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FRATRIE D’AUTEURS

FRATRIE D’AUTEURS

À propos du dernier roman de CÉCILE LADJALI, La Fille de Personne, Actes Sud, 2020. On the last novel of Cécile Ladjali, La Fille de Personne (Nobody’s Daughter), Actes Sud, 2020.

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Les magazines, même littéraires, ont pris l’habitude de sélectionner chaque année des “romans de plage” à lire durant l’été. Juxtaposition de mots incongrue vous en conviendrez, car - n’en déplaise aux journalistes avides de titre choc - à la plage, on bulle plus qu’on ne lit.

Quoi qu’il en soit, le dernier roman de Cécile Ladjali -soyez-en sûr- n’a pas sa place entre la crème solaire et les râteaux des bambins, car dès les premières pages, on est captivé par les déambulations spatio-temporelles d’une étudiante en littérature d’un Paris en 1951 et de Prague en 1912 où elle y côtoie des écrivains poussés par la destruction par le feu de leurs textes et d’euxmêmes. Cécile Ladjali ouvre ainsi son récit et entre en littérature par la grande porte en composant sur la quête d’identité d’une fille du silence et de la fuite, “la fille de personne” qui deviendra une personne à part entière.

En nommant son personnage, Luce Notte, (comprenons en français Mademoiselle Lumière Nuit), l’auteure place la figure de l’oxymore du clair-obscur comme matrice du roman où la boussole du récit ne cesse d’osciller entre une forme d’inquiétude, de nuit, une descente pour remonter vers la lumière. Et le lecteur reste enchanté par ce rythme qui va bercer la naissance-renaissance de Luce, son origine et l’origine du livre. Luce n’est rien, jusqu’à ce qu’elle se construise une image en croisant ses figures tutélaires, sa fratrie d’auteurs.

L’une des forces du roman de Cécile Ladjali est de mettre ce dernier en lumière à travers le cheminement de Luce avec deux écrivains qui se rejoignent par le désir de fuguer de la vie pour se jeter corps et âme dans la création, la faire briller et la détruire. Franz Kafka et l’auteur iranien Sadegh Hedayat sont ici convoqués pour la guider dans sa quête d’identité. En rappelant l’affirmation de Kafka, Ladjali tend le ring de boxe : « Je consiste en littérature, je ne suis rien d’autre et ne peux être rien d’autre », in Journal de Kafka (1883-1924). Tout un programme où les auteurs réels vont devenir des personnages pour que Luce puisse à son tour exister. « (…) l’héroïne d’un roman resté dans les limbes. Je n’existe pas. Je suis Luce Notte. Un contre-jour. Une lumière mourante. Sans lui, sans la rencontre, je ne suis pas complète » (pp. 81-82).

Et c’est ainsi que la trame du roman s’organise autour de séjours -toujours datés- chez les auteurs. Au palais Kinsky de la famille Kafka à Prague puis de retour à Paris, rue Championnet, devant un verre de mauvais vin où le personnage de Sadegh confie à celle qui l’accompagne dans sa nuit : « Je crois aux familles d’écrivains, poursuit-il. Je crois aux fratries d’auteurs, aux généalogies d’artistes. Des affaires de consanguinité. C’est très étrange vous savez, Luce (…) Vous n’êtes pas venue à nous de façon fortuite. Il fallait que vous nous réunissiez. C’est vous qui écrivez l’histoire. Notre histoire en clair-obscur ». Le “nous” faisant alors clairement référence à la mise en scène de Kafka et de Sadegh Hedayat, ces deux écrivains, jamais rassasiés et qui brûlaient de l’intérieur.

Qu’on ne s’y trompe pas, lorsque Cécile Ladjali écrit sur la création et la transmission, elle navigue en haute mer, mais en lieu sûr. Née à Lausanne de mère iranienne repartie dans ses terres lointaines, élève et co-auteure de George Steiner*, son parcours n’est pas sans rappeler celui de Luce Notte qui prend vie à travers la littérature « Elle voudrait être un récit, une stance. Ne plus être dans les marges. Être écrite. Que sa main me sauve » (p. 101).

Magazines, even literary ones, have become accustomed to selecting ‘beach reads’ to enjoy during the summer. Cécile Ladjali’s latest novel, rest assured, has no place between sunscreen and toddler’s rakes: from the first pages, we are captivated by the spacetime wanderings of a literature student in Paris in 1951 and in Prague in 1912, where she rubs shoulders with writers driven by the destruction of their texts and themselves. Cécile Ladjali offers here a quest for a girl’s identity, “nobody’s daughter”.

By naming her character ‘Luce Notte’ (which in English translate to Miss Light Night), the author places the figure of the oxymoron of chiaroscuro as the matrix of the novel. The reader remains enchanted by this rhythm which rocks the birth-rebirth of Luce, her origin and the origin of the book. Luce is nothing until she constructs an image for herself by crossing paths with her tutelary figures, her brotherhood of authors. One of the strengths of Cécile Ladjali’s novel is to bring the novel to light through Luce and the two writers‘ journey who come together following the same desire to run away from life, to throw themselves body and soul into creation by making it shine and then destroying it. Franz Kafka and Iranian author Sadegh Hedayat are summoned here to guide her in her quest for identity. A whole program where the real authors become characters so that Luce can in turn exist. “(...) the heroine of a novel that has remained in limbo. I do not exist. I am Luce Notte. A backlight. A dying light. Without him, without the encounter, I am not complete ”(pp. 81-82).

The plot of the novel is organised around dated journeys/stays with the writers. At the Kinsky palace of the Kafka family in Prague then back in Paris, rue Championnet, in front of a glass of bad wine where the character of Sadegh confides: “I believe in the families of writers […]. I believe in the brotherhood of authors, in the genealogies of artists. Some affairs of consanguinity. It’s very strange you know, Luce (…) You didn’t come to us by chance. You had to get us together. You are the one writing history. Our history in chiaroscuro.” The ‘our’ clearly referring to Kafka and Sadegh Hedayat, two writers never satisfied.

Make no mistake, when Cécile Ladjali writes about creation and transmission, she sails on high seas but carefully. Born in Lausanne of an Iranian mother, pupil and co-author of George Steiner *, her career is not unlike that of Luce Notte who comes to life through literature “She would like to be a story, a stanza. No longer be in the margins. Be written. May his hand save me” (p. 101).

Notes/réf. :

« Enseigner la littérature et l’interpréter revient, en fin de compte, à essayer d’établir au profit de l’écrivain, un ensemble cohérent de réactions vivantes. Et quiconque y prétend doit, partant, méditer sur sa tâche, car guider quelqu’un à travers Le Roi Lear ou L’Orestie, c’est prendre entre ses propres mains les ressorts d’un être », in Langage et Silence, (1969). *Prof. George Steiner (†2020) université de Genève, Princeton university, Cambridge university, spécialiste de littérature comparée et de traduction.

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