9 minute read
TRADUIRE L’INDICIBLE
TRADUIRE L’INDICIBLE
À propos de la nouvelle traduction de Danièle Robert : Paradis, La Divine Comédie de Dante Alighieri. Traduit de l’italien, Edition bilingue, Actes Sud, 2020. On the new translation by Danièle Robert: Paradise, The Divine Comedy, Dante Alighieri. Translated from the Italian, Actes Sud, 2020.
Advertisement
Longtemps les étudiants en littérature ne se sont pas couchés de bonne heure, car il restait bien souvent quelques chants à interpréter d’un texte majeur pour leurs études et pour leur séjour sur cette terre, la Divine Comédie de Dante Alighieri.
Depuis lors, et plus précisément depuis ce dernier mois de mars, Danièle Robert leur sauve la mise et à nous aussi. Traductrice hors pair de textes anciens (latin, italien et italien médiéval, anglais), elle se confronte à cette œuvre exigeante non seulement en conservant sa métrique légendaire, la terza rima (aba, bcb, cdc, etc.) mais encore, elle donne un chatoiement d’images qui échappaient bien souvent aux adaptations précédentes. On l’aura compris, ce récit d’une pérégrination qui conduit un personnage de monde(s) en monde(s), ici du purgatoire vers l’eden, reçoit - en 2020 - une traduction salvatrice.
Pour le lecteur, les planètes s’aligneront sans faillir durant les quelques heures d’une lecture captivante de ces 470 pages avec préface et notes explicatives indispensables et claires. Et pour ceux qui aiment la création de mots, de tours nouveaux introduits dans une langue, vous aurez de quoi faire en lisant ce florentin de Dante qui “puise sans hésiter dans le néologisme pour fabriquer le troisième mot du vers – s’inspirant du toscan, du latin ou de l’ombrien. Par exemple, les verbes construits avec le préfixe tras- qui marque la transformation, la métamorphose ou encore la traversée : trasumanar, trasmodarsi, trascolorar, nous remémore Danièle Robert. Rien que ça, me direz-vous, et de fait ce poète du 14 ème siècle transmet un chant qui use et abuse de la langue et qui arrive à faire corps avec le contenu du texte. Cette langue tout à fait innovante, Danièle Robert la restitue dans une version française et on “s’emparadise”, l’on “s’ensaveur” et l’on se “toujourdise”. Les noms deviennent des verbes, le fixe se met en mouvement, pour donner à entendre les métamorphoses et les mouvements de la machine du monde et le magistral de cette écriture réside alors dans le passage en fiction, pour ne pas dire en science-fiction.
Il nous faut bien en convenir que c’est à ce momentlà que nos rappeurs lesdits poètes contemporains pourront alors se rendormir car les néologismes de Dante vont les assommer à coup de strophes de trois hendécasyllabes (trois vers de 11 syllabes) aux rimes entrelacées —la fameuse terzina- de telle sorte que le chant et la pensée avancent selon une pulsation homogène dans cette errance métaphysique qu’est la Divine Comédie.
Trente-trois chants pour suivre le protagoniste lors d’un voyage peu commun où il devra passer dix cieux successifs pour voir sa dame qui « sourit et brille d’un éclat de plus en plus intense au fur et à mesure l’avancée » et clore son aventure dans une contemplation cosmique.
Ainsi, contrairement à l’Enfer que l’on parcourt pas à pas, le Paradis, est un lieu qui n’est pas régi par les lois de la pesanteur et au travers duquel on y voyage … par le regard. Dans ce texte, il nous faut admettre que tout est une question d’œil,
d’observation, et on trouve des cercles qui s’embrasent, des lettres qui apparaissent en feu dans le ciel, un ciel (le 7ème) qui est entièrement privé de sons, des lumières dites réfléchies, le tout guidé par Béatrice, la muse du poète, médiatrice de la grâce divine, « Beatrice in suso, e io in lei guardava » (II, v.22), « Mes yeux en Béatrice, les siens levés » bref, une aventure qui relève de la physique à l’état pur.
A ce stade de la lecture, on reste alors songeur à ce qu’aurait pu être dès les années 30, un commentaire de la Divine Comédie par “les garçons de la rue Panisperna” ou de leur savant collègue stationné en Suisse qui répondait au nom d’Albert Einstein. Enfin, de ceux qui s’y connaissaient vraiment en ce qui concerne le spacio-temporel. (Sur ce sujet, voir la note 19 du chant XIII et la référence au travail et à la lecture de Dante par le mathématicien Pavel Florensky en 1922 sur Les Imaginaires en géométrie, Préface de Cédric Villani, Zones sensibles, 2016).
Dans ce texte, on l’aura compris, il ne s’agit tant de mots mais de battements de cils accordés, de luminescences vues et de contemplation des mécanismes de la lumière et de l’Amour divin sous un ciel qui lui-même “sourit de toutes parts et dans toutes ses beautés” “si che ´l ciel ne ride con le bellezze d’ogne sua paroffia” (XXVIII, v.83-84), où - souligne Danièle Robert- « Dante est parvenu dans un non-espace non-temps qui rend caduques les notions terrestres telles que la distance ou la proximité ». Notamment avec l’expression per mezzo mista. (Cf. la note 5 du chant XXXI). « Et si la distance qui sépare l’amant de l’aimée ne provoque en lui aucune angoisse, ni tristesse, c’est qu’il est conscient d’être désormais dans une éternité où la notion d’éloignement ou de proximité est abolie ». (Cf. p. 19 de la préface).
Je sais bien que vous vous demandez pourquoi cette chronique fait tant la part belle à la connaissance et au défi des lois physiques qui régissent notre monde terrestre, mais parce qu’il est loin d’être anodin – en littérature, en art - de parler des alliances de la physique et de métaphysique. On se souviendra ici de ceux qui n’ont cessé, par tous les moyens, de questionner tant les phénomènes célestes que la nature de la force ou de leurs forces : des traités de Giordano Bruno, du magistral burin comme de la superbe plume de Michelangelo Buonarroti, des regards puissants et des fonds toujours noirs au bout du pinceau de Caravaggio. Ces artistes qui voulaient lire ce qui n’avait jamais été écrit, peint, pensé et s’interroger sur des mondes possibles et à l’infini. Ce sont eux, ces esprits-boxeurs qui n’ont eu de cesse de donner des coups au ciel pour tenter de voir ce qu’il avait dans le ventre et de poursuivre alors les vers du poète du tout début du XIVème siècle, qui cherchait à traduire l’indicible en inventant les mots pour le dire : “s’io m’intuassi, come tu t’inmii” (si j’étais dans l’en-toi comme toi dans l’en-moi) Chant IX, v. 81.
For a long time, literature students did not go to bed early because there were often a few songs left to interpret from a major text of their studies and for their journey on Earth, Dante Alighieri’s Divine Comedy.
Since March 2020, Danièle Robert has saved the day for them (and for us too). Danièle Robert is an outstanding translator of ancient texts (Latin, Italian and medieval Italian, English). She confronts this demanding work not only by keeping its legendary metric, the terza rima (aba, bcb, cdc, etc.) but also by giving us shimmering images that were often missing in previous translations. This account of a peregrination that leads a character from a world to another world - here from purgatory to Eden – receives, in 2020, a live-saving translation.
Readers are faced with 470 captivating pages with a preface and essential and clear explanatory notes. And for those who like the creation of words and new tricks introduced in a language, you will be pleased to read Dante’s Florentine who “draws without hesitation in neologism to make the third word of a verse - inspired by Tuscan, Latin and Umbrian”. For example, verbs constructed with the prefix ‘tras-’ mark the transformation, the metamorphosis or even the crossing: trasumanar, trasmodarsi, trascolorar.
Danièle Robert restores this completely innovative language in a French version to our greatest delight. The nouns become verbs; the motionless becomes motion to convey the metamorphoses of the machine of the world and the masterfulness of the writing which resides in the passage to fiction.
Rappers, the contemporary poets, will be stunned by Dante’s neologisms and his use of stanzas made of three hendecasyllables (three lines of 11 syllables) with interlaced rhymes - the famous terzina. This particular style is making songs and thoughts progress according to a homogeneous pulsation in the metaphysical wandering that is the Divine Comedy.
The reader has thirty-three songs to follow the protagonist on his unusual journey where he will have to pass ten successive spheres to find his Lady who “smiles and shines with a more and more intense radiance as the journey progresses” and end his adventure in a cosmic contemplation. Unlike Hell, that we walk through step by step, Heaven is a place that is not governed by the laws of gravity and through which we travel by looking. In this text, everything is a question of the eye, of observation, and we find spheres which set ablaze, letters which appear on fire in the sky, a sphere (the 7th) which is entirely deprived of sounds and so-called reflected lights - all guided by Béatrice, the muse of the poet, the mediator of divine grace.
This text is not about the words but the luminescence and contemplation of the mechanisms of light and divine love, under a sky which itself “smiles on all sides and in all its beauties”, “si che ´l ciel ne ride con le bellezze d’ogne sua paroffia” (XXVIII, v.8384). Danièle Robert underlines further how “ Dante has reached a non-time and non-space place which
makes obsolete terrestrial notions such as distance or proximity”. Especially with the expression “per mezzo mista“. (Cf. note 5 of song XXXI). “And if the distance which separates the lover from the beloved does not cause him any anguish or sadness, it is because he is aware of being now in an eternity where the notion of estrangement or proximity is abolished “. (Cf. p. 19 of the preface).
I am sure you are wondering why is this chronicle giving so much importance to the knowledge and challenges of the physical laws that rule our terrestrial world? Because it is far from being trivial - in literature and in art - to speak about the alliances of physics and metaphysics. We remember here those who have never ceased to question both celestial phenomena and the nature of their forces: e.g. Giordano Bruno, Michelangelo Buonarroti, Caravaggio. These artists wanted to read what had never been written or painted and to wonder about possible and infinite worlds. They never ceased to try to understand what the sky was made of and to pursue their quest following Dante’s poems; poems that were trying to translate the unutterable by inventing words to describe it.
Notes/réf. :
« Enseigner la littérature et l’interpréter revient, en fin de compte, à essayer d’établir au profit de l’écrivain, un ensemble cohérent de réactions vivantes. Et quiconque y prétend doit, partant, méditer sur sa tâche, car guider quelqu’un à travers Le Roi Lear ou L’Orestie, c’est prendre entre ses propres mains les ressorts d’un être », in Langage et Silence, (1969). *Prof. George Steiner (†2020) université de Genève, Princeton university, Cambridge university, spécialiste de littérature comparée et de traduction.