L'infini détail - N°2 - Toiles en Lumière

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Toiles Lumière - Revue cinématographique étudiante - Montpellier - Mai 2015 - Copyright L’infini Détail -



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« Car il y a la règle, et il y a l’exception. Il y a la culture, qui est de la règle, et il y a l’exception qui est de l’art. Tous disent la règle, ordinateurs, t-shirts, télévision, personne ne dit l’exception, cela ne se dit pas. Cela s’écrit, Flaubert, Dostoïevski, cela se compose, Gershwin, Mozart, cela se peint, Cézanne, Vermeer, cela s’enregistre, Antonioni, Vigo. »1 La règle s’impose, impériale et puissante, et entraîne avec elle son flot d’intelligible : le sens, péremptoire, littéral, définitif ; le langage, didactique, démystifiant, limpide ; la morale, le message.... Dans ce carcan de mise en pièce du mystique, de l’ambigu, de l’ineffable, peuton encore espérer parler de cinéma ? Avant toute la sémiologie qu’on veut lui imposer, avant le symbolisme à gros sabots qui la piétine, avant l’Eureka miraculeux de qui croit la déchiffrer… Il y a toujours, encore, éternellement, première et primordiale, étincelante et suffisante, l’image. Celle du septième art, faite de mouvement et de temps, faite de son et de lumière, celle qui se suffit à elle-même, celle qui comme tout art, ne demande de justification que ses propres formes. Ainsi nous devrions nous souvenir de la peinture avant d’aborder le cinéma. Demande-t-on aux grandes oeuvres picturales de nous apprendre la vie, de parler une nouvelle langue qui donnerait les clés de l’existence, de porter en elles autre chose que les nuances mêmes de leurs couleurs, que la trace même du créateur, que la puissance même de l’œuvre ? Nous ne devrions pas. C’est aux sens que s’offrent l’art. La raison, la règle, n’est qu’un sol bien plat pour l’exception. Elle s’écrit, se compose, se peint, s’enregistre. Elle ne se dit pas. Ainsi, dans le silence des pages de ce second numéro, nous avons pris nos plumes pour écrire ce champ de bataille sur lequel se croisent et s’éprennent le troisième et le septième art. Mais pour accompagner les Bruegel, Renoir et autres Kitano au sérieux imperturbable, nous avons une nouvelle fois convié du beau monde. Alors que l'inspcteur Columbo pose ses guêtres dans un célèbre funérarium du petit écran, Manoel de Oliveira revient d'entre les morts sous les yeux de Pascal Laugier, cinéphile transi, suivi de près par les acrobaties de Buster Keaton et les questionnements maternels d'un jeune Québecois. On dit que le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde. Chérissons cette formule jusqu'à la briser : une seule fenêtre pour un art si pluriel, c'est bien trop réducteur. Pauline Quinonero

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In Jean Luc Godard, JLG/JLG, 2004



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PENSÉES CINÉPHILES

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D O S S I E R / Toiles en Lumière

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ENTRETIENS

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DIGRESSIONS VISUELLES

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ONE SHOT



PENSÉES CINÉPHILES

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Fiancées en folie Buster Keaton

E T K E AT O N M E F I T R I R E

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maginez-vous à la fin du XIXe siècle. Vous apprenez que les frères Lumière, deux grands entrepreneurs, organisent une projection avec un objet appelé le cinématographe. Curiosité s'il en est, la rumeur se répand dans une poignée de salons. Les uns crient leur enthousiasme, les autres à l'échec programmé. Il n'empêche que les Lumière ont créé une aura de mystère, d'envie et de fantasmes autour de l’événement. Le jour J est arrivé et vous vous rendez au Salon indien du Grand Café, le lieu de la projection. La salle est modeste, seulement une trentaine de places. Aucun photographe ou journaliste. Vous ne savez pas exactement ce qu'il va se passer, vous avez seulement quelques indices lus sur un tract auparavant. La salle bruyante est plongée dans une obscurité relative et la machine se met en marche. Une lumière se projette, et le spectacle commence. Des gens bougent. Devant vos yeux, la Sortie de l'usine Lumière, et des gens, innombrables, en mouvement. C'est à la foi dingue, inespéré, fou, magique, médusant. Personne ne comprend, tout le monde dans la salle est abasourdi. Nous voilà, plus d'un siècle plus tard, encore en possession de ce film, regardant la naissance - officielle - d'un art. Ces gens qui sortent d'une usine sont l'éclosion

d'une nouvelle forme d'Humanité, une Humanité grandie. Bien sûr, si vous tombiez au hasard sur ce film, vous me trouveriez ridicule, mais prenant en compte le contexte, ce film est magnifique, émouvant. Pas seulement parce que c'est le premier film - encore une fois, officiellement - mais parce que nous pouvons encore le voir. Le cinéma nous permet de voir, et plus tard d'entendre, le passé, et de nous le faire vivre. Quand j'ai vu Fiancées en Folie (Seven Chances) avec Buster Keaton, j'ai ri. Ce film qui avait 90 ans m'a fait rire. J'ai oublié l'endroit où j'étais et me suis immergé. Et voir cet acteur, de marbre face à toutes ces aventures burlesques, c'était génial. Malgré les années, les différences et tout ce qui aurait pu se mettre en travers de mon expérience, le cinéma m'a fait vivre la même émotion qu'il y a 90 ans. Un rire, un éclat, partagé avec les gens qui m'entouraient sur le moment, mais également avec celles et ceux qui avaient ri avant moi. Le Cinéma, porteur d'émotions et de vie, art qui couple plusieurs sens, pour m'inonder d'émotions intemporelles. Le Cinéma me lie à un moment capté il y a plus ou moins longtemps, pour me le faire vivre. John Le Neue


PENSÉES CINÉPHILES

i l é ta i t u n e f o i s

Spartacus & Cassandra Ioanis Nuguet

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n documentaire porté par l’histoire, la vie et les sentiments de Spartacus et Cassandra. En se plaçant à la hauteur de ces deux protagonistes perdus au milieu de l’irresponsabilité de leurs parents, de choix à faire, de difficultés à surmonter, le cinéaste fait tout passer par leurs regards, leurs mouvements. Comment peut-on porter autant de poids sur ses épaules à 11 et 13 ans ? Anxiété, trouble, désir, espoir et culpabilité s’entremêlent dans les pensées de Spartacus & Cassandra, histoire universelle d’enfants condamnés à devenir adultes avant l’heure, à devenir les parents de leurs parents. Le film aurait pu sombrer dans un certain misérabilisme mais il fait surgir autre chose, une histoire poétique et touchante.

Ioanis Nuguet filme ses personnages avec proximité et en même temps avec assez de recul pour saisir la sincérité de ces enfants. Par son regard, Camille nous apparaît telle une fée surgissant au sein d’un conte, venant apporter son aide à ces personnages en détresse. C’est d’ailleurs ainsi que Ioanis Nuguet décrit son film, comme un conte ou un anti-conte, car en dehors du fait de vouloir sauver leurs parents, ces enfants doivent d’abord se sauver eux-mêmes. La relation frère-soeur apporte une force inconditionnelle, la plus grande qui soit, à ce contexte difficile. Livrés à eux-mêmes malgré les personnes tentant de leur venir en aide, les enfants sont ensemble, toujours main dans la main. Tous deux ont leur

angoisses mais par cette proximité relationnelle, bien que différents l’un de l’autre, ils arrivent à surmonter peu à peu leur quotidien. Au-delà des instants et des rituels de la communauté rom qui nous sont montrés, le sujet n’est pas là de faire un film sur les roms mais sur des enfants. Toute l’attention est portée sur eux, sur leur passé, leur présent, leur devenir. Les voix off le soulignent d’autant plus par les paroles de Spartacus ou encore de Cassandra, ces dernières s’apparentant à des poèmes. Une véritable ode à l’amour et à l’espoir où, une fois n’est pas coutume dans un conte de fée, l’histoire mène à une conclusion plutôt heureuse. Lou Sanchez

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horreurs numÊriques d u c l i g n o t e m e n t d e s c o r p s d a n s l’ i m a g e d i g i ta l e

under the skin Jonathan Glazer


PENSÉES CINÉPHILES

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e cinéma numérique a produit, depuis le début des années 2000, des monstres qui ne concernent que leur propre régime d’images ou qui en émanent directement. Ces créatures ne proviennent d’aucun conte ni d’aucune autre image que celle de l’écran numérique : elles ne sont exprimables que par lui. Ce sont des êtres qui vivent par sursauts, qui ne connaissent ni la pesanteur ni la lourdeur des volumes propres à la pellicule, qui se traînent comme des fardeaux continus d’image en image. À leur source se trouvent les flashs qui font vibrer l’écran digital. De ces flashs, l’écran numérique apparaît comme une surface fondamentalement instable, où les corps peuvent s’inscrire et se soustraire sans inhibition. Chaque photogramme y est comme une nouvelle page entièrement reconfigurable. Là où, en pellicule, les masses du monde visible persistent d’un photogramme à l’autre, l’écran perforé de pixels fonctionne comme une grille de divisions et de reconstitutions permanentes du visible. La plupart du temps, on y dresse des figures titanesques et des ennemis interminables, qui remplaceraient presque les astres ou les continents, pleins de béances vertigineuses. L’enjeu y est l’affrontement entre des héros humanoïdes et de pures incarnations de la démesure. S’ils passent pour l’un des sujets privilégiés du cinéma spectaculaire actuel, ces duels face aux titans et aux ogres précèdent

pourtant largement cette ère d’images numériques. Depuis Charybde et Scylla, les mythes où sont dits de tels affrontements coexistent avec ce que l’on considère comme premier carcan de l’idée de narration. La visibilité de véritables horreurs numériques est plus furtive. Les créatures d’Egde of Tomorrow (Doug Liman, 2014), les « Mimics », relèvent peut-être de cette classification, non pour leur intelligence robotique (les automates dénaturés par leur volonté propre existant au moins depuis Mary Shelley), ni pour leurs tours tentaculaires (les sagas norvégiennes faisant mention des ancêtres du Kraken dès le XIIIe siècle), mais parce qu’elles tirent du clignotement numérique même, leur don d’ubiquité. Pures surfaces dématérialisables, elles vivent dans le pli digital qui accepte le monde comme un signal lumineux alternatif. L’image vidéo ne requiert pas la permanence des corps : l’occupation du visible semble y fonctionner grâce à une redistribution permanente des coordonnées. Le défilement y est comme un phénomène de clignement perpétuel du plan, où le noir se fait à chaque fois totalement avant que la lumière ne réapparaisse, avant que les milliers de diodes de l’écran ne se rallument en de nouvelles formes. En ce sens, les « Mimics » d’Edge of Tomorrow incarnent l’idée terrifiante de monstres capables de se mouvoir et de nous assaillir durant le temps qui nous est nécessaire pour cligner des paupières.

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On trouve déjà, en 2001, dans Kaïro de Kiyoshi Kurosawa mais aussi dans The Ring de Gore Verbinski l’année suivante, des figures numériques dotées de capacités issues du clignotement de l’image. Ces êtres, à la fois fantomatiques et informatiques, vaporeux et électriques, se matérialisent dans la lumière comme des flashs incarnés. Bien sûr, dans The Ring, l’écran télévisé passe pour une source autonome de l’horreur

du film, littéralement pour son puits. Mais une fois sorti de l’écran, ce corps continue de vivre dans l’ombre qui hache les flashs de lumière : dans de longs couloirs vides, les néons se dérèglent et la lumière cille, le monstre se déplace par saccades. L’effroi ne naît pas de la crainte de corps capables de parcourir les profondeurs de l’espace plus rapidement que nous, mais dans la capacité de ces corps à nier la profondeur même de

l’espace. La description de l’image vidéo que fait Pascal Bonitzer dans son article « La Surface vidéo »1 rejoint à ce titre notre idée d’un espace digital redéfini, où la présence des corps n’est plus une question de déplacements conflictuels de volumes, mais un problème de pures dispositions de surfaces :

« L’espace de la vidéo est de pure surface, c’est pourquoi on parle à propos de l’image électronique non de « mise en scène » mais de « mise en pages ». Il n’y a pas de profondeur stratifiée en une échelle de plans, ni de coexistence plus ou moins conflictuelle – et donc propice au récit, à la narration, au drame – de corps, mais une incrustation sans conflit, un jeu de papiers découpés, comme si tous les corps étaient libérés de la profondeur et de la pesanteur et s’étalaient en surface comme des cartes. »

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In Pascal Bonitzer, Le Champ aveugle : essais sur le réalisme au cinéma, ed. Cahiers du Cinéma Gallimard, 1982

Kaïro

Kiyoshi Kurosawa


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Ce « jeu de papiers découpés » est, dans Kaïro et The Ring, d’autant plus glaçant qu’il ne touche que certaines créatures du film : les héros, pauvres êtres organiques, traînent leurs volumes et leurs masses comme des lests faces à des monstres « libérés de la profondeur et de la pesanteur ». Il n’y a effectivement pas de conflit entre ces deux espèces de corps cinématographiés : l’un appartient pleinement à l’écran, y surgit et s’y dissimule. Il en provient, tandis qu’on y a laissé tomber l’autre : il y a échoué et doit y survivre comme un naufragé sur une île déserte où il ne rencontre aucune familiarité. La fiction se déroule alors comme un processus de dévoilement des corps horrifiques. Dans un premier temps, on les considère comme étrangers, agressifs, de banales créatures sauvages qu’il s’agit, en somme, d’affronter comme on affronterait toute autre créature de ce monde. Mais le second mouvement est décisif. C’est un temps de retournement où l’on se rend compte que l’affinité entre le monstre et le régime d’images qui le produit est infiniment supérieure à celle qui lie le héros humanoïde à son univers diégétique. Ce héros devient alors un antigène à l’échelle de l’organisme digital. Plus récemment, les images sourdes et cauchemardesques d’Under the Skin (Jonathan Glazer, 2014) montrent le passage de deux corps entre un état de l’image cinématographique et un autre. Dans la séquence en question, on perçoit le devenir des corps guidés par leur désir jusque dans ce bain épais,

que l’on comprendra comme l’équivalent d’une chambre noire digitale, où l’image se convertit et change de régime. Deux corps masculins sont immergés, l’un d’eux semble s’y trouver depuis moins longtemps que l’autre. Selon des gestes lents, il observe son propre corps et son environnement, cherche à toucher la main de l’autre homme mais la retire vivement à son contact. Puis, ces êtres nus se figent presque : d’un plan à l’autre on les retrouve flottant lentement pendant quelques instants avant de se crisper, de se froisser sur eux-mêmes et de flotter à nouveau, ayant perdu leur profondeur, leur épaisseur. Ni une lyophilisation, ni une réduction, ni un embaumement, ni une séparation de l’enveloppe et du contenu charnel. La description de cette transformation ne trouve pas d’image adéquate dans les processus de traitement du corps organique. On parlera alors de nouvelles modalités du visible : le tangible se transforme en faisceaux de lumière, en phosphorescence et en transparence, comme des créatures sous-marines, produits de leur propre luminescence. Peut-être comprendon alors que les enjeux du corps cinématographié à l’heure de l’image numérique ne se jouent pas uniquement dans la capacité de ces corps à renvoyer la lumière, à apparaître en tant qu’objets réfléchissants. Les « Mimics », comme les fantômes électriques et vaporeux de Kaïro et de The Ring, coexistent avec le clignotement lumineux de l’écran numérique : ils lui correspondent. Les créations phosphorescentes de Glazer poussent l’affinité avec cette lumière singulière jusqu’à l’absorber, sous la peau. Rémi Lauvin

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Birdman

Alejandro Gonzalez Iñárritu

Sans se brûler les ailes

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raîchement couronné aux Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario original et meilleure photographie), Birdman marque le retour triomphant d’Alejandro Gonzalez Iñárritu sur le devant de la scène. Birdman est une histoire de rédemption. La rédemption de Riggan Thomson qui incarna autrefois un super-héros dans une franchise de films au succès mondial. C'est Michael Keaton qui prête ses traits à Thomson, lui qui était sous le masque de Batman à l’époque Tim Burton. Ce choix constitue moins un clin d’œil qu'une réelle mise en abîme car le film porte sur le rapport de l'acteur au réel. La gloire passée et ce statut d'acteur de blockbuster qui lui colle à la peau vont le pousser à monter une pièce à Broadway. Le film se concentre sur les 48 heures du lancement de la pièce. L'obsession du réalisateur mexicain portait sur les destins croisés, sur des personnes qui ne se connaissent pas mais interagissent à distance. Dans Babel, un japonais vendait un fusil à un berger marocain et une balle perdue allait se loger dans le corps d'une touriste américaine. Le montage raccordait entre eux des personnages que des milliers de kilomètres séparaient. Dans Birdman c'est

l'exact opposé : on ne quitte jamais Broadway et c'est un unique plan-séquence qui jalonne le film. Les personnages se croisent dans les coulisses, établissant une certaine promiscuité. Ce tour de force est rendu possible grâce à des cuts dissimulés dans la pénombre, car c'est en fait un assemblage de douze plan-séquences. Ce n'est pas seulement une performance notable, c'est une immersion absolue pareille à un Gravity terrestre (les Mexicains ont la cote), les mouvements de caméra fluides et incessants apportent au film une ampleur somptueuse. Le choix d'écarter le montage et les artifices qui lui sont propres (du moins en apparence) est également cohérent avec l'univers théâtral dans lequel les personnages évoluent (le théâtre classique et sa règle d'unité d'espace-temps se retrouvent ici), il s'agit de faire primer la performance de l'acteur en confirmant la mise en abîme. Des acteurs en grande forme, Michael Keaton bien sûr, dont les sauts émotionnels sont rythmés et soulignés par une batterie jazzy, mais aussi Emma Stone dans le rôle de la fille de Riggan qui nous prouve qu'elle dispose réellement d'une palette émotionnelle. Edward Norton est fabuleux en acteur talentueux obsédé par la vérité dans


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le jeu, mais totalement incontrôlable, impulsif et égocentrique qui se positionne en rival de Riggan. Par ailleurs, ces deux personnages constituent les formes allégoriques des différents aspects du thème déployé dans le film. La fille de Riggan Thomson symbolise le présent qui contraste avec la gloire passée de Riggan ainsi que la modernité gouvernée par la suprématie d'internet et des réseaux sociaux dans laquelle il ne se retrouve pas. Elle explicite cela dans un monologue impressionnant qu'elle impose à son père. Quant au personnage incarné par Norton, sa fonction thématique est plus subtile, il constitue une sorte de miroir déformant de Rigan. Le « héros », cet acteur déchu, est sujet à des hallucinations schizophréniques, il entend la voix de Birdman, le super-héros qui fit sa gloire, et va même jusqu'à s'attribuer ses pouvoirs. Le personnage d'Edward Norton renvoie à la frontière mouvante et ambiguë entre la réalité et la fiction, le pastiche, le faux. Cette frontière si délicate à établir pour des acteurs pris dans le maelström de tourments inhérent à leur profession est aussi traitée de manière poétique avec les apparitions de Birdman qui déploient un univers qui évoquant l'imaginaire enfantin. Car finalement, un acteur est un être qui a su conserver et développer sa part d'enfance, capable de jouer au super-héros à 50 ans. Mais l'acteur est aussi confronté à des problèmes d’adultes, comme l’intégrité artistique qui est soulevée par la confrontation entre mainstream, blockbusters et art d'auteur, jugé plus « noble ». Le monde impitoyable du théâtre, soumis au succès, est presque régi par la critique. La critique est incarnée ici par le personnage d'une journaliste antipathique du Times, qui par ses écrits dans ce quotidien de référence a presque tout pouvoir sur le succès à venir de la pièce. Qu'Iñárritu se rassure, cette critique n'aura absolument aucun impact sur le succès de Birdman (Oscars obligent). Il sera de toute évidence reconnu comme un grand film méta, une œuvre riche portée par des acteurs au sommet de leur art, un humour pince sans rire et une mise en scène époustouflante. Birdman s'envole vers des sommets. Hadrien Peltier

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starship troopers Paul Verhoeven

Au XXIVème siècle, une fédération musclée fait régner sur la Terre l'ordre et la vertu, exhortant sans relâche la jeunesse à la lutte, au devoir et au sacrifice de soi. Mais aux confins de la galaxie, une armée d'arachnides menace l'espèce humaine....

Would you like to know more ?

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asciste, abrutissant, dangereux... Film de SF sanglant doublé d'un pamphlet politique hargneux, Starship Troopers ne s'est pas fait que des amis à sa sortie en 1997. Décidant de répondre aux attaques, le réalisateur Paul Verhoeven accepta de se plier à l'exercice du commentaire audio. Ou comment un banal supplément devint une expérience aussi radicale que le film en question... "Je suis un spectateur expérimenté. Starship Troopers n'est pas un film destiné aux spectateurs expérimentés. Il a été élaboré juste pour faire un maximum d'entrées auprès des jeunes Américains pendant un week-end de vacances, des puceaux accros aux jeux vidéos qui entrent dans une salle comme ils se mettent aux manettes d'un Doom Like, avec pour seul objectif de voir bousiller tout ce qui apparaît dans leur champ visuel." 1 La critique de Christophe Honoré permet au moins de synthétiser la condescendance dont le film fut victime à sa sortie. En effet, Starship Troopers ne souhaite pas davantage provoquer d'indignation facile qu'offrir un spectacle confortable. Du coup, le plaisir qu'il provoque est toujours voisin du discours qu'il véhicule et de celui qu'il vilipende. Comprendre : si la mise en images galvanisante du hollandais reste un modèle d'efficacité, elle demande néanmoins d’aller au-delà des apparences. Bonne nouvelle : la langue de bois est la grande absente de ce commentaire audio. Certes, connaissant le caractère de Verhoeven, il manquerait plus que ce soit l'inverse ! Mais sur un morceau de cinoche aussi instable, ça fait plaisir d'entendre un artiste trancher dans le vif. Accompagné par son scénariste Edward Neumeier dans l'exercice, les pièges du commentaire audio (paraphraser l'image, aligner les compliments à l'équipe) semblent n'avoir jamais existé avec les deux hommes.

"Je vais citer un article de Richard Schickel dans Time Magazine. Il a dit que le film dit peutêtre que la guerre fait de nous tous des fascistes. Puis il dit que les cinéastes n'ont pas du tout pensé à cela, car seuls les effets spéciaux les préoccupent. Mais je peux vous dire que le film, à notre avis, affirme que la guerre fait de nous tous des fascistes", explique d'entrée Verhoeven. Et Neumeir confirme : "C'est vrai. C'était le thème. La scène d'ouverture s'inspire des films de la 2nde guerre mondiale. Tout le film s'inspire des films de propagande réalisés à l'époque." Et le réalisateur d'en remettre une couche : "Oui, ce sont des films de propagande américains et bien sûr, il y a clairement un propos sous-jacent sur les films de propagande du Troisième Reich. Cela dit comment cette propagande fasciste, qui est apparente dans le film, devrait être comprise". Même pas deux minutes de film que le ton est donné. Le reste est à l'avenant et explore jusqu'à plus soif l'aspect agressif du long-métrage. Par exemple, alors qu'ils décrivent la première scène montrant Buenos Aires en ruines après avoir été frappée par un météore, Neumeier fait une parenthèse sur les réactions du public pendant que la caméra montre successivement le cadavre d'une femme (avec, à ses côtés, un homme ramassant une photo parmi les décombres) puis celui d'un animal. "Ici, on voit une victime humaine à laquelle les gens n'ont, en quelque sorte, pas réagi. C'est peut-être la femme de ce gars. Et là, Paul montre un chien qui, lui, a provoqué de vives réactions." Film violent, Starship Troopers est parfaitement conscient de sa démarche, le scénariste pointant ici du doigt l'empathie du public et son habitude à voir périr des milliers d'humains dans les films catastrophe du moment que les toutous ont la vie sauve ! Si Starship Trooopers a le courage de ses opinions, ce n'est donc pas pour rien : Verhoeven explique ici ses choix de mise en scène, ne rate jamais une occasion de rebondir sur les sujets les plus brûlants (les plans qui citent ouvertement Leni Riefenstahl, la caractérisation des personnages féminins, la violence frontale des passages guerriers...) et adresse une sacrée leçon de choses à la concurrence en matière d'implication artistique, de conscience politique et d'audace sémantique. Alors, film au second degré ou film sérieux nécessitant un second niveau de lecture ? Les deux, et c'est bien ce qui rend passionnante l'écoute de ce commentaire audio franc du collier. Car si le long-métrage reste jubilatoire bientôt vingt ans après sa sortie, c'est bien grâce au propos acide et au sens du spectacle de son metteur en scène, choc frontal entre des jeunes militaires extrémistes et une armée d'insectes prêts à les mettre en morceaux. Considérant la hargne de son soustexte, il ne reste plus qu'à savourer l'aventure. A moins, bien sûr, de se refuser à voir l'ironie mordante qui habite Starship Troopers. A propos, on regrette que ce précieux commentaire, plat principal des suppléments DVD, soit le grand absent du Blu-ray paru en 2007... Guillaume Banniard

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In Christophe Honoré, «Peep show troopers», Cahiers du cinéma n°253, Avril 1998, p.8


Le monde sous une capuche

Winnipeg mon amour Guy Maddin

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innipeg mon amour est un docu-fiction réalisé par Guy Maddin qui dresse le portrait de la ville natale de son réalisateur. Je ne l'ai vu qu'une fois il y a un ou deux ans, je ne me souviens pas de tout ce dont traitait le film (il me semble bien qu'il relatait quelques aspects économiques de Winnipeg, de la construction et déconstruction de monuments et bâtiments fameux de la ville), en tout cas le registre est celui de la nostalgie (le film est raconté à la première personne), du sentiment de garder le poids de sa ville en soi, et sûrement d'autres choses encore. Mais ce qu'il en reste agit encore sur moi. Comment cela se fait-il que Guy Maddin ait réussi dès les premières séquences dans le train à entrer dans mes propres souvenirs, ouvrir ma boîte à secrets, toucher des sensations et des plaisirs que j'ai vécus enfant et que je pensais être le seul à connaître ? Le lien qu'entretient Winnipeg mon amour à l'enfance est pour ma part bien plus fort que celui tenté (et réussi aussi, mais dans une moindre mesure) par Boyhood: plus que de relater cette période de la vie d'un point de vue anecdotique, il s'agit de revivre la même excitation ressentie lorsque l’on rentre à la maison le soir dans la voiture de ses parents, et d'y dormir la tête posée sur la fenêtre. « L’émotion ne vaut que si elle est réelle » disait Larry Clark après la projection de The Smell of Us, et Winnipeg fait partie de ces très rares films qui m'ont paru comme des vérités absolues, qui ont fait réapparaître des images comme des souvenirs oubliés (dans ma mémoire: le soleil blanc frappant sur les HLM d'En avant jeunesse, le générique de Twin Peaks et la première partie en vespa de Journal intime, autres grands œuvres urbaines) ; c’est en cela je pense que l’artiste atteint son but. L'étrangeté de Winnipeg mon amour est de celle de David Lynch, mais c'est au prix d’une grande chaleur et bienveillance, à l’inverse de la peur et froideur qui découle généralement des films du réalisateur de Lost Highway. C'est que le cinéma de Maddin est fait de la chaleur des gants et des foulards, des marches sous la lumière des lampadaires dans les rues tempétueuses des villes en hiver, d’une vieille musique qui passe à la radio, de la démarche d’une mère quand elle monte les escaliers de la maison, vue de notre chambre... Le film a beau être par moments tragique, je n'arrête pas de penser qu'il est très réconfortant et me veut du bien. Tom Palumbo

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Dupieux, ce drôle d’Oizo

rubber

Quentin Dupieux

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e 18 février sortait Réalité, le nouveau film de Quentin Dupieux. Le cinéaste n’en est pas à son coup d’essai ; Steak en 2007, Rubber en 2010, Wrong en 2012 et Wrong Cops en 2013 l’ont déjà installé sur un fauteuil confortable d’artiste indépendant « hype ». On pourrait aisément dire, si l’on n’avait pas de retenue, qu’il fait partie des mecs les plus « cool » du monde. Dupieux est aussi musicien quand il ne fait pas des films. Sous le blaze de Mister Oizo, il est membre à part entière du label Ed Banger, véritable figure de proue de la French Touch créée par l’ancien manager des Daft Punk, Pedro Winter aka Busy P, et qui compte dans ses rangs des artistes comme Justice, Mister Flash et Kavinsky. Musicien, lui ne se considère pas comme tel, il préfère mettre en avant son travail de cinéaste que sa « musique de cochon » comme il se plaît à l’appeler. Une musique faite de boucles infernales répétitives et de nappes de synthés presque agressives, anti-musicales, mais agencées de manière à interpeller l’organique et l’inconscient.

Après avoir réalisé Nonfilm en 2001, un moyen-métrage formellement disjoncté et foncièrement barré, il se retrouve à diriger Eric et Ramzy dans Steak, qui connut un échec commercial et critique cuisant – sans mauvais jeu de mots. En effet, promu comme une énième comédie d’Éric et Ramzy, le spectateur moyen ne s’est pas retrouvé dans cet OVNI absurde, pourtant porté par l’un des meilleurs aspects du jeu comique d’Éric et Ramzy, bien trop souvent sous-exploité. Le film n’a pas vraiment de début ni de fin, en somme il enclenche parfaitement la filmographie de Dupieux. Rubber en 2010 poursuit ce désir de singularité (le mot est bien choisi, « anticonformisme » ayant cette connotation de « hippie » sur le tard). Avec ce film, son univers bizarre est étoffé : on suit un pneu tueur en série qui sévit dans une bourgade à l’allure de ville fantôme de western – la scène où le pneu prend vie y est d’ailleurs superbe, le cadrage qui magnifie le pneu devient

la plume qui écrit la figure de style de la personnification. L’introduction de Rubber où l’on voit un policier s’adresser directement à la caméra et discourir sur le « no reason », soit la récurrence des éléments incohérents et non justifiés dans les films populaires qui ont marqué notre époque, est magistrale. Ce discours tente de justifier non sans humour le geste de Dupieux. Dans Steak, la force de l’humour enfantin d’Éric et Ramzy venait appuyer l’absurdité régressive ambiante, dans Rubber c’est davantage une véritable réflexion sur le cinéma qui est déployée. Toutes les actions du pneu se déroulent devant un groupe de spectateurs encadrés venus assister au « spectacle ». Pour que le pneu arrête de tuer, il faut que les spectateurs arrêtent de regarder, il faut qu’ils se délestent de leur fonction spectatorielle. Cela n’étant pas de leur goût (ils préfèrent continuer à regarder ce spectacle macabre), l’équipe qui les encadre n’a d’autre choix que de les tuer en leur servant une dinde empoisonnée. Dupieux expose ici une


liés par un fil rouge, c’est une succession de gags et de non-sens tous plus drôles et malfaisants les uns que les autres. C’est certainement l’objet cinématographique qui ressemble le plus à Dupieux, du moins à la musique de son alter ego Mr Oizo : une boucle infernale, crade et bruyante. Par ailleurs, Dupieux se projette dans le personnage interprété par Eric Judor (flic borgne qui veut percer dans le milieu de la musique électro) qui renvoie à lui-même lorsqu’il débutait dans la musique et qu’il a vu beaucoup de portes se fermer avant que son morceau Flat Beat soit choisi pour une pub Levi’s. Wrong Cops est aussi le seul film dont il est l’unique compositeur de la bande son. Le film est donc cohérent dans son ensemble, entre sa forme et son fond : l’image est lourdement surexposée, floutée à certains endroits dans le cadre, donc sale. Dupieux réussit à obtenir un tel rendu en faisant parler son côté bricoleur, il a encastré une vieille lentille des années 60 sur un Canon 5D. C’est à n’en pas douter, l’un de ses meilleurs films, et il réussit ici un vrai geste d’auteur indépendant. Indépendant dans son sens original et insoumis à l’industrie du cinéma. C’est un magistral doigt d’honneur adressé aux codes du cinéma classique et à la primauté de la narration. Avec Réalité, il retourne tourner aux États-Unis, mais cette fois il lie ses deux lieux d’attache à travers un casting francoaméricain. Ce n’est plus Eric Judor (qui était présent dans Steak, Wrong et Wrong Cops) qui interprète l’antihéros léger et attachant, c’est Alain Chabat qui joue un cadreur de télévision qui souhaite réaliser son film d’horreur de série Z.

PENSÉES CINÉPHILES

réflexion sur la place du spectateur et son interaction avec le cinéma, ainsi que les frontières nébuleuses et mouvantes entre la fiction et la réalité. Wrong, sorti en 2012, était très attendu après l’accueil critique relativement positif de Rubber. On y suit Dolph, personnage lambda, sans réelle identité, qui recherche son chien Paul. Le chien a un nom d’humain et son maître un nom de chien, inversion drôle mais significative. Encore une fois l’histoire se déroule dans un monde étrange qui a tout en surface de l’Amérique contemporaine, mais où les codes sociaux sont complètement aléatoires selon les individus – en témoigne la scène hilarante du policier qui fait semblant d’aller se renseigner auprès de son collègue et qui ensuite revient et affirme haut et fort l’avoir fait à son interlocuteur. Ce « monde » possède aussi ses propres lois physiques : il pleut dans les bureaux, un palmier se transforme en sapin... Est établie une atmosphère dont seul Quentin Dupieux a le secret, toujours entre malaise et drôlerie. En tant que spectateur on est souvent coincé entre les deux, à l’image de son univers coincé entre deux réalités. Ce sont les mises au point récurrentes, passant du flou au net qui traduisent cette dualité alambiquée. Cependant Wrong atteint une certaine légèreté bienveillante par instants et demeure le film le plus poétique de l’œuvre de Dupieux à ce jour. Peut-être Dupieux a-t-il voulu s’écarter de cette aura poétique en réalisant un film brut et sauvage ? Wrong Cops est un film choral qui suit plusieurs sales flics allant de bavure en bavure. Construit comme un film à sketchs

wrong cops Quentin Dupieux

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Réalité déploie en premier lieu plusieurs arcs narratifs distincts: une petite fille, Reality, est obsédée par une cassette vidéo qu’elle a vu sortir des entrailles d’un sanglier que son « redneck » de père était en train de vider. Le personnage d’Alain Chabat donc, Jason Tantra, veut réaliser son film et s’adresse à un producteur incarné par Jonathan Lambert qui accepte de produire son film à la seule condition qu’il trouve le meilleur cri de l’histoire du cinéma – les entretiens entre les deux comiques « made in old canal+ » sont les moments les plus drôles du film. Un présentateur d’émission culinaire affublé d’un costume de rat est pris de violentes crises d’eczéma invisible. Un homme (Eric Wareheim, déjà dans Wrong Cops, d’une drôlerie désincarnée perturbante) fait des rêves étranges où il se travestit et se promène en Jeep. Progressivement, ces arcs narratifs parallèles vont se rejoindre. Une fois que ces pistes narratives se sont croisées, Dupieux va s’employer à les défaire, les renouer, les mélanger, en nouant une multitude de nœuds grossiers qui flamberont dans un final vertigineux. C’est ça, la force singulière de Dupieux : lorsqu’il s’attelle enfin à raconter des histoires, c’est pour

mieux les faire voler en éclats. Il crée ainsi un monde à plusieurs niveaux de réalités flottant entre le rêve et l’univers absurde et insensé qu’il a monté de toutes pièces au cours de sa filmographie grâce à ses gimmicks si particuliers. Ses gimmicks qui participeront à faire de lui l’unique fondateur d’un surréalisme moderne, digne héritier de cette folle époque. En effet, il ne cache pas l’influence qu’un Buñuel a pu avoir sur son œuvre. Beaucoup ont dit que Réalité était le film de la maturité pour Dupieux, ce n’est pas tout à fait vrai, parce que cela résumerait son œuvre à un jeu puéril et autosuffisant, ce qui serait réducteur. Il serait plus juste de dire que c’est le film dans lequel il pousse son univers au-delà de ses limites et où il crée une dégénérescence, se jouant de l’espace et du temps avec assez de culot pour rythmer Réalité en utilisant un seul et même embryon de mélodie (Music with changing parts de Philip Glass) qui revient inlassablement. Dupieux réussit son pari en prolongeant la réflexion sur le cinéma initiée par Rubber, et prouve que son univers bancal peut bel et bien s’inscrire dans le nôtre. Hadrien Peltier

réalité

Quentin Dupieux


Les filles du botaniste Dai Sijie

De la douceur

L

es histoires d'amour qui me touchent ne sont pas celles qui "finissent bien". Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants, ça ne m'intéresse pas. Je préfère la tragédie à la guimauve. Celles que l'on considère justement comme tragiques sont les plus belles, les plus marquantes. Et parmi ces histoires se trouve la plus mélodieuse. Non pas Roméo et Juliette, mais Li Min et Chen An. Li Min et Chen An, ce sont Les Filles du Botaniste. Film de Dai Sijie, cinéaste et romancier chinois à qui l'on doit Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise. Le film date de 2006, il raconte l'histoire de Li Min (Mylène Jampanoï), orpheline, qui va effectuer un stage chez un botaniste, réputé pour son talent et son autorité (Lin Dongfu). Elle y rencontrera sa fille, Chen An (Li Xiao Ran), et leur amitié va vite se transformer en une histoire d'amour, pure et passionnelle. Bien que le récit se passe en Chine, le film a été tourné au Viêt Nam car l'équipe n'avait pas d'autorisation de tournage pour le territoire chinois en raison du thème : l'homosexualité. Mais, Les Filles du Botaniste, c'est au-delà de ça. C'est une poésie, visuelle, auditive, narrative. Les paysages sont à couper le souffle, d'une beauté irréelle. La construction des plans est onirique. Les Filles du Botaniste c’est un voyage, au Viêt Nam, mais pas seulement. Un voyage dans l’univers de Li Min et Chen An au sein duquel cette dernière est notre guide. Nous nous y retrouvons avec elles au point que, parfois, c'en soit gênant. Nous aimerions les laisser seules, leur offrir ces moments rien qu'à elles. Ces moments secrets, empreints d'une incroyable douceur.

La douceur est aussi présente avec la musique. Eric Levi (Era) a fait un travail incroyable. J'écris ce texte en l'écoutant, et pas besoin de regarder le film, la bande originale suffit à me transmettre les images. Toute l'émotion du film y est présente. Ce film n'est pas un conte de fées. Les filles ne s'en sortiront pas. Un jour, le père d'An va découvrir la nature de leur histoire et s'en prendra à Li Min. Il fera une crise cardiaque et, avant d'y succomber, les dénoncera. Accusées d'avoir causé la mort du botaniste et d'homosexualité - crime passible de la peine de mort - elles seront exécutées. Leurs cendres seront jetées dans un fleuve. Elles seront ensemble à jamais. Cette scène est la plus belle du film. Appuyée par le sublime morceau d'Eric Levi et le rire des filles, cette fin n'est pas triste, au contraire, elle est criante de beauté et de liberté. Elle se clôture sur la magnifique vision de l'eau et des montagnes. Li Min et Chen An sont désormais libres ailleurs. Nous étions avec elles pendant 1h37, à présent elles arrivent à une intimité éternelle. Ça ne pouvait se terminer autrement. Ne les pleurons pas, soyons sereins pour elles. L'harmonie est omniprésente dans cette œuvre, y compris dans la voix de Mylène Jampanoï qui constitue en elle-même un argument pour visionner Les Filles Du Botaniste. D'une douceur et d'une musicalité sans pareilles, elle retransmet à la perfection le lyrisme de la langue chinoise. Française d’origine chinoise n’ayant pas de connaissances linguistiques et culturelles de ce pays, Dai Sijie ne voulait, au départ, pas d’elle pour ce rôle. Finalement tout s'est passé à merveille, et ce métissage offre une tonalité particulière lorsque Li Min s'exprime. Fermez les yeux et écoutez-la : elle représente une des plus belles voix du cinéma. Les Filles du Botaniste est donc un film débordant de qualités sur lequel il est difficile de mettre des mots sans se répéter. Beauté, sensualité, douceur, présentes dans chaque recoin du cadre, dans chaque fleur, dans chaque geste des filles, dans chaque plan. Davantage qu’un «simple» film, une véritable œuvre d’art. Lucie Lae

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Xavier Dolan

Présent éternel, s u b l i m e c o n ta g i e u x

PENSÉES CINÉPHILES

mommy

L

'amour est ce qu'il y a de plus beau au cinéma. Dans chaque image, dans chaque geste, au commencement de tous les combats, se trouve l'amour. C'est lorsqu'il se dévoile sous ses formes les moins attendues qu'il est le plus beau : surgi de nulle part, il éclate, rayonne et entache tout le reste. Je ne le considère pas comme allant de soi. Je refuse de croire que dans le septième art, l'amour puisse être une évidence. À mes yeux, et dans l'art, l'amour doit être ambigu. Sans ça, il n'appelle à rien d'autre qu'à lui-même et renvoie de manière autistique à ses propres qualités. Il doit être criblé de haine, d'indiscernabilité, de violence, de peine, de rage. Un film de guerre peut être un film d'amour. Un crime peut être une scène d'amour. La violence peut devenir érotique tout comme un regard peut suffire à ces bouleversements. Si je brandissais d'avantage ce point de vue qui est le mien, j'irais même jusqu'à affirmer qu'un film d'amour est moins un film d'amour que tous les autres. Où réside l'intérêt dans une scène attendue, mise en carton par un genre défini, de deux personnes s'adonnant l'une à l'autre de n'importe quelle manière qui soit ? Ainsi se dévoile ce qui se cache dans toute chose : par la magie du cinéma, par le pouvoir des images, par la justesse des acteurs et dans chaque décision de mise en scène, l'amour transpire. Toute décision cinématographique est motivée par ce sentiment aussi universel qu'immense, qui englobe tous les autres et se retrouve dans chaque débordement. J'éprouve des difficultés à me faire comprendre lorsque j'exprime mes réticences face à des films - auxquels je ne destitue en rien leur qualification de chef-d’œuvre par ailleurs - comme L'Aurore de Friedrich W. Murnau. Toutes ces caresses, tous ces baisers, toutes ces déclarations muettes mais encartonnés ne sont-elles pas trop pour parler de quelque chose d'aussi illisible que l'amour ? Pour moi, il n'existe aucune autre manière d'en parler qu'en l'évitant autant que possible. C'est dans cet éloignement qu'il est le plus fort et que l'on y revient inévitablement, avec d'autant plus de puissance et de justesse. Sceptiques, laissez-moi donc vous parler de Mommy. Chaque plan, chaque scène de Mommy est touchée par la grâce. De l'ouverture du film à sa clôture, rien n'est de trop. Les dialogues s’interpénètrent et communiquent avec une telle volupté qu'aucun mot n'est substituable. Si le format 1:1 et la langue québécoise peuvent surprendre au début, ils finissent par épouser le tout et le sublimer avec une force nouvelle. Par ces affirmations, je brandis les armes contre ceux qui affirment ces choix comme « hipster » et conjuguent les idées de Xavier Dolan à la mauvaise qualité d'un iPhone ou aux tribulations d'un jeune adepte d'Instagram. Je refuse de laisser quiconque dire ça. Lorsque la forme justifie le fond et que le fond permet une telle union avec la forme, il est impossible d'accuser l'esthétique de n'exister que pour elle-même. Steve, Kyla et Diane sont trois êtres d'un même triangle mais aussi d'un même rectangle parfait, celui de l'écran, celui qui les unit, les sépare, les déchire et les rend magnifiques. S'ils se mélangent dans un même carré, c'est pour mieux s'aimer - le temps d'un instant - dans le rectangle qu'ils finiront par former, de manière éphémère. Serrés dans le format principal de l’œuvre, ils se confondent, s'étouffent et s'aiment avec une telle force qu'il est difficile de condamner un tel choix, justifié et justifiable, qui n'a besoin de rien d'autre que du film pour prendre tout son sens. N'oublions pas, chers détracteurs, qu'une œuvre se juge par elle-même uniquement, et qu'elle ne doit pas renvoyer à quelques arguments ad hominem contre son auteur. L'auteur est une invention. Seule l’œuvre doit compter et s'émanciper du créateur pour voler de ses propres ailes.

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Mais qui sont ces personnages hauts en couleurs, frappés par une justesse cosmique qui les fait osciller dans les plans avec la beauté du vrai ? Die est une mère veuve à l'allure excentrique qui porte en elle la beauté d'un personnage incisif, impulsif et profondément touchant. Steve, son fils, est trempé dans cette ambivalence qui caractérise déjà un peu celle qui l'a enfanté : hyperactif, violent, doux, imprévisible et serré par un cœur qui l'étouffe à la fois de colère et d'amour. Kyla, leur voisine, devenue muette à cause d'un traumatisme, oscille entre une profonde froideur et une sensibilité à fleur de peau, une difficulté à trouver sa place et une pudeur constante à ne faire simplement que vivre et exister.

C'est sans la moindre démonstration dramatisante ou le moindre pathos que Xavier Dolan réussit à nous faire tomber amoureux de chacun de ces trois personnages. Ils se complètent, se réajustent avec puissance, et s'apportent mutuellement assez pour rayonner chacun les uns à travers les autres. Entremêlés dans des amours différents, ils se croisent sur le champ de bataille de leurs sentiments. Die aime sans concession son fils Steve qui le lui renvoie avec toute la maladresse d'un enfant gauche, qui confond l'amour charnel et l'amour maternel, qui ne sait comment appréhender les bouffées d'affection qui le gagnent. Dans cet amour-là, on retrouve toute l’ambiguïté d'une passion qui dépasse l'entendement

familial, qui franchit un brin la ligne des possibles pour nous offrir une éventualité nouvelle, tant choquante que douce. On se souvient alors de la pensée philosophique d'Edmund Burke : Le Delight, « sorte d’horreur délicieuse », comme une « tranquillité mêlée de terreur {...} ». Il nous dit la chose suivante : « Tout ce qui est propre à susciter d'une manière quelconque les idées de douleur et de danger, c'est-à-dire tout ce qui est d'une certaine manière terrible, tout ce qui traite d'objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c'est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l'esprit soit capable de ressentir. Je dis la plus forte des émotions, parce que je suis convaincu que les idées de douleur


Dans ces amours tactiles, lascifs, montagnes russes d'affection et de rage, se construit le beau Mommy. Les personnages prennent vie dans des images à l'esthétique douce, touchés par une sorte de présent éternel qui immobilise le monde le temps de deux heures et quart. Il n'existe plus sur terre que Die, Steve et Kyla. Leurs histoires

se cristallisent en un seul récit, figé dans le temps, ponctué de leurs rires, de leurs cris et de l’effervescence de leur relation, contagieuse et sublime. Ainsi Xavier Dolan réussit son pari de « créer des personnages et non des performances »1. Ce ne sont pas des larmes de tristesse qui coulent sur nos joues au visionnage de Mommy mais ce sont celles qui expriment un trop plein d'émotions variées, aussi vraies que nature, prodiguées par un film si humain qu'il est impensable de passer à côté. Chaque plan de Mommy est frappé de contagion, porté par un sujet aussi fort que possible : la mère et ses différentes facettes, aussi touchante que traitée avec intelligence dans un film qui, sans en douter, sait de quoi il traite. Je parlais d'amour au début de cette critique, et je voudrais boucler la boucle en expliquant en quoi je fais inévitablement le lien entre cette œuvre et ma conception de ce sentiment au cinéma. Dans Mommy, Xavier Dolan laisse naître entre les lignes des formes d'amour nouvelles, incertaines, criblées d'autres sentiments qui viennent leur amener une complexité comme on en voit peu. Le film s'achève sans avoir nourri en nous l'immonde happy-end prôné par les productions conventionnelles et aux diktats écœurants. Les personnages ont souffert, ils ont éprouvé le temps intradiégétique et notamment à travers des musiques qui dessinent leurs sentiments avec un tel brio que les réécouter vous troublera - mais pourtant... Leur fin n'est pas celle d'un retour au même. L'amour a laissé ses traces, inévitablement, mais sans avoir fait parler de lui explicitement, sans se montrer cru et ridicule. L'amour est passé sous silence : dans le regard, dans les gestes, dans la manière dont chaque plan communie avec le fond pour qu'ils s'apportent mutuellement, dans la musique, dans les ralentis, dans les choix de composition, dans les dialogues en apparence futiles, dans cette scène de danse aussi improbable que touchante. Toutes les émotions sont dans les autres lignes du film, celles construites par les spectateurs, ceux qui veulent bien nourrir l’œuvre de leurs interprétations. Les grandes souffrances sont laissées aux images ambiguës, les sentiments battent dans les détails, et la salle entière applaudit, gonflée d'amour et galvanisée. Parce que c'est sublime. Parce que c'est vrai. Parce que c'est comme ça que l'on fait du cinéma.

PENSÉES CINÉPHILES

sont beaucoup plus puissantes que celles qui viennent du plaisir. […] ». Die et Steve se meuvent dans ce sublime, aussi terrible que beau, qui réveille en nous la répulsion par instants et cet étrange magnétisme esthétique et moral qui s'y couple avec délice. Dans ce drame familial et dans le minuscule espace qui sépare encore Diane de son fils, vient se glisser Kyla. Fasciné par elle, Steve projettera à son encontre la même ambiguïté, du désir, de l'amour, le sentiment d'une mère. Aux antipodes de son caractère explosif, Kyla se laissera à son tour charmer par l'être entier qu'est Steve. Elle retrouvera la parole, fouillera dans son cœur, dans son corps, tout ce qu'elle refoulait par cette grande quiétude qui l'habite. Ainsi, ce superbe trio, soulevé par une interdépendance qui explose à l'image, va voir naître trois nouveaux êtres qui, au contact de l'amour, se révèlent un peu plus. Que dire de la caractérisation magnifique de Kyla, qui retrouve la parole et quitte la chrysalide de ses inquiétudes en chantant du Céline Dion dans une danse lascive avec Die et Steve ? Une des plus belles évolutions de personnage qui soit, portée par une actrice au talent sans bornes. Enfin, au-delà de ces liens déjà mêlés, se fera jour une troisième relation implicite, rendue majestueuse par ce qu'elle a d'incertain mais également parce que, paradoxalement, elle crève l'écran. Kyla et Die sont amies par la complicité, parentes à travers leur rapport à Steve, sœurs de souffrances et amantes dans le monde de la pensée. En les observant s'aimer, se perdre et se retrouver, il est tissé une idée, celle d'une possibilité d'amour, une nouvelle fois, bâtie sur les ruines de deux familles détruites par le deuil. Un amour qu'on ne citera pas, impossible et en deçà, dont Xavier Dolan a eu toute l'intelligence de taire la monstration - comme il aura eu le brio de ne pas nous révéler le passé de Kyla, de ne pas jouer sur les affects les plus faciles pour nous toucher en plein cœur. Le pari est réussi, le bouleversement vient sans concrétisation, dans le monde du possible donné par des images qui renferment en elle bien plus que ce qu'elles nous montrent.

Pauline Quinonéro 1

Extrait du Dossier de Presse officiel du film.

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la russie contemporaine d ’A n d r e ï Z v i a g u i n t s e v

Le banissement Andreï Zviaguintsev

S

ans être extrêmement productif, Andreï Zviaguintsev s'impose comme l'une des figures les plus importantes du cinéma russe contemporain. Ce natif de Sibérie débute comme acteur de télévision dans les années 1980 avant de connaître son premier succès international en 2003 avec Le Retour. Coup d'essai, coup de maître : Zviaguintsev remporte le Lion d'Or de la Mostra de Venise. Des rives du lac Ladoga aux HLM moscovites, des plages de la mer de Barents à la taïga verdoyante, les quatre longs-métrages réalisés par Andreï Zviaguintsev, sortis en France depuis 2003, cristallisent une atmosphère unique au monde : celle de la Russie, qu'elle soit rurale, péri-urbaine, mystique, technocratique ou postsoviétique. Comment filmer ce pays après que Kalatozov, Tarkovski, Mikhalov et Sokourov s'en soient chargés ? Zviaguinstev s'est démarqué tout en conservant ces influences inévitables. Bien que Le Bannissement, son

deuxième film, semble être habité de façon obsessionnelle par Le Miroir de Tarkovski, on sent dans ce cinéma une volonté d'absolument tout maîtriser à la perfection, une pulsion artistique dévorante qui pousse Zviaguintsev à mener son film avec le lyrisme d'un opéra. La musique orchestrale d'Andreï Dergatchev s'accorde parfaitement avec le caractère tragique de l'intrigue, mettant en scène le délitement progressif d'une famille russe venue passer quelques jours de congés dans la vieille maison de campagne ayant appartenu au grand-père décédé. À grands renforts de Cinémascope, la taïga russe et ses plaines quasi-désertes constituent un décor de rêve pour le cinéaste, virtuose dans ses choix de cadrage et de montage, n'hésitant jamais à faire durer ses plans, sans pour autant verser dans le tout-contemplatif : la direction d'acteurs et le scénario sont

tout autant maîtrisés et contribuent à la puissance de cette œuvre. Plus léger, son premier longmétrage, Le Retour, fit comme nous le disions un triomphe à la Mostra de Venise. Cette chronique familiale traite du retour soudain d'un père, Konstantin Lavronenko, au sein de la cellule familiale, venu embarquer ses deux fils pour un voyage à travers les étendues sauvages de la Carélie, au nord de SaintPétersbourg, où ils feront face à la vie sauvage et à l'autorité d'un père qu'ils vont devoir apprendre à connaître. Cette figure réapparaît sous les traits du même acteur dans Le Bannissement. Cette fois, c'est lui qui se retrouve confronté à la dureté de sa famille qu'il croyait pourtant maîtriser avec la poigne d'un père de famille dur mais juste. C'est après ce film que l’œuvre de Zviaguintsev


PENSÉES CINÉPHILES

prend soudain une tournure à la fois bien plus contemporaine et bien plus politique. Dans Elena, l'héroïne qui donne son titre au film est une femme mûre, mère d'un fils à la fois chômeur et père de famille, et seconde épouse d'un technocrate moscovite. Elena côtoie donc deux univers : la luxueuse demeure de son mari, et l'immeuble délabré où vit son fils avec sa femme et leurs enfants, rythmé par l'alcoolisme, les bagarres et les coupures de courant. Avec au milieu sa belle-fille, prête à tout pour récupérer l'héritage de ce père qu'elle méprise. Encore une fois, il est question de rapports de force familiaux, mais avec une dimension politique beaucoup plus explicite : il s’agit d’évoquer les problèmes d’inégalités sociales qui gangrènent le pays. Dans Leviathan, son dernier

film et peut-être son meilleur, Zviaguintsev prend le problème politique à bras-le-corps : cette œuvre narre le bras de fer juridique et psychologique qui oppose le propriétaire d'une maison à un oligarque qui vient d'acheter le terrain, situé au bord de la mer de Barents, audelà du cercle polaire. Le Ministère de la Culture russe a donné son feu vert pour la réalisation de ce film éminemment politique qui n'hésite pas à mettre en scène les liens sulfureux entre le pouvoir russe et l'église orthodoxe, ce qui n'a pas manqué de déclencher un scandale dans le pays de son auteur. Il n'en reste pas moins un film passionnant, aux accents tragi-comiques, les scènes puissamment dramatiques côtoyant des instants truculents, comme la scène durant laquelle les personnages improvisent un stand de tir avec pour cibles des

portraits officiels d'anciens dirigeants soviétiques, souvent accompagnés de rasades de vodka. Le territoire russe s'étendant sur 17 millions de km², on ne peut deviner dans quel recoin Andreï Zviaguintsev choisira de poser sa caméra pour son prochain film ; néanmoins, ce que l'on sait, c'est qu'on peut avoir confiance en ses choix d'auteur pour nous permettre de découvrir une nouvelle facette de son pays. Et souhaitons que d'autres jeunes réalisateurs lui emboîtent le pas, pour que la Russie accapare l'attention des médias autrement que par ses choix géopolitiques. Léo Miaud

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DOSSIER

en

Toiles Lumière

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Vicky Cristina Barcelona Woody Allen

La peinture et le cinéma

L

a peinture était présente au cinéma dès les débuts du 7ème Art. Les premières formes de cinéma graphique, en 1833, étaient des peintures qui synthétisaient la complexité du mouvement en le découpant image par image. Ces travaux ont donné naissance à une nouvelle perception visuelle, inspirée des recherches de capture de mouvement dont l’aboutissement fut l’invention du cinématographe. Depuis cette époque, on a retrouvé plusieurs formes de manifestations de la peinture dans le cinéma. On distingue par exemple des artistes d’autres disciplines devenus réalisateurs. Parmi les plus connus, l’ont peut citer Jean Cocteau, metteur en scène de La Belle et la Bête (1946), artiste pluridisciplinaire (peinture, poésie, dessin..), par ailleurs ami de Picasso et de Modigliani. On pense également à Fritz Lang, pilier de l’expressionnisme cinématographique et architecte de formation, qui filma un dragon de 16 mètres fabriqué pour les besoins de Die Niebelungen (1924), ainsi que les robots de Metropolis (1927). Die Niebelungen (1924) ainsi que les robots de Metropolis (1927) ; deux manières de renforcer l’impact pictural de ses longsmétrages. Citons également David Lynch, ancien étudiant de la Pennsylvania Academy of the Fine Arts, passé maître des atmosphères inquiétantes, parfois oniriques, avec ses « drones », ces bourdonnements qui pénètrent insidieusement l’esprit du public, mêlées à des idées proches du surréalisme. Contemporain du metteur en scène de Mulholland Drive, le dessinateur Tim Burton ne cache pas l’influence de l’expressionnisme allemand avec ses créatures tour à tour macabres et attirantes, d’où émane un charme digne des histoires d’Edgar Allan Poe. Enfin, difficile de ne pas citer Salvador Dali et Luis Buñuel, dont l’oeuvre commune Un Chien Andalou (1929) reste le mètre-étalon du surréalisme à l’écran. De façon moins évidente, il est possible de déceler l’influence de William Blake dans des films aussi dissemblables que Dead Man (1995) de Jim Jarmusch, et Dragon Rouge (2002) de Brett Ratner.


DOSSIER

Si leur mise en scène ne se réclament pas automatiquement des œuvres qu’ils présentent, les biopics sur les peintres sont nombreux. Parmi les plus récents : Big Eyes (2014) de Tim Burton, basé sur la vie de Margaret Keane dont le talent fut usurpé par son mari, et Mr. Turner (2014) avec Timothy Spall dans le rôle de celui que l’on surnomme « le peintre de la lumière ». Récent lui aussi, La Ronde de la nuit (2008) du réalisateur Peter Greenaway (l’homme étant également plasticien), avec son titre emprunté à la toile éponyme de Rembrandt, semble citer à chaque cadre la lumière et les compositions des travaux du maître. Chez les femmes, retenons l’intéressant Frida (2002) basé sur la biographie Frida: A Biography of Frida Kahlo, avec Selma Hayek dans le rôle principal. Modigliani, quant à lui, eut droit à deux adaptations notables : Les Amants de Montparnasse (1958) et Modigliani (2004). A ce titre, il nous faut mentionner son adversaire de pinceau : Picasso, joué par Anthony Hopkins dans Surviving Picasso (1996) puis peignant chez Clouzot dans le documentaire Le Mystère Picasso. Les peintures elles-mêmes peuvent aussi tenir un rôle central au cinéma, comme dans Rêves (1990) d’Akira Kurosawa où le héros va littéralement se promener dans un tableau de Van Gogh à un moment précis, et parlera même à l’artiste alors que celui-ci est à l’oeuvre dans un champ (le fameux peintre étant incarné par Martin Scorsese). Dans cette même catégorie, nous pouvons trouver un film intitulé Bruegel, le moulin et la croix (2011) de Lech Majewski, long-métrage conçu comme un tableau vivant qui nous projette parmi des personnages vus sur la toile, et permettant au public de suivre leur quotidien. Le film est basé sur le livre de Michael Francis Gibson, Le Moulin et la croix, où se trouve une analyse du tableau La procession au Calvaire de Pieter Bruegel l’Ancien (1564). Certains films à la démarche moins franche font de la peinture un support pour s’inspirer librement de la vie de leurs auteurs, comme Girl With a Pearl Earring (2003) ou Les Fantômes de Goya (2005). Notons également New York Stories : Life Lessons (1989) où Nick Nolte, dans le rôle d’un peintre, évolue au sein d’une histoire dont les Rolling Stones occupent une place en arrière-plan. De façon plus anecdotique, l’art pictural est utilisé dans de nombreux longs-métrages en tant que simple toile de fond, comme dans Da Vinci Code (2006). Plus intéressant, des longs-métrages s’en servent en tant qu’outil de caractérisation. Nous trouvons des exemples dans The Big Lebowski (1998) via le personnage de Julianne Moore, et dans Vicky Cristina Barcelona (2008) où Penelope Cruz incarne une peintre survoltée. De même, l’art pictural peut servir de décor lorsqu’un scénario investit un haut lieu culturel, tel le musée dans ​​Sueurs froides (1959), ou encore être sollicité comme c’est le cas dans Le Portrait de Dorian Gray (1945), dont la peinture créée spécialement pour le film par Ivan Albright est maintenant préservée par l’Art Institute of Chicago. C’est entendu, un film est une œuvre Un commune, composée de plusieurs éléments épars et donc loin de l’intimité que requiert, pour les œuvres réalisables sans aide

extérieure, le lien entre le peintre et sa toile. Pourtant, nombre des départements à l’oeuvre dans la création du « faux réalisme » dont le cinéma sait faire preuve entretiennent des liens visibles avec l’art pictural, ou au moins avec ses outils. Ainsi, nous pensons au maquillage, aux décors, aux effets spéciaux et aux accessoires. Sans ces éléments visuels, le cinéma perdrait de son pouvoir d’illusion. En cela le 7ème Art, qui recourt à tous ces talents, doit beaucoup Georges Méliès, premier réalisateur à ne pas avoir simplement organisé et tourné ses films mais qui a aussi préparé tous les costumes, décors et maquillages nécessaires. Dans le même ordre d’idée, un outil aussi intéressant que le storyboard renvoie également aux notions de croquis et d’esquisse, le dessin allant servir de support pour les futurs cadres en plus de minimiser les coûts de production par un solide travail en amont du tournage. Le maître du suspense, Alfred Hitchcock, a d’ailleurs dessiné lui-même des storyboards pour ses films. Enfin, plus largement, la chaîne de fabrication du cinéma d’animation réclame nombre de techniques pouvant se rapporter à l’art pictural, ou du moins s’en rapprocher, les artistes partant de zéro pour créer l’univers des longsmétrages... Au fil des ans, la peinture a influencé le cinéma, et réciproquement. Les cinéastes qui tendent vers cet art voisin travaillent et mettent en avant la composition de leurs plans, la lumière pouvant en souligner les thématiques profondes. De cette façon, ils parviennent à recréer ce qui nous attire tant chez les grands maîtres sans pour autant affadir ce qui en fait l’essence. Pour approfondir ce sujet, nous vous invitons à consulter le livre Cinema and Painting : How Art Is Used in Film écrit par Angela Dalle Vacche, qui en prenant pour exemples les œuvres de cinéastes comme Godard, Rohmer, Murnau et Antonioni, explique cette relation spécifique et la façon dont la peinture a enrichi une forme de modernité cinématographique. Nina Bednarz

chien andalou

Luis Buñuel et Salvador Dali

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melancholia

Dogme en liberté

Lars Von Trier

I

l y a mille façons, dans un film, de faire une citation (qu'elle soit cinématographique, picturale, littéraire, etc). Selon le contexte, on peut y voir un héritage culturel autant qu'un clin d'œil, un hommage. Récit des derniers jours du monde par le prisme d'une famille coupée du monde, Melancholia fait de la citation un usage étonnant. Ses fans comme ses détracteurs sont au moins d'accord là-dessus : Lars Von Trier est un sacré personnage. Ayant entamé sa carrière par des recherches plastiques majoritairement bichromes (le noir & blanc d'Epidemic, les teintes sombres et ambrées d'Element of crime), le cinéaste aura, dans les faits, renié cette première période au mitan des années 90 quand il co-signa le fameux Dogme 95 avec son compère Thomas Vinterberg. Dans ce manifeste, présenté par ses auteurs comme un "vœu de chasteté", dix règles de conduite son édictées pour enlever tout artifice à la mise en scène. « Vœu de chasteté Je jure de me soumettre aux règles qui suivent telles qu'édictées et approuvées par Dogme 95.


1. Le tournage doit être fait sur place. Les accessoires et décors ne doivent pas être amenés (si on a besoin d'un accessoire particulier pour l'histoire, choisir un endroit où cet accessoire est présent). 2. Le son ne doit jamais être réalisé à part des images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée). 3. La caméra doit être portée à la main. Tout mouvement, ou non-mouvement possible avec la main est autorisé. (Le film ne doit pas se dérouler là où la caméra se trouve ; le tournage doit se faire là où le film se déroule). 4. Le film doit être en couleurs. Un éclairage spécial n'est pas acceptable. (S'il n'y a pas assez de lumière, la scène doit être coupée, ou une simple lampe attachée à la caméra). 5. Tout traitement optique ou filtre est interdit. 6. Le film ne doit pas contenir d'action de façon superficielle. (Les meurtres, les armes, etc. ne doivent pas apparaître). 7. Les détournements temporels et géographiques sont interdits. (C'està-dire que le film se déroule ici et maintenant).

8. Les films de genre ne sont pas acceptables. 9. Le format de la pellicule doit être le format académique 35mm. 10. Le réalisateur ne doit pas être crédité. De plus, je jure en tant que réalisateur de m'abstenir de tout goût personnel. Je ne suis plus un artiste. Je jure de m'abstenir de créer une « œuvre », car je vois l'instant comme plus important que la totalité. Mon but suprême est faire sortir la vérité de mes personnages et de mes scènes. Je jure de faire cela par tous les moyens disponibles et au prix de mon bon goût et de toute considération esthétique. Et ainsi je fais mon Vœu de Chasteté. Copenhague, Lundi 13 mars 1995 Au nom du Dogme 95 Lars Von Trier, Thomas Vinterberg » Suivant autant que possible ces préceptes, LVT se priva donc de cinéma de genre pendant plusieurs années, à l'exception notable de Dancer in the dark ; un projet si "dogmatique" dans ses parti-pris qu'il fait néanmoins figure d'exception dans la comédie musicale. Son grand retour à un cinéma plus visuel, il le fera en 2009 avec le controversé Antichrist. Alors qu'on le croyait reparti pour un cycle organique et dérangé proche de ses

premiers travaux, l'homme livrera avec Melancholia, en 2011, une synthèse de ses deux versants. Ce drôle d'objet mêle en effet les deux tendances plastiques, diamétralement opposées, qui ont jusqu'ici façonné la carrière du Danois. Ou plutôt, elles se côtoient au sein du long-métrage jusqu'à former un objet hybride. Pour ce faire, le cinéaste construit son film sur une alternance de styles dont il ne cherche pas à mesurer les heurts, certains préceptes du Dogme y croisant des compositions extrêmement sophistiquées. Pour faire cohabiter ces deux pôles, LVT choisit de légitimer son approche par l'art pictural. Retors, il n'emploie pas la citation comme mode d'emploi de son œuvre mais donne vie dès sa séquence introductive à des visions directement inspirées par Chasseurs dans la neige (Peter Bruegel, 1565). Une introduction qui ne s'inscrit d'ailleurs pas intégralement dans le champ du 7ème Art, sa durée insatiable (8mn) et la présence écrasante du Tristan & Isolde de Wagner apparentant cette première séquence à une ouverture, au sens opératique du terme. Quelques minutes à la facture technique ouvertement artificielle et dont les tentatives de mise en scène (dilatation du temps, musique qui occupe à elle seule toute la bandeson...) ne seront plus réitérées ensuite.

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Chasseurs dans la neige Pieter Bruegel

entre les obligations du Dogme et des aspirations visuelles moins restreintes, cette alliance contre-nature devenant la traduction visuelle de l'état mental de Justine.

Dans le commentaire audio du film, le cinéaste explique par exemple qu'il a posé une source lumineuse au pied de chaque arbre de la forêt au sein de laquelle évolue le personnage de Justine interprété par Kirsten Dunst. Au réalisme "dogmatique" à venir, Von Trier offre donc en introduction une série de photogrammes que certains n'ont pas manqué de taxer de grandiloquents, ces images étant aussi illogiques en termes de réalisme que riches de sens d'un point de vue thématique. Au cours de ces huit minutes, le cinéaste dresse un pont entre les prémisses de son œuvre et Chasseurs dans la neige. D'une part en indiquant clairement sa source d'une manière peu conventionnelle (l'un des plans nous présente la toile en train de brûler, les cendres s'invitant dans la composition du cadre) et d'autre part en en donnant sa propre interprétation au fil de cette parenthèse prédictive. La citation pure reviendra plus tard, lors du court passage où Justine, seule dans une bibliothèque de la maison, change la disposition de livres ouverts sur une étagère d'exposition pour mettre en avant une illustration en particulier : le même Chasseurs dans la neige. Un passage où se fait d'ailleurs réentendre Tristan & Isolde, toujours de façon extradiégétique

(donc à nouveau en totale contradiction avec le second précepte du Dogme 95) mais cette fois-ci accompagné des bruitages diégétiques de la scène. La caméra portée tire également l'œuvre vers la période Dogme 95 du cinéaste, le cortège familial et la vaste demeure traînant dans leur sillage le souvenir du Festen de Vinterberg (1998). Aucune justification scénaristique n'accompagne l'acte de Justine, laissant supposer au public qu'il s'agit d'un désir spontané dû aux goûts du personnage où à son état mélancolique de plus en plus prononcé. Inutile d'un point de vue dramaturgique, ce passage fait office de note d'intention en soi alors même que cette dernière intervient a posteriori de son accomplissement esthétique (la longue introduction, donc). Tout comme Von Trier annonçait la finalité inéluctable de Melancholia dès ses premières minutes, il fait du geste de sa comédienne un aveu quant à l'obédience plastique du longmétrage. Considérant les liens qu'entretient Von Trier avec ce personnage (ainsi qu'avec Kirsten Dunst, la comédienne ayant elle aussi traversé une phase de dépression durant les années 2000), héroïne qui passe sans crier gare d'un état d'humeur à un autre, il n'est pas interdit de voir Melancholia comme un film bercé, ou plutôt tiraillé

Le tableau de Bruegel, tel qu'utilisé dans Melancholia, ne se réduit donc pas à un simple hommage ni à une citation anodine : il sert de passerelle entre deux styles. Hanté par l'idée de la mainmise des forces de la nature sur l'être humain et par la peur de l'anéantissement, Melancholia emprunte à l'art pictural les avantages d'une représentation par images fixes (vers laquelle tend son ouverture aux ralentis appuyés) tout en récupérant l'omniprésence de la faune et de la flore dans Chasseurs dans la neige, dont l'atmosphère rude et hivernale diffuse le même sentiment de mort en suspens (voir, là encore, la place allouée aux animaux lors de la longue ouverture). Et tout cela au fil d'une œuvre qui, comme par défi, montre les réflexes dogmatiques de son auteur contrebalancer ces élans graphiques extrêmement travaillés. Contrairement aux idées reçues, la mélancolie n'est pas un état analogue à la dépression : le dépressif peut identifier son mal et tenter de s'y confronter, d'en guérir. Le mélancolique, lui, en est incapable, ne percevant des êtres et des choses que leur lent cheminement vers l'oubli sans pouvoir s'expliquer l'origine de telles pensées. Film magistral sur la terreur absolue éprouvée par l'être humain au moment de faire face à sa propre disparition, Melancholia est aussi la démonstration d'un cinéaste qui parvient à faire évoluer son style sans se renier. La citation artistique n'est pas en soi un gage de réussite, ni d'intelligence. En l'intégrant sans sourciller dans ses paramètres de mise en scène, Lars Von Trier en fait dans Melancholia un bel acte de création. Guillaume Banniard


DOSSIER

Partie de Jean Renoir

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Renoir(s), quand le pinceau devient camera : campagne l’image de père en fils

ans la famille Renoir, je demande le père. Non le fils... Je veux celui qui fabrique de belles images à regarder, c'est lequel ? Ils sont plusieurs ? Ah mince... Comment les membres d'une même famille peuvent-ils chacun être porteur du virus de la transcription des émotions par l'image tout en utilisant des méthodes si différentes ? L’amour et le respect du travail bien fait ? C’est ce qu’Auguste se verra inculqué tout petit par ses parents et qu’il transmettra avec force et maladresse à ses trois fils légitimes : Pierre, Jean et Claude. Quand on y pense, qu'y a-t-il de commun entre un tableau et un film de cinéma ? Ce sont deux médiums différents qui aident l'artiste à s'exprimer, à faire parler des images qu'il compose. Dans l’esprit de la plupart des gens la peinture en tant qu’art est bien plus noble que l’art cinématographique qui passe pour être plus « populaire ». Sans doute ce préjugé est-il dû au fait qu’il s’agit d’ « opposer » l’un des arts les plus anciens à l’un des plus jeunes, le cinéma faisant figure de nouveau-né même s’il dépasse le centenaire. Dans cette optique, le rejet du cinéma par le peintre n’a rien de surprenant ni de méprisant : il est juste naturel dans le contexte de son époque et de ses préoccupations personnelles. Dans la famille, Claude, le plus jeune de la fratrie, ne

s'est pas éloigné de la tradition familiale en devenant directeur de la photographie, servant ainsi d'intermédiaire symbolique entre son père et son frère comme la photographie sert de tremplin entre peinture et cinéma. En effet, le cinéma est l’illusion de mouvement donné à des images fixes projetées successivement les unes après les autres. Son développement est étroitement lié à celui de l’art photographique qui met les arts picturaux traditionnels à mal. Pierre, en faisant l'acteur, se met à leur service en leur offrant son image à immortaliser. Jean, sans réelle ambition, est né la même année que le cinéma. Doit-on y déceler un signe du destin ? Auguste a voulu faire de ses fils des artisans, comme lui. Blessé à la guerre, Jean revient une jambe blessée s'installer chez son père, dans le domaine des Collètes sur les hauts de Cagnes-sur-Mer, près de Nice. Il devient un excellent céramiste mais sa rencontre avec Catherine Hessling, de son vrai nom Andrée "Dédée" Heuschling, dernier modèle de son père, va changer sa vie pour notre plus grand bonheur ainsi que celui de tout cinéphile averti. Elle consacre l’art du père pour révéler le potentiel du fils en servant de trait d’union entre les deux hommes et leurs univers. Cette jeune femme d’une quinzaine d’années est le modèle d’Henri Matisse. Il l'engage mais elle ne correspond pas à son style et pense immédiatement « qu'elle ressemble à un Renoir ». Vivant à Nice, il l'envoie dans la ville voisine comme un cadeau anonyme à son ami et collègue. Elle dit être envoyée par Madame Matisse, l’épouse défunte du peintre et mère de son plus jeune fils. L’homme étant très affecté par cette disparition, il y voit un présage et ne cherche pas à en savoir plus, préférant ce mystère à la vérité. N’est-il pas tentant de penser que l’être aimé, qui vous manque, vous envoie un miracle de l’au-delà afin de vous faire retrouver une créativité en sommeil ?

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Jean va prendre la caméra pour rendre hommage à la beauté de celle qui deviendra sa femme à la mort de son père. Jaloux que son père ait eu la possibilité d'immortaliser celle dont il est fou amoureux, il va chercher un moyen de le faire à son tour par ses propres moyens et va donc réaliser son premier court métrage sobrement intitulé Catherine. Il en fera également l’héroïne et le personnage principal de son premier long l’année suivante. Ce qui lui importe dans ce film, ce n'est pas le message mais la qualité plastique qu'il donnera à voir. Il le dit lui-même dans un entretien : "La Fille de l'eau était une histoire sans importance littéraire. Lestringuez et moi avions écrit ce scénario pour mettre en valeur les qualités plastiques de Catherine Hessling. La magie de la forêt de Fontainebleau nous y aidait. L'intrigue était au second plan de nos préoccupations. Elle n'était qu'un prétexte à des plans présentant une valeur purement visuelle."1 C'est un peintre qui veut mettre en valeur son sujet avec une caméra à la place des pinceaux et des couleurs dans la ligne logique du travail de son auguste figure paternelle. Il met en scène, dans son premier long-métrage, sa jeune épouse dans une campagne idyllique, sujet prisé par son père, et l'on ne peut que penser au dernier tableau de celui-ci, Baigneuses sur lequel Dédée pose nue en compagnie d'autres modèles jouant avec l’élément liquide comme une enfant qu'elle incarnera dans le film de son époux quelques années plus tard. Ce film est considéré comme une fable bucolique à l'esthétique impressionniste. Cette terminologie n'a rien d’innocent !

Il y fait un évident hommage au tableau de son père Jeune fille sur un bateau. Ce ne sera pas le seul ni le dernier car tout au long de sa filmographie, il sème des clins d’œil complices à celui qui détestait la mise en mouvement de l’image. Le plus flagrant étant bien sûr son Déjeuner sur l’herbe dans son film Partie de campagne. Dès le générique il donne la parole à l’eau qui exprime le temps qui s’écoule. Ses travellings sont autant des façons de mettre en scène son histoire que de se rattacher à l’œuvre de son père et laisser une preuve du passage irrémédiable du temps. Il suffit pour s’en convaincre d’observer, juste à titre de comparaison, les scènes sur le fleuve et les tableaux La balançoire, Les canotiers à Chatou ou La yole. Les amoureux ou La promenade sont quant à eux mis en scène à l’identique ou presque par le réalisateur. Dans son film sur la fin de vie du peintre, Renoir, Gilles Bourdos propose au spectateur une merveilleuse mise en abyme de ce trio d’artistes. Il est intéressant de noter que le roman biographique dont les coscénaristes se sont inspirés s’intitule Le tableau amoureux, une œuvre rédigée par l’arrière-petit-fils du peintre et le petit-neveu du cinéaste. La boucle est bouclée dans cette histoire de famille. La double thématique est ainsi affichée sans artifice et l’on sait directement ce à quoi on peut s’attendre. Le père, le fils et la femme qui fait le lien. Le jeune descendant de ces glorieux ancêtres a en effet passé son enfance aux Collètes au milieu de ces souvenirs relevant autant au domaine personnel et privé que du patrimoine culturel mondial. Là encore quelle merveilleuse manière de faire le lien entre le troisième et le septième art ! Les plans crées par Bourdos sont autant de tableaux, des créations picturales d’une beauté époustouflante. La pellicule est comme un pinceau qui caresse la peau de ses actrices pour en faire 1 ressortir le grain, la texture et la carnation. Les tissus, In Jean Renoir, Ma vie, mes films, ed. Flammarion, 1974 les paysages (une côte d’azur splendide) et la lumière sont des personnages auxquels le metteur en scène accorde une importance quasi divine comme le ferait un peintre pour qui cela est essentiel à la création d’un tableau. Il nous donne à admirer une somptueuse toile de cinéma qui se révèle être une fresque sur le temps qui passe (on y revient…). Le père s’étant toujours refusé l’appellation d’ « artiste », lui préférant le statut d’artisan, il voit en ce cinématographe un ennemi du savoir-faire privilégiant les technologies à la créativité. En cherchant à comprendre ce qui lie les travaux du père à celui du fils, il semble nécessaire de comprendre la notion de muse. Il est ici particulièrement évident que le rôle de Catherine Hessling a été primordial dans la vie personnelle et artistique des deux hommes. Désignant à l’origine les filles de Zeus, maîtresses des Arts et des Lettres, elles sont devenues par extension, les femmes, jeunes et jolies de préférence, qui servent de modèle à un artiste en stimulant son inspiration créatrice. Son devoir est d’intercéder auprès des dieux pour favoriser le travail de l’artiste qu’elle protège et lui servir d’intermédiaire entre le terrestre et le divin. N’est-ce pas là, l’essence de l’art ? Ce qui lie le terrestre et le divin pour faire de l’Homme un animal au-dessus du lot et intellectuellement plus développé et abouti ?

Les amoureux Auguste Renoir

Muriel Cinque


DOSSIER

L e c o r p s , s u j e t d’ e x p é r i m e n tat i o n s chez Francis Bacon et David Cronenberg

Crucifixion Francis Bacon

P

einture et cinéma,deux arts si différents mais si similaires, notamment lorsque l'on regarde de plus près le travail de certains peintres et de certains cinéastes. Prenons par exemple Francis Bacon, peintre d'origine britannique, né en 1909 et mort en 1992 qui déclarait lors d'entretiens avec David Sylvester : « Si je pouvais revivre ma vie, au lieu de faire la peinture, je ferais du cinéma. » Mais aussi : « Je pense que je pourrais faire un film avec toutes les images qui ont grouillé dans ma tête, dont je me souviens et que je n'ai pas utilisées, après tout, mes tableaux se font avec des images. ». Artiste fasciné par le cinéma, Bacon s'est largement inspiré de cet art pour réaliser certaines de ses œuvres. En témoigne, son tableau peint en 1957 : Étude de la nourrice du film « le Cuirassé Potemkine ». Une référence bien sûr à l’œuvre de Sergueï Eisenstein. Mais aussi ses différents travaux sur des chronophotographies de Eadweard Muybridge, créateur du zoopraxiscope, ancêtre du cinéma et l’un des premiers dispositifs permettant la visualisation de courtes séquences animées. La grande particularité de Francis Bacon était de cibler l’essentiel de son travail sur le corps, mis à mal, violenté et en perpétuelle souffrance. Il tenait dans ses œuvres à placer celui-ci en premier, devenant ainsi objet principal et sujet central. L’artiste restera hanté par la recherche obsessionnelle d’une beauté différente déclinée en études, en portraits, en triptyques, choisissant un corps pour finalement tenter des expériences sur celui-ci, jusqu’à être satisfait du résultat. Pour exemple : Étude pour un portrait, Trois études de figures au pied d’une crucifixion, Trois études d’après le corps humain mais aussi Trois études pour une crucifixion. Le terme « études » revenant très souvent dans les titres de ses toiles témoigne de l’obstination de Bacon à faire du corps un sujet d’expérimentation.

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Si nous devions comparer Francis Bacon à un réalisateur, nous pourrions aisément mettre ses travaux en parallèle avec ceux de David Cronenberg. Par ailleurs, le lien unissant les deux artistes n’est pas anodin car le réalisateur avouera lui-même à Serge Grünberg, qu’il a une grande affinité avec la peinture de Francis Bacon. Cette affinité, il me semble que nous la retrouvons dans beaucoup de films du réalisateur, Shivers en 1975, Rabid en 1977, The Brood en 1979 etc... Si les travaux de ces deux hommes sont identiques par leurs différentes expérimentations, ils le sont aussi par leur goût pour le monstrueux. Fasciné par le corps, Cronenberg est très vite intéressé par un sous-genre de l’horreur qui apparaît dans les années 60 : le gore. Celui-ci lui permet d’expérimenter le corps comme il le désire. Il deviendra alors le spécialiste de l’horreur corporelle. Se voyant comme un artiste plasticien, il façonnera les corps et proposera lui aussi une autre esthétique loin des codes et des canons de beauté. Dans un entretien avec Serge Grünberg, il se compare à l’apôtre Thomas dans le célèbre tableau du Caravage : L’incrédulité de Saint Thomas. Thomas a besoin de mettre ses doigts dans la plaie du Christ pour vérifier qu’il s’agit bien de lui et que tout ça est bien réel. Au delà de l’importance pour Cronenberg de passer par le toucher pour savoir, celui-ci reste « obsédé » par la métaphore. Il déclarera à André S. Labarthe : « Je dois donner chair au verbe, puis filmer la chair, faute de filmer le verbe. (...) Je suis toujours à la recherche de la métaphore, je dois la créer moi-même et c’est l’histoire qui la génère. »1 Il s’est alors rendu compte que c’est par la création d’images monstrueuses qu’il peut faire ça. À l’image de Bacon et de ses séries d’études, l’obsession de Cronenberg pour la métaphore et la recherche de celle-ci est comparable à «l’obsession» de Bacon à créer des séries de tableaux sur le même thème et même sujet. C’est en cela que Bacon et Cronenberg sont liés. De plus, les deux hommes sont à la recherche d’une nouvelle esthétique, au délà des codes et des canons de beauté. Une recherche qui les amène ou les a amenés vers un corps et son intérieur car pour Cronenberg : « Notre corps nous dégoûte et nous mystifie, c’est nous et en même temps tout ce que notre corps contient qui nous répugne, j’essaie de recapturer l’étonnement ancestral et archaïque face au corps et de créer une nouvelle esthétique qui rende justice à la beauté des organes.» 2 1 2

Il y a en mon sens un film qui permet de lier Bacon et Cronenberg, il s’agit de La Mouche. Mais mon choix aurait très bien pu se porter sur un autre film du réalisateur. Sorti en 1986, La Mouche relate l’histoire de Seth Brundle, un brillant scientifique qui met au point un procédé permettant la téléportation d’un objet d’une cabine à une autre. Lors d’une soirée, il rencontre Véronica Quaife, une journaliste qui va suivre les progrès de son avancée scientifique. Ils tombent amoureux et un soir, jaloux de voir Véronica rejoindre son ex petit ami, il décide de tester la machine sur luimême, après l’avoir testé avec succès sur un babouin. Mais une mouche s’introduit, à l’insu de Seth, dans la même cabine que lui. La machine fusionne alors les deux corps. Pour Seth, la téléportation est une réussite, il voir d’abord sa force décuplée et il semble en bonne santé. Mais peu à peu, son corps va se détériorer pour finalement causer sa perte. Avec minutie et précision, tel un chirurgien, Cronenberg prend plaisir à découper les corps par le montage et la mise en scène : un plan montrant une partie d’une jambe, un gros plan sur une oreille dans un bocal, un gros plan sur un poing sectionné ou un pied amputé, des gros plans, souvenirs du cinéma gore, genre dans lequel Cronenberg excelle. Il nous propose un corps, qui se décompose peu à peu, qui se détériore avec le temps, un corps qui est (en décomposition), qui fût (celui d’un brillant scientifique) mais aussi qui sera (un monstre mihomme, mi-mouche). Le personnage de Seth Brundle devient ainsi petit à petit celui de Brundlefly (association de Seth Brundle et fly, la mouche). A la fois Homme et insecte Seth se bat pour exister dans un corps qui n’est plus le sien. Il n’aura que le choix de devenir un autre. Nous assistons à la naissance d’un monstre, sorti de l’imagination de David Cronenberg dont le travail pastique sur ce personnage de Brundlelfy est remarquable. Lors d’un entretien avec André S. Labarthe, Cronenberg dira : « Brundlefly est quelque chose que l’on peut toucher », donnant ainsi à son personnage deux dimensions. La première dimension dite optique, que l’on reconnaît tout de suite, est la métamorphose du personnage, caractérisée par un corps qui part en lambeaux (en témoigne la scène où l’oreille de Brundle se décroche, ou ce moment où l’on découvre les reliques d’un

André S. Labarthe : David Cronenberg, I have to make the Word be Flesh, 1999. Extrait d’un texte sur http://www.libération.fr


DOSSIER

lA mOUCHE

David Cronenberg

Seth en pleine forme dans l’armoire de sa pharmacie). Puis une seconde dimension, dite haptique et comme l’explique Cronenberg, une dimension qui passe par le toucher. Corps palpables, corps en décomposition, corps métamorphosés...les monstres de Bacon le sont aussi. Le triptyque Trois études de figures au pied d’une crucifixion (vers 1944) en est un parfait exemple. Chez le peintre, le monstrueux se caractérise par des corps difformes et tordus. Les personnages tiennent à la fois de l’humain et de l’animal. Il n’y a pas de limite entre les deux. La couleur orange de ce triptyque « agresse » notre œil et permet à ces personnages difformes de se détacher du fond. De par son travail, l’artiste donne du relief à son œuvre. Il apporte ainsi à celle-ci une dimension haptique au-delà de la dimension optique, que l’on reconnaît tout de suite. Gilles Deleuze écrivait au sujet de Bacon : « Il semble qu’il faille non plus à proprement parler voir le tableau, mais le toucher, comme si ces corps demandaient à être touchés ».3 J’énonçais plus haut, le désir chez les deux artistes de décortiquer le corps, de l’étudier avec minuties, mais aussi d’expulser le corps intérieur vers l’extérieur, de faire en sorte qu’il n’existe plus de frontière entre l’intérieur et l’extérieur, de montrer que le corps peut être beau dehors comme dedans. Ainsi, la ressemblance entre Bacon et Cronenberg se retrouve aussi dans leur recherche sur le viscéral. Cette citation de Francis Bacon résume son travail sur le corps qui s’extériorise : « Ma peinture est d’abord de l’instinct, une intuition qui me pousse, à peindre la chair de l’homme, comme si elle se répandait hors du corps, comme si elle était sa propre ombre.» Le triptyque Crucifixion est un parfait exemple de ce travail notamment à travers le personnage central de cette œuvre. Les organes de celui-ci semblent « s’échapper » de son corps et se répandre. On retrouve chez les deux artistes une notion de temps, le temps de la vie qui s’altère et du corps qui se détériore. Dans La Mouche, l’idée principale d’extériorisation pourrait se retrouver dans celle de la mouche elle-même finalement. Quittant son cocon, elle déploie son attirail d’insecte hors du corps de Seth Brundle pour accomplir sa transformation. Le stade final de la transformation filmé par Cronenberg montre des lambeaux de chair qui se détachent du corps de Brundle. Morceau par morceau, à coup de scalpel, le réalisateur fait tomber ce qu’il reste encore de l’humain et cet étalage de viande n’est pas sans rappeler l’oeuvre de Bacon, Painting peinte en 1946 montrant un homme défiguré devant une carcasse de viande écartelée. Si le cinéma et la peinture, par l’intermédiaire d’artistes tels que Francis Bacon ou David Cronenberg, sont toujours parti à la recherche d’une nouvelle esthétique et d’un autre Beau, notre regard peut aussi se tourner vers des artistes sculpteurs comme Mark Prent. Son approche du corps, sa définition de la beauté nous renvoient inexorablement vers les deux artistes cités. Il va de soi que la définition de la beauté donnée par la Doxa sera toujours remise en question mais comme Kant l’affirmait: «L’œuvre d’art n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose.» Marina Somon

In Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, éditions du Seuil, Paris, 2002 3

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Velasquez mentait-il ? Peinture, cinéma et veracité historique

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ous sommes tous d'accord sur la beauté légendaire, éthérée et lumineuse de Barry Lyndon comme nous serons certainement tous d'accord sur l'esthétique sublime du film autrichien Amour fou sorti le 4 février dernier. Visuellement, ces deux longs-métrages nourrissent un lien viscéral avec la peinture, les peintres, et une certaine période de l'Histoire des Arts. Kubrick avait pioché chez Gainsborough ou Wright of Derby entre autres, tandis que les plans du cinquième film de Jessica Hausner peuvent faire penser à la peinture romantique allemande bien sûr, à Vermeer, voire à Velázquez dans son usage des cadres dans le cadre, renvoyant directement aux fameuses Ménines. Par cette influence prégnante, on peut même dire ce mimétisme avec des tableaux et leurs atmosphères, les cinéastes tendant à renforcer l'impression d'immersion dans la période historique : ils sont bien conscients que les œuvres picturales sont nos seuls points de repère visuels de ces temps où la photographie n'existait pas encore. Si l'imaginaire collectif qui n'a pas encore voyagé dans le temps à cause des lois en vigueur dans notre pauvre monde physique se demande à quoi pouvait ressembler une salle de jeux au Château de Versailles, il n'a aucun autre repère que les toiles qu'il a vues au musée du Louvre. Or, ces tableaux ne sont qu'art, le point de vue de leurs créateurs, des mœurs artistiques du temps de leur conception, et ils ne sauraient assurer d'une véracité historique, ne serait-ce que dans l'ambiance. La peinture a toujours obéi à des règles et des humeurs qui ne sauraient être une réalité absolument acceptable.

Amour Fou Jessica Hausner

Au lieu d'avoir un cinéma qui ressemble à la vie de l'époque, on a donc un cinéma qui ressemble à un tableau qui a été peint à cette époque, c'est-àdire à l'existence telle que les artistes voulaient qu'on la perçoive. En tant que spectateur, j'apprécie la beauté plastique d'Amour fou, mais j'aimerais aussi ressentir la vie d'alors au plus près de ce qu'elle était en ellemême, et je ne suis pas sûr que dans chaque pièce, les gens se plaçaient d'eux-mêmes de manière symétrique (« deux à gauche, deux à droite les gars, j'ai vu ça chez Poussin, plus alanguie, la pause ») ni que la lumière de la bougie faisait un si parfait clair-obscur. Oui, je connais la dialectique « faire du faux pour faire plus vrai » mais le paradoxe peut avoir des limites, et je pense qu'au contraire, certaines sensibilités pourraient être, de fait, plus touchées par du vrai que par du beau, et ce même pour un film d'époque. Comment pourrait-il se traduire cinématographiquement ? Cet article ne répondra pas à la question, parce que les possibilités sont multiples : il faudrait insuffler une énergie proprement cinématographique, en accord à la fois avec ce que l'on sait de l'Histoire et de l'état d'esprit du cinéma contemporain. Pourquoi pas des plans moins statiques, des lumières moins picturales ? Ou des personnages qui bafouillent quand ils parlent ? On en trouve dans les films qui se passent de nos jours. Le bafouillement n'est-il apparu qu'au XXIe siècle ? Alexandre Santos


DOSSIER

Dolls

Takeshi Kitano

Ta k e s h i K i ta n o, la peinture comme autre moyen d’expression au sein d’une œ u v r e c i n é m at o g r a p h i q u e .

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ares et précieux sont les réalisateurs qui arrivent à imprégner le 7ème Art de leur empreinte avec un cinéma renouvelant les moyens d'expression propres à celui-ci, et en révolutionnant la façon de mettre en scène, monter, et raconter une histoire. Takeshi Kitano est de cette "race" de grands artistes parvenant à imposer avec inventivité une patte singulière dans leurs films, et ce, dans son cas, dès leur première œuvre. L'histoire de Takeshi Kitano, et encore plus celle qui l'a amené dans le monde du cinéma, est rocambolesque et fantastique, tant le cinéaste nippon n'était a priori pas destiné à manier un jour une caméra. Or, aujourd'hui, bien qu'il reste encore un auteur avec une reconnaissance assez faible par rapport à son immense talent, Kitano a gagné l'estime des cinéphiles du monde entier (avec notamment des prix à la Mostra de

Venise). Et ce grâce à son style unique qui frappe l'œil du spectateur dès les premiers photogrammes d'une de ses œuvres. Mais ce qui interpelle également quand on s'intéresse plus profondément à l'homme, ce sont les nombreuses activités qu'on peut compter à son actif. En effet, Takeshi Kitano, en plus de son travail de cinéaste, occupe plusieurs postes de présentateur à la télévision japonaise, mais est aussi poète à ses heures perdues, sculpteur, concepteur de jeu vidéo (si, si) et également peintre... Le cinéma de Kitano est, dans la grande tradition du cinéma japonais, très poétique et sensible, mais c'est surtout un cinéma très contemplatif, aux longues poses poétiques et silencieuses, un cinéma fait d'épure et donc très pur, gracieux, dont chaque plan apparaît comme une toile figée, mais emplie d'une immense humanité. On comprend dès lors la passion que porte le réalisateur pour la peinture, grand amateur de cubisme et de surréalisme

(son style de peinture se rapproche de celui de Marc Chagall, peintre de ce même courant), qu'il transpose d'ailleurs dans ses œuvres cinématographiques, ce qui nous ramène au thème de ce dossier. Les plans des films de Takeshi Kitano sont occupés par des personnages statiques, filmés frontalement, souvent mutiques et paraissant accablés, le corps lourd, éprouvés par le poids de la vie et de la condition humaine. Ces hommes, surtout, mais également ces femmes, dans l'incapacité de communiquer avec autrui, sauf en retournant dans l'enfance et l'innocence à travers des jeux puérils ou bien par des gestes et des jets de violence furieuse, paraissent errer à travers le cadre, sans but précis, essayant d'avancer malgré tout, ou bien restant immobiles et le regard vide. La peinture, à travers ces personnages peuplant le champ, se perçoit de plusieurs façons dans les films de Kitano. Tout d'abord dans la forme brute de ses plans : comme dit précédemment des unités filmiques longues, silencieuses, et souvent fixes (ou bien accompagnées d'un travelling lent et gracieux ne rompant pas sa composition).

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De véritables tableaux, toujours très composés et pensés, où les personnages et le décor occupent harmonieusement l'espace. Ces corps figés dans l'espace et dans le temps, pris de front, donnent souvent à voir de magnifiques portraits silencieux de ces personnages qui ne se disent rien, qui expriment tout par leurs visages et leur corps, et ce justement grâce à l'épure formelle et scénique propre à Kitano. On retrouve ces portraits dès sa première œuvre (où il s'est improvisé réalisateur), Violent Cop, où l'inspecteur Azuma (interprété par Kitano lui-même, qui joue le rôle central comme dans la majorité de ses films) contient mais surtout déverse sa rage dans un Tokyo noir. On lit tous les sentiments du personnage à travers ces plans fixes si soigneusement composés, notamment lors de nombreux face à face avec des yakuzas ou bien avec ses supérieurs (Azuma étant un inspecteur aux méthodes flirtant avec l'illégalité). Ces face à face entre les personnages se répètent souvent dans les œuvres du Japonais, dans des univers urbains (Violent Cop, Kids Return, et au début de la plupart de ses films, les protagonistes suivant souvent une trajectoire bien précise, partant de ces zones urbaines grises pesantes et usantes pour aller se libérer dans des zones où la nature est beaucoup plus présente et effectuer un retour aux sources et ainsi à la joie et au bonheur) ou également maritimes, où ceux-ci s'affrontent encore une fois frontalement, la plupart du temps filmés de manière serrée, avec des champs-contrechamps où chacun semble regarder directement vers l'objectif de la caméra. Tout est très vertical, cadré, et précisément éclairé, ce qui renforce la forte impression de tableaux. Mais on retrouve également la même façon de filmer ses personnages dans des zones plus colorées, souvent au contact de la nature, ce qui donne l'occasion d'aérer plus le cadre, et de l'élargir. On pense aux fameux (on dit souvent que c'est une de ses marques de fabrique) et magnifiques plans de bord de mer qui apparaissent régulièrement dans sa filmographie (mais aussi donc à ces plans où les personnages sont au contact de la nature) dès son film suivant Jugatsu, puis encore plus dans son quatrième long-métrage A scene at the sea (l’action se déroulant précisément au bord de la mer pendant la grande majorité du film). Le constat pour le reste de son oeuvre : de Sonatine à Hana-Bi, en passant par L’été de Kikujiro et Dolls, ou encore dans Takeshis’ (premier film de sa trilogie autobiographique et délirante composée également de Glory To the Filmmaker et Achille et la Tortue). On trouve également plusieurs scènes oniriques et loufoques dans ses films comme dans Kijujiro ou Takeshis', souvent mis en scène de façon très colorée et décorée, faisant office de véritables peintures surréalistes exprimant là encore les sentiments des protagonistes que ceux-ci tentent de cacher ou n'arrivent pas à révéler dans la réalité. Kitano emploie donc une mise en scène unique, contemplative et picturale, donnant à voir aux yeux des spectateurs de magnifiques tableaux silencieux qui permettent de ressentir les émotions de personnages qui s'expriment comme ils peuvent. On retrouve également l'impression

de peinture par une autre voie, celle-ci flirtant avec les limites de la diégèse. En effet dans L'Été de Kikujiro, le récit est raconté depuis le point de vue de Masao, un jeune enfant de Tokyo qui part en quête de sa mère qui l'a laissé seul tout petit avec un yakuza raté et râleur nommé Kikujiro (alias Kitano). Et plus précisément à travers un "journal d'images intimes" comme on peut le lire dans un des cartons colorés ouvrant le long-métrage. Ainsi le film, un conte initiatique, avance par épisodes, découpés par différents cartons annonçant ou désamorçant l'action à venir dans un des arrêts du voyage. Ces cartons illustratifs apparaissent littéralement comme des tableaux fixes prévenant à l’avance (parfois de manière trompeuse) de ce qui va se dérouler dans le fragment à venir. On reste ici toujours dans des "tableaux filmés" par la caméra de Kitano. Cependant, on retrouve également dans ses films des tableaux peints de la main-même de l'artiste japonais. En effet le génie de Kitano est de transposer à merveille la peinture dans la diégèse ou bien dans l'univers filmique de son œuvre. De fait, la peinture (filmée seule) devient un autre moyen d’expression et de narration, en plus

L’ é t é d e K i k u j i r o Takeshi Kitano


Takeshi Kitano

des plans où figurent les personnages. Il parvient à intégrer cette autre forme artistique et plastique dans un tout, sans briser l'harmonie du récit, mais en créant forcément une rupture formelle qui sidère le regard. Il expérimente cette technique pour la première fois dans Hana-Bi (« feu d'artifice » en français, sans doute son œuvre la plus maîtrisée et la plus acclamée). Dans ce film récompensé à Venise en 1997, on suit le personnage de Nishi (un inspecteur à nouveau interprété par Kitano) dans sa valse continuelle avec la mort qui le poursuit et qu'il sème également sur sa route, faisant en sorte que sa femme mourante puisse profiter de ses derniers jours dans la joie et la paix. Mais un autre personnage habite l’univers du film, l’inspecteur Horibe, meilleur ami de Nishi, devenu tétraplégique à la suite d’une fusillade. Sombrant dans un état dépressif, il trouve dans la peinture son unique chance de s’accrocher à la vie et à l’espoir de retrouver le bonheur. Horibe va en quelque sorte se libérer de sa condition grâce à la peinture, ce qui est un symbole fort du rapport entre Kitano et cet art. Ces peintures (qui sont en fait l'œuvre de Kitano) apparaissent au début du film, mais également

DOSSIER

Hana-bi

de part et d'autre de celui-ci, morcelant le récit de nombreux inserts qui frappent le regard. Cependant, ces peintures ainsi insérées ne sont pas gratuites et vides de sens, décoratives ou vaines. Elles sont en fait là pour exprimer ce que les personnages ne parviennent pas à montrer ou à se dire, à dévoiler toute l'humanité qui se cache derrière cette froideur apparente, cette carapace de fortune constituée pour se protéger de la violence de la vie (le couple ayant en plus perdu sa fille par le passé et n'ayant toujours pas fait son deuil). Une violence qui surgit furieusement à certains moments du film (comme lorsque Nishi fait face à des yakuzas venant lui réclamer l’argent qu’il leur a emprunté afin de pouvoir rendre confortable le quotidien de sa femme, arrivée au crépuscule de sa vie), rappelant la réalité du monde qui entoure le couple dans leur voyage. C'est là toute la structure d'Hana Bi, alternant furies sombres, sanglantes, et torrents d’humanité et de beauté. Et les peintures d'Horibe/Kitano sont là pour dévoiler ou bien appuyer cette humanité, ces émotions, ces feux d'artifices que contiennent dans leurs cœurs Nishi, sa femme, ou encore Horibe, ces personnages éprouvés par la vie et leur condition mais continuant de vivre, par la grâce d'instants fugaces et innocents, tant bien que mal. C'est là toute la condition humaine résumée ici. Et donc le tour de force de Kitano est de faire se mêler peinture (figurant bien sûr dans certains plans, tirant vers l’extra-diégétique) et cinéma en créant des ruptures formelles mais en formant un tout narratif et cinématographique bouleversant. Il fait fusionner ces deux moyens d'expression en œuvre d’art esthétiquement cohérente. Voilà un des apports uniques de Takeshi Kitano au cinéma et à l'art, parmi tant d'autres (nous ne parlons ici que de forme et surtout de cadre sans aborder le montage ou le récit Kitaniens, également très singuliers). On peut voir cette technique employée dans ses autres longs-métrages, comme dans L'Été de Kikujiro avec encore des peintures de Kitano composant les premiers photogrammes de l'œuvre (de façon extradiégétique cette fois-ci), ou bien dans Takeshis' et Achille et la Tortue, où l'on retrouve également la peinture directement intégrée dans le récit, notamment dans le dernier film cité, où cette fois-ci un personnage n'arrive pas à s'exprimer par la peinture mais essaye malgré tout et à tout prix d'y parvenir. Ainsi, la peinture est présente à tous les niveaux dans l'œuvre de Kitano, que ce soit dans ses choix de cadres, dans la forme de ses films, de manière à être intégrée dans le récit, et se mêlant directement au milieu d'autres photogrammes comme moyen d'expression fort. C'est là ce qui rend les films de Kitano si singuliers et puissants au niveau formel comme au niveau émotionnel, et c'est pourquoi il fait partie de ces cinéastes qui innovent, renouvellent et réinventent le cinéma et ses moyens d'expression dans leurs œuvres. Voilà ce qui nous rend son cinéma si important et vital. Un cinéma que je vous conseille donc amicalement d'explorer. Matias Navarro

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Face au cadre dans le cadre : un plongeon, un découpage

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es rencontres entre le cinéma et les pratiques picturales, sous toutes leurs formes, ont fait l'objet de nombreux motifs : représentations de l'artiste au travail, ekphrasis d'une toile exposée par le point de vue de la caméra, interpénétrations entre les corps de la diégèse et les formes d'une œuvre, identifications et projections dans des figures picturales. Traiter de la présence de tableaux (ou, plus largement, de créations visuelles fixes) au sein des plans du film ne peut se faire sans reconnaître là un conflit de présences entre un cadre inscrit et un cadre circonscrit. Le cadre inscrit s'impose, le temps de sa visibilité, comme un spectacle dans le spectacle, comme une concurrence au reste du plan dans la lutte pour le regard du spectateur. On peut parler de « second spectacle » pour l'événement de la toile inscrite : même s'il ne s'agit pas de la représentation d'un sujet fictionnel mais d'un portrait d'être ayant vécu, ou d'une scène considérée par l'usage ou l'habitude comme historique (un couronnement, une parade nationale, etc.), la structure

interne et la composition tenues dans le cadre inscrit incarnent une nouvelle singularité, un régime d'image inédit et différent de celui qui sous-tend le cadre cinématographique. Plusieurs questions se posent alors : la toile est-elle dévoilée dans son intégralité ? S'attarde-t-on sur des détails ? La mise en scène du film établit-elle des parallèles, voire des superpositions entre les êtres peints et les personnages du film qui se trouvent face à l'œuvre ? Comment les regards sur la toile sont-ils distribués ? Sont-ils tissés à une subjectivité, attribués au regard d'individus particuliers ou bien est-ce le film tout entier qui les observe ? Les parcours de regards sur une toile passent difficilement, au cinéma, pour des gestes anonymes et impersonnels. On cherche l'être perceptif qui les a lancés, la vue d'une toile passe pour l'indice qu'un canal existe entre un personnage et le signe visible qu'est l'image encadrée. Le cadre dans le cadre, phénomène d'incrustation d'un spectacle dans le spectacle de la toile originelle, fait donc souvent violence à la construction originelle de l'image :

sueurs froides

Alfred Hitchcock

c'est un duel de visibles. Beaucoup de réalisateurs font alors de ce procédé une manière de dévoiler un pur élément de mystère, de fascination, touchant de l'œil un sujet mystifiant où vient plonger la volonté des sujets du film – le second cadre comme un puits, en quelque sorte. Les affinités avec l'hypnose sont certaines : la toile se fait instrument de captation privilégiée de l'attention du spectateur, mais aussi de confusion, le temps de la contemplation, entre le regard du spectateur sur le film et le regard d'un personnage sur une parcelle du visible diégétique. C'est sur cet antagonisme que je propose d'observer une courte séquence de Sueurs Froides (Vertigo) sorti en 1958. Quatre ans après Fenêtre sur cour (Rear Window), œuvre du point de perception fixe (point de vue, point d'écoute de Jefferies immobilisé dans son fauteuil), Alfred Hitchcock assigne à James Stewart le statut d'entité sensible en mouvement. Alors que l'obstination du regard primait dans Rear Window, les phénomènes semblent se ruer avec plus de spontanéité sur Stewart/Scottie


L'image cinématographique que donne Hitchcock de ces deux attitudes fonctionne par portraits simultanés de l'entité sensible et de l'objet perçu tel que le regard singulier l'a envisagé. Scottie est visible avec deux fragments de toiles, un Portrait de Jeune Homme de Nicolas de Largillière (1710) et Architecture de Charles-André Van Loo (1753), alors que Madeleine est placée face à la toile de Carlotta visible dans son intégralité. On peut ainsi dissocier deux alternatives fondamentales dans le traitement de la peinture à l'écran : pour Scottie, la toile est considérée comme objet d'investigation. Il convient alors de la parcourir et de mesurer ses éléments à la lumière d'objets appartenant au monde sensible et intelligible. Pour Madeleine, en revanche, il s'agit de diffuser sa subjectivité dans la toile, de l'y dissoudre. La mise en scène accomplit le processus puisque le visage visible, celui que Scottie rencontre enfin après avoir suivi Madeleine dans tant de lieux, est celui de la femme peinte : le passage d'une subjectivité dans une forme picturale a bien eu lieu.

DOSSIER

Ferguson, jusqu'à l'hallucination. Lorsqu'il est mandaté par son vieil ami afin de suivre Madeleine, la femme de celui-ci, Scottie s'exécute et la prend en filature jusque dans un musée, où Madeleine se rend pour s'asseoir face au tableau d'une femme, « Carlotta », qui lui ressemble jusqu'à la confusion. Scottie, qui la précède de peu, pose son regard sur ce phénomène d'observation. Si le film peut être lu comme une histoire d'interpénétration de l'affect sensible et de la perception sensorielle et organique, cette séquence fonctionne comme une étude de regards dans le cadre d'une rencontre entre le sujet percevant et une œuvre peinte délimitée par un cadre. Ce sont bien deux attitudes de regard qu'Hitchcock définit et filme ici. La première attitude, celle de Madeleine, est imperceptible : c'est un regard non pas horschamp mais hors-visible, puisque le regard fasciné de la femme vers la toile ne nous est pas offert, on le déduit de sa posture, de son immobilité. Cette attitude est celle d'un être happé par le tableau tout entier : le portrait agit pour Madeleine comme un objet immobile mais animé d'une aura. L'image de l'œuvre émane de son cadre et semble contenir le sujet qui y porte son regard. La seconde attitude de perception est hachurée : Scottie fragmente le visible, l'aborde par détails, le désemboîte et, par cela, en désactive certains pouvoirs. Il s'agit d'une perception intellectuelle et non affective : si l'émoi naît, c'est parce que Scottie comprend par identifications et rapprochements successifs, par découpages et non par plongeon corps et âme dans le visible de la toile. C'est peutêtre à ce titre que l'on peut parler de Vertigo comme d'une œuvre phénoménologique : pour Husserl, la philosophie de la cognition ne peut faire de la perception une activité passive. Les parcours de regards orchestrés par Scottie montrent que la chose ne se donne pas toute entière, en une fois, dans toutes ses qualités. Le sujet percevant ne dispose pas du monde comme d'un foisonnement de signifiants purs, présents sans intermédiaires. Au contraire, la perception est un acte de visée perpétuelle, de rectifications et de petites corrections, où le sens naît de confrontations parfois contradictoires entre différents objets rencontrés par le regard. Scottie incarne l'idée d'une compréhension du monde comme cheminement entre la réception, la perception et, finalement, la constitution intellectuelle du monde. La toile, comme fragment visible du monde, ne fait pas exception : Scottie l'inclut dans son geste perceptif – au même titre que le chignon tourbillonnant de Madeleine ou que les deux bouquets de courtes roses, l'un posé sur le banc, l'autre représenté en peinture. L'attitude de Madeleine est presque antagoniste : absorbée, diffusée, fondue dans l'objet de sa perception.

Ce passage est peut-être dû au surcadrage davantage qu'à la présence d'une figure humaine sur la toile. Si l'effet miroir impliqué par la disposition symétrique des deux femmes est certainement actif dans cette scène, on peut penser que la puissance du cadre en tant que cadre prévaut sur sa qualité de représentation d'une autre femme. Inévitablement, la tension portée par un surcadrage « intact », où tous les montants de l'encadrement sont clairement délimités et exposés, implique une aspiration du premier cadre diégétique vers le « trou » de la seconde toile, cette petite béance supplémentaire dans le tout des manifestations sensibles du film. Dans cette séquence de Vertigo, les deux attitudes que nous avons mises en lumière – le plongeon dans la représentation et la désarticulation/ intellectualisation de cette représentation – diffèrent radicalement, mais elles partent toutes deux d'un constat implicite commun, celui du dérèglement provoqué par l'incrustation de cette toile peinte au sein du cadre cinématographique. Le trouble qui émane de cette toile s'exerce à plusieurs échelles : pour le personnage féminin, qui s'y dissout et tend à confondre sa propre image avec elle, comme un reflet ; pour le personnage masculin, qui croise enfin un regard mais constate certaines redondances suspectes entre le réel et la représentation picturale ; mais aussi pour le défilement même des images du film, contredit et interrompu par la toile, entité immobile. À ce titre, l'application des regards de Scottie entre l'intérieur de la surface de la toile et l'extérieur du cadre inscrit (le bouquet, le chignon) semble lutter pour arracher cette image à sa fixité et la rallier au mouvement du film. Rémi Lauvin

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DOSSIER

entre les murs symbol

Hitoshi Matsumoto

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a toile des salles obscures, celle du peintre, même combat pour le regardant : on s'attend à voir s'y débattre des formes. Dans le cas du monochrome, le résultat est aussi simple à imaginer en peinture qu'il semble inconcevable au cinéma. Un film fait d'une seule et même couleur, partout, tout le temps, qui voudrait le voir ? Symbol semble avoir trouvé la parade en menant deux récits parallèles, où l'un d'eux montre comment un simple décor immaculé peut se muer en vaste champ des possibles. Quelque part au Mexique, une nonne fonce pied au plancher en direction d'une maison familiale dont le père, catcheur de profession, se prépare à monter sur le ring pour affronter une autre star locale. En parallèle à ces événements, nous découvrons un homme (incarné par le réalisateur lui-même, Hitoshi Matsumoto) se réveillant dans une immense pièce blanche et totalement vide... exception faite d’un petit zizi mural quasi furtif. Intrigué, notre héros finit par appuyer dessus : le corps d'un angelot s'extrait alors de la paroi, vite rejoint par des dizaines d'autres qui envahissent la pièce du sol au plafond en flottant dans les airs. Après quelques secondes, tous se fondent à nouveau dans le mur, ne laissant dépasser que leur petit organe génital. Si le résumé fait sourire, le résultat à l'écran procède déjà d'un double registre : la comédie et le fantastique. C'est sur ce credo que s'articulent les deux axes narratifs de Symbol. Nous laisserons de côté la partie mexicaine de l'intrigue pour nous concentrer sur le sort que réserve Matsumoto au personnage qu'il interprète, sort dont le point de départ et la ligne directrice dépendent intimement de l'utilisation que le cinéaste fait du monochrome. Ouvertement déstructurée, l'intrigue de Symbol ne se livre pas clefs en main. Elle demande au contraire une totale suspension d'incrédulité. Long-métrage mû par ses aspirations graphiques davantage que par les conventions narratives, Symbol préfère la surprise pure au suspense calculé, la sidération au rationalisme. Ainsi, la partie mexicaine du récit, aussi farfelue soit-elle, contient assez d'éléments tangibles (et une palette chromatique assez "réaliste") pour que le spectateur y trouve des repères, puis un sens. Car c'est bien de la partie japonaise que Symbol tire ses partis-pris les plus déstabilisants : dans cette pièce immense où Matsumoto se réveille, seul règne un blanc aveuglant. Aucune nuance de couleur n'apparaît, tant au sol que sur les murs. Impossible à discerner, le plafond est, quant à lui, une masse lumineuse dont on ne peut deviner la source. Amené sans justification narrative en amont, ce décor inhabituel devient l'élément central du long-métrage. En théorie, le lieu évoque un espace onirique dans le sens où il est affranchi de repères temporels et géographiques. Concrètement, il s'apparente à une prison, une sorte de gigantesque cellule capitonnée où l'apparition absurde de petits sexes masculins interactifs aurait remplacé les murs molletonnés. Mises bout à bout, ces deux perceptions amènent à considérer le décor sous un angle induit par le titre : à la fois abstrait et terriblement concret, cet espace immaculé représente symboliquement une mise à zéro du décor de cinéma.

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Une authentique page blanche en somme, vierge de définitions préconçues. Le monochrome, tel qu'employé ici, sert à balayer toute anticipation des événements par le protagoniste, comme par le public. Davantage qu'à l'idée de salle obscure, Matsumoto s'intéresse à la toile blanche qui accueille le film. Au lieu d'y projeter un univers aux codes bien définis, il fait de l'écran la matière première de son décor ; un décor où l'absence de contrastes et de nuances prive le regard et la raison du confort d'un récit balisé. En conséquence, ce blanc renvoie autant à la notion de saturation (le monochrome dictant sa loi à l'intégralité de l'espace scénique) qu'à celle de vide (ce grand espace se suffisant à lui-même). Prises séparément, ces deux notions peuvent bien entendu exister indépendamment. Mais dans le contexte de Symbol, la saturation et le vide se révèlent être des éléments qui fonctionnent de concert. Cet espace blanc est la conceptualisation d'une idée abstraite, il véhicule une volonté de faire table rase des attentes du public. D'ailleurs, au sujet de l'abstraction, il n'est pas impossible que le réalisateur ait puisé son inspiration au cœur de ce courant pictural. En 1910, alors que l'artiste venait de peindre son premier tableau abstrait, Wassili Kandinsky expliquait ainsi sa conception de la couleur au fil d'un célèbre essai théorique : « Lorsqu'on laisse les yeux courir sur une palette couverte de couleurs, un double effet se produit (...) Il se fait un effet purement physique, c'est-à-dire l'œil lui-même est charmé par la beauté et par d'autres propriétés de la couleur. Le spectateur ressent une impression d'apaisement, de joie, comme un gastronome qui mange une friandise. Ou bien l'œil est excité comme le palais par un mets épicé. Il peut également être calmé ou rafraîchi comme le doigt qui touche de la glace. Ce sont là, en tous cas, des sensations physiques

qui, en tant que telles, ne peuvent être que de courte durée. Elles sont superficielles et s'effacent rapidement. De même qu'en touchant la glace on ne peut ressentir que la sensation du froid physique et que l'on oublie cette sensation dès que le doigt se réchauffe, on oublie l'effet physique de la couleur dès que l'œil s'en détache. Et de même que la sensation physique du froid de la glace, lorsqu'elle pénètre plus profondément, éveille d'autres sensations plus profondes et peut évoquer une chaîne d'événements psychiques, l'impression superficielle de la couleur peut se développer jusqu'à devenir un événement. Seuls les objets habituels ont un effet totalement superficiel sur un homme de sensibilité moyenne. Ceux par contre que nous voyons pour la première fois font immanquablement un certain effet sur nous. C'est ainsi qu'un enfant ressent le monde dans lequel chaque objet est une nouveauté. » 1 À plusieurs reprises, Symbol est l'équivalent filmique de ces réflexions autour de la couleur. Lorsque Kandinsky évoque "des sensations physiques qui, en tant que telles, ne peuvent être que de courte durée", difficile de ne pas songer au principal procédé narratif de Symbol. Portant un pyjama bariolé, le héros est en soi un intrus dans cet univers lumineux. Mais il va de plus chercher à s'échapper en essayant d'appuyer successivement sur les protubérances murales qui ont envahi les lieux. À chaque fois, une courte vocalise se fait entendre et une trappe s'ouvre pour laisser apparaître un objet. Cela va de la plante verte au sushi en passant par un masque en plastique ou encore un transat ! Des objets sans lien entre eux, incongrus, dont l'apparition ne semble régulée que par une absence de logique. Le héros connaît chacun de ces objets ainsi que leur utilité. Pourtant,

1 In Wassili Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Folio essais, 2003


carnavalesques. Le blanc qui occupe la majeure partie du champ visuel, s'il est la conséquence d'un décor en circuit fermé, ouvre néanmoins en grand les portes de l'imagination d'un public qui pourra imaginer à loisir les fondations de cet endroit hors du temps. Le blanc, s'il renvoie à une idée de pureté virginale dans l'inconscient collectif, devient chez Matsumoto un réceptacle à idées, à la fois source, contenu et contenant de toutes ses facéties. Ainsi, le comédienréalisateur érige en système formel un principe narratif enfantin : vêtu d'un pyjama aux couleurs criardes, l'homme se rêve en grand gosse dont les désirs sont systématiquement contredits par une réponse absurde. En plein dialogue avec lui-même, le personnage se heurte à des objets dont l'ordre défie la logique. Derrière ces murs, l'on peut trouver tout et son contraire, semble nous dire Matsumoto. Au fil de ce récit imprévisible, le héros devra obtenir une connaissance empirique de cet espace clos en testant les options qui s'offrent à lui. Afin de se sortir d'une situation inexplicable, il devra mettre de côté son savoir actuel. Un savoir dont on connaîtra finalement peu de choses : emboîtant le pas à sa démarche esthétique, Matsumoto ne nous dira rien du passé de ce personnage. Une autre manière de nous plonger dans l'expectative la plus totale, de nous rendre attentifs au moindre changement qui pourrait survenir au sein de ce vide monochromatique. S'il fait fi du réalisme, Symbol reste en revanche un objet ludique, divertissant et imaginatif. Un aspect rendu possible par l'usage très particulier qu'occupe la couleur dans toute la partie japonaise du récit : sur ce grand espace immaculé, les touches colorées induites par le pyjama du héros puis par les objets qu'il fait apparaître fonctionnent comme autant d'éléments perturbateurs au sein d’un monde qui ne demande qu’à être mis à sac. Une envie de désordre qui fait sourdre le besoin vital de son auteur de ne pas se ranger derrière un schéma connu. Ce qu'il développe, c'est un sens esthétique asservi à ses désirs : ceux d'un grand enfant qui appréhende le monde comme un vaste terrain de je(u).

DOSSIER

dans un tel endroit, ils fonctionnent comme autant de parenthèses sidérantes, de taches de couleurs diverses qui viennent perturber l'agencement esthétique initial. La page blanche se transforme peu à peu en bric-à-brac visuel. La fonction première des objets (ustensiles, nourriture...) est ainsi d'importance variable : c'est leur existence au sein du cadre qui prévaut, la manière dont ils vont provoquer des réactions diverses (peur, amusement, rejet, colère, apaisement) chez un personnage désemparé. Tant qu'il n'accepte pas cet univers dans toute son absurdité, ces couleurs "sont superficielles et s'effacent rapidement, sitôt que l'âme demeure fermée". Même envahi par ce débarras sans queue ni tête, l'espace monochromatique de Symbol demeure stoïque, inchangé, tant que le protagoniste n'y trouve aucun sens. De fait, le pyjama porté par Histoshi Matsumoto, ainsi que la direction d'acteur cabotine qu'il s'impose, indiquent le chemin à suivre pour comprendre l'objectif de Symbol : "Seuls les objets habituels ont un effet totalement superficiel sur un homme de sensibilité moyenne. Ceux par contre que nous voyons pour la première fois font immanquablement un certain effet sur nous. C'est ainsi qu'un enfant ressent le monde dans lequel chaque objet est une nouveauté". Peu des objets présents dans le film sortent de l'ordinaire. Pris dans ce contexte hors-normes, ils sont pour Matsumoto (le cinéaste comme le comédien) autant de moyens de redécouvrir le monde, d'appréhender ses formes et les sensations qu'elles provoquent. À vrai dire, les fondations narratives et visuelles du long-métrage atteignent un degré d'abstraction tel que cela ne changerait rien si l'on nous révélait soudain qu'il s'agit d'un environnement virtuel : les émotions et les réflexions du héros lui appartiendraient quand même. Enfin, l'esthétisme de Symbol projette le film dans un discours réflexif jamais mentionné par les dialogues. L'image de cet homme se débattant entre quatre murs offre bel et bien un spectacle réjouissant, véritable one man show sans fin. Pourtant, il touche à des thèmes insoupçonnés. Ce quadragénaire en pyjama fluo, seul face à lui-même, fait immanquablement penser à un rat de laboratoire. Tel qu'employé dans Symbol, le monochrome sert de socle à un travail introspectif dissimulé sous des accents

Guillaume Banniard

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No sferatu, Fantôme de la nuit Werner Herzog

D ’ u n e i m a g e à l’a u t r e : limites et comportements d e l’ I m a g e

L

a différence fondamentale entre le cinéma et la peinture réside dans le lieu de réception de l’image : l’écran pour le premier, le cadre pour la seconde. Dans son ouvrage Qu’est-ce que le cinéma ?, André Bazin établit les deux comportements engendrés par cette distinction : « le cadre est centripète, l’écran centrifuge ». De fait, la peinture ne renvoie concrètement à aucune autre image qu’elle-même, notre regard est concentré à l’intérieur du cadre et non-soumis à la posture d’attente dans laquelle nous place le montage. Les œuvres picturales pourraient alors être anticipées comme des œuvres localisées ou, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze dans L’image-mouvement, des « systèmes clos ». Le cadre s’imposerait donc comme une limite qui n’autorise à l’image aucun débordement. À l’inverse, l’image cinématographique est centrifuge, les plans ne se présentant pas comme indépendants les uns des autres. Alors que nous regardons le gros plan d’un visage, nous l’associons mentalement au corps auquel il appartient, bien qu’il ne soit pas visible à l’écran. De même, nous appréhendons ce corps comme faisant partie de l’univers filmique, autrement dit de la diégèse, que nous ne percevons pas non plus dans sa globalité. L’écran est ouvert, et l’image qu’il reçoit communique avec un tout plus grand bien qu’invisible. Ce même écran forme alors, toujours selon Gilles Deleuze, un système relativement clos. Ainsi, il proposerait une image diffuse là où la peinture, elle, proposerait une image concentrée. Mais une telle distinction peut-elle être considérée comme absolue ? Il semblerait que non. André Bazin affirme qu’en « renversant le processus pictural, on insère l’écran dans le cadre, l’espace du tableau perd son orientation et ses limites pour s’imposer à notre imagination comme indéfini ». De cette façon, une peinture peut être conçue comme plan, c’est-à-dire une portion d’espace visible (le tableau) appartenant à un espace plus

grand et invisible (le hors-champ). Par ce processus de débordement et d’intégration de l’image au sein d’un espace indéfini, la peinture agit comme un écran, prenant dans la foulée un caractère cinématographique. À ce titre, La Joconde (1503-1506) de Léonard de Vinci annonce et définit l’image cinématographique. Bien qu’il s’agisse d’un portrait qui se suffit à lui-même, sa composition est telle que le regard du modèle transcende les limites imposées par le tableau. Mona Lisa semble en effet nous suivre des yeux, De Vinci conférant du mouvement à cette image : le mouvement étant l’évolution d’un état dans la durée, La Joconde devient porteuse de temps, et les fondements de l’image cinématographique se voient déjà posés. De plus, par cette interaction avec celui qui regarde, La Joconde déborde directement sur notre monde pour l’intégrer par le prisme du regard. Ce faisant, le tableau s’émancipe de son cadre pour revêtir certaines propriétés de l’écran de cinéma. L’Image a donc évolué. Elle n’est plus isolée par le cadre mais s’étend aussi loin que l’imagination le permet. Et c’est précisément sur ce nouveau comportement de l’Image que s’est constitué le langage cinématographique. Mais que reste-t-il de pictural au sein du septième art ? Nous avons vu qu’un tableau pouvait se comporter comme un film. Mais par quels moyens un film peut-il se soumettre au cadre sans mettre à mal le langage cinématographique ? Une cohabitation entre ces deux conceptions des limites de l’Image, cadre et écran, est-elle envisageable ? Une nouvelle forme de langage, telle une peinture «cinématographiée», en émergerait-elle ? Trop souvent, les cinéastes se complaisent dans la citation en intégrant un tableau au sein d’un plan. Cette utilisation du 3ème art par le 7ème assujettit la peinture


DOSSIER

en ne lui octroyant qu’une présence anecdotique. L’œuvre citée s’en trouve alors détruite au profit d’une simple parenthèse en forme de note d’intention. Car la simple citation, si elle mêle deux disciplines, nous « renvoie à » au lieu « d’intégrer au sein de », voire de « fusionner avec ». Autrement dit, le cinéma n’épouse pas le langage pictural. Ils n’enfantent pas une nouvelle Image, douée d’un langage qui transcenderait celui de l’Image picturale autant que celui de l’Image cinématographique. Serait-il alors possible pour le cinéma de s’affranchir de la citation ? Peut-il accueillir la peinture sans la mettre à mal et amoindrir la puissance évocatrice de son Image ? Le cinéma doit-il s’effacer devant la peinture lorsqu’il apparaît à l’écran ? À ces questions, nous pourrions répondre en distinguant deux formes d’une telle symbiose entre peinture et cinéma. La première forme résiderait dans le fait d’avoir recours à la puissance évocatrice d’un tableau dont la force iconique a profondément marqué l’imaginaire collectif, en l’intégrant à la narration filmique. Autrement dit,

raconter une histoire par des images assez puissantes pour faire sens à elles seules. C’est le cas notamment du Nosferatu revisité par Werner Herzog en 1978. Jonathan Harkern, contraint de quitter sa femme Lucy pour se rendre en Transylvanie afin de vendre un bien immobilier au comte Dracula, traverse une nature romantique héritée de Caspar David Friedrich. Cette dernière semble pourtant fuir quelque chose. Les montagnes se cachent sous une mer de nuages, tandis que le courant des rivières s’écoule en fuyant la destination de Jonathan. Plus il avance, plus le cadre romantique disparaît au profit de l’univers du comte, figure angoissante et cauchemardesque de l’expressionnisme cinématographique. Herzog intègre alors à sa narration des plans évoquant Le Cri d’Edvard Munch ou encore Le Cauchemar de J. H. Füssli. La deuxième forme tient à ce qu’un film puisse effectivement construire sa narration autour d’un montage qui serait pensé dans le but d’amener une ultime image,

cristallisant en cette dernière toutes les émotions véhiculées par ledit film. J’ai rencontré le diable de Kim Jee-woon, sorti en 2011, est construit selon cette logique. L’agent secret Soo-hyun et sa fiancée forment un couple heureux. Lors d’une soirée enneigée, un serial killer met malheureusement fin à cette romance en assassinant la jeune femme. Soo-hyun, désormais incapable d’aimer, va assouvir son désir de vengeance en traquant le tueur pour lui faire subir mille tourments. Les deux derniers tiers du film se concentrent sur la traque et les tortures infligées au tueur, tissant par là un lien très fort entre le héros et le chasseur devenu proie. Bien qu’il puisse le tuer à de nombreuses reprises, Soo-hyun le laisse vivre afin de mieux le faire souffrir. Malgré la violence de la traque, l’agent secret reste calme, arborant un visage le plus souvent inexpressif. Lorsque la traque prend fin, l’agent secret n’a plus rien vers quoi diriger ses émotions, sa haine et son désespoir. Toute son humanité est morte en même temps que sa femme, et toute sa monstruosité s’est évanouie à la fin de ce duel. Il avance maintenant le long d’une route de campagne déserte, marche au

Le cauchemar Johann Heinrich Füssli

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cours de laquelle toutes les émotions qu’il aurait dû montrer auparavant ressurgissent d’un coup, au point de tordre ses traits. Il se rapproche assez de la caméra pour que nous constations que ses traits sont déformés par la douleur. Il joint alors ses deux mains près de son visage et pousse un hurlement, comme pour se convaincre qu’au fond de lui, même dépossédé d’amour et de haine, il lui reste quelque chose. Le film se clôture ainsi, par une image traduisant l’angoisse profonde d’un homme qui a perdu toute raison d’exister. En raison de tout ce que vient de voir le spectateur, il peut partager cette angoisse. D’ailleurs, le plan se suffirait déjà à lui-même s’il ne nous rappellait pas instinctivement Le Cri d’Edvard Munch. Ici, nous ne sommes pas dans la simple citation ni le clin d’oeil : la force iconique du plan, capable de susciter diverses émotions en une poignée de secondes, n’est pas le fait d’une banale référence. Couplée au fait que le cri du héros devient le centre de toutes les attentions, la présence non créditée du travail de Munch donne à ce final une puissance certaine. En faisant cohabiter peinture et image dans une certaine symbiose,

le matin

Caspar David Friedrich

l’Image au cinéma pourrait être définie par un écran (car elle fait sens en faisant partie d’un tout) et également par un cadre. Dans ce second cas de figure, l’Image se comporterait comme une peinture en cristallisant en un plantableau toute l’histoire et les sentiments évoqués par le film lui-même. Nous pourrions alors parler de peinture cinématographiée. Le cinéma est une forme de narration par l’image. Une œuvre cinématographique se construit sur la succession de «tableaux» qui, mis bout à bout, forment un tout cohérent. Ainsi, chaque plan devient dépendant d’un autre dans le but de s’émanciper des limites imposées par l’écran. Pourtant, raconter par les images implique que le cinéaste cherche à leur donner du sens, voire à leur conférer une certaine portée symbolique. Si cette symbolique est suffisamment forte, qu’elle s’intègre à la narration filmique sans se forcer, le plan devient alors indépendant sans pour autant nous faire oublier le caractère immanent de l’image ainsi obtenue. Le plan, ou l’Image cinématographique, aurait ainsi atteint cet instant de grâce où cadre et écran pourraient cohabiter. Alan Szezur


DOSSIER

De l’alliance des arts Un nouveau regard sur georges méliès Voyage dans la Lune

G

eorges Méliès. Est-il réellement nécessaire d’introduire ce grand homme dont l’œuvre a traversé les siècles et les frontières ? Maître du trucage, pionnier du cinéma attraction, introducteur du cinéma comme divertissement, Méliès a, au fil du temps, inspiré et passionné les cinéastes autant que cinéphiles. Ainsi, Georges Méliès est à la fois reconnu comme un magicien, un homme de théâtre, et comme une personne ayant une place plus qu’importante au sein du paysage cinématographique. Cependant, il est une part du cinéaste bien moins connue du grand public : sa passion dévorante pour la peinture. Dans une lettre à Paul Gilson datée du 16 août 1929, Méliès écrit ces mots : « Et voilà comment, né d’un grand industriel manufacturier de chaussures de luxe en gros, je suis devenu homme de théâtre et fondateur d’une famille d’artistes ; tout cela parce que mon père, ne voyant rien de mieux que son métier, s’opposa de toutes ses forces à mon entrée aux Beaux-arts… sans quoi, il est probable que ma carrière aurait été exclusivement : la peinture. » Dans ses mémoires (sobrement intitulées Mes Mémoires), écrites en 1936, il explicite d’autant plus cette passion. Il raconte notamment comment croquis et dessins emplissaient ses feuilles de cours et tous les supports qu’il pouvait avoir sous la main. Comme il l’écrit à Paul Gilson, son père s’opposa à son entrée aux Beaux-Arts en 1882, persuadé que le métier d’artiste ne mènera son fils à aucun avenir. Méliès se

retrouve alors plus ou moins contraint à travailler pour celui-ci, jusqu’en 1888 lorsqu’il décide d’acheter le Théâtre Robert-Houdin et de se tourner vers les trucages magiques. Mais Méliès ne s’arrêtera jamais de dessiner et de peindre. Il ira même jusqu’à travailler comme journaliste et caricaturiste au journal La Griffe de 1889 à 1890, sous le pseudonyme de Geo Smile. Cette parenthèse biographique permet d’aborder le travail cinématographique de Georges Méliès d’une toute autre manière. En effet, toutes les productions filmiques du réalisateur peuvent être liées de près ou de loin à la peinture et au dessin. Dans la recherche constante du plan parfait, Méliès croquait ses scènes et ses décors. Il allait d’ailleurs bien plus loin, dessinant ses placements de caméra et tous les détails de sa mise en scène. Ou comment la passion de Méliès amena la création, ou du moins l’une des premières utilisations, du storyboard. Dans la création et l’invention au cinéma, Méliès est d’ailleurs un pionnier. Si son lien avec la prestidigitation a permis au cinéma de voir naître certains codes qui font notre cinéma aujourd’hui – l’arrêt de la caméra, ou cut, le fond vert, noir à l’époque, les effets spéciaux, et bien d’autres – son lien avec la peinture l’a mené à l’utilisation des premiers décors peints et à penser les films avec de la couleur en teintant les éléments à même la pellicule. En 1932, Méliès écrit ces mots : « Quant au scénario, à la « fable », au « conte », je m’en occupais en dernier. Je puis affirmer que le scénario ainsi fait n’avait aucune importance, puisque je n’avais pour but que de l’utiliser comme « prétexte » à « mise en scène », à « trucs », ou à tableaux d’un joli effet. » 1

Cette citation prend ici d’autant plus d’importance qu’elle montre à quel point les travaux de Méliès se focalisaient quasi exclusivement sur la mise en scène. On peut voir combien le théâtre et la peinture étaient les moteurs de ses œuvres. Des « tableaux d’un joli effet », voilà ce vers quoi tendait Méliès. Donner vie à des tableaux, permettre à la peinture d’acquérir enfin le mouvement tant recherché auparavant. Méliès sut lier son envie de peindre et son envie de faire du cinéma tout au long de sa vie. Jusqu’à sa mort, il reprit des croquis de ses films, allant parfois jusqu’à redessiner complètement certaines scènes. Pour l’heure, majoritairement gardés à la Cinémathèque Française, les croquis et dessins de Méliès nous permettent une approche bien différente de son cinéma, de son œuvre en général. Plus encore, l’œuvre instinctive et l’œuvre repensée, alors comparées, rendent compte de l’évolution du cinéaste au fil des années. On peut se demander ce que Méliès aurait fait s’il était rentré aux Beaux-Arts. Est-ce que le cinéma aurait ce visage aujourd’hui ? Et plus loin encore, on peut se demander s’il est envisageable de considérer le cinéma sans l’associer aux autres arts. Les œuvres de Méliès ont de loin constitué notre cinéma actuel. Elles sont pionnières et fondatrices. Ainsi, si dès le départ le cinéma était l’alliance du théâtre et des arts plastiques, sans compter la musique dont le rôle est essentiel, peuton l’imaginer autrement aujourd’hui ? Difficile, en observant de près l’œuvre de Georges Méliès, de ne pas penser le cinéma comme l’aboutissement final d’un lien entre tous les arts. Marie Barbaza

1

Georges Méliès, « Importance du scénario », in Georges Sadoul, Georges Méliès, avril 1932

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ENTRETIENS

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« I l é ta i t ca p i ta l pour nous de mettre en scène l a n at u r e d e faç o n sensuelle »

Clara et Laura Laperrousaz réalisatrices de

Retenir les ciels L’été, dans le Sud de la France. Iris, qui est enceinte, est prête à tout détruire. Elle veut abandonner sa fille Luna, à la veille de ses 4 ans, parce qu’elle a peur de la perdre.

R

encontrées à l'occasion du 10e festival du cinéma de Brive, événement dédié au moyen-métrage, les soeurs Laperrousaz reviennent sur la confection de « Retenir les ciels », beau film à hauteur d'enfant dont l'approche esthétique se réclame de Terrence Malick.

Crédit photo : Peter Suschitzky

Parlez-nous du travail que vous avez effectué avec Ona Tarafa : avez-vous regardé d'autres films mettant en scène des enfants pour vous préparer à la diriger ? Clara Laperrousaz : Sans les avoir vraiment pris comme références, nous en avons revu. Et dès que sort un film avec des enfants, nous allons le voir. Cela dit, nous avons plutôt basé notre travail sur une rencontre avec une pédopsychiatre pour établir des règles avec cette fillette, pour savoir comment procéder et pour comprendre ce que c'est que de raconter une histoire avec une enfant de quatre ans. Par exemple, faut-il garder son prénom ou lui en inventer un autre ? Nous avons opté pour la deuxième solution : Ona joue l'histoire de Luna. Laura Laperrousaz : De toute façon, les enfants se mettent tout le temps en scène, ils racontent sans cesse des

histoires en intervertissant les âges, les rôles, les genres, etc. En plus de revoir des films comme Ponette et Le Garçu, la rencontre avec la pédopsychiatre s'est avérée utile pour respecter le plus possible l'enfant et ne pas perturber sa vie affective. C'est vrai que c'est paradoxal : les enfants ne sont pas acteurs mais au quotidien, ils se placent dans une situation de jeu permanent. L.L. : Oui, et c'est un atout qui leur permet d'entrer plus facilement dans une histoire, le processus leur est beaucoup plus simple que pour un acteur. Après, il faut simplement être très attentif aux questions que cela peut soulever. Notre but était de nous montrer pleinement respectueuses envers cette enfant, de nous poser les bonnes questions. C.L. : Questions qui viennent des thématiques abordées par l'histoire. Comme ici il s'agit de deuil et d'une maman triste, il fallait savoir comment lui en parler sans la heurter, ni que tout ça ne prenne trop d'espace dans son imaginaire. L.L. : Elle a d'ailleurs vu le film récemment. Ses parents l'ont vu avant elle, ainsi que sa petite soeur âgée d'un an et demi, qui est paraît-il plus intéressée par notre film que par Bob l'éponge ou Tom & Jerry, ce qui nous rend folles de joie ! (rires) Mais quand Ona a vu le


C.L. : Nous avons dû procéder de la sorte afin d'alléger son emploi du temps et aussi de tenir compte du principe de champ-contrechamp, grâce auquel elle n'est pas obligée d'avoir accès à toute l'histoire, sa présence dans certains passages étant permise par le montage. Pourquoi ce titre, Retenir les ciels ? C.L.: La mère est identifiée à un ciel à plusieurs reprises dans le film, ce qui est plus ou moins transparent pour le spectateur. Lors de la première scène où l'on voit la mère, la petite fille dit "Je sens le ciel". Or cette mère est très

il était capital pour nous de mettre en scène la nature de façon sensuelle, donc il nous aurait semblé étrange de priver notre titre de ce pan essentiel du film. En termes de mise en scène, avez-vous eu des références particulières ? Votre utilisation de la lumière naturelle peut faire penser au travail de Sofia Coppola, voire de Terrence Malick... C.L. : Sofia Coppola n'a pas été un de nos points de repère mais Terrence Malick, oui. The Tree of Life a été l'une de nos références, notamment pour le travail du steadycamer Jörg Widmer. De notre côté, nous avons travaillé avec Valentin Monge... L.L. : ...qui est un steadycamer génial ! (Il a notamment travaillé sur MarieAntoinette de Sofia Coppola – ndlr). Il profite du luxe total, par rapport à ses

consacrer les heures douces, tôt le matin et l'après-midi, aux endroits éclairés directement par le soleil.

ENTRETIENS

film, cela a posé de nouvelles questions par rapport à son statut d'enfant : il y a des choses auxquelles elle n'avait pas eu accès car il y a des scènes où elle est présente mais que nous avons tournées sans elle.

C.L. : En fait, nous tournions systématiquement aux belles heures, et lorsque la lumière se faisait vraiment plus dure, nous prenions en compte les ombres pour construire nos cadres. Il était capital pour nous, une fois le tournage pensé en fonction de l'emploi du temps de l'enfant, de l'articuler en fonction de la lumière et de la météo. Narrativement, il y a des choses qui peuvent heurter dans ce qui se passe : le trajet de cette mère est fluctuant, difficile, les liens qu'elle a avec cette enfant sont prenants et complexes mais nous voulions qu'à l'image, cela soit doux tout le temps, que cela ne se traduise pas, esthétiquement, par une façon de "cramer les plans". Alors qu'il fait très chaud à l'écran, l'image est toujours douce sur les peaux, nous avons souhaité faire un vrai travail sur la carnation... Venons-en à la production : comment avez-vous rencontré le cinéaste Guillaume Brac et comment le film s'est-il financé ?

changeante, elle a un rapport passionnel et fusionnel avec sa fille, elle en vient à vouloir l'arracher à son père... Elle est à la fois folle d'amour et folle d'angoisse pour cette enfant, elle songe même à l'abandonner. C'est donc un ciel pluriel, aussi complexe que l'amour de cette mère, empreint de saccades et de douceur. Et cette mère traverse des causses, des paysages déserts où le ciel occupe baucoup d'espace à l'image.

moyens, de ne travailler qu'aux belles heures. Il nous fallait trourner plein de scènes par jour mais nous avons fait ça de la manière la plus attentive possible vis-à-vis de la lumière : tout était pensé en fonction de son incidence sur les visages, les corps... Du coup, au moment de la lumière zénithale, en milieu de journée, nous tournions sous des feuillages et des sous-bois afin de

L.L. : Eh bien... (rires) C'est mon amoureux, en fait ! Nous étions ensemble avant que Clara et moi lui proposions le scénario. Le film devait alors se tourner en Espagne et être produit par une chaîne catalane mais après les élections, la direction de la chaîne a changé, ce qui a tout remis en cause et gelé les budgets. Nous avions notre équipe, les décors, les acteurs etc, nous devions tourner en septembre mais nous avons appris cette mauvaise nouvelle en juillet. Du coup, nous nous sommes demandé s'il nous fallait auto-produire le film, essayer de le mener à bien par des conditions super étranges en espérant qu'un nouveau producteur s'attache au projet plus tard, ce qui était très hypothétique...

L.L. : Nous avons tourné ces scènes sur le plateau du Larzac, et c'est vrai que l'on a un sentiment extêmement fort de proximité avec le ciel à ce moment-là. A ce sujet, le choix du pluriel "les ciels" et non pas "les cieux" avait pour but d'éviter toute connotation religieuse, ce qui n'est d'ailleurs pas du tout le propos du film ni ce que nous avons envie de défendre. Dans le même temps, le titre donne l'idée d'un certain traitement formel :

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C.L. : Nous avons déjà fait des films avec de très petites équipes, mais là, étant donné qu'il y avait une enfant de quatre ans, il fallait que le nombre de prises soit très réduit et que l'équipe soit extrêmement performante. Nous ne pouvions pas nous permettre de refaire les choses sur ce film, les enfants n'aiment pas ça. Ça les fatigue et ça tue leur spontanéité. Pour cela, nous voulions travailler avec des gens aguerris. L.L. : Nous nous sommes posé la question de savoir si l'on devait tourner coûte que coûte en septembre, or nous ne voulions pas nous lancer dans un tournage bancal, qui aurait été épuisant pour l'équipe. Sans avoir lu le scénario, Guillaume m'a encouragée à ne pas retarder le tournage. Par la suite, après lecture, il l'a trouvé extrêmement intéressant et m'a déconseillé de le tourner le plus vite possible, disant que le projet pouvait être merveilleux, qu'il fallait le soigner et qu'il aimerait le produire. C.L. : Il tenait vraiment à s'engager et a refusé que nous allions faire lire le scénario ailleurs. Par la suite, le film est né grâce à une co-production entre les sociétés Rectangle et Nonon Films.

Quels sont vos futurs projets ? L.L. : Nous travaillons sur un longmétrage qui en est encore au stade de l'écriture et qui est assez lié à Retenir les ciels. C.L. : Disons que sans être une extension de ce moyen-métrage, les thématiques traitées seront voisines. Seulement, ce qui était laissé hors-champ dans Retenir le ciels fera vraiment partie de la narration. Le traitement formel sera également très proche : il y aura des enfants filmés au steadycam, un rapport sensoriel au son et à l'image, et le tout sera encore lié à une saison agréable ! Propos recueillis par Guillaume Banniard et initialement parus dans le N° 21.043 du journal L'Echo – Edition Corrèze.


ENTRETIENS

« j ’a i m e l e s gens qui font des films comme s i l’ h i s t o i r e d u c i n é m a n e s ’ é ta i t pas arrêtée »

Pascal Laugier réalisateur de

Martyrs

Crédit photo : Philip Laugier

Vous venez assister ce soir à une projection spéciale de Martyrs. Est-ce important pour vous de rencontrer le public plusieurs années après la sortie du film ?

P

résent à Montpellier le 2 Avril 2015 pour une projection-débat de son film Martyrs (2008) au cinéma Utopia, Pascal Laugier a accepté de répondre à nos questions quelques heures avant la séance. Cinéaste passionné, il revient avec nous sur ce brillant drame horrifique, de son tournage à ses répercussions, ainsi que sur sa vision du cinéma en général.

martyrs Pascal Laugier

C’est un peu particulier de refaire un tour de piste sept ans après, surtout que je n’ai pas vu le film depuis des années mais je tenais à le faire car c’est, en fait, la première fois que je vais rencontrer des étudiants. J’ai fait beaucoup d’avant-premières dans les salles à l’époque mais le fait d’échanger avec des étudiants, a fortiori en cinéma, ça m’intéresse beaucoup. Le film est vieux, il n’y a plus d’enjeux donc ça rend la chose encore plus agréable. Vous disiez en interview que vous avez du mal à revoir vos films car cela vous fait dire que vous les auriez fait différemment. Ne craignez-vous pas cela avec la séance de ce soir ?

Je vous dirai ça après avoir vu le film ! Je retourne le voir pour me le remettre en bouche avant la rencontre mais autrement, je ne revois pas mes films car c’est une douleur encore plus extrême que de les faire. Je ne vois évidemment que les défauts, tout ce que j’ai raté. Une fois un film achevé, ça me donne l’énergie pour faire le suivant et gommer tout ce que j’ai foiré dans le précédent, donc je n’ai vraiment aucun rapport disons, de fétichisation avec mes films. Je n’entretiens même aucun rapport de fierté avec eux car j’estime que ce n’est pas le lien qu’un artiste doit avoir avec son travail, je vois davantage ça comme un chemin. J’essaye de faire en sorte que mes films ne partagent pas les mêmes défauts, même s’ils en ont tous malheureusement ! Pour moi, ce chemin compte plus qu’une idée d’accomplissement. La sortie de Martyrs s’est accompagnée d’un tapage médiatique puis d’une interdiction aux moins de 18 ans, finalement ramenée à moins de 16 ans avec avertissement. A quel point cela a-t-il eu une influence sur le nombre d’entrées ? C’est relatif, Martyrs est sorti sur 50 copies, ce qui est vraiment rien. Une comédie comme l’un des Astérix a droit à 1000 copies par exemple. Or, sur 50 copies nous avons fait 100 000 entrées, ce que certains films disposant de davantage de visibilité ne font pas.

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Ce n’est pas pour rentrer dans une forme de compétition, simplement pour dire que Martyrs est un film qui a eu sa vie, sans doute aidé par ce petit retentissement médiatque dû au fait qu’il avait été clairement censuré par la commission de classification. Nous nous étions beaucoup battus contre ça, y compris des gens de la presse dont certains n’aimaient pas le film mais qui nous avaient suivis par principe. Ceci expliquerait que le film se soit davantage imposé sur support domestique, une fois que le bouche à oreille a pris de l’ampleur. Oui, et Martyrs n’est pas le premier, pas mal de films ont suivi une voie similaire. Sans me comparer au chef-d’oeuvre de Tobe Hooper, Massacre à la tronçonneuse est un film qui a mis des années à se faire

cachette de leurs parents ! Ça m’a ravi quand j’ai appris ça, de savoir qu’on le considérait comme un objet un peu sale, interdit. Ça m’a fait très plaisir car j’ai ce rapport là avec tout un tas de films de mon adolescence : La Dernière maison sur la gauche et La Colline a des yeux de Wes Craven, le Zombie de Romero, ou encore Mad Max de George Miller qui avait été interdit à l’époque par la censure giscardienne... On avait un rapport complètement fétichiste avec ces oeuvres là car on ne les avait pas vues. Quand on a commencé à pouvoir faire circuler des bootlegs en VHS, des copies de 4ème génération d’une qualité déplorable, ça a créé du lien avec ces films. Et j’espère que les ados d’aujourd’hui auront un lien semblable avec Martyrs en tant qu’objet interdit, qui ferait chier leurs parents s’ils savaient qu’ils l’avaient vu. Je trouve que ça colle bien avec l’esprit du film.

Martyrs Pascal Laugier

une place dans l’histoire du cinéma et des films alternatifs. Ce qu’on appelle aujourd’hui, un peu complaisamment, les films «cultes». C’est une expression que je n’aime plus tellement aujourd’hui car elle a été employée à tort et à travers, à tel point que si tout est culte, au final rien ne l’est. En tous cas, la vie de Martyrs a été très longue et se poursuit aujourd’hui. Je n’ai fait que trois films mais c’est celui dont on me parle le plus, des gens me disent même que c’est le seul du lot qui soit intéressant. D’ailleurs, ces gens là ne se mélangent pas aux autres. J’ai eu un vrai succès public avec mon dernier film The Secret, qui a fait 600 000 entrées, pourtant j’ai eu beaucoup moins de retours sur lui, à titre personnel, que sur Martyrs qui a fait vendre six fois moins de tickets ! Le film a donc bien eu sa vie en DVD, VOD etc. Je sais que des gamins au collège, et notamment de jeunes adolescentes, se le passaient en

A ce sujet, Martyrs est souvent décrit comme une véritable expérience, qui tranche avec le cinéma d’horreur actuel... Le cinéma de genre est très cyclique : dans le western, le polar, le fantastique ou encore l’épouvante, il va d’âges d’or en périodes creuses, c’est vraiment le serpent qui se mord la

queue. En tant que fan, je ne suis pas très galvanisé par le cinéma d’épouvante mondial, les Asiatiques n’en font plus de bons et à Hollywood c’est une catastrophe, notamment avec Jason Blum, le type qui produit toutes ces franchises qui cartonnent : Paranormal Activity, Insidious... Tous ces trucs là, c’est pas pour moi, je trouve que c’est destiné à des enfants de 13 ans qui n’ont vu aucun film d’horreur de leur vie et je ne marche plus à ça, je trouve ces films sans âme, mal écrits et pas bien mis en scène. Je sens trop que c’est le fruit d’une réunion de producteurs. Donc il est vrai qu’en ce moment le genre m’intéresse peu. Il se trouve qu’en vous disant ça, je repense à un choc absolu que j’ai eu récemment : It follows. Ce n’est pas un gros succès mais je suis persuadé que c’est un film qui va rester. Parois, il suffit de ça pour relancer le genre. Je me souviens quand Wes Craven avait sorti son Scream, c’est un film qui à mes yeux a fait beaucoup de mal au genre, il l’a dévitalisé en lui retirant toute sa profondeur, toute sa sincérité, pour en faire un truc post-moderne, faussement intellectuel. On allait voir ces films-là pour se gausser un peu du genre et les années 90 avaient été une très mauvaise période jusqu’à ce que Hideo Nakata fasse Ring. Je me souviens de m’être pris une énorme claque lors de sa découverte à L’Etrange festival, et le film a relancé toute une vague de cinéma horrifique japonais, puis plus largement asiatique, tout à fait passionnante. Aujourd’hui, on est à nouveau en bout de cycle et c’est très fatigant, même en festival je ne vois pas énormément de très bons films... J’espère qu’industriellement, et de façon internationale, It follows va agir sur le genre comme Ring l’avait fait en son temps, même si le film de David Robert Mitchell n’a pas eu un succès aussi marqué. Pour en revenir à Martyrs, nous aimerions savoir comment vous

it follows David Robert Mitchell


Pascal Laugier

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martyrs avez collaboré avec feu Benoît Lestang1. Son travail a dû avoir une importance majeure dans votre approche de la violence... Benoît est quasiment le co-auteur du film, il s’est occupé de tous les effets spéciaux, pour le gore comme pour les maquillages. Nous étions proches dans la vie, c’était un ami intime. Alors que j’étais en train d’écrire le scénario, il m’arrivait de lui téléphoner pour savoir si telle ou telle chose était faisable par rapport au budget et au temps dont nous disposions. Benoît est donc rentré dans le processus créatif très en amont du tournage. C’est l’un de ceux qui, physiquement, s’est le plus donné, je le sais d’autant plus que l’on a partagé une maison à Montréal (ville où on a tourné l’intégralité de Martyrs), et je le voyais partir bosser à son atelier vers 3h du matin alors que moi je pouvais dormir jusqu’à 7h. Je n’avais entre guillemets «qu’à réaliser» le film, lui devait se charger avec une équipe et un budget minuscules de faire les incessants effets spéciaux qui parsèment le film du début à la fin. Au départ, Benoît ne comprenait pas ce que je voulais, on a mis du temps à trouver une direction artistique commune. Il me disait avoir souvent ce problème avec les metteurs en scène. Pour eux, une chose aussi subjective que les choix esthétiques à adopter pour une créature est très difficile à exprimer, c’est comme parler de la musique, c’est très abstrait. On essayait d’employer des termes affectifs, émotionnels, et au bout d’un moment il arrivait à comprendre ce que je voulais et à éliminer ce que je ne voulais pas. A la base, il était parti sur des choses trop gothiques, trop américaines pour les créatures et les blessures. Il faut savoir que même pour des effets gores qui vont paraître lambda au spectateur, il y a une direction artistique derrière ça. La façon dont un personnage peut se planter un couteau dans le bras, la couleur du sang, la façon dont il va coaguler, le look des prothèses en latex pour les plaies... Tout ça n’est pas pareil de film en film, ni de metteur en scène en metteur en scène. Par exemple, le gore chez John Carpenter ne ressemble pas au gore chez David Cronenberg, et ce n’est pas qu’une affaire de thématiques, c’est aussi une affaire de pure orientation plastique qu’on demande à un chef maquilleur. Et Benoît, par goût, allait davantage vers une forme de gothique à l’américaine, tendance Bernie Wrightson, avec des choses outrées, façon sorcière qui te saute à la gueule. Or je voulais un truc plus médical, plus froid, plus nazi, plus réaliste en fait, donc ma direction artistique c’était plus Salo de Pasolini que Creepshow de George Romero. Je souhaitais que Martyrs soit plus viscéralement malsain, plus naturaliste, parce que ça correspondait à la thématique du film. Benoît s’est donc mis à travailler à partir de planches médicales réelles pour légèrement tordre la réalité de nos corps physiques afin de les rendre glaçants, pas irréels. On ne travaillait pas sur une créature, on était dans une recherche, là encore, de torsion des corps.

Artisan des effets spéciaux, le maquilleur Benoît Lestang s'est donné la mort le 27 Juillet 2008. Il mit son talent au service de films comme Le Convoyeur (Nicolas Boukhrief, 2004), Le Scaphandre et le papillon (Julian Schnabel, 2007) ou encore Martyrs, dernier projet sur lequel il a travaillé. 1

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Au sujet du tournage, comment avezvous réussi à diriger Mylène Jampanoï de façon à ce qu’elle s’investisse autant sur le plan physique ? J’ai vu beaucoup d’actrices pour le rôle, avec la méthode traditionnelle du casting et des auditions. Du moins, je l’ai fait avec les comédiennes qui ont accepté après lecture du scénario. D’autres, connues, voire très connues, me le jetaient au visage comme si j’avais écrit un porno pédophile. Beaucoup de comédiennes françaises prennent le cinéma d’épouvante de haut et nourrissent, si ce n’est un mépris, au moins une condescendance vis-à-vis du genre. Nous n’allons pas citer de noms, ça n’a aucun intérêt, mais tout un tas de jeunes actrices ont refusé catégoriquement d’avoir quoi que ce soit à voir avec ce film, de près ou de loin ! Jusqu’à ce que ce que je tombe sur ces deux filles, Morjana Alaoui et Mylène Jampanoï, qui ont accepté tout de suite car elles aimaient ce côté transgressif. Ensuite, en amont du tournage, nous avons travaillé deux mois à Paris en faisant des séances d’improvisation avant de partir à Montréal. L’objectif était qu’elles n’aient plus peur de pleurer devant moi, qu’elles n’aient plus cette pudeur élementaire, cette protection humaine, qu’elles aient confiance en mon regard et acceptent de se laisser aller. Ensuite, c’est mon travail de metteur en scène sur le plateau de toujours maintenir le niveau de tension, de fièvre hystérique nécessaire à son personnage. S’il est très facile pour une comédienne de pleurer et hurler pendant une heure ou deux par jour, c’est très compliqué de le faire douze heures par jour, cinq jours sur sept, pendant deux-trois mois. Or, sans cela, on se retrouve avec de basiques problèmes de raccords : si au début de la journée elle est formidable d’intensité puis qu’à midi après la pause elle commence à perdre l’influx, les scènes ne raccordent pas et elle est tout simplement moins bien à l’écran. C’était parfois à moi, avec des méthodes plus ou moins avouables - mais toutes légales, de maintenir la tension. Même si ce n’est pas trop mon truc, cela passe par un certain niveau de manipulation, mon objectif était de continuer à partager l’essence du projet avec elle, de la motiver. Mais parfois ça s’est très mal passé, elle a rechigné car elle était épuisée et n’en pouvait plus, ça pouvait être très électrique. En même temps ce conflit, cette violence des rapports qu’il y avait de temps en temps entre nous

martyrs Pascal Laugier

créait aussi la tension du film, cette énergie un peu bizarre qu’il y a dans Martyrs. Pourquoi avoir choisi de placer dans le film un carton présentant la définition du terme « martyr » ? La racine étymologique du mot signifie témoin, ce qui est profondément lié au film. C’est quand j’ai appris cette racine, « celui qui voit » ou « celui qui a vu » (et qui en témoigne), que j’ai trouvé le dernier acte de mon film. J’ai fait des recherches sur les martyrs et la martyrologie avec une documentaliste, j’ai travaillé là-dessus pendant six mois avant d’écrire la moindre ligne de scénario. Finalement, c’est en lisant cette définition que j’ai compris de quoi le film allait parler. Que répondez-vous aux gens qui pensent que les films violents transmettent à ceux qui les regardent un esprit violent ? Ils sont complètement à côté de la plaque. Je pense que le cinéma est encore un havre de découverte, de paix, d’intelligence, de rhétorique, de sophistication, de profondeur, de sincérité.... Tout ce qu’il y a autour du cinéma est cent fois plus violent que le plus violent des films d’épouvante. La plupart des gens qui ne sont pas allés voir Martyrs sous prétexte qu’ils ne vont pas voir de films violents sont ceux qui lisent les journaux et regardent TF1 à longueur de soirée. Donc tout cela me fait doucement rigoler car le plus offenisf des films d’horreur sera toujours infiniment plus doux, plus bienveillant que le moindre jeu à la con et le moindre programme à 20h50. Pour moi, cette violence là est radicale, celle des mass media. Je ne veux pas faire mon rebelle à deux balles mais j’ai arrêté depuis dix ans d’avoir la télé parce que c’était quelque chose qui me faisait souffrir. La façon dont les mass media nous parlent, dont ils nous considèrent, est sans commune mesure avec le pire des films gore.

Martyrs est-il une sorte de réponse face à la violence de faits réels que les journaux étalent, parfois avec complaisance ? Non, ce n’est pas une réponse car Martyrs n’est pas un film réactionnaire, au sens « en réaction à », je ne l’ai pas conçu comme ça dans mon énergie initiale. Au contraire, ça m’intéressait poser cette question : est-il encore possible de transgresser quelque chose du public aujourd’hui, où l’on peut voir des suicides et des exécutions capitales en deux clics ? Alors que le public sait qu’il s’agit d’une histoire complètement inventée, que tout est entièrement faux et bardé d’effets spéciaux, que nous sommes dans le sanctuaire de la salle, puis-je encore transgresser quelqu’un à une époque aussi violente ? La réponse est « oui » et cela m’a beaucoup rassuré de voir que certains fans hardcore de cinéma d’épouvante, des types tatoués de crânes, étaient très choqués par le film et venaient me parler comme s’ils avaient été profondément scandalisés. Je me suis dit que le cinéma d’épouvante, quand on y met son honnêteté la plus absolue, peut encore opérer. Et Dieu sait si Martyrs n’est pas un film distancié, ni cynique et encore moins rigolard. En voyant ces réactions, je me suis dit que le cinéma d’épouvante est encore capable de tout au premier degré, et c’est ce que je cherchais à savoir.


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là aussi révélé beaucoup moins cher que de le tourner en France. Quant à The Secret, ça n’a rien à voir puisque le scénario se passe aux Etats-Unis, pays que nous avons « reconstitué » au Canada, certes pour des raisons de coût mais quoi qu’il arrive, par définition, je ne pouvais pas le tourner en France. Dans ce dernier film où il est question d’enlèvements d’enfants, vous vous intéressez à ce que le scénario décrit comme une légende urbaine, le Tall Man. Comment vous est venu ce pitch ?

On peut lire au générique final que le film est dédié à Dario Argento. Dans quelle mesure son cinéma vous a-t-il influencé pour Martyrs ? Son influence est essentielle. Dario Argento fait partie des héros de mon adolescence, pour certains c’était Mick Jagger, moi j’avais des metteurs en scène ! Quand j’avais 14-15 ans c’était d’ailleurs difficile de savoir à quoi ils ressemblaient, peu de photos circulaient, du coup j’entretenais un truc très mythique vis-à-vis d’eux. Dario Argento fait partie des rares personnes à m’avoir donné envie de faire ce métier, je n’ai plus du tout été le même adolescent après avoir découvert Profondo Rosso, Suspiria... Ce sont des films qui ont changé ma vie, vraiment, ils ont fait que le cinéma n’était plus un truc de consommation lié à mon âge mais, osons le mot, une vocation, une chose de l’ordre du sacré qui m’a profondément modifié, qui a écrit ma vie. Il se trouve qu’après je l’ai rencontré et que l’on est devenus si ce n’est amis, disons copains, puis cette rencontre était à la hauteur de tout ce que j’avais projeté. C’est un type qui gagne à être connu, il est très largué par la société où il évolue. Argento est quelqu’un qui a toujours fait ses films, les bons comme les mauvais, en toute innocence, d’une manière très viscérale, primitive et enfantine, au beau sens du terme. Quand on s’est rencontré, c’est ça qu’on a partagé. Donc le moins que je

pouvais faire était de lui dédier un film. Saint-Ange, votre premier long, a été tourné en Roumanie, Martyrs et The Secret au Canada, Alexandre Aja a également tourné au Canada avec Horns, Xavier Gens était parti aux USA réaliser Hitman... Pour quelles raisons, selon vous, les réalisateurs français partent à l’étranger tourner des films de genre ? Tout d’abord, je précise que Saint-Ange a été tourné quinze jours en France puis un mois et demi en Roumanie, dans leurs studios. Pour mes trois films, les raisons sont les mêmes mais dans des modes de production différents. Pour SaintAnge, c’est parce qu’on avait un budget assez limité (4 millions d’euros je crois) et que pour le même prix, nous pouvions avoir beaucoup plus de choses à l’écran en allant tourner dans les studios roumains, ce que je regrette profondément. Je n’étais pas du tout à l’aise de me retrouver en Roumanie avec une production qui évidemment payait les techniciens moins cher qui si ça avait été à Paris, ça s’appelle la globalisation, l’ultra-capitalisme et j’en suis moi-même victime y compris quand j’en bénéficie. En gros, avec 4 millions d’euros vous faites presque deux fois plus de choses là-bas qu’ici. Bien entendu, ce genre de décision revient toujours au producteur. Pour Martyrs, le tourner au Canada s’est

On ne sait jamais comment viennent les idées, pas moi en tous cas ! Mais je n’ai pas lu au sujet de cette histoire, elle est complètement inventée. Les processus sont différents pour chaque film mais avec The Secret, j’ai d’abord eu l’idée du twist. Sans l’avoir volé, ce basculement du point de vue à la moitié du film pourrait très bien se trouver dans un giallo des années 70. Ca m’intéressait beaucoup de suivre une héroïne hollywoodienne classique comme Jessica Biel, qui tient le rôle principal, et d’en user pour construire ma narration. A partir du moment où j’ai trouvé le twist, je me suis demandé de quoi ce twist pourrait parler. C’est là que m’est venue l’idée d’un longmétrage montrant que l’enfer est pavé de bonnes intentions, via les points de vue antagonistes de personnages qui se battent tous pour de bonnes raisons. En tant que cinéaste c’est toujours très palpitant de travailler sur le point de vue, c’est une question centrale dans mes réflexions sur le cinéma. C’est aussi quelque chose qui me pose problème dans une grande partie des films d’horreur actuels : l’absence de point de vue. Je suis très vieille école et j’ai tendance à penser que le fantastique ne marche que si le réel et les règles du surnaturel sont clairement définis. Il faut qu’on comprenne les règles du jeu. Quand je regarde The Conjuring, je ne saisis rien de ce qui se passe à l’écran, je ne comprends pas comment fonctionne le fantastique. Pour moi, tout ça est lié à l’absence de point de vue de ces films. Je trouve que la grande question de mon métier est : qui raconte l’histoire ? Sans ça, je suis perdu, et c’est la question centrale de The Secret dont

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The Secret Pascal Laugier

la construction et le twist confrontent des points de vue différents sans donner raison ou tort à personne. Un remake de Martyrs est annoncé pour 2016. Avez-vous des liens avec ce projet, et qu’en pensez-vous ? Je n’en pense rien car je ne l’ai pas vu ! (rires) J’ai appris son existence très tard, ses producteurs m’avaient contacté il y a trois ans pour savoir si ça m’intéressait de l’écrire et de le réaliser. J’ai évidemment refusé, j’avais passé deux ans sur Martyrs et n’allais pas me retaper la version américaine de mon propre film, même si une personne très très aimée par la presse comme Michael Haneke n’a pas hésité, contre un gros chèque, à aller tourner le remake de Funny Games aux Etats-Unis. De mon côté je ne l’ai pas fait, j’étais peut-être plus intègre que lui et j’ai donc décliné l’offre, puis... (un moment) Ça se sent que j’ai une dent contre Michael Haneke ? (rires) Je dis ça avec un peu d’humour bien sûr, même si je le pense. Bref, je n’ai plus entendu parler de ce remake puis j’ai appris qu’il avait été tourné. Le contrat de Martyrs stipulait que l’auteur cède les droits de remake, les producteurs

qui rachètent ces droits n’ont donc pas à me demander mon avis. Du coup, je suis comme vous dans l’attente amusée, mais au fond très patiente, de voir à quoi ça ressemble ! En tous cas je vois mal les américains remaker le film intégralement, notamment le dernier acte, je ne crois pas que le système actuel permette un film aussi malaisant mais ce sera intéressant de voir ce qu’il en sort. Après, en tant que fan de genre, je suis évidemment flatté. Je trouve ça hallucinant qu’Hollywood remake un de mes films... J’ai fait Martyrs avec si peu d’argent et une si petite équipe, je l’ai écrit alors que je vivais dans un studio de 20m² à Paris, j’ai fait ça tout seul dans un grand moment de désespoir, en quatre mois, alors de songer que sept ans après Hollywood fait un remake...! (rires) C’est très étonnant, je suis entre l’hilarité et la fierté. On vous annonce comme participant à la suite du film à sketches The Theatre Bizarre et sur deux autres projets plus personnels, dont un nommé The Girl. Pouvez-vous nous en dire plus ? The Theatre Bizarre 2 : Grand Guignol, je crois que le projet n’existe

plus. On m’avait proposé de réaliser un des sketches de cette anthologie, ça m’intéressait parce que la liberté artistique était totale, il n’y avait quasiment pas d’argent mais au moins personne ne vous disait quoi faire donc sur le principe, j’étais partant. Mais rien ne s’est concrétisé, je n’ai jamais écrit une ligne de scénario et je crois qu’ils sont toujours en recherche de financement donc pour moi, ça n’existe plus dans l’état actuel des choses. Quant à The Girl, c’est mon prochain film, le script est terminé et nous sommes en phase de casting. C’est SND qui finance le projet, comme pour The Secret. C’est d’ailleurs un peu le même type de production dans le sens où depuis la France, et avec une liberté artistique totale, je fais un film en langue anglaise avec des stars américaines. Et c’est un mode de production qui me va très bien car j’ai les avantages sans les inconvénients d’un tournage aux USA. Pour l’instant, je n’arrive pas à me mettre dans la peau d’un metteur en scène qui travaillerait pour les studios américains, c’est trop dangereux en termes d’intégrité artistique. Un réalisateur à Hollywood est un employé, on appartient au producteur. Contractuellement, au contraire de la France, il n’y a pas de


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propriété intellectuelle qui tienne, le metteur en scène peut se faire virer du tournage ou de la salle de montage du jour au lendemain. Actuellement, je ne suis pas dans l’optique de vivre ça car c’est un cauchemar, le mode de production avec SND me convient même si, je voudrais insister là-dessus, je me sens très metteur en scène français. Si je tourne certains films en langue anglaise et avec des acteurs américains ce n’est pas du tout pour me la péter ou parce que j’ai envie de conquérir Hollywood, mais parce que je n’arrive pas à faire le cinéma que je veux faire en France. Or je trouve que l’on a des acteurs merveilleux, sans doute les meilleurs techniciens du monde, des outils de post-production formidables... J’adorerais tourner un film dans ma langue, que ce soit un polar ou un film fantastique, mais c’est très difficile. Alors que quand je l’écris en anglais avec un système de co-production, c’est paradoxalement beaucoup plus facile, et je le regrette parce que je ne me sens pas américain. J’aimerais tourner dans ma langue, dans mon pays et dans une culture que je connais bien car c’est un gros handicap pour moi d’être au Canada ou en Amérique du Nord en train de filmer une culture qui n’est pas la mienne. Et ça, c’est parfaitement conscient chez moi, je me sens très français en tant que réalisateur. Pouvez-vous nous donner le pitch de The Girl, ou vos idées pour le casting ? The Girl tourne autour d’une énigme, c’est donc un peu tôt pour le pitcher. Ce n’est pas du tout un film fantastique mais un thriller doublé d’une histoire d’amour. C’est quelque chose que je n’ai jamais fait avant et c’est un des projets auxquels je tiens le plus car c’est un film très émotionnel, où je vais pouvoir expérimenter des choses. Pour la première fois, j’aurai un homme pour personnage principal, ce que je n’avais pas osé faire avant car je me sentais plus à l’aise avec l’écriture de personnages féminins, ce qui était peutêtre une forme de lâcheté. J’avais l’impression qu’il m’était plus facile d’écrire sur des femmes car j’abordais ça de manière un peu sensitive, impressionniste, or là je me suis coltiné un protagoniste très concret d’homme. The Girl joue sur cette inquiétude que l’on a quand on rencontre une fille trop belle et trop jeune pour nous, à un moment où l’on se sent un homme très médiocre, quelconque physiquement et pas bien dans sa peau. Puis tout d’un coup, une femme va tomber très amoureuse de nous et on se demande un peu ce qu’elle nous veut. Le sentiment amoureux est souvent un sentiment très inquiet, le film joue là-dessus et j’espère en faire un thriller très haletant. Je ne me suis jamais essayé à un film comme ça, qui avance avant tout de manière très sentimentale, et pas à grands coups de

«trucs» de genre, même si cela ne veut pas dire grand chose. En tous cas, je tiens beaucoup à ce projet. En dehors de It Follows, y a-t-il des films d’horreur ou d’épouvante qui vous ont plu durant les années 20002010, même si vous ne trouvez pas votre compte dans les modes actuelles ? Là, vous me cueillez à froid car l’air de rien, il y en a eu plein. Je ne veux pas du tout donner l’impression que je n’aime rien, d’ailleurs je préfère les films des autres aux miens. Je serai toujours plus cinéphile que cinéaste : d’une certaine manière, je fais des films pour gagner un peu d’argent afin de me payer des DVD, et ce n’est pas une métaphore ! J’ai une passion pour Les Autres d’Alejandro Amenábar, je trouve que c’est un des plus beaux manifestes gothiques que j’ai vu de ma vie. Le fantastique reste mon genre préféré et ce film m’a procuré le même type de sensations viscérales que quand je découvrais, vers 10-12 ans, les films de la Hammer ou de la Universal des années 40. Je préfère d’ailleurs Les Autres à Tesis, j’ai tendance à le trouver un peu surestimé par la presse de l’époque mais en tant que premier film, qui plus est portant sur les snuff movies, c’est extraordinaire. Amenábar est un cinéaste passionnant qui navigue d’un genre à l’autre avec une étonnante constance dans la qualité, Agora est formidable, au même titre que Mar Adentro. On parle peu de lui mais il surprend film après film. Néanmoins, je tiens à affimer qu’It follows est un film qui va rester, il va patiemment mais sûrement prendre sa place au sein des plus grands films d’horreur de l’histoire du cinéma, et je pèse mes mots. Sachant que c’est le deuxième film d’un cinéaste assez jeune, j’ai été confit d’admiration en le découvrant. Ça a d’ailleurs relancé ma passion pour le genre, moi qui étais si désespéré ces dernières années. Il y a quelque chose de très fâcheux... (un temps) Nous avons un marché américain du DVD et de la VOD qui tourne, et qui produit beaucoup de films d’horreur à petit budget. Donc on devrait voir énormément de bons films parce que ce sont des productions faites pour rien, confiées à des jeunes fans qui sont extrêmement libres, or on ne voit pas grand chose... Il y a les films de Lucky McKee que j’aime beaucoup, pour répondre à votre question. J’adore May, c’est un film qui me hante, que je revois tout le temps. Voilà un film-frère pour moi, en somme. Qu’ils soient petits ou gros j’aime les films fait par des mecs qui y vont, qui mettent leurs couilles sur la table, je n’aime pas les films post-modernes, les films de petits malins qui parasitent énormément le genre. Ces films de fans faits par des

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fans qui nous montrent en clignant de l’oeil qu’ils ont la même collection de DVD que nous, ça m’emmerde. Les gars qui font des films pour 300 000 dollars, donc avec une liberté artistique totale et qui livrent des remakes de slashers, des sous-Massacre à la tronçonneuse ou encore du sous-Tarantino et du sousRodriguez, comme tous ces faux films Grindhouse qu’on voit beaucoup... Tout ça me fatigue énormément, je n’y vois aucune sincérité ni prise de risque, je trouve ça très post-moderne, ricaneur, et je déteste ça. Et à côté il y a des cinéastes dont je me sens extrêmement proche, Lucky McKee mais aussi M. Night. Shyamalan, je sais que c’est un type très controversé mais il a fait un bien fou au fantastique. Je pourrais vous citer Signes, un des plus beaux films d’extraterrestres que je connaisse, il m’a profondément retourné. J’aime le travail de ce garçon, même si ces derniers temps il semble s’être un peu perdu je pense qu’il va revenir. J’aime les gens qui font des films comme si l’histoire du cinéma ne s’était pas arrêtée, comme si on n’était pas obligé de vivre dans cette époque posthistorique, post-moderne, où on aurait conscience de tout et où on serait plus malins que les films qu’on voit. J’aime les gens qui jouent les histoires au premier degré, qui me demandent d’y croire et qui y croient avec moi, quitte à ce qu’ils se plantent. Si vous voulez, je préfèrerai toujours un film raté de Shyamalan à un film réussi de Christopher Nolan. Nolan qui est un type bourré de talent mais qui est quand même en train de commenter ce qu’il fait, de commenter le genre. Quand il tourne un Batman, au-delà du fait que je trouve ça d’un ennui absolument mortel en termes structurels, cette espèce de façon de commenter la culture du film de superhéros, comme si son ère était terminée et que ces histoires ne pouvaient plus être racontées au premier degré, ça m’ennuie beaucoup. Ou alors c’est peutêtre un truc de génération, il ne faut pas que les plus jeunes qui me liront m’en veuillent de faire partie des vieux cons parce que c’est vrai, j’ai 43 ans et je ne marche plus à la même came. Puis quand Shyamalan fait un film, même raté comme Phénomènes par exemple,

au détour de certaines scènes plus réussies que le reste, ça me passionne, je trouve ça poignant, comme si c’était le premier film que je voyais de ma vie. Justement, les films de super-héros ont pris une telle place dans le paysage cinématographique, seriez-vous tenté d’en réaliser un ? Peut-être à la manière du Incassable de Shyamalan, qui est certainement son plus beau film... Incassable a été assez mal reçu, pourtant ça a été un grand succès. C’est pour moi le chef-d’oeuvre de Shyamalan et je dis ça d’autant plus volontiers que je serais incapable de réaliser un film sur des super-héros. A 8 ans déjà je ne lisais pas les Doctor Strange et les Marvel, ça m’ennuyait, je préférais la BD francobelge et les EC Comics... J’étais très fan de toute cette culture Creepshow, ceux qui connaissent ça me comprendront ! Les super-héros m’ennuyaient déjà beaucoup mais je n’ai aucun mépris pour cette culture qui est, en soi, tout à fait passionnante. Je suis beaucoup moins convaincu par sa présence envahissante à l’écran, ce n’est pas la faute de cette culture mais Hollywood semble aujourd’hui programmée pour ne produire que des films destinés à des enfants de 14 ans, et Dieu sait si l’enfance est précieuse mais par contre je conçois mal que tout le cinéma américain soit asservi aux désirs d’un gosse. Or c’est un peu ce qui se passe, Hollywood semble avoir perdu la recette pour faire des films comme Le Parrain, Orange Mécanique ou Taxi Driver. Je viens de cette génération, j’ai grandi en voyant ces films ainsi que La Horde sauvage et les oeuvres de Leone, tout ce cinéma américain qui était destiné aux adultes. Si le cinéma m’a conforté dans mon enfance il m’a aussi promis que je deviendrai un adulte, et aujourd’hui, le cinéma américain de masse ne promet plus ça. Il est puéril, et l’infantilisme n’est pas le respect de l’enfance mais son dévoiement, chose qui me gêne beaucoup. Les Marvel, je sais qu’il faut les prendre au cas par cas, que certains films sont bons, d’autres très moyens et d’autres encore complètement nuls mais je n’ai pas le goût de ça. Mon ami


ENTRETIENS

incassable

M. Night Shyamalan

Christophe Gans me conseille toujours sur les films du lot mais j’avoue avoir complètement décroché. Le dernier que j’ai dû voir, c’est Watchmen, et il ne s’agit pas d’un Marvel. Formellement, j’ai trouvé ça tout à fait sidérant que Zack Snyder ait passé tout ce temps à recomposer les cases de la BD originale de manière incroyablement fétichiste, avec un soin maniaque. Ça force mon respect technique. En revanche, ça ne créé pas chez moi d’émotion quelconque et du coup, ça me laisse de marbre. Je ne sais pas si je réponds à votre question mais je me sens incapable de réaliser un film de super-héros, je n’en ai pas le talent ni la sensibilité. Plus tôt, vous évoquiez George Miller comme un de vos cinéastes de chevet : Fury Road, son retour à la saga Mad Max, est-ce que vous y croyez ? Les premières images sont affolantes... Comme tout le monde, le teaser m’a scotché et les bandes-annonces qui ont suivi également, c’est le film que j’attends le plus cette année. On sent que le long-métrage redonne une certaine place à l’analogique, qu’il n’abuse pas d’écrans verts. George Miller est un de mes héros. C’est un de ces cinéastes discrets que l’on a tendance à oublier mais si on regarde sa filmographie, elle est d’une cohérence exemplaire. J’ai beaucoup de réserves sur Happy Feet 2 que je ne trouve pas très bien écrit mais tous ses travaux précédents sont extraordinaires. Miller a connu pas mal d’échecs commerciaux mais que ses films aient marché ou pas, ils sont impeccables. Mad Max et Mad Max 2, en plus de m’avoir donné envie de faire ce métier, incarnent toute la contre-culture des années 70 dont je suis issu, au même titre que Lorenzo, Les Sorcières d’Eastwick, toutes ces oeuvres imparfaites qui sont néanmoins des oeuvres de cinéaste. Lui mérite vraiment une rétrospective à la Cinémathèque. John McTiernan y a récemment eu droit, donc on peut y croire ! C’est vrai mais John McTiernan, qui est un cinéaste que j’adore, a une filmographie inégale. Pas George Miller, la sienne est phénoménale ! Le premier Babe qu’il a « seulement » écrit et produit, et surtout Babe 2, qu’il a réalisé, sont quand même des oeuvres extraordinaires en termes de mise en scène. Il va falloir que les gars qui écrivent sur le cinéma sortent un bouquin sur lui, il faut qu’on en parle. Pour moi, il a le niveau d’un Paul Verhoeven, il est de cette trempe. Je regrette qu’il n’ait pas totalement réussi à faire ce qu’il voulait à Hollywood et que parfois il se réfugie dans des films d’animation. Happy Feet 2, là encore, me passionne nettement moins que Lorenzo et que le projet Mad Max : Fury Road, que j’attends comme vous avec une impatience folle ! Propos recueillis par Guillaume Banniard et Mathieu Message (Un grand merci à Pascal Laugier pour sa disponibilité)

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DIGRESSIONS

VISUELLES

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six feet under Alan Ball

american beauty

R

arement une série, voire une œuvre audiovisuelle en général, n'aura semblé rendre aussi bien compte des tourments de l'âme humaine. Regarder Six Feet Under (SFU pour les intimes), c'est comme assister à la vie qui éclot sous nos yeux. Elle est là, telle quelle, la caméra l'observe et nous faisons de même, en continu. Pas d'interruptions pour alléger le poids de ce quotidien. Une vie accablante souvent, surtout dans SFU, où l'existence humaine semble n'être qu'un enchaînement de malheurs entrecoupés ci et là d'éclats de bonheur extatique, nourrissant une philosophie qui sous-tend l'intégralité de ces cinq saisons. A chaque chapitre sa « victime » : les épisodes de SFU s'ouvrent systématiquement sur le décès d'un(e) inconnu(e). Du moins on l'espère, le procédé faisant craindre la perte d'un « proche » après le générique. L'air de rien, ces mises en bouche sont le pilier fondateur du show. Tour à tour drôles et déchirantes, voire même ludiques lorsque le décès se fait attendre, ces ouvertures sont autant de tranches de vie dont nous ne partageons que le point final. Et le cadavre de ces (faux) seconds rôles d’atterrir chez les Fisher. Insidieusement, nous prenons l'habitude de voir une personne mourir avant que l'intrigue générale ne reprenne son cours. Le passage est attendu, comme une nouvelle journée qui commence. Le système devient rapidement addictif. D'ailleurs, si la série nous apprend quelque chose (ainsi qu'à ses personnages), c'est que nous finissons par attendre la mort aussi sûrement qu'elle nous guette. En fait, on a systématiquement l'impression, d'un épisode à l'autre, d'acquérir un peu plus de sagesse. C'est presque effrayant à avouer mais la mort paraît plus facile à appréhender au contact des Fisher. Ou du moins plus simple car ramenée à

des gestes, des postures : ceux des professionnels du deuil, qui « rendent service » aux gens et les soutiennent dans ce processus, au point d’être vus comme des saints par quelques familles endeuillés, des personnes capables de canaliser la douleur pour la retenir aux creux de leurs mains. Des gens pour qui la mort, commerce à visage humain, devient une habitude. Grâce à une écriture et à un casting phénoménaux, la conscience de notre propre fin n'est plus source exclusive d'angoisse dans SFU. Comme si, histoire après histoire, à chaque nouveau cadavre déposé chez les Fisher, la mort cessait de nous renvoyer à un sentiment de solitude absolue. Elle y devient – presque – acceptable, la Grande Faucheuse faisant ici face à son double lumineux. Alors que son titre et son sujet laissent entrevoir un show porté sur le désespoir, SFU souligne les douleurs de l'existence pour mieux exalter une joie de vivre que le point final de chaque histoire rend précieuse. Ce sont ces innombrables mouvements avant l'inanité éternelle que la série excelle à capturer, exhortant ses personnages à vivre comme bon leur semble, à contrarier le vide latent qui les accompagne. Pas d'une manière seulement fictive – les séries qui osent mettre leurs personnages en danger semblent toujours plus ambitieuses – mais réaliste et plausible. L'empathie développée pour Nate, David, Claire et les autres permet une identification viscérale et sincère, et les situations où ils se trouvent font sans cesse écho aux nôtres. La série aborde ainsi un kaléidoscope de sujets forts – de la sexualité au divorce, en passant par le deuil (sujet prédominant, bien sûr), l'éducation des enfants, la tolérance et la conformité, l'intégration sociale, la recherche d'une identité ou les relations familiales conflictuelles, les relations amoureuses – autour desquels gravitent les protagonistes. Protagonistes qui, évolution progressive oblige, demeurent imprévisibles, incertains. L'instauration d'un quotidien (jamais normalisé, car la « normalité » y est bannie), juxtaposé à un sentiment de proximité, sont les plus beaux atouts de SFU. Elle fait partie de


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ces séries qui subliment la banalité, pour en faire quelque chose d'extraordinaire. « Sometimes there's so much beauty in the world, I feel like I can't take it, like my heart is going to cave in. », disait un des personnages de American Beauty, précédent travail d'écriture du créateur de SFU. L'aventure fait ainsi d'événements communs des moments jubilatoires et uniques, que nous aimerions revivre nous-mêmes après coup, sans même que lesdits événements y soient glorifiés. Et si les personnages sont des représentations concrètes de ce que peuvent être une femme, un homme ou un adolescent de la fin du XXème siècle à l'aube du XXIème, SFU pourrait aisément être l’éloge paroxystique d’une forme d’antihéros, hommes et femmes discrets que leurs imperfections magnifient. De la personne qui, malgré ses défauts, devient le héros de sa propre existence et parvient à dépasser le mythe du « héros ordinaire », codifié par des valeurs abstraites, en se présentant comme le modèle-miroir accompli de notre propre imperfection humaine. Avec des arguments concrets, la série propose au public consentant de développer avec ses personnages un lien affectif qui va crescendo. Car jamais les choses ne sont faites à moitié, et si les drames s'accumulent, l'écriture montre assez de finesse pour ne pas alourdir son propos, ne pas céder à la tentation trop courante du pathos excessif. D'un regard échangé à une parole lancée spontanément, tout sonne juste ici, conférant à la série un réalisme qui transcende les archétypes. SFU,

avec ses préoccupations existentielles, a pour but de parler humainement des êtres humains. Quoi de mieux alors pour évoquer notre condition que de situer le récit au centre d'une entreprise funéraire, où les morts font la queue ? Déprimante, la série l'est sans doute, n'épargnant que très rarement le spectateur qui, malgré la violence de ce qui se déroule sous ses yeux, continue à explorer son macabre univers. Une sorte de nécessité, la narration se montrant capable de parler à tout un chacun, n'importe qui pouvant attendre de s'identifier pleinement à tel ou tel acteur du drame, des têtes d'affiches jusqu'aux plus obscurs seconds rôles. Inévitablement, nous trouvons tous notre préféré(e), notre grand amour, notre petit(e) protégé(e). De la candide Ruth au délicat David, de la sensible et singulière Claire à l'anticonformiste Nate, du colérique Keith à la torturée Brenda, on rencontre ici des tas de gens, sur qui il y aurait tant à dire. Jamais livrés clefs en main, toujours complexes, à fleur de peau ou écorchés vifs, ils traversent la vie à tâtons dans l'obscurité de leur esprit. Ainsi, la pluralité tonale de Six Feet Under refuse la facilité. Pour une storyline qui parcourt le récit de part en part (les réflexions post-mortem du père de famille, les aspirations artistiques de Claire, la vie de famille de Rico...), la structure du récit répond par mille autres échos (la galerie de personnages secondaires qui se croisent au sein de la petite entreprise, un amour de jeunesse désormais mère de famille, une maman exubérante dont la progéniture peine à se détacher d'un passé trouble...).

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Même les personnages n'apparaissant que quelques minutes peuvent, au détour d'un dialogue, prendre une importance considérable, via une anecdote marquante ou un souvenir intime. Cette façon d'aborder la narration incite sans cesse à l'ouverture d'esprit. Dans le même mouvement, la série invite fréquemment vivants et morts à dialoguer, le contexte du décès des « fantômes » (qui viennent parfois hanter la conscience des Fisher dans des séquences psychédéliques hallucinées) renvoyant aux angoisses des personnages principaux. Ces apparitions, qui là encore vont de l'humour le plus franc à l'émotion la plus poignante, permettent à SFU de multiplier ses enjeux, ses intrigues, produisant ainsi un effet de réel épatant. Il serait d'ailleurs compliqué de résumer

en détails la série tant la première ligne directrice se divise rapidement en une multitude d'autres, véritable éclosion chorale à perte de vue. Nourrissant leur œuvre de pensées variées, les auteurs semblent avoir laissé libre court aux leurs. Insufflant à l'ensemble une authenticité rare, leurs partis pris narratifs méritent d'être étudiés avec minutie pour qui veut comprendre l'impact de Six Feet Under. Car si les morts ont effectivement droit de cité, eux aussi nourrissent, contemplent et défient le passage du temps. Une poignée de semaines, de mois, d'années, de décennies... S'il y a une chose que nous avons tous en commun, c'est une durée de vie limitée. Plutôt que de surligner l'évidence, Six Feet Under en fait le terreau d'une réflexion à hauteur d'homme et de

femme. Versatile, passionnante et passionnée, la saga des Fisher s'avère aussi brillante dans ses dialogues que dans son rythme. Bien entendu, nous pourrions relever plusieurs imperfections, regretter quelques zones d’ombre (qu’est devenue la mère de Gabriel suite à ses épreuves ?), déplorer que les deux très bonnes premières saisons ne soient pas immédiatement du niveau exceptionnel des trois suivantes... Mais faire cela reviendrait à évoquer un ami fidèle en commençant par énumérer ses petits défauts, ceux que l'on occulte naturellement au fil des années. Car le temps passé avec cette personne nous aura fait du bien, nous aura fait profondément réfléchir sur notre façon d'être et, pourquoi pas, nous aura donné envie d'avancer.


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A ce degré d'implication, SFU peut même être vue comme un programme aux vertus thérapeutiques ! Car après tout, si c'était là l'une des plus nobles visées de l'expression artistique ? Capter une vérité, l'extraire du réel pour l'énoncer distinctement. Un véritable exutoire des passions humaines en somme, aux accents de tragédie en vase clos. Allez-y, parlez-nous donc de nos souffrances. Ne mentez plus. Montrez-nous du vrai, du brut afin qu'on réalise, qu'on comprenne. Et ne craignez pas de nous secouer. Vous n'êtes pas censé nous épargner. Avec 63 épisodes pour s'épanouir, le monument intimiste d'Alan Ball fait ainsi partager les joies, les passions et les frustrations d'une vie entière. Pourtant, il parvient à ringardiser jusqu'à ses plus beaux efforts en une conclusion bouleversante, ultime sursaut qui va puiser son principe narratif et son éclairage appuyé dans La 25ème heure de Spike Lee, sorti deux ans plus tôt. Une dernière étreinte qui abat les frontières de la temporalité pour condenser, en une poignée de minutes, plus d'émotions que n'en auront procuré les cinq saisons dans leur ensemble. Refusant jusqu'au bout de se laisser aller à une écriture hasardeuse, Alan Ball, ici également réalisateur (comme pour tous les épisodes de clôture), termine le voyage de façon à la fois inattendue et logique. Avare en dialogues mais accompagné d'une chanson extraite d'une compil' très personnelle, cet épilogue forme un

aboutissement thématique. Des adieux réellement déchirants tant le public réalise combien ces personnages, pourtant fictifs, vont lui manquer. Néanmoins, pour ceux et celles que ce final n'auraient pas rassasiés, il reste une solution : vous procurer l'injustement méconnu Six Feet Under : better living through death, bouquin en forme de compilation de souvenirs familiaux, lettres, photos et autres traces du passé des Fisher (dont un bulletin de notes du petit David !). Un beau moyen de prolonger cette aventure humaine qui demeure pour beaucoup un standard émotionnel. En attendant de s'y replonger dans dix ou vingt ans avec notre nouveau vécu. Si notre empathie aura peutêtre trouvé de nouveaux protagonistes auxquels s'accrocher à ce moment-là, nul doute que le résultat n'aura rien perdu en force, tant Six Feet Under est une série intemporelle et universelle, dont les mots – et maux – résonnent bien au-delà de ses derniers instants, à la manière des voix spectrales qui la parcourent. Des moments comme ceux passés avec les Fisher, nous aimerions qu'ils ne se terminent jamais. Mais le temps de s'y accrocher, d'en retenir jusqu'au moindre détail, il est trop tard. « You can't take a picture of this, it's already gone ». Guillaume Banniard et Isé Monédière

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plein cadre - Columbo Richard Levinson et William Link

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i l’art pictural a précédé le cinéma, il n’a pas disparu à l’apparition de ce dernier. Il en va de même pour la télévision avec le cinéma, et la peinture. Peinture, photographie, théâtre et cinéma sont des arts qui ont survécu à l’arrivée de la télévision, et qui ont appris à coexister. En complément de notre dossier sur les liens entre cinéma et peinture, nous avons souhaité nous pencher sur le cas d'un téléfilm consacré à un héros bien connu du petit écran... Dans le téléfilm appelé Plein Cadre (titre original Suitable for Framing), appartenant à la série Columbo créée par Richard Levinson et William Link en 1968, on peut détecter la présence de la peinture, notamment du portrait. Le téléfilm a été réalisé pendant la première saison de la série par Hy Averback sur un scénario de Jackson Gillis, basé sur l’idée du réalisateur. Le motif essentiel du portrait peut être d’abord retrouvé dans son intrigue même. Elle porte sur un professeur et critique d’art réputé, Dale Kingston (interprété par Ross Martin), qui assassine son oncle adoptif, riche collectionneur de peintures, précisément de portraits. Le tueur en emporte deux, extrêmement rares. Pour le meurtre, il est secondé par son amante et élève Tracy O’Connor qui tente de percer dans le monde de la peinture. Cette enquête du Lieutenant Columbo (Peter Falk) peut sembler avoir une présence anecdotique, illustrative du portrait, c’est-à-dire une présence participative du tableau au décor. Ce n’est pas le cas ici, le portrait pouvant être identifié comme le motif essentiel de ce téléfilm. Cela tient à trois éléments : les interactions du portrait avec les personnages, celles entre ce même portrait avec l’intrigue policière et sa mise en scène, et enfin une possible picturalité de l’image au sein de ce téléfilm. Au début de chaque téléfilm de la série, nous observons le meurtrier manigançant puis opérant son crime. Ici, nous voyons d’abord la victime de dos jouant au piano, et ensuite le tueur. Débute alors un plan poitrine sur cette même victime, l'oncle Matthews, jouant, souriant à son neveu avant de concentrer à nouveau son regard sur le clavier. Vient ensuite un plan taille/poitrine sur Ross Martin, souriant lui aussi, puis un

gros plan sur son avant-bras, qui sort peu à peu du champ pour faire place à un pistolet. Ces deux derniers plans sur les personnages les présentent en assez bonne santé, élégants et riches. De plus, le cadre choisi ainsi que les acteurs sont quasiment fixes, immobiles, évoquant déjà la forme du portrait. Car si l’on revient sur l’histoire du portrait, il faut noter que c'était un objet qui mettait en valeur les sujets. Or, c’est exactement ce que font ces plans et leur enchaînement, ils mettent en valeur ces deux êtres tranquilles. Cependant, ces hommes sont-ils réellement sereins ? En effet, il y a souvent eu des discussions sur la représentation et la personne-sujet, du fait que les portraits, qui ont souvent été des commandes, devaient forcément valoriser leur sujet. Ces « plans-portraits » n’échappent pas à la règle, le critique d’art expliquant plus tard au sujet de l’oncle « qu’il est bien plus aimable maintenant [mort] qu’il ne l’a jamais été ». Lorsque le tueur tire, la caméra opère un zoom arrière pour revenir à un plan taille/poitrine. La caméra va alors révéler le critique d’art, un être au visage dur venant juste d’abattre son oncle. Après le meurtre, nous découvrons une femme blonde, à la peau très blanche, avec une très belle toilette et levant ses mains nues. Survient au plan suivant Kingston avec des gants noirs. La caméra a révélé la nature de tueur de Dale Kingston, par son acte criminel puis avec cette symbolique de couleurs. Vers la fin du premier tiers du téléfilm, nous voyons Kingston, dans un hangar de plateau télé, se rhabiller et prendre soin de lui devant un miroir ; le cadrage donnant à ce même plan des allures picturales. Grâce au miroir, nous percevons le reflet luisant et grandiloquent de Dale Kingston mais ce portrait ne peut plus nous tromper, la caméra nous ayant révélé la nature du personnage. Luc Vancheri, dans Peinture et Cinéma, explique qu’Hugo « retient de la photographie son pouvoir technique de révélation ». De fait, si le portrait capturait les êtres sous leur meilleur jour, c’est la caméra qui


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va révéler la véritable aura des sujets. Survient alors, amorcée par un zoom, une série de cinq plans sur des portraits. Ce zoom apporte le mouvement à travers l’immobilité du premier portrait, en même temps qu'il va l'enserrer dans un cadre différent. Mais peut-on vraiment parler de recadrage ? Lorsqu’on observe l'œuvre avant le zoom, nous pouvons voir immédiatement que c’est un tableau mais notre regard se focalise sur le sujet, conséquence du fait qu’il est déjà cadré à la taille par l'entremise d'une table au bas de la peinture, et d'un mur sur la droite. Le zoom va se resserrer sur le sujet, la caméra conservant en fait le même cadrage pictural, comme si ledit zoom était analogue à l'attention progressive de notre regard. Les sujets des portraits, tous de sexe féminin, ont quant à eux le regard dirigé vers l’extérieur de la toile, comme s’ils observaient l’événement ayant lieu. Si ce zoom n'est pas à proprement parler un recadrage, il efface néanmoins le cadre doré qui entoure la toile. Ce mouvement est suivi d'un enchaînement assez rapide où nous sont montrés cinq tableaux en à peine cinq secondes, le tout soutenu par un accompagnement musical. Le procédé a pour effet de redonner vie aux sujets portraiturés. On peut évoquer des mots de Pétrarque, cités par Luc Vancheri dans Cinéma et Peinture : « Je m’arrête souvent pour admirer cette image ; c’est comme si elle était vivante et respirait […] ; il ne lui manquait que la voix pour qu’il te semble voir un Ambrose vivant. » Cette vivacité de la peinture malgré son immobilité donne un aspect pétrifié aux sujets. Les sujets portraiturés semblent avoir été tout à coup figés par le coup de feu. Ainsi, l'agencement des plans permettrait de faire un amalgame entre les sujets de ces portraits et le meurtre de l’oncle. Juste après le coup de feu, l’oncle Matthiews n'est plus à l'écran, seulement les portraits. Son corps nous est présenté ensuite, allongé, ventre au sol. Par ailleurs, il faut noter que le portrait a longtemps été considéré comme étant un entre-deux entre la vie et la mort, ces corps immobiles à jamais conservant un aspect vivant. Dans cette optique, ne pourrait-on pas voir ces corps, dont la vie a été capturée par le peintre, comme un substitut aux images du corps du vieil homme mourant suite au coup de feu ? Nous voyons ainsi des corps entre la vie et la mort sans voir celui de l’oncle, la mise en scène permettant de ne pas montrer frontalement le sort de la victime. Ces choix de représentation évoquent Vancheri citant JeanMarie Pontévia, revenant sur la formule de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible : il rend visible. ». C'est un zoom arrière qui permet au public de découvrir la victime. Ainsi, ces portraits nous montreraient ce que la caméra de télévision se refuse à représenter : le trépas du personnage. Nous ne verrons que la conséquence de l'acte criminel : un corps sans vie.

Les interactions du portrait avec les personnages ne s’arrêtent pas là. Si le portrait tend à occuper l’image, il va aussi occuper le téléfilm en tant qu’acteur de l’intrigue policière. « Un portrait serait capable de rivaliser avec la vie même, au point même que la mort soit amenée à hésiter » explique Vancheri, d’après les paroles d’un écrivain aveugle, Luigi Grotto, face à son portrait. Et cette ambiguïté va permettre de réfléchir sur un point : Kingston ne tient bien entendu pas compte de ces tableaux accrochés qui, à l'image, forment autant de « portraits-témoins ». Dans cet élan de pétrification, les sujets portraiturés semblent observer l’événement. Ils paraissent avoir été témoins du meurtre, puis ils redeviennent immobiles et silencieux, tel l’oncle Matthiews qui a pu surprendre son meurtrier dans un dernier mouvement puis qui est devenu immobile et silencieux dans le champ de la caméra. Ces portraits, s’ils ont pu être des témoins symboliques, voient leurs possibles témoignages enfermés dans une immobilité et un silence aussi définitifs que ceux qui pèsent sur le cadavre de l'oncle. Cadavre dont on n’aperçoit d’ailleurs pas le visage, les portraits pouvant nous révéler cet élément invisible, nous signifier les dernières pensées de l’homme avant sa mort. Après le meurtre, le tueur vole deux tableaux dont Danseuses d’Edgar Degas. Kingston est attiré par l’argent mais surtout par son héritage pictural qu’il espère obtenir par complot. Et c’est ce pouvoir d’attraction de la peinture qui va le perdre, sa partenaire devenant la véritable voleuse. Lorsqu’ils se revoient pour l’échange des oeuvres, Kingston sait que la police est sur la trace d’une femme et il ne veut pas partager son hypothétique succès qui pourrait tourner à l’échec à cause d’elle. Il regarde ces tableaux avec émerveillement puis assassine sa complice. Ce regard d’admiration et de séduction se retrouve dès le début du téléfilm lorsque Kingston, après avoir tué son oncle et sorti une couverture chauffante, marche à travers le hall en observant les portraits et autres tableaux. Le portrait, la peinture et leurs images ont séduit le critique d’art. La peinture exerce un véritable pouvoir de séduction sur le protagoniste, « séduction dont l’étymologie dit l’essentiel : le latin seducere ne signifie-t’il pas strictement tirer à soi ? » questionne Vancheri. Ce pouvoir de séduction mènera le tueur à sa perte, les deux portraits devenant de « véritables » témoins des crimes de celui-ci.

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Kingston rentre d’une longue journée de travail et de conventions. Il est une heure du matin, et il surprend Columbo endormi dans son salon. Il réveille le Lieutenant qui était « venu pour jeter un œil » aux bouquins du critique. Kingston, qui a ramené chez lui les deux tableaux volés, dit à l’inspecteur qu’il s’agit juste « de quelques petites aquarelles sans grande valeur » qu’on lui a demandé d’examiner. Columbo aimerait les voir. Il commence à mettre la main dans le sachet quand Kingston exprime son refus : il se fait tard, il est fatigué mais il lui promet de les lui montrer une autre fois. Heureusement pour Kingston, Columbo n’insiste pas, sinon il serait incriminé pour le meurtre de son oncle. Ces portraits seraient des preuves tangibles pour la police criminelle. Bien sûr, malgré leur présence lors des deux meurtres, ils ne peuvent pas s’exprimer. C’est Columbo qui va leur faire raconter ce que les lieux du crime ne lui disent pas. Plus loin, Kingston veut faire passer l’héritière de son oncle, l’exfemme de la victime, pour la voleuse et meurtrière. Le critique d’art a mis en place ce plan pour pouvoir ensuite récupérer l’héritage grâce aux lois en vigueur selon lesquelles « toute personne coupable d’assassinat ne peut en aucun cas hériter de sa victime », explique Columbo. Le lieutenant fait prendre les empreintes. Cependant,

celles du tueur y sont déjà puisqu’il avait touché les tableaux bien avant l'affaire, lors de leur déballage et exposition. Ainsi les portraits ne sont pour l’instant que les témoins de la bonne collaboration de son oncle avec son neveu. Indirectement, on retrouve donc l’un des buts du portrait qui est, comme nous le disions, de mettre en valeur les modèles (ou, en l’occurrence, d’occulter leur part d’ombre), comme nous le disions, de mettre en valeur les modèles. Mais le héros de télévision Columbo et la caméra du réalisateur vont montrer une fois de plus le vrai visage de Dale Kingston. Le lieutenant ne cherche pas les empreintes du meurtrier mais les siennes. Trouvées sur le cadre du tableau, si les portraits de pastel réalisés par Degas ont été témoins de ce passage de Columbo chez Kingston, cela signifie que ce dernier est coupable. On pourrait aller plus loin en disant que les portraits sont également des témoins du passé du fait de leur présence dans un temps et un lieu précis. Cela inciterait à faire l’amalgame avec la peinture et l’art de manière plus générale, qui témoigne d’une temporalité et d’une localisation plus ou moins précise de par l’empreinte de l’artiste, qui fut présent et travailla dans telle temporalité et dans tel lieu. Pour le peintre, son empreinte est d’abord manuelle, conséquence d'un geste précis. Columbo n’a cessé de s’intéresser à la peinture à travers ce téléfilm, et n’a cessé de dresser le portrait

du tueur. C’est grâce à cette empreinte qu’il laisse sur le tableau qu’il réussit à compléter son portrait et à trouver le meurtrier. Symboliquement, Columbo s'apparente ici à un portraitiste, comprenant une discpline pour nourrir ses investigations. Ainsi, le portrait est le motif central de ce téléfilm, prenant une part active à la mise en scène au même titre que l’intrigue policière. En cela, ne pourrait-on pas parler de picturalité de l’image ? On peut en effet assimiler ces plans poitrine et épaule de Kingston et Matthiews à de nouveaux portraits. D’abord par les choix de cadrage, la caméra considérant les sujets portraiturés de la même façon que le décorum de la peinture les cadre. De plus, on retrouvait dans ces premiers plans sur la victime et l'assassin cette caractéristique qui est d’embellir les sujets et leur « aura ». Ce phénomène de ressemblance entre des plans du film et des portraits ne pourrait-il pas être qualifié de picturalité de l’image ? Pour traiter de la picturalité des images de ce téléfilm, il faut d’abord citer Julie Guieu, dans l’article Des cadres qui ressemblent à des tableaux : «Il est temps de considérer une convention […] : celle qui consiste à faire ressembler certains cadres du film à des tableaux que l’artiste a peints… ou aurait pu peindre ! « Elément de ‘picturalité’ propre à l’image qui tient à la fois de la reconstruction, de la ‘citation’ – ou parfois du plagiat à l’écran – » ». Selon lui, tout ce qui tient de la picturalité de l’image revient à de la citation. Ainsi, les plans-portraits cités dans le paragraphe précédent pourraient tenir de la picturalité de l’image car d’un côté, ils peuvent correspondre à des portraits peints ou qui auraient pu être peints par certains artistes, et d’un autre, ils évoquent le processus de création et de fabrication. Mais cette picturalité tient-


légèrement tendus. Enfin, un amalgame opère entre des couleurs, notamment une, le bleu, présent sur le drap enveloppant Jésus et sur celui enveloppant les Danseuses de l’artiste français. Par ailleurs, tout au long du téléfilm, le champ visuel est régulièrement saturé de peintures, certaines réellement existantes (Les deux Danseuses de Degas) et d’autres inventées pour les besoins de la fiction (le cheval bleu peint par un certain Sam Franklin que présentera Columbo à Kingston). La mise en scène réserve ainsi de nombreux passages où les tableaux sont une composante marquée de la mise en scène : chez l’oncle Matthiews où l’on apercevra des Degas, dans la galerie d’art, dans le champ de la télévision avec Dale Kingston présentateur d’une émission sur la peinture nous parlant du portraitiste Goya et devant des portraits de celui-ci, chez le meurtrier, dans le cabinet d’avocat/ notaire de Matthiews, chez Tracy O’Connor avec ses propres essais, puis chez la logeuse de cette dernière et enfin chez l’ex-madame Matthiews. Ainsi, la picturalité de l’image ira jusqu’à apporter un caractère divin à la peinture. Ce faisant, elle confirme la place essentielle du portrait au sein du téléfilm Plein Cadre. Dans chacun des épisodes de la série, le lieutenant essaye d’établir le portrait du tueur. Comprendre : établir un portrait plus psychologique que physiologique. La série peut ainsi être vue comme une grande galerie de personnages. On notera aussi le nom d’un épisode de la neuvième saison, appelé Portrait d’un assassin. Cependant les portraits établis par Columbo ne mettent aucunement en valeur les personnages meurtriers. Ils dévoilent leur vraie nature, ou du moins celle de leurs actes, comme nous avons pu le voir précédemment. Dans cette optique, ne pourraiton donc pas reconsidérer la place du portrait, et plus largement les échanges transdisciplinaires, dans l’ensemble de la série ?

DIGRESSIONS VISEULLES

elle toujours à la fois de la reconstruction et de la citation, comme le dit l’auteur de ces pensées ? Non, car dans ce téléfilm, cette picturalité de l’image, et donc cette citation picturale, va pouvoir être déclinée en deux points : la citation de portraits à travers leur reconstruction à l’écran, et la pure citation de ces portraits présents dans le champ de l’image télévisuelle. La volonté de « faire ressembler certains cadres du film à des tableaux » déjà existants, c’est-à-dire de reconstruire certaines œuvres, se retrouve à la fin du téléfilm, lors des deux derniers plans. Quand le criminel est découvert intervient un dernier plan sur le lieutenant levant ses avant-bras vers le haut du cadre, ouvrant légèrement la bouche avec son regard levé vers le coin gauche du cadre. Sur la gauche, l'emploi d'une faible profondeur de champe laisse dépasser des bords haut et gauche du cadre un tableau avec des roses. On peut d’abord rapprocher ce plan du Garçon à la corbeille de fruits de Caravage. L'on peut également déceler une référence à la Pietà, alors même qu’il n’y a pas de cadavre à déplorer : le plan serait donc davantage une référence à l’un des nombreux portraits de Marie dans cette position. Vient enfin un dernier plan d’ensemble de tous les protagonistes principaux (accompagnés de quelques personnages secondaires), enserrés dans un arrêt sur image. Celui-ci, en plus de provoquer un effet de flou, donne à chacun une pose bien précise. Ce plan pourrait invoquer un tableau de la Nativité, excepté qu’à la place du prophète et fils de Dieu, nous trouvons les deux tableaux de Degas. Kingston pourrait être interprété comme une préprésence de Judas, qui a trahi les divins portraits et sa foi picturale. Columbo, lui, peut être comparé au fils du berger qui porte une chèvre. Les autres policiers présents sont disposés autour du « miracle pictural » comme le sont les animaux autour du fils prodige du divin. On dénote également une proximité dans les attitudes physiques de Marie et de l’ex-Madame Matthiews, toutes deux ayant les bras levés,

Benjamin Deneufeglises

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La fête imposée Le prisonnier

George Markstein et Patrick McGoohan

E

n 1969, le groupe britannique The Times chantait, dans un de ses rares éclairs de génie, I Helped Patrick McGoohan Escape, en référence à la fameuse série dans laquelle l'acteur interprétait le rôle principal. Cette série, c'est Le Prisonnier, et Dieu sait ô combien son influence sur la culture pop et dans l'imaginaire collectif fut grande. Car il s'agit d'une formidable rencontre entre Kafka et la société de l'époque, les 60's finissantes, période de guerre froide, de fin du Singing London au Royaume-Uni, époque charnière s'il en est dans l'histoire de la pop, du cinéma et de la fiction télévisuelle. On se rappelle de Chapeau Melon & Bottes de Cuir (dont un des réalisateurs, Don Chaffey, a aussi participé au Prisonnier), une série qui, à travers une mise en scène particulièrement excellente, se révèle toujours aussi moderne quand on la découvre aujourd'hui, près de 50 ans après. Commençons par planter le décor. L'action se déroule dans un petit village, au premier abord fort charmant, un village qui existe réellement au Pays de Galles, au Royaume (toujours) Uni. Un milliardaire un brin excentrique l'avait fait construire au 19ème siècle. Mais dans ce charmant petit village atypique coloré, mélange de différents styles architecturaux, se joue une pièce bien plus sombre, effrayante même.

Car voici le principe de la série créée par George Markstein & Patrick McGoohan lui-même : un agent secret anonyme, le fameux prisonnier, présente un beau jour sa démission (ce que le générique, lui aussi hyper culte, raconte). Deux hommes se rendent alors chez lui au moment où celuici est en train de faire ses valises. Dans une scène digne d'un album de Tintin1, les deux hommes l'enlèvent après avoir usé d'un gaz asphyxiant. L'ancien agent secret se réveille dans ce qui semble être son appartement londonien, mais se rend vite compte qu'il se trouve dans ce fameux village. La petite île isolée, « un endroit merveilleux »2 a priori accueillant, est en réalité une véritable prison, un village où tout le monde se connaît, se salue, joue, participe à des concours… L'horreur et l'angoisse de la « fête obligatoire » et de la désintégration de l'individu au sein d'un groupe… qui rappellent étrangement les grands régimes totalitaires du XXème siècle. L’ancien agent est dépossédé de son nom et de son identité, il n'est plus que le « Numéro 6 ». Le Numéro 2 est chargé d'obtenir la vérité quant aux raisons de la démission du Numéro 6. Il change de visage à chaque épisode (sauf à de rares exceptions), soit à chaque échec. Le Numéro 1, quant à lui, nous reste très flou. On baigne en plein univers Orwellien, en plus de l'évidente influence Kafkaïenne, comme je l'ai mentionné plus haut. Dès le début s'installe une machine infernale qui se répète à chaque épisode. C'est d'ailleurs l'essence même d'une série : l'effet de répétition, le cycle (le cercle, qui bien souvent représente l'infini, ou par extension l'intemporalité, est très important, à commencer par le logo de la série, le

On peut trouver, en effet, une parenté entre la ligne claire d’Hergé et le décor dans lequel évolue le prisonnier. La bande dessinée a dû en outre avoir une certaine influence sur la série ; on pense à la BD de Fred, Philémon, pour le côté absurde que les deux œuvres ont en commun. 2 Dixit l’un des Numéro 2. 1


Ancêtre du vélo, inventé au XIXème siècle, composé d’une petite et d’une grande roue. 3

Là où le maître italien filme la fin du « Singing London » à travers l'errance d'un jeune photographe et l'histoire d'un meurtre, Le Prisonnier, à travers le prisme d’un fantastique tenant de la dystopie et la solitude d’un homme face à une puissance invisible qui le dépasse, raconte la paranoïa générale et les 60's finissantes, la Guerre Froide, en assimilant par la même occasion contre-culture, drogues, hallucinations, musique (celle du générique est mémorable). Si l'on devait faire un lien avec une autre grande oeuve presque contemporain de la série, ce serait le film The Wicker Man de Robin Hardy (sur un scénario original d'Anthony Schaffer) : l'histoire d'un policier britannique (et fervent catholique) envoyé sur une mystérieuse île écossaise coupée du monde pour enquêter sur la disparition d'une jeune fille. Il n'en repartira jamais, et y découvrira une petite communauté aux étranges coutumes et rites Païens...

Le charisme et l'intelligence du personnage de Patrick McGoohan (qui réalise quelques épisodes, dont Free For All, le quatrième) sont une des grandes forces de la série, et jouèrent sûrement un rôle important dans la très bonne réception de celle-ci auprès du public... Comme dit plus tôt, le show a certainement eu un impact important sur la culture populaire. The Times ne fut pas le seul groupe à lui rendre ouvertement hommage : The Clash, Iron Maiden, XTC, Katerine (Philippe) ont tous plus ou moins explicitement fait référence au cauchemar de Patrick McGoohan, en faisant de celui-ci une œuvre incontournable de la culture pop de la 2ème moitié du XXème siècle.

DIGRESSIONS VISEULLES

Grand-Bi3) culminant par le huis-clos qui donne un aspect véritablement terrifiant et « claustrophobique » à la série. Le Prisonnier, comme les scénaristes, redouble d'inventivité et d'imagination pour sortir de ce mystérieux village – dont on ne connaîtra jamais vraiment la localisation géographique. La mise en scène, je le répète, nous apparaît aujourd'hui encore d’une grande modernité. En plus de jouer sur les codes du film d’espionnage (à commencer par le générique, qui n’est autre que la fin du dernier épisode de la série Destination Danger), Le Prisonnier bénéficie d’une mise en scène avantgardiste. Le premier épisode de la série imaginée par Patrick McGoohan est diffusé en 1967, soit l'année de la sortie de Blow Up de Michelangelo Antonioni.

Thomas Aunay

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« Please, please don’t go digging around trying to find out where I am. I don’ t want anyone to know »

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one Home est un jeu d’exploration en vue subjective développé par le studio The Fullbright Company. Sorti discrètement en Août, on ne peut pas dire qu’il ait déclenché d’émeutes... Nous sommes en 1995. Vous êtes Katie. Vous avez décidé à 20 ans de partir faire le tour de l’Europe (Espagne, Angleterre, France, etc.) Puis un jour, vous rentrez. Mais il n’y a personne pour vous recevoir. Un mot de votre sœur vous dit de ne pas la chercher, de ne pas vous inquiéter. Commence alors l’exploration de votre propre maison afin de comprendre la raison de cette absence quelque peu perturbante. Gone Home n'est pas un jeu comme les autres. Gone Home est un tour de magie. Le terme peut paraître excessif pour une œuvre qui n'a pas conquis tous les cœurs et qui a laissé sceptiques un bon nombre de ses joueurs. Pourtant, cette expérience vidéoludique renforce ma position quant au pouvoir des arts visuels : une histoire d'apparence banale et sans saveur peut devenir un pur bijou si elle est transcendée par un traitement brillant. Le fond se trouve ainsi sublimé par la forme. "Le vrai fond de l'art, c'est sa forme" nous dit Hector Olbak, critique d'art. Et n'est-ce pas là toute la

puissance de l'image ? Du cinéma ? Par extension, de la série et donc, du jeu vidéo ? Au demeurant, je crois pouvoir dire que de nombreux scénarios prometteurs m'ont déçue en raison d'un traitement sans intérêt. En revanche, j'ai été agréablement surprise du pouvoir de certains récits en apparence peu attractifs. Des récits devenus beaux grâce à l'expérience audiovisuelle qu'ils prodiguent. Je divague, je m'éloigne, et je manque à mes engagements : vous donner envie de jouer à cette petite perle du jeu vidéo. Tout d'abord, sachez que Gone Home est - à mon sens - un jeu minimaliste : aucune cinématique, presque aucune musique d'accompagnement (outre les titres des 90s' que vous pouvez à loisir mettre dans des lecteurs cassettes ... Vous abandonnerez vite l'idée, croyez-moi), aucune main (ça paraît absurde dit comme ça, mais non, bien qu'il se joue en vue subjective, votre personnage dans Gone Home ne possède pas de mains ... ou du moins vous ne les voyez pas). Bref, vous allez sûrement vous dire "Ok cette fille débloque complètement ! Elle nous chante que ce jeu est une perle de traitement puis finit par dire que les développeurs n'ont même pas été foutus de coller des mains au personnage principal". Oui mais non. Cela ne rentre pas en ligne de compte. Vous n'en

aurez strictement rien à faire de voir les beaux ongles vernis de Katie ou non. Parce que le génie ne vient pas non plus des graphismes ou d'un quelconque gameplay absolument innovant : Gone Home est réaliste, certes (feuilles de papiers écrites à la main par de vraies personnes, objets de la vie quotidienne dispersés un peu partout et renforçant l'effet de réel, direction artistique voulue proche de la réalité, photo de Jodie Foster collée au casier de la jeune Sam) mais il reste ce que les gens s'amusent à appeler une "simulation d'ouverture de tiroirs". Je m'explique. Oui, vous allez ouvrir 500 tiroirs et chercher parmi 5000 papiers (la famille de Katie adoooore les papiers, il y en a absolument partout). Oui, le gameplay va parfois vous prendre légèrement la tête parce que, devoir ouvrir 1000 portes et chercher des clés ce n’est pas la joie absolue. Mais tout ceci n'a absolument aucune importance. Ce qui prime par-dessus tout dans Gone Home, c'est l'ambiance. C’est simple : Gone Home commence, votre cauchemar aussi. Non, il n’y a aucun monstre sortant du placard. Non, il n’y a pas de bruits terribles de craquements de parquet ou autres poncifs du cinéma d’horreur (bon, d’accord, il y a l’orage, mais c’est bien la seule chose). Non il n’y a pas de taches de sang (en réalité, vous


pas de sursauts comme on en voit beaucoup dans le genre de l’horreur, mais une peur viscérale et intérieure, qui vous fait froid dans le dos et perdure longtemps après la fin. Je m’explique difficilement l’angoisse étouffante provoquée par l’expérience de Gone Home. Plus j’avançais dans le jeu, propulsée par les histoires morbides de cette «Psycho House», de son propriétaire mort dans des conditions étranges, de cette sœur partie à la découverte des fantômes, moins je ne trouvais dans les images telles quelles de réelle raison d’être effrayée. J’ai alors compris ce que cherchait à faire Gone Home : par son ambiance minimaliste, son silence inquiétant, son absence d’horreur visible, ce jeu laisse une place immense à l’imagination. Chaque vide est comblé par notre petit cerveau tracassé : il n’y a pas de bruit, alors nous en créons dans notre tête, nous nous torturons mentalement avec des idées morbides surgissant comme des parasites. Nous anticipons des choses qui n’existent pas, et c’est uniquement parce que nous avons un pouvoir imaginatif immense - première qualité de l’être humain à mon sens - que nous provoquons une peur terrible. Nous sommes nos propres ennemis, c’est un peu le message que j’ai reçu de Gone Home, en complément de celui m’indiquant combien l’art visuel est puissant même lorsqu’il n’en met pas plein les yeux. Gone Home est un vrai-faux jeu horrifique, il nous plonge dans une ambiance plus proche de l’horreur qu’aucune image saturée en hémoglobine mais pourtant, son sujet n’est pas l’horreur. Il se sert tout bonnement de nous et de la force incommensurable de l’inspiration créatrice que nous possédons pour nous faire vivre l’aventure qu’il souhaite et qui en même temps, n’est pas celle qui dirige l’œuvre. La fin vous glace davantage encore que tout le reste du jeu, mais pas pour les mêmes raisons. Et longtemps après, vous repensez à tout cela. Vous sursautez au moindre bruit. Votre imagination s’étend au-delà de votre expérience et la peur est plus qu’empirique : elle est réellement ancrée dans vos songes. Gone Home a réussi son pari : vous prendre au jeu et vous faire spectateur d’un tour de magie magistral mais sans prétention.

DIGRESSIONS VISEULLES

découvrirez que la seule possibilité de tache de sang se trouve erronée la seconde d’après par une bouteille de coloration pour cheveux proprement déposée à côté). Comme je l’ai déjà dit, Gone Home est minimaliste. Alors comment expliquer que dès la cinquième minute, vous vous fassiez littéralement dessus à chaque coin de couloir ? C’est de cette puissance de traitement dont je parle. Si cette expérience vidéoludique s’avère absolument terrifiante, c’est parce qu’elle emploie avec brio le concept freudien de l’inquiétante étrangeté. Freud en parle en ces termes, en appelant le concept par son nom autrichien : « … le mot heimlich n’a pas un seul et même sens ; il appartient à deux groupes de représentations qui, sans être opposés, sont cependant très éloignés l’un de l’autre : celui de ce qui est familier… et celui de ce qui est caché, dissimulé… il possède une nuance de sens qui coïncide avec son contraire : unheimlich. ». Et c’est exactement cela. Vous êtes chez vous. Ce sont les photos de vos parents, de votre famille mais ... Mais une affreuse sensation de mystère plane au dessus des lieux, un malaise grandissant qui vous prend aux tripes à mesure que vous explorez cette immense maison qui vous paraît sans fin. Sans la moindre exagération, l’exploration de la maison de Gone Home m’a donné de réelles sueurs froides. Celles qui vous glacent jusqu’à tard dans la nuit et qui vous mettent dans une atmosphère quasi mystique décuplant paranoïa, foi en le surnaturel et imagination délirante. Cette impression qu’un horrible drame s’est produit et que d’un moment à l’autre l’horreur va surgir rend chaque ouverture de tiroir, de porte et chaque découverte presque insupportable. J’ai reculé devant certaines ouvertures douteuses, devant certains escaliers descendants dans des caves étranges, devant certaines formes bizarres que je n’arrivais pas à distinguer. J’ai manqué de courage et surtout, j’ai rarement eu autant peur devant un jeu vidéo. Pas une peur soudaine,

Pauline Quinonéro

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l’épreuve de la solitude

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armi les grands films de 2014, Her n’aurait pu passer inaperçu du fait d’un radical revirement stylistique de son auteur. Jonze condamne ici tout ce qui faisait le moteur essentiel de ses précédents films, à savoir une intrigue aussi tarabiscotée que complexe, entraînant son public dans un délire narratif et une esthétique kitsch parfois abusive ne pouvant pas plaire à tout le monde. Table rase avec Her (qui conserve néanmoins le versant comique de son cinéma), émouvante plongée mélancolique au cœur d’une histoire d’amour futuriste entre un humain et un système d’exploitation, portée par un Joaquin Phoenix qui incarne dans ce nouvel univers une figure plus universelle et empathique qu’il n’y paraît, accompagnée des suaves paroles de Scarlett Johansson, invisible à l’écran. La preuve avec ce plan qui fait suite à une scène de sexe puisant tout son érotisme uniquement dans la bande sonore, Jonze délestant l’image pour mieux construire mentalement la scène dans l’esprit curieux et pervers du spectateur. Jonze établit un contrepoint avec ce plan silencieux, peu coloré et arborant un espace vide, bien trop propre pour témoigner d’une vie active pleine de bonheur dans l’appartement de Théodore. Il suffit d’observer l’arrièreplan dans lequel se dressent les immeubles illuminés par cette lumière blanchâtre, enrobant l’atmosphère d’un doux brouillard qui pourrait évoquer la pollution contaminante des années à venir, ou en l’occurrence traduire les sentiments de Théodore se dégageant ici dans chaque partie de l’image.

Her

Spike Jonze

Le reflet des baies vitrées sur le parquet métaphorise d’une certaine façon un lac, une étendue d’eau sur laquelle il se tient les bras croisés, paralysé par le flot ininterrompu de ses pensées, ou plus simplement par l’ordinateur éteint qui lui fait face, à la fois instrument salvateur et problématique de sa psychologie instable. La colorimétrie du décor utilisée ici ne tient pas non plus du hasard : Jonze cherche avant tout à inclure Théodore dans ce décor terne, le fondre comme un élément de tapisserie, montrant ainsi sa désuétude dépressive, et sous un autre angle, l’ambiance carcérale dans laquelle le baigne son appartement aux couleurs délavées, situé en hauteur dans une ville sous l’emprise du numérique mais non totalement déshumanisée comme d’autres films de science-fiction antérieurs. Théodore est ici chez lui, pourtant perdu et abandonné à son sort qui n’est autre que sa dépendance à l’égard de son OS (Operating System), une aventure rêveuse et extraordinaire qu’il sait pourtant passagère, tout sauf durable. Théodore mène une vie bien rangée et paradoxalement dans un désordre invivable, s’accroche et tente en permanence d’y trouver dignement sa place. De cette love story magistralement mise en scène naît une émotion des plus sincères, synonyme d’une réflexion méditative sur ce qu’une vie gouvernée par l’informatique peut nous apporter, de pire comme de meilleur, faisant (res) surgir la solitude présente en chacun de nous, un sentiment humain mystérieux ne dévoilant jamais tous ses secrets. Jérémy Sulpis


ONE SHOT

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l’hôpital et ses fantômes

Katsuhiro Ôtomo

L

’isolement et la peur. Au cinéma, leur association est un vivier inépuisable. Que le ressenti soit collectif ou individuel, se retrouver entre quatre murs autorise rarement la quiétude. Au contraire, l’espoir de lendemains meilleurs s’amenuise à mesure que les jours passent. Au moins peut-on, à plusieurs, tenter de conjurer le sort par le dialogue. Mais seul, privé de repères et coupé du monde, que faire ? Lorsqu’en 1988 il signe avec Akira l’adaptation éponyme son propre manga, Katsuhiro Ôtomo bâtit, pierre par pierre, un véritable choc traumatique pour ceux qui le découvrent et pour les personnages qui s’y débattent. Public et protagonistes se retrouvent au même niveau, les premiers devenant les témoins ébahis et impuissants d’un drame adolescent noyé dans un décor post-apocalyptique. Parmi ces décombres, Tetsuo, jeune homme dont la route croise celle d’un enfant aux traits de vieillard. Lancé à tombeau ouvert pour jouer des coudes avec un gang adverse, il manque de renverser cet inconnu. Suite au choc, il se voit régulièrement pris de douleurs atroces et de visions furtives. Quel est donc ce «Projet Akira» qui obsède les autorités ayant décidé d’enfermer Tetsuo dans un complexe hospitalier ? À cet instant, peu importe. Seule la perception altérée de Tetsuo, le basculement qu’il subit depuis des jours, accaparent son attention. Loin de chez lui, Tetsuo est plongé dans une angoisse permanente. Objets rassurants

par excellence, peluches et jouets prennent naturellement vie entre les mains d’un enfant. Sous l’œil paniqué de cet adolescent, l’ourson, le lapin et la voiture grimpent péniblement sur le lit du patient. Faits de bouilles rondes et de grands yeux attendris, on les voit même s’entraider pour escalader l’oreiller. Entre ces deux étapes, leurs petits pas désordonnés auront laissé place à une brève parade. Ils sont mignons tout plein, mais quelque chose cloche. Tetsuo reste livide, incertain, captivé par ce spectacle. Jusqu’ici, ses visions étaient majoritairement cauchemardesques. Katsuhiro Ôtomo, ayant préparé le terrain, s’autorise un piège visuel dont il sait que le public aura deviné sa nature profonde. Toujours isolé, toujours seul, Tetsuo est la marionnette de sa propre perception. Optant pour l’immersion, Ôtomo nous fait plus que jamais partager son trouble lors de ce faux moment de répit. En 1989, le film Tetsuo de Shinya Tsukamoto donnera, d’un corps humain soumis à des mutations incontrôlables, une image plus crasseuse, cinématographiquement parlant - noir et blanc agressif, caméra agitée. Doté de moyens conséquents qu’il met au service d’instantanés horrifiques, Akira lui damait le pion pour demeurer aujourd’hui le monument que l’on sait. Car ce qui suinte de ce plan-là est également ce qui sous-tend l’intégralité du long-métrage, et ce jusqu’au calvaire final de Tetsuo : la terreur, dans ce qu’elle a de plus viscéral. Guillaume Banniard

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lucifer

la rotation d’un monde

Gust Van Den Berghe

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ust Van Den Berghe, réalisateur flamand encore méconnu, semble faire de son cinéma une expérience nouvelle à chacun de ses films - au nombre de trois pour l’instant. Le premier, Petit Bébé Jésus de Flandres (2010), son film de fin d’études, met en scène trois acteurs trisomiques. Le second, Blue Bird (2011), prend place au Togo ; la bande annonce laisse entrevoir un film en noir et bleu et en plan très large façon western. Le dernier, Lucifer (2014), se déroule au Mexique ; le film entier se regarde dans un format rarement exploré jusqu’alors : le rond. Ces trois métrages forment une trilogie autour du thème de la religion - au sens large. Dans Lucifer, une échelle tombe du ciel sur un petit village mexicain, Lucifer en descend et se promène parmi les villageois qui le prennent pour un ange. Ils crient au miracle alors que Lucifer redonne cette faculté de marcher à un vieillard - nous, spectateurs, avons vu cet homme crapahuter quand personne n’était là pour le voir. Le miracle de Lucifer n’est qu’une restauration de la vérité cachée, un subterfuge peut-être, mais certainement pas quelque chose de l’ordre d’une magie divine. La question sous-jacente à un choix artistique serait : Pourquoi ? Pourquoi Gust Van Den Berghe a-til décidé de raconter cette histoire à travers un rond ? Pourquoi, dans le plan choisi ici, la terre et le ciel sont inversés ? Ce pourquoi cherche à déceler le sens de l’esthétique, la signification de l’image qui servirait le

propos de la narration - au-delà de l’artifice d’une beauté nue et vide. Le rond, d’abord. Comme énoncé précédemment, le spectateur dans Lucifer se trouve dans une forme d’omniscience : il connaît des choses que les personnages ne peuvent imaginer. Peut-être regarde-ton les événements à travers une longue-vue ? Regardez, il y a une silhouette en haut de la colline. Le rond nous met dans une position voyeuriste, on pense au regard à travers le trou d’une serrure ; et à la fois, le rond donne une douceur à ce que l’on voit. On pense aussi, par la thématique du film, à l’œil divin tout-puissant ou encore, plus simplement, à la forme de la Terre, le film en devenant alors humaniste. La terre, dans ce plan, se trouve à la place du ciel, et inversement. Cette confusion spatiale vertigineuse rappelle la confusion des villageois quant à la personne de Lucifer : non il ne vient pas du ciel, non ce n’est pas un ange, vous vous trompez sans le savoir, pauvres fous. Leur croyance religieuse se trouve inversée, l’ordre de la nature aussi. Plus tard dans le film, après un événement important dans l’arc narratif, la caméra tourne lentement autour d’un personnage qui devient lucide pourrait-on dire, et le ciel reprend sa place, et la terre reprend sa place, Lucifer a disparu. Camille Pousse

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Rédactrices en chef Déborah BITON Pauline QUINONERO Secrétaire de rédaction Guillaume BANNIARD Rédacteurs pour ce numéro Thomas AUNAY Guillaume BANNIARD Marie BARBAZA Nina BEDNARZ Muriel CINQUE Benjamin DENEUFEGLISE Lucie LAE Rémi LAUVIN John LE NEUE Mathieu MESSAGE Léo MIAUD Isé MONÉDIERE Matias NAVARRO Hadrien PELTIER Tom PALUMBO Camille POUSSE Lou SANCHEZ Alexandre SANTOS Marina SOMON Jérémy SULPIS Alan SZEZUR Correcteur Lucas BAVEREL aidé par Marie BARBAZA Maquettiste Marie LEMOINE Conception Logo Victor HAMELIN Remerciements Effervescence Asso pour son soutien et tous ceux qui ont contribué de près comme de loin à l’émergence de la revue.

Mai 2015




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