L'Ukraine après Maïdan

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I H e d n

En partenariat avec

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Image: Efrem Lukatsky/Associated Press

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L E S

D É B A T S

D E

L ’ A C T U

IHEDN/Service communication / 2014

e n i a r k n a U ’ d L ï a M s è r p a

13 mars 2014


De gauche à droite et de haut en bas Général de corps d’armée Jean-Marc Duquesne Directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale et de l’Enseignement militaire supérieur Thorniké Gordadzé Conseiller pédagogique formation, études et recherche à l’IHEDN Marc Semo Rédacteur en chef du service "Monde" à Libération Anne de Tinguy Professeur des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) Alexandra Goujon Maître de conférence à l’université de Bourgogne Dijon Yulia Shukan Politologue, maître de conférence à l’université Paris X-Nanterre 22


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e nouveau cycle de conférences réunit, autour d’une table ronde, les meilleurs experts, chercheurs et universitaires d’un sujet, sur un point d’actualité internationale.

Les intervenants sont choisis en fonction de leur expérience du terrain, de l’excellence de leurs ouvrages et/ou d’articles de référence publiés sur la question débattue. En partenariat, le plus souvent possible, avec un grand quotidien français, l’objectif de la conférence "IHEDN / Les débats de l’actu" est de décrypter à chaud et d’analyser en profondeur les crises politiques locales, régionales et internationales, dans le but de donner la parole à des positions plurielles, au-delà des lectures conventionnelles et médiatiques. Les conférences "IHEDN /Les débats de l’actu" ne sont pas des conférences programmées dans le cursus pédagogique de l’Institut, mais correspondent à un désir de réactivité face à l’actualité et offrent une ouverture supplémentaire à un public soucieux des grandes questions internationales.

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Marc Semo

Rédacteur en chef du service "Monde" à Libération

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ette crise est la plus grave dans les relations Est-Ouest depuis 1991 et peut-être depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs enjeux : l’annexion d’un territoire ; la crédibilité du "Mémorandum de Budapest" signé avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie en 1994 ; garantissant l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de renonciation par Kiev de recourir à l’arme nucléaire et la délimitation de la frontière orientale de l’Europe ; les moyens des puissances occidentales pour répondre à cet évènement ; enfin, des enjeux internes : une Nation ukrainienne plus consolidée que jamais est-elle en train de naître ?

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Yulia Shukan

Politologue, maître des conférences à l’université Paris X-Nanterre

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e mouvement de Maïdan a évolué en plusieurs phases : de la protestation contre la décision de suspendre le processus d’association avec l’Union européenne le 21 novembre 2013 (date anniversaire de la Révolution orange), aux violences meurtrières des 18-20 février 2014, en passant par le lancement de la répression le 1er décembre et le vote de lois liberticides le 16 janvier. Les acteurs de la mobilisation sont de trois types : la composante partisane (les partis politiques), la composante civique (les mouvements et associations, certains existaient avant, d’autres ont émergé comme EuromaidanSOS ou AutoMaidan) et la composante citoyenne en charge de la "routine quotidienne". Cette dernière a contribué, par son temps et ses dons, au développement du mouvement. Quelle est la place de l’extrême droite ? La Russie estime que la contestation est un coup d’État réalisé par l’extrême droite. Il est impossible de nier la participation de deux mouvements d’extrême droite. Le parti Svoboda, "Liberté" dirigé par Oleg Tiahnybok, est un parti ultranationaliste, qui jusqu'en 2004, s'appelait Parti social-national d'Ukraine. Il a réuni 10 % des suffrages et 36 sièges lors des législatives d’octobre 2012 et a obtenu, avec les évènements, plusieurs portefeuilles ministériels au gouvernement dont le poste de vice-premier ministre. La deuxième formation ultra nationaliste, Praviy sektor (Secteur droit), est créée dans la contestation et lutte pour l'instauration d'un gouvernement nationaliste. Ce groupe a revendiqué les actions les plus radicales en janvier. Néanmoins, on ne peut pas réduire le mouvement de Maïdan à ces groupes. Les défis à relever après Maïdan sont de plusieurs ordres. Le redressement économique d’une part, avec le lancement d’une cure d’austérité budgétaire, et l’organisation de la campagne électorale du 25 mai 2014 d’autre part. Le nouveau pouvoir doit également engager une lutte contre la corruption et donner une place à la vigilance citoyenne qui est née avec Maïdan. D’ailleurs la contestation n’est pas terminée, le campement est toujours présent sur la place.

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Alexandra Goujon

Maître des conférences à l’université de Bourgogne Dijon

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u’en est-il de la Nation ukrainienne ? Comme l’Ukraine, l’ensemble des Nations européennes est composé de différents peuples. Cette diversité n’empêche donc pas la construction de l’État.

L’Ukraine est un État composite partagé entre le Nord-ouest, le Sud-est et le Centre. Les populations de ces régions parlent des langues différentes. Se sentent-elles ukrainiennes ? 77 % de la population s’est déclarée ethniquement ukrainienne et 17 % d’origine russe lors du dernier recensement de la population qui date d’il y a plus de dix ans. Dans le Sud, on peut être russophone, avoir des origines russes, mais se revendiquer Ukrainien et appartenant à l’État nation. La majorité des Ukrainiens ne veut pas rompre les liens avec la Russie et ne souhaite pas que la relation avec Union européenne soit exclusive. Néanmoins la politique étrangère ukrainienne ne doit pas se décider à Moscou. Le rattachement à la Russie est un sentiment extrêmement minoritaire. Il existe de fortes différences socio-économiques dans le pays. Le Sud est fortement industrialisé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale mais nécessite une modernisation. Aussi, l’ancien président, qui était également ancien gouverneur de la région minière de Donetsk, a utilisé le budget national pour maintenir une paix sociale dans la région. Ces populations vivent d’une industrialisation très peu réformée et les changements structurels induits par le rapprochement avec l’Union européenne les inquiètent. De même, à l’Est, les populations s’inquiètent de voir des "nazis" prendre le pouvoir à Kiev comme l’assènent les médias russes. La Russie s’est associée à ces inquiétudes, en leur disant qu’ils étaient en danger et qu’elle allait les protéger. En Crimée, le Parlement a ouvert une session extraordinaire le 26 février 2014 avec une équipe de trente personnes armées. La déclaration d’indépendance est intervenue alors que le référendum sur l’autonomie renforcée a évolué pour intégrer la question du rattachement à la Russie. Ainsi, si l’on compare le changement de pouvoir à Kiev et en Crimée, lequel peut être qualifié de coup d’État ?

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Anne de Tinguy

Professeur des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

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amais depuis la fin de la Guerre froide les tensions internationales n’ont été aussi fortes dans cet espace.

L’opération en Crimée n’a pas nécessité un coup de feu et cela pour trois raisons : la Russie a des forces militaires à Sébastopol (entre 15 et 25000 hommes) ; elle a des alliés sur place (bien que peu représentatifs) ; elle a le soutien d’une partie de la population (ce qui ne veut pas dire la majorité). Un historien russe, André Zubov, a publié dans la presse russe un appel. Il y décortique la situation. Ce qui se passe en Crimée est une agression. Le référendum n’a pas de signification. Il compare la situation en Crimée à l’Anschluss. Une question se pose : pourquoi Poutine mène-t-il cette politique à contre-courant de la dynamique engagée depuis quelques années ? En effet, à Sotchi, Poutine semblait désireux de renvoyer l’image d’un pays moderne et performant. De plus, depuis plusieurs années, il souhaite attirer les investissements étrangers pour moderniser l’économie et les infrastructures russes. Le même homme a totalement changé de tactique. Il n’y a plus qu’une chose qui compte pour lui : la Crimée et l’Ukraine. L’Ukraine est pour la Russie le pays le plus important, à la fois pour des raisons historiques, stratégiques et identitaires. Depuis 2004, la Russie avait fait des efforts considérables pour retrouver son influence en Ukraine. Dès que Viktor Ianoukovitch est arrivé au pouvoir en 2010, elle s’est réinvestie dans l’économie et dans la société en utilisant des moyens indirects comme l’instrumentalisation de la question linguistique et des ONG. Elle a entretenu un discours de parenté entre la Russie et l’Ukraine. Les deux États seraient liés par une communauté de destin. Or, l’ensemble de ces efforts s'est sont évanoui lors des contestations de Maïdan. La Russie tient aujourd’hui sa revanche après une série d’humiliation depuis les années 1990 (Kosovo, bouclier antimissile, élargissement OTAN à l’Est, etc). La Crimée est un gage territorial, un exemple. La Russie veut un droit de regard sur les décisions internationales de l’Ukraine. La souveraineté de cette dernière serait donc limitée. Après 1991, l’Ukraine ne serait qu’une construction artificielle et temporaire.

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Thorniké Gordadzé

Conseiller pédagogique formation, études et recherche à l’IHEDN

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e référendum en Crimée n’a aucune base légale ni dans la Constitution ukrainienne, ni dans celle de Crimée. Par ailleurs, l’utilisation fréquente du terme "nazi" à l’encontre des nouvelles autorités ukrainiennes par la propagande de Moscou s’explique par le fait que la lutte contre le nazisme est le mythe fondateur soviétique. Beaucoup de russophones en Ukraine de l’Est se sentent davantage soviétiques que russes. D’ailleurs, cette sémantique avait déjà été utilisée contre Mikheil Saakashvili en 2008, comparé à Hitler. Mais les jeunes générations des russophones et même des Russes d’Ukraine sont en rupture avec l’identité soviétique. Comment la société russe réagit-elle à ces évènements ? La popularité de Poutine explose. Cela s’explique par le fait que pour l’instant l’intervention militaire n’a rien couté au Kremlin, les sanctions sont pour l’instant limitées et n’ont pas d’effet immédiat. Mais les conséquences diplomatiques régionales isolent Moscou. Aucun État de la sphère d’influence russe n’avait soutenu l’action de la Russie en Ukraine les premières semaines. Seuls le Kazakhstan et l’Arménie, sous énorme pression russe et chantage sécuritaire ont approuvé l’action de Poutine du bout des lèvres. La nouvelle doctrine russe de défense des minorités russophones inquiète ces États. La Moldavie avec la Transnistrie, le Kazakhstan avec 3,5 millions de russophones, la Lettonie et l’Estonie avec près de 30 % de population russe cherchent des garanties de sécurité. La Russie tente d’utiliser ce qu’on pourrait qualifier le soft power "à la russe" en réactivant les liens avec l’église orthodoxe. L’objectif russe est d’avoir des gouvernements "proMoscou" dans son voisinage. Elle oppose son modèle à celui des Occidentaux jugés faibles et incapables de supporter les implications d’une opposition avec la Russie. Toute tentative d’apaisement des Occidentaux est interprétée en Russie comme faiblesse. Il est impératif de renoncer à la stratégie décrite par une formule heureuse de Konrad Adenauer « La meilleure manière de calmer un tigre est de se laisser dévorer ».

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