Paroles d'Experts n°2

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PAROLES D’EXPERTS

• Expérience personnelle et préférences d’achat : le cas des produits de luxe - Barbara SLAVICH et Gwarlann DE KERVILER • Développer la performance d’une équipe en favorisant l’émergence de routines - Caroline SARGIS-ROUSSEL • Comment les séries télévisées peuvent faire évoluer les habitudes alimentaires - Karine CHARRY • Comment les entreprises peuvent-elles atteindre les consommateurs pauvres dans les pays riches ? - Loïc PLÉ • Changer de marque sans perdre de clients - Véronique PAUWELS-DELASSUS


EXPÉRIENCE PERSONNELLE ET PRÉFÉRENCES D’ACHAT, LE CAS DES PRODUITS DE LUXE D’après un entretien avec Barbara SLAVICH et Gwarlann DE KERVILER de l’IÉSEG et l’article « Selfreferencing narratives to predict consumers’ preferences in the luxury industry: a longitudinal study » (Journal of Business Research, 2015) - par Caroline ARDELET (Université de Paris Ouest Nanterre), Barbara SLAVICH et Gwarlann DE KERVILER (IÉSEG). Passant au crible les réactions de femmes invitées à tester un parfum, produit de luxe par excellence, les chercheurs observent que celles associant une fragrance à une expérience personnelle sont davantage susceptibles de porter leur choix sur le parfum concerné. Ce constat, qui devrait valoir pour d’autres produits haut de gamme, aide à anticiper les préférences des consommateurs sur le marché du luxe. Le marché du luxe est fondamentalement différent des autres. Les décisions d’achat sont essentiellement dictées par des motivations symboliques et hédoniques, plutôt que par les qualités fonctionnelles du produit. S’il a déjà été démontré que les dimensions subjectives comme la beauté et le plaisir pesaient largement dans les décisions d’achat de produits de luxe, leur impact réel reste difficile à mesurer. L’étude réalisée par Caroline ARDELET (Université Paris Ouest Nanterre), Barbara SLAVICH et Gwarlann DE KERVILER, toutes deux professeurs à l’IÉSEG, aide à y voir plus clair. En analysant les commentaires spontanés de clientes invitées à tester un parfum de luxe, les chercheurs lèvent le voile sur un concept inédit, celui d’un discours qui lie la marque et son histoire personnelle ou « self-referencing narrative ». En analysant ces « self-referencing narratives », il est possible d’anticiper les préférences des consommateurs en matière de produits de luxe. UNE MÉTHODOLOGIE INNOVANTE, ANCRÉE DANS LA RÉALITÉ Barbara SLAVICH et Gwarlann DE KERVILER expliquent que l’étude des préférences des consommateurs s’appuie le plus souvent sur la présentation de scénarios hypothétiques du type « Seriez-vous prêt(e) à acheter X si Y ou Z ? ». « Mais nous voulions cette fois comprendre ce qui se passe vraiment dans la réalité. Nous avons donc décidé de mener notre étude directement dans un magasin ».

Les chercheurs ont ainsi remis aux femmes qui entraient dans la boutique des échantillons de parfum en leur demandant comment elles décrivaient les parfums puis leur choix. L’objectif étant d’évaluer leurs préférences réelles. L’étude était doublement ancrée dans la réalité grâce à un partenariat avec le grand parfumeur Firmenich qui a accepté de créer trois fragrances représentant fidèlement trois marques de luxe bien établies (Nina Ricci, Chanel et Lancôme). On leur a demandé, de la manière la plus neutre possible, de répondre à la question : « À quoi vous fait penser ce parfum ? ». Les réponses ont révélé une différence notable entre les commentaires faisant référence à une histoire personnelle et ceux, plus génériques, du type « ça sent l’herbe ». Résultat : la première catégorie de réactions était corrélée à une préférence nettement plus marquée pour le produit en questions. À l’issue de cette phase dans le magasin, les participantes étaient libres d’emporter chez elles les échantillons si elles acceptaient d’être contactées par

UNE HISTOIRE PERSONNELLE DÉTERMINANTE Le « self-referencing narrative » est un nouveau concept dont on sait aujourd’hui qu’il est déterminant dans la compréhension des préférences d’achat des produits de luxe. Il s’agit de descriptions d’expériences ou des récits personnels, précise G. DE KERVILER. Après avoir senti un parfum, une personne peut dire : « Ce parfum me rappelle celui que portait ma grand-mère » ou « Ce parfum me rappelle une journée passée avec des amis l’été dernier ». À l’opposé, les récits génériques ne sont pas spécifiques à la vie d’une personne ni associés à des événements ou des expériences en particulier. Sur le marché du luxe, il apparaît que ce qui prime est le lien entre la vie personnelle du consommateur et le produit. Forts de ce constat, les professionnels devraient être en mesure de mieux prévoir les achats de produits de luxe en étudiant si les articles déclenchent ou non des émotions ou des commentaires personnels. B. SLAVICH complète : « Les participantes qui ont mentionné des personnes, des lieux ou des événements spécifiques ont souhaité à la fin emporter le produit chez elles. En revanche, parmi les personnes qui ont simplement aimé la fragrance sans évoquer d’expérience personnelle, rares sont celles qui ont voulu garder le produit ». Les « self-rerencing narratives » sont une forme de narration et il n’est donc pas surprenant que les grands noms du luxe, maîtres dans l’art de raconter des histoires, recueillent effectivement des bénéfices de cette compétence. Prenons la campagne de Guerlain pour Shalimar par exemple et son spot, assez long, qui entraîne le spectateur dans un univers exotique et magique peuplé de princes et de princesses. Chez les personnes ayant eu une enfance bercée de contes de fées, il n’est pas étonnant que ce film déclenche un fort pourcentage d’associations personnelles et émotionnelles qui contribuent à augmenter les ventes, alors même que le parfum lui-même est à peine présenté ou mentionné.

personnages-clés, ses valeurs, son savoir-faire, ses ramifications régionales, etc. L’héritage de la marque est ce qui fait toute sa spécificité et raconte son histoire bien sûr, mais il joue aussi le rôle de ciment entre les histoires personnelles des consommateurs et une marque donnée. Il a été démontré qu’un héritage de la marque fort décuplait l’impact des « self-referencing narratives ». Avant de se rendre en magasin, les chercheurs ont mesuré comment était perçu l’héritage des marques Chanel, Nina Ricci et Lancôme ayant inspiré la création des trois nouveaux parfums utilisés pour l’étude. Ces marques ont été classées en fonction de la force de leur héritage (du plus fort ou moins fort, dans l’ordre indiqué ci-dessus) et les participantes ont été informées de la marque qui avait créé le parfum qu’elles testaient. Lorsque l’héritage de la marque était perçu comme fort par les clientes, les chercheurs ont constaté que les « self-referencing narratives » avaient un impact encore plus important sur les préférences pour ces produits. G. DE KERVILER explique : « Voilà pourquoi Chanel a vu juste en faisant perdurer le mythe Coco ». « Sur le segment du luxe, comme dans la plupart des secteurs créatifs d’ailleurs, les produits doivent présenter deux caractéristiques pour être compris et plébiscités : la familiarité et la nouveauté. Si l’on fait le parallèle avec le cinéma, la familiarité est fournie par un genre (par exemple le western) et la nouveauté par le caractère unique d’une histoire spécifique », explique B. SLAVICH. Dans notre étude, la capacité d’une fragrance à évoquer des souvenirs ou des épisodes de vie personnels était le composant familier, la formule originale du parfum représentant le caractère nouveau. Les chercheurs s’attendaient à constater un lien fort entre les « self-referencing narratives » et les préférences pour les produits de luxe ; maintenant, elles en ont la preuve. « Nous avons pu produire des mesures objectives pour une dimension dont la valeur est symbolique (luxe) et fondamentalement subjective (préférence) ».

L’HÉRITAGE DE LA MARQUE EN TOILE DE FOND La troisième grande conclusion de cette étude concerne l’héritage de la marque, c’est-à-dire ses racines, ses téléphone une semaine plus tard. Les chercheurs ont ainsi pu constater que les affinités initiales perduraient à l’issue de ce laps de temps. « Les premières impressions sont celles que l’on retrouve à la fin, explique B. SLAVICH. Les répondantes ont reconfirmé les choix réalisés en magasin ».

BIOGRAPHIE Barbara SLAVICH est professeur en management à l’IÉSEG dont elle a rejoint les rangs en 2010. Elle a auparavant officié à l’université Bocconi et à la SDA Bocconi School of Management. Elle est titulaire d’un doctorat de l’école de commerce ESADE et de l’Université de Ca’Foscari (Venise), Italie. Gwarlann DE KERVILER a rejoint l’IÉSEG en 2013, où elle est professeur en marketing. Elle a auparavant occupé un poste de Manager CRM chez Staples et de Manager marketing chez Danone. Elle est titulaire d’un doctorat de l’université Paris Dauphine et d’un MBA de la Harvard Business School.

APPLICATIONS PRATIQUES

MÉTHODOLOGIE Cette étude empirique a été menée en France dans une parfumerie, auprès de 529 clientes âgées de 20 à 50 ans qui se sont vu remettre de manière aléatoire des échantillons pour tester des fragrances présentées comme étant des nouveaux parfums des marques Nina Ricci, Lancôme ou Chanel. Lesdits parfums avaient été créés par Firmenich en reprenant l’identité olfactive de chacune de ces marques. Toutes les participantes ont répondu à un test d’association libre : les 464 femmes qui ont réagi de manière neutre ou positive ont ensuite été invitées à répondre à une évaluation sur 5 dimensions, puis contactées par téléphone une semaine plus tard.

Les conclusions de cette étude s’appliquent à tout produit de luxe, et pas uniquement au parfum. « Tous les secteurs créatifs doivent offrir à leurs clients plaisir, distinction et prestige, rappellent B. SLAVICH et G. DE KERVILER. Mais les consommateurs recherchent également une certaine cohérence avec l’identité et les valeurs de la marque », d’où la nécessité de bien connaître ses clients. - N’oubliez pas que les premières impressions sont aussi celles qui perdurent à la fin. - Offrez à vos clients un savant mélange de familiarité et de nouveauté. - Continuez à faire vivre l’héritage de la marque. Transmettez les racines et préservez une certaine cohérence dans les valeurs transmises. - Imaginez des histoires qui séduisent, en mettant en avant les liens entre la marque et le vécu personnel des clients.


DÉVELOPPER LA PERFORMANCE D’UNE ÉQUIPE EN FAVORISANT L’ÉMERGENCE DE ROUTINES D’après un entretien avec Caroline SARGIS-ROUSSEL et l’article « Routinisation et performance des équipes de travail - Une analyse par le capital social », de Cécile BELMONDO, François DELTOUR et Caroline SARGIS-ROUSSEL, publié en 2015 dans la Revue Française de Gestion – N° 247/2015, pp.11-25. Les routines que créent les membres d’une équipe au contact les uns des autres ont une influence ambigüe sur la performance : elles la favorisent, par exemple en permettant de gagner un temps précieux ; mais elles peuvent aussi la limiter en restreignant les capacités d’innovation. Caroline SARGIS-ROUSSEL et ses co-auteurs expliquent leur émergence et leur influence en prenant en compte la nature des relations entre individus, leur degré de confiance réciproque et leurs connaissances et expériences communes, entre autres variables. Ils illustrent leurs propos avec l’exemple de l’équipe de France masculine de Handball, qui fait preuve d’un succès et d’un palmarès inégalés depuis vingt ans. En 20 ans, entre 1995 et 2015, l’équipe de France masculine de handball a été deux fois championne d’Europe, deux fois championne olympique et cinq fois championne du monde. Des performances répétées si rares dans le contexte des sports collectifs que certains ont vu dans la méthode de management de l’équipe un modèle de « performance durable » qui pourrait être source d’inspiration pour le monde de l’entreprise. Cécile BELMONDO, François DELTOUR et Caroline SARGISROUSSEL ont cherché à comprendre le modèle en étudiant l’émergence des routines de travail. LA ROUTINE, BONNE OU MAUVAISE POUR LA PERFORMANCE ? « Une routine de travail, ce n’est pas seulement une procédure, explique Caroline SARGIS-ROUSSEL, elle n’est d’ailleurs pas forcément conçue de manière délibérée ». Au-delà de la formalisation (ce que les personnes font) qui n’existe pas toujours, la routine inclut des dimensions informelles, à travers le sens que nous donnons à nos

actions et à celles des autres ou en intériorisant la manière selon laquelle l’action devrait être faite. Une routine n’émerge jamais de la même manière d’une équipe à une autre, parce qu’elle dépend de trois dimensions que Caroline SARGIS-ROUSSEL et ses co-auteurs regroupent sous le vocable de capital social :

de développer une mémoire commune et un savoir-faire implicite, explique par exemple l’entraîneur de l’équipe. Si le lien entre les personnes est trop faible, si elles ne partagent pas la même vision, si elles ne possèdent pas suffisamment d’éléments d’identification en commun, si elles n’ont pas suffisamment confiance les unes dans les autres, elles mettent bien plus de temps à coopérer et peuvent même ne pas y parvenir. Elles ont besoin de références, d’éléments de langage commun, d’une expérience partagée et d’une vision commune de l’objectif à atteindre pour être performantes. Mais si ce lien est trop fort, si les équipes font aveuglément confiance à leur leader, ou si leur fonctionnement est trop bien rôdé, elles risquent de ne pas se remettre en question au moment où il le faudrait. Trop centrées sur elles-mêmes, elles peuvent également ne pas voir que leur environnement a changé.

Une décision logique dans ce sport composé de séquences très courtes et basé sur la capacité à mettre en œuvre des routines et des combinaisons techniques. Une telle stratégie peut se révéler tout à fait appropriée en entreprises. Comme la relation entre le capital social, les routines et la performance est curvilinéaire (en forme de U inversé), les managers ont tout intérêt à gérer la composition de leurs équipes en jouant sur un ou plusieurs des paramètres déjà évoqués : le langage commun, l’intensité des relations, la place du leader, la confiance, l’identification, ...de manière à permettre une émergence de routines bien dosée – ni trop lente, ni trop rapide - pour atteindre un niveau de performance plus élevé.

• L’intensité des relations au sein de l’équipe et le rôle du leader (dimension structurelle du capital social) • La vision et le langage partagés (dimension cognitive) • Le degré de confiance, d’identification et de réciprocité (dimension relationnelle). « C’est à partir de ces trois dimensions du capital social qu’il est possible de comprendre l’émergence des routines et le rôle ambigu qu’elles peuvent avoir sur la performance puis de définir le stade à partir duquel les routines l’augmentent ou la diminuent », analyse Caroline SARGIS-ROUSSEL. Car si elles permettent de gagner en temps et en efficacité, les routines créent aussi, quand elles prennent trop de poids, de l’inertie dans la mesure où les équipes risquent de continuer à utiliser une routine qui n’est plus adaptée et sauront alors moins faire face à l’imprévu ou seront moins en recherche de solutions innovantes. BIEN DOSER LES PARAMÈTRES INFORMELS POUR OPTIMISER LA PERFORMANCE Il est donc intéressant de trouver les leviers qui vont générer suffisamment de capital social et de routines – mais pas trop - pour maximiser la performance. Dans le cadre de l’équipe de France, ce n’est pas la durée, mais la fréquence et la régularité des interactions des membres de l’équipe de France de handball (ils passent l’année chacun dans leur club) qui permet de les fédérer,

BIOGRAPHIE Caroline SARGIS-ROUSSEL est Directeur du Développement Académique et de la Qualité de l’IÉSEG où elle enseigne le contrôle de gestion. Diplômée de l’ICN, elle est Docteur en Sciences de Gestion, titulaire du DESCF et d’une Habilitation à Diriger des Recherches. Ses thèmes de recherche portent sur la gestion et l’intégration des connaissances, les approches ‘pratiques’ de la stratégie ainsi que les outils de pilotage de la performance.

JOUER SUR LES PARAMÈTRES INFORMELS POUR MAXIMISER LA PERFORMANCE DES ÉQUIPES En vingt ans, seuls deux entraineurs se sont succédé à la tête de l’équipe de France masculine de handball et si la composition de l’équipe a forcément évolué, les changements ont été faits progressivement, un joueur après l’autre. En outre, les sélectionneurs ont moins recherché des individus hyper-talentueux que des personnes capables de constituer, ensemble, un collectif fort.

MÉTHODOLOGIE Cécile BELMONDO, François DELTOUR et Caroline SARGISROUSSEL définissent un modèle intégrateur qui rend compte des liens entre le capital social des équipes, l’émergence des routines de travail et la performance des équipes. Le capital social est appréhendé à travers trois dimensions : l’intensité des relations au sein de l’équipe et le rôle du leader (dimension structurelle), le langage et la vision partagés (dimension cognitive), et le degré de confiance, d’identification et de réciprocité (dimension relationnelle). Pour illustrer leurs propositions théoriques, les chercheurs prennent l’exemple du fonctionnement interne et de l’organisation de l’équipe de France masculine de handball entre 1995 et 2015.

APPLICATIONS PRATIQUES Les recruteurs et managers qui créent une équipe commencent généralement par réfléchir aux compétences dont ils ont besoin pour mener leurs projets. Ils ont moins souvent en tête la composition globale de leur équipe, la forme qu’elle va prendre et l’impact des différents paramètres du capital social qui vont pourtant forcement influencer l’émergence de routines et in fine la performance. L’étude de Cécile BELMONDO, François DELTOUR et Caroline SARGIS-ROUSSEL les invite à adopter une perspective plus globale et dynamique et à utiliser la notion de capital social de l’équipe pour comprendre les enjeux du travail collaboratif. L’étude montre notamment que l’intérêt bien compris d’un manager n’est pas de maximiser le capital social de son équipe – la fréquence des interactions, les connaissances communes, les liens de confiance – mais au contraire de le moduler selon qu’il souhaite mettre l’accent sur la productivité ou sur la recherche de solutions innovantes. Ainsi, un manager peut avoir intérêt à dégrader le capital social de son équipe – et à recruter des collaborateurs éloignés des habitudes du groupe – si les circonstances l’exigent.


COMMENT LES SÉRIES TÉLÉVISÉES PEUVENT FAIRE ÉVOLUER LES HABITUDES ALIMENTAIRES D’après une interview de Karine CHARRY, professeur de marketing, et son article « Product placement and the promotion of healthy food to pre-adolescents » (International Journal of Advertising, nº 33, 2014). Intégrer dans les séries télévisées suivies par les préadolescents des scènes, à la fois visuelles et audio, de consommation d’aliments bons pour la santé peut les inciter à adopter des habitudes alimentaires plus saines. Ce constat vient contrecarrer un autre postulat selon lequel les placements commerciaux seraient plus convaincants lorsqu’ils sont communiqués uniquement via des placements visuels. Depuis 2009, Karine CHARRY étudie la prévention de l’obésité et en particulier les moyens de mettre le marketing au service de cette démarche dite « prosociale ». « Dans cette étude, nous nous sommes penchés sur une pratique extrêmement répandue en marketing à objectif commercial : le placement de produits », précise-t-elle. Cette technique, de plus en plus plébiscitée, a été très largement utilisée au cours de ces dix dernières années. Sachant qu’une étude antérieure révèle que les placements à composante unimodale (communication uniquement visuelle) sont plus efficaces que les placements bimodaux (communication visuelle et audio) en matière de promotion de produits de marque, Karine CHARRY s’est demandée si ce schéma valait également pour les placements, plus subtils, de produits sans marque. Réponse avec cette recherche dans laquelle elle étudie l’impact des placements de produits sains, sans marque, sur les choix alimentaires des préadolescents. LA PRÉADOLESCENCE : UNE ÉTAPE CLÉ POUR L’AUTONOMIE ET LA CAPACITÉ À FAIRE DES CHOIX « La préadolescence est une étape charnière dans le développement : c’est à ce moment que les enfants prennent leur autonomie, explique Karine CHARRY. Ils développent leurs préférences et construisent leurs habitudes. Pourtant, ils sont encore très influençables. » Les goûts des enfants plus jeunes, eux, changent en permanence et ceux qui ont résolument mis le pied dans l’adolescence résistent beaucoup plus à l’influence (en dehors de celle des pairs). « Concrètement, les 8-12 ans acquièrent une plus grande autonomie. Ils commencent à recevoir de l’argent de poche pour acheter de quoi grignoter et, nous le savons tous, les enfants préfèrent ce qu’ils peuvent choisir eux-mêmes. Par ailleurs, ils intègrent très bien la question de l’image et sont sensibles à celle qu’ils projettent. À travers cette étude,

nous voulions comprendre si des placements de produits pouvaient avoir un effet positif sur l’image que les enfants se font d’une alimentation saine et si cela pouvait faire une vraie différence dans leurs choix alimentaires. » Résultat : voir dans une émission de TV un personnage qu’ils aiment manger des aliments sains incite les préadolescents à choisir eux-mêmes des aliments similaires. Au vu de l’efficacité déjà prouvée des placements de produits auprès des adultes et des enfants plus jeunes, Karine CHARRY s’attendait bien sûr à un résultat positif, mais elle a été surprise par l’ampleur de l’impact constaté. « Les vidéos étaient courtes. Elles ne duraient pas plus de 90 secondes, avec seulement deux placements d’aliments sains, et n’étaient visionnées qu’une seule fois. » Pourtant, les préadolescents étaient largement plus enclins à choisir des aliments sains à l’issue du visionnage. Pour Karine CHARRY, un tel résultat est le fruit de trois facteurs conjugués : l’avantage fondamental des placements sans marque, auxquels les individus n’opposent pas la même résistance ou n’accordent pas la même analyse qu’aux publicités classiques ; le besoin d’imiter le comportement d’un personnage que l’on aime, ce qui explique d’ailleurs pourquoi la promotion de produits de marque par des personnalités fonctionne si bien ; et, enfin, le « simple effet de l’exposition ». « Lorsque les individus sont exposés à quelque chose, même brièvement, cela crée un sentiment de familiarité. Or, nous avons tous tendance à préférer le connu à l’inconnu. Par exemple, les individus en voyage sont plus susceptibles d’acheter une marque de dentifrice ou de shampooing qu’ils connaissent que d’essayer une marque locale. »

BIOGRAPHIE Karine CHARRY, professeur de marketing à l’IÉSEG, enseigne le comportement des consommateurs, la persuasion et le marketing social au niveau master. Sa carrière débute en Belgique où, pendant 10 ans, elle a occupé diverses fonctions (gestion de produit, de marque et responsabilité sociale de l’entreprise). Elle est titulaire d’un doctorat en économie appliquée et management de la Louvain School of Management (Belgique).

PROMOUVOIR UNE ALIMENTATION SAINE Les autres résultats de cette étude portent sur les conditions qui favorisent l’efficacité des placements. Pour prôner les vertus de choix alimentaires sains, avoir recours à la fois à des placements à composante vidéo et audio (bimodaux) — par exemple, une vidéo avec bande son d’un mauvais garçon attachant qui attrape un bâtonnet de carotte et affirme «Moi aussi je veux de la carotte ! (Puis on l’entend croquer)» — est nettement plus efficace qu’un simple placement visuel de produits sans marque. Karine CHARRY explique : « Nous avons interrogé les enfants qui avaient visionné les vidéos avec les placements bimodaux sur leur perception des personnes adoptant une alimentation saine ; puis, nous avons comparé leurs réponses à celles du groupe témoin. Nous avons constaté qu’il était

effectivement utile pour les enfants de voir une alimentation saine présentée sous un angle positif à la télévision. Les enfants sont sensibles à l’image qu’ils projettent ; donc, voir un personnage qu’ils apprécient manger des aliments sains les aide à imaginer qu’ils seront eux-mêmes perçus comme plus cool s’ils adoptent le même comportement. » Karine CHARRY souligne qu’il est important d’encourager les préados, de manière subtile et surtout pas condescendante, à prendre de bonnes décisions quant à leur alimentation. Et pour ce qui est de la question éthique de savoir s’il convient de persuader de manière délibérée nos chères têtes blondes, elle répond : « Nous avons interrogé les parents et ils sont prêts à accepter, voire à soutenir, la persuasion lorsqu’ils estiment que la finalité le justifie. » Et en matière d’alimentation saine et de prévention de l’obésité, la question ne se pose pas.

MÉTHODOLOGIE Des vidéos de 90 secondes, tirées d’une célèbre série TV, avec deux placements intégrés d’aliments sains ont été diffusées à 72 enfants âgés de 8 à 11 ans. 37 d’entre eux ont été exposés uniquement à des placements visuels (composante unimodale) ; les 35 autres ont été exposés à des placements auditifs et visuels (bimodaux). Tous ont ensuite répondu à des questionnaires qui ont révélé leur propension à faire des choix alimentaires sains. Les participants exposés aux placements bimodaux étaient 71,4 % plus enclins à faire par la suite des choix alimentaires sains.

PROSOCIAL VS PROCOMMERCIAL « Je ne conseillerais à personne d’appliquer les conclusions de cette étude à la promotion de marques car nous avons découvert des différences entre la promotion de produits de marque et de produits sans marque », explique Karine CHARRY. Par ailleurs, les cadres temporels pour ces deux types d’objectifs sont très différents. Pour ce qui est des comportements prosociaux, l’efficacité de la persuasion est difficile à estimer car l’impact positif du comportement souhaité n’est pas visible avant un long moment, à supposer qu’il le soit un jour. Les individus ne peuvent profiter immédiatement du bénéfice environnemental lié à l’utilisation de produits d’entretien écologiques, par exemple. De même, l’impact d’une alimentation saine (maintenir un poids santé, maîtriser son taux de cholestérol et éviter les maladies cardiaques) se joue à long terme. « Il n’y a en revanche aucune raison de penser que les méthodes de placement de produits exposées dans cette étude n’offriraient pas les mêmes résultats positifs si elles étaient appliquées à d’autres objectifs comme la promotion de produits écologiques ou à la lutte contre le tabagisme. D’autres études ont produit des résultats comparables pour ce qui concerne le tabac, quoiqu’auprès d’une cible plus âgée. » Bien que cette étude ait été réalisée dans une école primaire française, Karine CHARRY réfute l’idée selon laquelle la France serait épargnée par les problèmes d’obésité grâce à une culture gastronomique qui favorise une alimentation saine. « L’obésité est un fléau mondial, même si certains pays sont aujourd’hui plus durement touchés que d’autres. Il est important de contrebalancer les publicités qui font la promotion d’aliments non sains par des initiatives qui, elles, prônent de manière efficace une alimentation équilibrée. »

APPLICATIONS PRATIQUES Cette étude offre des conclusions précieuses pour les dirigeants d’entreprise, les responsables de politiques publiques et les scénaristes. Elle appelle à une attitude responsable, compatible avec les intérêts commerciaux. • Pour les dirigeants, cette étude clarifie une différence clé entre les placements de produits de marque et de produits sans marque. Elle montre par ailleurs que la promotion de produits ou comportements prosociaux est plus efficace avec des placements bimodaux qu’avec des placements unimodaux. • Face à la menace que représente l’obésité, les pouvoirs publics et les entreprises ayant un certain poids dans l’industrie du divertissement pourraient agir en demandant le placement de produits sains dans des programmes sponsorisés ciblant un public de préadolescents. • Les scénaristes peuvent comprendre comment introduire, de manière subtile mais délibérée, des aliments sains dans leurs scenarii et avoir ainsi un impact positif sur la société.


COMMENT LES ENTREPRISES PEUVENT-ELLES ATTEINDRE LES CONSOMMATEURS PAUVRES DANS LES PAYS RICHES ? D’après un entretien avec Loïc PLÉ et de son article « Serving poor people in rich countries: the bottom-of-the-pyramid business model solution », cosigné avec Jacques ANGOT (Journal of Business Strategy, 2015) Dans les pays en développement, les entreprises adoptent des stratégies visant la « base de la pyramide» (bottomof-the-pyramid) pour créer et vendre des produits et des services destinés aux communautés défavorisées. Loïc PLÉ estime que, dans les pays plus prospères, les entreprises pourraient tirer des enseignements de ces méthodes. Il prend notamment pour exemple l’intérêt suscité par l’innovation frugale : une stratégie de bon sens qui s’attache à trouver de nouveaux moyens d’utiliser les ressources disponibles afin de répondre aux besoins spécifiques des consommateurs les plus pauvres. Après plusieurs années de crise économique et de récession globale, l’économie mondiale reprend des couleurs. C’est du moins ce que semblent attester de nombreux indicateurs macroéconomiques attestant d’une reprise de l’activité économique à travers le monde. Ce à quoi Loïc PLÉ oppose directement d’autres statistiques révélant un tableau nettement moins rose, en particulier pour ce qui concerne les populations les plus pauvres. Il souligne le recul du revenu des foyers américains et du revenu disponible dans plusieurs pays européens. Le chômage reste par ailleurs élevé, avec un taux de croissance de l’emploi morose. Dans un article récent, Loïc PLÉ et son collègue Jacques ANGOT mettent en garde contre la tentation pour les entreprises d’oublier les communautés les plus pauvres. Ils défendent au contraire une situation gagnantgagnant dans laquelle les entreprises répondraient aux besoins des consommateurs défavorisés tout en œuvrant pour le bien commun. L’INNOVATION FRUGALE AU BAS DE LA PYRAMIDE Dans les pays les moins développés, les entreprises ont depuis longtemps compris la nécessité d’adopter des stratégies « bottom-of-the-pyramid » pour répondre aux attentes des populations pauvres. Les entreprises y développent des produits et des services moins chers, ciblant les besoins précis de ces populations défavorisées. Les marges faibles sont alors compensées par de gros volumes de ventes pour assurer un

modèle commercial viable. Loïc PLÉ a constaté que bon nombre de ces entreprises suivaient une approche qualifiée d’innovation frugale. « Les stratégies bottom-of-the-pyramid sont diverses et variées et une multitude de travaux de recherche ont été publiés dans ce domaine, explique-t-il. Il semble toutefois que l’innovation frugale soit l’approche privilégiée dans les pays en développement ». L’idée n’est pas seulement de faire plus avec moins, mais de faire différemment avec ce dont vous disposez déjà. Voici les caractéristiques de l’innovation frugale identifiées par les chercheurs : •Une offre « suffisamment bonne » : des produits fonctionnels simplifiés qui remplissent leur mission, sans fioritures ni design ou fonctionnalité amélioré(e). •Des partenariats : s’associer pour combiner les ressources et le capital intellectuel des entreprises aux accès au marché et connaissances des consommateurs dont disposent les ONG et les petites entreprises ou structures locales. •L’accessibilité des produits bon marché sans perte en termes de qualité ou de fonctionnalité de base. •La qualité et la performance : la qualité et la fonctionnalité de base des produits sont garanties comme des produits plus haut de gamme. •La facilité d’utilisation : des produits faciles à utiliser, dont le fonctionnement ne requière aucune compétence particulière. Des produits qui doivent également être adaptés aux conditions d’utilisation locales (par exemple pouvoir fonctionner sans électricité). •La durabilité : ces produits doivent être économiquement viables tout en contribuant au développement du tissu social. POURQUOI L’INNOVATION FRUGALE EST UN CHOIX JUDICIEUX POUR TOUTES LES ENTREPRISES Au regard de ces caractéristiques, Loïc PLÉ avance que l’innovation frugale est un choix judicieux pour la plupart des entreprises, et pas seulement pour celles qui ciblent les marchés les moins prospères. « Sous bien des aspects, l’innovation frugale

BIOGRAPHIE Depuis qu’il a rejoint le corps enseignant de IÉSEG en 2005, Loïc PLÉ a participé à une multitude d’activités pédagogiques et de recherche. En 2012, il a été à l’origine de la création du Center for Educational and Technological Innovation (CETI), qui organise et encadre des travaux de recherche et des initiatives pratiques pour améliorer et soutenir l’expertise de l’IÉSEG sur le plan de l’enseignement et de l’apprentissage.

n’est ni plus ni moins que du bon sens, reconnaît-il. Mais si bon nombre d’entreprises savent ce qu’elles doivent faire, elles n’y parviennent pas bien. Intégrer en pleine connaissance de cause l’innovation frugale pourrait pourtant constituer un avantage pour elles ». La fabrication par Renault de la Logan offre un exemple parfait d’innovation frugale. Le constructeur automobile a pris le parti de développer un véhicule basique, reprenant les technologies et les pièces existantes de Renault. Le nouveau modèle se concentre sur les fonctions essentielles, pas sur les extras en option. Et, sur certains marchés, il a permis à des consommateurs qui auparavant ne pouvaient envisager autre chose que des véhicules d’occasion de s’offrir un modèle neuf. L’ingénierie frugale autour de la Logan s’est focalisée sur les caractéristiques élémentaires d’une voiture : quatre roues, un moteur et des sièges pour véhiculer le conducteur et ses passagers d’un point A à un point B. Renault a exploité ses connaissances et ses actifs existants pour répondre aux besoins d’un nouveau profil de consommateurs. Depuis le lancement de la Logan il y a dix ans, Renault a adopté l’approche frugale pour étendre sa gamme de véhicules à bas coût. Ces modèles représentent aujourd’hui plus d’un tiers de ses ventes dans le monde. En 2014, Renault a indiqué que son nouveau modèle Logan, commercialisé sous la marque Dacia en Europe et sous le label Renault dans le reste du monde, arrivait en troisième position de ses meilleures ventes. COMMENT APPLIQUER L’INNOVATION FRUGALE Loïc PLÉ et Jacques ANGOT recommandent aux entreprises d’adopter une approche frugale pour les trois volets clés de leur business model : 1. La proposition de valeur : l’innovation frugale peut être source de progrès social et de valeur économique en même temps, mais les entreprises doivent miser sur des études ethnographiques détaillées pour bien comprendre les besoins de leurs clients. 2. Les ressources et compétences : comment les entreprises peuvent-elles utiliser leurs connaissances, compétences et ressources différemment pour toucher de nouveaux clients ? Comment peuvent-elles faire évoluer leurs méthodes pour réduire les coûts, par exemple de fabrication et de vente ? 3. La gestion organisationnelle : l’innovation frugale est plus une philosophie qu’un ensemble de procédures bien défini. Les

MÉTHODOLOGIE Les deux chercheurs ont procédé à une étude complète du corpus documentaire académique, des ouvrages et des ressources en ligne disponibles, couvrant les aspects théoriques, modèles conceptuels, résultats et études de cas sur l’innovation frugale, à la fois dans l’optique des stratégies de type bottom-of-the-pyramid dans les pays les moins développés et en tant qu’approche de développement commercial dans les nations prospères. DÉFINITION DE L’INNOVATION FRUGALE L’innovation frugale est une démarche qui consiste à « faire plus et différemment avec moins ».

entreprises doivent repenser leur façon de travailler, par exemple en nouant des partenariats et en créant des structures de management moins hiérarchisées pour favoriser la participation des employés et la diffusion des idées et du savoir en leur sein. LES OBSTACLES À UNE ADOPTION GÉNÉRALISÉE DE L’INNOVATION FRUGALE Malgré ses avantages évidents et ses fondements relevant du bon sens, les chercheurs reconnaissent qu’il est peu probable que l’innovation frugale se généralise véritablement dans un proche avenir. « Dépouiller des produits pour ne garder que des versions minimalistes n’est pas perçu comme séduisant ou révolutionnaire, ou même innovant, d’autant que l’innovation a de tout temps été la chasse gardée des ingénieurs, explique Loïc PLÉ. Les entreprises craignent également que des produits moins chers ne viennent cannibaliser leurs ventes d’articles plus haut de gamme, poursuit-il. C’est effectivement un risque, mais qui peut être évité ou contenu si les produits sont correctement différenciés, avec des propositions de valeur distinctes ciblant les différents besoins des segments du marché ». Et les entreprises qui trouvent la bonne recette, peuvent bien fidéliser les clients sur du très long terme. C’est ce qu’a constaté une banque française, le Crédit Agricole : l’institution financière aide ses clients qui n’ont plus besoin de recourir à ses points Passerelle (un service destiné à aider les particuliers aux revenus les plus modestes et rencontrant des difficultés financières à mieux gérer leur budget) à rejoindre ses agences traditionnelles. Et ces anciens clients des points Passerelle se montrent particulièrement fidèles à la banque, peut-être pour marquer leur reconnaissance pour le soutien qui leur avait été offert lors d’une passe difficile. « L’innovation frugale dans son ensemble peut offrir d’énormes avantages à l’échelle d’une entreprise, conclut Loïc PLÉ, mais lorsqu’elle crée des produits et des services destinés aux consommateurs au bas de la pyramide, les bénéfices sont multipliés : cela crée de nouveaux marchés et donc de la croissance pour l’entreprise et, en même temps, une vraie valeur sociale car ces consommateurs souvent délaissés peuvent acheter des produits abordables qui répondent vraiment à leurs besoins ». APPLICATIONS PRATIQUES Pour Loïc PLÉ, les entreprises qui font le pari de l’innovation frugale et qui développent des stratégies pour les segments au bas de la pyramide auront une longueur d’avance et devraient ainsi s’assurer un sérieux avantage concurrentiel. « Cela représente un vaste marché encore inexploité », observe-t-il. « En intégrant l’innovation frugale, les entreprises peuvent développer des produits et des services ciblés qui répondent aux besoins et aux capacités d’achat des consommateurs les moins aisés ; elles élargissent ainsi leur clientèle, font progresser leur chiffre d’affaires et leur résultat, tout en apportant une vraie valeur sociale. C’est une belle histoire à partager avec ses clients et ses collaborateurs, et qui représente une source importante de motivation pour ces derniers». Pour leurs premiers pas sur le territoire de l’innovation frugale, L. PLÉ conseille aux entreprises de s’associer à des partenaires à but non lucratif ou à des entreprises plus locales, qui pourront les informer sur les publics ciblés et offrir des voies d’accès à ces nouveaux marchés.


CHANGER DE MARQUE SANS PERDRE DE CLIENTS D’après une interview de Véronique PAUWELS-DELASSUS et l’article « The impact of consumer resistance to brand substitution on brand relationship » cosigné par Raluca MOGOS DESCOTES (Journal of Consumer Marketing vol. 32 no.1 pp. 34 – 42, janvier 2015). Les principes de la résistance au changement utilisés en management s’appliquent aussi pour les consommateurs quand une entreprise décide de faire évoluer le nom d’une de ses marques. Limiter la résistance est d’ailleurs le facteur décisif du transfert de confiance de la marque abandonnée vers la marque de substitution Comment faire évoluer sa marque en minimisant les risques ? Véronique PAUWELSDELASSUS nous explique la marche à suivre. Bio de Danone s’appelle désormais Activia, France Télécom est devenu Orange, Champion a cédé son nom à Carrefour Market... Rachat de marque ou d’entreprise, changement de législation, économies d’échelle et de packaging, globalisation des marchés, les raisons qui poussent à conduire un changement de marque sont nombreuses. Mais si une entreprise peut y gagner, elle y a aussi énormément à perdre. Car même si les changements de marque sont de plus en plus fréquents, il s’agit d’une stratégie risquée pouvant anéantir des années d’investissements marketing. Comment limiter les risques ?

TIRER PROFIT DE LA MARQUE CAUTION La marque étant, par définition, le « marqueur », l’élément de reconnaissance d’une gamme de produits, tout changement de nom fragilise la relation avec les clients. Il conduit inéluctablement (au moins temporairement) à une perte de repères qui génère confusion et résistance au changement. Le consommateur, qui n’a pas encore confiance dans la nouvelle marque, risque alors de se tourner vers un produit de substitution. D’autant que si la nouvelle marque n’est pas suffisamment associée à l’ancienne dans son esprit, il peut penser qu’il s’agit d’une nouvelle gamme de produits remplaçant l’ancienne. Dans ce contexte, l’existence d’une marque caution* constitue un premier facteur clé de succès, la marque abandonnée pouvant jouer temporairement ce rôle. Ceci minimise le risque perçu en apportant une garantie de qualité à l’ensemble de la gamme de produits. Mais cela ne suffit pas à garantir le succès du changement de marque. Par exemple, lorsque Kraft foods (Mondelez International) a racheté à Danone la division biscuit LU, il a été contraint de renoncer à la marque Taillefine apposée sur certains biscuits, puisque Taillefine restait la propriété de Danone (utilisée notamment pour ses yaourts). Le produit est resté le même, la marque caution LU a été maintenue, seuls le nom et le packaging ont évolué : Taillefine a cédé la place à Belvita. Malgré tous les efforts de communication réalisés pour faire connaître la marque Belvita, ce changement a été un tel échec que Kraft a finalement décidé d’arrêter cette gamme initiale de biscuits. Dans ce contexte, quelle stratégie déployer ?

MINIMISER LA RÉSISTANCE AU CHANGEMENT Selon la théorie du changement dans les organisations, la résistance diminue si le changement est progressif, si les employés sont bien informés et s’ils perçoivent un bénéfice au changement. L’étude menée par Véronique PAUWELS-DELASSUS et Raluca MOGOS DESCOTES montre que ces idées valent aussi pour les consommateurs. En jeu : la confiance, mélange de crédibilité, d’intégrité et de bienveillance qu’il faut s’efforcer de transférer d’une marque à l’autre. Car si la confiance est acquise à une marque, la fidélité l’est aussi. Il s’agit donc de tout mettre en œuvre pour que les consommateurs adoptent vis-à-vis de la nouvelle marque une opinion et une attitude positive. Pour y parvenir, Véronique PAUWELS-DELASSUS conseille de faire preuve de

RÉUSSIR SON CHANGEMENT DE MARQUE Dans le cadre de ce processus d’information et d’implication, Véronique PAUWELS-DELASSUS ajoute qu’il est indispensable d’observer une période de transition en associant les deux marques : le changement doit être progressif. Mais attention, cette phase ne doit pas être trop longue, sans quoi le consommateur finira par assimiler les deux marques, comme ce fut le cas pour Gemey Maybelline en France. Enfin, pour que le changement de marque soit un succès, il convient de limiter au maximum les autres transformations: ce n’est pas le moment d’innover, ni sur l’emballage, ni en matière de qualité de produit ! Le premier achat étant décisif, il peut être utile de l’encourager par des actions promotionnelles. Il s’agit alors du meilleur moyen de fournir au consommateur la preuve que la qualité n’a pas changé. Par la suite, plus il achète les produits de la nouvelle marque, plus sa confiance et sa fidélité augmenteront. * Une marque caution (ou marque ombrelle) permet de faire bénéficier à un ensemble de produits hétérogènes abrités sous son ombrelle sa notoriété et son image. Une marque caution peut être utilisée à l’échelle d’un groupe (comme Samsung) ou d’une gamme de produits (comme LU ou Haribo).

transparence et de bien les informer en leur fournissant une explication qui légitime le changement de marque. Ensuite, il faut leur montrer le bénéfice qu’ils ont à en tirer. Grâce aux réseaux sociaux, il est relativement facile d’impliquer les clients dans ce processus, par exemple en dévoilant les projets de nouveaux emballages et en tenant compte de leur avis pour préserver la relation et la confiance tout en optimisant les produits.

APPLICATIONS PRATIQUES MÉTHODOLOGIE

BIOGRAPHIE Dr. Véronique PAUWELS-DELASSUS (Ph.D.) est professeur associé en marketing à l’IÉSEG Université Catholique de Lille (LEM - CNRS). Avant son entrée dans le monde académique, elle était directrice marketing dans un groupe alimentaire international. Ses recherches portent sur le management stratégique des marques, la création de valeur de marque et la résistance des consommateurs au changement. Véronique PAUWELS-DELASSUS est auteur du livre Handbook of Brand Management Scales (Routledge, août 2015).

Véronique PAUWELS-DELASSUS et Raluca MOGOS DESCOTES (University of Lorraine, CEREFIGE) ont réalisé une première étude qualitative auprès de 18 consommateurs pour tester les facteurs qui favorisent le transfert de confiance et de fidélité de la marque abandonnée vers la marque de substitution. Les chercheurs se sont en particulier intéressés au changement de nom des marques Taillefine et Petit Déjeuner, devenues respectivement Belvita et Petit Déjeuner de Belvita après le rachat par Kraft Foods (Mondelez International) de LU la division biscuits de Danone. Une seconde étude quantitative a ensuite été réalisée auprès de 313 consommateurs.

Un changement de marque n’est jamais neutre. Il fragilise forcément la relation avec les consommateurs, temporairement au moins. C’est un long processus, risqué et coûteux qui nécessite de lourds investissements de communication. Il est donc important de bien étudier l’enveloppe globale du changement de marque avant de se lancer dans cette aventure. Les économies d’échelle ne sont pas toujours au rendez-vous. Mais le succès est possible, à condition que le changement soit progressif et bien mené afin d’accompagner les consommateurs vers la nouvelle marque. Cette étude, résolument pratique, menée par Véronique PAUWELS-DELASSUS et Raluca MOGOS DESCOTES permettra aux responsables marketing qui veulent procéder à des changements de marque d’en tirer profit au maximum.


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