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LÉGENDER L’IMAGE
LÉGENDER L’IMAGE
À propos du dernier roman de Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, éditions Verdier, 2020.
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On the latest novel of Camille de Toledo, ‘Theseus, his new life’, Verdier editions, 2020
Prendre la fuite comme un déserteur, se séparer de sa terre, de sa lignée pour une « nouvelle vie» le narrateur, Thésée cherche à contourner les ondes des ricochets du passé. Sa cavale vers «la ville de l’Est » -comprenons l’actuelle Berlin- se calque sur la matrice du mythe grec du départ de Thésée vers la Crète pour délivrer sa patrie du tribut imposé par le roi Minos.
Seul survivant, quelle histoire faut-il qu’il (se) raconte ? Dans les dédales de son labyrinthe intérieur les souvenirs et leurs cortèges d’images qu’il redoute se substituent le Minotaure du mythe. Pour déjouer le sort, cesser enfin le sacrifice funeste de la mort cyclique de jeunes gens, Thésée n’aura de cesse de jeter une sonde dans les eaux noires du temps, en mesurer la profondeur et enregistrer les douleurs du passé « et la façon dont la matière encode ». Dans son salon berlinois, il placera alors devant lui des cartons d’archives familiales puisqu’il lui faut - pour enrayer la mécanique funèbre - décacheter les lettres, reprendre les images des ancêtres, des deux frères Nissim et Talmaï fuyant l’empire ottoman, combattant pour la France, reconstituer la trame ce «texte errant », manuscrit laissé par Talmaï qui raconte pourtant ce qu’il s’est passé dans d’autres siècles.
Au fond, l’épreuve de Thésée ne serait-elle pas que cela : attribuer une légende au bas des images, poser un diagnostic sur ces corps en souffrance, reconfigurer le passé, résoudre l’énigme pour interrompre cette « lignée des hommes qui meurent », de ceux qui perdent pied à traduire ces peurs archaïques depuis quatorze générations. En remontant le cours de l’histoire, Thésée cherche le face-à-face avec ces visages du passé, « ce continuum de désastres et d’effondrements » commencé dans l’Espagne du XVe siècle, quand les juifs marranes ont transmis aux générations suivantes la peur et la nécessité du secret. Légende des ancêtres scellée à la charge des survivants.
Dans ces vies successives où le malheur s’invite et s’imbrique, les maux de l’âme se rendent visibles - de façon violente - par des blessures corporelles : la tempe droite trouée par le tir de pistolet de l’ancêtre Talmaï, la pâleur du visage du bel adolescent Oved sur son lit d’internat, la pendaison de Jérôme, le frère et la longue maladie qui rongera le père, jusqu’au corps de Thésée qui se disloque, le côté gauche qui se paralyse et ses os qui s’enflamment. « Il y a quelque chose de plus vaste que la mémoire de l’esprit, il y a le profond souvenir ancré dans la matière des corps », assène Thésée tout au long de sa lutte.
Camille de Toledo traduit la calamité, le fléau des tragédies anciennes via l’ordonnance des événements, des dates, des chiffres ressassés. La succession de ces malédictions se signalent ainsi de façon cyclique par une arithmétique qui note l’interdépendance des événements, « des synchronies – vingt-six janvier, la mort de la mère, trentetrois ans après celle du fils, trente novembre, le suicide de l’ancêtre qui entre en résonnance avec celle de celui qui deviendra mon père».
« Qu’en est-il des morts de ta lignée ? » demande en songe Thésée à sa mère défunte. « Ça vient d’où, Thésée, toute cette peur ?» lui souffle le frère avant de disparaître à son tour. Dans « sa nouvelle vie », Thésée doit tout reprogrammer puisque -comme dans l’épopée grecque et les cosmologies- Arkhê kakôn (le début des maux) désigne les lointaines origines d’un désastre auquel il faudra faire face pour le dépasser. Selon les anciens, ne pas prêter l’oreille à ce et à ceux qui grondent dans les eaux noires du passé, expose aux dangers et fait prendre au héros -tel Œdipe- la mauvaise voie. Thésée le sait. Dans la narration, ces sont les maux de ceux que l’histoire a - un temps - exclu de la terre, et de l’histoire de l’exclusion de la terre par les hommes. Ces deux constantes de la catastrophe narrées au fil du texte insistent sur ce changement cosmique et terrestre qui se noue entre les âges, qui se transmet de générations en générations comme des ondes d’un seul ricochet.
1972, la date de naissance du fils et du frère -celui même qui se donnera la mort- correspond aux premières crises pétrolières mondiales. Dans le déroulé de la réussite de cette famille bourgeoise de l’élite éclairée parisienne (journalistes et capitaines d’entreprise) cela a un sens : la modernité s’impose et brille tandis qu’on reste sourd aux maux des hommes de sa lignée. Comme une annonce de la tragédie, le père lira en public le novateur rapport Meadows, The Limits to Growth publié en 1972. Ces catastrophes révélées ont un effet de course effrénée en avant, les débordent et nul ne s’aperçoit des liens entre le cosmos et l’homme : tous oublient combien ils sont fragiles. La mécanique implacable est bien lancée et l’interrogation « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? » qui -dans le récit- revient comme une ritournelle, prend alors tout son sens.
Si les anciens sont restés sous l’emprise du onzième commandement biblique – ne pas rouvrir les fenêtres du temps -, Thésée sera celui qui écoutera les liens entre les âges, parlera à ceux qui ont payé le lourd tribut imposé par le Minotaure et briser cette fiction de vie sourde, moderne, dominatrice et destructive. Il s’agira de réinventer « sa vie nouvelle » hors du labyrinthe.
À vrai dire, le récit de Camille de Toledo a peu à voir avec l’appel, l’oraison, la litanie mais avec l’élégie; et c’est par cette forme du poème lyrique que l’auteur rapproche deux composantes qui façonnent les grands textes de la littérature : l’élégie et la vie violente.
To flee like a deserter, to separate oneself from one’s land and lineage in search of a “new life”, the narrator Theseus is seeking to bypass the ricochets of the past. His journey to “the city of the East” (what is now Berlin) is modelled on the matrix of the Greek myth, of Theseus leaving for Crete to deliver his homeland from the tribute imposed by King Minos. Sole survivor, what story should he tell (himself)? The memories, and their dreadful images, are soon replaced by the Minotaur in the myth. To thwart fate - to finally stop the fatal sacrifice of the cyclical death of young people - Theseus has to look into the dark waters of time, measures their depth and records the pains of the past “and how matter encodes”. In his living room in Berlin, he searches through boxes of family archives since, to stop the funeral mechanism, he will need to unseal letters, to reuse the images of the ancestors - the ones of the two brothers Nissim and Talmaï fleeing the Ottoman Empire - and to reconstruct the framework of the “wandering text”: a manuscript left by Talmaï narrating the stories of other centuries.
Would Theseus test be just that: assigning a legend at the bottom of the images, diagnosing these suffering bodies, reconfiguring the past, solving the riddle to interrupt the “line of men who die” losing their footing in translating these archaic fears for fourteen generations? Going back through history, Theseus seeks a face-to-face encounter with the faces of the past, “this continuum of disasters and collapses” that began in 15th century Spain, when the Marranos Jews passed on to following generations the fear and the need for secrecy. Legend of ancestors sealed at the expense of survivors.
In these successive lives where misfortune invites itself and intertwined, the evils of the soul are made visible, violently, by bodily injuries: the right temple pierced by the pistol shot of the ancestor Talmaï, the paleness of the face of the handsome adolescent Oved on his boarding school bed, the hanging of Jerome, the brother and the long illness that consumes the father, the body of Theseus which dislocates, the left paralyzed side and his bones which ignite. “There is something larger than the memory of the mind, there is the deep memory anchored in the matter of the body,” Theseus asserts throughout his struggle.
Camille de Toledo translates the calamity, the scourge of ancient tragedies through the ordering of events, dates, and repeated figures. The succession of these curses is indicated cyclically with arithmetic highlighting the interdependence of events. “Synchronies - January twenty-six, the death of the mother, thirty-three years after that of the son, November thirty, the suicide of the ancestor which resonates with that of the one who will become my father”.
“What about the dead in your lineage?” Theseus asks his deceased mother in a dream. “Where did it come from, Theseus, all this fear?” whispers his brother before disappearing in his turn. In “his new life”, Theseus must reprogram everything since, as in the Greek epic and the cosmologies, Arkhê kakôn (the beginning of evils) indicates the distant origins of a disaster which have to be faced to overcome. The ancients believed that not listening to the things and people roaring in the dark waters of
time exposes the hero to dangers and makes him - like Oedipus - take the wrong path. Theseus knows it. In the narrative, these are the evils of those whom history has, at one time, excluded from the earth, as well as from men’s history of the earth’s exclusion. These two constants of catastrophe, narrated throughout the text, emphasize the cosmic and terrestrial changes that are taking place between the ages and transmitted from generation to generation like waves from a single ricochet.
1972 is the birth date of both the son and the brother (the one who commits suicide) and corresponds to the first global oil crises. In the course of the success of the bourgeois family of the enlightened Parisian elite (journalists and company managers), this makes sense: modernity imposes and shines while we remain blind to the evils of men in our lineage. As an announcement of the tragedy, the father reads in public the ground-breaking report Meadows, The Limits to Growth published in 1972. These revealed catastrophes have a frantic effect, overwhelm them, and no one notices the links between the cosmos and men: all forget how fragile they are. The relentless mechanics are well underway and the question “Who murders a man who kills himself?”, which comes back like a ritornello in the story, takes on its full meaning.
If the elders followed the eleventh biblical commandment (‘to not re-open the windows of time’), Theseus, however, listens to the links between the ages, speaks to those who have paid the heavy price imposed by the Minotaur and break the deaf, modern, dominating and destructive fiction of life. It is about reinventing “a new life” outside the labyrinth.
Camille de Toledo’s story has little to do with the call, the prayer, the litany, but with the elegy. Through this form of the lyric poem, the author brings together two components that shape the great texts of literature: the elegy and the violent life.
Camille de Toledo, vit à Berlin. Il est l’auteur d’essais dont Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne (2009). Vies pøtentielles, micro-fictions (Seuil, 2011), L’inquiétude d’être au monde (Verdier, 2012), Le Livre de la faim et de la soif (Gallimard, 2017). Avec l’éditrice Maren Sell, ils forment la Fondation de la Société Européenne des Auteurs & du Projet Borges, chargée de promouvoir la traduction littéraire - réseau culturel avec le soutien de Bruno Latour, Hélène Cixous, Olivier Mannoni, Juan Goytisolo, Mathias Enard. Développer une poétique de «l’entre-deslangues», de la traduction comme langue. Camille de Toledo lives in Berlin. He is the author of Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne (2009). ‘Vies potentielles, micro-fictions’ (Seuil, 2011), ‘L’inquiétude d’être au monde’ (Verdier, 2012), ‘Le livre de la faim et de la soif’ (Gallimard, 2017). Together with the editor Maren Sell, they form the Foundation of the European Society of Authors & the Borges Project, responsible for promoting literary translation – a cultural network with the support of Bruno Latour, Hélène Cixous, Olivier Mannoni, Juan Goytisolo, Mathias Enard. They develop a poetics of “between-languages”, of translation as a language.