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HORS-SERIE
- Revue cinématographique étudiante - Montpellier - JUIN 2015 - Copyright L’infini Détail -
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a lumière s’éteint sur un silence vibrant d’excitation, les mains applaudissent compulsivement, des murmures s’échappent de la quiétude impatiente. Depuis soixante-huit ans, chaque année, ce sont les mêmes amoureux du cinéma qui viennent combattre les défilés de mode et les bains de foule pour voir s’animer sous leurs yeux insatiables les images fébriles du septième art. Raffinées ou répugnantes, le mouvement et le temps les sculptent avec la précision d’un orfèvre. Dans la persistance de certaines traditions qui nivellent tout geste créatif par le bas, malgré les nombreuses injures faites à la puissance révélatrice de cet art révolutionnaire, il reste, au détour d’une salle ou d’un après-midi sans espoir, perdues au milieu des quelques illégitimes, de grandes merveilles. Au cœur d’un festival de lumières, de surprises, de couleurs et de passion, ces quelques films parviennent à faire oublier combien il est déchirant de voir sur les écrans du Grand Palais des images sans âme, qui miment la vie et parodient les morts. Après la déception, la fièvre, la colère ou l’extase, il est temps de rendre à ces œuvres, étoiles filantes dans un paysage parfois trop aride, toute la grâce qu’elles méritent. Aux-côtés des tentatives ratées, des esquisses mal abouties, des tableaux trop lisses se tiennent les parangons d’un septième art que nous désirons, ardemment : celui qui brûle encore et utilise sa matière comme un combustible. Pauline Quinonéro
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D O S S I E R / Witness ! Notre Palme d’Or : Mad Max Fury Road
SOUS
LE TAPIS
ROUGE
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L’ETRANGE AFFAIRE ANGELICA de Manoel de Oliveira
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l’étrange affaire oliveira
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n ne s'y attendait plus. On le croyait même immortel, à force. Le voilà finalement parti parmi les anges, rejoindre Angelica, le plus beau fantôme du cinéma contemporain, héroïne muette et magnifique de son Etrange affaire Angelica (2010). Sept ans après avoir reçu sa première Palme d'Or, Manoel de Oliveira nous a quitté ce 8 Avril 2015, laissant derrière lui une œuvre entamée dès la première moitié du XXème siècle. Mais la jeunesse n'est pas une question d'années. Elle ne se limite pas à un corps, à une simple et bête question matérielle. La jeunesse est une idée, elle est libre, belle et insolente, insaisissable et magique, joueuse et gaie, elle est tout cela à la fois. Comme les films de Manoel de Oliveira. Le cinéaste Portugais, véritable magicien du cinéma, héritier des frères Lumière autant que de Méliès, a traversé tant d'années, vu naître et mourir tant de personnes, d'époques, de modes, d'idées, et cela s'en ressent dans ses films. Dans le cas d'Angelica, le scénario avait été écrit dès les années 40 ! En résulte une œuvre hors du temps, décalée, une œuvre toujours très contemplative et empreinte de poésie. Ce n'est pas pour rien qu'Oliveira a fait référence à un de ses compatriotes, Antero de Quental, poète du 19ème siècle suicidé en pleine jeunesse (« Là-bas, où prend fin le lys des vallées célestes, nos amours trouveront leur commencement, pour ne plus jamais finir…») ou bien à Luis de Camoès dans son dernier film, le court-métrage Le Vieillard du Restelo (O Velho do Restelo, 2014), pour lequel il avait dû batailler afin de le financer. 1 On l'oublie souvent, mais Oliveira a fortement influencé le néoréalisme italien qu'il annonce avec son premier long métrage Aniki Bobo (1942), qui marqua un cinéaste comme François Truffaut (revoyez donc Les Mistons ou L'argent de poche après le film d’Oliveira).
Avec Aniki Bobo, magnifique fable sur l'enfance avec la ville de Porto pour toile de fond, on sent l'expérience du cinéma documentaire où il a fait ses premières armes avec des courtsmétrages avant-gardistes tels que Douro, Faina Fluvial (1929, muet), Estatuas de Lisboa (1932), A Cancao de Lisboa (1933), Miramar, Praia de Rosas (1939)... Des films, Manoel de Oliveira en réalise peu à l'époque. Il évolue en marge de l'industrie officielle, dans des conditions de production souvent difficiles. Il faut attendre les années 70 et Le passé et le présent (1972) pour le voir prendre un rythme plus régulier. A partir des années 1990, il réalise même un film par an, devenant par la suite une sorte de curiosité, malheureusement plus connu pour sa longévité et son rythme de réalisation à un âge honorable (il fête ses 100 ans en Décembre 2005, à Cannes) que pour ses films. Le Vieillard du Restelo (2014) désigne une figure bien connue au Portugal, un personnage réactionnaire, conservateur, pessimiste… Tout l'inverse de Manoel de Oliveira, ce conteur doux, sensible, joyeux, drôle, érudit, dont l’œuvre restera sans aucun doute dans l'histoire. Alors, permettez-moi une petite rectification par rapport à mon introduction : oui, Manoel de Oliveira est bel et bien immortel. Finissons sur ses propres mots, extraits d'un de ses textes, publié dans les Cahiers du Cinéma à l'occasion du n°500 de la revue : "Le tragique est une classification propre à l'art, non pas à la vie. Le rapport du tragique et du comique avec la vie est superficiel. C'est difficile à expliquer, c'est inexplicable. S'il était possible de tout expliquer, l'art serait synonyme de vérité. […] L'art n'est pas transmissible en soi : l'art n'existe pas, tout est fiction." Thomas Aunay
In Cahiers du Cinéma n°694 – Novembre 2013 : entretien mené par Antonio Preto avec le cinéaste, alors dans l’attente du bouclage du financement de son film 3
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68ème festival de cannes :
Compte-rendu 1
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ilemme récurrent du festivalier : que voir, et que retenir ? Si quelques films de ce compte-rendu sont abordés plus largement ensuite, voici un tour d’horizon de ce 68ème festival, pour le pire et pour le meilleur, compétition et hors-compétition confondus.
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Côté français, Arnaud Desplechin sort clairement vainqueur avec Trois souvenirs de ma jeunesse 1. Difficile de croire que le film soit un tel chef-d’oeuvre après les monuments qui jalonnent sa filmographie mais, une nouvelle fois, il fait de son cinéma dit d’auteur un espace aussi intellectuel que stimulant, bourré de références mais assez foisonnant pour réjouir un très large public. L’écriture, encore une fois exceptionnelle, traduit l’amour de Desplechin pour les mots afin de mieux nous le transmettre. Dépeignant des personnages loufoques dont il rit gentiment, Desplechin réussit à allier les contradictions des rapports humains au romanesque le plus fougueux en fondant ces deux aspects dans un récit introspectif. Si écouter parler le cinéaste est déjà un plaisir, regarder ses films est un délice absolu. Cet homme est un magicien et son dernier travail immense. Pas en reste, Guillaume Nicloux offre avec Valley of love2 un des films les plus intrigants du festival. Huppert et Depardieu y sont extraordinaires mais il serait faux de dire que le film leur doit tout. Elevant le propos d’un script et d’une mise en scène relativement simples, Nicloux conte les retrouvailles entre deux personnages sans s’encombrer de grandes réflexions philosophiques sur la mort, le deuil et la culpabilité : ces parents blessés échangent des répliques souvent banales qui, lors de quelques fulgurances, laissent place à des considérations plus profondes. Considérations qui ne prennent jamais le pas sur cette difficulté à dialoguer, ni sur une quête irrationnelle qui instaure une tension et un mystère uniques en leur genre. Nicloux fait preuve d’une grande finesse et s’autorise quelques trouvailles oniriques très lynchiennes, à tel point qu’on lui pardonne volontiers une ou deux petites lourdeurs qui ne sont rien face à la puissance émotionnelle de l’ensemble. Bouleversant, souvent drôle et d’une justesse inouïe, Mia Madre3 fut un autre très grand moment du festival. Dans la lignée de La chambre du fils, son unique
Palme d’or, Moretti s’amuse non seulement à proposer une réflexion singulière sur le cinéma et ses métiers mais se montre toujours aussi pertinent lorsqu’il s’agit de traiter du rapport avec autrui, du rapport à soi, des liens familiaux. Cette réalisatrice (excellente Margherita Buy) dépassée par la vie, par cet acteur fou furieux (John Turturro, caricatural mais attachant), par la culpabilité qui semble la ronger face à l’état de sa mère, est un personnage assez exceptionnel que l’on a envie d’accompagner dans sa remise en question. Jamais tire-larmes, la mise en scène de Moretti n’est pas en quête de flamboyance mais se voit magnifiée par la finesse de ses thèmes, jusqu’à deux derniers plans inoubliables. A contrario, le nouveau Paolo Sorrentino déçoit dans son dernier quart d’heure. Sans cela, Youth4 aurait été un chefd’oeuvre. Il reste tout de même l’une des claques du festival grâce à sa mise en scène grandiose, véritable choc esthétique capable d’émouvoir aux larmes lorsque Sorrentino arrive au bout de son propos, pic émotionnel qui permet d’oublier les fautes de goût du final. De fautes de goûts, il n’est en revanche question que de ça dans le Chronic de Michel Franco. Pas de coeur, pas de sensibilité, aucune approche esthétique digne de ce nom, une absence totale de point de vue... Le résultat, plus stupide encore que Después de Lucía (un drame sur le harcèlement scolaire, du même réalisateur), est carrément abject à force de traiter avec une complaisance infinie un sujet aussi délicat que l’accompagnement de patients en phase terminale. Imparfait mais nettement plus solide, La Loi du marché5 s’inscrit dans la veine d’un cinéma social proche des frères Dardenne et affiche une mise en scène qui se réclame du documentaire. Film éprouvant et long, La Loi du marché ne procure aucune émotion esthétique ou artistique mais Stéphane Brizé va au bout de ce qu’il entreprend, bien aidé par un Vincent Lindon qui laisse mieux que jamais deviner les émotions de son personnage par quelques micro-expressions et par la force naturelle de ses postures. Un film rigoureux mais trop en retenue pour convaincre vraiment. Sujet social également pour La Tête haute6, certes traversé par quelques maladresses mais alliant à merveille la dureté de son sujet à la sensibilité de son traitement.
La réalisatrice Emmanuelle Bercot prouve encore une fois son talent indéniable avec cette chronique adolescente, et on ne peut que se réjouir que ce film ait fait l’ouverture du festival. Ahurissant de beauté, The Assassin7 fait quant à lui oublier une intrigue dont on peine à saisir les tenants et aboutissants. Les quelques scènes de combat, furtives mais magistrales, viennent casser un rythme voulu contemplatif. Hou Hsiao-hsien est attentif à chaque regard, à chaque geste, à chaque parcelle de ses paysages à couper le souffle. Aussi appliqué à magnifier la lueur d’une bougie qu’un voile flottant qui révèlera, par intermittences, un beau et menaçant visage, il ne laisse paradoxalement pas le temps au public de s’ennuyer. Un retour en beauté pour le réalisateur taïwanais. Autre film esthétiquement fabuleux, Tale of tales8 a le mérite de n’être comparable à rien d’autre qu’à lui-même. Chacun des contes qu’il déroule, par sa singularité, distille quelque chose qui reste en nous et qui fait taire ceux qui, conditionnés par une approche assez barbante des films de la compétition, considèrent que l’oeuvre manque de profondeur. Dans un tout autre registre, Tood Haynes (réalisateur de I’m not there) filme dans Carol9 une Cate Blanchett au sommet, tout comme sa partenaire Rooney Mara. Un film raffiné, d’une élégance folle, superbement réalisé, seulement entaché par un certain manque de souffle. Néanmoins, pas de quoi retirer sa beauté à cette histoire d’amour au féminin dans le New-York des années 50. Palme d’Or discutable, Dheepan10 souffre d’un final à la limite du risible, au point de rendre la démarche et le message du réalisateur assez douteux. Audiard est certes un excellent cinéaste, ce dont le film témoigne régulièrement, mais il est assez déconcertant de constater à quel point il s’éparpille dans les vingt dernières minutes. Un critique a dit que Dheepan, « ça commence comme du Laurent Cantet, ça finit comme du Luc Besson ». Pas mieux. Tout en sobriété et justesse, Oslo 31 Août fit légitimement parler de lui à sa sortie en 2012. Dans Plus fort que les bombes11, le réalisateur s’autorise quelques envolées oniriques et poétiques qui, alliées à un humour très présent, rendent assez unique dans son approche ce long-métrage sur le deuil. De son côté, Amy commence bien puis laisse place à un condensé des pires frasques « pipoles » d’Amy Winehouse, délaissant à ce point sa carrière musicale qu’il laisse supposer la stupidité et l’ignorance du réalisateur Asif Kapadia quant à son sujet.
Une offense faite aux fans. Dans la section Cannes Classics, on pouvait voir ou revoir Contes des chrysanthèmes tardifs de Mizoguchi. Assez soporifique et long de 140 minutes, le film est idéal pour entamer une nuit de sommeil réparatrice. Il faut dire que le long-métrage n’a bénéficié que d’une restauration toute relative, la copie présentée étant un frein supplémentaire pour qui n’est pas sensible à l’histoire de ce jeune acteur de kabuki. C’est néanmoins un cadeau comparé à La Forêt des songes, le dernier opus de Gus Van Sant. Douloureux constat : rien n’est à sauver ici, un comble pour le responsable d’Elephant et de My own private Idaho. Lamentable, le résultat est sans exagérer l’une des pires choses que l’auteur de ces lignes ait pu voir. Esthétiquement, le résultat est loin des exercices de style brillants auxquels le cinéaste a pu nous habituer. L’ensemble est en prime alourdi par un montage d’une faiblesse accablante, tout en flashes-backs dénués de liens avec les scènes forestières ; ces retours en arrière s’attardant sur la relation de Matthew avec une femme cancéreuse, alcoolo et surtout tristement chiante depuis un fauteuil de cinéma. Tout est attendu, le film reposant sur une symbolique à deux sous et un twist que l’on devine en vingt minutes. Assurément l’une des plus tristes déconvenues du festival. Aussi sincère que naïf, Marguerite et Julien12 de Valérie Donzelli (La Guerre est déclarée) prouve que la cinéaste mériterait de mieux exploiter son talent. Si le film est surprenant, ses quelques moments de grâce et ses anachronismes faisant mouche, il reste bien trop inégal malgré le potentiel d’un récit portant sur la relation incestueuse d’un frère et d’une soeur. Segmenté en trois parties, Mountains may depart s’intéresse à une saga familiale étalée sur plus de trente ans, entre la Chine et l’Australie. La fin, sublime, ne suffit pas à rehausser complètement un film en dents de scie, plombé par une deuxième partie insignifiante et terriblement longue. Jia Zhang-ke s’emmêle un peu les pinceaux dans ce récit curieux qui aurait mérité une plus grande solidité scénaristique. A là fin de la séance, demeure la désagréable impression d’être passé à côté d’un grand film. Enfin, si l’on peine à se laisser emporter par le début du long-métrage, Le Trésor fait montre d’un humour pince-sansrire et d’un ton délicieusement décalé qui font progressivement leur effet, jusqu’à un final à hurler de rire. Agréable surprise, donc, que cette chasse au trésor dans la Roumanie d’aujourd’hui. Le film ne devant sortir qu’en 2016, il compte parmi les découvertes inattendues de cette édition ; découvertes qui, à leur manière, font tout l’intérêt d’un festival de cinéma.
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Hugo Delor (merci à Guillaume Banniard)
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moretti à maturité
MIA MADRE de Nanni Moretti
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rand habitué de Cannes, l'Italien Nanni Moretti a présenté à l'édition 2015 du Festival son nouveau film, Mia Madre. Pour celui-ci, le metteur en scène, connu pour son goût pour l'autofiction, s'est à nouveau inspiré des événements de sa propre vie, et principalement de la disparition de sa mère il y a cinq ans, au moment où il travaillait sur Habemus Papam (2011). Mais, à côté de ce touchant récit d’une madre sur le point de mourir, le film développe également une véritable réflexion sur le cinéma, notamment grâce à un John Turturro parfaitement désopilant. À la sortie du Grand Théâtre Lumière, où l’audience avait tour à tour éclaté de rire puis fondu en larmes, il semblait inévitable qu’une grande distinction viendrait récompenser Mia Madre.
Coutumier du fait, Nanni Moretti a décidé de jouer dans son propre film : il a d’ailleurs affectueusement été surnommé le « Woody Allen italien » pour cette raison précise. Pourtant, là où il avait souvent eu tendance à être au centre de l'histoire, c’est cette fois Margherita Buy qui tient les rênes du rôle principal. Cette brillante actrice italienne, dont la filmographie incluait déjà deux Moretti, joue dans Mia Madre le rôle d’une réalisatrice en train de tourner son dernier film, alors que sa mère tombe gravement malade. « Il y a beaucoup de moi dans le personnage de Margherita », confie Moretti : le parallèle avec la vie du réalisateur saute en effet aux yeux, l'homme usant de ce personnage à la manière d’Antonioni, lui qui aimait se cacher derrière un
personnage féminin. Mais dans quelle mesure ce protagoniste lui ressemblet-il vraiment ? Cette femme a du mal à suivre sa vie, tout autour d’elle semble lui échapper, l’éloignant de la figure protectrice qui est souvent attribuée aux personnages féminins de son âge. Sa mère, ex-professeur de latin dans un lycée de Rome, semble calquée sur Agata Apicella Moretti, qui avait par ailleurs joué son propre rôle dans le film autobiographique Aprile (1998). Cependant, dans sa vie professionnelle, la protagoniste de Mia Madre se différencie largement de son créateur : sa mise en scène est extrêmement rigide, très pensée, à l’opposé des événements qu’elle traverse. Pour le réalisateur italien, il fallait d’ailleurs absolument que la cinéaste fictive ne fasse pas un
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film « à la Nanni Moretti ». Ce film dans le film attise la curiosité dès le départ et constitue sans doute l’élément qui fait de Mia Madre un film grandiose. En cela, Moretti est un réalisateur qui aime filmer les réalisateurs. Il utilise fréquemment le double récit pour parler aussi bien d’un sujet qui le préoccupe (la vie politique italienne dans Il Caimano, le deuil dans Mia Madre) que pour exposer son regard sur le cinéma. À sa façon, sa dernière œuvre est aussi un film sur les métiers du cinéma. On les y fréquente tous, ou presque : réalisateur et acteur bien sûr, mais aussi costumier, maquilleur, scénariste, secrétaire de production, assistant réalisateur, régisseur, producteur exécutif, directeur de la photographie, et ainsi de suite. Nous plaçant avec lui sur un plateau de tournage, Moretti questionne à nouveau l’utilité de l’art. À quoi doit servir un film ? Pourquoi choisir de travailler dans le cinéma ? Comme il l’explique dans des entrevues, le rôle du cinéma n’est selon lui pas si compliqué : il s’agit de faire de bons films, et si possible, des films novateurs. Mia Madre est construit sur différents niveaux entremêlés, entre réalité, rêve et fantasme. Par le biais d’un John Turturro déchaîné et hilarant dans le rôle d’un mauvais acteur américain, le film prend tout son poids. Dans une scène où il dit mettre fin à sa vie d’artiste pour « retourner à la réalité, retourner à la réalité, retourner à la réalité », scène précédant une image de la madre dans son lit d’hôpital, Moretti semble exprimer son propre sentiment de distance avec le monde. Il fait par ailleurs dire à sa protagoniste qu’elle « ne comprend plus rien à la réalité », comme si cela supposait l’échec de son rôle en tant que réalisatrice. Mais au contraire des propos tenu par ses personnages, Moretti capte parfaitement la réalité du deuil avec Mia Madre. Et pas uniquement celle du deuil, puisque la réflexion avisée sur le cinéma proposée par ce film en fait tout le sel. De la même manière que dans l’acclamé Habemus Papam, la mise en scène du réalisateur italien fait s’imbriquer comique et gravité. Souvent, sa caméra s’approche très lentement des personnages, de façon presque imperceptible et pourtant si judicieuse. Comme dans son dernier
film, il souhaite exhiber l'être humain dans toute sa vérité, dans toute sa fragilité. Sauf qu’en lieu d'un pape en proie au doute, il a cette fois choisi de montrer le progressif affaiblissement d'une personne âgée. Là encore, ce n'est pas son seul objectif puisque le film a été construit sur un aller-retour entre la vie professionnelle et intime de Margherita ; une idée simple mais géniale. Le récit peut alors passer de l’éclat de rire à l’émotion vive, et donc éviter toute forme d'ennui. C’est grâce à cette structure que naissent des scènes délicieuses où brille le talentueux John Turturro qui, par sa médiocrité, pousse la réalisatrice fictive dans ses retranchements. Sans tomber dans le pathos, sans jamais essayer d’être larmoyant, Moretti a conçu un film d’une parfaite alchimie entre rires et larmes. Et après sa projection à Cannes, certains critiques voient en Mia Madre le retour en force de la grande comédie dramatique de l’âge d’or du cinéma italien. Mia Madre est le septième film de Nanni Moretti à être nominé en sélection officielle au Festival de Cannes. Auparavant, il avait reçu le Prix de la mise en scène pour Caro Diario (1994), et la Palme d’Or pour La Stanza del Figlio (2001), et était devenu président du jury en 2012. Cette année, alors même que la réaction de la presse spécialisée était unanime, mettant en avant « la finesse et la légèreté » du film, Mia Madre n’a reçu ni la Palme espérée ni aucune autre récompense. Pourtant, le film est sans doute le meilleur de la Sélection 2015, loin devant l'étonnamment primé Dheepan d’Audiard. De la même manière qu’Habemus Papam, qui avait été salué par les Cahiers du Cinéma comme le meilleur film sorti en 2011, ce nouveau Moretti a malheureusement été boudé par le jury cannois. Si l’on s’épargnera de rempiler sur ce palmarès injustifié, on continuera de penser qu’avec ce récit bien plus universel et accessible que d’autres de ses réalisations, Nanni Moretti est certainement arrivé à une véritable maturité. Josselin Coletta
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MY ANGEL, FLUNG OUT OF SPACE CAROL de Todd Haynes
C “It would be Carol, in a thousand cities, a thousand houses, in foreign lands where they would go together, in heaven and in hell.”
’est une caresse. C’est un mouvement languissant qui s’étend, lentement, d’une rue à une autre, avec discrétion. Avec grâce. C’est la courbe d’une caméra qui dévoile avec plaisir les détails d’une ville, s’éprend de ses couleurs, fait miroiter ses délices. D’une doucereuse musique, c’est une lente plongée dans un univers qui s’ouvre, comme un écrin sur une perle. Ainsi s’annonce l’adaptation cinématographique du tant aimé Carol de Patricia Highsmith, dans lequel Todd Haynes se glisse, sans grandiloquence, pour en révéler la splendeur. Le frémissement des images, le temps que sculpte la caméra, le pouvoir infini du septième art s’accordent à faire surgir le rouge des lèvres, plus pétillant que jamais, la profondeur du regard, attrapé à la dérobée, le geste de la tendresse, esquissé de concert avec le corps. L’incroyable quiétude de l’amour, plus fort que les mots, qui éclipse parfois le sublime pour ne laisser persister que le beau, harmonieux, indiscutable. Longtemps, nous avons cru qu’il fallait se détruire pour qu’aimer soit un évènement. Longtemps, et encore, les films font s’ébattre des êtres torturés. Pourtant, dans le cœur chaleureux de Carol, Todd Haynes laisse germer une passion qui vibre, se déploie, frôle les cimes de la démesure mais jamais ne
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désaccorde la juste cadence qui édifie son œuvre. Ce n’est pas une esthétique transparente qui tente de reconduire la discrète littérature, ni une forme cinématographique qui s’affirmerait en spectacle pour décupler ce qui n’a besoin de l’être. C’est cette caresse, qui effleure sans appuyer, qui épouse le style rond et délicieux de Patricia Highsmith, qui surplombe la plume, avec respect, dans une chorégraphie qui double presque l’histoire d’amour d’une seconde idylle, artistique. Là où les larmes, les cris, les effusions de chair et de sang pourraient manquer, c’est un raffinement qui s’y oppose. S’il est facile de rendre puissant les vibratos des cœurs, si filmer l’outrance est déjà, en soi, une tension suffisante, il n’était pas aisé de faire exploser sous nos yeux les envolées d’un amour qui se joue dans les détails, qui grouille au sein du plan. La main de Cate Blanchett qui effleure le téléphone, le regard discret qui glisse, sans être souligné d’un plan rapproché, de deux mains enlacées à un visage convoité. Il faudra être attentif, il faudra être assez prêt pour s’ouvrir aux
subtilités de Carol, pour ne pas laisser passer l’élégance pour une faiblesse, pour ne pas oublier qu’aux grandiloquences peuvent se substituer des douceurs qui échappent à la vue. Dans la faible lueur de l’intimité, Todd Haynes distille un parfum de langueur, une aura parfois érotique, sinon sucrée, semblables à des baisers posés du bout des lèvres. L’amour n’est jamais démenti, l’attraction jamais combattue, c’est une tragédie où la fin, inévitable, est désirée. Pourtant, Carol nage entre deux eaux et fait surgir, entre deux séquences, des accès presque psychédéliques où s’éveillent les sentiments de Thérèse en des formes indistinctes, puissantes, qui échappent à l’éloquence des mots, à la vulgarité d’un hurlement, à l’abondance des pleurs. Ce que rend sensible l’esthétique gracieuse de Todd Haynes, c’est l’absurdité de combattre ce qui, en dépit de tout, existe et ne périt pas. C’est une lutte qui a le brio de ne jamais commencer. C’est une main gantée qui vient nous chercher, nous emporte dans l’effusion d’un cinéma du plaisir et du raffinement. Et nous entrons dans ce microcosme de vie qui semble s’étendre à l’univers, qui ne fait plus exister que lui et qui devient, le temps d’un film, absolu.
Cate Blanchett et Rooney Mara affinent la grâce qui accompagne les plans. Il ne s’agit plus d’elles, ce sont simplement Carol et Thérèse qui résistent à l’écran, empreintes scellées dans le temps par Todd Haynes. A la manière de Stephen Daldry dans The Hours, le cinéaste fait un portrait qui échappe à la « misère originelle d’être corps »1, qui ne sont plus seulement des femmes, dépeintes comme telles, mais des êtres qui s’envolent par-delà les considérations de genre. Leur amour n’est plus « un amour » mais l’amour, tout comme Virginia Woolf n’est plus porteuse d’un drame mais du drame, celui qui crève l’écran, touche tout le monde, frappe chaque chose après son passage. Si la musique est similaire, la délicatesse est également de mise dans le geste qui unit Stephen Daldry et Todd Haynes : celui d’un artiste dévoué qui se donne cœur et âme au détail qu’il a choisi de mettre en lumière, au fragment de vie qu’il embaume, à l’histoire qu’il exorcise. Dans le marasme cannois, parmi les films que rien n’anime malgré leurs nombreuses tentatives lyriques, Carol est un corps qui nous étreint, amoureusement, méticuleux et généreux, doux et raffiné. Un délice qu’il serait indélicat de refuser. Pauline Quinonéro 3
In Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949
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Les émotifs anonymes VICE-VERSA de Pete Docter
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ue l’on apprécie ou pas les derniers nés du studio Pixar, à peu près tout le monde s’accorde sur la qualité de Toy Story 3. Sorti en 2010, il semblait, avec le recul, marquer le point final d’un âge d’or majoritairement composé d’opus majeurs. N’allons pas jusqu’à lire dans son bel épilogue un adieu aux grandes heures de la firme, sur-analyser la trilogie n’étant pas nécessaire pour lui rendre justice. Reste que la réussite de Vice-Versa tient elle aussi à une conscience aigüe du sujet abordé. Explications... Mauvaise habitude, l’opposition cinéma commercial/oeuvre d’auteur est régulièrement mise à mal quand un film de studio fait montre de grandes qualités artistiques, ou qu’une petite production sortie discrètement rapporte plusieurs fois sa mise. Peu importe l’échelle budgétaire, l’époque ou le genre : les films qui traversent les âges sont encore vus aujourd’hui parce qu’ils savent parler à leur public. Fatalement, apprendre que Pixar s’attaque non plus à un sujet à fort potentiel émotionnel mais directement à un pitch centré sur nos émotions a de quoi surprendre. Pour caricaturer, à ce moment de l’histoire du studio, cela revient un peu à voir un scénariste en perte de vitesse nous raconter l’histoire d’un scénariste en perte de vitesse ! Car les déceptions engendrées par les trois derniers Pixar semblaient réellement ouvrir une seconde période, faite de tentatives avortées (le rachitique Rebelle) et de redites sécurisantes (le médiocre Cars 2 et l’inégal Monstres Academy). Etonnant, les petits génies d’Emeryville s’étant montrés capables d’offrir une suite digne de ce nom à un film vieux de onze ans. Vice-Versa, quant à lui, parle clairement de ce qui a permis aux studios de John Lasseter de s’imposer entre 1995 et 2010 : sa capacité à émouvoir. Synonyme de rire, de joie et d’aventure, la petite lampe et emblème de Pixar est rapidement devenu un label de qualité, conséquence de productions dont le sens du gag cohabitait avec des passages très touchants. Entre autres, la partie enfance puis l’ouverture muette de Là-haut, ou encore le plan final de Monstres et Cie. Deux films réalisés ou co-réalisés par Pete Docter, aujourd’hui à l’oeuvre sur Vice-Versa. Un hasard ? On peine à le croire, Monstres et Cie étant le seul Pixar à évoquer ses fondations : cette gigantesque usine à rêves, où les enfants sont à la fois source d’énergie et de créativité, évoquera immédiatement les coursives de Pixar pour qui a déjà regardé au moins un de leurs making of ! Une véritable virée en coulisses de notre imaginaire enfantin. Or visiter des coulisses, analyser les mécanismes dissimulés par le rideau des habitudes, c’est également le concept de Vice-Versa. Néanmoins, le long-métrage trace
étonnantes pour peu qu’elles servent sa logique interne. C’est ainsi qu’une représentation a priori symbolique (les fameuses îles de personnalité) est immédiatement incarnée, limpide. Réjouissant et touchant, Vice-Versa joue de lieux communs pour enrichir son propos, un hilarant spot publicitaire ayant autant de chances de parler au spectateur que la description d’un premier jour d’école. Une histoire où les émotions elles-mêmes sont les personnages principaux faisait craindre un résultat sirupeux davantage que sentimental. Là encore, le longmétrage retrouve la splendeur de ses glorieux aînés en élevant le débat, le spectacle d’émotions qui débattent entre elles étant, en soi, assez unique. A l’écrit comme à l’écran, l’exercice est périlleux. Très dialogué, le film doit à la fois traduire les émotions humaines par des personnages bariolés puis, parfois simultanément, expliciter le ressenti de ces protagonistes imaginaires. Forçant ses auteurs à un montage alterné constant (meilleur moyen de clarifier les interactions entre l’esprit de l’héroïne et le monde sensible), Vice-Versa amuse, captive et émeut avec brio. A nouveau capable de trouver un écho chez la plus large audience, Pixar signe ici un retour en grâce, de ceux que l’on espérait plus vraiment. Dernier élan de grâce, ViceVersa opère un geste fraternel envers Toy Story, le film fondateur du studio et du cinéma d’animation en images de synthèse. En surface, il suffit d’observer le visage du père de l’héroïne pour y trouver l’équivalent humain des traits de Woody, le fameux cow-boy de la
trilogie. Plus concrètement, Vice-Versa donnera à voir, en direct, la naissance d’un sentiment nouveau. Le même qui, en 2010, aura fait pleurer à chaudes larmes toute personne ayant eu de la tendresse envers ses jouets, et donc envers les premiers Toy Story. Dans le même ordre d’idée, les choix graphiques de ce dernier Pixar peuvent induire en erreur à cause de leurs excès colorés. Si la représentation très Candy Crush de la mémoire à long terme semble facile, elle n’est que la partie visible d’un effort plus complexe. À la grammaire du jeu vidéo, Vice-Versa emprunte l’une de ses composantes les plus intelligibles, soit le « fantôme » que l’on est amené à défier dans les jeux de course. Ici, il sert à visualiser l’ami imaginaire de la fillette lorsqu’elle s’amuse à le poursuivre dans la maison, la créature profitant d’une physionomie transparente qui laisse deviner le décor alentour. Plus à ça près, le long-métrage s’en va puiser son inspiration dans l’art pictural pour illustrer ses têtes d’affiche. Avec leurs contours qui s’évanouissent perpétuellement en fines parties arrondies, Joie, Tristesse, Peur, Dégoût et Colère exhibent un aspect ouvertement pointilliste, leurs humeurs changeantes légitimant ce look discrètement évolutif.
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une voie singulière. Génial entre-deux, le pitch de Vice-Versa propose d’aller voir ce qui se passe dans nos têtes en donnant corps et voix aux émotions de tout un chacun. En l’occurrence : la peur, le dégoût, la joie , la tristesse et la colère. L’anthropomorphisme, qui consiste à donner des caractéristiques humaines à des animaux ou à des objets, est une notion qui traverse le cinéma d’animation depuis ses débuts. Vice-Versa revient à une forme plus épurée, voire littéraire de ce principe : la personnification, qui consiste quant à elle à greffer des traits de comportement à n’importe quelle entité, fut-elle abstraite. Là est le plus beau défi de l’oeuvre, dans la représentation de choses aussi spontanées, intimes et souvent contradictoires que les émotions humaines. A vrai dire, cette idée de départ serait assez féconde pour alimenter une série télévisée. Mais c’est précisément dans l’exploitation de leur pitch que les studios retrouvent l’inventivité qui façonna ses plus grands travaux : Pete Docter évite de se reposer sur son beau concept, il en calcule et démultiplie les possibilités. Ou plutôt, il les additionne, Vice-Versa évitant de partir dans tous les sens. Donner de l’esprit humain une illustration médicale, terre-à-terre, est bien entendu exclu ; on se souvient que Le Monde de Némo aurait pu bénéficier d’eaux autrement plus photoréalistes avant que Pixar ne se ravise, jugeant le résultat trop proche du réel et donc éloigné du sujet. Incroyable festival de couleurs vives, Vice-Versa n’en demeure pas moins d’un précision radieuse, le film conceptualisant les idées les plus
Enfin, prière de rester pendant le générique final où s’enchaînent des gags rétroactifs géniaux mais qui, effectivement, auraient brisé le rythme savant du long-métrage. Vice-Versa, ou quand la prouesse conceptuelle fait jeu égal avec la qualité de l’exécution. Welcome back, Pixar ! Guillaume Banniard
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lente agonie CHRONIC
de Michel Franco
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oir Chronic récompensé d’un prix du scénario est une véritable souffrance, lente hémorragie cinéphile qui emporte avec elle une certaine idée du 7ème art, comme une onde de choc parcourant la sélection de cette souffreteuse 68ème édition. Peut-on encore donner de telles médailles à des monstres d’hypocrisie, à des imposteurs qu’aucun affront ne fait reculer ? Est-il seulement possible de penser un quart de seconde à féliciter le scénario d’un film qui s’achève sur la facilité la plus éculée du monde ? Michel Franco est coupable de ce crime, coupable de nous prendre pour des idiots, et la salle s’est vue coupable d’applaudir quelque chose qui ne méritait que le silence glacial qu’il inspire. Chronic est l’histoire crasse, ennuyeuse, voyeuriste et sans intérêt d’un infirmier qui accompagne ses patients en fin de vie. Les images qui le portent sont, à la manière de ces êtres malades, à l’agonie dans un cadre qui souffre et s'auto-détruit dès l’instant où il dévore l’écran de ses dents acérées, bien visibles. Conséquence de l'approche
d’un réalisateur qui croit avoir enfanté le monde en nous offrant le spectacle mortifère de personnes hurlant, se faisant laver, gémissant, traînant leurs corps fatigués jusqu’à leur dernier souffle. Un réalisateur qui ne s'efface jamais derrière son sujet, que l’on devine derrière chaque décor comme un petit diablotin heureux, souriant bêtement de ses frasques, contenté de nous montrer ce qui n’avait nullement besoin de lui pour exister. Quel intérêt avais-tu, Michel, à nous faire vivre ces interminables minutes d’apathie, où rien ne vibre, où tout est plat comme l’encéphalogramme d’un mort ? Dévoiler la vie, embaumer son sublime comme ses horreurs n’est pas le simple fait de la captation pure et dure d’un réel rendu plus sale encore, plus glauque qu’il ne peut l’être. Ce sont les images qui doivent parler, le surgissement du mouvement et du temps pour que brille le pouvoir d’un art qui ne doit rien à ses référents. Pourquoi veux-tu te faire le porte-parole de ce cinéma du réel, qui montre ce qui nous attend tous, alors que tu assommes ton personnage principal d’une trame narrative hilarante ? David voit des excréments, David laisse s’éteindre les
gens qu’il avait pris en sympathie, David ne dort pas, David veille les futurs anges du paradis, David est accusé d’attouchements sexuels sur une vieille personne.. Pleurer de honte serait la seule réponse à cet affront de tous les instants, Michel, mais personne ne te fera ce plaisir. Ton film ne raconte rien, ton film n’inspire rien, ton film est mort et tes élans artistiques, avortés. Ton personnage reflète les intentions babillardes que tu as voulu donner à un sujet social, qui regarde la vie et la mort d’en haut, avec le mépris pour seule arme, ta caméra n’étant qu’un subterfuge à un esprit qui tourne dans le vide. A l’heure actuelle, après toutes les œuvres qui ont traversé le temps, dans la grande effusion esthétique que nous avons pu vivre, au cœur des sujets les moins faciles, de la fulgurance du pire à l’éclat du beau… Peut-on encore désirer un tel cinéma ? Peut-on désirer entretenir cet embryon de film qui n’a pour seul désir que de capter la fange du vrai pour se dire révélateur de l’existence ? Tu ne révèles rien Michel, si ce n’est notre désir de faire disparaître ce genre d'infamie, de nous assurer que plus aucune de tes images sans âme ne viennent mourir sur nos écrans avant de se trouver un cimetière. Et que soit oubliée l'erreur de t’avoir donné un prix que tu ne devrais même pas convoiter. Pauline Quinonéro
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Sous l’habit d’un valet, les passions d’un roi MON ROI de Maïwenn
A
près une grave chute de ski, Tony (Emmanuelle Bercot) séjourne dans un centre de rééducation. Les médecins considèrent sa chute comme volontaire et la relient à l'histoire qu'elle a eu avec Georgio (Vincent Cassel), son ancien compagnon. Tony va donc tenter de refaire surface physiquement tout en se remémorant son amour passé... Dans ce film où une avocate incapable de se défendre elle-même rencontre un homme d'affaire des plus manipulateurs, Maïwenn tente d'installer une histoire d'amour brutale et hystérique. Brutale, c'est pour le bon côté des choses. L'hystérie, elle, pose plus de problèmes. La brutalité s'exerce à la fois par le sujet du film et par la manière dont celui-ci est réalisé. Le thème prend pour base un amour dévorant, une véritable passion meurtrière qui consume petit-à-petit une femme amoureuse d'un rebelle volcanique mais charismatique. La caméra de Maïwenn reste proche des visages pour amener le spectateur au plus près de cette situation exaltée et lui permettre ainsi d'exprimer une certaine empathie envers les personnages. Ainsi, une scène de rééducation où le genou de Tony lâche une nouvelle fois marque tout autant que les disputes éprouvantes vécues par le couple. On appréciera la recherche de réalisme se rapprochant presque d'une vidéo familiale à certains moments, soutenue par la faculté surprenante qu'a la réalisatrice de diriger les jeunes enfants ou encore le naturel
d'Emmanuelle Bercot lors des scènes se déroulant au centre de rééducation. Vincent Cassel reste fidèle à son talent tandis que Louis Garrel, de son côté, se révèle comme un acteur d'une drôlerie surprenante ! Là où le film trouve ses faiblesses, c'est dans ce côté hystérique mentionné plus tôt. Comme avec Polisse, Maïwenn tombe rapidement dans quelques clichés (coup de poing inexpliqué dans une vitre, scènes d'ivresse exagérées…) pour mettre en relief les craquages névrotiques d’Emmanuelle Bercot, qui déjoue littéralement lorsqu'elle interprète la Tony amoureuse de son Roi. Le couple s'avère sans nuance, vivant soit le parfait amour, soit le déchirement le plus terrible, mais la réalisatrice ne montre quasiment jamais ce que peut être une vie de couple banale ou un moment de calme. Côté mise en scène, Maïwenn reste aussi très classique, au point de signer une réalisation impersonnelle. Ce n'est donc pas avec Mon Roi que cette dernière saura imposer sa « patte » dans le milieu du cinéma… Avec ce nouveau film, Maïwenn divise. Si la réalisatrice est capable de mettre en valeur de beaux moments, l'écriture générale reste beaucoup trop classique, presque cliché, pour réellement convaincre. Même si Mon Roi se place au-dessus du sur-estimé Polisse, l'ensemble n'est pas assez solide pour s'affirmer comme une réussite. Mathieu Message
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iclou de Guillaume N E V O L F O VALLEY
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ans après Loulou de Maurice Pialat, nous retrouvons deux monuments du cinéma français, Gérard Depardieu et Isabelle Huppert dans Valley of Love. En compétition au Festival de Cannes 2015, ce film de Guillaume Nicloux possède une dimension intimiste assez étonnante. Un paradoxe lorsque l'on sait qu'il se déroule dans le désert de la Vallée de la Mort, en Californie. C'est là qu'Isabelle et Gérard, couple séparé depuis plusieurs années, se retrouvent après avoir reçu chacun une lettre de leur fils qui s'est suicidé, le défunt leur donnant rendez-vous dans ce lieu majestueux et aride en leur promettant sa réapparition. Un pitch qui en dit déjà long : on ne peut s’abstenir de songer au fils de Gérard Depardieu décédé en 2008, au prénom similaire à celui du réalisateur, Guillaume. Une pensée aussi due au parti-pris de conserver l’identité des acteurs afin de nourrir la construction de leurs personnages. Même si le rôle de Gérard devait être attribué à Ryan O’Neal à la base, on ne peut s’empêcher de penser que le film a été écrit pour Depardieu et que leur union sur ce projet ne peut être une coïncidence. Si les deux têtes d'affiches sont bien visibles à l'écran, l'oeuvre les laisse à la fois seules avec ellesmêmes et plus que jamais unies, présentes l'une pour l'autre. Conséquence d'un récit réellement ancré dans la Death Valley, l'immensité des lieux abandonne autant qu'il révèle et met en lumière le duo. Plus rien n'existe autour d'Isabelle et Gérard, pas même le passage du temps. Un temps suspendu si bien mis
un Vent de fraîcheur au milieu du désert
en valeur par une photographie sublime, des plans fixes travaillés et rayonnants, des dialogues délicats ponctués de scènes légères et drôles. Un cocktail qui, peu importe la suite des événements, nous absorbe littéralement. Nous assistons au cheminement intérieur d'une Isabelle Huppert incroyablement touchante, au regard attendri et bienveillant face à un Depardieu attachant qui se met à nu (quasiment au sens propre du terme) et se livre tout entier à la caméra, suant sous cette chaleur accablante. Le minimalisme et le raffinement de la mise en scène exploitent au mieux le thème de notre rapport à la mort, l'oeuvre mêlant une approche mystique de son sujet aux possibles hallucinations provoquées par la disparition d'un proche. De même, Valley of love questionne le refus nécessaire de se laisser séduire par on ne sait quelle croyance. Tout le paysage et les décors, du motel aux canyons en passant par cette interminable route qui serpente au milieu de nulle part, semblent imprégnés de mystère. Toute l’ambiguïté du film réside dans la frontière entre réel, surnaturel et fictif, aussi bien dans le fond que dans la forme. Le fantastique, ici, n'a pas besoin d'artifices, il s'insinue dans le cadre et dans le ressenti du public. Avec Valley of Love, Nicloux transcende ses acteurs et traite d'un sujet intérieur, profond, avec une douceur, une simplicité et une franchise bluffante. Marie Lemoine
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avec le temps
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enser aide-t-il à rendre heureux ? Se souvenir permet-il le bonheur ? De tous les sentiments mélancoliques, la nostalgie est certainement un des plus puissants : le mirage de tout aventurier, le dédale sentimental par excellence. Dans ses profondeurs, comprendre la nostalgie demande un acte pénible : le mal du retour, une souffrance émanant d’une ancienne blessure. Perdu dans les arcanes de la mémoire, noyé dans une enfance abîmée par une mère aliénée et un père absent, Paul Dédalus travaille son identité, cherche, creuse, trouve dans sa mémoire des éclats de souvenirs flétris et tente de se remémorer. Se souvenir de ses amours, de ce qui l’a construit, lui, l’homme mystérieux, l’aventurier volubile et subversif au phrasé génial, le héros taciturne surfant sur le succès de ses joutes oratoires, l’amant imparfait. Ou plutôt, si, parfait ! Puisqu’il est question dans Trois souvenirs de ma jeunesse de la genèse du mythe de Paul Dédalus, le même Paul que nous découvrions dans Comment je me suis disputé … (Ma vie sexuelle) en l’enveloppe sèche et ténébreuse de l’indispensable Mathieu Amalric. On y découvrira son enfance meurtrie par ellipses, le dédoublement de son identité parfumée d’espionnage dans la Russie soviétique et le chapitre le plus important de sa vie : Esther. Retour aux premiers amours pour Desplechin, qui filme la romance naissante entre les deux amants comme on contemplerait l’éther, avec fascination et naïveté. Un plan fixe sur un lit, avec en point de fuite une fenêtre ouverte sur le Tadjikistan, plante le décor. Dédalus vieillit, a hâte de partir, lui qui laisse une jeune amante sur son lit de soupirant. Séducteur invétéré, Dédalus revient en France, là où il avait laissé Esther dans Comment je me suis disputé … (Ma vie sexuelle) afin de travailler pour le ministère des affaires étrangères. Devenu anthropologue, ayant transmis
TROIS SOUVENIRS DE MA JEUNESSE de Arnaud Desplechin
son identité à une escale soviétique, Paul doit répondre de son intégrité une fois revenu en France. Prétexte malin pour servir une fresque dense et allusive à l’enfance du héros, le cinéaste traite la psyché humaine sur un autre domaine, celui du temps, en variant sa palette émotive : Desplechin semble filmer Trois souvenirs... comme une thérapie contre l’angoisse du temps, contre son irréversibilité. Un récit didactique savamment orchestré qui ordonne et classe donc trois souvenirs importants de la vie de Dédalus. On passe rapidement son enfance névrosée pour s’attarder sur l’épisode soviétique, un chapitre entier de la vie du jeune héros tant le récit s'y nimbe d’un parfum de roman d’espionnage grisant. Mais Desplechin appuie rapidement sur la touche « accélérer » pour s’arrêter sur le fatum du personnage, sa rencontre avec Esther, l’amour de sa vie. Trois Souvenirs... est un film transgenre : il marie savamment des séquences expérimentales, oniriques, avec le polar, le tout agrémenté de registres plus littéraires et donne même, par un bel interstice, des senteurs de teen-movie au long-métrage. Desplechin récite une histoire d’amour a priori banale qui se mue en un drame splénétique où Quentin Dolmaire campe un Dédalus (jeune) irrévérencieux. Le cinéaste filme Roubaix comme Demy capturait Nantes dans Une Chambre en Ville, les mouvements sociaux en moins. C’est avec un galbe très contrasté, saturé de couleurs froides, que l’image subjugue l’œil, que le cinéaste relate la
mythologie de notre héros. Dédalus est un aventurier romanesque qui n’agit que pour se battre grâce à sa meilleure arme, le verbe. Il frappe, il pointe, et, à la fin de l’envoi, il touche ! Il n’est plus tant alors question de l’histoire d’amour entre Esther et Paul ; c’est leur histoire qui raconte une autre histoire, plus métaphysique, où il serait question de savoir comment se sont mués les deux amants, ce qu'ils ont apporté à l’autre. Empreint d’une poésie lascive mais bien réelle, teintée de la volupté glaçante du froid nordique de Roubaix, le récit amoureux des deux amants met en lumière le travail de Desplechin sur la résurgence du passé et les émotions qu’elle procure. Et même si la psychanalyse est laissée de côté, remplacée par la romance et la poésie, elle ne demeure jamais bien loin afin de conclure l’odyssée de jeunesse : il aura fallu apprendre à désaimer Esther, à la laisser vivre pour qu’elle puisse se construire sans Paul. Et notre héros l’a bien compris, passant ses vieux jours à venger et à protéger son amour irréfragable pour Esther, perdu dans ses réminiscences, telles des fragments salutaires de sa mémoire. À l’image d’une scène magnifique où Paul avance pensif, mélancolique, à l’encontre des parchemins dérobés du roman de sa vie, Desplechin nous livre un récit amoureux poignant, doux-amer et dont la clé se cache dans le passé, enfoui dans le souvenir, celui qui rend heureux. Guillaume Brunet
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LE FILS DE SAUL de Laszlo Nemes
C
omment faire un film sur l'Holocauste aujourd'hui en évitant les redites, les maladresses ? Comment parler des camps de concentration en échappant aux comparaisons presque inévitables avec les grands manifestes de Resnais ou de Lanzmann ? Et surtout, comment soumettre aux spectateurs actuels un propos neuf sur ce thème qui a, depuis la seconde moitié du XXème siècle, hanté sans exception tous les domaines artistiques ? Cette année, au Festival de Cannes, la présentation en compétition de Saul Fia (Le Fils de Saul), premier film du réalisateur hongrois Laszlo Nemes, a été l'occasion de soulever à nouveau de tels questionnements. Premiers pas à Cannes donc, et premiers pas en matière de long-métrage pour ce (relativement) jeune réalisateur qui, à 38 ans, possède malgré tout un bagage artistique plus que conséquent. Admirateur de Tarkovski, Bergman, Kubrick et Malick, Laszlo Nemes est auteur de quelques courts métrages et fut assistant de l'immense Béla Tarr sur L'homme de Londres. Affirmer que ce projet était prometteur serait donc un euphémisme. Pour autant, était-il vraiment judicieux de la part de Thierry Frémaux de le présenter comme le film subversif du festival, sujet à controverse ? Pas si sûr. Vu la radicalité avec laquelle il traite un sujet plus que délicat, Le Fils de Saul est certes ce qu'on pourrait appeler un « film choc », pourtant il a tout emporté sur son passage à l'issue de sa projection, conquérant l'immense majorité des critiques et du public. Comment expliquer un tel consensus ?
virtuosité, horreur et beauté
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En soi, le pitch du film est déjà inconfortable : Saul, prisonnier juif hongrois à Auschwitz, fait partie du Sonderkommando de l'un des fours crématoires, groupe d'ouvriers forcés à participer à l'extermination de centaines de victimes tout en attendant leur propre fin. Il croit reconnaître en un enfant mort son fils, et va alors tenter l'impossible pour l'enterrer décemment. Insoutenable, le film l'est sans aucun doute. Pourtant, ce n'est pas en mettant le spectateur face à l'indescriptible, dans une position de voyeur, que Le Fils de Saul provoque l'horreur. Au contraire, l'intelligence extrême de cette œuvre réside dans le fait qu'elle suggère bien plus qu'elle ne montre, et ce dès les premières secondes : des pleurs, des cris indistincts, un vacarme assourdissant, des prisonniers que l'on presse, et une caméra qui filme de très près, les plans à l'épaule immergeant aussitôt le spectateur dans la diégèse. Mais l'on comprend vite que c'est cet homme que nous allons suivre, première marque d'originalité dans la manière d'aborder la Shoah. En effet, Laszlo Nemes ne filme pas les détenus d'Auschwitz en tant que masse-victime que le spectateur prendrait inévitablement en pitié, comme souvent dans les représentations visuelles des camps qui nous sont proposées. Cela passe évidemment par le filmage et le partipris esthétique du réalisateur, assez inédit dans ce contexte : la caméra est placée juste derrière le personnage de Saul, très près de lui, en gros plan (il ne s'agit donc pas d'une caméra subjective), si bien que le spectateur le suit absolument partout dans ses déplacements, avec l'impression de regarder par-dessus son épaule. Cette focalisation beaucoup plus restreinte favorise le détail, et renforce le sentiment d'ignominie : on nettoie les cendres avec le personnage, on voit passer furtivement des corps calcinés qui ne sont jamais pleinement exposés à la caméra, on participe aux magouilles secrètes que les détenus opèrent pour tenter de résister autant que possible
face à la machine indomptable du camp. La photographie, superbe, s'accompagne d'un jeu sur le flou qui revêt une importance capitale dans le film et qui confirme le refus, de la part de Nemes, de trop en montrer. Sa virtuosité, son habileté sont évidentes : sans jamais céder à une complaisance qui aurait constitué le pire défaut possible, le réalisateur propose un film extrêmement étouffant, qui n'autorise pas une seconde de répit et laisse le spectateur à bout de souffle sans céder à la facilité d'une mise en scène portée sur le spectacle. Laszlo Nemes fait preuve d'une sincérité aussi artistique que morale qui semble justement être absolument indispensable au traitement d'un tel sujet. De morale, il en est également question pour le personnage de Saul lorsqu'il aperçoit cet enfant mort qu'il pense être son fils. De confession juive, il souhaite à tout prix sauver le corps de l'incinération et trouver un rabbin avant d'enterrer dignement l'enfant. Grâce à l'approche du cinéaste, sa quête devient automatiquement la nôtre, et marque le désir chez Laszlo Nemes d'individualiser les victimes des camps qui, avec un destin propre, ont probablement toutes cherché à
s'accrocher à un dernier espoir, à un dernier souffle de dignité ou de salut. Mais cela ne rend que plus monstrueuse encore la réalité des camps. Car Le Fils de Saul est clairement un film désespéré qui, par le particulier, fait rejaillir toute l'absurdité de cette tragédie, la déshumanisation globale de cet enfer au sein duquel il est devenu insensé de lutter. Ce garçon est-il au moins le fils de Saul ? Saul a-t-il au moins un fils ? Ces questions, que le film nous amène à nous poser, rendent plus poignant, plus déchirant encore le combat aussi beau qu'inexplicable de cet homme. Le Fils de Saul est donc un vrai grand film de cinéma. Viscéral, éblouissant. On ne peut que rester admiratif face à un travail d'une telle ampleur, dont la perfection esthétique n'a d'égale que l'intelligence d'un propos jamais moralisateur. Un tel souffle confirme le talent déconcertant d'un artiste qui a déjà atteint avec ce premier long-métrage une maîtrise et une maturité qui le placent bien au-dessus de la plupart des films en compétition...avec à la clé un Grand Prix que l'on aurait volontiers changé en Palme d'or. Hugo Delor
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ufologie amoureuse LOVE de Gaspar Noé
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n mot d’abord sur la projection de Love au 68ème Festival de Cannes, en sélection officielle et en Séance de Minuit. Rappelons que les deux précédents films de Gaspar Noé, Irréversible et Enter The Void, ont tous deux été présents en Compétition. Lors de la projection du film en Séance de Minuit, on a été frappés tout d’abord par l’affluence exceptionnelle pour une séance si tard dans la soirée, mais surtout par la fébrilité qui animait la foule de spectateurs, impatients de découvrir le nouveau scandale de Noé. Et parce que Love était le grand phénomène de curiosité du dernier Festival de Cannes, le scandale a pris du plomb dans l’aile. Repousser le film en séance de minuit en a fait un scandale autorisé, contenu, un scandale dont ne profiteront que la fan-base du cinéaste et, d’une manière plus large, ceux qui savent à quoi s’attendre. Pas de huées, presque pas de spectateurs sortant au milieu du film en maudissant le réalisateur. S’agit-il bien du metteur en scène de Irréversible ? C’est bien là qu’est le problème : Gaspar Noé n’a certainement jamais aspiré à n’être le cinéaste que de quelques uns. Dans toute son oeuvre il s’adresse à tous, et tant mieux si cela amène des débats parfois violents. C’est avec ces contestations qu’un film prend sa force, se revendique comme une oeuvre puissante qui peut faire bouger les lignes. En sortant Gaspar Noé de la Compétition, la direction du Festival de Cannes a désamorcé le potentiel
de subversion du film et l’a d’une certaine manière voué à l’échec. On est alors sortis de la projection confrontés à une inquiétante unanimité : le film serait bon, pas exceptionnel, pas le meilleur de Gaspar Noé, trop long, un peu fade (un comble !), voilà la tiédeur de l’opinion générale lorsque l’on tente de priver un film de son opposition. L’équipe du film profita tout de même d’une standing ovation, une manière d’enfin célébrer le cinéaste à sa juste valeur. Car Noé a bel et bien mérité cette ovation, sans doute pour l’ensemble de son oeuvre, mais peut-être pas pour ce film là… Concernant Love, ce qui frappe d’emblée est le lien qu’on pourrait tisser avec Enter The Void, le précédent film du cinéaste. Ressemblance physique entre les deux acteurs et même manière de coller totalement à la subjectivité du personnage, jusqu’à entendre ses pensées. Mais à la différence de Enter The Void, cette subjectivité est surtout celle du réalisateur lui-même, nous narrant sa grande histoire d’amour, ou du moins celle dont il rêve. Car si l’on pouvait espérer que Love provoque une vague d’hystérie sexuelle dans son public cannois, prouvant ainsi la capacité de Gaspar Noé à faire voler en éclat la «noblesse» du Festival, ç’aurait été oublier qu’il est tout d’abord un grand sentimental. Love est avant tout une longue et passionnelle histoire d’amour, fantasmée par un garçon trop timide, trop sensible, se rêvant cinéaste : le réalisateur lui-même. Dans son histoire d’amour, Gaspar s’imagine draguant une bombe d’un mètre quatre-vingt et la rendant folle de lui en un clin d’oeil. Il s’imagine ayant la tchatche, éliminant
les observant telle une curiosité scientifique, un mystère de la nature dont on ne percera pas le secret. Gaspar s’amuse, c’est certain, mais il peine à nous impliquer dans ses jeux. Plus encore, au fil de son aventure sexuelle, Noé se perd dans un script fragmenté, multipliant les choix scénaristiques hasardeux au fil d’une continuité de clichés d’ordinaire dévolus aux drames romantiques. C’est la consistance même du film en temps qu’objet d’art unique qui est sacrifiée dans cette fragmentation scénaristique faite d’ellipses et de flashbacks. Dans ce dédale aux multiples entrées mais néanmoins sans issue, Noé perd son chef opérateur, le brillant Benoît Debie qui ne semble savoir quoi faire qu’une scène sur deux. C’est certain : suivre ses instincts est primordial pour tout artiste. Sauf qu’ici Gaspar Noé aurait mieux fait de se laisser guider par ses élans révolutionnaires d’artistes adulte , qui animaient ses précédents films, plutôt que par son sentimentalisme d’adolescent. Et en adolescent trop sensible qu’il est, il se laisse submerger par sa passion qui finalement tourne court. Un peu précoce le Gaspar : déjà épuisé et en sueur après 3 minutes, il tournera en rond pendant les deux heures restantes. Force est de constater qu’il n’a pas tenu la grande promesse que représentait ce projet. Mais il reste touchant, il veut tout faire trop vite, il ne sait pas quoi faire de toute ses émotions et on en est ému. On le prend contre soi, on lui caresse la tête : « C’est pas grave Gaspar, ça arrive, tu feras mieux la prochaine fois ».
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la concurrence en quelques saillies, le genre de phrases auquel on ne pense d’ordinaire qu’après-coup. Gaspar s’imagine une relation faite de déclarations enflammées (beaucoup), d’exploits sexuels (beaucoup, toujours, sans s’arrêter), d’infidélités autorisées. Pas de pannes sexuelles à l’horizon, pas vraiment de remise en question. Cette histoire d’amour, peut-elle avoir existé ? Sans doute que non, Gaspar rêve. Dans sa vision trop masculine (et même carrément phallo-centrée), il ne pense qu’à lui et à ses rêves, il fait le film qu’il a toujours voulu faire, rattrapant ses fantasmes à bout de bras, le but de tout cinéaste en somme. Mais la naïveté de la démarche rend Gaspar touchant, rien que pour ça on veut aimer son film. Sauf qu’il en a certainement trop conscience, n’hésitant pas à s’inclure dans le film au détour de clins d’oeil. L’ennui est qu’à force de se faire des clins d’oeil à lui-même, Noé finit par perdre de vue son projet de réalisateur, et cela en manquant tout d’abord de rigueur. Il y avait la narration à rebours de Irréversible. Il y avait cette manière d’accompagner de manière totalement subjective et, semble t-il, en temps réel, le personnage principal de Enter The Void jusque dans la mort et même par delà. Les films de Gaspar Noé se caractérisent ainsi par leur parti pris fort, leur conférant le statut d’oeuvres d’art accomplies, d’entités à part entière. C’est cela qui manque à Love, faire le choix du porno sentimental est certes intéressant, mais ça n’en fait pas un projet de long-métrage ambitieux. Pris au piège d’un postulat trop faible, Gaspar Noé s’essaie à être plus ludique que dans ses précédents films, mais paradoxalement sombre alors dans un didactisme lourd sur l’amour et le sexe. Ceux-là justement dont, faiblesse du parti pris oblige, on n’apprendra rien de plus à la fin du film. Trop occupé à travailler ses effets et à savamment fusionner sexualité et sensibilité intellectuelle, Gaspar Noé nous montre finalement plus qu’il ne développe quoi que ce soit. Et de ces corps et de ces sexes entremêlés, on conservera finalement une distance froide,
Léo Montel
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weaker than bombs
PLUS FORT QUE LES BOMBES de Joachim Trier
T
rois ans après le décès de la photographe Isabelle Reed, une exposition lui est consacrée. Durant les jours de préparation, son mari veuf et ses deux fils se retrouvent à partager la maison familiale...
Si Joachim Trier était très attendu au festival de Cannes, il semblerait que son casting international et glamour n’a pas suffi à son nouveau film. Plus fort que les bombes – Louder than Bombs de son titre original – n’a rien d’un tour de force ou d’un missile cinématographique. Les subterfuges esthétiques qu’il égrène sont comme autant de tours de magie qui, passé un certain nombre d’expériences spectatorielles, ne prennent plus. Après la sensation de déjà-vu qui jalonne chaque tentative lyrique, le récit aurait pu être assez convaincant pour nous donner envie, contre vents et marées, de rester sur notre siège. Il n’en est rien : si l’interprétation est passable, les personnages portent presque un étendard qui expliciterait leur rôle dans l'histoire, et l’ensemble ne permet pas d’extirper d’eux la moindre fibre émotionnelle. Nous restons là, las, sans jamais nous sentir impliqués, conscients d'avoir suivi une histoire similaire sans y trouver de nouvelles nuances. Le recyclage de clichés visuels – qui parfois tombent comme des cheveux sur une soupe déjà bien amère – épouse par ailleurs une forme plus que douteuse. De même, les arcs narratifs semblent s'étendre à l'infini pour mieux éviter d’apporter la moindre réponse ; une recherche du « trop-plein » qui, à l’inverse, vide ces arcs de tout sens et laisse son spectateur indifférent. Une question sans doute trop rude s’immisce alors dans un coin de nos têtes : « pourquoi vouloir faire un tel film ? ». Si le sujet n’était pas mauvais, le traitement aplatit considérablement son intérêt. Du début à la fin, les personnages trépignent sur une même note de départ qui jamais ne se désaccorde ou n’évolue. Cette sensation que donne le scénario de tourner sur lui-même sans approfondir sa réflexion – si ce n’est pour quelques pistes inhérentes au pitch de départ – achève de rendre le film apathique dans sa fadeur générale. Pauline Quinonéro
S O U S L E TA P I S R O U G E
dessine-moi un ersatz
LE PETIT PRINCE de Mark Osborne
Q
u’on se le dise tout de suite, cette adaptation du Petit Prince de Saint-Exupéry n’en est pas une... Dans ce film, le spectateur suit plutôt la vie d’une petite fille formatée qui va découvrir l’histoire du Petit Prince par le biais d’un aviateur loufoque. Bon... admettons que l’idée de base souhaite se démarquer d’une adaptation littérale. Le début est d’ailleurs plutôt drôle et réussi, incorporant cette fable à une situation contemporaine où les enfants s’éloignent de plus en plus de leur monde imaginaire et où l’excellence devient le point d’orgue de l’existence. Mais le problème réside surtout dans le fait que Mark Osborne se contente d’utiliser le roman comme d’un outil pour émanciper son héroïne au lieu de le placer au cœur de son œuvre, les passages du livre de Saint-Exupéry ne représentant que 25 minutes (réussies) sur les 110 que dure le film ! L’animation en stop motion y est d’ailleurs remarquable, les personnages étant dessinés au crayon et constitués de papier mâché, retrouvant ainsi toute l’authenticité des illustrations du livre. Mais concernant l’heure et demie restante, elle s’avère n’être qu’une accumulation de dérives scénaristiques couplée à de visiblement sacro-saints sentiments dégoulinants. Toute la poésie, toute la beauté, tout l’aspect philosophique du texte de Saint-Exupéry est passé aux oubliettes, broyé sous un amas de bêtises prohollywoodiennes ! Si le renard, la rose ou le vaniteux sont présents, on met de côté toute l’explication de la présence des épines sur les roses, on ne ressent pas la moindre émotion lors de l’apprivoisement du renard, tandis que les personnages de l’allumeur de réverbère, de l’ivrogne ou bien encore du géographe sont tout bonnement absents... Tout ce qui fait l’intérêt du conte a été amenuisé pour être remplacé par une histoire idiote où la notion
de rêve devient grossière au lieu de se montrer subtile. Le film manque de nuance dans un univers trop caractérisé qui préfère ériger l’école en fléau de l’enfance plutôt que de montrer son lien à la littérature. Et puis entre nous, ça ne vous rappelle rien, l’histoire d’un vieux bonhomme qui fait découvrir ce qu’est l’aventure à un enfant abandonné par ses parents ? Plutôt que de suivre le principe d’un Là-haut qui se muait en une subtile ode au rêve, Mark Osborne choisit d’en plagier les grandes lignes pour constituer un film d’animation alternant deux histoires parallèles, mais dont celle qui n’est pas de Saint-Exupéry reste en somme assez banale. Le texte est interrompu par des twists insignifiants entre le pilote et la lectrice, tandis que la mère constitue une menace constante. Le réalisateur va même jusqu’à bafouer l’image du Petit Prince en l’affublant du nom de « Mr Prince », transformant ce dernier en un adulte (évidemment !) totalement pathétique. Quand on vous dit que le manichéisme fait des ravages, ce n’est pas une métaphore ! Les valeurs du conte sont déplacées, insultant la démarche initiale de Saint-Exupéry vis-à-vis de l’enfance, et le résultat s’en trouve logiquement raté. Avec cette adaptation du Petit Prince, Mark Osborne passe complètement à côté de son sujet et nous livre une des plus grandes déceptions de ce Festival de Cannes. Pas du tout inspiré, le film ne fait que survoler la poésie du texte de Saint-Exupéry pour y déposer la bouillie habituelle proposée aux enfants dans n’importe quel dessin animé ! « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux » disait le Renard... Hélas, dans cette adaptation le cœur n’y est pas et rien n’est essentiel. Mathieu Message
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DOSSIER
witness ! Notre palme d’or MAD MAX : FURY ROAD de George Miller
L
'attente fut longue et, quelque part, faussée. Nous voulions voir ce film, mais à quel point ? S'il tenait ses promesses, comment pourrait-il se faire une place au soleil d'un box-office désespérément sage ? La réponse fut sans appel, d'une évidence terrassante. Nous avions tort de simplement attendre ce film, il aurait fallu l'appeler de tous nos voeux. George Miller et son équipe n'en ont heureusement pas eu besoin. Leur travail, affolant de modernité, donne un coup de fouet mémorable au paysage hollywoodien. Cette année, le meilleur film du festival n'était pas en compétition, pourtant Mad Max : Fury Road est bien notre Palme d'Or. Difficile, après un tel festin pantagruélique, de ne pas appréhender le reste de l'année 2015 d'un oeil démotivé. Le film de George Miller nous a bousculés, ravis et, osons-le dire, mis à genoux deux heures durant. D'où notre envie irrépressible de lui rendre justice en vous proposant trois points de vue successfis, l'oeuvre n'étant pas faite d'un bloc malgré son imposante stature. Mad Max : Fury Road, accomplissement artistique ne souffrant aucune retenue intempestive, nous a emmenés sans prévenir vers de nouveaux sommets. Ce film-là, nous en sommes tombés amoureux et n'allions surtout pas nous en cacher. Soyez témoins !
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Mad men & mad wheels
I
l a suffi d’un simple ronflement de moteur pour affoler la Toile. La bande-annonce laissait prédire un chef-d’oeuvre définitif. Comme si tout ce qui séparait Mad Max : Fury Road de ses prédécesseurs s’effaçait en un instant. Comme si deux générations, l’une, traumatisée par un seul point de montage et l’autre, complètement novice, se confondaient tout à coup. Comme si, enfin, un film faisait l’unanimité. Comme si personne ne trouvait quoi que ce soit pour s’y attaquer. Présenté en ouverture du Festival de Cannes, le résultat est sans appel : ce nouvel opus a conquis le monde entier. Alors, comment se fait-il qu’un film comme Mad Max : Fury Road, aux allures de blockbuster sur-vitaminé, puisse rompre avec les connotations péjoratives que suscitent bien d’autres super-productions américaines ? Sans le savoir, George Miller avait lancé, en 1979, une machine inarrêtable. Au volant de son Interceptor, Max Mel - Gibson Rockatansky explosait le compteur de vitesse en sillonnant les routes désertes d’un monde livré à lui-même. Violent, froid, sans pitié et primitif, l’univers du premier film était d’une incroyable sobriété, économisant les artifices pour mieux faire ressentir au spectateur une ambiance malsaine, jamais rassurante, sans aucune porte de sortie, comme s’il était prisonnier d’un monde sans fin, bien trop oppressant pour y survivre. Très proche de ses illustres aînés Les Chiens de paille, Orange Mécanique et Délivrance, Mad Max avait su percevoir la détresse d’une société désenchantée, profondément malade, convoquant à la fois leur ambiance viscérale et leur peinture d’un 1
monde autant magnifique que terrifiant, dans le seul but d’y mettre à l’épreuve des personnages marginalisés. C’est Mad Max 2 qui a terminé en 1981 de façonner la saga, poussant à l’extrême les curseurs post-apocalyptiques, à l’esthétique encore plus punk, métallique, extravagante, colorée et pop ; un style inimitable et imité qui prend le parti d’une mise en scène référentielle tout en mélangeant les genres, du western à la science-fiction, en passant par le péplum et le film de vengeance. Un meltingpot brillant qui a marqué l’inconscient collectif au fer rouge, parvenant à devenir complètement universel : « Pour les français, Max était un desperado à moto. Au Japon, c’était un samouraï rejeté par la société. En Scandinavie, un guerrier viking. Partout ce film a trouvé une résonance particulière dans la culture locale. Sans le savoir, nous avions puisé à la source du mythe du héros universel. ».1 Et les oeuvres qui ré-utilisent ou référencent l’univers de Mad Max sont légion dans tous les domaines, au cinéma comme dans le jeu vidéo (la série des Fallout), et montrent à quel point son esthétique steampunk et corrosive a marqué toute une génération. Plus d’une heure de course-poursuite effrénée, dantesque et apocalyptique, c’était la promesse faite par George Miller. De quoi mettre des milliers d’étoiles dans les yeux nostalgiques de tous les geeks du monde. Un projet colossal, titanesque, avorté plus d’une fois mais mené à bien grâce à la volonté d’un metteur en scène passionné et investi, prêt à tout pour instiller un brin d’émerveillement chez ses aficionados. Et
In George Miller, The Apocalypse and the Pig : Or The Hazards of Storytelling, discours au Sydney Institute, 1996
DOSSIER
Miller sait y faire. Il remporte le pari de tenir en haleine son spectateur pendant toute la durée du film, comme s’il prenait un malin plaisir à le malmener dans la seule intention de lui donner davantage de jubilation. Il se permet même de briser radicalement le rythme pour mieux développer le trauma des personnages ; et rares sont ces moments de calme, où tout le monde peut reprendre son souffle. Ici, tout est simple -et non facile- et chaque mot de chaque ligne de dialogue semble avoir été composé comme les notes d’une partition de musique, où l’émotion et le sens priment sur tout le reste. Un scénario millimétré donc, appuyé par la poignée de répliques qui lui sert de support. Moins il y en a, plus on en dit. Ainsi, Miller parle avec des symboles forts, préférant l’acte à la parole : chez lui, un échange de regard, un grognement, un mouvement de bras ont bien plus de poids que d’innombrables répliques explicatives. Max se débat et s’arrache à son marquage au fer rouge. L’impératrice Furiosa porte l’empreinte sur sa nuque. Il rejette le système, elle s’apprête à le quitter. Tous deux sont donc destinés à s’unir. Les exemples de pure mise en scène fourmillent dans le film et permettent de construire des personnages et une narration sans le moindre mot. George Miller est un cinéaste au sens originel du terme : pourquoi parler quand on peut montrer ? Son scénario, sa mise en scène et ses personnages deviennent ainsi des représentations d’un propos métaphorique sur l’humanité -et non pas sur les femmes, comme l’ont prétendu beaucoup-, et sur notre rapport à ce que nous sommes, tout en nous incombant, sans jamais tomber dans la leçon de morale facile, de s’unir dans l’adversité pour mieux construire notre futur. Des propos absolument et définitivement universels qui peuvent être aisément raillés si l’on a une once de cynisme, mais il serait alors logique de mettre en lumière le fait que c’est que c’est la simplicité de Mad Max : Fury Road qui fait sa force et qu’il est très difficile, dans n’importe quelle création, de synthétiser des idées pour les faire devenir immédiatement compréhensibles et que celleslà même doivent être parfaitement maîtrisées par celui qui les met en place. L’exemple le plus flagrant est probablement celui de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), qui brassait des thématiques simples à travers un scénario simple, jamais prétentieux mais toujours juste. On sait d’ailleurs que Miller, pour construire le personnage de Max, a utilisé Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell, livre qui tente de démontrer que tous les mythes et histoires du monde, grâce à des articulations d’écriture similaires, ne forment en fait qu’un seul et même récit compréhensible par tous. Star Wars de George Lucas en est l’application la plus connue au cinéma, son succès populaire et l’impact que le film a pu avoir -et continue d’avoir- sur l’inconscient collectif parlent d’euxmêmes. Ce film est d’ailleurs à considérer quand on veut évoquer les différences que l’on peut trouver dans les superproductions américaines. En effet, s’il en existe des centaines de catégories, il y a un facteur qui semble avoir sa place dans l’équation : celui de l’intention. Star Wars a rendu au cinéma populaire -et non pas populiste- ses lettres de noblesse. Il a su parler aux enfants autant qu’aux adultes tout en proposant un récit d’une intelligence rare et d’une sincérité touchante. On pourra rétorquer à cela que le film n’a fait que mettre en place un
système commercial qui a envenimé et taylorisé le cinéma. Et il est vrai que si aujourd’hui nos salles abondent de productions signées Marvel ou DC Comics, c’est certainement dû au travail de George Lucas et de son équipe ; mais ces films ontils la capacité à nous émouvoir autant qu’eux ont su le faire ? Difficile de reconnaître à Avengers (Joss Whedon, 2013) une quelconque volonté de nous toucher au plus profond de nous-même, tout juste celle de susciter un émerveillement béat devant une surenchère d’effets numériques à plusieurs millions de dollars. Si beaucoup de ces films se résument à cette idée, c’est parce qu’elle est rentable et facile à mettre en place. Il semble ainsi qu’Avengers soit le modèle (narratif et financier -puisqu’il est un des plus gros cartons de l’histoire du cinéma) de toutes les super-productions que ces studios engendrent à la chaîne. Cette volonté de capitaliser à foison sur un univers de contre-culture est non seulement incohérente, mais aussi profondément cynique, puisqu’elle montre un mépris incroyable pour les oeuvres dont elle tire ses succès ; il est ainsi préférable de choisir un yes man qui courbera l’échine sans rechigner devant toutes les contraintes imposées par des producteurs soucieux de l’avenir financier de leur projet. Seules quelques exceptions ont su porter au pinacle certains univers, prouvant aujourd’hui que leur approche est payante, par la reconnaissance ultime et intemporelle des spectateurs. Sam Raimi, Peter Jackson, Richard Donner, Brad Bird, Guillermo del Toro pour ne citer qu’eux, ont su dévoiler leur côté « geek » à la planète entière et prouver qu’ils étaient assez sensibles, talentueux, et surtout sincères pour mener à bien des adaptations de classiques de la contre-culture. Tous ont compris la valeur fédératrice de mythes intemporels mais aussi que l’irréaliste, le merveilleux, le mystère sont essentiels pour marquer les inconscients et parler de ce qu’il y a au fond de chacun de nous. Tous savent qu’il n’est pas nécessaire de justifier à tout va, au nom d’un sacro-saint réalisme absurde, un univers créé pour être laissé tel quel. Un talent que l’on doit additionner à de la sincérité, celle qui parle aux gens avec des mots doux, vrais, intimes. Avec ses cascades à l’ancienne et ses décors naturels, Mad Max : Fury Road prend le contre-pied total de toute norme hollywoodienne, il évite de se complaire dans la surenchère facile d’effets numériques ou la psychologisation ringarde de héros torturés. Il est sincère et généreux comme peu de films sont capables de l’être aujourd’hui. Il est le représentant d’un cinéma en perdition, celui de l’artisan amoureux de son travail qui le tend au monde afin de l’en faire profiter. George Miller est revenu mettre le couvert, plus en forme que jamais, et ré-inventer les codes qu’il avait luimême établis trente ans auparavant. Des violons -ou plutôt des guitares électriques- sur lesquels toute une nouvelle génération de cinéastes va devoir s’accorder pour mieux nous faire rêver. Nous rappellerons-nous, à l’orée de notre troisième âge, d’une scène d’Avengers autant que nous nous souvenons de Max couvert de sang, s’extirpant de sa voiture accidentée ? Nous en souviendrons-nous autant que Robert de Niro abandonnant sa bien-aimée dans Heat ? Aurons-nous le même regard que celui que nous portons à l’arrivée tétanisante du T-Rex dans Jurassic Park ? Aurons-nous dans nos cerveaux, un jour, une résonance plus emblématique que celle du « Je suis ton père » ? Baptiste Teyssendier de la Serve
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Miller’s Crossing
G
eorge Miller, 70 ans au compteur, a décidé de rouvrir l’œuvre de sa vie. Après un passage réussi par le film d'animation (Happy Feet et sa suite, longuement évoqués dans le premier numéro de L'Infini Détail), l'auteur revient à ses fondamentaux, à savoir la saga Mad Max, devenue cultissime depuis le premier opus en 1979 et dont le rôle titre marquait la naissance de la star Mel Gibson. La trilogie originelle se déroule dans un monde aride, ravagé par les guerres nucléaires et dont les survivants se livrent une bataille sans merci pour mettre la main sur l'or noir, le pétrole étant devenu une denrée (encore plus) rare. C'est dans cet univers dystopique que Max, au volant de sa Ford, avait pour mission de contenir l'anarchie ambiante. Les codes du western étaient ici démantelés puis recyclés pour donner naissance à un ensemble hybride détonnant, mélange d'un revenge movie et d'un western Leonien, le tout mâtiné d'esthétique steampunk et de poursuites à la Bullitt. Fury Road, premier opus d'une nouvelle trilogie (George Miller n'est pas trop vieux pour ces conneries et entend bien concurrencer l'influence de Star Wars), reprend le même cadre tout en se montrant relativement indépendant de ses prédécesseurs d'un point de vue narratif, et ce afin de séduire une nouvelle génération de spectateurs.
Max, désormais incarné par Tom Hardy (Bronson, The Dark Knight Rises) n'est plus un flic ivre de vengeance comme l'était Mel Gibson (visiblement trop alcoolo selon Hollywood pour reprendre le rôle) mais un mercenaire sans but hanté par ses vieux démons et qui tente tant bien que mal de survivre dans ce monde qui l'a rendu « mad ». En tout cas, c'est ce qu'il nous annonce en voix off lors de la brève scène d'exposition dans laquelle Miller s'amuse avec la profondeur de champ. Le décor est planté en une minute chrono, Max prenant précipitamment la route à bord de son Interceptor ; le début d'une coursepoursuite pétaradante quasi-ininterrompue pendant près de deux heures. C'est ici que le film prend à contre-pied les blockbusters tièdes en mal d'originalité : il ne s'encombre pas de futilités scénaristiques et d'une pseudo réflexion putride vulgairement tartinée sous le nez du spectateur. Car le film n'a pas été scénarisé comme le veut la convention mais entièrement storyboardé. Cette absence de scénario ne donne cependant pas lieu à une absence de structure narrative, mais bien à une originalité structurelle visible en surface : c'est la route linéaire à travers le désert qui guide le film (les personnages feront demitour peu avant le climax). Une route traversée d'action, fourmillante de détails et guidée par un mouvement continuel.
DOSSIER
Une route qu'emprunte Max, qui se retrouve bien malgré lui a aider la rebelle Furiosa (Charlize Theron) à échapper à Immortan Joe, dictateur stalinien partisan du culte de la personnalité et de la concentration des richesses (l'eau, donc), qui contrôle l'une des micro-sociétés établies dans ce désert. Furiosa s'est donnée la mission de secourir les femmes d'Imortan Joe. Ces dernières sont en effet asservies et réduites au statut de ventres féconds afin de fournir l'armée en war boys, guerriers à la peau saturée de blanc et au crâne rasé, véritables sosies du QuanChi de Mortal Kombat (l'une des nombreuses références du film aux jeux vidéo et à la culture pop en général). Cette quête d'un monde meilleur, utopie fragile au sein d'un univers ouvertement dystopique, va affirmer l'aspect féministe du film qui a donné du grain à moudre à la presse ; un aspect par ailleurs un peu trop fanfaronné pour être subtil. Néanmoins, le personnage de Charlize Theron vole la vedette à Tom Hardy en incarnant une forme d'héroïsme charismatique et volontaire, laissant le stoïcisme, les regards fuyants et les grognements à Tom Hardy, parfait dans ce rôle. De cette situation et de ces personnages, Mad Max : Fury Road déroule son intrigue de manière fluide et continue, laissant place à un spectacle ahurissant où la 3D trouve toute son utilité, la virtuosité de la mise en scène étant totalement au service de l'action. Une attention particulière est accordée aux cadrages et aux mouvements de caméras, ni trop vifs ni brouillons, a contrario de la majorité des films d'action contemporains ; les Transformers en tête, où Michael Bay voulait accélérer le mouvement pour, d'une pierre deux coups, cacher les imperfections de ses cadres et de ses décors. Si accélérés il y a dans Fury Road, ils sont parfaitement intégrés au mouvement général de la scène, marque de fabrique de la saga depuis ses débuts. Par ailleurs, l'usage des ralentis est lui aussi parfaitement maîtrisé et justifié (fait notable car rare), à des années lumière d'un quelconque Gangster Squad qui s'encombrait de ralentis forcés au point de créer un effet de style néo-ringard. Dans leur numéro de Janvier 2015 , les Cahiers du Cinéma revenaient sur les films ayant marqué 2014 et s’évertuaient à mettre en valeur les œuvres qui promulguaient un sens du « carnavalesque », cette manière de capter la débauche et la festivité humaine comme dans Le Loup de Wall Street. Mad Max : Fury Road en est l'exemple le plus probant : on assiste à un défilé grandiose de véhicules tous plus improbables les uns que les autres, rythmé au son de tambours de guerre et d'un guitariste mécha-punk dont l'instrument crache des flammes. C'est un carnaval infernal teinté de couleurs criardes qui évite de se prendre constamment au sérieux et démontre toute la richesse de l'imaginaire de George Miller. Le film s'autorise même des clins d’œil quant aux principaux maux et dogmes de l'humanité, à savoir le capitalisme intrinsèque au collectif, le fanatisme religieux, la pollution industrielle et le pouvoir des forces pétrolières. Cependant, contrairement à l'ancienne trilogie, ce n'est plus le pétrole qui est le principal objet de conflit mais bien l'eau, un changement intelligent qui fait écho aux problèmes auxquels nous devrons faire face dans le futur. Mad Max : Fury Road réussit à s'imposer comme la meilleure chose que nous ayons vue en termes d'action depuis longtemps. C'est un grand spectacle foisonnant qui n'est pas dénué d'intelligibilité. Hadrien Peltier
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La Monstrueuse parade
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l'heure actuelle, il est bien entendu trop tôt pour mesurer l'impact artistique et industriel de Mad Max : Fury Road. En revanche, sa sortie est le meilleur moment pour mettre en lumière le travail de George Miller. Comme dit lors des précédents articles de ce dossier, Miller a très tôt compris la portée mythologique de son héros torturé, le public y voyant un desperado, un samouraï sans attaches ou encore un guerrier viking selon sa nationalité. Un tel pouvoir d'évocation a de quoi impressionner pour un premier long-métrage, d'autant que Mad Max 2 se paya le luxe d'une nouvelle transition : là où son grand frère virait au revenge movie dans son dernier tiers, sa séquelle sera un authentique siège à ciel ouvert conclu par un généreux morceau de bravoure motorisé. Même en omettant la qualité toute relative du troisième opus, Audelà du dôme du tonnerre, Fury Road est clairement l'héritier du second épisode. Mieux : il en est la version paroxystique, une oeuvre à ce point habitée qu'elle fait constamment naître de nouveaux fantasmes pour mieux les assouvir dans
la foulée. Que l'on y adhère ou pas, il est clair qu'un tel morceau de cinéma n'a que faire du qu'en-dira-t-on. C'est d'ailleurs pour ça qu'il est pénible de le voir qualifié de film hype. Cette terminologie fourretout lui est sans doute étrangère tant Fury Road n'affiche aucun désir d'être à la mode ni d'en créer une, l'envie qu'il provoque à la sortie de la salle n'étant pas de lui taper dans le dos mais plus sûrement de le prendre dans nos bras. Fausse suite mais véritable émule de Mad Max 2, le long-métrage nous présente un Max toujours en possession de son Interceptor et déjà traumatisé par la perte de ses proches, tandis qu'une boîte à musique similaire à celle que faisait retentir Mel Gibson confirme la filiation. Au passage, excellente idée que d'avoir choisi Tom Hardy pour reprendre le flambeau, son timbre de voix faisant merveille alors même que le personnage se montre très laconique une fois passée l'introduction. Si dialogues il y a dans Fury Road, ils sont conditionnés par les situations pour mieux servir le rythme visuel de l'ensemble. Un résultat qui doit beaucoup aux expériences passées de George Miller dans ses deux précédentes productions Warner, Happy Feet et Happy Feet 2, particulièrement au second opus dont Fury Road est en fait aussi proche qu'il l'est de Mad Max 2. Jugez plutôt. Perché sur son temple, le gourou entame un speech qui galvanise une foule inquiète, les fidèes en contrebas désespérant de recevoir des vivres. La scène sort bien de Fury Road mais aussi d'Happy Feet 2, où un pingouin prédicateur s'assurait un
certain confort après avoir rencontré ce que ses congénères nomment «aliens», «étrangers» (soit nous, les humains). Les gigantesques blocs de glace alentour formant un temple à eux seuls, ils sont ici remplacés par une roche impassible où a été taillé, façon Mont Rushmore, le symbole délétère du pouvoir en place. En l'occurrence, un crâne également tatoué sur les soldats du maître des lieux et présent via divers échos : volants, leviers de vitesses, ceintures de chasteté... Le discours se conclut par un torrent d'eau potable livré à une foule monstrueuse, image qui se substitue au déluge de poissons déversé sur les animaux affamés. Bien que Lovelace et Immortan Joe n'exercent pas le même pouvoir, l'analogie scénographique est trop évidente pour ne pas être soulignée, les paramètres de mise en scène d'Happy Feet 2 épousant désormais un univers loin de la blancheur immaculée de cette saga musicale (même s'il s'agit, comme dans le premier Happy Feet, de raconter un aller et retour semé d'embûches). Misant sur les acquis de son diptyque animé, George Miller se lâche comme jamais avec Fury Road. Comment imaginer, en 2015, se prendre dans la gueule un tel monument d'excès, d'outrance et de folie créative devant un film de studio ? Le long-métrage dépense l'intégralité de son budget pour servir ses envies de cinéma sale, rageur, impossible à ranger avec le reste des films à l'affiche. Car ce 4ème Mad Max lâche réellement la bride à ses maquilleurs, accessoiristes et techniciens d'effets spéciaux, exigeant de chaque
apo ou animation familiale, même combat : Miller donne une expressivité viscérale aux sentiments de ses protagonistes. Que l'on soit clair : s'il est évident que ce nouveau Mad Max tranche avec le cinéma que l'on est habitué à voir sortir des studios américains depuis un moment, il ne sert à rien de le comparer à tel ou tel succès récent pour la simple raison qu'il ne joue pas dans la même cour. Dans sa frénésie de cascades suicidaires, de chorégraphie pyrotechnique et de freaks en tous genres, il en vient à se hisser vers l'Olympe du cinoche d'action et de SF, là où siègent Akira, Starship Troopers et Aliens : le retour. A l'occasion, il évoque même le méconnu Le Dernier train du Katanga lorsque des belligérants armés de tronçonneuses prennent un véhicule d'assaut, ou encore l'anime Dead Leaves dont on ne pensait jamais voir un jour l'équivalent en live !
DOSSIER
département en place une même ligne de crête. Bourré de couleurs agressives, de physionomies difformes et de véhicules qui regroupent ces deux adjectifs, Fury Road compte déjà parmi ces films reconnaissables entre mille, marqués par la démesure. La timidité étant le meilleur moyen de ridiculiser un univers aussi malade, Miller et son équipe prennent le pari de mettre l'aiguille dans le rouge et de l'y maintenir 2h durant. Le partipris pourrait se contenter d'influer sur la direction artistique, proprement démente. C'est mal connaître George Miller, bien parti pour mettre à l'amende toute la profession. Si Fury Road laisse bouche bée, c'est parce qu'il se voit et se vit d'une traite, sans pause intempestive. Hallucinante de brutalité, l'oeuvre profite d'une diversité tonale qui la hisse d'emblée dans une autre dimension, le sourire qui nous mange le visage à la vue de certains protagonistes complètement perchés cohabitant sans problème, le plan d'après, avec leur puissance iconique et leur crédibilité au-delà du réel. Il suffit d'ailleurs d'un plan, silhouette taillée dans un horizon de sable, pour que Miller impose son personnage principal. Tout le reste de la distribution profite de son sens du cadre, l'homme allant droit à l'essentiel, installant son univers par l'image et le racontant avec sa caméra plutôt qu'avec son stylo. Magnifique paradoxe quand on sait que trois scénaristes sont à l'œuvre ! Car ce nouveau Mad Max rappelle avec fracas que les plus grands films d'action sont aussi ceux dont l'action, justement, est scénarisée. Ici, l'écriture visuelle déploie des trésors d'inventivité pour constamment relancer la machine. Ne perdant jamais de vue la globalité de son road trip, Miller et son équipe font du rythme un art à part entière, le travail hallucinant des scénaristes/storyboarders étant magnifié de bout en bout par un réalisateur qui en donne cent fois plus au public qu'il n'a l'habitude d'en recevoir. Admirer un film de studio aller au bout de ses idées barges est devenu si rare... Dans la foulée, le réalisateur réitère l'air de rien quelques prouesses de son méconnu Lorenzo, rouleau-compresseur émotionnel qui ne se reposait à aucun moment sur son étiquette «tiré d'une histoire vraie». Epousant jusqu'à l'asphyxie le point de vue de son trio vedette (des parents incarnés par Susan Sarandon et Nick Nolte luttant contre la maladie incurable de leur fils), ce drame trouve un drôle d'écho dans l'intensité visuelle de Fury Road. Si leurs sujets se tournent a priori le dos, les oeuvres profitent d'un même sentiment d'urgence, leurs mouvements de caméra complexes formant d'incroyables vecteurs d'immersion. Drame intimiste, post-
SPOILERS Si l'on est sensible à cette proposition de cinéma, il semble impossible de ne pas sortir comblé, physiquement lessivé de Fury Road. Le film a beau surpasser toute concurrence éventuelle en termes de spectacle, Miller truffe également son film d'écarts impensables : des femmes traitées comme d'authentiques vaches à lait, une césarienne qui se solde par la mort d'un nouveau né, la love story avortée entre les héros (Miller préférant statufier son personnage féminin et le rendre à son environnement ; logique très proche du final de Princesse Mononoké), le faciès terrifiant d’un guitariste et simili cracheur de feu qui ne fait plus rire une fois son masque tombé, le visage arraché du bad guy qui conclut la poursuite finale, le tableau effrayant d'échassiers perdus dans la nuit...
FIN DES SPOILERS
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Avec des conditions si permissives, pas étonnant que cet opus présente LA némésis de la franchise. Dans Mad Max 2, c'est Lord Humungus qui voulait la mort du road warrior. Un méchant lui aussi masqué, certainement défiguré, et dont la photo de famille qu'il gardait précieusement laissait entrevoir un passé radieux. Le titre de Lord, à lui seul, imposait une place d'honneur parmi ses troupes. Plus imposant encore, Immortan Joe est aussi plus fragile, prophète dont la carapace ornée d'anciennes décorations militaires souligne l'ardeur au combat. Et pourtant un monstre rongé par la maladie, témoin cette séquence qui nous le présente d'entrée de jeu en train de s'habiller, péniblement, un accessoire fascinant après l'autre. Nettement moins en forme que le musculeux Humungus, Immortan Joe doit son pouvoir à l'eau dont il dispose et au culte qu'il s'est organisé. A contexte sans espoir, mythologie sans espoir : Immortan Joe ne cesse de promettre le Valhalla à ses soldats, soit le paradis des guerriers selon les mythes nordiques. Un lieu auquel on n'accède pas en vivant pour le mieux mais en mourant de façon noble, l'arme au poing. Le Valhalla étant lui-même une pièce d'Asgard, le royaume des dieux où ces derniers attendent leur chute, Miller fait donc le choix d'une fuite en avant. Si l'intrusion de ce vocabulaire mystique a de quoi surprendre, il rattache Fury Road à des croyances qui font brillamment écho à la désolation de son décorum. Fury Road est ainsi traversé par la crainte d'une disparition bien plus que par l'idée de mort. Celle d'un monde défiguré depuis longtemps mais aussi celle de l'univers où s'affrontent les survivants, témoin ce paysage mortifère peuplé de corbeaux. Passionnante ouverture thématique, l'obédience mythologique de l'armée d'Immortan Joe laisse peu de place à la rédemption que recherche le personnage de Furiosa, le parcours du personnage incarné par Charlize Théron n'étant d'ailleurs
soutenu par aucun symbole christique. Néanmoins, le sérieux solennel qu'inspirent les croyances invoquées par le film cohabitent sans heurts avec le concept d'un Dieu explicitement nommé V8, autre marque de la liberté créative chère à Miller. Seule gageure pour les disciples de Joe : être vus par leurs pairs au moment de leur sacrifice ; «Witness me», dira l'un des personnages secondaires en un funeste champ-contrechamp. Enfin, s'il est vrai que les femmes sont à l'honneur dans Fury Road, il est regrettable que le film soit souvent érigé en exception au sein du cinéma de genre alors qu'il s'inscrit dans la prestigieuse lignée d'oeuvres intrinsèquement féminines dont fait partie le déjà cité Princesse Mononoké. Une fois posé l'enjeu de la libération des femmes de la Citadelle du joug d'Immortan Joe, Fury Road s'en va tutoyer la splendeur bourrine d'Aliens : le retour (nous y revenons), où l'absence totale de love story laissait place à une magnifique relation mèrefille. Le personnage de Ripley demeurait ainsi de bout en bout le coeur du récit, jusqu'à son fameux duel contre une autre « maman ». Condensé de puissance mythologique qui laisse épuisé et heureux comme après une dernière nuit d'amour avant la fin du monde, Fury Road achève et ressuscite en un même mouvement le cinéma d'action, le film comic-book, le post-apo et le film de course-poursuite (un genre phare du cinéma des premiers temps, après tout). Nous sommes en 2015 et bon sang, un tel film est donc encore possible, invité à Cannes puis diffusé en grande pompe dans les plus grandes salles et dans les meilleures conditions. Le cinéaste n'ayant jamais été aussi médiatisé au cours de sa carrière, il n'est pas interdit de crier que l'homme à qui l'on doit ce monument d'énergie brute a déjà 70 ans. Si vous passez par là cher George, merci du fond du cœur. Guillaume Banniard
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Rédactrices en chef Déborah BITON Pauline QUINONERO Secrétaire de rédaction Guillaume BANNIARD Rédacteurs pour ce numéro Thomas AUNAY Guillaume BANNIARD Guillaume BRUNET Josselin COLLETTA Hugo DELOR Marie LEMOINE Mathieu MESSAGE Léo MONTEL Hadrien PELTIER Baptiste TEYSSENDIER DE LA SERVE Correcteur Guillaume BANNIARD Dessins Clément MARIE Maquettiste Marie LEMOINE Conception Logo Victor HAMELIN Remerciements Effervescence Asso pour son soutien et tous ceux qui ont contribué de près comme de loin à l’émergence de la revue.
JUIN 2015