuancer la démocratie. Face à un mélange socio-culturel tellement diverse, la situation générale n’existe plus, et il devient de plus en plus difficile de se retrouver dans les textes de lois édictés. ”Le monde que nous avons créé jusqu’à maintenant, comme résultat de notre forme de pensée, comporte des problèmes qui ne peuvent être résolus en pensant de la même manière que lorsque nous les avons créé»19. Aujourd’hui, si nous sommes comme Michel Serres l’écrit, à la « fin de l’ère du décideur »20 reste alors à inventer de nouveaux liens, à se créer de nouveaux outils pour une réelle démocratie locale.
18 SERRE Michel, Petite Poucette, Envoi, p.22, collection Manifestes, Ed. Le pommier, 2012 19 EINSTEIN Albert, cité dans Por una produccion social de la vivienda y el habitat, d’Enrique ortiz flores, 2012, HIC 20 SERRES Michel, Petite Poucette, Envoi, p.22, collection Manifestes, Ed. Le pommier, 2012
Pouvoir d’agir : vers une réforme radicale de la politique de la ville ? Face à l’urgence de remettre les citoyens au cœur de la vie de la cité, du débat politique et des politiques publiques, à laquelle le caractère participatif des projets actuels ne semble avoir que très partiellement répondu, Mohammed Mechmache et MarieHélène Bacqué, dans un rapport remis au ministère de la ville en 2013, défendent une politique « d’empowerment à la française » pour rendre le pouvoir d’agir aux habitants. Le « pouvoir d’agir » répond à « l’urgence et la nécessité de réformer radicalement la « politique de la ville » dans ses méthodes et ses attendus. Cette démarche s’appuierait sur le pouvoir d’agir des citoyens, sur leur capacité d’interpellation et de création et permettrait de renouveler et de transformer les services publics et les institutions. » 21. La notion d’action est pour nous primordiale dans cette idée d’ « empowerment ». En effet, la démocratie bavarde22 comme la nomme Patrick Bouchain, est un frein au pouvoir d’agir. Nous faisons l’hypothèse que pour interpeler et révéler le pouvoir propre à chaque habitant, toutes classes et origines confondues, il faut agir collectivement, faire naître des projets communs. « Dans une société, le projet, c’est ce qui tient les gens debout. C’est à la fois une identité collective, la conviction qu’il est possible de sortir de l’impuissance, qu’il n’est pas inévitable de subir passivement les évènements, et c’est enfin un désir de sens collectif, une conscience de l’histoire, la conviction qu’on peut avoir une prise sur son destin. Le projet, c’est l’affirmation de la force des êtres face au poids des choses ». Patrick Norynberg, Ville, Démocratie, et citoyenneté: expérience du pouvoir partagé, 2009, Editions Ives Michel.
21 BACQUE Marie-Hélène et MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ca ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, rapport remis en juillet 2013 à François Lamy, ministre délégué chargé de la ville 22 BOUCHAIN Patrick, Histoire de construire, in L’architecture d’aujourd’hui, n°387, janfev 2012
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L’expérimentation d’outils démocratiques : la mécanique C’est forts de ce constat des expériences passées, que nous proposons un ensemble d’outils fonctionnant en matrice qui permettrait tant de recueillir les désirs d’habitants, que de solliciter l’initiative, sous forme construite, allant jusqu’à mettre en avant les ressources locales, la débrouillardise, et le pouvoir de l’action collective. Nous valorisons l’initiative, la proposition plutôt que la plainte : « faire de l’architecture, c’est répondre à une demande positive, constructive car elle relève du désir. » 23 Nous agissons dans un contexte politique général et local particulièrement ouvert aux propositions valorisant le pouvoir d’agir. Les élus de l’Ile Saint-Denis mûrissent en effet actuellement un projet de refonte de la démocratie locale, valorisant l’initiative habitante. « Une démarche de démocratie locale qui ne permettrait pas concrètement de lutter contre cette forme de désolation politique serait à terme condamnée à voir les habitants se détourner d’elle » 24 constate Cyril Melot, directeur de la Maison des Initiatives Citoyennes et du développement local de l’Ile SaintDenis. Si le centre-ville de l’Ile Saint-Denis est un terrain d’initiative idéal, d’où se préparent en ce moment-même plusieurs projets coopératifs et participatifs, beaucoup d’habitants du quartier Sud se sentent loin de toutes décisions politiques, et de possibilité d’action directe comme indirecte sur la fabrication de leur ville et de leur quartier. Chacun peut faire entendre sa voix. Il s’agit de dévoiler le potentiel de chacun et chacune par une mise en commun des énergies et des savoir-faire locaux, au profit de projets collectifs. A l’image de Lucien Kroll, nous tentons de fabriquer une image lisible de la coopération. 23 Construire autrement, comment faire ?, Actes Sud, 2006 24 MELOT Cyril, Approfondir et élargir la vie démocratique à l’Ile Saint-Denis, rapport présenté au Bureau Municipal du 02 Juin 2014, avec Véronique Dubarry.
Comment s’adresser à ceux qui ne se reconnaissent plus dans ces institutions, et que la distance avec les instances décisives a petit à petit désintéressé de l’évolution de leur quartier, et de la fabrication politique de leur ville ? A Marcel Paul, Marcel Cachin et l’Entre Deux Rives, des classes sociales très différentes sont représentées. Par la même, dans une commune rassemblant 7000 habitants de plus de 80 origines différentes, les cultures et langues se mélangent. Le soucis de la participation : toucher un nombre de personnes trop réduit, un public bien moins large que ce qu’elle prétend. Il s’agit généralement de personnes déjà impliquées dans le cadre associatif ou institutionnel, et donc déjà sensibilisées au débat politique. Deux des premières initiatives habitantes dans le quartier Sud ont en effet émergé de deux personnes Olivier et Sévérine, déjà porteurs de projets, et initiateurs, dans d’autres cadres que celui de la politique de la ville : associatif, institutionnel, scolaire... Nous réalisons que ces premiers initiateurs du quartier sont des personnes-clés pour sensibiliser l’ensemble du quartier. Ils agissent comme des impulseurs, qui pourront communiquer dans le quartier sur les projets, et la capacité de chacun à faire des propositions, et les porter. Mais pour une fabrication de la ville démocratique, il nous faut entrer le plus possible dans un rapport de communication direct, afin de permettre à chacun son interprétation des faits et des idées, et de pouvoir soumettre ses propres propositions, en limitant les intermédiaires. Si un site internet permet de rendre accessible à chacun, depuis chez soi, une cartographie des ressources de l’île, consultable, et actualisable par tous, il renvoie toujours à des individus, des événements ou des lieux de rencontres précis. Nous revendiquons avant tout dans cette démarche de démocratie locale en focalisant notre énergie sur l’événement, sur la rencontre, l’échange direct, et l’interpellation dans la rue. Donner à voir à tous et à toutes. La force de ce système tient pour nous dans sa capacité à se communiquer lui-même, et par la diversité de ses formes du communication.
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La transmission orale est capitale, avec l’outil de la charrette à thé notamment, créatrice d’événement dans le quartier. Le système se communique par la visibilité de ses actions, par le bruit également. Dans un quartier où beaucoup d’habitants ne lisent pas le français, la question de la communication est cruciale. Comme le défend Monsieur Bourgain, sur l’île, nous défendons « le bouche-à-oreille ». Le chiffonnier et sa charrette, c’est celui qui vient chercher les gens en bas de chez eux, qui ramène son folklore et ses histoires. C’est un récolteur de matière, et d’idée, c’est un crieur de rue. Il s’adresse et parle à tous. Visuellement, les actions et initiatives germent sur les espaces délaissés, aux yeux de tous. Ils provoquent, surprennent, se mettent sur le chemin, et suscitent la curiosité, l’interrogation et le débat. Enfin et surtout, la communication puissante de cette mécanique, tient dans le geste constructeur, et universel du « faire ». Nous envisageons l’ « action » comme moteur de l’implication des habitants dans la fabrication de la ville. C’est de cette manière que nous rentrons dans la chair du débat politique et de l’échange. Que nous entrons dans l’expérience collective, la construction et consolidation des désirs, et que nous tissons ainsi l’histoire du quartier. “Les personnes délestées de leur expérience sont désormais dénuées d’histoire, tout comme l’homme moderne habite la ville “sans laisser de traces” écrivait Walter Benjamin. Construire ensemble, permet l’échange de savoir-faire, allant jusqu’à une formation dans certains cas plus techniques, est vecteur de convivialité, d’entre-aide et permet de conscientiser le pouvoir d’action de chacun.
25 HALLAIS Sophie, Chantiers ouverts, Mémoire de master, Janvier 2014. 26 Id.
« Cette démocratie active permettrait à certains de s’approprier l’action qu’ils vont mener, pas au sens d’une propriété matérielle mais parce qu’ils se sentent concernés. Celle-ci va ensuite devenir un modèle de vie, qui serait même capable de dépasser la loi ou la règle. Un mode de vie qui devient mode d’action, puis modèle pour les autres. Par mimétisme et par cette façon de faire, on referait de la politique. » Patrick Bouchain 26. Passer à l’action, à l’étape de la construction, pour nous, c’est aussi instaurer la politique de la ville à l’échelle locale de l’individu dans une temporalité lisible et accessible. S’il existe plusieurs échelles de projets, de la petite intervention auto-construite, et presque auto-produite grâce au réemploi, jusqu’à l’intervention urbaine de plus grande ampleur, étalées en plusieurs étapes sur parfois des dizaines d’années, il nous semble primordial dans cette logique de démocratie locale, de donner à voir ces différentes temporalités et les différents acteurs qu’elle mettent en jeu. Pour ce faire, nous empruntons l’idée du chantier ouvert, dans les différentes échelles et temporalités que chaque projet contient.
Des chantiers ouverts Le chantier dans le moment et le lieu qu’il offre, représente une incroyable occasion d’échanges, de capacité de participation à la fabrication de la ville et de liens sociaux autrement, que par la construction dont il est l’objet. Il peut accueillir d’autres formes de manifestations que celles qui l’a fait exister. Il fait partie de la société, et ne doit pas y être extérieur en se rendant totalement hermétique. Cette action d’”ouverture de chantier” est de plus en plus utilisée par les pouvoirs publics. Cette démarche permet non
27 Histoire de construire, in L’architecture d’aujourd’hui, n°387, jan-fev 2012
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seulement de rendre moins opaque la transformation du territoire, mais également de faire “patienter” l’habitant quant à la réception du projet. Attention, l’ouverture de chantier n’est pas à confondre avec le chantier ouvert27. Une ouverture inclut uniquement une meilleure visibilité. Le chantier ouvert lui, intègre le visiteur du chantier comme potentiel acteur, du moins dans son idéologie. Non seulement il rend visible la mutation, mais il admet l’imprévu. Si nous utilisons le chantier ouvert, c’est non seulement pour communiquer, pour interpeller mais surtout pour impliquer. Le travail en situation donne la possibilité d’interagir avec les décisions en cours d’exécutions. Les interprétations sont libres, l’influence est possible. C’est un sujet de réaction et de réinterprétation. Quand la parole peut laisser passif, l’action est intrusive. Le chantier ouvert permet d’ajuster la vision, les mots, à une réalité en cours de construction.
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L’EXPÉRIMENTATION, UNE DÉMARCHE ÉCO-LOGIQUE
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Nous faisons donc le constat d’une participation en crise, plus souvent reprise ou appliquée que travaillée. Sa mise en pratique possède des contours encore flous, et l’on admet aujourd’hui ne pas avoir de méthode réellement concluante. La question de la participation n’est en rien théorique, elle est purement pratique. Elle réclame sans cesse une vérification. Concevoir par la participation ne constitue pas une série de grandes lignes, mais un ajustement subtil au réel. Sa réponse n’est donc pas une solution unique ni même une méthode. Là où une méthode28 appliquée constitue un système clos et achevé, principalement dirigée par ses initiateurs, à l’inverse une technique adaptable et malléable, parfois incertaine, serait une réponse à la pleine prise en compte du contexte et à la croissance d’un pouvoir démocratique local. Considérant une situation particulière comme toujours nouvelle, l’expérimentation nous semble s’imposer. Son caractère met à l’épreuve du réel des hypothèses, mais plus encore permet un repositionnement. Si le réel déstabilise les grands discours, l’expérimentation tente de découdre les idées toutes faites. De par notre curiosité étudiante, nous avons “mis la charrue avant les bœufs”. Nous avons commencé dans notre parcours étudiant par l’expérimentation, pour se rendre ensuite compte qu’il manquait des éléments à notre réflexion. Il nous fallait sortir de notre bulle étudiante pour aller à la rencontre de la complexité d’un quartier, dans toutes ses dimensions architecturales et humaines, ses flux, ses conflits, ses négociations quotidiennes. Une toile avec laquelle composer, là où “ça vit”, là où l’on habite. C’est un travail de petites mains, minutieux et avant tout fait d’humilité. Mettant à l’épreuve la participation par la biais de l’expérimentation, Lucien Kroll donnera le rythme à cet article, s’immisçant dans nos réflexions, faisant irruption de-ci de-là. 28 FREINET Celestin, Pédagogie et Emancipation, Henri Peyronie, Ed. Hachette, 1999
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Faire avec le déjà là / ce qu’il y a : question de bon sens? Regarder le déjà là avec plus d’attention, c’est trouver des marges dans lesquelles agir vis-à-vis de la rationalité généralisée. Utiliser et user plutôt que tout recommencer. Cela nous paraît être “logique”. Ne pas raser, mais faire avec ce qui à été produit. 29
“Démolir : impossible, scandaleux, désespéré et inhumain” . Composer avec le contexte, avec ce qui est là inverse l’ordre des priorités. Il répond à une situation économique par l’économie de situation. Le projet d’architecture ne s’impose pas. Il s’inscrit dans une continuité en travaillant par touches successives afin de limiter les moyens mis en œuvre à la réalisation d’un projet. Nous pourrions parler d’acupuncture30 à l’échelle urbaine qui nous intéresse. La dimension acupuncturale dépend toujours du rapport d’échelle entre l’action menée et l’effet escompté. Disons qu’ici elle illustre extrêmement bien l’économie de moyen mis en œuvre afin d’impacter la ville. “ Faut-il que chaque commune se dote d’une nouvelle médiathèque sans chercher à mieux utiliser ce qui existe déjà ? [ ... ] Ne peut-on faire mieux fonctionner ce qui existe plutôt que de suivre la facilité qui consiste à chaque fois à construire du nouveau ? Là encore des budgets faramineux sont en jeu ... Et si les notions de simplicité, de justesse, de pertinence étaient des signes de la qualité, plus que celles de visibilité, d’outrance, de nouveauté à tout prix ? La créativité trouve autant matière à s’exprimer en valorisant ce qui est déjà là et en le transcendant.”31 29 KROLL Lucien, extrait de la conférence « une architecture habitée », 28 octobre 2013, pavillon de l’Arsenal, Paris. 30 LERNER Jaime, Acupuncture urbaine, Ed. L’Harmattan, 2007 31 CHARBONNEAU Jean-Pierre, Éloge de la simplicité et du recyclage, in Alterarchitectures, p.175, 2012 32 HAECKEL Ernst, biologiste et philosophe du XIXème siècle, il participa à l’introduction des termes « d’embranchement » et « d’écologie » dans la biologie moderne
Cela implique alors de mettre en relation les composantes auparavant cantonnées dans leurs sphères pour que chacun profite à l’autre. La définition d’écologie donnée par Ernst Heackel32, et communément reprise depuis 1866, est celle de la science des relations. En cela, nous revendiquons le durable. Nous avons longtemps travaillé sans tisser de lien direct entre notre travail et une pseudo écologie urbaine. Peut-être parce que notre démarche nous paraissait plus “logique” qu’éco. Nous ignorions la dimension connective (relationnelle) de ce préfixe. L’écologie n’est pas une application de techniques innovatrices mais avant tout une accroche au contexte permettant de faire dialoguer les différents acteurs et matières du territoire. Ces solutions technologiques ont une tendance au contraire à une distanciation envers l’usager. Elle affirme une autonomie, qui donne souvent l’écologie à voir comme une discipline globale, lointaine, comme un joli précepte, une morale n’affectant que peu le quotidien. Il s’agit de faire écologie avec le quotidien et non d’appliquer l’écologie au quotidien. Mais parce que l’un des facteurs souvent oublié par les performances techniques et les cycles énergétiques est la nécessaire volonté des habitants à faire fonctionner ce cycle. “Ce n’est pas d’une écologie exclusivement technique dont nous avons besoin mais inévitablement d’une écologie des comportements volontaires” 33. Bref, comme ne cesse de le répéter Lucien Kroll, une architecture écologique est avant tout une architecture humaniste. Ce qui est là c’est surtout ceux qui sont là. Illustré par sa formule devenue célèbre “pas de plans, pas d’habitants”. Nous admettons trouver (bêtement) logique d’œuvrer pour tous ces déjà là. Mais lorsque l’on commence à les considérer, ils se mettent en mouvement. Lorsqu’ils se mettent à vibrer, ils créent de nouvelles situations. Il n’y a dons pas de recette applicable. Il s’agit d’y porter un autre regard mais surtout d’y prêter une attention
33 KROLL Lucien, Vers une éco-alphabétisation, in Alter-architectures manifesto, Ed. Eterotopia et Infolio. 34 PAQUOT Thierry, Alter-architectures manifesto, Ed. Eterotopia et Infolio, p.25, 2012
33
particulière. S’attachant au cas particuliers. L’exception est la règle (Lucien Kroll). S’attachant au singulier. “Le cas par cas est la seule possibilité pour rétablir le “circuit court” dans la production bâtie ou paysagère, de la réconcilier avec le lieu, de mobiliser les habitants et les praticiens, de promouvoir une “bio-région”, etc.“ 34. Aucune situation n’est similaire, et les ressemblances sont toujours à requestionner. Le caractère sportif de cet exercice s’impose, incarné dans une gymnastique permettant de s’adapter au nouvel énoncé, lui-même en mouvement. Cette nécessaire flexibilité fait écho à notre point de départ : la logique. L’appellation “logique” est en réalité peu appropriée. Il nous semble plus adapté aujourd’hui de parler de bon sens. “Le bon sens exige une activité incessamment en éveil, un ajustement toujours renouvelé à des situations toujours nouvelles.” 35 Comme dénué d’une certaine évidence, le bon sens paraîtrait être un trait de caractère inhérent à l’architecte. Et pourtant... Il se trouve que ce terme soit quelque peu boudé par les praticiens. C’est une expression parfois rattachée à la simplicité d’esprit. Un terme d’ailleurs boudé historiquement par la sphère intellectuelle. Son origine sociale : la paysannerie. Le bon sens né de la paysannerie serait l’humilité de l’être face aux éléments (disparates) et à la nature. Les décisions y sont prises par évidence, vis-à-vis des contraintes naturelles. “ Cet universel présent chez tous les agriculteurs : la météo, le temps. Parce qu’ils ont le sens et la durée, rien ne se fait tout de suite, mais tout se transforme, les choses ne sont pas construites en une fois, la culture ne pousse pas en une fois, et ne pousse pas de la même façon d’une année sur l’autre en fonction de la météo. A quoi ça sert de peindre par exemple ? Dans le monde paysan, quand on peignait, c’était pour éviter les moisissures. Maintenant on peint simplement pour que ce soit beau [ ... ]. Je pense que si l’on se posait tout le temps des questions de bon sens, peut-être qu’on construirait pas des tours aussi grandes, peut-être qu’on ne mettrait plus de moquettes, peut-être que l’on ferait des sols en terre battue... “ 36 35 BERGSON Henri, Le rire, Paris : PUF, 2007, p.15. 36 GUERANT Florian, Entretien avec Patrick Bouchain, mémoire de Master, Du bon sens en architecture, 2013
User de bon sens, c’est ne pas succomber à la facilité. À l’heure actuelle, c’est affronter pleinement les contraintes sans les contourner par le biais de technologies qui s’en affranchissent. Le bon sens pour Bergson est “l’effort d’un esprit qui s’adapte et se réadapte sans-cesse, changeant d’idée quand il change d’objet” 37. La routine et l’habitude sont les ennemies du bon sens. Le bon sens doit être stimulé. Il est à la recherche d’imprévus pour se mettre à l’épreuve. Mais il induit un rapport aux expériences passées particulier. On ne peut alors pas s’appuyer sur les expériences vécues, ni se reposer, mais au contraire un constant travail d’analyse critique de nos “humbles” fondements est nécessaire. Ce n’est pas un rejet de la connaissance que nous prônons là, mais une certaine précaution à son adresse. Mais le bon sens est un trait de caractère qui permet de ne pas considérer nos savoirs comme acquis, donc inertes, sinon comme toujours en évolution. C’est alors que la recherche et la connaissance sont introduites dans le processus de conception par le filtre du jugement critique et du bon sens. Un lien existe entre bon sens et ignorant 38. Ignorant comme celui prêt à remettre en cause tous ces a priori, ces idées toutes faites basées sur des expériences ultérieures. Il a une dimension pratique et laborieuse (de labeur). Comme un ignorant, prêt encore une fois, à se remettre au travail, empli de curiosité. C’est pour nous une dimension d’autant plus intéressante dans le cadre d’un diplôme, comme une “clôture” d’expériences étudiantes, où l’on jette un œil en arrière, et où l’on se demande si nous avons tant de certitudes que cela.
Comment dans la pratique adopter une attitude d’ignorant, prêt à recevoir de nouvelles leçons, mais fort de son parcours vécu et prêt à le remettre en situation de risque ?
37 BERGSON Henri, Le rire, Paris : PUF, 2007, p.15. 38 RANCIERE Jacques, Le maître ignorant, 13/18, 1987
35
Petit à petit “ Alors “peu” ou “beaucoup” ? L’adverbe “peu” dérive du latin paucum, de paucus, “peu nombreux”, il exprime l’idée de “petit” et de “pauvre”, quant à “beaucoup” c’est aussi un adverbe qui auparavant s’écrivait en deux mots biau cop et signifiait une “belle et grande chose”. Dorénavant, je comprends cette équation comme celle de “juste mesure”, celle qui correspond aux autres ingrédients avec lesquels il faut faire, sans exagération, sans suréquipement, sans débauche de moyens techniques, sans ce qui accroît la dépendance des habitants et limite leur autonomie.”39 Faire beaucoup avec peu .... Mais de quoi faut-il user pour cela ? De flexibilité, de “bon sens” très certainement, acceptant le contexte et donc de l’inconnu. Le “bon sens” est une direction à prendre, et nous affirmons emprunter ce chemin, les mains en avant, avec tâtonnement, d’un pas hésitant. Intégrer toutes les inconnues ne se fait pas à partir d’algorithmes imaginant les situations possibles. Il est question d’aller à un rythme permettant de tisser peu à peu avec elles. Au fur et à mesure, une action entraînant une réaction, les éléments se mettent à vivre ensemble, et il faut alors réajuster son parcours. C’est une cadence permettant d’apprendre du contexte. Un tâtonnement expérimental 40, renouant avec des techniques de pédagogie de l’école nouvelle, nous permet de relier les connaissances, peu à peu, en intégrant les divergences. Nous considérons le processus de projet comme vivant, laissant l’initiative impacter le dessein. Cette méthode est décrite par Lucien Kroll comme “incrémentaliste”, l’opposant ainsi à une manière “rationnelle” de concevoir l’architecture. Accepter d’intégrer les “aléas” pour palier à l’autoritarisme architectural, une méthode qui ne consiste pas à projeter ses phantasmes sur le monde et à obliger les autres à vivre dedans. Il admet une attitude de concepteur différente. Un travail qui se construit en admettant que la “fin” soit soumise aux forces environnantes et admettant la 39 PAQUOT Thierry, Alter-architectures manifesto, Ed. Eterotopia et Infolio, p.25., 2012 40 FREINET Celestin, Pédagogie et émancipation, Henri Peyronie, Ed. Hachette, 1999
controverse. C’est une mutation douce qui prend la température au fur et à mesure. Par la biais de l’incrémentalisme, “les changements sont très léger, mais leur accumulation peut aboutir à un changement radical par accumulation de ces changements imperceptibles”. 41 Nous sommes contre le particip’hatif *, dérivé du participatif. Brusquer les choses n’est jamais bon. Le participatif comme nous l’entendons prend le temps des choses. A la manière d’un vieux sage ayant besoin de s’asseoir régulièrement pour reprendre son souffle et observer ce qui l’entoure. Parce que nous pensons qu’il vaut mieux s’investir sur le long terme, qu’investir à court terme. Nous faisons en quelques sortes une éloge de la lenteur. “Une certaine forme de sagesse se reconnaît à la volonté de ne pas brusquer la durée, de ne pas se laisser bousculer par elle, pour augmenter notre capacité à accueillir l’événement. Nous avons nommé lenteur cette disponibilité de l’individu.” 42 C’est une forme d’hospitalité que d’accepter cette lenteur.
Cette technique de tâtonnement répond à l’aveu d’une incertitude. Une incertitude ambiante 43. Un monde de plus en plus pluriel, divers, hétérogène, où la communauté homogène n’existe plus. Il faut avouer que les certitudes, aujourd’hui, en ont prix un bon coup. “Si un nouvel urbanisme voit le jour, il ne prendra plus appui sur les fantasmes jumeaux de l’ordre et de l’omnipotence ; il serait une mise en scène de l’incertitude.”44 . L’accès aux donnés est aujourd’hui complètement bouleversé et le statut même de l’expert est contestable. L’incertitude ambiante provoque la crise de l’expert. Le professionnel se doit d’être polyvalent pour avoir la capacité de mettre en mouvement les différentes disciplines qui tournent autour de son “savoir”. Ce savoir n’est plus une boite noire impénétrable. Notre ère démocratise les connaissances. L’expert n’est plus un détenteur d’informations précieuses. Il est là pour en 41 http://fr.wikipedia.org/wiki/Incrémentalisme 42 SANSOT Pierre, Du bon usage de la lenteur, Ed. Payot et Rivages, 1998 43 DUMONT Marc, L’esthétique architecturale à l’épreuve du pragmatisme, in Les cahiers de la Cambre n°6, Architecture et reflexivité, une discipline en régime d’incertitude, 2008. 44 KOOLHASS Rem, Face à la rupture, entretien avec Francois Chaslin, Mutations, p.798, 2000
37
“ Rationalisme ou incrémentalisme ?
Le rationalisme : l’exemple le
seulement durant son cours : à chaque
plus brutal, c’est le GPS ( General Problem
étape, il regarde derrière lui et évolue
Solving ) élaboré par Herbert Simon, un
d’après
Américain nobélisé pour cela : tout est
officiellement : “On apprend à marcher
problème et tout problème trouve sa
en
solution. Se fiant au seul calcul abstrait,
nommé “disjointed incrementalism : the
sans rétroviseur qui puisse montrer les
science of muddling through”. Je traduis
dégâts causés au contexte, Simon aboutit
approximativement : l’ajout d’un élément
fatalement à une absurdité qui aggrave
après l’autre, sans cohérence – la science
l’aliénation générale. Il rassemble “toutes”
de la débrouillardise pour aboutir à l’unité
les informations utiles (c’est évidemment
provisoire d’une action, d’un processus,
absurde : une fois rassemblées, elles se
d’une démarche. Bizarrement, cela reste
mettent à vivre...) puis il prend des décisions
très inconnu : en sciences économiques,
“rationnelles” exclusivement par rapport
c’est pourtant le deuxième système de
à un projet calculé qui fixe définitivement
décision. Il refuse de décider trop tôt des
le détail précis de toutes ses phases
étapes suivantes ni surtout de la totalité
d’exécution. Les inconnues y sont jugées
de l’opération sans la soumettre aux
négligeables : elles peuvent pourtant
événements de chaque phase, au “fur et
fausser lourdement les hypothèses et ne
à mesure” (c’est la définition la plus courte
se révéler que trop tard. Le système ne
de l’incrémentalisme). Ainsi, la fin n’est
veut jamais s’arrêter... Les programmistes
jamais définie dès le début du processus.
sont des embaumeurs : ils transforment
L’incrémentalisme
une action vivante (habiter, étudier, faire,
écologique de décider, par la participation
loger...) en un schéma obligatoirement figé
continue de toutes les informations et
et stérile. Les résultats de cette méthode
de tous les informateurs qui surgissent
sont effrayants : il n’existe pour lui, que de
inopinément. C’est-à-dire par rapport au
problèmes, jamais de processus.
contexte; et le premier contexte d’une
ses
observations.
marchant”.
Charles
Il
signifie
Lindblom
devient
la
l’a
façon
architecture, c’est bien l’habitant. Soucieux À l’inverse, l’incrémentalisme, plus intuitif,
de ce contexte, le moyen le plus évident
holisitique et “darwinien” (évolutionniste,
de le connaître est de lui proposer de
à l’image des tâtonnements de la nature),
participer au projet.
se préoccupe de l’information vivante du contexte mais ne veut décider de chaque étape qu’au moment où il l’aborde et
“
KROLL Lucien, Vers une éco-alphabétisation, in Alter-architectures manifesto, Ed. Eterotopia
faire un bon usage. Son travail se rapprocherait peut-être alors de celui d’un artisan, capable d’œuvrer et d’intégrer l’inconnu, se liant ainsi à l’expérimentation. L’incertitude ne doit pas être paralysante mais au contraire prise comme une force poussant à la vérification et palliant à la crédulité. C’est une force inventive. Admettre ne pas avoir la solution peut réclamer, réunir une assemblée œuvrante prête à chercher ensemble comment faire autrement. Chercher des alternatives exerce l’esprit critique. Il met en danger les repères. “Combien d’aventuriers d’une “alternative” ne la construisent pas vraiment. Est-ce un échec ? Non, car toute expérience est bonne à prendre ! Éprouver et s’éprouver sont les deux premières conditions de cette mise en “alternative”45 Faire autrement n’est pas lever le point en criant à la marginalité et en revendiquant la désobéissance. Il s’agit avant tout de se mettre à l’épreuve des choses. Elle relève du pragmatisme dans sa capacité à s’adapter aux contraintes de la réalité, où l’intelligence mène à la capacité d’agir et non à une connaissance inerte. Il n’y a pas de manière objective d’aborder les choses en architecture. Il n’y a pas de liste exhaustive de problème à résoudre. Il n’y a qu’une et milles situations à la fois. Tout repose alors sur la capacité de remettre en question et donc de formuler un retour critique sur son action. On parle aujourd’hui beaucoup de réflexivité. C’est cette capacité à évaluer et à regarder ce qui à été fait. Regarder dans le rétroviseur comme dirait Lucien Kroll 46. En parlant de John Zeisel : “Il s’intéresse alors à l’évaluation comme moyen pour l’architecte d’être conscient des conséquences des idées qu’il avance sur le rapport homme environnement et comme support au dialogue avec son client et les futurs usagers.” Et cette réflexivité se lie à l’expérimentation puisque en cherchant la vérification de ces hypothèses elle utilise la pratique et le projet comme producteur de connaissances 47, comme indicateurs. Le projet n’est plus une fin en soi, il est un moyen.
45 PAQUOT Thierry, Alter-architectures manifesto, Ed. Eterotopia et Infolio, p.21, 2012 46 KROLL Simone et Lucien, Une architecture habitée, Ed.Actes sud, coll. Architecture, 2013
39
Le non-fini et les 3P Pour pallier à l’impact du produit fini, en s’appuyant sur une démarche incrémentaliste, tout en exerçant notre bon sens, nous travaillons à l’ouverture du dessein. Qu’entendons-nous par là ? Nous nous sommes appuyés sur les écrits d’Alexandra Denat48 , designer travaillant sur l’envergure de la notion de “non-fini” appliqué à l’objet. En mathématique, “l’ensemble fini” illustre bien le caractère borné, limité qu’il induit. Dans son extrapolation, on parle d’une part de finitude, proche de la notion de “mort”, et d’autre part de finition, en parlant de quelque chose qui est soigneusement achevé. Le fini est fermé, figé et imperméable. On ne fait pas évoluer le fini, on le dégrade, dans le meilleur des cas on le transforme. Nous boudons l’achèvement, l’exécution, la perfection, la finition. Nous leur préférons l’essai, l’erreur même, la tentative, l’imperfection, la continuité... Le non-fini s’oppose à l’achèvement. Il est ambigu et complexe à appréhender. Nous n’avons pas l’habitude de le voir, de le côtoyer, de le concevoir. Il est à mi-chemin entre le fini et l’infini. Il est un moment de l’infini appelant à sa propre continuité, à son indéfinition. Son “exécution” et sa manifestation font donc l’objet de notre recherche. Comment l’appréhender, l’observer, le provoquer ?
“ Le fini [...;...] (segment de droite) L’infini ]-8;+8[ (droite) Le non fini ]-8;...] ou [...;+8[ (demi droite) “
48
47 VIGANO Paola, Le projet comme producteur de connaissance, Ed. MetisPresses. 48 DENAT Alexandra, Le non fini, diplomes 2012, Strate collège
“Participation” Parler de non-fini dans la production architecturale implique forcément de “mettre en crise” l’acceptation de notre environnement moderne. Il correspond pour nous à une intégration totale et complète de la “participation”. Revendiquer le non-fini consiste à provoquer l’action extérieure dans le but de faire muter la situation. Le non-fini fait écho à l’incrémentalisme en figeant un moment, en illustrant le “pas” avancé. Toute la difficulté réside dans l’assimilation de cette forme non-finie. Il est impératif de transmettre et de sensibiliser à l’inachevé pour qu’il incite à la réadaptation. Nous pensons pouvoir au travers de l’exploration du non-fini permettre d’inciter à réinvestir les objets. Pour être intelligible, le support se tourne vers la quotidienneté. S’occuper des choses simples les fait devenir des formes de relais du vivre ensemble, des points communs de convergence. Manifester son identité et affirmer l’influence que l’on peut avoir sur son environnement proche amène au partage. Partage d’expériences, partage de données, d’astuces, il active le réseau à l’aide d’éléments simples. Il peut naître d’abord d’une incitation à fabriquer soi-même, que l’on pourrait faire passer comme réponse à la “crise”, mais il s’agit alors de la crise vue comme un moment de déplacement, d’exposition au risque et de recherche d’innovation. Lorsqu’il s’agit de produire de l’espace et du sens pour le collectif, nous optons pour le dessin ouvert 49. Il crée un vide prêt à être rempli, mais pas définitivement. Il doit s’auto-régénérer. C’est là que nous tentons souvent de nous détacher de la marque déposée : “participation”. La participation s’apparente beaucoup plus à un geste achevant l’action qu’à une régénération. Nous sommes beaucoup plus à l’aise avec les notions de bidouillage ou de bricolage. Ce n’est pas une “personnalisation”, un “custom”, mais c’est une réappropriation du processus de fabrication. Il 49 Diseño abierto, La ciudad escuela, http://ciudad-escuela.org/, grupo esonoesunsolar
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redonne du sens à l’acte. Agir sur le récit de la forme implique une subjectivisation de celle-ci et une ouverture aux possibles. Plus qu’accompagner sur le bon chemin, il permet de créer des carrefours aux directions variées. Il propose une réinterprétation du point de départ. Transmettre le non-fini rend possible l’émergence de nouveaux usages.
“Prototusage” En nous intéressant au dessin, nous faisons l’hypothèse de pouvoir démultiplier les usages. Nous provoquons l’ouverture aux possibles, par le prototypage. Il est l’équivalent de l’objet ouvert en design. Le prototype est un exemplaire incomplet et non définitif de ce que pourrait être l’objet final50. Appliqué à l’architecture, nous interprétons le prototypage comme un processus, une suite d’actions issue de l’interprétation du geste. Il instaure un processus qui évite les éventuelles incompréhensions de l’objet inachevé. Il consiste à non pas tracer le squelette pour venir le remplir de sa chair, mais bien plus à proposer des éléments capables d’être repris en main, totalement déplacés. En s’intéressant au prototypage horizontal, il nous permet de repenser l’hypothèse et donc le projet imaginé. Il donne matière pour observer ensuite les usages et les subjectivisations faites. Il réadapte sans cesse ces marges, de manière itérative, et il est capable ainsi de déplacer son “dessein”. C’est une observation critique, capable de retourner en arrière pour reprendre un autre chemin. Dans une forme d’empirisme logique, il crée une mutation échelonnée dans le temps. Reste ensuite à savoir capter et observer l’interprétation faite de la provocation. Il nous permet d’une certaine manière de répondre aux migrations d’un monde qui produit et reproduit à une vitesse déstabilisante, en proposant avant tout un support de dialogue, une interface qui se constitue par conglomérat.
50 http://fr.wikipedia.org/wiki/Prototypage
En détournant les environnements aménagés, l’être les détourne de leur finalité, il change de cap. Naît alors une démarche de composition à partir d’intentions diverses, de “notes” successives, créant un tout jugé parfois disharmonique. Mais unique. La proposition est parfois mal reçue, comme un geste qui gâche, inesthétique. C’est pourtant une “esthétique” qui fait sens en tentant de réécrire un récit. Elle tente de s’éloigner de la référence en créant un langage plus neutre, implicite et indéfini. “Cette neutralité serait une réaction à un monde encombré de signe. Et cette nouvelle production “esthétique” mettre en évidence le fait que les objets se suffisent à eux mêmes et qu’ils n’ont pas besoin de véhiculer une signification particulière.”51 C’est une esthétique de l’empathie qui nous lie au récit des formes produites.
“Proutils” “ Procédure : La procédure crée l’agglomération. Celle-ci rassemble des objets qui n’ont en commun que la distance qui les sépare. Elle obéit à une planification rationnelle, aveugle et donc inhumaine. La procédure est fermée et non transformable. Processus : Le processus aboutit à une autre forme d’ouvrage : le conglomérat. Des sujets se rassemblent et se lient par empathie. Leur vie évolue avec naturel : le processus transforme donc sans cesse les lieux et les hommes.”52 L’esthétique est pour Marc Dumont53 consacré dans le processus et non plus dans l’objet. C’est l’esthétique d’une méthode, et la capacité conceptuelle du professionnel qui est sollicité dans ce genre de processus. Il défend le pragmatisme et l’acceptation des incertitudes en étudiant l’exemple probant du document “plan-guide”, fantastique document hybride, permettant une méthode expérimentale tâtonnante pour les architectes-urbanistes. 51 GUYAUX Marie-Cécile, Les cahiers de la Cambre n°6, Architecture et réflexivité, une discipline en régime d’incertitude, p.132, 2008. 52 KROLL Simone et Lucien, Une architecture habitée, Ed.Actes sud, coll. Architecture, 2013. 53 DUMONT Marc, L’esthétique architecturale à l’épreuve du pragmatisme, Les cahiers de la Cambre n°6, Architecture et réflexivité, une discipline en régime d’incertitude, 2008 43
Le processus devient le sujet du projet. Les compétences sont alors convoquées pour prévoir et concevoir les médiums de projection. Ce processus est une ligne de conduite qui, à la différence d’une procédure, s’adapte à la situation et admet l’infinitude du projet, en l’acceptant comme mouvement s’inscrivant dans le temps. Cela nous a valu bon nombre de discussions sur la nature de nos actions et leurs objectifs. Nous avons osé, au cours de nos débats, utiliser le terme “proutils”. Il est certes ridicule mais il illustre l’ambiguïté existante entre le projet comme spatialisation d’un programme et le projet comme outils servant la démarche générale. Cette expression admet le caractère hybride de nos productions : elles sont à la fois une provocation, une proposition, mais nous tentons également de les ouvrir pour qu’elles démontrent leur caractère d’outil, manipulable. Le projet n’est pas l’objectif, il est un moyen de transformer l’environnement. Le projet instrument, en faisant référence à “l’objet-instrument” 54, serait peut être même plus juste que la dénomination d’outils. L’utilisation de l’instrument est propre à chacun, plus “appropriable”. Comme un instrument de musique, il demande d’être “appris” pour mieux pouvoir le transgresser par la suite. Il fait de l’utilisateur un “musicien”, mais n’en fait pas pour autant un compositeur. Il permet de voir émerger de nouvelles propositions. La compétence de l’architecte s’attarde alors à veiller de ne pas fermer le processus et de mettre en mouvement ces instruments. Ménager plutôt qu’aménager.
54 Propos tenus par le designer David BIHANIC lors de l’Atelier de Réflexion organisé par Alcatel-Lucent Bell Lab «Produire de l’invention: état des lieux de la recherche pluridisciplinaire », en décembre 2009
45
L’IMPENSÉ/ LES DÉLAISSÉS: MARGES DE POSSIBLE 47
«L’expérience et l’histoire nous apprennent qu’il n y a pas création de formes sociales et de rapports sociaux sans création d’un espace approprié» LEFEVRE Henri, Le droit à la ville, Editions Anthropos, 1968
Cette réflexion soutient l’hypothèse selon laquelle les délaissés de la ville et de sa fabrication constituent autant de ressources capables de générer l’urbain et de produire l’urbanité. Impensé ou délaissé? L’aménagement rationaliste du territoire fonctionne selon des données chiffrées qui font autorités. C’est une performance économique, une efficacité du rendement qui est poursuivie. Afin de rester dans ces limites de performance, il est plus profitable de reproduire une manière de faire identique d’un cas à un autre, quitte à induire par cela des délaissés plutôt que de remettre en question la manière de faire pour y inclure toutes les nouvelles données du nouveau contexte. Ces délaissés sont volontairement laissés de côté, car incompatibles avec le système déjà rodé. Un tel système est exclusif, en ce sens qu’il ne permet pas à l’exception de faire partie du tout. Ce qui est impensé, c’est la possibilité de faire autrement pour retourner le système en un système inclusif. Cela implique de changer de regard sur ces délaissés afin de considérer leurs diversités comme autant de ressources potentielles. Ces ressources ne sont pas nommées, elles n’existent pas. Pourtant, ce sont autant les gens, les espaces, les matériaux, les comestibles ignorés, inconnus, méconnus, tout ce qui compose la complexité du fait et du paysage urbain. 49
Les réflexions sur l’impensé et les délaissés sont menées dans de nombreuses disciplines. Ainsi, Gille Clément en parle comme d’un potentiel espace vecteur de diversité. L’absence d’activité laisse la place et la possibilité à tout un nouvel écosystème d’investir le lieu ; écosystème qui ne peut se développer ailleurs tant l’activité qui y a lieu est exclusive. Ne pourrait-on pas imaginer que tout est déjà là ? Parmi ces délaissés, il y a des gens, avec des envies, des rêves, des désirs, il y a des espaces, peu ou sous utilisés, potentiellement capables d’accueillir les envies des premiers, il y a des matériaux, qui permettent d’imaginer pouvoir construire et concrétiser ces derniers, à moindre coût, tout en imaginant pouvoir créer de nouvelles activités liées à cela, générant si ce n’est de l’emploi, au moins de l’occupation. Tout est peut-être déjà là. Ce qui manque à ces délaissés, c’est l’organisation et le regroupement, le collectif. Ces délaissés sont des opportunités d’expérimentation collectives, dont l’enjeu est de les mettre en relations afin de faire exister un collectif alternatif. Ce système est à inventer.
Stratégie de réappropriation Henry Lefevre explique qu’il «n’y a pas création de formes sociales et de rapports sociaux sans création d’un espace approprié». La marge offerte par ces délaissés appelle à l’invention si nous voulons remettre en mouvement la ville et tous les délaissés qu’elle sème derrière elle. Il faut inventer un système capable de se réinventer lui-même pour demeurer inclusif. Il faut inventer un système capable de permettre d’expérimenter de nouvelles formes sociales pour de nouveaux rapports sociaux. Les espaces délaissés constituent une marge de possible pour cela au sein de ce système rationnaliste simplement parce
que c’est ici que l’on nous laisse faire dans une certaine mesure. Ces espaces coutent cher à entretenir, sans qu’ils puissent être vecteur de profit économique dans un futur proche. Ainsi, seul une activité marginal peut s’y dévelloper, en tout cas en marge du système rationnel. Quel peuvent être les qualités de l’espace si ce n’est sa valeur économique? Peut etre «la multiplicité des rencontres dont il est la condition.» Patrick Bouchain Ces délaissés spatiaux constituent un ensemble de petits territoires discontinus. L’enjeu est d’utiliser chacun selon ses particularités propres. Hétérogènes en tailles, en situation, en usages... une vision de la ville au travers de ses délaissés se fait dans le détails et obligent autant qu’ils permettent d’inventer, de ré-imaginer comment se font les choses, parce que le système n’existe pas ici. On peut se laisser aller à l’imagination et au rêve de nouveaux possibles : de nouveaux rapports entre personnes, de nouvelles sociabilités publiques, de nouveaux moyens d’échanger, de nouvelles formes d’existence collective. Cette invention appelle à l’expérimentation collective. Il ne suffit pas que quelques marginaux perçoivent le potentiel de ces délaissés. Il est nécessaire que la communauté toute entière prennent conscience de leur existence et de ce qu’ils signifient. Avant de se projeter avec ces délaissés, il est d’abord nécessaire de les voir et de les regarder différemment, non pas comme la chute mais l’amorce. Il s’agit de signaler la disponibilité relative de ces lieux, d’en signifier le statut particulier, le potentiel qu’ils portent. A ce titre, beaucoup de démarches artistiques nourrissent cette réflexion. Redécouvrir, c’est aussi réinvestir ces lieux de notre présence physique, en les parcourant comme ces artistes marcheurs, comme les graffeurs, comme les randonneurs. En parcourant on se rend compte physiquement, sensiblement des choses. Il s’agit d’un double mouvement: celui d’aller toucher et de se laisser toucher. Il s’agit ici de les remettre en mouvement, d’en faire des “espaces d’action”. 51
“... la question de “l’espace d’action”: dramatiser un espace, le mettre en intrigue, c’est l’affranchir de la dictature du signe et des impositions imaginaires du marketing urbain. Mais c’est aussi appuyer sur sa capacité à devenir actif, à devenir opérateur de socialisation et d’apparence concertée”. Isaac Joseph, Prendre place, espace public et culture dramatique, Edition recherches, 1995
Cette mise en scène appelle à signifier sa présence sur l’espace. Il s’agit d’occuper l’espace autant physiquement qu’émotionnellement, afin de ne plus laisser la place à cette “dictature du signe”. Cette occupation demande donc d’être visible sur l’espace même. Cela passe par l’action, qui, pensée collectivement, offre la possibilité d’inventer de nouvelles formes sociales. Il faut laisser le temps au temps, le temps nécessaire afin que nous percevions dans ces délaissés des ressources capables de faire de chaque habitant un constructeur et acteur potentiel de son environnement. Cette émergence de nouveaux possibles peut-elle se faire en marge complète du système? Il ne faut pas exclure de pouvoir s’en nourrir. Cependant, il est nécessaire de se garantir que la condition d’existence de ce nouveau système ne soit pas entièrement dépendante du système rationnel.
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LE STATUT D’ARCHITECTE DE RUE 55
Éducateur de rue? Dans le système que nous nommons Mécanique, mis au service de l’émergence de projets communs usant de ressources locales, nous nous sommes posés la question de savoir quelle autonomie pouvait être laissée aux outils qui maintiennent les dynamiques et les flux générés. Il nous est rapidement apparu qu’une autonomie totale était impossible. D’une part le système et ses outils avaient besoin d’être expliqués et valorisés auprès de tous, d’où l’importance d’une permanence en espaces publiques qui permet d’atteindre le passant. D’autre part, il était nécessaire de pouvoir se référer à un médiateur qui entende les différents objectifs et puisse les fédérer. Enfin cette Mécanique avait besoin de stimulateurs qui poussent les opinions à se formuler et montrent ce qu’il est possible de faire par l’action. Nous nous sommes alors interrogés sur le statut de l’entité assumant ces rôles, sa situation et son positionnement face à la société, aux institutions et aux différents acteurs. C’est lors de notre rencontre avec Michèle LallemandGapin qu’émerge le titre d’Architecte de rue. Michelle est responsable de l’antenne de la Fondation Jeunesse Feu Vert sur l’Ile-Saint-Denis, association qui a pour but de faciliter l’insertion scolaire, professionnelle et sociale des jeunes. Elle nous explique le travail des éducateurs de rue qui semble, dans son fonctionnement, faire écho à ce que nous lui avions expliqué de notre démarche. Les éducateurs de rue travaillent sur l’établissement d’une relation de confiance pour permettre aux jeunes de retrouver des perspectives d’espoir et d’avenir. Il s’agit donc avant tout d’une pratique subjective et affective. Leur travail commence par une pratique de la « rue » ou des espaces publics, qui leur permet d’aller à la rencontre d’interlocuteurs isolés ou ne se rattachant à aucune institution, c’est un travail des creux, des interstices, des délaissés en quelque sorte. 57
Il s’agit d’une mission sur un territoire déterminé qui s’inscrit dans la durée, et ne prend sens que dans cette durée. L’éducateur doit devenir un « passant régulier » pour établir une relation qui constituera l’outil premier du travail d’insertion des jeunes. Si la présence dans les espaces publics permet la rencontre, elle n’est pas une fin en soi, non plus que le relationnel qu’elle fait éclore. Il s’agit ensuite de regrouper les jeunes autour de projets qu’ils portent et pour lesquels la libre adhésion est une nécessité puisqu’ils doivent être partie prenante et moteurs de leur projet. A l’instar de l’éducateur de rue, l’architecte de rue que nous tentons de définir, s’appuie sur la pratique du territoire, les balades, la présence et la permanence en des lieux publics pour entrer en contact, aller à la rencontre d’interlocuteurs, d’espaces ou de ressources « isolés », que nous nommons délaissés. Notre Architecte de rue tend au statut de « passant régulier » sans pour autant s’inscrire dans l’anonymat que sous-tend ce terme, nous employons plutôt celui d’habitant*. Et à la façon des éducateurs de rue, notre présence sur le territoire vise à regrouper, à fédérer autour de projets dont nous souhaitons qu’ils soient autant que possible portés par les habitants, mettant en place, dans la Mécanique, les outils favorisant cette prise en main. Si nous agissons avant tout par cette permanence, c’est aussi portés par la conviction que les rapports construits dans une proximité géographique s’inscrivent dans un modèle de quartier favorisant la construction d’un tissu social relationnel local. En accord avec notre proposition de faire avec le déjà là, à l’échelle locale, il nous semble que notre façon de travailler doit s’inscrire dans cette démarche, la stimuler ou parfois l’initier, et tout du moins démontrer son efficacité par sa mise en œuvre.
Le rapport à la commande Une question qui a balisé nos réunions et en a fait naître certaines autres est celle de notre rapport à la commande. Nous ne répondons pas à un appel d’offre, c’est un fait, mais la créonsnous pour autant ? Peut-on considérer que nous exerçons de façon libre ? Et dans quelle mesure le restons-nous lorsque nous sommes demandeurs de subventions dont nous avons besoin pour mener à bien nos objectifs ? Être subventionné est-ce encore être libre de la tournure que prendra le projet ? Commençons par détailler l’origine de ce que nous faisons. Si bien sûr nous l’expliquons par les convictions qui nous animent et la volonté de les mettre en place ou à l’épreuve, notre travail n’en est pas moins une initiative en soi, ne relevant d’aucune commande. Nous nous rapprochons alors de ce qu’Etienne Tassin définit comme « l’action politique »55, c’est-à-dire une action portée par des convictions et donnant sens à une citoyenneté politique, mais qui ne s’inscrit pas dans une soumission à un domaine politique. Une action donc qui oriente le domaine politique plutôt qu’elle n’est orientée par lui. Qui se focalise sur le présent comme espace des possibles pour le futur, et l’oriente pour voir réalisées (portées au réel) ses valeurs. Qui relève de la puissance de commencer quelque chose. Cette puissance de commencer c’est l’initiative, c’est dans notre cas ce qui nous a lancé dans un projet commun encré dans une réalité. Projet porté uniquement par l’ensemble de nos convictions politiques individuelles puisque nous en ignorions la forme et n’en avions pas formulé ensemble les objectifs au départ. Puissance de commencer, qui, si elle revêt une portée politique, se déploie nécessairement dans un espace public et de liberté pour pouvoir à la fois rester en accord avec les convictions qui la portent, avoir la portée de communication que nous voulons lui donner, et se garantir d’être celle d’une action commune et en accord avec le réel. 55 TASSIN Etienne, La visibilité de l’action politique, in Prendre place, Editions Recherches, 1995, p.79 à 92.
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Si en tant qu’étudiant nous avons pu bénéficier de cet espace idéal de liberté où nous pouvions agir dans une certaine confiance, ou insouciance quant à une commande hypothétique, il n’est pas certain qu’une telle situation soit toujours une réalité dans la pratique. Dans notre démarche, c’est précisément dans cet espace public de liberté que la pratique du réel, la provocation ou la soumission à la critique dans une posture malléable prend tout son sens. Si nous initions notre travail avec toutes les convictions qui sont les nôtres, il nous semble indispensable qu’il soit rendu public puisque notre action doit être accessible à tous les concernés, et doit évoluer dans ce rapport au public. C’est dans cette dynamique que notre pratique du terrain, nos présentations de l’évolution du projet aux acteurs et aux habitants et nos fréquentes propres remises en causes nous semblent être une richesse et une garantie de la justesse de notre proposition. Bien que nous parvenions ainsi à élaborer et initier notre action, nous nous rendons compte qu’en agissant dans le réel il faut immanquablement tenir compte de tous les aspects qui le constituent. Et nous apprenons petit à petit à connaître le système des acteurs et les pouvoirs propres au territoire et avec lesquels nous devons composer. Si nous pouvons convenir de la liberté qui est la nôtre d’initier l’agir, nous réalisons la responsabilité qui nous incombe, auprès des personnes concernées, de tout faire pour donner une suite aux dynamiques initiées. Et cela passe alors par la recherche de financements. Il s’agit pour nous de soumettre à nouveau notre travail, cette fois-ci en le valorisant, pour obtenir les moyens de le continuer. Notre rencontre avec le Maire de la commune est une étape décisive qui, même si elle ne débouche pas sur un financement, nous apporte un appui pour notre continuation. Nous en ressortons avec la proposition d’un contrat avec la commune pouvant nous étayer dans nos futures démarches.
56 NOVARINA Gilles, Conduite et négociation du projet d’urbanisme, dans l’ouvrage L’usage du projet, Editions Payot Lausanne, décembre 2000, pp. 51 à 63.
Notre démarche s’apparente alors au modèle négocié que décrit Gilles Novarina56 pour la conduite des projets d’urbanisme. Dans ce modèle, le programme émerge au terme d’un processus dans lequel les différents acteurs œuvrent en concurrence, déterminant leurs objectifs dans l’interaction avec les autres. L’accord est alors établi non pas sur les responsabilités et pouvoirs de chacun, mais sur le rythme et les modalités d’association des acteurs à l’élaboration du projet. Les objectifs de chacun se doivent d’être « malléables », pour pouvoir, dans leur confrontation aux autres, passer de l’intérêt réduit et immédiat propre au regard individuel à la considération de demandes élargies à des intérêts plus globaux. Dans notre cas, forts de l’action initiée librement et sans autres garde-fous que nos propres convictions, nous nous intégrons en second temps dans un modèle apparenté au modèle négocié puisque nous soumettons le programme que nous dressons aux autres acteurs concernés, usagers et institutions, dans le but de le faire évoluer à leur contact. Notre position reste cependant particulière puisque nous sommes garants de l’actualisation de la proposition et en sommes les responsables aussi bien auprès des habitants que des institutions. Créant l’objet d’une négociation indirecte entre usagers et pouvoirs, nous assumons le rôle d’architecte médiateurstimulateur en dialogue avec chacun des acteurs et à l’écoute de leurs objectifs. En cela il s’agit d’échapper au calquage du schéma institutionnel que l’on peut observer dans les opérations de « participation démocratique » où la voix de chacun est bien souvent limitée à une case bien déterminée dans un schéma de décision figé.
Un interlocuteur multiple Au cours des semaines qui ont vu l’émergence du projet, le rapport au public et la publicité de notre travail a été une préoccupation récurrente. Nécessité de rendre publique notre action, d’en faire un acquis commun, une dynamique de tous, nécessité parallèlement de nous adresser au public pour échanger 61
et le porter à l’expression. Nous définissons l’espace public, au singulier, comme une pratique démocratique de confrontation des idées de l’individu à un groupe d’individus, espace de débat, d’échange et de communication autour d’une réflexion critique. Autant dans notre façon de travailler que dans les outils/projets expérimentés, l’espace public a été aménagé ou mobilisé lors d’événements, au travers d’outils visant la récolte ou la soumission à la critique de nos idées ou décisions. C’est donc naturellement que la Mécanique que nous projetons défend en filigrane cette notion, que l’on retrouve au travers des outils qui la constituent. Le site internet plate-forme de communication, le bureau mobile, l’atlas ou les cartographies sont autant de média qui contribuent au fonctionnement d’un espace public reliant ressources, idées et opinions dans l’émergence de projets. Au croisement des questions du rapport au public que nous construisons, émerge celle de la représentativité des interlocuteurs touchés. Si des associations ou amicales de locataires peuvent sembler être les représentants des voix de tous, il nous semble qu’en réalité elles ne portent que celles des personnes déjà engagées, mettant de côté une partie des habitants ; bien souvent ceux aux situations les plus marginales. Si nous affirmons l’importance de personnes moteurs qui pourront porter les projets et leur donneront un horizon d’autonomie, l’enjeu est pour nous de parvenir, par la permanence et dans le rapport au passant, à faire du passant-spectateur un passant-acteur en l’intégrant à l’échelle qui sera la sienne à l’espace public que nous aménageons et aux initiatives que nous stimulons. Pour cette raison, nous portons comme conviction l’importance d’une permanence sur le terrain et dans des espaces publics. Nous tenons à être accessibles à tous et entrer dans le champ de proximité des habitants, champ qui permet l’établissement d’une relation de confiance et d’acceptation de l’apport que nous pouvons représenter dans la fabrique de l’environnement quotidien. La permanence en espaces publics donc, comme outil unique pour toucher le passant. Mais puisqu’il est question de communiquer et d’échanger, le langage utilisé devient un défi. Qui doit pouvoir permettre à chacun de comprendre les propos tenus, d’appréhender et de
s’approprier les questions d’espace et d’usage, il fait à chaque étape l’objet d’un questionnement. Or, comme le souligne H. Lefebvre, le langage fonctionne selon un système de signes, donc par une codification qui effectue un filtre sur le réel. Utilisé dans la communication ou dans la réflexion, le langage suppose de retransmettre la réalité mais n’en retransmet qu’une partie. Dans notre travail, nous tentons d’user de façon appropriée d’un langage ou d’un autre selon qu’il s’agisse d’éveiller un imaginaire, de transmettre une idée, ou encore de soumettre un plan d’action. Enfin, nous prônons l’évolution de toute chose qui ait pu être planifiée, dans une posture empirique de détermination du projet dans le réel et par l’acte de construire comme ultime et unique vrai langage. D’autre part nous nous interrogeons sur quel langage nous utilisons pour parler de quoi, et à qui. Parler d’un espace est-ce en montrer le plan, en lister les caractéristiques, en imprimer la photographie, en raconter l’histoire et les désirs qui y sont projetés ? Un panel de tout ça sans doute, que l’on ajuste à l’interlocuteur auquel on s’adresse et au sujet traité. Et au-delà de ce qui est dit, la façon de le dire nous interroge. Telle technique de représentation, ou telle autre ne parleront pas aux mêmes personnes et n’invoqueront pas les mêmes connexions. De ces réflexions nous ne tirons sans doute pas une définition figée de ce que nous tentions d’identifier comme le statut d’Architecte de rue. Initiateur et porteur, médiateur entre les différents acteurs, prônant la permanence pour appartenir au territoire et la pratique des espaces publics pour s’adresser à tous, enfin défendant l’impermanence de ses acquis, il assume un flou quant à sa place entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage, liant à cela un rapport privilégié à la maîtrise d’usage. Comme nous le voyons dans les travaux de nombreux collectifs pour lesquels les deux casquettes de maître d’œuvre et maître d’ouvrage sont portées simultanément, le portage d’un projet mobilisant le relationnel semble nécessiter une permanence identitaire de l’interlocuteur référant. Il s’agit alors de défendre cette double casquette comme une caractéristique propre à l’Architecte de rue, et indispensable à sa pratique.
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ANPU , agence nationale de psychanalise urbaine Laboratoire expérimental Actlab Collectif Assemble Collectif Basurama Association Bellastock Collectif Bruit du Frigo Collectif CASCOLAND Plateforme ciudad escuela Collectif Cochenko Atelier Coloco Agence CONSTRUIRE Agence ELEMENTAL Agence Encore Heureux Collectif Esonoesunsolar Collectif etc Collectif Exyst Collectif “Le bureau Cosmique” Collectif PEROU Collectif Raumlabor Collectif Rotor Collectif Saprophytes Agence Taller de casqueria Agence Teddy Cruz Atelier URBAN THINK TANK Lieu de création et de diffusion le 6B
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Rencontres, lectures, conférences, autant de références qui ont nourri ce projet et dont chacun de nous vous donne ici une interprétation.