Où va la Turquie ? Une crise à multiples dimensions

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L ’ A C T U D E

IHEDN/Service communication / 2014

19 février 2014

En partenariat avec

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D É B A T S

Où va la Turquie ? Une crise à multiples dimensions

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De gauche à droite et de haut en bas Général de corps d’armée Jean-Marc Duquesne Directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale et de l’Enseignement militaire supérieur Thorniké Gordadzé Conseiller pédagogique formation, études et recherche à l’IHEDN Marc Semo Rédacteur en chef du service Monde à Libération Ahmet Insel Professeur à l’université de Galatasaray (Turquie) et à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne Jean-François Bayart Directeur de recherches au CNRS et président du Fonds d’analyse des sociétés politiques (Fasopo) 22


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e nouveau cycle de conférences réunit, autour d’une table ronde, les meilleurs experts, chercheurs et universitaires d’un sujet, sur un point d’actualité internationale.

Les intervenants sont choisis en fonction de leur expérience du terrain, de l’excellence de leurs ouvrages et/ou d’articles de référence publiés sur la question débattue. En partenariat, le plus souvent possible, avec un grand quotidien français, l’objectif de « IHEDN / Les débats de l’actu » est de décrypter à chaud et d’analyser en profondeur les crises politiques locales, régionales et internationales, dans le but de donner la parole à des positions plurielles, au-delà des lectures conventionnelles et médiatiques. « IHEDN /Les débats de l’actu » ne sont pas des conférences programmées dans le cursus pédagogique de l’Institut, mais correspondent à une réactivité en rapport à l’actualité et à une ouverture vers un public soucieux des grandes questions internationales.

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Marc Semo

Rédacteur en chef du service Monde à Libération

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a première intervention de Marc Semo s’est attachée à présenter les "gülenistes", leurs buts et leur stratégie.

En effet, la crise de régime actuelle est avant tout une crise du projet d’islam politique dont l’AKP était le porteur. En ce sens, c’est une crise atypique qui s’apparente à un conflit à la tête de l’État entre l’AKP et la confrérie Gülen. Ces deux acteurs ont longtemps été alliés et partageaient le même projet d’islamisation du pays. Sur le fond, ils restent encore proches (Islam conciliable avec la démocratie ; pro-européens – surtout les gülenistes ; libéraux économiquement ; sens très profond de l’État). Lors de sa victoire électorale en novembre 2002, l’AKP qui n’avait que quelques mois d’existence a eu besoin de s’allier avec le mouvement güleniste pour disposer de cadres et d’hommes au sein de l’appareil d’État afin de contenir politiquement l’armée et marginaliser la bureaucratie kémaliste. Or, le puissant réseau d’influence de F. Gülen est désormais en guerre ouverte contre Erdogan qui, défié dans son autorité, tente de mettre au pas ce qu’il considère comme "un État dans l’État". À l’automne 2013, il a par exemple pris la décision d’interdire les établissements de préparation aux concours, avant de lancer des purges dans la police et d’autres administrations publiques. Il tente aussi de reprendre le contrôle de la magistrature en changeant le statut du haut conseil des juges et des procureurs. La confrérie Gülen, dirigée par le prédicateur musulman Fethullah Gülen, réfugié aux États-Unis depuis 1999 et que ses fidèles appellent hocaefendi (respecté professeur) est très souple et inclassable. Il n’a pas officiellement d’organisation et fonctionne comme une nébuleuse d’associations qui touchent les domaines de l’éducation, des affaires ou des médias. Mais il semble être une structure pyramidale et centralisée par Fetullah Gülen qui fait du micro management. Entre eux, les fetullahci (les partisans de Fetullah Gülen) 55


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ne parlent pas de confrérie mais de "hizmet" (le service). Le nombre de fetullahci est difficile à connaître, les estimations variant de plusieurs centaines de milliers à plusieurs millions selon la sociologue Élise Massicard. C’est en tout cas la plus importante organisation religieuse en Turquie depuis le début des années 1990 et le plus important mouvement de la société civile. Cette confrérie soufie, née en Turquie dans les années 1970, a pris son essor dans les années 1980-1990 pour devenir aujourd’hui une organisation globale. L’Asie centrale turquophone est son principal point d’ancrage à l’étranger. La confrérie contrôle un puissant réseau d’écoles et d’universités, mais aussi de think-tanks et de clubs d’entrepreneurs dans plusieurs pays. Elle contrôle également des médias turcs, dont Zaman (premier quotidien du pays) et des télévisions, comme Samanyolu (Voie lactée) ou Mehtap TV. Avec son prosélytisme missionnaire, la confrérie ressemble aux mouvements évangéliques américains. Elle rappelle aussi l’Opus Dei pour la puissance de ses réseaux au sein de l’État et son infiltration systématique des rouages de l’administration. Erdogan, non sans objectif d’entretenir le climat conspirationniste, dénonce aujourd’hui "l’empire de la peur" instauré par la confrérie. Cette dernière reste cependant faible sur l’échiquier politique (elle n’est pas un parti) et continue de privilégier une stratégie d’influence au sein de l’État. Les élections municipales du 30 mars 2014 seront le premier test politique grandeur nature de la réalité des rapports de force et un bon indicateur du degré de popularité dont disposent encore Recep Tayyip Erdogan et l’AKP.

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Ahmet Insel

Professeur à l’université de Galatasaray (Turquie) et à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

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’intervention d'Ahmet Insel s’est surtout attachée à présenter le bilan du pouvoir. En Turquie les élections restent un repère, une attente plutôt que la confrontation directe dans la rue.

Après la grande crise économique et politique qui a touché le pays en 2001, ce nouveau parti, avec Recep Tayyip Erdogan à sa tête, est arrivé massivement au pouvoir en novembre 2002, alors que les anciens partis qui revendiquaient un islam politique avaient échoué. L’AKP est rapidement devenu un parti hégémonique avec près de 50% des voix aux élections. Il a une conception minimaliste de la démocratie mais donne toute son importance aux urnes. En effet, les élections turques sont relativement transparentes : 80% des électeurs votent et l’inscription des citoyens de plus de 18 ans est obligatoire. Les urnes sont donc représentatives de la société. L’AKP, arrivé trop rapidement au pouvoir, ne disposait pas de suffisamment de cadres. Les Gülenistes ont répondu à ce besoin en offrant un appui administratif majeur. D’après l’intervenant, le mouvement Gülen met en œuvre une stratégie élitiste. Selon lui, les Gülenistes veulent gouverner mais sans passer par les élections. L’AKP, à l’inverse, a investi massivement depuis une dizaine d’années le domaine du militantisme de rue au plus près de la population. Les deux mouvements étaient jusqu’à présent complémentaires sur ce point. Concernant les évènements actuels (affaire du parc Gezi à Istanbul, affaire de corruption visant l’AKP), l’intervenant estime que les Turcs sont passés avec Erdogan de plusieurs décennies de pouvoir autoritaire sous couvert de laïcité à une nouvelle gouvernance autoritaire qui se veut plus démocratique et qui tente de rassurer la population en maintenant vivace le souvenir de l’ancien autoritarisme laïc.

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Jean-François Bayart

Directeur de recherches au CNRS et président du Fonds d’analyse des sociétés politiques (Fasopo)

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nfin, l’intervention de Jean-François Bayart s’est attachée à tirer les leçons du conflit actuel au regard de l’histoire récente du pays et en rappelant la diversité de l’islam. En effet, selon lui, le conflit est avant tout interne à l’islam. Cet islam n’est pas intemporel. Nous sommes face à un "islam de marché », selon le politiste suisse Patrick Haenni. C’est même une religion de marché qui promeut une conception néo-libérale de la société. Le rapport entre l’État et le néo-libéralisme économique affiché par le pouvoir est affecté par le conflit politique. En effet, la crise politique actuelle pourrait se solder par une crise économique (une bulle immobilière menace la Turquie depuis plusieurs années), alors même que la Turquie a bien résisté à la crise économique mondiale de 2008. Une telle crise économique aurait de fortes probabilités de déboucher sur une crise sociale qui donnerait un autre visage à la crise politique actuelle. L’intervenant a tenu à rappeler que l’État en Turquie n’est pas aussi autonome, par rapport à la société, qu’il le paraît. Il convient de faire un parallélisme entre la porosité de l’État turc, supposé fort, et la société. Le kémalisme ou les régimes militaires par exemple ne se sont jamais déconnectés de la société turque. En dépit des apparences, ils ont su conserver des liens avec la société civile et n’ont pas verrouillé l’appareil d’État. C’est ainsi que l’entrisme au sein de l’État dont font preuve les Gülensites est en réalité un phénomène ancien, qui fut déjà pratiqué par d’autres mouvements auparavant, par exemple les groupes d’extrême-gauche et d’extrême droite au sein de la police avant le coup d’État de 1980 (voir la thèse de Benjamin Gourisse). Le débat a ensuite porté sur la question chypriote, les relations avec Israël, le rôle de la Turquie dans la crise syrienne et le passage en Syrie de djihadistes français, l’économie émergente turque, les rapports avec l’Arménie (problématique du génocide arménien) ou l’Iran (question du contournement des sanctions internationales), ainsi que sur l’évolution des rapports et des négociations d’adhésion à l’Union européenne.

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