L'Infini Détail - N°3 - Beautés du Vampirisme

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Beautés du

Revue cinématographique - MONTPELLIER - janvier 2016



E D I T O

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a question revient souvent, comme une habitude nécessaire : faut-il se lancer dans tel ou tel dossier ? Ne risquons-nous pas d’enfoncer une série de portes ouvertes ? L’angoisse de la page blanche devient hantise de la page vide, remplie de déjà lu. Heureusement, l’appétit était trop violent pour être balayé par le doute. À quoi bon se consacrer aux vampires ? C’est que la créature est incapable de disparaître, plus le temps passe et plus elle semble increvable, revenant sur le grand écran comme sur le petit. Il nous a donc fallu esquisser un début de réponse qui s’est vite mué en évidence : le vampire continue de bercer notre imaginaire collectif, sans relâche. Histoire d’éviter le catalogue, nous avons préféré la jouer concis et franc du collier, non-exhaustif pour privilégier l’affectif. Car après réflexion, chacun a pu croiser au moins un film de vampires qui a su travestir, embellir, voire rajeunir le mythe pour lui parler de façon intime. Et si 2016 nous a déjà enlevé pas mal d’artistes, de Michel Galabru à Alan Rickman, notre choix s’est logiquement porté sur David Bowie pour orner ce numéro, ici en compagnie de Catherine Deneuve dans le seul longmétrage fantastique qu’ait tourné feu Tony Scott. Le bilan est donc farouchement personnel mais soyez sans crainte, si cette balade ne suffit pas, on vous a aussi préparé de belles choses là où le soleil jette ses feux : un monstre amphibien lâché en plein Séoul, les battements de cœur d’une trilogie amoureuse, un road trip apocalyptique, les états d’âme d’un sniper d’élite, une poignée de femmes fatales... Autant de passerelles vers des fictions joyeuses, tragiques ou bizarres qui nous autorisent à mettre entre parenthèses de douloureuses réalités.

« Je t’en prie, dans tout ce fatras de la vie, continue d’être une étoile fixe et brillante. Il y a si peu de choses qui se perpétuent comme des phares (…) » : le cinéma, et l’art, et l’amour. Ces quelques mots sont empruntés à Vita Sackville-West, poétesse loin de nos images mouvantes, pourtant si près de ces feux qui seuls valent de brûler. De ces armes qui jamais ne tueront, de ces forces qui ébranlent sans détruire. Plus que jamais, en ces moments si difficiles, nos passions se déploient comme autant de vagues d’un plaisir irascible que rien ne doit décimer. Qu’elles soient à la poésie ou au cinéma, nos plumes se lèveront et, par le prisme de notre désir, toujours plus grand, jamais moins beau, nous continuerons à vous offrir le fruit de nos âmes éreintées d’affection. L’art est amour. L’amour s’élève au contact de l’art. Notre revue est née de cette union alors soyons-en dignes : continuons à l’élever, à la faire grandir, que pleuvent les bombes ou que se distille la haine. De ce phare que rien n’ébranle, de ce septième art auquel nulle balle n’arrachera le cœur battant, de notre enthousiasme qui tourne le dos à ces fenêtres de souffrances qui partout matraquent nos joies, nous continuerons. Et que souffrent ceux qui jamais n’aimeront assez pour connaître les vertiges de l’existence. Ce numéro est dédié aux victimes des attentats parisiens du 13 novembre 2015 mais également à tout être qui, quelque part, a subi ou subit encore ce manque d’amour qui fait le fléau de notre monde. Pauline Quinonéro



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PENSÉES CINÉPHILES

D O S S I E R / Beautés du Vampirisme

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ENTRETIENS

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DIGRESSIONS VISUELLES

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ONE SHOT

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PENSÉES

CINÉPHILES


CEMETERY OF SPLENDOUR

de Apichatpong Weerasethakul, 2015

sommeil ardent

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e film de Weerasethakul, présenté à Cannes en catégorie Un certain regard en mai dernier, restera probablement comme sa dernière œuvre tournée en Thaïlande – s’il on en croit ses récentes déclarations à Indiewire et aux Cahiers du Cinéma. Il s’agit là d’une des séances d’hypnose les plus émouvantes et radicales conçues par le cinéaste : si l’on y rêve, c’est pour mieux délier le réel et non pour l’éteindre. Cemetery of Splendour raconte le retour d’une femme, Jen (Jenjira Pongpas), dans une ancienne école qui abrite, à l’époque du film, des soldats frappés de longues crises narcoleptiques. Une dizaine de soldats sont réunis dans ce dortoir qui fait office de lieu de soins mais aussi d’intermédiaire privilégié vers des réalités enfouies, entre le songe intime et la catastrophe sanitaire. Le lieu est ambigu : les murs portent encore les traces d’une activité pédagogique et ludique (les tableaux colorés et les lettres de l’alphabet trônent encore derrière le bureau de l’infirmière), alors que les patientssoldats semblent émettre une certaine autorité muette : leur sommeil prolongé et pathologique fait planer, un temps, l’ombre d’expériences militaires top-secrètes, voire d’un danger de guerre sanitaire ou bactériologique. Le spectateur et le personnel soignant se déplacent parmi ces

corps internes comme parmi un sanctuaire dont les membres respirent encore : les soldats assoupis sont autant de bêtes endormies dont on ne sait s’il faut les craindre ou les soigner. Jen s’ouvre à la vie des dormeurs en massant Itt, soldat assoupi qui se réveille en sa présence avant de troubler par l’affect les régions de l’éveil et du songe. La traversée s’effectue aussi dans l’autre sens : une jeune femme semble capable de « passer » l’existence des désirs et des pensées des soldats à leurs proches, tactilement, comme le chaînon manquant d’un circuit conducteur. Cette femme aurait été contactée par la CIA, le spectre du secret-défense plane toujours. Pourtant, la relation entre Itt (Banlop Lomnoi) et Jen se construit par la douceur et l’intimité : l’homme se réveille alors que Jen glisse ses mains sous ses vêtements, pour masser son corps inerte. À son réveil, le film développe quelques séquences d’amitié tendre, où la possibilité d’un nouvel épisode narcoleptique plane comme une menace de séparation imminente et, surtout, comme une invitation : si Jen souhaite connaître et partager l’existence d’Itt, il lui faudra rejoindre son sommeil, y vivre un temps au moins. Deux indices de cette vie onirique apparaissent d’abord dans le monde diurne, lorsque deux jeunes femmes révèlent à Jen qu’elles sont des princesses et que leur existence remonte à plusieurs siècles, et surtout lorsqu’elles lui indiquent que le centre où dorment les soldats est construit sur un cimetière royal : les têtes couronnées qui y reposent poursuivent leurs luttes ancestrales en se nourrissant des rêves des endormis. L’intelligence éveillée et la torpeur s’entrecroisent à nouveau quand un docteur vient démontrer l’utilisation d’un engin censé avoir fait ses preuves auprès


Advient alors l’entreprise principale du film, qui n’est pas de filmer un sommeil mais de propager l’image de ce sommeil à l’expérience spectatorielle. C’est le spectateur du film qui, couvé dans sa chambre noire, subit l’hypnose de ces vagues chromatiques. Le film bascule alors dans une logique onirique qui n’est plus celle du soin et de l’observation du sommeil, mais du plongeon dans les structures fondues et enchâssées du rêve, tel quel. Le film n’a pas la qualité brumeuse et laborieuse d’une intelligence au travail qui tenterait de démêler ou de reconstruire un songe : les images sont franches, Cemetery of Splendour est une suite de phénomènes limpides, c’est le film d’un rêve au présent qui, à force de s’agiter dans le fond des choses, finit par tomber le voile et s’offrir au spectateur et à son personnage-témoin privilégié, Jen. Au milieu du film, lorsque Jen et Itt se rendent au cinéma, le soldat sombre à nouveau dans le sommeil, on doit le porter pour parcourir les escaliers descendants du complexe cinématographique. Littéralement, la logique du film plonge et sombre avec lui dans la puissance du songe : c’est une immersion, tout le réel le plus, a priori, onirique (des panneaux publicitaires, un homme étendu sous un abri urbain) vibre dans les vapeurs visuelles émises par les sondes du dortoir. Dans Syndromes and a Century, la première partie du film semblait s’égarer ou mourir pour se réincarner sous une forme urbaine et canalisée dans sa seconde moitié. Le principe n’est pas le même dans Cemetery of Splendour, puisque il s’agit d’une immersion ou d’un assoupissement plus que

d’une réincarnation, on y trouve la même capacité du film à quitter sa « première peau » pour se muer dans une seconde entité. Ce second film, c’est celui du rêve de Jen, peut-être guidée par Itt – son foyer, son royaume, c’est celui du sommeil et de ses images incontestables. Dans un entretien avec les Cahiers du Cinéma (n°714, Septembre 2015), si Weerasethakul décline tout intérêt pour la pratique du « rêve lucide » (« je ne veux pas contrôler mes rêves »), c’est parce que le film et la logique onirique de Jen semblent s’entrecroiser et se confondre avec tant d’évidence que les images et les événements adviennent avec le degré d’intensité qu’ont les rêves : sans trembler ni pâlir, il reste à traquer les attraits d’un palace invisible pour les yeux ou à verser les larmes qu’attisent la tendresse ou le désir d’une langue sinueuse. Finalement, ce sont la clarté et le désir qui priment : dans Cemetery of Splendour, Weerasethakul construit le lien entre présences paradoxales, légendes et fantômes par l’expérience des voies du rêve les yeux grands ouverts : l’image de Jen, pupilles écarquillées, clôt le film comme un mot d’ordre qui place Cemetery of Splendour à des annéeslumières de l’image béate et vaporeuse qu’un spectateur impatient appliquerait à l’œuvre de Weerasethakul. Bien sûr, les séquences durent et le regard dispose de temps assez longs pour se perdre dans les brousses que la fenêtre découpe, mais il faut au moins cela pour traquer le réel dans ce qu’il peut avoir de plus hypnotique et, finalement, de plus essentiel. Dans cette perspective, si

Weerasethakul dresse le portrait d’une conscience qui sombre dans le sommeil, c’est afin de mieux délier la puissance de l’onirisme, c’est-à-dire en montrant que le sommeil n’est pas un moyen de rompre le lien avec le réel, mais de désinhiber le désir. Jen ne s’échappe pas, elle témoigne des méandres qui palpitent sous des paupières closes et sous l’apparence de la vie. Le parcours du film n’est donc pas guidé, comme Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), par la traque des êtres qui apparaissent, mais par la traque des naufrages de la conscience vers des strates insoupçonnées. Weerasethakul orchestre moins des résurgences et des formes qui surgissent que des coexistences qui durent et que l’on parvient enfin à rejoindre. Le film se déploie alors comme un basculement de la perception ; l’événement réside dans la conversion de la conscience en entité impressionnable (les yeux grands ouverts, toutes sondes allumées). En frappant la surface de l’eau, les turbines palmées que l’on trouve en plusieurs points du film proposent l’une de ces visions alternatives dont on découvre la richesse, et surtout la nécessité, à travers Cemetery of Splendour : en fouettant la surface de l’eau, les pales éparpillent les milieux aérien et aqueux l’un dans l’autre, en diffusant la frontière plus qu’en la rompant. C’est une vibration, l’image en saccades d’un cinéma qui fait vibrer le réel avec l’intensité d’un sommeil ardent.

PENSEES CINEPHILES

des soldats américains en Afghanistan. L’objet a la forme d’un tube ondulé à son extrémité et produit une lumière vaporeuse, ondulant par cycles du bleu au rouge en passant par le vert, le rose... Ces sondes fluorescentes, placées au chevet de chaque lit comme des lampadaires individuels, doivent agir sur les dormeurs en apaisant leur sommeil, mais bientôt, leur ballet chromatique et leur allure d’antenne laisse émerger l’idée d’un synchronisme entre les endormis, et la lumière ne tombe plus sur les corps allongés, elle en émerge.

Rémi Lauvin

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UNE HISTOIRE À DORMIR DEBOUT. M. GOMES, ÉPOPÉE D’UN CINÉASTE INQUIET

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eci n’est pas une critique de film. D’ailleurs, cela tombe bien, le film dont il est question n’en est pas vraiment un. Ce modeste texte est une invitation à se pencher, quelques mois après sa sortie en salle, sur un OVNI tel qu’on les aime, en forme de déclaration d’amour et de point d’interrogation lancé comme une bouteille à la mer à propos du Cinéma, du Cinématographe et de son avenir en ce XXIème siècle qui en est encore à ses débuts. On attendait beaucoup de Miguel Gomes, après La gueule que tu mérites, Ce cher mois d’août et surtout le succès critique (et presque public !) de son précédent long-métrage, Tabou. Un tel succès pouvait d’ailleurs, en premier lieu, en rebuter certains (dont l’auteur de cet article). Passé un stade de refoulement ou d’évitement, on comprend que Tabou était bien plus qu’un simple effet de mode pour journalistes parisiens à lunettes carrées

LES MILLE ET UNE NUITS de Miguel Gomes, 2015

et chemises à carreaux. Le cinéaste portugais s’y distinguait par un habile mélange des temporalités, des genres, des codes cinématographiques et une recherche formelle très poussée, avec ce beau noir et blanc, ce format 4/3 et cette voix off omniprésente. L’intérêt de cette voix off est ici de nous décrire, nous raconter ce que l’on ne voit pas ou ce que l’on ne sait pas (au lieu, comme dans trop de productions audiovisuelles actuelles, de nous dire ce que l’on voit déjà à l’écran, à l’instar des chaînes d’information en continu et autres journaux télévisés plus traditionnels), telle une réminiscence des intertitres ou cartons du temps du cinéma sourd (tel est le terme préféré par Michel Chion à celui de cinéma muet, dans son ouvrage Un art sonore, le cinéma – Histoire, esthétique, poétique). Cet emploi de la voix off, cet ascétisme dans les dialogues en plus d’un jeu d’acteur singulier, irréaliste, témoigne d’un grand travail – et c’est sûrement l’un des points importants de la courte filmographie de Gomes – sur le langage, à l’heure où celui-ci est de plus en plus menacé, brouillé et bafoué par des technologies qui prétendent

au contraire faciliter l’échange et le dialogue entre les hommes (un conseil extra-cinématographique, à ce propos : le livre de Claude Hagège, Contre la pensée unique (2012), excellent et très lucide). Présenté en mai dernier à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, voici enfin ces Mille et une nuits, puisque tel est le titre de cette nouvelle œuvre, un film-fleuve, un film-monde(s), un film-monstre en réalité découpé en trois films différents, chacun étant ensuite divisé en plusieurs parties (c’était déjà le cas de Tabou). Ainsi, d’emblée, avant même de poser le pied dans la salle de cinéma, on appréhende cet objet filmique comme une œuvre multiple, plurielle, très (très) libre variation autour de l’histoire des Mille et une nuits telle que nous la connaissons tous, ce récit ancestral et mythique conté par Shéhérazade. Le film n’en est pourtant pas moins un conte, mais quel conte ! « Qu’est-ce que c’est que ce film ? » lance une spectatrice interloquée sinon iritée au début de la séance, dans une salle montpelliéraine. L’instant d’après, deux autres spectateurs se


Mais ne crions pas au génie trop vite ! Voici ce qu’écrivait Libération dans un article paru peu après la projection de Boy meets girl, premier film de Léos Carax, à Cannes : « Un frêle fantôme hante tout le festival, celui du premier film du jeune cinéaste (peut-être) génial. La “révélation”, comme on dit dans la presse, l’“espoir”, l’assurance que le cinéma continue, produit ses Rimbaud et ses “poètes de sept ans” contre vents et marées, qu’il repart à zéro, qu’il ne meurt pas. Mais en même temps, parce qu’on a trop vanté de talents qui n’ont pas tenu leurs promesses, parce qu’on a appelé “jeunes cinéastes” des débutants tardifs qui n’étaient plus des adolescents depuis longtemps, parce que les producteurs en mal de relève-chair

PENSEES CINEPHILES

lèvent et quittent les lieux. On va encore dire « c’est un film pseudo-intellectuel, bobo-branché, etc. » ou employer la sempiternelle – et très élégante – expression : « c’est de la masturbation intellectuelle »... Que nenni ! C’est avant tout le film d’un réalisateur désemparé face à la situation actuelle du monde et de l’Europe, et qui se demande comment faire du cinéma aujourd’hui, en 2015, et quelle est la mission du cinéaste (est sous-entendue également la question du rôle du cinéaste dans un monde où les images sont tellement nombreuses et banalisées que, en fin de compte, l’image se fait de plus en plus rare ; il faut réapprendre à regarder les choses). Faut-il se contenter de divertir le public en lui contant de belles histoires, ou montrer, documenter le réel, filmer la crise (au Portugal, son pays, faisant bien sûr écho à la crise grecque), filmer et prendre parti, ou non, pour les migrants qui arrivent en masse en Europe ? Ses doutes, Miguel Gomes nous en fait part en intervenant en personne dès le début. Il se filme en train de prendre la fuite, dans une course poursuite burlesque, irréelle et véritablement hilarante. Toute l’équipe est à sa recherche. Mais il est là, caché derrière la caméra. Il nous a bien eus ! Car Gomes est un petit malin. De cette faiblesse, de cette impuissance apparente, il ressort encore plus fort. Dès le début, mine de rien, la machine est déjà lancée, son film est déjà bien parti et s’avère, au bout du compte, une grande réussite et une grande expérience de cinéma.

fraîche ont brûlé trop vite de jeunes talents à coups de budgets trop lourds, cette hantise n’ose plus trop se dire. On se contente de savoir gré aux jeunes cinéastes d’aujourd’hui de porter avec eux la sensibilité des années 80, de “ressembler” à leur époque, alors qu’ils n’y ont, évidemment, aucun mérite. Ils arrivent maintenant, très maniérés, souvent nostalgiques, agressifs par force, ignares et très cinéphiles. Ils savent bien qu’il leur est difficile de faire aussi facilement scandale que leurs aînés et qu’il y a une révolte, quelque part, dont on les a privés. Mais ils arrivent, nécessairement. Hier, nous avons vu Boy meets girl, premier long métrage de Léos Carax. C’est un vrai premier film et c’est (parions sur lui) un vrai auteur. » Le film de Gomes fait partie de ces œuvres dont on se demande, à l’image, donc, de Carax, si l’on a affaire à un génie ou à un imposteur. Bien souvent, la frontière est poreuse, mais la question est vite résolue. Sur beaucoup de points, Les Mille et une nuits - Volume 1 est un véritable feu d’artifice. L’autre frontière poreuse, ici, est celle qui, bêtement ou par ignorance, est trop souvent érigée entre le documentaire et la fiction. Là, tout s’entremêle, tout se confond. Les deux se nourrissent sans qu’aucun ne prenne le pas sur l’autre. Miguel Gomes choisit de filmer le Bagdad de l’Antiquité du côté de Marseille, au bord de la mer, même si cela n’est pas réaliste. Miguel Gomes se moque bien de faire réaliste, contrairement à beaucoup de cinéastes d’aujourd’hui. On passe de séquences où l’on se demande si ce que l’on regarde est vrai, s’il s’agit de documentaire (on pourrait l’appeller « docu-fiction »), à d’autres séquences propres au conte, à la fable, comme dans l’épisode que j’appelle celui des « phallocrates » : plusieurs hommes discutent de la crise, de la situation du Portugal, on devine un échange entre hommes politiques portugais et des « créanciers internationaux », des technocrates en noir et blanc débarqués de Bruxelles, de l’Union européenne, cette Europe économique qui a été construite en lieu et place d’une Europe des peuples, une europe culturelle et politique, une utopie, un rêve confisqué, en somme.

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Cet épisode pourrait se résumer ainsi : « l’impuissance des puissants ». Après une discussion n’amenant, encore une fois, à rien, où les uns insultent les autres de façon très irréaliste, les hommes politiques, au milieu desquels une seule femme se démarque, sortent pour marcher. Là, ils rencontrent un sorcier « africain » (c’est ainsi qu’il est présenté) qui s’adresse à eux en français. Le reste des échanges a lieu dans un mélange de portugais et de « globish », cet anglais mondialisé et qui est en train de supprimer la diversité linguistique au sein des institutions européennes, alors même que – quelle ironie ! – les Britanniques se fichent éperdument de l’Europe. Le sorcier africain, vêtu de façon traditionnelle, comme un sorcier échappé d’un film de Souleymane Cissé (Yeelen...), se présente donc à ces hommes de pouvoir impuissants en costard cravate et leur propose un remède contre une autre forme d’impuissance qui inquiète bien sûr tous nos phallocrates depuis la nuit des temps : l’impuissance sexuelle. Tout cela, présenté sous les apparâts du conte, fait bien sûr écho à la réalité et souligne bien ce que la politique est devenue (si elle ne l’a pas toujours été) : un moyen d’avoir le pouvoir, l’argent, et des femmes coûte que coûte, faisant fi de la crise et du bien-être des « vrais » gens... Les vrais gens, justement... L’une des meilleures séquences du film est très probablement celle où se confient, face caméra, en un long planséquence qui petit à petit se resserre sur leurs visages de chômeurs, quelques hommes et femmes à l’air fatigué mais que l’on devine encore pleins de vigueur, de rage. Car la misère, ici, n’est pas une fatalité.Il n’y a pas de mépris envers les classes sociales filmées, envers les divers protagonistes, pas de cynisme, pas de regard bourgeois et hautain donnant l’impression que le réalisateur filme un monde inconnu et lointain, entraînant par là même son personnage dans une spirale infernale, l’enfermant dans une mécanique dont il ne sortira pas. Ici, les personnages respirent au sein du cadre, souvent instable, en caméra portée, ils sont libres, fantaisistes, ils rient, chantent, sont humains, pas fatalistes pour un sou, bref, ils font acte de résistance. Les Mille et une nuits... est un film magique, dans tous les sens du terme : dans ses mécanismes de mise en scène, dans l’histoire qu’il nous raconte, dans l’essence même du cinéma. J’aime ces films qui font appel à l’identité propre au cinéma, au

Cinématographe, à ses racines mêmes, son statut à la fois d’art réaliste et irréaliste par essence. C’est un film exalté, instable, qui joue aussi sur les effets de rupture : des jump cuts, l’irruption de la musique puis l’arrêt de celle-ci de façon toute aussi impromptue, des moments de joie et de tristesse, d’euphorie et de désillusion... C’est un film-monde, un film monstre, vivant, organique... Par sa structure et son montage, Les Mille et une nuits... s’apparente dans l’ensemble plutôt à un chant découpé en plusieurs parties, plusieurs chapitres, plusieurs mouvements, ce que souligne l’omniprésence de la voix, la parole, et l’usage de la voix off au sein de la narration. Tout le monde parle sans cesse tout au long du film. La parole, c’est la vie. « Silence is death » disait John Cassavetes (dans le fabuleux documentaire d’André S. Labarthe & Hubert Knapp). C’est bien ce qu’il reste pour (sur)vivre : la parole, le langage (on y revient), le récit. « Si je m’arrête de parler, je meurs », pourrait-on dire, en guise de clin d’œil au récit originel des Mille et une nuits, où Shéhérazade raconte des histoires chaque nuit afin d’échapper à la mort. Dans le film, les puissants ne savent plus quoi dire, ils parlent pour ne former qu’une cacophonie, quelque chose de dissonant et finalement, de vide, tandis que les gens du peuple ont la parole libre. Belle métaphore que celle du coq, dans le deuxième épisode, qui chante en pleine nuit, réveillant les habitants de son village, et que l’on veut éliminer. Le coq a la parole libre, il prévient du danger, c’est un chant de liberté que l’on ne peut arrêter. Le coq ne sera pas éliminé. Belle manière, là aussi, de parler d’une situation réelle et qui touche de plus en plus l’Union européenne désunie. Le film de M. Gomes est une œuvre baroque, qui part dans tous les sens, insaisissable, dégommant l’esprit de sérieux qui vire parfois au cynisme et touchant à tous les registres du cinéma – comédie, burlesque, drame, fantastique, documentaire. Il questionne ainsi la forme et l’idée même de cinéma réaliste ou naturaliste qui semble tourmenter plus d’un cinéaste actuel. Miguel Gomes parle mieux du réel à travers le fantastique. Car si « le réaliste décrit son expérince de la réalité, il nie la valeur de la réalité artificielle originale créée avec toute la rigueur et la discipline que l’instrument artistique peut imposer. Cependant, il est également réticent à se plier à la rigueur et à


la discipline nécessaires pour mener une analyse objective de la réalité à l’aide de l’instrument scientifique. Conséquemment, il erre entre sa perception de la réalité, soumise aux illusions optiques, et les réalisations artistiques, qu’il considère comme des rêves imprécis. Il est tourmenté à la fois par un souci de “vérité” et par la vanité de son égo créatif, cette particularité si chère à l’être humain », écrivait en 1946 Maya Deren, dans son Anagramme d’idées sur l’art, la forme et le cinéma, un ouvrage plus que lucide sur le monde, l’art, l’Homme, les sciences, le cinéma, ces domaines étant bien sûr mis en relation les uns avec les autres. Pour reprendre les mots de Maya Deren, on ne sent pas dans le dernier film du cinéaste portugais ce souci de vérité, cet esprit de sérieux qui vire parfois au cynisme le plus dangereux... Pas non plus de complaisance dans la mise en scène, dans des effets superficiels ou tape-àl’œil... La compétition cannoise de 2015 a prouvé une nouvelle fois son incapacité à parler de cinéma (si l’on excepte certains films comme celui de Moretti, Mia Madre, évoqué dans notre hors-série sur cette 68ème édition du

festival), une sorte de cinéma mondialisé, globalisé, uniformisé, un cinéma d’auteur boursouflé, empêtré dans ses propres codes, ses propres tics, aux titres en globish (global english) tous plus insipides les uns que les autres (Love, Tale of Tales, Valley of Love, même si ce dernier est plutôt une bonne surprise sans être un chef-d’œuvre pour autant). Ce fut aussi une forme de consécration d’un cinéma du laid, une célébration de la médiocrité (formelle) et de la misère sociale, tout en prétendant la dénoncer (lire à ce sujet l’article dans le numéro de juin des Cahiers du Cinéma). Ce genre de cinéma nous laisse perplexe car il ne s’agit pas vraiment, en fin de compte, de cinéma. Je pense, bien sûr, à La Loi du marché de Stéphane Brizé ou bien La Tête haute d’Emmanuelle Bercot ou encore Une Mère de Christine Carrière, dont on a tant vanté l’interprétation tellement poignante, un sujet tellement réaliste et actuel, toujours avec ces mêmes adjectifs employés dans tous les médias ou presque, de France 3 jusqu’à Libération ! Miguel Gomes le dit dans un excellent entretien mené à Cannes par Olivier Père pour Arte : « Il n’y a pas une seule image pour raconter la crise. (...) C’est la fiction qui raconte la réalité (...) il ne faut pas copier la télévision, le reportage, mais travailler la réalité avec

les moyens de la fiction ». Le cinéaste portugais se plaît à nous perdre dans son film, nous manipuler, jouer avec le spectateur et ses attentes, c’est ça sa grande force. Cependant, pour revenir sur la question du langage qui, selon moi, est un point important de son cinéma, encore jeune, pourquoi ne pas pousser la réflexion encore plus loin en déconstruisant encore plus le discours à l’aide de moyens actuels, modernes, en jouant sur la délinéarisation que propose et que favorise, par exemple, Internet ? C’est bien entendu une réflexion très abstraite et un brin naïve, mais je suis persuadé que le champ des possibles est encore loin d’être épuisé. Miguel Gomes démontre avec sa vision moderne des Mille et une nuits qu’il sait se servir de la matière réelle pour en faire un magnifique conte, un vrai film social et lucide, même si son film est, par moments, inégal, maladroit. Mais de cette maladresse naît quelque chose de singulier, de personnel et surtout, d’humain. Manoel de Oliveira nous a quittés il y a plusieurs mois maintenant. Mais l’on peut assurément voir en la personne de Miguel Gomes un brillant successeur, un nouveau grand nom dans le paysage cinématographique portugais. Thomas Aunay

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NOUVELLE MUE

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i plusieurs titres de Lucio Fulci bénéficient de DVD français, la récente édition du Venin de la peur par Le Chat qui Fume nous a donné envie de revenir sur le long-métrage, leur coffret s’imposant comme le meilleur moyen d’aborder ce travail inégal mais atypique. Packaging soigné, film sur support DVD et blu-ray et, suite au succès des précommandes (seul moyen d’acquérir un livret conçu pour l’occasion), un CD de la bande originale composée par Ennio Morricone : on peut dire que l’éditeur a soigné cette sortie, les nombreux suppléments pouvant intéresser jusqu’aux personnes insensibles à l’œuvre. Une aubaine, tant Le Venin de la peur peut susciter des interrogations. Une fois passé le choc de sa copie splendide, le film montre ses limites en même temps qu’il les ignore, conséquence d’un travail de montage sur lequel repose tout l’édifice. Confiant à son psychiatre un songe où elle assassine sa voisine, l’héroïne découvre

que le meurtre a bel et bien eu lieu, dans les conditions exactes où elle les a rêvées. Sur ce pitch, Lucio Fulci brode un récit qui alterne conversations redondantes et fulgurances créatives, le second aspect l’emportant heureusement sur le premier tant la nécessité de faire avancer l’intrigue permet une bonne poignée de séquences incroyables. Parmi elles, une ouverture au ralenti dont les raccords et les axes de caméra conditionnent un vertige fascinant, bien aidé par des décors soit exigus (un train puis un couloir interminables), soit quasi abstraits (le lieu du meurtre, lit cerné par une obscurité sans fin). Si limites il y a dans Le Venin de la peur, elles sont fixées par un script limite schizo, les arguments psychanalytiques y étant traduits, au choix, par des dialogues empesés ou une kyrielle d’images troublantes. Le Venin de la peur serait vite lassant si Fulci ne s’amusait pas de cette matière à double tranchant, la structure heurtée du film lui faisant gagner en mystère. Difficile de donner un avis tranché sur

LE VENIN DE LA PEUR de Lucio Fulci, 1971

un tel travail, sa valeur reposant sur ses écarts de conduite. Alors que son script composé de demi-vérités appelait une mise en scène intelligible, Le Venin de la peur compte parmi ces films où l’on peut croiser une grammaire filmique et son contraire. Ainsi, les passages oniriques inspirent à Fulci des images souvent limpides (dilatation temporelle, gros plans intrusifs) alors même que leur nature irréelle n’autorise aucune certitude. A contrario, une banale scène domestique dans l’appartement voisin peut se voir malmenée par des décadrages soudains et un montage heurté des plus expressifs. On aurait tôt fait de trouver l’œuvre brouillonne si ces différences n’étaient pas à traquer au sein même de chaque parti pris, ce qui nous amène à une description retorse mais nécessaire de ses premières minutes. Entamé par la course paniquée d’une femme dans un wagon de voyageurs, Le Venin de la peur assaille


Cette introduction dure en tout moins de quatre minutes mais donne une idée du projet de mise en scène qui habite Le Venin de la peur, son entrée en matière visant assez haut pour, inévitablement, susciter un ennui poli lorsque son intrigue policière se perd en dialogues empesés. Heureusement, l’impression bizarre laissée par ces premières minutes maintient le public à l’affût de nouveaux élans d’inspiration. Ce point de départ, vision parcellaire et déformée des événements (le personnage principal a-t-il bien perçu/ rêvé ce qu’il prend pour acquis ?) évoque le travail de Dario Argento sur Les Frissons de l’angoisse, dont la clé résidait dans un détail visuel imperceptible au premier abord. Plus retors, Le Venin de la peur fait régulièrement hésiter le public entre la position d’actrice ou de témoin du meurtre qu’il doit accorder à l’héroïne, les tentatives plastiques de Fulci, bien aidées par le score entêtant d’Ennio

Morricone, réveillant l’intérêt du spectateur sans le ménager ; voir le fameux passage des chiens éventrés dans le laboratoire, pour lequel Fulci et son producteur furent accusés de maltraitance animale, forçant le responsable des effets spéciaux à venir au tribunal avec son matériel. Néanmoins, il serait injuste de voir l’œuvre comme un sous-Argento, Suspiria citant une scène entière du Venin... lors d’un jeu de cachecache anxiogène. Ni film anonyme ni chef-d’œuvre du bis italien, Le Venin de la peur donne l’impression de faire le tri dans les fantasmes d’une inconnue. Une belle curiosité 70’s que l’on ne pensait pas un jour (re)découvrir dans des conditions si royales, la précision de la copie risquant de laisser sur le carreau jusqu’aux fans de la première heure. Derrière la blague, bonne idée que d’avoir inclus en bonus une copie du Venin... en qualité VHS tant elle permet de mesurer le chemin parcouru par le film sur support domestique !

PENSEES CINEPHILES

son visage de zooms agressifs, l’image passant brusquement au ralenti en même temps que le couloir du train laisse place à celui d’un bâtiment et que les voyageurs, pour la plupart âgés et occupés à discuter, sont substitués par de jeunes adultes lancés dans une étrange orgie. Mais une fois cela établi, il est encore possible de passer à côté de la première véritable entorse à la logique du long-métrage, le couloir vide du wagon se retrouvant soudainement peuplé d’un plan à l’autre avant que les passagers ne rajeunissent et que la vitesse de défilement dépasse les 24 images/seconde. Un ralenti qui n’est en fait qu’une simple phase de transition, la normalité reprenant ses droits sur l’image le temps que l’héroïne achève de se débattre au milieu de ces nouveaux inconnus avant qu’une autre transition, faite de gros plans flous et d’un cri horrifié, ne fasse basculer le personnage et le public sur le lieu du crime. Fulci y alterne à nouveau zoom et slow motion en laissant l’héroïne à sa première rencontre avec la victime, promesse d’amours lesbiennes pas encore contrariée par un assassinat que l’on découvrira plus tard dans le film. Le cinéaste achève son introduction sur un dernier raccord, cette fois-ci soutenu par un indice visuel : le lit à baldaquin de l’héroïne y prend la place de celui de sa mystérieuse compagne tandis qu’une série de zooms arrière révèle un nouveau décor, l’espace obscur et sans repères où avait lieu l’étreinte des deux femmes disparaissant pour laisser l’héroïne seule, dans sa propre chambre...

Dans la foulée, un module de trois minutes revient sur les différentes versions du film (française, anglaise et italienne), aucun cut intégral n’existant à ce jour. Le reste des festivités donne la parole aux vétérans du tournage autant qu’aux regards extérieurs, le comédien Jean Sorel décrivant le style du film comme un « érotisme lointain » pendant que l’actrice Anita Strindberg dresse le portrait ému d’un cinéaste qu’elle décrit comme doux et cultivé, évoquant le suicide de sa femme et les appels téléphoniques d’un ancien figurant rejeté menaçant de tuer la fille, handicapée, du réalisateur. Parmi les intervenants extérieurs, Olivier Père et Christophe Gans éloignent le cinéma de Fulci de celui d’Argento, le rapprochant plutôt du travail de Fellini et de Clouzot, soit des personnalités plus volontiers intellectuelles qu’impulsives. Le reste des interventions, qu’elles soient d’ordre biographique ou historique, confirme le sentiment d’avoir affaire à une édition définitive, alors même qu’il s’agit de la première parution de l’œuvre en blu-ray. On y apprend d’ailleurs qu’un distributeur français sortit jadis le film sous le très beau titre Les salopes vont en enfer, réduisant ainsi Le Venin de la peur à un film d’exploitation lambda. Techniquement imparable et remplie de suppléments bien pensés, cette édition du Chat qui Fume est en soi un événement dans la carrière de feu Lucio Fulci. Guillaume Banniard

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obsensus : le chaos, pour que brille l’étoile1

«

La morale me semble la plus grande malpropreté que l’homme sur la conscience, l’insincérité faite instinct, l’escroquerie in psychologicis allant jusqu’au crime... »2 La famine cinématographique n’a de limite que la curiosité infinie du cannibale qui arpente son corps à la recherche de la beauté faite chair. S’il s’échine inlassablement à fermer les yeux sur les merveilles que cache la peau dure du septième art, cette créature ne mérite pas la faim. S’il écoute plus attentivement, il entendra le grondement du ventre des images mouvantes, pulsé par le monde des possibles qu’elles déclinent en silence. Dans ce pan de l’univers filmique, il est des saveurs qui parviennent à s’émanciper des douceurs qui caressent le palais, apprivoisent les sens et emprisonnent à revers le choc nécessaire et sensoriel de l’art. Ces œuvres brûlent la langue, révulsent l’estomac, se distillent dans le sang… Par-delà le bien et le mal, n’ayez plus peur de jeter votre âme en pâture aux enfants illégitimes du cinéma : la subversion vole si haut qu’elle touche presque le cosmos des images, où se déchirent morale et politiquement correct. Obscène. Tordu d’une ambiguïté qui l’enveloppe intrinsèquement de sa forme à son essence profonde, le mot, déjà, divise. « Qui blesse ouvertement la pudeur »3. De quelle pudeur parlet-on ? Est-ce celle d’une masse indéfinie où les individualités s’annulent et se confondent en un seul corps ? Obsensus. De mauvais augure. Aux faveurs de qui décide-t-on qu’une image, qu’un plan, qu’une expression, soudain, par sa monstration pure, revêt le manteau de l’indécent ? Peut-on répudier l’impudique comme un non désirable ? Ces interrogations frôlent l’étymologie, épuisent les définitions pour finalement s’alanguir sur les cimes de l’esthétique, posée elle-même comme une hypothèse, une graveleuse intention que la caméra sculpte. Une expérimentation. Pour exiler l’obscène des terres brûlantes de l’indignation, pour lui offrir le bénéfice d’un doute trempé dans la réflexion, nous approcherons à pas prudents, avec une

curiosité assumée, l’œuvre de Lars von Trier : Nymphomaniac, premier du nom. De la césure prestigieuse dans son patronyme à la réalisation d’une bombe filmique « hard porn » et « hard philosophy »4, le cinéaste marche pieds nus sur le feu aride de la controverse. Pourtant, ce pas n’a rien d’une marche impériale, la posture n’est pas celle d’un empereur en terre conquise. Lars von Trier danse, habilement, se brûle et s’éloigne, se tord et déplie ses forces. Il valse au rythme d’une vérité plus criante que la morale, au nom d’une valeur humaine, trop humaine. Ses images se meuvent comme le manifeste d’une recherche qui jamais ne s’épuise : celle du sublime. Quelle fusion peut-il exister entre lui et son présumé contraire ? L’obscène peut-il en prendre les couleurs ? « Et je ne suis certainement pas comme toi. Cette empathie que tu exhibes est un mensonge car tu n’es rien d’autre que la police morale de la société dont le devoir est d’effacer mon obscénité de la surface de la Terre, pour que la bourgeoisie ne se sente pas mal à l’aise »5. Obscensus. La scène se dérobe sous les pieds de l’homme et soudain, dans ce dénudement, apparaît ce que l’on ne devrait pas voir. Entre les lignes du septième art, l’on peut lire une grande tradition qui rejette l’obscène, de l’affaire du travelling de Kapo au montage interdit de Bazin, du désir de cacher à celui qui le regarde l’essence même du cinéma. La transparence comme un étendard que l’on brandit au nom d’une illusion nécessaire sinon bienfaitrice. Mais n’est-il pas plus obscène de refuser la nature intrinsèque de cet art tandis que l’on pourrait admettre qu’il soit faux et le revendiquer, contre une tradition usée de réalisme ? Entre les lèvres de Charlotte Gainsbourg souffle la voix du créateur qui, par ce monologue, cristallise une pensée à contre-courant, qui rejoint celle d’un Dziga Vertov et de son intervalle. « Provocateur » disait-t-on de Lars von Trier. N’est-il pas plutôt le détonateur d’une scène qui vole en éclats et laisse transparaître, sans

Inspiré de la citation « Il faut du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse » de Friedrich Nietzsche NIETZSCHE, Friedrich. L’Antéchrist, 1896 3 LAROUSSE, Dictionnaire de français, disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ 4 DELORME Stéphane, La douceur de la mélancolie. Cahiers du Cinéma, 2011, n°669 5 VON TRIER, Lars. Nymphomaniac, 2014 1 2


Pour autant, doit-on, conformément à une certaine philosophie, le défaire du sublime, trempé dans les eaux de la subversion, redoublé d’effet par ce qu’il a de profondément immoral ? À cette question, Lars von Trier répond avec encore plus de conviction. Il réalise Nymphomaniac. En déterritorialisant le laid vers une forme de beau, une nouvelle créature filmique fait son apparition : l’ambigu. L’obscène est enfant de cette étrange sensation : en art, il avoisine une certaine forme de plaisir pervers, d’horreur délicieuse, de « delight »6 où pulsions négatives et pulsions de mort épousent pulsions de vie et pulsion sexuelle. La dernière création de Lars von Trier nage dans ces eaux troubles, se perd entre un érotisme impossible – puisque l’amour est loin des inspirations de Joe, protagoniste principale – et une pornographie à demi-refoulée – la crudité par les gros plans se targuant toujours d’une verve artistique qui recouvre son effet de pur

dénuement. La musique vient adoucir les mœurs, la lumière révèle les visages, la voix off transpose en mots tout le profondément humain qui jalonne ces instincts sauvages sculptés par une caméra calme, languissante, loin de celle, ravageuse, d’un Larry Clark. La mélancolie inhérente au créateur transpire dans le découpage en chapitres qui laisse s’exprimer un certain spleen romantique, porté par des métaphores et des analogies révélatrices. Dans un article intitulé La dynamite de l’obscène et le hic de la perversion, Corinne Maier, essayiste, écrit la chose suivante : « L’obscène s’adresse à quelqu’un, à vous, à moi, il est là pour susciter un obscur plaisir et en même temps pour susciter la gêne. Aussi un fait pur, un événement, ne peut pas être intrinsèquement obscène : il ne le devient que s’il est pris dans les rets du filet d’un faiseur d’images ou d’un montreur de spectacles. L’obscène s’adresse au spectateur, il vient le déstabiliser, le refendre »7.

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fard ni voiles, les traces d’un cinéma qui s’insurge de ne devoir être que le redoublement du réel, une esthétique du même qui, par cette propriété, s’annule et disparaît ? L’obscène propose une rencontre de l’impossible. Il ne représente plus mais présente dans un absolu. L’obscène, c’est briser le quatrième mur dans Breaking the Waves où, en un millième de seconde, Bess (Emily Watson), accolée à son amant, Jan (Stellan Skarsgård) offre son regard à la caméra6. Si le beau platonicien est frère du bien, la pureté de Bess, contagieuse et tragique, se double d’une dimension profondément transcendantale et controversée : dans cet acte de la chair, pris dans une effervescence silencieuse, lassée d’une musique qui ne pourrait soutenir un tel instant, cette pénétration du cadre est comme une lance qui viendrait supplanter notre corps. Ce passage en force à travers l’écran, par-delà l’imaginable, cette destruction volontaire du décorum cinématographique, est le pur produit de l’obscène.

BURKE Edmund, Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau. Vrin, 1957 7 http://www.litterature-poetique.com/pdf/ maier_obsc.pdf 6

NYMPHOMANIAC de Lars von Trier, 2013

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Lars von Trier nous adresse son obscène dans les images convoquées par Joe qui, transgressant la distance entre le personnage et son interprète, revêt par moments les traits véritables de Charlotte Gainsbourg, cesse de jouer et fait disparaître la scène qui porte son rôle. L’ébranlement vient de cette confusion que porte l’œuvre : une grâce et une salissure qui cohabitent, pourraient s’absenter mutuellement tour à tour mais qui, au lieu de cela, renforcent leur présence respective. Ce qu’exhibe Nymphomaniac vient évoquer autre chose, dans une scission où se glisse tout ce qu’elle ne dit pas explicitement. Le choc de la monstration pure, génitale et poisseuse qui « blesse la pudeur », laisse apparaître en contraste, le sublime, silencieux et dissimulé dans un ambigu sensoriel. La coprésence nécessaire de la « dynamite de l’obscène » et du « hic de la perversion » fracasse à grands coups d’esthétique les présupposés : un plus un ne font plus deux, ils restent simplement posés comme addition possible, qui pourrait donner naissance à un résultat unique mais qui préfère demeurer comme une hypothèse qui se suffit à elle-même et maintient ses deux composantes. C’est parce que le split screen final du premier volume expose des scènes de sexe très crues que l’harmonie parfaite des trois voix du choral de Bach sont si pures. C’est parce que la musique de Dmitri Shostakovich s’accompagne de l’indécent plaisir d’un enfant que l’ambiguïté brille, que la pureté des notes vient relever l’inconvenance de la scène alors même que l’audace de cette dernière entache à jamais les airs d’un classique. « La passion causée par le grand et le sublime dans la nature, lorsque ces causes agissent le plus puissamment, est l’étonnement, et l’étonnement est cet état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré d’horreur. Alors l’esprit est si rempli de son objet, qu’il ne peut en admettre un autre, ni par conséquent raisonner sur celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime, qui, bien loin de résulter de nos raisonnements, les anticipe, et nous enlève par une force irrésistible. L’étonnement, comme je l’ai dit, est l’effet du sublime dans son plus haut degré, les effets inférieurs sont l’admiration, la

BREAKING THE WAVES de Lars von Trier, 1996 vénération et le respect »8. L’affalement de la réflexion, un bref instant, glisse vers une conscience reculée de l’esprit pour laisser agir, subitement, le pouvoir purement sensoriel des images : là serait le sublime, à mi-chemin entre la sidération et l’horreur. N’est-ce pas également le choix de l’obscène artistique ? Lorsque Lars von Trier place la caméra entre les jambes de son actrice pour laisser apparaître le visage du père mourant, lorsque ce plan est en noir et blanc, lorsque la lumière y est crue, vivace et lorsque le signe même de la vie, détail évènement, coule langoureusement le long de cette jambe dénudée… C’est le corps qui pense, la chair qui parle. C’est le terrible comme le définissait Montaigne, « qui est d’une intensité, d’une violence extrêmes », excite implacablement la crainte, suscite un plaisir évanescent, venu de ce que nous avons de profondément ancré, qui ne parvient à s’exprimer. Ce plaisir est obscène, admettre son sublime, le processus de sidération. Quel animal suis-je ? Qu’ai-je fait ? Dois-je aimer ce qui s’anime sous mes yeux qui attire mon regard, le repousse, le reprend, l’embrasse ? Nietzsche et Bergala répondent en chœur, le premier entre les lignes du second, le second par les mots du premier, d’une même voix qui transgresse les siècles et fend les possibles : « Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne

BURKE Edmund, Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau. Vrin, 1957 Phrase de Friedrich NIETZSCHE dans L’hypothèse cinéma d’Alain BERGALA 10 BJÖRKMAN Stig. Breaking the Waves, scénario (préface). Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1996 8 9

volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l’étrangeté, du fait que l’étrangeté peu à peu se dévoile et vient s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible beauté : - c’est là sa gratitude pour notre hospitalité. Qui s’aime soimême n’y sera parvenu que par cette voie : il n’en est point d’autre. L’amour aussi doit s’apprendre »9. Je suis un homme. Ecce Homo. J’apprends, je regarde en dedans, j’accepte les instincts que j’y vois et je fuis l’ascétisme qui me guette. S’éprendre de l’irréductible « part maudite », chérir cet élan vers l’horreur délicieuse… Et les nombreux plans subversifs de Nymphomaniac se feront église de cette révérence. Pour le plus grand bonheur de notre fibre corrompue. Ce que la définition commune appelle « l’obscène », Carl Theodor Dreyer préfère le nommer « abstraction ». Dans la préface du scénario de Breaking the Waves édité par la collection des Cahiers du Cinéma, Stig Björkman mène une comparaison entre les deux réalisateurs et affirme que « l’artiste doit se libérer du naturalisme afin de mettre la vie intérieure au premier plan »10. Ainsi, l’abstraction de Dreyer touche au spasme profond de l’être, caché par une enveloppe charnelle que la morale a vite fait d’instrumentaliser et qui devrait couler par tous les pores de l’œuvre d’art. À l’abri de la peau, cette vie intérieure n’est pas le seul fait de


qui s’épuise à reproduire, inlassablement, des mécanismes confortables ? En descendant dans les bas-fonds de notre nature, nous atteignons un obscène qui dépasse de loin une simple blessure à la pudeur, qui creuse cette fêlure et dérange autant qu’il interroge. Le septième art est fait de ça, lui aussi : se coucher, l’estomac tordu, l’ambiguïté comme une seconde peau, les dédales de la pensée obstrués par les convulsions de plans indélébiles. Melancholia qui aspire avec lui, l’espace d’une seconde, toute forme de vie. L’effroi qui grouille dans les veines pour s’épancher en hémorragie noire jusqu’au générique, s’étaler à la vue, obscène, que l’on peine à regarder, qui met en forme l’affect d’une terreur aux saveurs de vérité. Melancholia qui, comme une main, attrape l’intérieur de notre corps, de notre tête, et le jette sur la toile vierge du film. C’est le visage de Claire (Charlotte Gainsbourg) qui se déforme, prend les formes de l’obscène terreur, devient la toile vierge du tragique. C’est toutes ces choses alambiquées, que seul le cinéma peut faire ressentir. Ce que je n’ose imaginer dans le réel qui m’astreint à la bienséance. Ce qui, dans son apparat véritable me révulserait. Tout cela devient à mes yeux une danse bacchanale qui se meut sur l’écran de l’infini des possibles, de l’absolu, où tout est dans tout, où rien ne s’annule, où rien n’est mais où tout se

transforme. Si l’intime devient l’extime, parvenons-nous véritablement à une « impossibilité de penser » comme le dit Philippe Meirieu ? La réponse est, elle aussi, ambigüe : s’il est une différence fondamentale, c’est celle de l’intention artistique. Sans portée créatrice qui, par essence, interroge, l’obscène se perd dans la sidération. Pacôme Thiellement le dit avec justesse, l’objectif des films de Lars von Trier « a toujours été de rendre votre vie plus difficile, vos blessures plus douloureuses, vos opinions moins évidentes, vos sentiments moins purs qu’ils n’en ont l’air. Mais aussi votre cœur plus profond, votre état mental plus friable, votre empathie plus développée»12. Le frémissement imperceptible qui agite Nymphomaniac, qui « brûle dans le plan »13, n’est rien sinon la force d’une œuvre qui vibre et dépasse son propre géniteur, galvanisé par la puissance de ce qu’il trouve derrière l’œil de sa caméra.

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songes intellectuels mais également le théâtre de tout ce qui ne peut s’épancher en mots, ce qui bouillonne dans nos tripes. Ce surgissement de l’organisme vers la toile, cette exposition du « moi » sur l’écran, serait, déjà, obscène. N’est-ce pas le propre du septième art de faire apparaître par irruption, sous nos yeux, un possible inattendu ? L’instabilité de l’image mouvante qui, à tout moment, peut mettre en couleurs et en lumières les vibrations profondes de ce que nous sommes, fonde son caractère fascinant. Qu’il soit morbide, obscène ou inconvenant ne change pas son pouvoir et n’annihile pas cet état de fait. Si l’obscénité nous capte, c’est car il faut bien admettre ce que Lars von Trier a depuis toujours fait transpirer dans son œuvre : nous sommes aussi faits de ça. Nous pouvons le faire palpiter dans une acceptation dépouillée d’un cogito ergo sum et nous adonner aux bassesses de la téléréalité – malhonnête jusque dans son appellation. À l’inverse, nous pouvons couper le cordon sociétal qui nous relie originellement à une morale castratrice et chercher, dans les replis du septième art, les œuvres qui appelleront cette « part maudite »11 qui crépite en nous. Nymphomaniac ne prouve-t-il pas, comme toute la filmographie de son créateur, à quel point ces élans infernaux sont le purgatoire de l’âme artistique, la catharsis à l’envers d’un cinéma grégaire

Dans la dimension unique que fabrique et sculpte la caméra, tout est absolu. À l’endroit où les limites trépassent renaissent de leurs cendres les ambitions premières de l’art, drapées de leurs plus belles intentions. Le divin n’est plus affaire de religion, le vrai n’est plus affaire de réel, le bon n’est plus le bon, toute chose se perd et se rencontre. Tout est dans tout. Tout est possible. La morale, apanage du réel, reine des glaces de « l’ici-bas », doit déserter « l’Eden » cinéma. Nous vivons de droiture, d’exigences, de mesure… L’art doit-il reproduire les bornes que la vie s’échine à ériger ? L’obscène, s’il est une raison suffisante au sublime, doit exister, doit faire trembler les plans jusqu’au vertige. Repousser le caractère impudique de Nymphomaniac serait renoncer au pouvoir infini du septième art. Rien ne doit fustiger la création, rien ne doit empêcher Lars von Trier de faire parler un renard, mutiler un homme, défiler des nus ou rendre l’apocalypse palpable. Pourquoi ? Friedrich Nietzsche l’énonce mieux que personne : « ce qui est fait par amour s’accomplit toujours par-delà bien et mal »14. Amour de l’art. Amour du cinéma. Pauline Quinonéro

MELANCHOLIA de Lars von Trier, 2011 BERNAS, Steven. DAKHLIA Jamil. Obscène, Obscénités. L’Harmattan. Champs Visuels, 2008 THIELLEMENT, Pacôme. Le Rideau troué de la Fin des Temps, Cahiers du Cinéma, 2014 13 BERGALA, Alain. L’hypothèse cinéma : Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs. Paris : Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2002 14 NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà le bien et le mal, 1886 11 12

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Fragments ininterrompus ONCE MORE de Paul Vecchiali, 1988

L

e réalisateur français Paul Vecchiali a fait l’objet tout l’été d’une rétrospective nationale, c’est-à-dire surtout à Paris et dans une seule salle. Je vous épargne le laïus de provincial contre la centralisation exilée dans la capitale pour sauter sur cette occasion de vous parler d’un cinéaste méconnu, à la vision personnelle et forte. En l’occurrence d’un de ses films les plus marquants, Once More, récit sur dix ans d’un homme, Louis, qui quitte sa femme, tombe amoureux d’un homme, attrape le SIDA et doit vivre avec. Voilà qui est promptement résumé. Le film est composé de fragments illustrant chacun une année, de 1978 à 1988. Chaque année est une unique scène en plan-séquence (sauf la dernière). Ces fragments se veulent donc tour à tour une synthèse de la vie de Louis à l’instant T : un choix narratif aussi périlleux que le parti-pris technique du plan-séquence... Qui, s’il pêche lors des deux premiers fragments (trop synthétiques, bâclés, presque théâtraux, vaudevillesques), prend toute sa force à partir du troisième, où l’œuvre semble enfin comprendre sa propre structure et délivre avec plus de réalisme sa posture intellectuelle et émotionnelle. Une posture courageuse, voire avant-gardiste si on la replace dans son contexte historique.

Lors de sa sortie en 1988, soit cinq ans après la découverte du virus, Gérard Lofort écrivait dans Libération : « Once More est le premier film qui empoigne le sujet à bras-le-corps ». Quoi que juste, la violence de l’expression « à bras-le-corps » donne à ce long-métrage une puissance que sa légèreté relative nuance. Dans ces scènes de vie, le SIDA n’est qu’un élément parmi tant d’autres de la nébuleuse d’êtres et de rencontres qui forment l’existence. Comme le dit justement Louis lors d’une scène de mariage étonnante (les invités se mettent tous à chanter en chœur, une vraie séquence de comédie musicale) : « Le SIDA c’est la vie ». Par ses plans-séquences, le film prend le temps de court à l’image du condamné à mort qui va tenter de vivre jusqu’au bout, jusqu’à la dernière seconde, au lieu de se laisser abattre. Tour de force scénaristique et esthétique, Once More est un film inoubliable réussissant à délivrer des salves de vie sur un sujet a priori mortifère. Il y aurait beaucoup plus à écrire dessus que ce qui est possible dans notre belle revue. Pour les vocations vecchialiennes que cet article aurait pu faire naître, des coffrets DVD regroupant l’intégralité de son travail sont sortis à l’automne 2015. De quoi prolonger (ou rattraper chez soi) la rétrospective dont ont pu profiter les cinéphiles parisiens. Alexandre Santos


ZÉRO DE CONDUITE de Jean Vigo, 1933

Vive la révolte « À bas les pions, à bas les punitions, vive la révolte. »

A

vec un titre pareil, il ne pouvait qu’être censuré. Zéro de Conduite, ce n’est pas seulement le thème du film, c’est aussi la note attribuée à ce courtmétrage de Jean Vigo réalisé en 1933. Mais ce n’est qu’en 1945, à la fin de la guerre, que le film obtient son visa d’exploitation. Ce sont ses souvenirs d’école que Vigo met dans son film, mais il n’hésite pas à prendre de la distance avec ces enfants-là, souvent filmés de loin, plusieurs par plan. En internat, et dans tout rassemblement d’enfants, faire partie du groupe est extrêmement important pour chacun, et il n’est pas possible de s’en éloigner au risque d’être exclu. Un peu comme Tabard, le nouveau venu, qui tardera à se faire une place dans l’école, avant de devenir le chef de file des frondeurs. Mais ce n’est pas pour autant que le réalisateur oublie l’individu. C’est aussi la réalité sociale qui est montrée, avec Colin le fils de Mme Haricot, qui vit dans un taudis avec rien pour passer le temps, puis désespéré à la cantine quand on se moque de sa mère. Ce sont là les débuts du courant du réalisme poétique. Il y a aussi Bruel, Caussat, et surtout Tabard, qui ose l’ultime affront (« Je vous dis merde ! ») à un professeur sans tenter de se cacher, après s’être fait sermonner par le proviseur à propos de sa proximité avec Bruel. Ce sera lui aussi qui déclenchera la révolte dans le dortoir, qui s’achève par cette scène mémorable filmée au ralenti de cette procession d’enfants. Tous ensembles dans un même plan, le sourire aux lèvres, en chemise de nuit, les plumes qui volent et un chant angélique. Au ralenti, comme pour fixer cet instant, où il n’est plus vraiment question de se rebeller, mais simplement de s’amuser, d’être libre un instant, un moment de joie qui paraît éternel.

Aujourd’hui, le film a gardé quelques imperfections techniques qui gênent au premier abord : quelques plans ont l’air usés, certaines coupes paraissent étranges. Peut-être est-ce dû à la pellicule, qui a pu subir quelques déboires depuis le temps où elle était interdite. Plus étrange encore, les dialogues qui ne paraissent pas coller. C’est normal, en 1933 le parlant n’est pas encore bien démocratisé, et il reste quelques soucis de synchronisation, aussi Vigo se débrouille pour éviter la plupart des paroles frontales (le « merde », lui, l’est, et garde sa puissance). Les dialogues font donc office de commentaire de l’image, comme à l’époque des bonimenteurs, comme si un des garçons était à coté de nous et chahutait sans se soucier une seule seconde d’une quelconque notion d’ordre. Ce qui semblait désordonné, – le son, la lumière, le montage, le flou aussi – prend enfin une dimension poétique, qui donne un certain charme à ce courtmétrage, une légèreté enfantine. Ce ne sont pas que les enfants que le film montre, ce sont aussi les adultes. Le premier est le surveillant Pète-Sec, dont les élèves se jouent assez rapidement. Un rideau blanc sépare l’adulte des jeunes diables, comment les surveiller dans ce cas ? Ensuite, le surveillant général Bec-de-Gaz, qui n’apparaît que comme un pion muet, vil et ambitieux, lorsqu’il se voit proviseur à la place du proviseur. Un proviseur qui lui tente de résoudre

un complexe de taille par une barbe proéminente. C’est ce qui est dénoncé : les responsables enseignants ne sont pas bons pour nos enfants. Seul le nouveau surveillant Huguet semble être du côté des enfants. Ne serait-il d’ailleurs pas l’élément perturbateur de ce collège, le souffle de liberté sans quoi rien ne serait arrivé ? Fantaisiste, il montre aux élèves comment bien faire le poirier, et exécute même un dessin de Bec-de-Gaz qui, incrusté dans le film, se voit doué de mouvement. En n’accordant pas le visa, indispensable pour diffuser un film légalement, la Commission de censure juge exactement le film comme il se doit. Il ne se comporte pas «comme y faut», il ne respecte pas l’ordre établi, il est anticonformiste et même « antifrançais ». La Commission, sous tutelle d’un ministère (de la Culture, de l’Éducation, de l’Intérieur, on ne sait pas), remplit parfaitement le rôle de l’autorité sclérosante et muselleuse. Ainsi sont montrés les enseignants dans le film, qui sont tour à tour injustes, malveillants et voleurs. En cette nouvelle année, les élèves vont donc comploter contre eux, contre l’ordre. Le film est à l’image d’Huguet, malgré sa fantaisie, il a la dure charge de nous éduquer, et nous ferait, nous spectateurs, lever de nos lits pour abolir les injustices. Zéro de Conduite n’est peut-être pas si obsolète que ça. Alexandre Léaud

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BEFORE SUNRISE, 1995 BEFORE SUNSET, 2004 BEFORE MIDNIGHT, 2013 de Richard Linklater

my dear friend

C

e n’est pas un secret, le temps joue un rôle crucial dans l’appréciation d’une œuvre. La nostalgie a beau se démener, certains films ne résistent pas au poids des ans, et le souvenir que l’on en garde reste leur plus belle qualité. Comme un fait exprès, la trilogie (provisoire ?) de Richard Linklater a fait du vieillissement sa motivation, le passage du temps et l’évolution qu’il provoque dans une relation entre deux personnes formant le centre de sa réflexion.

Il n’est guère étonnant que Before Sunrise, Before Sunset et Before Midnight répètent les mêmes motifs visuels, entre longs plan-séquences dialogués, conversations à table et cartes postales (dans l’ordre : l’Autriche, la France et la Grèce). Parcourir ces lieux idylliques n’est qu’un prétexte à suivre le couple dans leur découverte mutuelle. Certains sujets sont inépuisables, et la rencontre en fait partie : à deux, à trois ou plus, en famille ou avec des inconnus, née du hasard ou organisée de longue date, la rencontre supporte tous les traitements, du plan fixe ascétique au montage stylisé. La direction d’acteurs peut s’y épanouir sans problème et le décor varier à l’infini. Dans les années 2000, Mademoiselle de Philippe Lioret en faisait un sujet central, tout comme Vendredi soir de Claire Denis. Un film diurne, l’autre nocturne, avec chacun son atmosphère, mais deux travaux qui ne dépassent pas leur générique final. Narrant la rencontre ferroviaire entre Jesse (Ethan Hawke)1 et Céline (Julie Delpy), Before Sunrise n’était au fond qu’une balade étudiante, une vision agréablement intello des relations amoureuses dont le couple discourt sur mille sujets. Ces deux-là sont bavards, très bavards. Trop bavards. Ils ont conscience du laps de temps qui leur est accordé dès le départ, ils sont pressés, ont soif d’apprendre à se connaître. Il en sera de même dans les suites, à ceci près que les premiers échanges vont paver la voie à une saga qui s’étend aujourd’hui sur plus de vingt ans, toujours avec le même duo d’acteurs. De la rencontre viennoise aux vacances familiales en Grèce, en passant par d’intenses retrouvailles parisiennes, le public est invité à partager les moments riches en émotions de deux amis. Prénom choisi en hommage à l’auteur James Joyce, Jesse étant un diminutif de James. 1


S O U S L E TA P I S R O U G E

BEFORE SUNRISE, 1995

16 juin 1995, dans un train. Richard Linklater est un débutant quand il décide de réaliser une petite comédie romantique sur les hasards des rencontres improbables. Il s’inspire d’une histoire vécue à Philadelphie et fait appel à la scénariste Kim Krizian pour raconter ce début de romance entre deux très jeunes adultes. N’étant pas satisfait du travail de cette dernière, il laisse une liberté totale à ses deux interprètes pour se le réapproprier et en écrire une autre version. Malheureusement, les lois relatives au métier obligeront le trio à laisser son nom au générique, et ils ne resteront leurs propres maîtres que pour les opus qui suivront cette touchante entrée en matière. Pour incarner ses deux héros, Linklater refuse d’abord le rôle à Ethan Hawke qu’il trouve trop jeune pour jouer Jesse mais sa prestation à Broadway, dans une pièce de Shakespeare, le convainc qu’il possède la maturité requise. Ce qui fait la particularité de cette trilogie, bien que cela semble évident, c’est la complicité palpable de son duo vedette. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance, l’Américain trouvant la Française brillante mais agaçante, trop sûre d’elle voire pimbêche, quand Julie trouvait Ethan gamin, immature car ne prenant rien au sérieux. Écrire ou plutôt réécrire ce scénario ensemble leur a permis de se rapprocher, de se découvrir pour devenir de grands amis et le rester vingt ans après. Cette complicité visible renforce la crédibilité de dialogues à la fois très écrits et improvisés. Pour qui les découvre tardivement, la vision successive des trois opus perd finalement de son impact, les décennies qui séparent chaque épisode formant autant d’ellipses utiles au récit ; comme si la relation entre le spectateur et les personnages nécessitait cette attente pour se construire. Avec le recul, la temporalité est une

donnée qui a l’air d’obséder Richard Linklater : si elle n’est pas au cœur de tous ses travaux, elle a pourtant conditionné vingt ans de carrière où, en parallèle à la trilogie, l’homme s’est attelé à la réalisation de Boyhood, film tourné avec une même équipe de comédien(ne)s sur une période de douze ans. Un beau casse-tête logistique dont le résultat ne se hisse pourtant pas à la hauteur des Before..., le défi de production que représente Boyhood restant son meilleur (et unique ?) argument de poids. Car Before Sunrise, s’il n’est à sa sortie qu’un petit film isolé, le haut du panier de la romcom, il appartient aujourd’hui à un projet plus vaste. Le plaisir de revoir Julie et Ethan avec vingt ans de moins au compteur n’a rien de superficiel, la suite de l’aventure éclairant cette première rencontre entre deux inconnus, et donne à leurs échanges un poids et une résonance renouvelés. L’idée est entendue mais toujours vivace dans la trilogie : les souvenirs sont faits de lieux, et réciproquement. À chaque époque son décorum, et en prenant Vienne pour cadre initial, les auteurs s’interdisent sans doute d’y retourner (à moins qu’ils ne gardent l’idée pour un opus final où le duo irait sur ses vieux jours ?). Before Sunrise est majoritairement fait de sourires charmeurs, de pauses récréatives (un bar, un parc, le Prater...) et d’insouciance. Proposer à une jeune femme de descendre d’un train à Vienne, passer la nuit à se découvrir sans trop se soucier du lendemain, et voir la fantaisie se transformer en lien affectif : témoin d’une époque où l’absence de smartphones, de réseaux sociaux et même de portables ôtait toute garantie de garder contact, Before Sunrise est une promesse. Celle de ne rien gâcher, de garder ce laps de temps passé ensemble intact, sans déclaration enflammée ni larmes intempestives. Sans engagement en fait, sauf le plus grand, et donc le plus fragile : se donner rendez-vous, un an après, même endroit même heure. Sans savoir ce qui pourrait bien contredire le plan entre la France et les États-Unis.

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Sans savoir que ce quai de gare, où ils n’auront passé que quelques minutes, formerait un souvenir essentiel. Sans savoir qu’un tel rendez-vous aura des répercussions bien plus grandes que l’entretien d’un rêve d’anciens ados... 2004, dans une librairie. Neuf ans ont passé dans la vie de Jesse, que l’on retrouve écrivain à succès. Mais le même laps de temps s’est écoulé pour les spectateurs qui les ont quittés, lui et sa Française, sur le quai de la gare de Vienne un matin d’été 1995. Les enfants qu’ils étaient ont grandi et cela se ressent dans leurs échanges, leur façon de communiquer. Les retrouvailles se font d’ailleurs à l’insu de Jesse : en tournée promotionnelle, il était venu répondre aux questions de journalistes à la Shakespeare and Company (une authentique librairie anglophone parisienne, encore en activité aujourd’hui). On devine, au fil des questions, qu’il a trouvé dans son escapade viennoise matière à un roman irrésolu... et un bon moyen de se signaler auprès de Céline, en cas de succès. Une bouteille à la mer qui méritait d’être lancée : Céline répondra à ce rendezvous hasardeux et sa présence auprès de Jesse, sans mot dire, perturbera l’écrivain en pleine interview. Voilà peut-être le moment le plus important de la trilogie, celui de la première retrouvaille, fin d’une attente et début d’une nouvelle histoire où tout est encore à vivre. Si Jesse est devenu M. Wallace, auteur reconnu et père de famille, il a trahi son rêve personnel le

plus important à ses yeux, celui de fonder un foyer rempli d’amour et d’être une figure paternelle stable, présente pour son enfant. Encore une preuve, s’il en fallait, que chacun a mis une part de plus en plus grande dans son personnage au fil des épisodes. La relation au père est omniprésente chez Hawke puisqu’il en a fait le sujet de son deuxième roman, The Hottest State, adapté par ses soins au cinéma. Dans Before Sunset, les ex, les conquêtes et les enfants s’entrecroisent au fil d’un dialogue quasi-ininterrompu. De fait, il est d’autant plus significatif que la première apparition de Céline laisse Jesse sans voix, le souffle coupé, le sourire jusqu’aux oreilles et l’air gêné, forcément cueilli par surprise à devoir partager ce moment privilégié avec plusieurs inconnus sans qu’ils le sachent. Le ravissement, sentiment cassegueule à traduire sans mièvrerie, donne pourtant l’occasion à Ethan Hawke de trouver l’expression exacte, rictus mêlé de surprise en réaction à la vue du visage radieux de Julie Delpy, l’intrusion de cet amour de jeunesse rouvrant un champ des possibles dont chacun sait qu’il ne sera plus le même, responsabilités familiales obligent. Plus idéalistes que leurs personnages (le duo y discutant à cœur ouvert de ses échecs successifs), Linklater et les scénaristes-comédiens envisagent Before Sunset comme une parenthèse qu’ils ont la bonne idée de ne pas refermer, le cinéaste concluant cet opus en se passant d’épilogue. Tournant le dos au caractère explicite des soixante

minutes de dialogue qui auront précédé, le cinéaste préfère abandonner le duo sur des points de suspension, sans même qu’ils se fassent de nouvelles promesses de retrouvailles. 2013, dans un aéroport. Jesse, seul avec son fils Hank, accompagne le jeune garçon qui doit retourner chez sa mère. Il tente de faire le bilan de ces moments passés ensemble et de verbaliser leur ressenti. On devine ainsi que l’homme tente comme il peut de pallier la distance qui le sépare de cet enfant qu’il ne voit pas grandir. On devine aussi la séparation de corps entre lui et la mère de l’enfant qui n’en est plus vraiment un, en même temps que la douleur que cela représente pour Jesse de devoir vivre éloigné de son fils. Apprendre ces détails pour le public, à ce moment de la trilogie, revient à recevoir plus d’informations en dix minutes qu’il n’en a appris en deux films. Le spectateur, ami invisible qui a laissé le couple dans un appartement parisien neuf ans plus tôt (lui sur un canapé, sourire complice et le visage plein de promesses, elle mimant la grande Nina et lui rappelant l’horaire de son avion), réalise que ce nouveau début de film n’a rien à voir avec celui du second opus. Partis en salle retrouver des amis imaginaires, on se retrouve assaillis de questions : qu’est-il arrivé ? Qu’ont-ils fait de leurs retrouvailles et de leur balade parisienne ? Qu’est devenue Céline ? Le spectateur brûle d’avoir les réponses à ces questions et à bien d’autres, d’autant plus quand il aperçoit enfin Céline et deux petites filles attendant le retour du père affligé. La réponse était pourtant évidente : ils ne se sont pas quittés, et malgré la connaissance mutuelle de leurs faiblesses, ils ont franchi le pas ensemble. Comme dans le premier épisode où, lorsque le couple passe à l’acte, le regard du spectateur

BEFORE SUNSET, 2004


BEFORE MIDNIGHT, 2013

PENSEES CINEPHILES

complice respectait l’intimité nouvelle des deux jeunes gens, le public a été privé de la concrétisation de ce fantasme adolescent ; Linklater préférant, après l’habituelle décade elliptique, observer les conséquences de ce choix. Évitant que la foudre ne frappe deux fois au même endroit, il passe ainsi de la romance éphémère à la prise de conscience charmeuse puis, pour ce troisième opus, à un film sur la vie de couple. Leur premier baiser fut un défi, ce qui s’ensuivit une sorte de jeu qu’ils veulent sans importance. Ils n’en accepteront le réel impact que lorsqu’ils se parleront à cœur ouvert et s’avoueront à quel point toutes ces petites choses ont compté pour l’un et pour l’autre. Une déclaration déguisée en chanson dans Before Sunset et que Jesse prendra comme un cadeau, une invitation à partager sa vie avec celle qui occupe ses pensées depuis si longtemps. Plus de barrières, plus question de se protéger en jouant aux êtres responsables et détachés. Tout est sur la table, que fait-on de ces sentiments ? Sans doute conscient qu’il amène ses personnages sur un terrain vierge et nettement plus difficile en abordant de front la vie à deux, le cinéaste cède à une facilité qui l’amènera, selon les goûts de chacun, à un passage amusant ou irritant. En effet, Jesse et Céline se retrouvent vite entourés d’ami(e)s, dont plusieurs couples, dans la villa grecque où ils passent leurs vacances. La mécanique narrative, au lieu d’isoler nos héros, tente donc une nouvelle dynamique. L’ennui, c’est que le côté gentiment bobo assumé par la trilogie (et bien vite embelli par les comédiens) ressort ici de plus belle, au fil de considérations tour à tour cliché et pédantes, malgré des touches d’humour bienvenues. Ce n’est qu’un avis, et les auteurs de ce texte sont d’ailleurs en désaccord sur le sujet ! Reste que le film est bien plus intéressant lorsqu’il se focalise de nouveau sur son couple vedette, et sur la thématique

globale de la trilogie. D’abord perçus comme symboliques, les lieux de transit sont ainsi capitaux d’un film à l’autre. Les départs, les retrouvailles, les adieux jalonnent leurs vies comme les nôtres et rappellent, à l’écran, combien l’existence est régie par le hasard des rencontres, l’aéroport qui ouvre ce troisième opus faisant naturellement écho à la gare de Vienne. Nos amis peuvent maintenant partager ce qu’ils ont vécu pendant ces neuf ans, d’abord dans un trajet en voiture qui mêle tension et décontraction puis, suite au dîner entre amis évoqué plus haut, lors d’une balade à pied qui se prolonge après le coucher du soleil et s’achève bien avant le lever du jour. Après neuf ans sans nouvelles, sans avoir pu leur demander comment ils allaient, que peuvent-ils avoir à nous raconter ? Les connaissonsnous encore ? Se connaissent-ils encore l’un l’autre ? L’équilibre est fragile et le moindre grain de sable le met en danger. En vacances, la famille Wallace nous fait partager ce moment particulier qu’est le départ du fils aîné, les discussions, les ressentis que cela provoque et la façon dont ce fils vivant loin de son père remet en question l’unité familiale. Plus amer, plus désenchanté, le troisième volet de la trilogie réussit le tour de force de se renouveler et de créer la surprise là où il semble impossible d’en créer, a fortiori pour les vieux amis du couple que nous sommes. En évoquant un sujet aussi éculé que l’érosion du désir et la routine au sein du couple, le trio arrive encore à faire vibrer la fibre émotionnelle sans sacrifier

sa spontanéité. À vrai dire, on pouvait se demander comment l’idylle pourrait se prolonger au-delà d’un diptyque qui se suffit à lui-même (rencontre, séparation, puis retrouvailles et indécision après dix ans d’éloignement). Linklater résout l’équation par le retour de ses fameux plans-séquences dialogués, ces derniers servant cette fois un drôle de crescendo dont la partie hôtelière tourne le dos à l’incertitude euphorique qui baignait la conclusion des précédents opus. L’enfer du couple selon Linklater, Delpy et Hawke ? Il faut dire qu’après vingt ans de collaboration, le trio ne pouvait revenir à l’insouciance qui régissait jusqu’à Before Sunset, bien que l’étourdissant monologue du taxi parisien où Céline vidait son sac ait instillé une gravité qui ne quittera plus les auteurs. Elle aura seulement attendu le sentiment amoureux pour germer, plus puissant mais aussi plus fragile que la belle amitié qui aura mené les protagonistes, et leurs comédiens, à poursuivre cette éternelle histoire sans lendemain sur le territoire du cercle familial, mettant un terme à l’éloignement géographique que l’on croyait de nouveau inévitable suite à Before Sunset. « Before Sunrise nous laissa une impression de vide. Jesse et Céline continuaient d’occuper la mémoire de ceux qui les avaient côtoyés. Ce fut merveilleux de pouvoir enfin combler cela », déclarait Julie Delpy lors de la sortie du second épisode. Si l’aventure se prolonge bel et bien, rendez vous dans six ans chers Céline et Jesse Guillaume Banniard et Muriel Cinque

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le syndrôme «bonnie and clyde»

Rob Zombie

L

e cinéma américain, lorsqu’il s’inscrit dans un décor où l’horizon domine, semble souvent jeter un regard spécifique sur l’histoire de son pays. Un terreau offrant assez de possibilités pour nourrir le film-clé du travail de Rob Zombie autant qu’un cinéma plus mainstream, mais lui aussi hanté par la notion de territoire. Petit tour d’horizon, 100% subjectif, des liens de parenté entre ce cinoche marginal et ses cousins éloignés. Tout d’abord connu pour sa carrière musicale, Rob Zombie ne tarde pas à nous faire part de son amour pour le cinéma. Avec des clips tels que Dragula et Living Dead Girl, pour ne citer qu’eux, ou encore ses concerts durant lesquels sont projetés des extraits de films des premiers temps, mais aussi par ses nombreuses collaborations sur divers projets cinématographiques (à la B.O., au doublage ou en tant qu’acteur), c’est tout naturellement qu’il pose provisoirement son micro pour prendre une caméra. En 2003, Rob Zombie s’attaque, pour notre plus grand plaisir, à son premier long-métrage La Maison des 1000 morts, dont il reprendra les protagonistes deux ans plus tard dans The Devil’s Rejects.

The Devil’s Rejects, road movie sauvage ou une famille de psychopathes sème la mort en fuyant les forces de l’ordre, apparaît comme une bonne grosse cuite bien sévère virant au bad trip. J’y suis malmené, je n’ai plus les idées claires et je sens déjà que je suis allé trop loin. Le Bien et le Mal ? Je n’arrive même plus à faire la différence. Mais ma cinéphagie m’empêche de presser la touche « stop » de ma télécommande et je continue de m’injecter ces images « made in » Rob Zombie ! Les « Devil’s rejects » s’insinuent alors en moi et quelque chose d’étrange se produit : un nouveau sentiment à leur égard mûrit, un sentiment d’amour et de compassion. Quand j’en prends enfin conscience, il est trop tard, le film se finit et je regrette amèrement. Je ressasse le film encore et encore pour essayer de me raisonner et de mettre fin à ce sentiment. Commence alors une véritable remise en question de la condition humaine dont on ne ressortira pas indemne… Le film semble comporter deux chapitres, présentant deux visions du monde : tantôt adoptant le point de vue des représentants de notre société, tantôt en adoptant celui de ceux qui la

rejettent. Ainsi, que je le veuille ou non, Rob Zombie me forcera à m’identifier aux « Devil’s rejects », allant même jusqu’à renverser mon empathie en faveur de ces derniers qui prendront parfois l’allure de gros nounours inoffensifs amadoués par une glace aux fruits. Mais ne sous estimez jamais le pouvoir de cette friandise : dans un tel contexte, une glace vous restera en travers de la gorge et vous laissera un goût amer que vous ne serez pas prêt d’oublier... Le premier chapitre pourrait être considéré comme « traditionnel », dans le sens noble du terme, en ce qu’il reprend, avec respect et amour du genre, l’héritage du cinéma d’horreur américain des années 1970. Les membres de la famille, présentés directement comme le mal incarné, pourraient être les bâtards de Leatherface, enfanté par Tobe Hooper en 1974 dans Massacre à la tronçonneuse, et des êtres victimes d’essais nucléaires de La colline a des yeux de Wes Craven (1977). Gueules cassées et bimbos aguicheuses, voici les visages de tous les vices. Le film présente cette famille dès


Capitaine Spaulding, le père de cette immonde progéniture, finit par rejoindre ses deux enfants en cavale. Ils prennent la route tous ensemble à bord d’une petite camionnette. Le père et sa fille dégustent une glace tandis que le fils conduit. La fille commence à taquiner son frère qui semble regretter de ne pas avoir pris de glace et le nargue. Le frère boude, le père se met alors à rire et je ris avec lui. Ainsi continue ce p’tit bout de chemin, dans la joie et la bonne humeur. Cette innocente scène devient ainsi la charnière qui nous fera basculer vers une relecture des « Devil’s rejects » en adoptant cette fois leur point de vue. C’est ce qui caractérise la seconde partie du film. Rob Zombie n’y présente plus des monstres sanguinaires mais une famille ordinaire vadrouillant ensemble et retrouvant des amis de longue date autour d’un verre. Si visiblement le diable peut faire preuve d’amour, il semblerait que la justice change elle aussi de visage… Notre bon shérif a des envies de meurtre. Il commence par la mère qu’il retenait prisonnière. Puis engage des mercenaires pour assassiner nos mangeurs de glace. Il finit par capturer le père et ses deux enfants, les ligote. Commence alors une

séance de torture interminable dont notre représentant de justice sera le bourreau. Enfin justice est faite ! Ils crient, se débattent mais ne peuvent s’échapper, ils vont souffrir des mêmes horreurs que leurs victimes ! Le shérif a fait ce que j’aurais voulu que les otages de l’hôtel puissent faire pour s’en sortir vivants, en faisant preuve d’une violence extrême répondant aux atrocités dont ils étaient victimes. Il me renvoie ainsi à ma propre monstruosité, en conférant une certaine « réalité » aux fantasmes mûris par esprit de vengeance, et me rappelle qu’au fond j’aspire à une cruauté que je prétends pourtant condamner. Rob Zombie me rapproche de plus en plus de ces « monstres ». Ils sont désormais victimes, et la société bourreau. Mais le shérif est tué par l’un des membres de la famille, tapi dans l’ombre depuis le début du film, sauvant ainsi la vie de ceux qui lui sont chers. Les hors-la-loi le prennent dans leurs bras, le remercient avec amour. Mais ils doivent désormais partir, le plus loin possible. Ils quittent leur sauveur et fuient en voiture par les grandes routes désertiques héritées d’un Far West plein de promesses, mais qui pourtant ramènent toujours vers ce que l’on cherche précisément à fuir…

PENSEES CINEPHILES

les premiers plans comme étant nécrophile, meurtrière, à tendance incestueuse… ils sont ce que la société rejette et sont pourchassés par son digne représentant : le shérif John Quincy Wydell, bien décidé à les boucler. Dans leur fuite, deux des membres de cette famille, Otis et sa sœur Baby, se réfugient dans un hôtel. Ils prennent en otage une famille innocente et les torturent à mort après leur avoir donné un avantgoût de ce que pouvait être l’enfer. Tel est l’héritage du film d’horreur des années 1970 : la société est innocente, « l’autre », celui qui ne l’intègre pas, est le monstre.

L’Amérique… un monde immense où toutes les routes convergent. Ainsi le destin de nos bourreaux devenus victimes rejoint celui de Thelma et Louise, héroïnes du film éponyme de Ridley Scott. Tous pourchassés par une société, une justice qui les tiraille et qui les pousse inexorablement vers leur propre fin. Par ce parti pris Rob Zombie transforme nos bourreaux en héros tragiques qui courent à leur propre perte, suscitant ainsi notre empathie. C’est ainsi que se clôture le film, de la même manière que Thelma et Louise, ils sont face à un barrage des forces de l’ordre mais préfèrent rouler une dernière fois et mourir ensemble, libres…

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THELMA ET LOUISE de Ridley Scott, 1991 Rob Zombie vient de me montrer deux familles. L’une représente la « norme », famille américaine moyenne, propre, innocente. Elle est faite prisonnière, torturée puis tuée après une tentative de fuite désespérée. La seconde famille représente « l’autre », rebut du diable, crasseuse, meurtrière. Elle est elle aussi faite prisonnière pour être torturée puis abattue après une ultime tentative de fuite. Bien qu’en apparence tout les oppose elles connaissent le même sort. Qu’il soit donc bon ou mauvais, Rob Zombie présente l’Homme comme personnage tragique. Il plane sur ce film comme un fantôme qui hanterait le cinéma américain depuis déjà bien longtemps. Il me rappelle bien sûr Thelma et Louise de Ridley Scott sorti en 1991, mais également La Balade sauvage de Terrence Malick en 1973 qui était lui-même une relecture de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn sorti en 1967, film reprenant l’histoire vraie du couple de criminels éponymes des années 1930. Pourquoi ce fait divers a-t-il eu un si grand impact au cinéma ? Probablement

parce qu’il semblait présenter les premiers signes d’effondrement des mythes fondateurs de la culture américaine en présentant non plus l’Amérique comme une terre promise, mais comme une terre que l’on fuit désespérément sans pouvoir s’en échapper… Rob Zombie se montre ici plus radical que ses prédécesseurs en donnant le coup de grâce à ces mythes fondateurs. L’Amérique est une terre de malheur hantée par le génocide d’un peuple ; chacun devra payer de sa vie pour expier ses péchés. Il n’y a pas de dieux pour les sauver. Même Otis qui affirmait, avant de tuer ses victimes, être le diable en personne, trouve la mort. La terre promise n’est qu’un purgatoire. L’Amérique, cette terre désolée dont le peuple en sursis se meurt, prend des airs d’enfer… Le western et son Ouest sauvage ont forgé les mythes fondateurs de la culture américaine, montrant une Amérique riche et fertile. Mais l’histoire de Bonnie Parker et Clyde Barrow est devenu le terreau fertile à la création d’un nouveau mythe américain. L’Amérique


Cette vision d’une Amérique en déclin traverse l’histoire du cinéma jusqu’à atteindre son paroxysme suite aux attentats du 11 septembre 2001. En s’effondrant, les Twin Towers emportent avec elles les mythes fondateurs de la culture américaine… L’Amérique n’est alors plus qu’une terre désolée, sans espoir, qu’il faut maintenant fuir pour sa survie, comme dans La Route (John Hillcoat, 2009). Elle est contaminée par des virus qui transforment sa population (World War Z, Marc Foster, 2013), détruite par une nature qui reprend ses droits (2012, Roland Emmerich, 2009), victime d’attaque extraterrestre (Cloverfield, Matt Reeves, 2008). De plus, il n’y a plus assez de ressources pour la survie de l’Homme, plus de nourriture, ce qui le poussera à partir dans l’espace à la recherche d’un monde meilleur, sorte de nouvelle terre

promise (Interstellar, Christopher Nolan, 2014), pour exploiter de nouvelles matières premières (Moon, Duncan Jones, 2009) quitte à exterminer une nouvelle fois un peuple (Avatar, James Cameron, 2009). Voici l’Amérique post-11 septembre. Ainsi l’Amérique, en tant que terre promise, n’existe plus. Si cette vision ne concernait qu’un cinéma subversif, elle gangrène aujourd’hui le cinéma de masse. Combien de fois ai-je entendu « Avatar, c’est juste un copié-collé de l’histoire de Pocahontas » ? Au lieu de livrer un constat aussi simpliste, pourquoi ne pas se demander pourquoi l’histoire se répète ? La science-fiction post-11 septembre semble reprendre l’héritage des conquêtes de l’Ouest, du western donc, et toute la mythologie qui en découle, une mythologie qui, comme on a pu le voir, s’effondre. Serait-ce pour mieux la redéfinir ? Assistons-nous alors à la réécriture des mythes fondateurs de la culture américaine ? Pour trouver la réponse, il va falloir lever les yeux au ciel, car c’est de l’espace que semble venir la réponse…

PENSEES CINEPHILES

prendra ainsi progressivement un nouveau visage, devenant carrément l’enfer sur terre en 1956 dans L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel et en 1968 avec La Nuit des morts-vivants de George A. Romero. Voici donc l’Amérique post-Bonnie et Clyde.

Alan Szezur

THE DEVIL’S REJECTS de Rob Zombie, 2005

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BARBARA LODEN

la genèse d’une oeuvre

V

ers Wanda est un projet original comme il serait bon d’en voir plus souvent et dont il est rassurant de découvrir l’existence. Ni une pièce de théâtre, ni une simple lecture, ni une banale analyse du processus créatif mais bel et bien un peu des trois à la fois, le spectateur découvre un univers en se divertissant. Ce n’est ni plus ni moins que la rencontre de la vie, de la littérature et du cinéma sur une scène de théâtre, le résultat scénique de la passion d’un trio d’acteurs pour l’histoire d’une femme : Barbara Loden. Tout commence lorsque Marie Rémond tombe sur l’ouvrage de Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden publié en janvier 2012. La lecture de cet essai, la découverte de cette figure méconnue, va susciter chez la dramaturge en herbe un enthousiasme et une admiration qu’elle va transmettre à deux de ses collègues jusqu’à la retranscrire avec leurs mots sur papier. Fruit de leur collaboration active, va aboutir sa volonté de faire connaître une personnalité et son destin dramatique, passionnant, et brosser un portrait hors du commun d’une artiste qui ne l’était pas moins.


Dans les années 70, Barbara Loden est une actrice qui joue dans les films de son mari. Il lui a offert deux rôles avant de lui préférer Faye Dunaway dans l’arrangement qu’il a pourtant écrit pour elle, grâce à elle et qui parle d’elle. L’étincelle initiale qui met en branle le processus créatif et le mène à sa finalité. À travers la présentation de trois personnages (l’un des trois acteurs joue plusieurs rôles dont celui de Kirk Douglas), ils nous montrent comment naît une œuvre originale, proposant une analyse sensible et un making of unique de film complètement décalé. Par hasard, dans un journal, la jeune femme lit le compte rendu d’un fait divers qui montre comment la domination des femmes par les hommes peut engendrer des drames inattendus. La vie de Barbara Loden c’est celle d’une femme secrètement blessée, qui se battra tout au long de sa vie pour compter comme être humain autant qu’un homme, qui construira son chef-d’œuvre, sa pièce maîtresse et unique en racontant l’histoire d’une autre femme perdue, apparemment sans désir et sans attache, qui a ruiné sa vie pour obtenir un semblant d’attention et de considération. Wanda s’est asservie à un homme pour avoir l’impression de compter pour un autre être humain. Une manière de se sentir exister. Barbara Loden, l’une des pionnières du combat intelligent contre le sexisme, sera emportée à 48 ans tout juste par la maladie la plus exclusivement féminine qui soit puisqu’elle ne tue que les femmes, en les attaquant dans leur féminité : le cancer du sein.

PENSEES CINEPHILES

Barbara est comme toutes les autres femmes, à la fois ordinaire et exceptionnelle, liée, assoiffée de liberté, forte et soumise ; tout cela mêlé. À travers le portrait de cette actrice, épouse d’un des plus grands cinéastes de son temps, Elia Kazan, réalisatrice en devenir qui s’épanouit sous nos yeux, se dessine celui du féminisme du début des années 70 qui en est à ses balbutiements. En filigrane, on observe aussi celui du couple en général, de la place de chacun en son sein. Dans la « pièce » que nous proposent Marie Rémond, Clément Bresson et Sébastien Pouderoux, nous assistons à une mise en abyme vertigineuse. Marie joue Barbara qui se cherche en Wanda. Les acteurs et leurs personnages fusionnent étrangement. Les costumes portés par Marie Rémond sont d’ailleurs les mêmes que ceux portés par Barbara quand elle joue Wanda dans son film, recréés à l’identique pour le spectacle.

Son film, que je vous invite à découvrir de toute urgence, a subi à sa sortie les affres des féministes les plus virulentes mais aussi et surtout les plus caricaturales. Dans son seul et unique film, Barbara Loden s’attribue le rôle principal, celui d’une femme aliénée à un petit malfrat après avoir abandonné mari et enfants. Décrié par les féministes, il faudra attendre que Marguerite Duras prenne sa défense pour lui donner la chance de ressortir en salle (grâce aussi à Isabelle Huppert, plus tard, en 2003). Barbara est comme Wanda, une morte-vivante, une femme détruite par les hommes qui l’ont côtoyée. Dans un article de Positif rédigé par Michel Ciment, elle confie : « Si j’étais restée, j’aurais été vendeuse, je me serais mariée à 17 ans, j’aurais eu des enfants et je me serais soûlée le vendredi et le samedi soir. J’ai eu la chance de partir, mais pendant des années encore, j’ai été, comme Wanda, une morte-vivante ». Elle vivra à Hollywood sans en adopter les codes, sans se soumettre jamais à ses diktats. Elle défendra sa liberté d’être, de penser bec et ongles jusqu’à la fin tout en aimant profondément cet homme égocentrique, traître et autoritaire, indifférent aux problèmes de sa femme, à son intimité, à ses états d’âme, au côté duquel elle vivra une dizaine d’années. Il tirera de cette aventure amoureuse un livre, L’Arrangement, qu’il mettra en scène avec Faye Dunaway dans le rôle de Barbara. Ce sera l’une de ses plus grandes trahisons, son compromis le plus déloyal, celui qu’elle ne pardonnera pas. Malheureuse et blessée, elle en tirera la leçon qu’elle ne peut pas compter sur cet homme ni sur aucun autre. Là commence l’aventure Wanda. La femme qu’elle est par la passivité de Wanda, sa façon d’être absente de sa vie, de ne pas être. Marguerite Duras dira dans les Cahiers du Cinéma au lendemain de la mort de la réalisatrice : « Je considère qu’il y a un miracle dans Wanda. D’habitude, il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici, cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda ». L’auteur de L’Amant aidera à le faire diffuser, connaître et comprendre. Ce projet, unique et original (à l’image de l’œuvre de Barbara Loden) oscille entre burlesque et tragédie, surfe sur une palette complexe et infinie d’émotions brutes. Durant une heure et trente minutes environ, nous sommes ballottés de l’intimité d’un couple des années 70 au cœur du système hollywoodien, le tout le temps d’une simple représentation.

Merci pour la découverte et le voyage. Muriel Cinque

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gros plan américain AMERICAN SNIPER de Clint Eastwood, 2015

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ros plan américain. C’est la traduction peu fidèle du titre anglais du dernier film de Clint Eastwood, American Sniper. Peu fidèle littéralement mais évocateur selon moi du film. Un sniper n’est rien d’autre qu’une arme qui permet de voir les choses plus précisément, à travers une lentille, ou dans notre cas, un écran. Le second mot nous indique aussi qu’il s’agira bien sûr d’un regard américain. Ce n’est pas le premier film de guerre d’Eastwood. Il avait notamment réalisé successivement Mémoires de nos Pères et Lettres d’Iwo Jima, qui parlaient tous deux de la Seconde Guerre mondiale, le premier côté américain et le second côté japonais. Ce n’est pas la première chose à faire pour un nationaliste, de s’intéresser au point de vue des autres. Dans American Sniper, il montre le personnage de Chris Kyle, qui est donc surnommé « La Légende » aux ÉtatsUnis pour détenir le record de cibles tuées de toute l’histoire américaine. Et effectivement le film subit de nombreuses critiques, taxé de propagandiste, glorifiant un personnage qui tuait pour le plaisir et montrant peu les insurgés, de toutes nationalités d’ailleurs, un peu à la manière dont les

Indiens étaient représentés dans les westerns d’antan. Mais c’est passer à côté du film, et passer à côté d’Eastwood tout court. Alors quoi, il aurait fallu un dialogue dénonçant l’implication de l’armée au Proche-Orient, en expliquant les raisons qu’ont les insurgés d’entrer en guerre contre l’Amérique ? En bon patriote, et comme une bonne partie de l’Occident, Eastwood pense que les actes barbares des insurgés ne sont pas justifiables. D’abord, au lieu de justification, il ne peut que remettre en question les propres actes des soldats, ce qui est de toute façon plus pertinent que de s’interroger sur d’autres cultures sans une étude approfondie. Et cette remise en question interviendrait non pas par un simple dialogue mais par l’utilisation de la caméra. Ce qu’il fait. Car c’est bel et bien un retour sur sa propre histoire qu’Eastwood fait faire à son personnage. Pour comprendre l’implication de l’armée américaine au Proche-Orient, il faut retourner sur les motivations profondes, outre les attentats, qu’ont un peuple à envahir un autre, alors qu’ils y sont totalement étrangers. Les hommes se retrouvent sur une terre qu’ils ne connaissent pas, entourés d’ennemis, et dont la culture profonde diverge. L’ouverture du film veut tout dire : le titre, American Sniper, sur fond noir, paradoxal pour quelqu’un dont la vision est le premier sens, avec en arrièreplan sonore un appel musulman. Un américain perdu dans un environnement totalement inconnu.


Un personnage déchiré donc entre la famille et l’armée, entre l’Amérique et le Proche-Orient. Le récit des voyages de Chris Kyle a nécessité l’invention du personnage de Mustafa, qui est comme la chose qui rattache Kyle à la guerre, et qu’il doit tuer pour s’en sortir. Car il s’est identifié à lui, et le film nous montre ce sniper syrien (inventé pour l’occasion) non comme un « sauvage » mais comme un

PENSEES CINEPHILES

Cela fait écho de manière directe aux westerns, et au cinéma de Ford. S’interroger sur l’Amérique, et sur son passé, c’est bien le but de ce film, qui permettra de trouver les solutions. Où a-t-il bien pu trouver l’énergie de commettre un acte hautement cruel, à savoir abattre une mère et son fils (acte fictif, le vrai Chris Kyle n’ayant, selon ses dires, jamais abattu d’enfant) ? Dans son histoire, dans son passé. Une enfance, avec enseignement des valeurs traditionnelles, qui va d’ailleurs se perpétrer, puis les traumatismes des attentats, tant ceux de Tanzanie et du Kenya que du World Trade Center. Voilà pour l’explication. Mais l’explication n’est en aucun cas une justification, le héros condamne lui-même son geste. Plus tard, il aura la possibilité réitérer son geste, bien qu’il n’en soit plus capable. Le héros eastwoodien sait que ce qu’il fait est mal.

autre humain, qui a tout autant de raisons et de motivations que Kyle pour faire son boulot. Le cinéaste filme les deux ennemis avec la même tension, de sorte qu’on ne peut pas les juger différemment. En voulant se surpasser, aller au bout de ce qu’il pensait être juste, Kyle se libère, mais déclenche également le pire, ce qui aurait pu être sa dernière mission. C’est là que le patriotisme intervient, car se repentant, il est encore une fois sauvé, alors que tout s’effondrait sur lui. De l’autre côté, ce n’est pas mieux. La relation qu’entretien Kyle avec le monde est modifiée par ce comportement violent qui envahit son quotidien, avec sa femme, avec ses amis, avec les autres, et avec lui-même. On revient là sur le thème du traumatisme post-guerre dont Kyle fait les frais, enfermé dans son sens du devoir. C’est un héros qui, malgré son regard lucide sur lui-même, malgré ses efforts pour s’en sortir, est rattrapé par son passé. Étrange destin pour celui dont la spécialité est d’observer avec attention et faire preuve de discernement avant d’agir, via la lunette. Le spectateur se retrouve dans la même position, à devoir observer attentivement à travers l’écran, à devoir faire des choix sur ce qu’il voit. Il n’a bien sûr qu’une information parcellaire, et c’est là qu’il doit faire appel à ses souvenirs, à ce qu’il est. Gare à lui s’il se trompe. Alexandre Léaud

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Femmes fatales : anges et démons du film noir hollywoodien

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armi les éléments qui font du film noir l’un des genres les plus reconnaissables du cinéma hollywoodien de l’âge d’or, difficile d’éviter la figure de la femme fatale, ce personnage clé de l’univers du « noir » littéraire et cinématographique, qui donne parfois son titre aux films : Laura, Gilda... Mais bien avant les romans noirs de James Cain ou Raymond Chandler et leurs adaptations cinématographiques, la femme fatale a été une figure importante dans la plupart des mythologies occidentales. On peut citer, entre autres, le Sphinx dans la mythologie grecque, Lilith dans La Bible, ou encore la fée Morgane issue de la légende du roi Arthur. Des femmes séduisantes et indépendantes, qui sont conscientes de leur beauté et en jouent auprès des hommes. De nombreux artistes ont été fascinés par ces femmes, parmi lesquels des peintres chez qui l’on retrouve des similitudes esthétiques avec les futurs films noirs hollywoodiens (principalement l’utilisation du clair-obscur). Citons le peintre expressionniste allemand Franz von Struck, et ses toiles aux titres évocateurs comme Le Péché (1893), Le Vice (1899), ou encore Sensualité (1891) avec ses femmes aux poses lascives, tapies dans la pénombre, parfois accompagnées d’un serpent, à la manière d’une Ève fantasmagorique. C’est tout naturellement que l’industrie cinématographique balbutiante accorde rapidement une place centrale à la femme fatale. La figure la plus retenue sera celle de la « vamp », premier sex-symbol américain de l’ère du muet. La plus connue d’entre elles, Theda Bara, défraya la chronique dans son rôle de Cléopâtre1 (1917) avec ses

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tenues quasi-transparentes. L’année suivante, elle incarne la princesse Salomé (princesse juive de l’Ancien Testament connue pour être une dangereuse tentatrice) dans le longmétrage éponyme réalisé par J. Gordon Edwards. Sa popularité auprès du public est alors extraordinaire, et elle reçoit environ 4 000 $ par semaine de tournage. À la même période, sur le sol européen, c’est l’actrice Musidora qui incarne la vamp auprès du grand public dans les feuilletons de Louis Feuillade comme Les Vampires ou Judex. La figure de la femme fatale a permis aux artistes, qu’ils soient peintres, écrivains, ou réalisateurs, de faire de l’érotisme sans avoir à se justifier auprès des instances morales propres à leur époque. L’érotisme fait justement partie des clés qui permettent de comprendre l’ambiguïté de cette figure trouble. Car dans le film noir hollywoodien, la femme fatale existe tout d’abord en tant que corps. Sa première apparition dans le film se fait parfois exclusivement sous cette forme : dans Gilda2 (1946), le héros aperçoit pour la première fois le personnage incarné par Rita Hayworth de dos, moulé dans une longue robe noire. « Qui est-ce ? » demande-t-il alors à un autre personnage, qui lui répond : « Une harpie ». Dans La Griffe du passé3 (1947), le personnage de Kathie apparaît pour la première fois à contre-jour, ce qui permet au spectateur et au héros de n’apercevoir rien d’autre que sa fine silhouette, tandis que dans Assurance sur la mort4, c’est uniquement vêtue d’une serviette de bain autour de la taille que Barbara Stanwyck se révèle au héros et au spectateur, avant de descendre les escaliers, accompagnée


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par un travelling qui s’attarde longuement sur ses deux jambes à découvert, comme lorsqu’Orson Welles balade sa caméra le long du corps de Rita Hayworth, allongée en maillot de bain sur le ponton d’un yacht dans La Dame de Shanghaï (1947). En 1946 sort l’adaptation par Howard Hawks du roman Le Grand sommeil écrit par Raymond Chandler. Pour incarner le personnage de la nymphomane délurée, Martha Vickers, une pin-up alors âgée de 21 ans est choisie. Son pouce qu’elle suçote à chaque fois qu’elle rencontre un homme « mignon » selon ses propres termes, sa participation (sous-entendue dans le film par des éléments de décor « exotiques ») à des tournages clandestins de films pornographiques et ses tenues affriolantes ont certainement mis à mal les censeurs de l’époque, et n’échappent pas au critique du Times qui exprime son intérêt pour « les allusions à la toxicomanie, au voyeurisme et à la fornication » disséminées par Howard Hawks dans son film. Pour la femme fatale du film noir, le sexe est à la fois une source de plaisir et un formidable outil pour manipuler ses proies : les hommes. La procréation ne fait absolument pas partie de ses projets, elle cherche même à l’éviter par tous les moyens possibles lorsqu’elle y est confrontée. En ce sens, le personnage d’Ellen dans Péché mortel (1945) de John M. Stahl est parfaitement représentatif : voulant préserver la flamme des premiers instants passés en compagnie de son futur mari, elle conspue sa famille proche,

qui gêne sans cesse leur intimité de couple, et va accueillir avec une grande hostilité sa grossesse. La vie de couple « standard » dans le film noir est sans cesse transgressée. Les héros d’Assurance sur la mort, de La Dame de Shanghaï ou bien de Le Facteur sonne toujours deux fois5 deviennent l’amant d’une jeune femme déjà mariée à un homme d’âge mûr, riche mais laid, qui mène une vie aussi plate et monotone que sa libido. Le héros, un jeune homme célibataire censé représenter l’américain moyen apparaît alors comme de la « nouvelle chair », et devient aussi bien un partenaire sexuel qu’un outil pour se débarrasser du vieux mari croulant. Or, la femme fatale a souvent tendance à changer de rôle subitement, quitte à mettre en danger les autres et parfois elle-même. Il arrive que le film noir oppose à la femme fatale un autre type de femme, plus discrète, moins aguicheuse, disposée à fonder une famille en compagnie d’un homme, parfois le héros. Cette opposition est flagrante dans La Griffe du passé (1947) de Jacques Tourneur, où le héros est partagé entre une brune sulfureuse qui erre dans les bars pendant la nuit, et une blonde habitant à la campagne, non loin de ses vieux parents, soucieux de ne pas la voir fréquenter n’importe qui. Un dualisme qui paraît aujourd’hui extrêmement phallocrate. Mais l’universitaire américain Frank Krutnik souligne dans In a lonely street : film noir, genre and masculinity (éditions Routlege) la faiblesse des héros masculins du film noir, complètement dépossédés face aux femmes fatales.

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Ainsi, selon Krutnik, le « weak guy » du film noir des années 1940 succède au « tough guy » du film de gangsters des années 1930. En effet, le héros du film noir est généralement un homme très « moyen ». Le héros d’Assurance sur la mort fait du porte-à-porte pour une compagnie d’assurance, ce qui l’amène à rencontrer Phyllis, la femme fatale avec qui il co-organisera l’assassinat de son mari. Dans Le facteur sonne toujours deux fois, Frank Chambers est un pompiste employé par le mari de la femme fatale, tandis que le héros de La Dame de Shanghaï incarné par Orson Welles est un marin irlandais habitué à vagabonder durant ses escales, jusqu’à sa rencontre fatidique avec la femme fatale incarnée par Rita Hayworth, qu’il sauve d’une agression. La même actrice incarne, dans Gilda, la femme d’un gérant de casino qui emploie le héros, un petit joueur auquel elle fut fiancée auparavant. Dans tous les films que nous venons de citer, la femme fatale domine clairement le héros, d’un point de vue social et économique. Ses robes et ses bijoux renvoient à un monde fantasmé par le personnage principal : celui de la richesse. Or, elles-mêmes sont dominées par leur mari, ainsi l’alliance avec le héros devient l’occasion de se venger. Le film noir devient dès lors le théâtre d’une double vengeance : celle de l’employé contre le patron, et celle de la femme contre le mari. Au final pour les deux personnages, une revanche contre la société. L’apogée du film noir classique décatit en même temps que l’âge d’or hollywoodien. Le genre se meurt, et d’autres avec lui, comme la comédie musicale. C’est dans les années 1980 que le film noir réapparaît sous une nouvelle forme post-moderne : celle que les critiques vont baptiser « néo-noir » avec l’arrivée du premier long-métrage des frères Coen en 1984, Sang pour sang, qui est une adaptation très libre du Facteur sonne toujours deux fois. Les néo-noirs des frères Coen accordent peu d’intérêt à la figure de la femme fatale, souvent absente, comme dans Fargo ou No Country for Old Men. C’est Paul Verhoeven

qui va remettre au goût du jour la femme fatale dans un film sorti en 1992, devenu rapidement culte : Basic Instinct. Un demi-siècle après la disparition du film noir classique, la censure n’est plus la même. Et en 1992, le sexe et la violence ne choquent plus grand monde. Basic Instinct va pourtant faire considérablement parler de lui avec ces deux ingrédients, qu’il brandit au grand jour au lieu de les dissimuler à la manière de ses prédécesseurs des années 1940. Dès la scène d’introduction, le spectateur assiste à une partie de jambes en l’air qui se termine par un meurtre sanglant à grands coups de pics à glace. Le public retiendra surtout la fameuse scène où Sharon Stone décroise les jambes face caméra, laissant planer le doute sur la présence ou non de sous-vêtements chez l’actrice lors du tournage. Si l’on retire à Basic Instinct ses scènes explicitement érotiques et violentes, il s’agit d’un véritable film noir classique, dont le scénario aurait pu être écrit par un Cain ou un Chandler, avec ses flics ténébreux, sa dimension psychanalytique, et bien sûr sa femme fatale incarnée par Sharon Stone : une romancière à succès, nymphomane notoire, qui séduit progressivement le détective incarné par Michael Douglas. Une femme qui fait planer l’ombre de la mort audessus de ses amants, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Avec Basic Instinct, on peut soudainement remarquer la transformation des instances morales selon l’époque : car si la démonstration de l’appétit sexuel vorace du personnage de Sharon Stone aurait probablement scandalisé les puritains en 1940, un demi-siècle plus tard ce sont certaines associations américaines qui vont monter au créneau, dénonçant à grands renforts de manifestations devant les cinémas californiens la « biphobie » que distillerait ce personnage, à la manière des catholiques intégristes lors de la sortie de La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese en 1988.

BASIC INSTINCT

de Paul Verhoeven, 1992


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On peut alors souligner le caractère éternellement subversif du personnage de la femme fatale. Son rôle n’est jamais fixe au sein du même film : à la fois mante religieuse prête à dévorer ses amants et victime des hommes qui l’oppressent, certains la considèrent comme la figure de la rébellion contre le patriarcat, d’autres voient en elle une diabolisation de la féminité, une assimilation de la sexualité féminine au Mal. En cela, elle représente parfaitement le paradoxe du film et

du roman « noir » : la cohabitation de la subversion et du moralisme, qui ne peuvent réellement exister l’un sans l’autre. Le film noir a beau être habitué à l’opposition entre le Bien et le Mal, l’ombre et la lumière, la femme fatale reste inclassable. Ni ange, ni démon, elle est en réalité insaisissable, et c’est ce pourquoi elle obsède inlassablement les hommes. Léo Miaud

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le spleen des vampires ONLY LOVERS LEFT ALIVE de Jim Jarmusch, 2014

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im Jarmusch aime conter l’ennui. Il est virtuose dans l’art de mettre en scène les longs passages de transition, les parenthèses monotones où l’ennui s’immisce sournoisement et interroge l’individu sur sa place dans le monde. La mise en scène de la lenteur passe chez le cinéaste par une bande-son voluptueuse à laquelle les personnages sont constamment suspendus, avec pour maigre excitation, l’absorption de sang frais filmé comme un trip sous héroïne. Ambiance nocturne, ruelles désertes, voyages silencieux entre Détroit et Tanger, ellipses en fondus enchaînés, il ne fait jamais jour dans ce long métrage à l’ambiance tamisée et feutrée, car la lumière y est définitivement bannie. Si notre époque est vouée au marchandage de la tonitruante symphonie médiatique, entre presse traditionnelle criarde faisant de l’information continue un carnaval ubuesque sans distanciation et les réseaux sociaux qui inondent un peu plus la foire de la désinformation, il devient difficile de s’essayer à l’art délicat de la contemplation. Un voyage en métro et l’on sort nos téléphones pour effleurer du doigt une vidéo, une image, une musique, un tweet qui a ému la sphère des communicants. Il n’y a plus de place pour l’ennui, on le conjure par un divertissement constant, des feux de paille visuels qui viennent remplir notre temps de cerveau disponible. Only Lovers Left Alive, s’il éprouve avant tout l’amour éternel, est aussi une fable contemporaine sur la redécouverte de l’ennui. Et qui mieux que les vampires pour endurer une vie où le temps se dilate à l’infini, une vie de creux et de longues nuits sans bruits pour seule compagnie ? Les vampires, ces êtres fascinants et romanesques, sont décryptés ici dans un quotidien dépouillé de fantaisie, pas d’escapades nocturnes pour chasser de la chair

fraîche, pas de danses érotiques pour séduire leurs victimes, pas de combats épiques quand vient le crépuscule, pas de gousses d’ails, de crucifix ou d’eau bénite... Only Lovers Left Alive est l’anti-Twilight de référence, l’antidote contre la vacuité par l’expectative. La plupart des films de vampires traditionnels (dont les programmes adulescents reproduisent très grossièrement les codes pour prétexter des romances sans originalité) jouent sur deux fronts principaux ; la peur qu’évoquent les vampires ou la fascination qu’ils suscitent. Chez Jarmusch il n’en est rien, la denrée rare dont la plupart des gens manquent (le temps) est ici disponible à foison et c’est bien ce qui intéresse le réalisateur. On retrouve cette même problématique chez Don Johnston dans Broken Flowers, dont la richesse lui permet d’arrêter toute activité professionnelle, ce dernier passant la majeure partie de ses journées affalé dans son canapé jusqu’à ce qu’une lettre vienne mettre le film en mouvement. Adam et Eve, s’ils sont beaucoup plus glamour, ne sont pourtant pas loin de l’ataraxie divinement interprétée par un Bill Murray contenant tout du long sa force comique sous un masque insondable d’indifférence. Que font-elles alors pour passer le temps et pour se distraire, ces vieilles âmes en proie à la mélancolie pour qui les jeux les plus amusants sont de pâles remèdes contre la répétition ? Ayant vécu mille vies, goûté mille fois aux plaisirs terrestres, leur amertume a pour source la lenteur de leur existence où le temps ne s’écoule jamais et où la comédie humaine se reproduit à l’infini sous leur regard désenchanté. L’extérieur est d’ailleurs presque inexistant dans ce film, le spectateur vit reclus avec eux dans un espace clos : échappant comme ils le peuvent à l’humanité grégaire, dont le monde s’effrite par lambeaux, les vampires spéculent sur leur mort, composent et créent en artistes maudis.

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« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L’ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l’immortalité »1 Le génie est ici traité comme une activité élitiste d’anachorète, Jarmusch se complaît à faire des parallèles entre le milieu artistique underground et les êtres fantastiques que sont les vampires, les deux mondes se mêlant dans les volutes nocturnes où s’échoue la mélancolie. À travers les vampires, il s’attarde parfois plus sur un milieu qui lui est familier, étant lui-même issu de l’avant-garde new-yorkaise et ayant débuté sa carrière de cinéaste à la toute fin de la courte période où les réalisateurs-producteurs indépendants américains avaient une liberté artistique quasi totale. Lui-même confronté à un certain isolement créatif au début des années 80, il revisite non sans romantisme un univers où les « incompris » errent sans fin en marge du monde, sur les plages invisibles de l’anonymat. Certes il y a dans cette vision nocturne quelque peu condescendante, voire misanthrope, un regard désabusé qui frôle le fantasme d’un milieu artistique totalement détaché du monde et quelque part « supérieur », puisque délaissé (principe de distinction cher à Pierre Bourdieu). Mais les parallèles sont nombreux et Jarmusch s’amuse à rendre crédible l’existence des vampires, voire à confondre leur mode de vie avec celui d’un monde artistique d’avantgarde. Si les pionniers (ici les vampires) ont cette capacité incomparable à recycler le vieux pour faire du neuf, prenant de court un monde artistique standardisé sur le déclin, c’est tout bonnement parce qu’ils sont immortels, blasés, forcés de créer pour détourner les vieilles habitudes et pour survivre. Pour Jarmusch, l’ennui est un temps de latence inévitable, la procrastination une discipline nécessitant un long apprentissage afin d’en tirer toute la substantifique moelle qui caractérise les plus grandes œuvres. De l’ennui naît le renouveau, la jeunesse éternelle et la beauté intemporelle des grands gestes artistiques. Si la société du spectacle au sens de Guy Debord marchandise l’art pour en faire un simple produit de consommation, elle industrialise des pratiques qui ne laissent plus de place à l’attente, étouffant ainsi dans l’œuf toutes tentatives d’émancipation artistique. L’éloge que Jim Jarmusch consacre à l’ennui et à la créativité est à l’aune des réflexions contemporaines sur le marché de l’art, soit une véritable bouffée d’oxygène, centrant la nécessaire lenteur dont tout organisme vivant a besoin pour s’épanouir. Un pouvoir que seuls les vampires seraient à même d’exploiter ?

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In Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, extrait de SPLEEN LXXVI


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Malgré cette force créatrice surnaturelle dont ils disposent, recyclant les vieilles inspirations dont ils furent parfois la source, on devine sous cette apparence juvénile à quel point ils sont vieux et las. Leurs corps frétillants et leur esprit novateur ne sont qu’illusions, les vampires du cinéaste comme ceux de Neil Jordan dans Entretien avec un vampire réfutent le culte de la jeunesse pourtant très prisé au sein des divers champs artistiques, car même la laideur est arrangée au point de correspondre aux critères d’une beauté normative. Kirsten Dunst à jamais prisonnière dans un corps d’enfant, ou Mia Wasikowska vouée à rester une adolescente, bousculent toutes deux le fantasme d’une jeunesse éternelle, condamnées à ne jamais vieillir. Et même si les vampires sont souvent des êtres brillant d’une inexplicable beauté, jamais ils ne peuvent la montrer et s’ils se servent de ce pouvoir d’attraction, c’est seulement pour attirer leurs victimes. Or, Jarmusch brise encore un vieux code des films de vampire contemporains, car Adam & Eve s’attachent à une éthique particulièrement restrictive en terme de consommation

d’hémoglobine et ne boivent que le strict minimum dont ils ont besoin pour survivre. Il s’agit pour eux du rare plaisir qui les coupe un temps de la morosité du monde. Mais de l’ennui naissent les idées, les projets, les réflexions sur le monde et quand le temps libre n’est plus une denrée rare, qu’il est disponible à foison, il s’apparente alors à un vide à combler, quête impossible à atteindre, presque un calvaire où subsiste toutefois, à travers les siècles, l’amour pur des deux protagonistes. Milan Kundera dépeignait en 1993, dans La Lenteur, un portrait au vitriol de l’homme moderne et de son étrange fascination pour la vitesse. La lenteur est pour lui une prérogative à la mémoire, car « le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli ». Et si les vampires de Jarmusch étaient notre mémoire collective, sauvegardant au cœur l’immortalité, les erreurs redondantes de l’Histoire tout comme la beauté miraculeuse de l’art ? Jordan More-Chevalier

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Les Liens du sang

BYZANTIUM de Neil Jordan, 2013

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orti directement en vidéo début 2014, Byzantium fut éclipsé par la présence en salle de Only Lovers Left Alive, l’errance vampirique de Jim Jarmusch. À la vision des deux films, c’est peu dire que celui de Neil Jordan aurait mérité de lui faire concurrence sur grand écran.

Déjà réalisateur d’Entretien avec un vampire en 1994, où le duo Tom Cruise/Brad Pitt partageait l’affiche avec une toute jeune Kirsten Dunst, Neil Jordan a vu sa carrière plus ou moins dominée par cet effort. Plus surprenant mais nettement moins connu, La Compagnie des loups s’attaquait comme son titre l’indique à la figure du loupgarou, Jordan adoptant cette fois un point de vue féminin et adolescent. C’est cette sensibilité que Byzantium prolonge et applique au vampirisme, troquant cette fois la structure de conte propre à La Compagnie... pour prendre racine dans un cadre plus réaliste. Soit la fuite perpétuelle d’Eleanor et Clara (excellentes Gemma Arterton et Saoirse Ronan) dans l’Angleterre d’aujourd’hui, pourchassées par des hommes en noir suite à un conflit dont les origines nous sont révélées au fil de flash-back en costumes.

Chronique d’une existence dominée par la survie, Byzantium s’approprie la forme de la coursepoursuite et la plie à ses envies de cinéma sanguin, l’ambiance du long-métrage dictant sa loi à la caractérisation des personnages. Respectueux du genre, Neil Jordan ne s’en autorise pas moins de belles libertés, ses vampires évoluant de jour sans conséquence aucune. Si Byzantium a vu le jour en plein boum de la saga Twilight, il vient nous rappeler que l’on peut trahir un mythe sans le dénaturer, loin s’en faut. Alors que les romans de Stephenie Meyer et ses adaptations présentent des créatures dont la peau brille une fois exposée au jour (donnée que le quatrième opus omettra sans sourciller, mais passons), cette même saga conservait un élément essentiel de la mythologie des suceurs de sang : l’obligation, pour la créature, d’être invitée à entrer chez sa proie. De même, Twilight comme Byzantium, s’ils ne partagent qu’à moitié leurs points de vue narratifs (celui de jeunes filles, mais vampire pour Eleanor et humaine pour Bella Swan), n’en sont pas moins tous deux des romances adolescentes.

À vrai dire, Byzantium donne une idée précise de ce qu’aurait pu être Twilight si la saga s’était montrée ambitieuse plutôt qu’affadissante dans son traitement du mythe, y compris côté loups-garous. Nul besoin pour autant de s’en prendre à Twilight, le succès de la saga n’empêchant aucunement les fans et les autres d’aller voir ailleurs (deux mois après Fascination sortait chez nous le suédois Morse, également abordé dans ce dossier). Reste que Byzantium rejoint donc la liste des films fantastiques à sortir directement en DVD, Blu-ray et VOD alors même qu’il aurait pu trouver son public au cinéma. Il ne s’agit pas là d’un constat cinéphile mais d’une simple observation commerciale : avec au casting deux comédiennes dont les filmographies vont d’œuvres appréciées en succès planétaires (en vrac : Lovely Bones, Tamara Drewe, Reviens-moi, Hanna, Quantum of Solace...) plus un sujet dans l’air du temps (une love story juvénile aux accents fantastiques), Byzantium méritait-il pareille prudence ? Sans compter que l’année précédant sa sortie, Saoirse Ronan occupait l’affiche des Âmes vagabondes, autre succès adapté de Stephenie Meyer.


Peut-être l’un des meilleurs passages du parcours de l’adolescente, la famille de son ami prenant congé alors qu’elle reste sur le pas de leur porte, à se nourrir d’un morceau de tissu imbibé de sang. Des moments vénéneux comme celuici, Byzantium en regorge au point d’imprégner jusque ses sous-intrigues les plus intimes. Peu à l’aise avec son statut d’hématophage, Eleanor est dépeinte comme un témoin autant que comme actrice du récit, auteure d’un journal

intime dont elle jette les pages une à une, faute de pouvoir se confier à quiconque. Persuadée qu’elle et Clara sont les dernières de leur espèce, elle se voit interdire tout lien affectif sincère avec le monde extérieur par son aînée. Renforçant le caractère intrinsèquement solitaire du vampire, Neil Jordan en profitera pour donner à son héroïne adolescente une profondeur inouïe, Eleanor ne forçant aucune de ses proies à mourir. Tissant de brefs liens avec des personnes au crépuscule de leur vie, la jeune fille leur fait comprendre qu’elle peut alléger leur souffrance, tel ce grand-père qui récupère régulièrement les pages du journal d’Eleanor au pied de leur immeuble.

DOSSIER

Néanmoins, là où Byzantium se distingue, ce n’est donc pas dans ses personnages mais bien dans leur traitement. Ambitieux, le long-métrage ne se satisfait pas de sa seule intrigue en forme de fuite en avant, les flashback donnant une belle ampleur romanesque à l’histoire d’Eleanor et Clara. Refusant à tout prix d’infantiliser ses enjeux, voire de les abîmer à grands coups de personnages secondaires rigolards, Neil Jordan se montre attentif à la condition tragique de ses héroïnes. À la fois film d’époque et road-movie contemporain, Byzantium se laisse aller à un fantastique sobre et vibrant, terriblement humain car constamment à l’écoute d’états d’âmes qui n’ont rien de superficiel. Comme dit plus haut, l’ambiance de l’oeuvre est aussi sa clef de voûte. Ainsi, il faut voir avec quelle délicatesse l’œuvre passe d’une banale chute de vélo à une situation d’urgence, la blessure du jeune homme réveillant l’appétit d’Eleanor en même temps qu’elle révèle au public un élément inattendu sur ce personnage masculin des plus fragiles, atteint d’un mal face auquel le vampirisme semble peu de chose.

Néanmoins, la soif revenant comme un ressac au mépris de toute bienveillance, elle contraint Eleanor à quelques sacrifices, comme prendre la vie d’une autre personne âgée, cette fois sur son lit de mort et sans son réel consentement. Les règles à suivre et les comportements à adopter sont d’ailleurs au centre de Byzantium : Clara ne cesse de rappeler à sa fille l’importance de l’anonymat, et le secret absolu que requiert leur jeunesse contre-nature. Si la voix off d’une Saoirse Ronan en pleine lecture de pages dont elle se débarrasse dans la foulée indique bien que son point de vue sera aussi le nôtre, Neil Jordan traite à parts égales l’aînée et la cadette ; témoin ce montage alterné entre passé et présent qui, une fois lancé, nous accompagnera jusqu’au générique final. Gorgés d’émotion, ces retours sur le personnage incarné par Gemma Arterton permettent à Byzantium de développer son imagerie, un sanctuaire coupé du monde inspirant au cinéaste une série de tableaux mortifères. Point névralgique de l’œuvre, ce lieu secret concentre tous les enjeux du récit, les personnages rencontrant leur doppelgänger1 peu après y avoir pénétré. Autant d’instantanés horrifiques sans retour, scellés par des conséquences géographiques envoûtantes. Dédoublant la portée de ses enjeux thématiques (immortalité, survie, solitude...), Byzantium dépeint l’organisation vampirique comme une véritable phallocratie, les deux héroïnes représentant une menace pour l’ordre ancestral des créatures. De même, si le passé de Clara nous apprend comment elle s’est métamorphosée, les retours en arrière expliquent également pourquoi cette domination masculine a fait d’elle et d’Eleanor des personnes à abattre. Et si Byzance désigne ici un trophée sanglant des croisades autant que la nouvelle demeure des jeunes femmes (une ancienne maison d’hôtes transformée en maison de passes), ce double renvoi indique le positionnement moral de l’œuvre, la polysémie visuelle du terme rendant un peu plus obsolètes, injustes, les idées défendues par la confrérie des vampires. À vrai dire, il semble n’exister qu’un seul moyen pour mettre un terme à la vie des succubes dans Byzantium, rituel violent qui témoigne, lui aussi, de la brutalité obsolète de ses bourreaux... Superbe exemple de fantastique par l’intime, Byzantium possède la noblesse des fleurons du genre. Suivant les pas de protagonistes sans attaches, contraints à vivre au jour le jour malgré leur jeunesse éternelle, la caméra ne les prend pas en pitié, Neil Jordan préférant envelopper leur voyage d’une élégance visuelle qui fait honneur à deux comédiennes dont il est bien difficile de ne pas tomber éperdument amoureux. Guillaume Banniard 1

Terme désignant le double fantômatique d’une personne.

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LA FAIM AMOUREUSE LES PRÉDATEURS de Tony Scott, 1983


DOSSIER

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l existe mille variations autour de la figure du vampire : est-ce qu’il se transforme en chauvesouris ? Peut-on observer son reflet dans le miroir ? Prend-il feu à la lumière du jour ? Vit-il retranché dans un « nid » ? Doit-il se nourrir uniquement de sang humain ? Les règles changent drastiquement selon les œuvres ; toujours est-il que le vampire reste cette étrange créature, jamais tout à fait humaine ou animale, au-delà de la fatalité de la mort (mais donc pas vraiment associée au monde des vivants). Tony Scott, dans son premier longmétrage, nous présente un couple de vampires certes modernes, mais sans les fameuses dents aiguisées, et qui élève le vampirisme à autre chose qu’une simple soif de sang. Catherine Deneuve et David Bowie incarnent Miriam et John Blaylock, duo à la pointe du sexy des années 80 : le cuir habille leurs corps, la fumée de cigarette entoure d’une aura mystérieuse chacun de leurs mouvements, les lumières bleuâtres des néons éclairent leurs visages d’une beauté crépusculaire... Tout transpire la sensualité dès les premières minutes. Le couple est en chasse dans une boîte de nuit branchée, la musique résonne (« I’m dead, I’m dead, I’m dead ! ») puis devient stridente. Le montage déploie en parallèle de la prédation des deux vampires l’agressivité, sanglante elle aussi, d’un singe en cage, cobaye d’une équipe de scientifiques qui cherche une explication au vieillissement (pour tenter de le contrer). Or, John vieillit. Il ne dort plus, il perd ses cheveux, des rides apparaissent. La première partie s’attardera sur la décrépitude de John ; elle questionne cet amour que l’on croyait éternel : « Forever and ever ? », demanda John à Miriam sous la douche après leur « repas », répétition de la phrase déclamée par Miriam lors de leur premier baiser il y a quelques siècles (flashback tamisé et perruques à l’appui). Car c’est Miriam qui a transformé John, et d’autres de ses amants avant lui ont vécu cette tragédie d’une vieillesse accélérée. Pourquoi le sang ne permet plus à John de continuer à vivre comme un vampire immortel ? Pourquoi Miriam ne subit-elle pas la malédiction de ses amants ? Miriam n’a plus de désir pour John devenu vieillard, elle cherche une nouvelle personne pour accompagner sa solitude intemporelle dans son immense appartement baroque. C’est là que commence la deuxième partie du film. Miriam détient un charisme fantastique – littéralement : elle jette tout son

dévolu européen sur Sarah, interprétée par Susan Sarandon, l’une des scientifiques évoqués plus haut. Sarah se trouve hantée par l’image de Miriam. Elle entend le téléphone alors qu’il ne sonne pas, elle voit le reflet de la vampire dans un miroir… Malgré tout, sans trop en dire, Sarah résiste et Miriam s’effondre. Dans The Hunger, le vampirisme n’est pas simplement physiologique, une coupe de sang ne suffit pas à maintenir en vie les vampires. Il y a quelque chose en plus, qui semble être de prime abord le désir amoureux. Il apparaît en effet que Miriam se détache affectivement de John avant que celui-ci ne commence à vieillir : elle remarque Sarah à la télé – au fil d’un champcontrechamp où des gros plans insistent sur le visage des deux femmes. On voit ensuite John entrer dans la pièce où Miriam regarde la télé. L’image suivante montre Sarah en plan large sur le plateau de l’émission. John rompt la relation privilégiée annoncée entre Miriam et Sarah. Plus encore que du désir amoureux, Miriam se nourrit de son propre narcissisme : c’est quand elle n’est plus aimée qu’elle perd tous ses pouvoirs. Son énergie vitale n’est pas le sang mais l’amour d’un autre - homme ou femme -, qu’elle a captivé par sa prestance époustouflante. Le vampirisme ainsi illustré devient purement féminin et peut-être perd alors de son aspect mystique. On parle aujourd’hui de femmes vampiriques qui boivent l’argent des hommes, l’adjectif vampirique a perdu toute sa symbolique surnaturelle. Nathalie Prince, dans l’article sur les vampires-femmes du Dictionnaire des mythes féminins1, écrit que la vampire au cinéma « se mue en une simple métaphore de la femme fatale ». Selon cette enseignantechercheuse en littérature, le vampirisme au féminin a perdu tout son prestige romantique et mythique de l’époque de la Morte amoureuse. Néanmoins, The Hunger nous offre l’image d’une vampire délectable - il faut voir Catherine Deneuve jouer avec une langueur érotique ce morceau de piano, Lakmé de Delibes ! Le film reste ambigu sur la valeur qu’il accorde au vampirisme féminin. Est-ce alors une simple coïncidence que Tony Scott choisisse une femme de science, dans toute sa splendeur moderne, pour faire face à cette femme de mythe ? La modernité, avec sa recherche scientifique de l’immortalité, ne laisserait donc pas de place à l’éternelle amoureuse. Camille Pousse 1

Brunel, P., & Mancier, F. (2002). Dictionnaire des mythes féminins. Éditions du Rocher. p. 1883

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de sang froid LA MARQUE DU VAMPIRE de Tod Browning

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a Marque du Vampire, réalisé par Tod Browning en 1934, est le remake d’un film de 1927, Londres après minuit, dont il ne reste malheureusement que quelques bobines. En reprenant lui-même son propre film, le réalisateur le remanie pour en enlever notamment le thème de l’inceste présent dans l’original et en modifier la fin, dont il renforce la portée. De cette seconde version, on retient cette fin et ce twist brillants qui remettent en cause toute certitude chez le spectateur. Ayant travaillé au côté de David Wark Griffith, Browning a acquis un savoir-faire qui va lui servir à explorer ses obsessions que sont le faux-semblant, la duperie,

l’illusion et la vérité pour les illustrer dans la majorité des films qu’il va diriger. Le simulacre, la notion d’apparence et l’art du spectacle (scène, cirque, théâtre) le poursuivent depuis sa jeunessel a d’ailleurs quitté sa famille pour suivre une troupe d’acteurs itinérants pendant plusieurs mois. C’est ainsi que le réalisateur utilisera fréquemment tout au long de son œuvre l’hypocrisie, le déguisement et le travestissement (de la vérité) comme ressorts dramatiques essentiels. Dans ce film signé en bout de carrière, la scène finale, le dénouement totalement surprenant, montrent que l’intrigue dans son ensemble est une manipulation de l’un des personnages principaux pour démasquer un meurtrier. Qui ? Par qui ? De quelle façon ? On retrouve ici, la scène de la souricière dans Hamlet où le héros shakespearien engage une troupe de théâtre pour reconstituer le meurtre du roi, son père.


DOSSIER

Pour Tod Browning, le vampire est un monstre, une créature marginale comme les autres ou du moins celles qu’il fait vivre devant sa caméra. Il les aime, les met en scène et les suit avec un regard bienveillant. Que ce soient des poupées humaines, des nains, des êtres difformes, des freaks à l’état pur, il donne vie à des gens en marge de la société pour diverses raisons et arrive d’autant plus à les mettre en valeur. Le personnage du vampire revient à maintes reprises dans son œuvre. Il a même réalisé, quelques années avant La marque du vampire, un Dracula fort intéressant avec Bela Lugosi qui sera encore une fois du casting en tenant ici le rôle du Conte Mora. Les codes du genre, le cinéaste les maîtrise parfaitement et les a tellement bien intégrés qu’il est capable d’en jouer bien avant que les détournements ne soient à la mode. Les personnages qui luttent contre les vampires font un bon usage de l’ail, du tue-loup et autres crucifix pour se protéger du prédateur sanguinaire. Quand, au début du film, la victime, Sir Karrel, est retrouvée vidée de son sang avec deux marques au cou, il utilise les connaissances du spectateur dans le domaine pour l’amener où il veut sans avoir à en dire trop. Il instaure un climat de connivence et de complicité qui place en terrain connu, met en confiance pour mieux tromper son monde. Les coupables sont des êtres surnaturels assoiffés de sang... Sauf que sa fille Irena ne croit pas à ces superstitions et refuse de se rendre à l’évidence. Mais encore une fois, la route est balisée pour mieux nous perdre. L’atmosphère du film est classiquement fantastique, les escaliers sont longs et tortueux, le noir et blanc au contraste très travaillé, les décors gothiques à souhait ne manquent ni d’araignées ni de chauvessouris afin de ne pas laisser une seconde planer le doute sur le genre de film dont il s’agit. En soixante petites minutes, Browning réussit à tromper son spectateur d’un bout à l’autre du film et donne une leçon d’humilité à celui qui ne croit que ce qu’il voit. Content de s’être fait manipuler, le spectateur ne souhaite qu’une chose : voir à nouveau le déroulement du film en en connaissant les tenants et aboutissants, en sachant quel est le rôle effectif de chacun des personnages, qui sont le(s) coupable(s) et les victimes. Du travail d’orfèvre. Muriel Cinque

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La fin de l’innocence

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l est toujours amusant d’écouter les cinéphiles les plus irascibles crier à la mort d’un genre, à la fin d’une cinématographie ou, pour reprendre la théorie de Jean-Luc Godard, à la mort du cinéma ! Sorti chez nous en mars 2009, quelques semaines après le premier Twilight, Morse venait au contraire prouver que si toutes les productions ne sont pas égales en valeur commerciale, leur coexistence n’a rien d’une utopie. Adaptation du superbe Laissemoi entrer de John Ajvide Lindqvist, Morse fit le tour des festivals de cinéma fantastique avant de débarquer sur nos écrans, auréolé d’une réputation méritée : d’une réputation méritée de modèle du genre. Détenteur du Grand Prix du Festival de Gérardmer en 2009 et désigné par Guillermo Del Toro comme étant « le film le plus poétique et obsédant qui soit », Morse s’impose comme une parenthèse enneigée, hypnotique. De son propre aveu, le réalisateur Tomas Alfredson est loin d’être un érudit du mythe, et quelque part tant mieux car là n’est pas l’intérêt du résultat : si Morse est puissant, c’est bien parce qu’il ne souffre d’aucun complexe d’infériorité et que son but est ailleurs, dans l’éclat d’humanité qui traverse de part en part l’horreur de son histoire. Une horreur que le cinéaste sublime comme peu de ses contemporains l’ont fait, tout particulièrement à une époque où le cinéma de genre se voit souvent snobé (preuve en est chez nous par la distribution timide du film), voire bafoué par des objets fades, à l’arrière-goût significatif d’un manque d’ambition autre que commerciale, codifiant ses films pour ratisser large sous couvert de modernisation. Un geste déplacé, même si ce début de millénaire a connu une (sur)abondance de créatures fantastiques diverses sur nos écrans – vampires, loups-garous, sorcières – se muant rapidement en véritable phénomène culturel. Et bien que les premiers effluves du mythe vampirique soient vieux de plusieurs siècles, il est triste de constater que les œuvres capables de combiner tradition et modernité sans virer aux produits de consommation courante soient quelque

MORSE de Tomas Alfredson, 2008 peu ignorées. Or avec Morse, Tomas Alfredson promet une expérience originale, se servant d’un fil rouge horrifique pour mettre en lumière une histoire de passage de l’enfance à l’adolescence, étape formatrice qui, métaphoriquement, s’épanouit dans le sang. Le film s’équilibre en une habile combinaison des genres qui permet à ces derniers de se compléter mutuellement, le fantastique s’inscrivant dans un contexte réaliste. Un pur drame intimiste, avec pour toile de fond les HLM d’une obscure banlieue de Stockholm où la nuit ne semble jamais prendre fin et dans laquelle errent, fantomatiques, des silhouettes presque indiscernables, où monstres et humains se confondent. Par réflexe, on serait tentés de croire que le point de vue juvénile qu’adopte le récit est à la source du sentiment de renouveau qui imprègne Morse. C’est en partie vrai, le long-métrage assumant de bout en bout cette approche à hauteur d’enfant. En partie seulement, car c’est bien d’un film adulte qu’il s’agit, ou du moins mature, accompli. Pas nécessairement parfait, mais d’une intégrité telle que son histoire anoblit davantage la présence du vampire au cinéma. Il faut d’abord signaler l’intelligence d’écriture avec la quelle Morse fut adapté : sans dévoiler la surprise aux futurs lecteurs, Laissemoi entrer est un pavé émotionnel traversé de passages cauchemardesques judicieusement élagués par sa version filmée. Si certains auraient pu friser le ridicule une fois sur un écran, telle la réaction inattendue d’Eli, le

jeune vampire, face à une créature putride, d’autres auraient donné à l’œuvre des accents cruels, comme le flashback relatant les origines du même Eli. Quelques lignes douloureuses dont Morse ne conservera que les conséquences, l’occasion d’un plan très bref qui donne à la relation des deux enfants une ambiguïté sexuelle réellement déstabilisante. En outre, ce flashback, une fois inclus dans le scénario, aurait sans doute déséquilibré un film sans entorse chronologique. Le temps est d’ailleurs la préoccupation centrale de Morse, Alfredson optant pour un rythme lancinant qui épouse ses décors figés. C’est ainsi que l’on se souvient du film comme d’une œuvre au silence écrasant, presque contre-nature. Le parti pris formel d’Alfredson a l’avantage de servir son histoire sans discontinuer, la forme épousant le fond au point de transcender ses thématiques ; voir ce moment crucial où, témoin d’une attaque sanglante, un enfant n’aperçoit que des bribes de la scène, la caméra opérant un travelling arrière avec pour point de mire l’entrebâillement d’une porte. Il existe certains films dont la force visuelle est telle que sa remémoration nous évoque des plans, des couleurs et une atmosphère précis, autant d’éléments qui ont su donner corps à leur propos. Dans le cas de Morse, ils laissent le souvenir d’un mariage pictural époustouflant, empreint de la sensation que le jour ne se lève jamais. Le sentiment mortifère, assommant que – comme pour Eli – le temps s’est arrêté, prisonnier de teintes rouges et blanches immobiles, l’incommunicabilité entre les êtres étant


DOSSIER

le seul horizon d’attente de ce microcosme en vase clos. Car l’histoire se répète inéluctablement : le vampirisme dont il est question dans Morse relève de la damnation et sous-tend une solitude absolue. Encore et toujours prisonnier d’un corps d’enfant, Eli ne peut trouver d’alternative que dans une existence par procuration, illusion de vie normale qui peine à anesthésier la réalité. Vivant avec un homme dont on suppose qu’il est son père, on devine que leur relation est autrement plus malsaine, témoin ces parties de chasse où cet étrange tuteur s’en va récupérer du sang humain pour nourrir l’enfant. Un destin éternellement meurtrier dont Eli est le témoin impassible, contraint par l’impossibilité de nouer des liens affectifs. Personnage triste, Eli est l’allégorie mélancolique d’une enfance brisée, un être dont la profonde sensibilité est voisine d’une insoutenable détresse, posture que souligne le calvaire subi par Oskar, entre des camarades tortionnaires et les coups de lame qu’il leur assène en imagination. Pourtant, la violence visuelle inhérente au genre horrifique dans lequel s’inscrit (en partie) le métrage est occultée par la violence psychologique à laquelle sont confrontés les personnages, trace d’une certaine détresse sociale et humaine. Reste que le vampirisme ne sert pas ici d’argument social, encore moins de faire-valoir à une étude de mœurs. Si cette seconde option n’est pas forcément préjudiciable, elle s’inscrirait en faux avec l’ambition émotionnelle de Morse, autant qu’avec son choix de ne rien concéder à l’âge adulte – car ces derniers s’y font plutôt rares, corps lointains dont les visages sont finalement peu exposés. Fait de crainte et d’isolement, le quotidien du petit Oskar aurait pu donner lieu à un simple drame domestique si son parcours ne croisait celui d’Eli, vampire qui a « douze ans depuis très longtemps » et désormais voisin du garçon. Ni relations amicales ni joie promise par les prochains jours pour ces deux enfants : avant même leur rencontre, ils partageaient déjà un destin commun, l’un par

faiblesse de caractère, l’autre par les obligations qui accompagnent les succubes. Mettre en scène une histoire où des personnages changent au contact l’un de l’autre n’a rien de nouveau, mais la vision d’Alfredson se plie suffisamment à la sensibilité de ses héros pour peindre non pas une histoire d’amitié salvatrice mais bien l’union de deux solitudes, progressive puis paroxystique lors d’un climax d’une beauté sanguinaire. Peut-être le point d’orgue du style d’Alfredson, le metteur en scène clôturant ses enjeux narratifs avec une sobriété terriblement inventive. Ainsi, le vampirisme a dans Morse le double rôle de révélateur et de malédiction. Révélateur car il permet aux deux enfants de tisser des liens d’une force insoupçonnable, chacun retrouvant chez l’autre une part d’intimité broyée, bien qu’ils peinent à guérir leur blessures respectives. Malédiction ensuite par l’impossibilité pour les deux héros de vivre ensemble en dehors de leurs rendez-vous nocturnes, de laisser éclore cette amitié naissante plus loin qu’aux frontières de l’aube. Pour des adultes, bien des questions au cœur de Morse ne se poseraient pas. Enchaînés à leur âge, Oskar et Eli entretiennent le secret d’une relation qu’il suffirait d’exposer au grand jour pour la détruire, les rayons du soleil pouvant abattre Eli aussi sûrement que les jugements extérieurs pourraient nuire à la compréhension mutuelle qui s’instaure entre les deux enfants. Trésor d’émotion brute, Morse ne pâtit que d’une sous-intrigue expédiée (et de quelques malheureux chats numériques) qui sera, drôle de paradoxe, bien mieux traitée dans son agréable mais bancal remake américain. Pas de quoi détourner Morse de ses objectifs, le parcours d’Eli et Oskar trouvant sous l’œil d’Alfredson le plus bienveillant des regards extérieurs. Leur relation sur la toile s’achèvera d’ailleurs comme elle a commencé, par un langage codé, à l’abri des regards et de la lumière du jour, justifiant un titre français déroutant mais plein de sens. Un titre dont le mystère, tout comme celui qui émane du passé de Eli, vise assurément plus haut qu’une romance aseptisée. Guillaume Banniard et Isé Monédière

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Néovampirisme, enfin du sang neuf

L

orsque Francis Ford Coppola sort sa version de Dracula en 1992, il nous propose une vision du genre empruntant à l’expressionnisme, elle est folle, baroque et romantique. Un filmmonstre, dans tous les sens du terme, qui remet sur le devant de la scène une créature que le grand public avait un peu oubliée. Mais malgré le succès du film au box-office, ce vampirisme encore ancré dans l’héritage classique (d’ailleurs le film prend bien le soin de s’appeler Bram Stoker’s Dracula en version originale) n’est plus suffisant dans une époque de récession et de doute. La silhouette de Nosferatu n’angoisse plus les enfants, les prothèses de Christopher Lee n’intéressent plus les gens. En plein flottement au début des années 90, le film de vampire a besoin de sang neuf. Comment moderniser un mythe ? Le cinéma n’a pas attendu le succès du film de Coppola (qui voulait à la base réaliser une trilogie autour des trois grands monstres de la littérature fantastique que sont Dracula, le monstre de Frankenstein et le loup-garou) pour se pencher sur la question. Dès 1987, deux cinéastes tentent de briser les codes de façon spectaculaire. L’Allemand Joel Schumacher tente de s’adresser aux adolescents avec Génération Perdue dans lequel le jeune Jason Patric croise la route d’une bande de loubards dirigée par un Kiefer Sutherland peroxydé que l’on pourrait facilement confondre avec Cindy Lauper. Blousons de cuir, grosses motos, esprit de fraternité, le vampire nouveau ne vit plus seul et à l’écart du monde mais déambule parmi nous, il s’éclate dans les soirées et il considère les êtres humains comme du simple bétail. Des caractéristiques proches de celles que l’on retrouve dans l’excellent Aux Frontières de l’Aube de Kathryn Bigelow où ils sont montrés comme des âmes damnées, des marginaux ancrés dans la violence et le désespoir. Si le film de Schumacher cartonne auprès des adolescents, son statut de produit de studio l’empêche d’avoir une vraie influence. De son côté, le bijou crépusculaire de Bigelow fait un four, trop étrange, trop noir… sans doute trop en avance sur son temps. La renouveau ne prend pas

réellement mais les germes sont déjà là, prêts à éclore au moment propice. Parallèlement au Dracula de Coppola, John Landis tente de relancer la machine avec son Innocent Blood où le statut de vampire est présenté sous l’angle du dilemme moral, mais le résultat est trop bancal pour provoquer une quelconque réaction. C’est Neil Jordan, en 1994, qui va définitivement faire basculer le vampire dans une nouvelle ère avec Entretien avec un vampire. Le monde de Lestat Contrairement aux films précités, Entretien avec un vampire est un gros film de studio, basé sur un best-seller et porté par un casting quatre étoiles (Tom Cruise, Brad Pitt, Antonio Banderas et Christian Slater). La plus grande réussite du film est d’avoir bien compris l’époque charnière à laquelle il sort. Il repose sur le principe de la démythification : s’il utilise le folklore traditionnel du genre, c’est pour mieux en montrer l’envers. Le moteur de ce changement est Lestat, incarné par un Tom Cruise parfait, vampire jouisseur plutôt que romantique, décadent plus que gentilhomme. Les vampires ne sont plus des monstres mais une société parallèle avec des individus aux personnalités fortes et marquées, avec ses jeux de pouvoir et de manipulation, et surtout avec une parfaite conscience de sa supériorité sur la race humaine. Le vampire nouveau vit parmi nous, il nous scrute, il nous chasse et il s’en amuse. La créature n’est plus là pour effrayer les enfants la nuit mais bien pour terroriser les adultes avec une approche plus actuelle, pas forcément réaliste mais plus tangible car ancrée dans des préoccupations proches des gens. Le vampire reprend du poil de la bête et devient une valeur sûre ; pas le vampire traditionnel, devenu ringard, mais bien le vampire moderne. À la télé, il intègre naturellement le bestiaire de X-Files : Aux frontières du réel, la série qui a remis le fantastique à la mode de façon spectaculaire avec une approche intelligente des mythes et codes populaires. Toujours dans la petite lucarne qui ne cesse de s’agrandir on le découvre infiltré, sournois mais aussi parfois empreint de moralité au milieu des élèves du lycée de Sunnydale dans Buffy contre les vampires à

ENTRETIEN AVEC UN VAMPIRE

de Neil Jordan, 1994


Carpenter est, comme à chaque fois, une figure du mal absolu dont les puissants pouvoirs s’inscrivent dans une quête de pouvoir tout aussi absolue. Parsemé de bonnes idées, irrévérencieux (tout l’aspect religieux du vampire est par exemple martyrisé en permanence) et débridé, Vampires est aussi le dernier bon film de son auteur. L’ambiance du film de Carpenter est volontiers crépusculaire et cette atmosphère va se révéler prémonitoire pour l’évolution du genre.

La marche du progrès est irrésistible paraît-il, et le vampire continue d’évoluer vers plus de démysthification dans la seconde moitié des années 90. Il est désormais admis par tous que le vampire vit avec son temps, possède les mêmes centres d’intérêt que ses victimes (nous donc, à moins que vous ne soyez un vampire bien sûr), c’est un caméléon social et il peut donc naturellement évoluer et s’adapter dans tous les environnements possibles. Par exemple le duo Rodriguez-Tarantino projette des vampires dans une ambiance de western dégénéré avec Une nuit en enfer en 1996. Film avec des grandes gueules et de la bestialité pure, le cocktail servi par Robert Rodriguez est aussi frappé que réjouissant. En 1998, la scène d’introduction de Blade nous montre un bain de sang, au sens propre, en plein cœur d’une boîte de nuit sur fond de musique techno. Le héros du film, incarné par un Wesley Snipes plus mono-expressif qu’un biceps de Schwarzenegger, s’appelle donc Blade, c’est un diurnambule, soit un vampire qui peut évoluer en plein jour. Avec son ambiance décomplexée héritée du comic book originel, le film de Stephen Norrington multiplie les entorses aux traditions sans trop se poser de questions (on découvre par exemple des vampires pure souche pouvant sortir en plein jour grâce à de la crème solaire !) pour un film qui n’arrive jamais à égaler la force de sa scène introductive. La même année, John Carpenter voit dans le vampire l’occasion de réaliser son rêve de gosse : faire un western. Porté par un James Woods complètement badass, son Vampires est une chevauchée sanglante dans une Amérique profonde faite de déserts aveuglants, de vieilles églises miteuses, de fétus de paille qui roulent et de personnages ambigus et solitaires qui sentent le bourbon. Le vampire chez

La machine s’emballe et la volonté de faire du vampire une créature dans l’air du temps à tout prix commence doucement à trouver ses limites au début des années 2000. Symbole malheureux de ce phénomène, le Dracula 2001 du mercenaire Patrick Lussier essaye, comme son titre subtil le laisse entendre, de proposer une version modernisée de celui qui a défini la mythologie populaire de la bête. Le résultat est un film aussi laid qu’idiot, coincé entre un héritage qu’il ne comprend pas et une vision de la modernité que l’on devine confectionnée par un spécialiste du marketing vivant dans une tour d’ivoire. Le vampire souffre, il n’est désormais utilisé que comme un gimmick que l’on malmène sans ménagement, on le remixe à la sauce post-Matrix dans les pénibles Underworld, et si le talent visuel de Guillermo Del Toro sauve de peu Blade II, le troisième épisode est un naufrage à tous les niveaux et d’une manière générale les nanars se multiplient. Le fait est que peu de réalisateurs sérieux se penchent sur le sujet et le vampire est abandonné à des faiseurs d’images sans scrupules ni talent. Du lot on sauvera tout de même le 30 jours de nuit de David Slade en 2008, adapté du comic book éponyme. 30 jours de nuit tire son nom de la période hivernale en Alaska où la nuit dure… trente jours, oui, bingo. Une longue période où les suceurs de sang peuvent s’en donner à cœur joie pour un film pas parfait mais qui essaye au moins d’utiliser son contexte de façon optimale, même si les vampires du film ressemblent désormais plus à des néozombies tels qu’on les a découverts dans 28 jours plus tard ou L’Armée des morts. La même année, Tomas Alfredson signe le génial Morse où le vampirisme est ancré dans le quotidien le plus banal qui soit d’une petite bourgade suédoise.

Les choses vont de vampire en pire

Un film délicat et superbement mis en images où l’isolement social du jeune vampire se heurte au mal-être d’un jeune garçon mélancolique. Une variation intelligente et puissante de la mythologie vampirique qui se pose comme le dernier véritable exemple réussi de néo-vampirisme, d’ailleurs le concept est ici poussé dans ses retranchements tant le vampirisme apparaît comme un « simple » élément du quotidien. Un succès artistique et critique qui a eu droit à un remake américain sans intérêt en 2010.

DOSSIER

partir de 1997. Star des années 80, Eddie Murphy s’associe à Wes Craven (Les Griffes de la nuit, La colline a des yeux) pour relancer sa carrière en incarnant la créature qui cartonne dans Un Vampire à Brooklyn en 1995. Moderne, le vampire peut aussi être noir dans un film destiné au grand public, malheureusement le film est raté sur de nombreux aspects et la carrière d’Eddie Murphy ne quittera plus vraiment les abîmes par la suite.

Depuis, le vampire est redevenu cette créature oubliée du cinéma et ne vit réellement qu’à travers des nanars de troisième zone (osez mettre vos yeux sur Priest pour comprendre) ou à travers la saga Twilight. Si la créature ne semble plus intéresser grand monde aujourd’hui, il est indéniable que la perception que nous en avons a radicalement changé, que les innovations entamées il y a un peu plus de vingt ans sont devenues la norme. Le vampire moderne est désormais le vampire tout court, il paraît difficile aujourd’hui pour un film de revenir en arrière, à une vision plus romantique, plus détachée du quotidien. Mais si le vampire moderne semble actuellement à bout de souffle il n’en reste pas moins immortel, comme sa condition l’exige, et nul doute qu’un jour un cinéaste ou un scénariste inspiré saura inventer le vampire de demain. Vous savez ce qu’il vous reste à faire... Stéphane Bouley

VAMPIRES

de John Carpenter, 1998

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entretiens


Michel Ciment kubrick, un cinéaste de l’émotion

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ichel Ciment est un écrivain, universitaire, critique de cinéma, journaliste et homme de radio né le 26 mai 1938 à Paris. Il fait partie depuis les années 60 de la rédaction de la revue Positif dont il est actuellement le rédacteur en chef. Il participe chaque mois au Masque et la Plume sur France Inter, et anime sur France Culture l’émission Projection Privée. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma et sur les cinéastes (Elia Kazan, Francesco Rosi, Joseph Losey, Stanley Kubrick, Jane Campion…). Venu présenter une séance de Barry Lyndon à l’occasion de la rétrospective consacrée à Stanley Kubrick au mois de juin à la Cinémathèque de Toulouse, Michel Ciment a accepté de nous accorder quelques minutes de son temps. Quelques petites minutes, mais des minutes précieuses et riches, aussi passionnantes, on l’espère, pour vous que pour nous. Cet entretien fut l’occasion de rencontrer une référence en matière de cinéma américain, une personne importante, qui compte pour nous, et qui compte en général dans le milieu de la critique de cinéma au sein duquel il opère avec toujours autant de curiosité et d’exigence, loin des effets de mode auxquels la critique de cinéma peut parfois succomber. Toujours précis, toujours pertinent, toujours cinéphile, toujours passionné et indépendant, discuter avec Michel Ciment c’est comme ouvrir une encyclopédie dans laquelle on pourrait se plonger des heures. Mais s’entretenir avec Michel Ciment n’est pas une mince affaire, surtout quand on sait qu’il est un des maîtres de l’exercice, auquel il s’est livré face aux plus grands cinéastes. Autant vous dire qu’il s’agissait d’être à la hauteur. Non, non, aucune pression, je ne vois pas du tout ce que vous voulez dire…

Quelles traces de l’œuvre de Kubrick retrouvez-vous dans le cinéma d’aujourd’hui, chez les cinéastes contemporains ? Je pense que la caractéristique qui distingue Kubrick des autres grands cinéastes, c’est qu’il n’a pas d’ancêtre. Contrairement à Stroheim vis-à-vis de Renoir, on ne peut pas dire qu’il y avait quelqu’un comme Kubrick avant qu’il n’apparaisse. De même, on ne peut pas non plus dire qu’il a un héritier direct. Évidemment, le film qui a le plus influencé le cinéma contemporain est 2001 : l’Odyssée de l’espace. Le film d’Alfonso Cuarón, Gravity, est directement lié aux inventions techniques et technologiques de Kubrick. De ce point de vue-là, 2001 a ouvert une nouvelle période du cinéma de science-fiction : jusquelà, on réagissait aux maquettes et aux effets mais ce n’était pas crédible, on ne se croyait pas dans l’espace. Du point de vue technique, ce film-là a bien eu une influence majeure. Mais en dehors de ça, je ne vois pas par exemple en quoi Docteur Folamour, Lolita ou Orange mécanique ont directement influencé des gens. Sans doute parce que leur perfection, ou leur originalité, empêchent les gens de se lancer dans des films qui apparaîtraient comme des copies moins bonnes, délavées.

Kubrick avait pour obsession de réinventer la forme, quel film selon vous porte le plus en lui cette révolution formelle ? Des cinéastes parviennent-ils aujourd’hui à atteindre cette réinvention, avec une ampleur comparable à celle du cinéma de Kubrick ? Vous savez... Je crois que le gros problème avec Kubrick est que c’est le seul de tous les grands cinéastes qui, de film en film, s’est renouvelé totalement, en optant à chaque fois pour des directions différentes, des genres différents, et en faisant mieux que les gens qui l’ont précédé. Il a signé avec Barry Lyndon ce qui est probablement le plus beau film en costumes jamais fait, il a réalisé avec Docteur Folamour une farce qui n’a pas d’équivalent... Je pense que lorsqu’il commençait un film, il avait toujours ce souci de faire mieux mais sans orgueil particulier, il admirait beaucoup les autres cinéastes tout en se disant que l’on n’avait pas été aussi loin qu’on le pouvait. De ce point de vue, je pense qu’il n’a pas d’équivalent aujourd’hui bien que nous ayons de très, très grands cinéastes. À titre personnel, j’aime beaucoup Hou Hsiao-hsien, qui vient d’avoir le prix de la mise en scène à Cannes pour The Assassin, ainsi que le Turc Nuri Blige Celyan (Winter Sleep, ndr). Kubrick nous impressionne car il


Qu’est-ce qui vous touche personnellement dans le cinéma de Kubrick pour qu’il vous semble si intemporel ? Tant de choses : sa maîtrise formelle, son invention, son œil extraordinaire... Si vous regardez une œuvre de montage comme Stanley Kubrick : A Life in Pictures de Jan Harlan, c’est fascinant car les plans qu’il cite sont absolument incroyables, il y a une acuité du regard, une concentration de l’image qui sont uniques. Mais il y a un aspect de Kubrick qui me touche personnellement, et dont on ne parle presque jamais. On dit que c’est un cinéma froid, intellectuel, qui nous tient à distance, or pas du tout : je pense que c’est un cinéma extrêmement émotionnel mais qui véhicule une émotion distillée, qui n’est pas une émotion de putain ni

1 Retrouve-t-on cet équilibre chez des auteurs contemporains, comme par exemple Wes Anderson, Quentin Tarantino ou encore Paul Thomas Anderson ? Vous pourriez rajouter Tim Burton et les frères Coen à cette liste. Ces gens-là ont un talent exceptionnel, je les ai beaucoup défendus moi-même mais Tarantino, par exemple, fait des films de Tarantino. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment les comparer à Kubrick. Cette notion ne m’est vraiment apparue qu’après sa mort, justement parce qu’il ne cessait de se réinventer. Il y a un esprit Coen, un esprit Tarantino. Quelqu’un comme Steven Soderbergh a fait des films plus variés, moins facilement identifiables mais avec toute l’estime que j’ai pour lui, même si ça va d’un film érotique à Solaris, d’un film d’espionnage à une saga sur des braqueurs, ses films n’ont pas marqué leur époque comme ceux de Kubrick.

sujette au sentimentalisme. Ce qui me frappe également, c’est que ses films se placent du côté de la victime. C’est peutêtre son côté juif, le fait que ce soit un peuple martyr qui a subi deux mille ans d’outrages. On voit chez Kubrick le malheur d’exister, et comment l’individu peut être méchant envers son voisin, tous ses films parlent de ça. Les Sentiers de la gloire évidemment, où trois personnes sont exécutées pour l’exemple, Lolita1 également où un homme est rendu fou de ne pas voir la femme dont il tombe amoureux répondre à ses désirs, idem avec Eyes Wide Shut où le mari joué par Tom Cruise perd la raison par jalousie, puis dans Full Metal Jacket, on voit comment un garçon obèse est poussé au meurtre à force d’humiliations... Et dans Orange mécanique, c’est magnifique car dans la première moitié on est du côté des victimes d’Alex, qui lui est en position de force, alors que dans la seconde il devient victime, et nous basculons de son côté. Kubrick est

toujours du côté des gens qui souffrent, même dans Shining : quand à la fin le héros est paralysé dans son bloc de glace, on peut avoir pitié de lui alors qu’il vient d’essayer de tuer son fils et sa femme, c’est un monstre, mais on se souvient qu’il a perdu la raison. Quant à Barry Lyndon, Kubrick y est du côté de la femme qui se fait cracher de la fumée au visage dans le carrosse. Il est toujours du côté de la victime. Même dans 2001 il parvient à se mettre du côté de HAL, il veut qu’on souffre avec lui.

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a pu avoir tous les publics à la fois, il a fait du cinéma d’auteur avec le succès de Cecil B. DeMille. Il a drainé des foules entières, de toutes les générations, de toutes les classes sociales, de toutes les éducations, et il les a fascinées pour des raisons différentes. Les psychanalystes et les philosophes y ont trouvé des choses qu’un paysan ou un mineur n’ont probablement pas trouvées, néanmoins ce paysan et ce mineur ont été eux aussi sensibles à ce que les films disaient. Ça, c’est un accomplissement rarissime. Hitchcock l’avait atteint, ainsi que quelques grands cinéastes américains, mais pas de la même façon. Kubrick était un cinéaste américain, à la fois homme de spectacle comme Hitchcock et DeMille mais également un penseur et auteur à l’européenne. Il savait combiner grand cinéma personnel et grand cinéma populaire.

Avec tous ces faux-débats actuels au sujet de la notion de maîtrise, alimentée notamment par les Cahiers du Cinéma, que certains voient d’un mauvais œil, pensez-vous que la critique continue de passer à côté de grands films comme elle est passée à côté de 2001 ? Oui, parce que le problème est que la critique théorise avant de regarder les films, elle attend des films qu’ils soient conformes à leur idée du cinéma. Le critique n’a pas à théoriser ce que doit être le cinéma, il doit regarder les films et à partir de ces derniers, construire une théorie. On doit avoir des considérations générales mais pas dicter au créateur ce qu’il doit faire. Cette idée que la maîtrise est un défaut est une idée absolument idiote, depuis l’Antiquité grecque jusqu’à aujourd’hui la maîtrise a toujours été une chose admirable, comme chez Rodin, Michel-Ange, Shakespeare etc. Je ne vois pas pourquoi une bande de copains, à Paris, qui écrit dans les Cahiers, Les Inrocks, Libé, ou même dans Le Monde, a décidé que la maîtrise c’était quelque chose de pas bien, et je ne vois pas pourquoi on les suivrait. Je préfère la maîtrise de Kubrick à la nonmaîtrise de Larry Clark, notamment dans son dernier film The Smell of Us. J’ai beaucoup défendu Clark, il a fait des films formidables mais quand il fait The Smell of Us je ne suis pas du tout scandalisé qu’il soit refusé au Festival de Cannes. La maîtrise, depuis 2500 ans, est la définition de l’art. Ce n’est pas parce que Godard a fait des films nonmaîtrisés que d’autres ne peuvent pas les faire. Propos recueillis par Lucas Charrier (Rédaction : Guillaume Banniard) Remerciements : Michel Ciment, La Cinémathèque de Toulouse et Radio Campus Toulouse.

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Jean-Baptiste Thoret hollywoodland C’est ce que vous faites quand vous traitez des objets de la culture populaire : vos textes font passer ces films sur un terrain plus « noble », comme ceux de Dario Argento.

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ous avions rencontré Jean-Baptiste Thoret 2014, après son intervention au sein d’un séminaire organisé par l’Université Paul Valéry – Montpellier III. Passionné de cinéma américain en général et du Nouvel Hollywood en particulier, essayiste et cinéphile, il avait accepté de revenir avec nous sur son travail de critique, sur quelques succès récents du cinéma américain et sur la phase de transition que traverse actuellement l’industrie hollywoodienne. Quel est le média qui vous intéresse le plus pour parler de cinéma ? Radio, magazines, livres...? À vrai dire, je ne choisis pas. Le tout, c’est de trouver un équilibre personnel. D’un côté, le livre est un travail au long cours, un projet mûri sur plusisuers années où l’on est seul avec ses idées. À l’opposé, la radio a une dimension beaucoup plus pédagogique, voire plus vulgarisatrice, mais dans le bon sens du terme. Je reste convaincu que l’on peut dire des choses au plus grand nombre sans jamais rogner sur le niveau d’exigence. Je crois beaucoup à ça, les grands textes qui m’ont marqué sont d’ailleurs les plus lisibles et les plus simples.

En tant que cinéphile et spectateur, je n’ai jamais bien compris la différence entre les majeurs et les mineurs, entre la culture haute et la culture basse. Pour moi, il y a de bons auteurs et de mauvais auteurs, de bons films et de mauvais films. Le fait de savoir si Richard Sarafian c’est mieux ou moins bien que Robert Altman, qui lui serait mieux ou moins bien que Roger Corman, ou encore Argento mieux ou moins bien que Fellini, ça ne m’intéresse pas. Je pense que chacun a sa place. D’ailleurs, quand on regarde l’histoire du cinéma on se rend compte qu’elle contient beaucoup plus d’échanges que n’en crée la critique par la suite. Dans les années 70 en Italie, Fellini fait du film fantastique : Juliette des esprits pourrait, par moments, ressembler à un film d’Argento. De même, quand Antonioni fait Identification d’une femme en 82, il pique des idées à Ténèbres. Et quand Argento prend Alida Valli dans Suspiria, elle a déjà été à la fois chez Franju puis chez Visconti, dans Senso. L’effet d’échange et de dialogue transversal existe entre les cinéastes. Bizarrement, c’est au moment de la critique que l’on regarde tout verticalement, que l’on recrée des hiérarchies. Cela ne veut pas dire que tous les cinéastes se valent mais qu’ils ont tous leur place dans l’histoire du cinéma et que le but, c’est de trouver

cette place. Donc je ne me suis jamais dit que j’allais prendre des cinéastes mineurs pour en faire des cinéastes majeurs. Argento a toujours été pour moi un cinéaste majeur. Après, il est vrai qu’une grande partie de la critique était sceptique à son égard donc ça vaut le coup de faire ce travail, de ne pas enfoncer le même clou en évitant d’aller convaincre les gens que de grands cinéastes reconnus sont de grands cinéastes. La fonction de critique est aussi d’éclairer des zones obscures. À ce sujet, nous voudrions revenir sur le cas de Quentin Tarantino. Vous disiez que Pulp Fiction est assez pénible à regarder pour vous aujourd’hui, et on sait que Tarantino aime construire ses films sur ses références, sur sa cinéphilie. Pensez-vous que ses films seront vus avec le même enthousiasme par le public des 20 ou 30 prochaines années ? Ça dépend de quel Tarantino on parle. Celui des années 90, à mon avis, restera davantage comme un symptôme intéressant. Quand on regardera le cinéma américain de cette époque, on se dira « Tiens, il y avait ce type de films-là ! », d’un point de vue presque sociologique. Par contre, je pense que les derniers films qu’il a faits, surtout Django Unchained1, montrent qu’il se pose de nouvelles questions, qu’il dépasse totalement le cadre de la citation post-moderne, du gimmick. Là, il n’est clairement plus un geek cherchant à montrer qu’il a vu un maximum de films

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dans son vidéoclub. Django commence comme un film sur l’esclavage et se termine comme un contrechamp au mythe du western tout entier. J’adore la séquence de fin lorsque Jamie Foxx se met à faire exécuter des pas de danse à son cheval : c’est une citation de Will Rodgers, qui était la grande figure du cowboy chantant dans les années 30 et que Tarantino se réapproprie pour en donner une version black. Là, on sent qu’il pense plus loin que le bout de ses références. Django Unchained est un film très intéressant dans sa manière de retravailler la mythologie du western, qui est LA grande mythologie américaine. Vis-à-vis de Django Unchained, quel regard portez-vous sur un film comme 12 Years a slave2 de Steve McQueen sorti un an après, et sur l’accueil critique des deux films ? Tout dépend de quelle critique on parle, «LA critique» est un concept qui me dépasse toujours un peu tant il y a d’approches différentes. Mais pour moi, le problème dans 12 Years a slave est que je ne sais pas ce que raconte le film audelà de sa mise en scène doloriste. Et puis il faut rappeler qu’indépendamment de Django Unchained, on a vu dans les années 70 des films comme Mandingo de Richard Fleischer, qui raconte la vie d’un esclave dans les plantations en Louisiane. Ce film-là me semble beaucoup plus intéressant, beaucoup plus dérangeant que le film de Steve McQueen qui, lui, est totalement binaire durant 2 h 20 : tous les Blancs sont des fous furieux, des pervers salauds sauf le producteur Brad Pitt qui arrive comme un ange au milieu du film pour plaider la cause du héros. En revanche, il y a une séquence où je me suis dit que le réalisateur comprenait vraiment son sujet, c’est lorsque les esclaves enterrent l’un d’entre eux et se mettent à chanter. Au départ, Solomon est silencieux, filmé en gros plan, avant de se joindre aux autres et de chanter avec eux. Ici, Steve McQueen pose la question de l’esclave par rapport au peuple, de ce personnage

2 par rapport à cette communauté. Qu’est-ce qu’être esclave en groupe ? Qu’est-ce que la culture d’un esclave ? Peut-on et doit-on se rebeller ? Cela me semble beaucoup plus intéressant que de rester 2 h 20 concentré sur un type qui tente de survivre, ce dont on se doute. D’ailleurs, le personnage est sauvé juste après le moment où il aurait pu faire quelque chose d’intolérable. En tant que spectateur, j’aurais voulu qu’on nous le montre en train de faire une chose qu’on ne puisse pas accepter. Il y a notamment ce moment où il se met à fouetter, sur ordre de son maître, la jeune favorite du personnage campé par Michael Fassbender. Là on sent que c’est un moment de bascule : la survie peut-elle s’accommoder d’actes abominables pour survivre ? Ce tremblement moral aurait mérité d’être plus présent au long du film. Mais Steve McQueen fait intervenir, comme tombé du ciel, ce personnage joué par Brad Pitt. Nous sommes avec cet esclave qui a été arraché à sa famille, supplicié, humilié... Est-il prêt à tout pour survivre ? Au moment où elle pourrait surgir, McQueen a préféré évacuer la question, qui me semble passionnante. Pensez-vous que le film puisse être plus intéressant une fois replacé dans la carrière de Steve McQueen ? Ne trouvez-vous pas que ce style très frontal peut être un complément à la vision de Tarantino, voire à celle, plus classique, de Spielberg avec Lincoln ? Steve McQueen a du talent et du style, ce n’est pas le problème. Mais est-ce que 12 Years a slave a fait bouger vos propres lignes en tant que spectateur ? Vous a-til vraiment questionné sur la démocratie américaine, sur l’esclavage, et surtout, sur la question de la survie ? Le film a une visée universelle : cet homme pourrait être blanc, noir, jaune, et se trouver en captivité n’importe où. On voit bien que l’histoire de cet homme dépasse son contexte spécifique. L’ennui, c’est qu’il ne

va jamais sur le terrain problématique et n’aborde que des choses que l’on savait déjà, y compris dans la relation esclavegeôlier. La perte de l’humanité, la façon dont on bestialise les gens sont des choses vues à n’en plus finir. En 2014, n’est-il pas temps de poser de nouvelles questions ? Après avoir montré Solomon en train de fouetter cette fille, le film doit basculer, or il ne le fait pas et reste sur un terrain confortable. Les méchants sont identifiables, les gentils aussi, et nous sommes tous d’accord sur l’horreur de la situation. 12 Years... reconduit des clichés, c’est même un film anachronique pour moi car il a constamment l’image du président Obama en tête. De fait, il ne rentre pas en intelligence avec ce que les gens à l’époque, en fonction du système, pouvaient penser, chose que fait très bien Spielberg pour le coup via le personnage de Tommy Lee Jones. Il ne s’agit pas d’être bon ou méchant, or McQueen a le jugement rétrospectif des gens en 2014 pour lesquels être marchand d’esclaves, ce n’est pas bien. Nous sommes d’accord, ça ne l’est pas mais est-ce qu’en 1841 les termes idéologiques et moraux se posent comme ça ? Absolument pas, or 12 Years a slave est un film d’aujourd’hui qui regarde de façon très commode une époque où des types fouettent et humilient les gens qui sont leur propriété. Le film n’a pas le courage de donner sa chance ou ses raisons à des personnages qui commettent ces actes abominables. Et cela m’aurait intéressé car j’imagine que ce n’étaient pas tous des salauds. Le plus dur à entendre, c’est ça : les gens qui faisaient commerce d’êtres humains à l’époque n’étaient pas tous des ordures finies. Tout comme nous, actuellement, sommes le produit de notre époque, peut-être qu’il y a des choses qu’on fait aujourd’hui qui sembleront impensables dans quarante ans. Pourtant, il faut tenter d’être à hauteur de l’Histoire, de l’époque abordée, et je pense que 12 Years a slave ne l’est pas vraiment.

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Sans transition, nous voudrions évoquer Wes Anderson. Le succès de The Grand Budapest Hotel a définitivement installé son univers dans l’esprit du grand public, plus encore que Moonrise Kingdom. En tant que critique, n’avez-vous pas l’impression d’être parfois dépossédé de films méconnus avant que vous ne les défendiez ? Ce serait légitime mais il ne faut pas être schizo, ce phénomène est quand même l’horizon que l’on cherche à atteindre ! Je suis la carrière d’Anderson depuis le début, Rushmore est un film que j’adore et La Famille Tenenbaum ainsi que Fantastic Mr. Fox3 sont formidables.

On parle de The Grand Budapest Hotel comme d’un film qui a beaucoup d’ampleur, pour sa mise en scène comme pour son récit d’aventure qui brasse plusieurs époques. C’est à croire que ses précédents films étaient tous des drames domestiques... Il ne faut pas que la vision de The Grand Budapest Hotel change quoi que ce soit sur la vision que l’on a de Wes Anderson. À mon avis, depuis ses débuts, il est un cinéaste intéressant qui trouve sa forme parfaite avec La Famille Tenenbaum. À mon sens, il n’y a aucun changement majeur chez lui d’un film à l’autre, il fait ce qu’on appelle du slowburn burlesque, où une action est souvent empêchée par

3 Wes Anderson est d’ailleurs défendu depuis longtemps mais la critique institutionnelle avait tendance à dire que son cinéma n’avait pas de grand sujet. Et la grande tarte à la crème au sujet de Wes Anderson, c’est d’attendre qu’il s’ouvre au monde ! Comme si La Famille Tenenbaum ne racontait pas déjà plein de choses passionnantes sur l’Amérique de l’époque et sur le concept de famille... Mais non, ça a priori c’était trop fermé pour la critique qui confondait l’esthétique « maison de poupée » du film et ce qu’il racontait. Le cases que construit Wes Anderson à l’écran sont en fait des bulles, une façon de dire que l’on ne communique pas, ce qui est très signifiant. Du coup, je pense que Moonrise Kingdom est le film de la fausse ouverture : ce n’est pas parce que d’un coup l’action se passe en extérieur et sur une île que le cinéaste s’ouvre ! Au contraire, il se renfermait ailleurs. Et à mon avis, The Grand Budapest Hotel est une ouverture tout aussi factice mais la critique européenne adorant qu’on vienne lui parler de son histoire, elle y a été plus réceptive, d’autant que Stefan Zweig est cité dès le début du longmétrage.

son contraire. Et The Grand Budapest Hotel, ce n’est pas autre chose. Même si elle est imaginaire, l’Europe dans laquelle se déroule l’histoire est la grande raison pour laquelle le film fonctionne auprès de la critique institutionnelle. Mais en soi, il ressemble bien aux autres Wes Anderson. Pensez-vous qu’une forme neuve du Nouvel Hollywood a pris forme depuis le début des années 2000 ? Avec des gens comme Tarantino, les Wachowski ou encore Michael Mann, ces réalisateurs de studios qui gardent le contrôle sur leur travail.

Effectivement, la grande force du Nouvel Hollywood est là. La Nouvelle Vague voulait rester en marge du système et des studios, avoir un autre type d’acteurs que celui qu’on connaissait. Les gens du Nouvel Hollywood, les Scorsese, Friedkin, Coppola et consorts, ne voulaient pas rester dans leur coin mais devenir calife à la place du calife. C’est ce qu’a fait Spielberg dès son deuxième long-métrage de cinéma, Les Dents de la mer. Absolument ! Et tous n’avaient qu’une envie : remplacer les anciens moguls au cœur des studios. Cette idée de faire de grands films d’auteur populaires au cœur de la machine est dans le code génétique du cinéma américain, le nombre d’entrées ne contrevient pas à la vision artistique. Apocalypse Now est d’ailleurs apprécié par les non-cinéphiles comme par les universitaires. Là est la puissance du cinéma américain, parler à un public extrêmement large, ce que nous en Europe avons beaucoup plus de mal à faire. Quels seraient les cinéastes à faire ça aujourd’hui selon vous ? Vous parliez des Wachowski, ce n’est pas un mauvais exemple mais Cloud Atlas4 a fait un score moyen et Speed Racer, que je trouve fascinant, a été un four total. Il y aurait bien le Christopher Nolan de The Dark Knight mais après, ça s’est un peu gâté. Michael Mann pourrait l’être mais il faut reconnaître qu’il contrôle totalement son truc. Je veux dire... Je pense qu’il faut aussi juger d’une décennie à partir des cinéastes les moins intéressants. Il y a des « moments », des alignements de planètes comme on dit, où des gens vont faire des choses. Là encore, je pense à Wes Anderson, ou à

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Toutes proportions gardées, cette situation évoque la période où Hollywood se cherchait dans les années 70. Après le succès colossal du petit film qu’était Easy Rider, le studio Universal offrait à n’importe quel réalisateur, même inexpérimenté, de financer son projet du moment où il le bouclait pour moins d’un million de dollars ! C’est par exemple ce qui a permis à Douglas Trumbull, le responsable des effets spéciaux de 2001, de réaliser Silent Running. Et c’est sans doute ce qui va se passer après deux ou trois gros échecs de blockbusters ultra-calibrés, les studios vont rebattre les cartes. De toute façon, Hollywood n’est pas compliqué pour ça : tant que ça marche, vous faites ce que vous voulez. Si vous faites un film extrêmement ambitieux et que ça marche, pas de problème ! Si vous faites un film merdique et que ça marche, pas

de problème ! L’argent n’a pas d’odeur là-bas, pour le meilleur et pour le pire. C’est ce qui s’est passé avec Easy Rider, le film a marché donc les studios se sont dit qu’il y avait de l’argent à se faire et que c’est ce cinéma-là qu’il fallait encourager. C’est de là qu’est né le Nouvel Hollywood donc ça peut très bien arriver dès demain.

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James Gray, mais a-t-on un mouvement collectif qui se dessine ? Non, et ce n’est pas grave, personnellement je n’attends pas de Nouvel Nouvel Hollywood ! Cela dit, le cinéma hollywoodien va arriver à un moment-clé : à force de reprises, de super-héros, de franchises essorées, de films formatés, une sonnette d’alarme va être tirée, comme ça a été le cas après l’échec de John Carter qui a mis en péril l’empire Disney. Je cois beaucoup à l’effet de cycle et je me dis que rien n’est perdu.

On voit d’ailleurs qu’ils se tournent vers les indépendants : le prochain Godzilla a été confié à Gareth Edwards, le réalisateur du petit film Monsters, et Les Gardiens de la galaxie sera réalisé par James Gunn, un ancien de chez Troma... Oui... Après, faut-il faire un nouveau Godzilla ? C’est bien de se tourner vers des gens intéressants mais il faudrait reconfigurer les systèmes de production. Un réalisateur qui creuse une voie passionnante, c’est Jeff Nichols, qui fait son premier film de studio en ce moment. Lui est dans un désir d’émerveillement spielbergien hérité des années 80, tout en étant imprégné de l’esprit sud-américain du cinéma des 70’s. C’est vraiment un drôle de mélange... Propos recueillis par Guillaume Banniard et Lucas Charrier (Rédaction : Guillaume Banniard)

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Vanessa Escalante Réalisatrice de «la révolte des rêves»

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’Australie est un pays étrange et fascinant, beau, lointain et atypique. En ces temps où nous sommes peut-être plus que jamais confrontés à la question d’« identité nationale », et quand certains semblent trouver normale l’expression « français de souche », il est toujours utile de rappeler que les populations aborigènes d’Australie ne sont toujours pas reconnues officiellement par le gouvernement comme peuples premiers, autochtones, ce qu’elles sont pourtant indéniablement. Lorsqu’en janvier 1788, le 26, arrive la première flotte britannique en actuelle Australie (ce jour correspond maintenant à la fête nationale, ou au « jour de l’invasion » comme l’appellent les autochtones), les peuples aborigènes sont en effet installés sur cette partie du globe depuis des temps immémoriaux, près de 20 000 ans avant l’arrivée de l’Homo Sapiens en Europe. On pourrait croire que la situation s’améliore avec le temps. Or, rien n’est plus faux. Car depuis plusieurs années, la situation des Aborigènes ne fait qu’empirer. Révoltante, elle est le témoignage évident d’une politique de nettoyage ethnique menée par le 1er ministre conservateur Tony Abbott et d’une volonté d’effacer la mémoire du, ou plutôt des différents peuples aborigènes. Car le gouvernement australien s’obstine à vouloir chasser les différents peuples aborigènes de leurs terres, ce qui mènerait à une situation tristement burlesque de peuples forcés à l’exil de leur propre pays. Heureusement, des soutiens, des voix s’élèvent en faveur des natifs d’Australie. De nombreuses personnes en France et dans le monde, qu’ils soient anthropologues, chercheurs, universitaires, cinéastes, poètes, étudiants, sont de plus en plus nombreux à s’élever contre cette triste situation.

Vanessa Escalante en fait partie. Jeune cinéaste française, son deuxième documentaire en tant que réalisatrice, La Révolte des rêves, traite du combat des Aborigènes contre un projet gouvernemental d’enfouissement de déchets nucléaires sur leurs terres ancestrales. Avec ce film lucide et engagé1, Vanessa Escalante apporte un nouveau souffle au cinéma documentaire de par sa personnalité libre et son regard singulier. Nous lui avons posé quelques questions.

qu’avec un titre évocateur, ça allait faire ressortir l’essence de ce que je voulais raconter. Donc, La Révolte des rêves, cela fait écho aux rêves totem aborigènes, et à tout ce que les Aborigènes représentent de façon plus générale : l’histoire de la création du monde, tout cet attachement qu’ils ont envers la terre de façon spirituelle et sacrée. Pour moi, la révolte de ces rêves-totem, c’est un peu comme si tous les esprits de la Terre sortaient pour faire une révolution et changer le monde. J’avais un peu cette idée-là, que les Aborigènes, à travers leurs procès, réveillaient un peu tous ces esprits de la Terre. C’est donc venu comme ça.

Tout d’abord, une question sur ce titre, magnifique, La Révolte des rêves. Comment vous est-il venu à l’esprit, l’aviez-vous en tête dès le début ou estil arrivé plus tardivement ?

J’ai vu que le projet a été en partie réalisé grâce au financement participatif. Vous aviez rencontré des difficultés avec le financement disons plus traditionnel ou était-ce une réelle volonté de faire de votre film une œuvre participative et, peut-être, d’être plus libre dans votre propos ?

Le titre, je l’ai cherché dès les débuts de l’écriture du film. J’avais du mal à trouver le fil conducteur, je voulais raconter plein de choses dans cette histoire, et d’ailleurs ça se ressent toujours dans le film, il y a un peu de tout. J’ai donc cherché un titre pour que mon sentiment me fasse trouver le meilleur fil conducteur possible. Je me suis dit

Au début, oui, j’ai commencé par essayer d’obtenir un financement plus traditionnel en écrivant le film, en le proposant à un producteur. Mais les retours n’étaient pas positifs à cette époque, disons que le sujet n’était pas


ENTRETIENS

d’actualité, le nucléaire, on en avait trop parlé… Bref, j’ai commencé par des retours négatifs des chaînes et puis j’ai changé aussi de producteur à deux reprises, ce qui n’a pas suffi parce que ça s’est très mal passé avec le deuxième producteur. C’est d’ailleurs lui qui a lancé l’idée du financement participatif. C’était en 2012. Moi, j’avais plutôt honte de demander de l’argent aux gens, comme ça. La campagne a commencé sans que le producteur et moi n’ayons vraiment de communication, donc au bout d’un mois je me suis dit que l’on n’aurait jamais les 15 000 euros que l’on demandait, si personne ne travaillait sur cette campagne. Et puis au bout d’un mois, quelqu’un dans la production m’a poussée pour que je reprenne moi-même la campagne. Donc, après avoir perdu un mois à ne rien faire (la campagne devant durer trois mois), je me suis lancée, on a fait un peu de communication, et puis j’ai eu une chance incroyable : une association réunionnaise qui voulait absolument que le film se fasse, et qui voyait que le financement participatif était perdu, réalignait à chaque fois de l’argent jusqu’à ce qu’on obtienne les 15 000 euros demandés. Quant au producteur, en fin de compte, ça s’est très mal terminé. Il a voulu réquisitionner l’argent du financement participatif, et ne pas me le donner pour financer la suite de mon tournage. J’étais un petit peu piégée, j’ai donc retiré mes billes de la production, et ai dû faire intervenir un avocat. Je vous passe les détails mais j’ai dû récupérer l’argent du financement participatif de façon un peu difficile, en faisant marcher mes droits d’auteur, etc. Et puis j’ai continué mon petit bonhomme de chemin, toute seule, en créant une association puis en finançant de ma poche une grosse partie du film avec mon argent, mes économies. Et j’ai continué avec l’association réunionnaise, qui avait fait en sorte que la campagne de financement participatif marche. Je suis restée en collaboration avec elle et ils ont financé une grosse partie du tournage jusqu’en 2014. Et en plus, je finis sur votre question (« une réelle volonté de faire du film une œuvre participative », ndlr), finalement j’y ai été contrainte,

d’être libre dans mon propos, puisque j’ai rencontré deux producteurs qui n’étaient pas les bons, et avec lesquels je me sentais piégée. Quelque part, ce film, si ça s’est fait comme ça, c’est que j’avais vraiment envie de parler de quelque chose à ma manière et finalement tout a été fait pour que je sois libre. J’ai voulu, si vous voulez, démarrer en étant dans le « classique », en suivant les rails, et quelque part, la vie m’a mise hors des rails, a fait que ça a été un succès, et j’en suis ravie. Quel est votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a amenée au documentaire ? Quand je suis arrivée à Paris, j’ai d’abord travaillé dans une boîte de post-production pour payer mes cours de théâtre du soir. Et à ce poste, j’ai commencé à écrire un documentaire, parce que je croisais beaucoup de documentaristes dans cette boîte, des gens qui venaient du monde entier, et ça me faisait rêver. J’ai écrit un premier documentaire sur les Aborigènes, Les Derniers traqueurs australiens, et contre toute attente, ce documentaire a trouvé, en 2005, un producteur passionné par les Aborigènes et qui m’a payé des repérages, pour affiner l’écriture du dossier. Chance inouïe, il lui restait de l’argent dans ses caisses et nous sommes partis en Australie pendant quinze jours, et ensuite, à notre retour, j’ai approfondi le sujet, le scénario. Cela m’a pris quand

même un an et demi à l’écriture parce que j’écrivais sans connaître vraiment les histoires que je voulais raconter, des histoires vraies, des histoires sur des traques faites par des Aborigènes dans la brousse, des traques d’hommes. Donc on a raconté les traques les plus connues en Australie, à travers un documentaire un peu fictionnalisé. Puis, encore une fois, contre toute attente, une chaîne, France 5, s’est montrée très intéressée par le film et nous l’a acheté. Forte de ce premier succès, j’en ai parlé à tout le monde au sein de la post-production où je travaillais et de là, un réalisateur qui travaillait énormément et qui venait de se séparer de son assistant caméraman m’a proposé de prendre le relais, de me montrer les bases de la caméra. Il m’a décomplexée au niveau de la pratique de la caméra et m’a appris à aller à l’essentiel sans être intimidée par la machine, à la démystifier, en quelque sorte. J’ai donc appris pendant plus ou moins six mois à maîtriser cette bestiole que j’avais entre les mains, à savoir exactement où trouver les outils, ne plus en avoir peur. Savoir où se trouvent les informations dans une caméra, c’est bien, savoir intégrer comment ça fonctionne et surtout être très rapide d’exécution, c’est une autre gymnastique. Avec ce réalisateur, j’ai finalement coécrit et cadré plusieurs documentaires pour la télévision. Donc j’ai eu beaucoup de chance, il a été une sorte de mentor pour moi.

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Quelles sont vos influences en matière de cinéma documentaire comme fiction ? Il y en a beaucoup. J’adore John Boorman, les films un peu « psychologiques » genre Délivrance, les frères Coen… (à cet instant, Vanessa Escalante fouille dans sa collection de DVD – ndlr). Il y en a tellement que du coup je me perds ! Cassavetes, aussi, ça m’a beaucoup influencée, j’adorais son cinéma-vérité et son côté « clanique », cette façon de tourner en famille ou avec des amis. Au niveau des documentaires, je suis assez fan de Depardon, j’adore son côté classique, le fait d’être derrière une caméra sans bouger pendant des heures et de se fondre dans le décor. J’ai un peu cette façon d’être quand je filme. Je m’oublie, je suis tellement « mentale » et « cérébrale » que la caméra m’aide à me détacher complètement de l’extérieur et finalement, j’en oublie d’exister. Je peux passer 1 h 00, 1 h 30 derrière un œilleton sans m’en apercevoir, au risque de maltraiter quelque part les gens qui m’accompagnent, parce que je les oublie. Donc j’aime beaucoup Depardon pour ça, et puis il y a une rigueur, il y a un cadrage, un sens aigu de la géométrie, c’est un cinéma que l’on perd aujourd’hui, je trouve. Maintenant, on a trop de films un peu racoleurs, avec trop d’effets, de mouvements, où ça bouge, ça va vite, où l’on ne prend pas le temps de raconter, de laisser vivre les choses. Je suis à l’opposé de ça, en plus j’ai été formée à la caméra par la vieille école. C’est quand même une personne assez avancée dans l’âge qui m’a appris à filmer donc j’ai vraiment ce côté « à l’ancienne », classique et rigoureux que je ne retrouve plus aujourd’hui dans ce qui se fait. Enfin, il y en a encore, il ne faut pas être complètement négatif. C’est surtout une question de moyens, je pense que les moyens ont tellement baissé qu’on ne peut plus s’encombrer d’un caméraman, et en même temps

d’un preneur de son, d’un assistant… On a quelqu’un qui fait tout, le son, l’image... Et ça joue sur la qualité. D’ailleurs, quand j’ai commencé à tourner, je faisais tout. Donc c’est un peu difficile, quand les gens sont de moins en moins bien payés, d’assurer un cadrage et une lumière parfaits, de prendre le temps, car on ne l’a jamais vraiment sur les tournages de documentaires à la télévision, où l’on a un planning, il faut obtenir les choses coûte que coûte, au détriment de la qualité. Comment avez-vous commencé à vous intéresser au sort des Aborigènes d’Australie ? Après ma première rencontre avec les Aborigènes, en 2005, pour Les Derniers traqueurs australiens, j’ai découvert ces femmes qui se battaient contre l’industrie des déchets nucléaires par Internet et je suis allée au milieu du Bush avec une copine et ma caméra en repérages, pour les rencontrer. C’est une amie métisse, ce qui m’a aidée car je savais qu’en étant étrangère avec une caméra, ça allait être compliqué d’apprivoiser ces femmes qui sont très traditionnelles. Et vu les conditions dans lesquelles vivent les Aborigènes aujourd’hui, sous la répression du gouvernement, je savais qu’il serait très difficile d’obtenir des choses rapidement. Et puis j’avais aussi un petit budget. Donc j’y suis allée avec cette amie métisse qui a un petit peu canalisé leurs angoisses et leurs inquiétudes. Je suis restée 15 jours sur place parce que ces femmes allaient être le pilier de cette histoire. J’ai obtenu ce que j’ai pu obtenir pendant quinze jours, je suis restée vraiment près d’elles, dans la même ville. C’était important de prendre contact avec les principales intéressées, Diane Stockes et Kylie Sambo, qui sont les leaders activistes contre l’enfouissement des déchets sur leurs terres. En fait, elles vivaient en retrait de la ville de Tennant Creek, dans le Bush, mais je suis restée à proximité, je les croisais tout le temps en ville et j’essayais au maximum de rester, de me faire voir et d’être toujours là, pour obtenir des interviews mais ce n’était pas si simple que ça.

J’ai appris quelque chose de très important sur les Aborigènes durant ce tournage. On ne peut pas obtenir quelque chose des Aborigènes, ce sont eux qui décident de vous le donner. Donc c’est pour ça que le film a été aussi long à faire. Ça a mis quatre ans pour des raisons financières, certes, mais aussi parce que moi, au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire, il fallait que toutes mes convictions, mes croyances, mes certitudes, enfin que tout s’écroule pour pouvoir obtenir quelque chose des Aborigènes, parce qu’on avait affaire à des différences culturelles tellement énormes que je faisais toujours fausse note sur fausse note ! Les Aborigènes n’ont pas du tout la même conception du temps que nous, donc déjà, quand tu dis que le temps c’est de l’argent, que tu es là à courir après ton budget, c’est insultant pour un Aborigène de le mettre face à des contraintes financières, parce que la survie c’est leur quotidien… Et en plus, culturellement, la notion de temps n’existe pas chez eux comme chez nous. Donc tant que tu n’as pas compris leur façon de vivre, tu es face à des murs. Chaque journée leur demande une énergie démentielle pour survivre puisqu’il y a beaucoup d’enfants, beaucoup de demandes et chacun est harassé par les demandes des uns et des autres au sein des clans. Les familles et les clans sont malgré tout très solidaires entre eux, c’est vital. Donc, petit à petit, j’ai dû changer mon rapport au temps, ma relation aux gens, la façon dont je parlais, dont je passais les messages, et cela a finalement mis quatre ans. Donc ce film, en plus d’être un beau film, a aussi été une aventure humaine qui m’a transformée à titre personnel. Voilà, de 2011 jusqu’en 2014 il y a eu quatre Vanessa, et la dernière, celle de 2015, c’est la nouvelle et c’est la meilleure (rires). Parce que celle du départ, elle avait quelques certitudes qui n’étaient pas les bonnes.

Le film a obtenu le prix France TV au féminin au Festival International 2015 de films de femmes à Créteil et prix du Public au Festival International du Film d’environnement de Paris 1


ENTRETIENS

Dayiwul Lirlmim de Lena Nyadbi

Motifs peints que l’on peut apercevoir à Paris, sur le toit de la médiathèque du musée du quai Branly.

Comment avez-vous rencontré les protagonistes du film ? Y a-t-il eu des rencontres impromptues, faites par hasard, ou était-ce plutôt défini à l’avance ? En 2012, j’y suis retournée et sur un meeting où je pensais avoir tous les Aborigènes qui m’intéressaient au même endroit, j’en ai découvert d’autres. Parce Comme je n’avais pas beaucoup d’argent, je me disais « autant aller à un endroit ou ils vont être tous là, comme ça je vais filmer et interviewer le maximum de gens », et finalement j’ai trouvé des personnages, de nouveaux protagonistes que j’ai filmés. Il a fallu que j’y retourne en 2013 parce que je n’avais pas eu le temps, ils ne m’ont pas tout donné sur le moment, ils m’ont donné ce qu’ils avaient eu envie de me donner. Donc l’année d’après il a fallu finir, les retrouver, reprendre contact avec eux et leur expliquer les raisons pour lesquelles je revenais. Parce qu’ils ne comprenaient pas que je les avais filmés une première fois et qu’il fallait que je recommence. Tourner une interview, ce n’est pas tout, il faut encore mettre la personne en scène dans des situations qui la racontent. Donc ça a été très très compliqué (rires). Quel est, selon vous, le rôle d’un cinéaste dans le monde actuel, et plus particulièrement celui d’un cinéaste de documentaire ? Pour moi, c’est le rôle d’un canal. C’est canaliser la réalité, le monde, l’évolution des sociétés, être vraiment moderne, ancré dans le moment présent et vivre sa propre vision...

Avez-vous rencontré des problèmes avec les autorités australiennes, des réticences face au propos de votre documentaire ? Des réticences, oui. Par exemple, je n’ai jamais réussi à interviewer qui que ce soit de la partie adverse, « pro-nucléaire », disons. J’ai essayé pendant deux ans d’interviewer des parlementaires, enfin des personnes qui étaient vraiment impliquées dans l’affaire de l’enfouissement des déchets nucléaires. Certes, on m’a toujours répondu avec une grande diplomatie, mais on m’a toujours baladée. Sinon, je n’ai pas eu plus de problèmes que ça. En même temps, personne n’était vraiment au courant de ce que j’étais en train de faire, l’Australie c’est très grand, donc je n’ai pas eu de problème sur le terrain, on va dire. J’ai eu d’autres soucis sur le terrain, mais pas celui-là, pas la police. Quels sont vos projets ? Avez-vous envie d’explorer d’autres formats (le web-documentaire, par exemple) ou peut-être d’explorer la fiction ? Pour l’instant, je fais une espèce de nettoyage par rapport à ce film, pour pouvoir redémarrer, parce que je n’ai pas du tout d’idées pour l’instant, je laisse venir les choses qui se présentent à moi. Le web-documentaire, pourquoi pas. La fiction, oui, j’aimerais bien en faire, j’ai une idée de film, de grand film, mais je ne suis pas encore prête à la mettre sur papier. Pour l’instant, il faut que ça mature.

Concernant La Révolte des rêves, y aura-t-il une diffusion au cinéma, en festivals ou bien à la télévision ? Il a déjà été diffusé sur France Ô, trois fois, il a eu une avant-première sur le site de Télérama, il a fait pas mal de festivals en Argentine, en Corée, en France... Je suis dans l’attente d’autres réponses mais il sera cet été au festival du Rêve de l’Aborigène à Airvault, qui organise la venue de nombreux artistes aborigènes d’Australie, de musique et de danse, et j’ai très envie de participer à ce festival. Je suis aussi dans l’attente d’un distributeur à l’étranger. Il y a un moment du film où une personne déclare cette chose très triste : « En 1967, j’ai été assimilé, enlevé, on m’a appris les manières des colons anglais, donc je n’ai aucun droit naturel sur cette terre, car je n’ai pas de langue, je n’ai pas d’histoire et je ne peux pas prouver de connexion avec le lieu où je suis né ». Quelle est la situation des langues aborigènes aujourd’hui ? Sont-elles (toutes) vouées à disparaître, écrasées par le poids considérable de l’anglais ? N’y a-t-il aucun statut juridique pour ces langues ? Depuis la colonisation, les centaines de langues aborigènes (environ 300) ont quasiment toutes disparu, les Aborigènes n’avaient pas le droit de parler leurs langues, on leur apprenait l’anglais dans les missions. Il reste encore des langues natives dans les communautés éloignées de l’Australie mais très peu par rapport au passé.

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Quelques programmes scolaires essayent aujourd’hui de sauver certaines langues traditionnelles tout doucement en les réapprenant à des enfants qui sont déjà métissés. Les Aborigènes n’ont jamais été reconnus comme peuple premier de l’Australie, ils n’ont jamais signé aucun traité, à la différence des Amérindiens et des Maoris2. En ce moment, il y a une véritable répression anti-Aborigènes de la part du gouvernement, qui a repris en 2006. Ça a commencé dans les territoires et les communautés éloignées. La police a investi les communautés et oblige les Aborigènes, peu à peu, à partir de leurs terres. Cela s’appelle la politique d’intervention, sous des prétextes très négatifs, très démagogiques, qui font passer les Aborigènes pour des assistés, des alcooliques qui vivent de pensions sociales... Donc il y a un énorme problème avec les Aborigènes en Australie. Et cette année, la situation s’aggrave, car le gouvernement veut commencer à fermer toutes les communautés, c’est-à-dire faire partir tous les Aborigènes de leurs terres en quelques années, pour procéder à une assimilation progressive des dernières générations ! Cela représenterait, si on fermait toutes les communautés de l’Australie occidentale, environ 200 communautés, soit 20 000 réfugiés dans leur propre pays ! Donc les Aborigènes sont traités comme des étrangers dans leur propre pays ! Il n’y a pas vraiment de statut juridique, il y a des faux statuts, il y a de fausses législations qui font croire que les Aborigènes s’autogèrent sur leurs terres, mais en réalité, elles masquent une impossibilité pour les Aborigènes de faire du profit.

Avez-vous vu le film, de fiction cette fois, réalisé par Rolf de Heer, Charlie’s Country (2014) ? Je n’ai pas vu le film de Rolf de Heer, par contre j’ai vu Walkabout (Nicolas Roeg, 1971) ! Il faut absolument voir ce film, qui est sorti en version restaurée le 3 juin. Donc allez absolument voir Walkabout au cinéma3, c’est un film australien magnifique qui nous parle très bien de la culture aborigène. Une dernière question à propos des images d’archives. Où et comment les avez-vous trouvées, et pourquoi avoir choisi de les intégrer au film ? En fait, grâce à un des leaders qui est dans mon film (une personne qui était toute jeune quand le Black Power aborigène a été lancé dans les années 1970 et qui est à l’initiative de ce mouvement), j’ai eu accès à un certain nombre d’archives sur le sujet et j’ai retrouvé l’unique propriétaire des archives, qui m’a fait un prix exceptionnel pour une durée illimitée. J’ai eu de la chance, parce que vu le prix des archives aujourd’hui, ça aurait été un peu compliqué, surtout si j’étais passée par les archives nationales. Donc j’ai eu de la veine qu’une seule personne soit propriétaire de ces images. Et en plus c’étaient les meilleures, parce que je suis allée voir les mêmes archives tournées par d’autres personnes, les journaux locaux des 70’s, et elles étaient beaucoup moins bien que celles que j’ai récupérées. Propos recueillis par Thomas Aunay

→ Le blog de la cinéaste sur le site de Médiapart : http://blogs.mediapart.fr/ blog/dreamings

Depuis l’interview, on a pu voir certains articles annonçant la volonté de la part du gouvernement (et de Tony Abbott, le premier ministre et membre du parti libéral australien) d’organiser un référendum d’ici 2017 visant à modifier la constitution et reconnaître (enfin !) officiellement les Aborigènes. Mais la réalité est bien plus sombre et il y a encore du chemin à parcourir (c’est un euphémisme) en Australie pour ce peuple historique. En mai dernier, la police a fermé une première communauté en Australie occidentale, Coonana, où la police a enlevé vingt enfants, forçant des familles entières à partir et à occuper un camp sans sanitaires ni eau ni électricité. Les enlèvements d’enfants là-bas sont quotidiens. On a du mal, ici, en Europe, à imaginer ce qu’il se passe réellement en Australie, qui est une véritable dictature pour les Aborigènes. Il ne faut surtout pas se voiler la face et des films comme La Révolte des rêves sont justement là pour nous alerter. 2

Il n’est plus à l’affiche au moment où nous publions cet entretien mais il a fut réédité en DVD, courant 2008, chez Potemkine films. 3


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Human after all THE LAST OF US & THE LAST OF US : Left Behind IL EST CONSEILLÉ D’AVOIR TERMINÉ LES JEUX AVANT LECTURE DE CET ARTICLE

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oilà une entrée dans le monde du jeu vidéo par la grande porte. Loin de réinventer le récit postapocalyptique, The Last of Us et The Last of Us : Left Behind en sont pourtant l’aboutissement visuel, émotionnel et thématique. En surface, l’argument de l’œuvre en vaut un autre. Traumatisé par la perte d’un être cher, Joel, notre avatar, n’a en soi rien de particulier. Son lien étroit avec le joueur n’est pas le fruit d’un trait de caractère inédit, encore moins de capacités surhumaines à acquérir : il découle d’un profond travail sur le degré d’attachement possible envers ce personnage virtuel, invitant à s’identifier à ses faiblesses davantage qu’à ses forces. Un choix qui fait écho aux ramifications de la catastrophe, les humains étant infectés par des spores de champignons parasitaires agissant exclusivement sur les insectes. L’idée est venue aux concepteurs du jeu que ces cordyceps mutent à la suite d’une pollution chimique, et soient capables de s’attaquer au cerveau humain pour y provoquer une excroissance fongique comme chez les fourmis. Le jeu place donc l’humain à l’origine de la dissémination de sa propre espèce, cet événement qui affecte le monde contemporain marquant aussi le début d’une histoire individuelle. Ravagée par la propagation de cette pandémie, l’humanité de The Last of Us est faite d’êtres en deuil et de morts en suspens, voisins forcés d’un monde régi par la méfiance de chacun envers tous. Tuer pour ne pas être tué, fuir et éviter la contamination, penser à sa sécurité avant tout... Le but de ce quotidien : rester en vie. Celui des auteurs : démontrer par l’exemple que l’on peut conserver l’étincelle d’humanité qu’il nous reste à préserver.

C’est dans ce contexte que nous allons prendre les rênes de la vie d’un homme qui subit de plein fouet, et nous avec, les début de la catastrophe. L’occasion d’une séquence pré-générique fabuleuse où le studio Naughty Dog pose les bases du projet The Last of Us dans son ensemble : développer l’empathie du joueur. Envers son référent virtuel mais aussi et surtout envers les protagonistes secondaires, l’alternance entre deux personnages jouables (Joel et sa fille adolescente) offrant une immersion tributaire de sa charge émotionnelle. À vrai dire, il est difficile de rendre compte du choc ressenti par ces premières minutes tant The Last of Us ne fait qu’explorer des pistes narratives déjà vues dans d’autres récits de fin du monde. Néanmoins, il se hisse au sommet du genre dès ce prologue, point de départ où les spécificités du jeu vidéo, et les interactions qu’elles impliquent, permettent à l’aventure de toucher en plein cœur son sujet. Suite à cela, Joel disparaît durant une ellipse de vingt ans, ce qui nous permet de souffler lors d’un générique où défilent des rapports journalistiques narrant le développement de la pandémie. Nous le retrouvons à son réveil, dans un petit appartement dont on devine qu’il est semblable à des centaines d’autres logements. Une transaction douteuse s’étant mal passé, il va, avec sa coéquipière Tess, être amené à prendre en charge la vie d’une adolescente, Ellie, qui porte en elle l’avenir de l’humanité. Mordue par un infecté depuis des semaines, elle n’a pourtant pas muté ni rejoint la horde de victimes qui peuple le pays hors de la ville ; en fait une cité entourée de murs imprenables, où l’autorité militaire en place affronte régulièrement un groupe armé nommé les Lucioles. Devant retrouver des membres de ce même groupe pour leur confier l’adolescente, Joel aura donc pour mission de faire traverser le pays à Ellie...

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Se glisser dans la peau de cet homme durant une épopée de quatre saisons entières, suivre sa quête, protéger la jeune fille dont il a la charge, combattre, chercher des moyens de survie, fuir, tuer, mourir, ressusciter pour recommencer quand on échoue, reconnaître que l’on a besoin des autres et apprendre à les considérer comme davantage qu’un simple moyen d’arriver à ses fins... Ces éléments a priori anodins, bases d’un gameplay impeccable, sont la raison d’être de The Last of Us. La traversée des États-Unis d’est en ouest va nous faire découvrir des paysages très divers, d’une forêt enneigée à un immeuble sur le point de s’effondrer, chaque nouvel espace exhalant le même sentiment d’abandon, d’échec. Le travail sur les décors, absolument somptueux, fait néanmoins jeu égal avec un graphisme dont la précision invite à lire les émotions sur les visages des personnages pendant et entre les dialogues, par ailleurs extrêmement bien écrits. La notion de travail d’équipe, donnée essentielle de l’aventure, aurait facilement pu faire dériver l’œuvre vers la stratégie pure. Les combats sont certes des étapes importantes du parcours, à la fois grisants par leur intensité et viscéraux par leur sauvagerie. Mais les conversations, les moments d’échange le sont tout autant sinon plus, à tel point que la symbiose naturelle qui s’opère entre phases jouables et cinématiques emporte The Last of Us sur le terrain du film interactif, la fluidité des transitions évitant, là encore, l’aspect purement tactique de la relation entre Ellie et Joel. À vrai dire, Naughty Dog trouve un bel équilibre entre progression linéaire et illusion de jeu à monde ouvert, l’ampleur du drame et la longueur de l’odyssée insufflant un sentiment de réel palpable. L’un dans l’autre, le talent derrière chaque rouage narratif et visuel rend passionnante la moindre des actions à effectuer, y compris les plus répétitives, comme cette planche à dénicher pour faire traverser à Ellie les lieux inondés, l’adolescente n’ayant jamais appris à nager. C’est en cela qu’il peut être difficile de convaincre les réfractaires une fois que l’on cherche un argument imparable pour défendre The Last of Us : il ne recèle pas de concept révolutionnaire, c’est dans son exécution qu’il s’avère brillantissime, chaque coup porté, chaque rixe et chaque conflit d’intérêt vibrant

d’une humanité rare, qui infiltre jusqu’aux accords d’une bande originale inoubliable. Fruit d’une dynamique toujours stimulante, l’investissement du joueur dans le sort de Joel et d’Ellie est tel que leur évolution est aussi la sienne. Un exploit d’autant plus notable que le voyage base ses mécanismes sur un parti pris casse-gueule : faire de nous le chaperon d’un autre personnage. Combien de jeux se sont vus alourdis par ces phases pénibles, freinant la progression du récit sans pour autant offrir autre chose au gamer qu’une contrainte supplémentaire, un peu artificielle ? Dans The Last of Us, elles sont l’âme de l’œuvre autant que sa finalité, l’attachement démesuré que le joueur réceptif développera pour Ellie et Joel créant une réelle sensation de manque une fois le jeu achevé, comme lorsque l’on quitte les protagonistes d’une série télévisée après des heures en leur compagnie. L’effet est ici augmenté par la complexité, le réalisme et l’ambiguïté de la relation entre nos deux héros, transformant une tâche difficile en parcours de rédemption pour un homme qui a perdu toute notion d’altruisme. Il en ressort une telle cinégénie que l’on compare facilement cette approche vidéoludique à plusieurs travaux récents dans le domaine du post-apo, comme 28 jours plus tard (pour le réalisme mortifère des décors), La Route (pour le duo adulte-enfant qui cimente le voyage), ou encore la BD et série The Walking Dead (pour le traitement de la survie par le prisme de la collaboration)... On décèle même l’influence de L’Armée des morts, The Last of Us citant l’introduction du remake de Zombie lorsqu’un véhicule en déroute percute une station essence, événement vu du ciel dans le long-métrage et ici vécu à terre, à proximité du chaos. Bouleversant à plus d’un titre, The Last of Us s’impose une rigueur exemplaire en distinguant la parole de l’acte. Si le jeu ouvre un beau champ des possibles à chaque nouvelle scène, offrant au joueur plusieurs choix stratégiques pour faire face au danger, les auteurs ne lui donnent pas le moindre pouvoir quant à la caractérisation de l’anti-héros qu’est Joel. Acteur de sa vie mais spectateur de ses décisions morales (nouvel exemple de l’équilibre entre 7e et 10e art opéré par l’œuvre), le joueur n’est jamais invité à sélectionner


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la prochaine réplique de son personnage. Tout juste pouvonsnous nous adresser (ou pas) à quelques protagonistes en cours de route, sans pour autant posséder une réelle influence sur le dialogue qui s’ensuit. Un choix d’autant plus surprenant que le joueur est convié, lorsqu’il tombe sur un pauvre homme exposé au virus dans les premières heures de jeu, à abréger ou non ses souffrances. Une belle note d’intention, cet écart soulignant un peu plus les contraintes d’un récit dont nous ne sommes pas maîtres. Ce credo permet aux scénaristes d’introduire plusieurs éléments annexes avec tact, sans déséquilibrer l’ensemble, comme l’homosexualité de certains personnages. Ainsi Bill, une connaissance de Joel, se révèle inconsolable de la disparition de Frank, un de ses amis et partenaire. Ami que l’on recroisera suite à une excursion dangereuse, découvrant avec Bill que l’homme a choisi de se pendre suite à une morsure. Peut-être l’un des moments les plus tristes de The Last of Us, les dialogues ne cédant la place à aucune mièvrerie lorsque l’on assiste à l’impuissance affective de Bill, d’abord dépeint comme une brute paranoïaque et ici forcé de combattre sa douleur. Il n’est d’ailleurs pas dit clairement que les deux hommes étaient en couple, la mise en scène et la réaction de Bill suffisant à le sous-entendre, tout comme la présence d’une revue gay sur laquelle tombe Ellie dans le bric-à-brac de Bill, source de répliques hilarantes. A contrario, le jeu dépeint de façon plus directe, mais avec autant de bon sens, l’amour naissant entre Ellie et feu sa camarade Riley. Un élément indécelable dans l’aventure principale, lors d’un échange dialogué où Ellie explique qu’elles avaient prévu, après s’être fait mordre suite à une rixe, de « se la jouer romantique et perdre la boule ensemble ». Nous découvrirons, dans l’excellent DLC1 Left Behind, que ce dialogue est intervenu après que les deux filles aient révélé leur attachement particulier, l’occasion de l’un des plus beaux baisers que nous ayons pu voir dans un jeu vidéo. Si la froideur des univers virtuels nécessite une montagne de travail et de talent pour susciter sensations et émotions, le

désir et le sentiment amoureux restent alors les plus beaux défis à relever. C’est peu dire que Left Behind atteint des sommets en la matière lors de cette parenthèse intimiste, accomplissement dont le jeu est loin de se contenter. Si la richesse de The Last of Us faisait craindre que ce DLC ne soit qu’une simple scène coupée, les génies de Naughty Dog retombent à nouveau sur leurs pieds en poussant plus loin la logique spectateur/joueur qui donne corps à leur histoire. Ainsi, Left Behind est bâti tout entier sur un montage alterné entre passé et présent, le joueur pouvant y découvrir successivement le passé d’Ellie, trois semaines avant sa rencontre avec Joel, et lever le voile sur une longue ellipse de The Last of Us, précisément celle qui sépare la fin de l’automne et le début de l’hiver ; une nouvelle période qui invitait à incarner, pour la première fois, le personnage d’Ellie. Et si les postures spectateur/joueur continuent de se nourrir, Left Behind achève de mêler les deux approches en faisant de sa partie en flash-back une pure phase de découverte, véritable balade à deux où les dialogues et la caractérisation ne souffrent d’aucune accélération intempestive, du moins jusqu’à l’étourdissant climax comprimé en une poursuite à pieds. En comparaison, la partie hivernale où Ellie part en quête de médicaments pour soigner la blessure de Joel s’avère autrement plus exigeante et riche en affrontements, permettant du même coup à Left Behind d’alterner suspense et émotion en suivant simplement sa logique globale. Un chef-d’œuvre en soi, ce DLC indispensable scellant les liens de ces deux récits en un final déchirant, où une technique narrative héritée du 7e art (le dialogue du passé se superposant aux images du présent) décuple l’impact émotionnel de l’histoire. La satisfaction d’avoir partagé quelques heures supplémentaires en compagnie d’Ellie a beau être immense, difficile de faire ses adieux à des personnages si attachants suite à ce magistral doublé. Et c’est peu dire que l’on souhaite bien du courage au futur The Last of Us 2, ainsi qu’à l’adaptation au cinéma de ce premier opus, pour passer après une telle expérience. Guillaume Banniard et Muriel Cinque

1 DLC, contraction anglophone de « downloadable content », désigne un contenu dématérialisé, payant ou gratuit, qui vient compléter un jeu vidéo.

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Après votre rencontre à Montpellier, qu’est-ce qui vous a fait franchir le pas pour créer le studio ?

ENTRETIEN

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e rendez-vous est pris entre midi et deux. Nous nous rendons en plein centre de Montpellier dans l’appartement qui leur sert de studio. Quand on arrive, c’est la fin du repas. Swing Swing Submarine partage l’appartement avec The Game Bakers, un autre studio de jeu vidéo, et Eric Chahi, un créateur indépendant qui s’est fait connaître mondialement dans les années 90. L’ambiance est bon enfant. Guillaume et William nous font visiter la pièce qu’ils occupent. Benoit, Géraud et Yann sont devant leur ordinateur en train de travailler. On discute un petit peu. On s’installe ensuite dans ce qui semble être un salon. On y installe trois chaises devant la fenêtre, et on commence. Bonjour Swing Swing Submarine. Vous êtes un studio fondé officiellement en 2010, basé à Montpellier. Vous avez déjà commercialisé deux jeux et vous êtes en train d’en développer un troisième. Pouvez-vous vous présenter? Guillaume Martin — Moi c’est Guillaume, un des programmeurs de l’équipe, co-fondateur de Swing Swing Submarine. J’ai 30 ans et je fais tout ce qui est programmation.

Quel est l’historique de votre projet ? Pouvez-vous nous détailler ce qui vous a amenés à devenir indépendants et tout simplement, pourquoi le jeu vidéo ? GM — J’y joue depuis tout petit et je suis tombé dedans par hasard. Je faisais des études de programmation, un ami que j’avais connu pendant mes études recherchait un programmeur et je suis rentré comme ça à Ubisoft où j’ai rencontré William. Ce que j’aime dans le jeu c’est l’interactivité, le fun, c’est plus marrant qu’un programme bancaire même si ça en amuse certains *rires*. Puis il y a le côté pas très sérieux du jeu vidéo, c’est flexible même si ça s’avère être du travail. WD — Je voulais faire du cinéma quand j’étais petit mais en faisant des stages j’ai vu que c’était pas du tout pour moi. Ma deuxième grande occupation c’était le jeu vidéo. J’ai vu que c’était une alternative pour raconter des histoires donc je me suis lancé. Je suis allé à Supinfogame, une des deux grandes écoles de France. Je suis allé à Ubisoft côté éditorial, puis je suis passé en développement en allant à Montpellier et j’ai rencontré Guillaume. Ensuite, j’ai voulu partir d’Ubisoft en voyant plein de petits jeux commencer à émerger, ça m’a donné envie de faire des jeux en dehors de grosses structures.

William David — Et moi c’est William, je suis game designer à la base. Je m’occupe du game design1, du level design2 et de la paperasse. 1 2

Création des règles et des mécanismes qui régissent l’univers du jeu. Création des niveaux de jeux.

GM — Je me suis retrouvé en dehors d’Ubisoft, j’étais en fin de contrat. J’étais en plein questionnement puis on a eu une période à Pôle Emploi, William m’a rejoint. On était tous les deux au chômage du coup on a commencé à faire des jeux. On a commencé à développer le jeu qu’on est en train de développer actuellement, Seasons After Fall, fausse bonne idée parce que c’était trop ambitieux pour deux. Donc on a fait des jeux de plus petite envergure, d’abord flash, puis on a arrêté le développement de Seasons pour faire Block that matters qui a marché. L’équipe a grossi comme ça. WD — En fait, on a commencé à réfléchir à faire des jeux ensemble avant même de quitter Ubisoft. Qu’est-ce qu’être indépendant ? WD — On est libre de tout, mais le système à ses défauts. On n’a pas de comptes à rendre d’un côté mais on est aussi libre de ne pas avoir d’argent ! (rires) C’est une liberté forte car bénéfique sur le plan créatif, mais pas totale. À un moment on a hésité à développer un jeu de commande, puis ça ne s’est pas fait. L’indépendance fait que nous sommes libres de décider du résultat final : si le jeu est bon, c’est grâce à nous, et si c’est un jeu pourri, c’est notre faute. Être indépendant, c’est être pleinement responsable de ses réussites et de ses échecs.


Qu’est Seasons After Fall, ce projet qui a subi un développement assez chaotique ? ? GM — C’est un peu l’arlésienne des jeux indépendants (rires). Plus sérieusement, c’est un jeu d’exploration où l’on incarne un renard sauvage qui a la capacité de changer les saisons à volonté. Il y a un écosystème particulier dans le jeu, c’est un jeu très nature dont l’intrigue tourne autour du pouvoir et des motivations de ce renard. C’est plus un jeu narratif basé sur l’exploration qu’un jeu puzzle/plateforme comme l’étaient nos jeux précédents. C’est un jeu plus poétique que ce qu’on a fait jusqu’à présent. Il n’y avait pas d’histoire, là elle est centrale, tout comme l’univers à explorer. Vous l’aviez commencé au début du studio, vous l’avez arrêté puis repris il y a un an. Quelles sont toutes les étapes par lesquelles vous êtes passés successivement et qu’est-ce qu’il vous reste à faire ? WD — Il y a d’abord l’idée du jeu, qui peut arriver n’importe où n’importe quand. Nous c’était pas qu’une seule idée, Guillaume voulait faire un jeu basé sur la théorie des cordes, avec plusieurs dimensions. Moi c’était l’inverse, un jeu sur la nature. Je voulais pas lui imposer une idée. Je lui ai dit que son concept me plaisait mais qu’on pourrait ne faire que 4 dimensions,

les 4 saisons. J’avais déjà fait des dessins avant qu’on commence à travailler. C’était plus une réunion d’idées. Ensuite il y a eu le prototype qui doit être jouable et qui représente les idées, les recherches graphiques. Quand on a fait la première année de développement, on venait juste d’achever le prototype. Là, on est plus avancés avec cette version déjà. Mais il y a plusieurs écoles dans le jeu vidéo. Soit on fait un gros document et on exécute, soit on fait plusieurs itérations. On fait grossir le prototype petit à petit jusqu’au jeu complet. On passe par plusieurs stades, alpha, pré-alpha… qui signifient l’avancement du jeu et une fois qu’il est fini, on peaufine le jeu dans le temps qu’il nous reste, on met la couche de vernis.

DIGRESSIONS VISUELLES

GM — Être indépendant c’est aussi faire des mauvais choix. Notre parcours a été ponctué par des erreurs. On a la liberté du contenu, mais la réalité de production est compliquée. Néanmoins, être indépendant c’est assez flou, ça veut pas dire grand chose. Même nous faut qu’on calme nos ambitions, sinon on ne peut pas tenir.

[William s’excuse et s’en va pour assister à une réunion téléphonique, la suite de l’interview ne se fera qu’avec Guillaume] Vous avez mentionné les premiers dessins préparatoires. Au niveau artistique, vous avez engagé un graphiste, Géraud. Comment pensez-vous la direction artistique ? Vous lui faites entièrement confiance, ou vous avez participé aux décisions ? GM — Au départ les graphismes étaient liés à des contraintes techniques, avec des aplats de couleur, comme Another World de Eric Chahi. C’était pas mal, puis c’était pas compliqué pour animer. Une fois que Géraud est venu il s’est approprié l’univers. L’important pour un jeu d’exploration c’était d’avoir une ambiance graphique qui accroche le joueur. On l’a laissé chercher une direction artistique. On a voulu avoir l’aspect coup de pinceau. Au niveau technique il utilise des choses similaires à l’Ubi Art Framework3. On anime et déforme les concept-art de Géraud. 3

Moteur de jeu qui permet d’animer sans demander trop de développement.

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GM — Sur les précédents jeux on lui donnait un prototype sans aucun son et il construisait l’univers musical. Là, sur Seasons After Fall, on avançait moins vite du coup c’était en parallèle. Il proposait ce qui lui semblait coller. Là, c’est un quatuor de cordes et des sons de nature, il a la partie sonore en main avec nos indications. On voulait un truc assez poétique, calme. Au niveau technique, avec quels outils vous travaillez ? GM — Depuis Tetrobot & Co, on travaille sous Unity. Benoit, le second programmeur qui nous a rejoint, connaît l’Ubi Art Framework, il a bossé dessus, du coup on fait des outils similaires et propres à notre projet. Indépendant rime souvent avec budget serré : comment parvenezvous à gérez la communication en plus du développement ? GM — Le dernier jeu s’est très mal vendu, il a eu une bonne critique mais on n’est pas rentrés dans nos frais, pas assez pour faire un troisième jeu. On est allés toquer à la porte des éditeurs et Focus Home Interactive a répondu favorable. Du coup ils nous aident sur ce projet-là, sans ça, on n’aurait pas pu monter le jeu. Après il y a le CNC qui nous aide aussi. La sortie du jeu est prévue pour le premier trimestre 2016. Comment se passe la sortie d’un jeu ? GM — Les sorties c’est un peu le chaos chez nous (rires). On a l’habitude de sortir un jeu sitôt achevé alors que normalement, il y a un laps de temps.

Après, pour trouver les places en or, on a eu la chance d’être sur Steam dès le départ parce qu’on avait gagné une place lors d’un concours Microsoft. À l’époque, il y avait moins de jeux qui sortaient donc on a eu de la visibilité. Mais avec Tetrobot & Co, c’était pas pareil. Une vingtaine de jeux sortaient par jour donc on était noyés dans la masse. Là, avec un éditeur, on voulait se concentrer sur le jeu pendant que lui se concentre sur la négociation de place. C’est de plus en plus compliqué d’être visible, surtout pour les petits studios car il faudrait une personne à plein temps qui s’occupe de ça.

DIGRESSIONS VISUELLES

Vous avez dans l’équipe Yann Van Der Cruyssen, qui a fait la musique de vos derniers jeux. Comment travaillezvous à distance, comment le dirigezvous ?

Pour finir, je voudrais aborder le futur du jeu vidéo. Il y a de plus en plus de technologies autour de nous. Que penses-tu de la gamification, cette tendance à récompenser et rendre ludiques nos tâches quotidiennes, comme faire du sport ? Vers quoi la société se tourne-t-elle ? GM — Moi la gamification je suis passé totalement à côté. Je pense que c’est un problème de génération. Il y a des jeunes qui sont nés avec des consoles dans les mains, des trucs à collectionner virtuellement. Du coup collectionner, c’est un truc de cette génération, pareil pour gagner des points ou des achievements. Je vois l’intérêt mais moi ça me dure pas longtemps de faire la course aux médailles virtuelles. Encapsuler ce qu’on fait au quotidien dans des trucs avec des points, je trouve ça réducteur. Si ça marche tant mieux mais j’espère que le futur ne sera pas entièrement gamifié. Cette génération est habituée à collectionner des trucs qui n’existent pas. La gamification donne l’impression de posséder puis ça donne de la reconnaissance, par exemple quand tu gagnes des points après avoir couru cinq kilomètres. Mais j’espère que ça restera facultatif. Propos recueillis par John Le Neue

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LE ROYAUME DES OISEAUX SERAPHIM ‘266613336Wings’ de Satoshi Kon et Mamoru Oshii

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euls les survivants ont le luxe de se poser la question : est-il pire d’exister après la chute d’un continent ou de périr avec ses proches ? L’attente d’une prophétie, une fois les architectures en ruines, les discours revenus au point mort et le monde moderne évincé, semble dérisoire. Enclin à répéter ses erreurs, l’humain est également doué pour s’accrocher à une idée, puis à une promesse et, chemin faisant, à une icône à brandir pour affirmer ses croyances, et ainsi justifier d’une nouvelle raison d’avancer. Sitôt dévoyé, ce même symbole peut nourrir jusqu’à l’abîmer un doute pourtant nécessaire à la foi. Les mythes et les religions, inventions utiles pour donner du sens aux vicissitudes de l’existence humaine, sont dans Seraphim ‘266613336Wings’ prétexte à un détournement : ravageant la planète, une maladie nommée angélisme rend fous ceux qui la contractent, et occasionnent aux victimes une paire d’ailes qui leur poussent dans le dos jusqu’à les tuer, comme une terrifiante conjonction entre imagerie mystique et dégénérescence physique. Un mal étrange comme pilier d’un récit postapocalyptique, où un gigantesque Charles Darwin statufié pose un regard impassible sur les débris de la civilisation. Au sol, Balthazar, Melchior et Gaspard collaborent avec une poignée d’illuminés en quête, sinon d’une nouvelle étoile, au moins d’un espoir de renouveau. Une fillette encapuchonnée, Sera, doit effectuer un voyage au coeur des ruines, entre les cadavres enterrés et ceux, figés par l’angélisme, dont les ailes se déploient dans une pose mortifère, les yeux grands ouverts sur le néant.

Oeuvre commune, Seraphim marque l’association d’artistes parmi les plus excitantes que l’on puisse imaginer : Satoshi Kon et Mamoru Oshii, respectivement réalisateurs de Perfect Blue et de Ghost in the Shell. Le premier, chargé de la forme, se voit composer avec les digressions et la misanthropie du second. Si Satoshi Kon nous a quittés en 2010, sa mort n’a rien à voir dans l’arrêt de leur collaboration, les deux hommes ayant décidé d’y mettre un terme après ce seul tome, l’histoire de Seraphim restant à l’état de promesse. Mais une promesse inouïe, certes très complexe dans ses références scientifiques, religieuses et philosophiques mais également stimulante pas sa richesse, sa puissance visuelle. Croisement gracile entre les obsessions d’Oshii (lieux vides, imagerie militaire, remise en question du genre humain...) et le talent plastique de Kon, Seraphim est un chefd’œuvre avorté dont la chape de plomb se fendille une page après l’autre, la cohabitation entre le style renfermé d’Oshii et celui, expansif, de Satoshi Kon débouchant sur une aventure captivante. S’il est permis au lecteur de perdre plusieurs minutes devant les tableaux d’apocalypse dont Seraphim est parcouru, on imagine ces pauses contemplatives imposées au spectateur si une version animée avait vu le jour. Le chapitre cinq s’ouvre d’ailleurs sur un basset, compagnon animal de l’héroïne et personnage essentiel du récit qui occupe ici une pleine page. Un chien qui est aussi l’animal de compagnie d’Oshii et qu’il case dans la plupart de ses oeuvres, en particulier Avalon, autre balade sur une terre agonisante où le cinéaste hurlait sa défiance envers l’humain. Nul moyen de savoir si Satoshi Kon aurait pu tempérer par le dessin la froideur naturelle de son collègue, et cela reste la plus belle énigme de ce post-apo dont les cases diffusent une mélancolie tenace, un macchabée pouvant y devenir icône à vénérer sitôt placé sur un piédestal. Pas de quoi perturber le vol de milliers d’oiseux qui assombrissent les cieux, indifférents à une nature qui n’est plus qu’un lointain souvenir au sein de cette oeuvre exigeante qui requiert, et c’est tant mieux, plus d’une lecture. À la fois esquisse et travail abouti, Seraphim ‘266613336Wings’ ouvre des pistes qu’il ne peut développer en un tome, formant par ricochet un voyage d’autant plus frustrant que l’on en sort comblé. Guillaume Banniard


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« Quand je mourrai, je veux que tu deviennes ma tombe » LE MONSTRE AU TEINT DE ROSE de Suehiro Maruo

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e genre de recueil qu’on ne peut pas lire dans le métro. Il nécessite un peu de solitude pour se laisse aller, pour dériver de frustrations anciennes en fantasmes inassouvis. Les nôtres ou pas, chose dont Suehiro Maruo se moque bien, enchaîné qu’il est à son petit monde. De la couverture au contenu, on ne profite pas d’un tel travail sans avoir l’esprit ouvert, encore moins si l’on brandit un épais bouclier moral qui nous emmènerait droit vers le fond. Quelque part, cela fait partie du jeu car lire et aimer ces courtes histoires, c’est se laisser souiller. Mais avec un sourire en coin, celui du voyeur aux premières loges, bien content d’être bousculé. Pourtant, dès les premières cases, on ne se sent pas seul. Plutôt observé en retour, captif de centaines de globes oculaires, et le temps d’y échapper, on fait déjà partie de leurs souvenirs lubriques. Alors on continue, une page après l’autre, à explorer le musée des horreurs. A quoi bon lutter ? La prochaine étape ne peut pas être plus vicieuse, après tout... Premier sur la scène, un jeune adulte filiforme se noie dans des contrastes saturés d’imprécations meurtrières : « Allez, va !! Viole !! Et tue !! », ordonne son maître. Ramenée sur place, sa proie hurle en vain alors que ses lèvres se teintent de rouge. Folle à lier, sans doute, pour craindre l’agression de cet étrange Docteur Caligari. Plus loin, un autre triangle amoureux, couple bourgeois entiché d’un valet colossal, rejouera le Théorème de Pasolini en déséquilibrant le foyer familial par l’intrusion d’un corps étranger, révélateur de pensées mises à nu dans le dos de chacun. A moins que l’enfant ne joue également un rôle dans ce petit jeu ? Ou que le pire soit à venir, dans un autre récit et pour une autre domestique, entravée puis soumise aux délires coprophages d’un maître cruel ? Portant sur les premières histoires de son auteur, ce recueil édité chez Le Lézard Noir est un puits à déviances. On y découvre même les origines de la jeune fille aux camélias, héroïne d’un futur travail éponyme de Maruo bien vite livrée en pâture à une version tordue des Freaks de Tod Browning. Enchevêtrement de morts douloureuses et de personnages malsains, Le Monstre au teint de rose profite à plein du talent visuel de Maruo. Ayant peut-être inspiré jusqu’à des cinéastes comme Bruce LaBruce (on y retrouve la version hétéro d’un passage bien barré de son Hustler White), ce recueil là met mal à l’aise sans cesser de fasciner. La marque d’un fou génial dont les histoires, à l’intérêt variable, font néanmoins toutes preuve d’un désir de transcender par le style jusqu’à la plus refoulée des envies. Guillaume Banniard

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welcome to sunnydale BUFFY CONTRE LES VAMPIRES de Joss Whedon

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i je vous disais « chef-d’œuvre télévisuel », à quoi penseriez-vous ? The Wire, Les Soprano, Six Feet Under, Breaking Bad, peut-être ? Et je vous répondrais certainement que je suis d’accord. Mais je rajouterais aussi autre chose, et vous me regarderiez sûrement avec des yeux révulsés. Si je vous dis : petite, blonde, qui course des vampires en talons hauts dans des cimetières la nuit ? Ça y est, je vous entends déjà rire de l’autre côté de votre écran. Buffy contre les vampires ? Sérieusement ? Et oui, je suis on ne peut plus sérieuse. Si on me demandait quelle est, pour moi, la meilleure série de tous les temps, celle qui, à mes yeux, a transformé le paysage du petit écran, je répondrais Buffy contre les vampires. Buffy, the Vampire Slayer, devrais-je dire. Buffy, The Vampire Slayer, de son titre original, donc, fut diffusée entre 1997 et 2003 sous les commandes de ce génie qu’est Joss Whedon (connu dans la geekosphère en tant que « God »). Elle conte l’histoire de Buffy Summers, lycéenne américaine résidant dans la petite ville fictive de Sunnydale, Californie, essayant tant bien que mal de concilier sa vie d’adolescente – puis de jeune adulte – et son devoir de Tueuse. La Tueuse, c’est l’Élue d’une génération. Celle qu’un destin surnaturel a choisi pour chasser démons, vampires, et autres manifestations démoniaques sorties tout droit de la Hellmouth, celle-ci située directement sous le sol de la bibliothèque du lycée. Pour empêcher la fin du monde, en somme. Quand elle meurt, une autre est appelée, et ainsi de suite. Entourée de son groupe d’amis surnommé le Scooby-Gang, ils entreprennent tous de se défendre contre les forces du mal tout en expérimentant les diverses étapes de leur existence. Un peu loufoque pour certains, dit comme ça. Je suis sûre que beaucoup d’entre vous sont déjà tombés sur la Trilogie du samedi de M6, et après un épisode de Charmed ont découvert non sans rire les monstres en carton-pâte de Buffy. Malheureusement, c’est de là que beaucoup de spectateurs gardent de vagues souvenirs de la série - appuyés par des préjugés réducteurs -, souvent dénigrée et désignée comme une série pour midinettes en fleur, moitié Karaté Kid, moitié Scooby-Doo (sérieusement, j’ai déjà lu ça). En France, la série souffre d’une réputation ridicule, et seule une petite (mais grandissante) communauté de fans subsiste, se regroupant en conventions ou sur les forums, telle une secte adoratrice. Aux États-Unis, déjà plus admirée que chez nous, elle est considérée presque unanimement comme une série culte par la majorité des sériephiles

(le magazine Empire la classe seconde de son Top 50 des meilleures séries de tous les temps, et Time l’intègre également à son Top 100). Quatre de ses épisodes (une comédie musicale jusque-là inégalée – Once More, With Feeling –, un épisode muet – Hush –, un épisode onirique ayant fait couler plus d’encre que n’importe quel autre – Restless –, et un épisode sur les premiers instants du deuil peut-être plus intense et réaliste que les meilleurs épisodes de SFU – The Body –) sont considérés parmi les meilleurs épisodes de l’Histoire de la télévision. Adorée du monde académique, Buffy dénombre des centaines d’essais et thèses écrits à son sujet, si bien qu’une branche universitaire en est née, les « Buffy Studies », pour en analyser la portée philosophique, sociale, féministe, culturelle et esthétique. La série est la franchise la plus étudiée de tous les temps. Alors pourquoi ce mépris majoritaire ? Pourquoi cette appréhension amusante avant que je ne dise que Buffy contre les vampires est ma série préférée ? C’est une situation que tous les fans de la série ont certainement déjà connue. Et c’est bien dommage. Car, croyezle ou non, Buffy cache, sous son titre farfelu et dérisoire, des trésors que vous n’auriez peut-être pas soupçonnés au premier coup d’œil. Le principe premier était, pour Joss Whedon, de parodier les films de série B (et Z ?), les slashers (ironiquement, Sarah Michelle Gellar jouera dans Scream 2 et Souviens-toi l’été dernier), et les films d’horreur en général. Exaspéré par la morale bien-pensante de ce type de cinéma, où la jeune fille était punie (soit sauvagement assassinée par un serial killer au couteau de cuisine au coin d’une ruelle sombre) pour avoir fait l’amour (cf. Halloween et tous ses successeurs), Whedon s’est imaginé que cette dernière ferait face à son prédateur, le tuerait, et continuerait à s’amuser toute la nuit. Les nuances morales de la série fonctionnent tout du long sur ce principe d’inversion, et ce sans tomber dans le manichéisme outrancier. Seulement, naît la possibilité que la proie ne soit plus celle que l’on croit, et que les codes moraux et psychologiques soient perpétuellement bouleversés. En témoigne la scène d’ouverture du pilote (soit la toute première séquence) : deux adolescents s’introduisent dans le lycée par effraction. Immédiatement, le personnage féminin est vulnérabilisé par son style vestimentaire – la série a l’intelligence de jouer sans cesse avec les repères visuels des spectateurs pour mieux les chambouler, si bien qu’ils en deviennent des processus narratifs à part entière. Un style vestimentaire sérieux et presque enfantin


La série entière invite, de la sorte, à s’ouvrir à l’inconnu, à envisager des possibilités alternatives, à nuancer sa vision des choses et à prendre en compte le fait que l’on ne trouvera pas toujours de réponses aux questions posées, que les choses ne sont jamais, jamais, définitives. Preuve en est, même les personnages les plus inoffensifs (l’introvertie et candide Willow tentant de mettre fin au monde, dont le parcours au fil des sept saisons est l’exemple parfait de la sincérité et de la vraisemblance avec lesquelles Whedon fait vivre des protagonistes dont la psychologie n’est jamais prédéfinie mais toujours en pleine évolution) finissent par révéler la part obscure de leur personnalité. Les scénaristes s’amusent et n’hésitent pas à déconstruire l’univers qu’ils avaient créé de toutes pièces dans des épisodes parallèles déboussolants – on y laisse sous-entendre, sans ultime certitude, que Buffy ne pourrait être qu’une schizophrène internée dans un hôpital psychiatrique –, épisodes qui comptent pourtant parmi les meilleurs du show. Le titre luimême semble plein d’auto-dérision : comment prendre au sérieux une série dont le titre comprend le prénom « Buffy » et le terme « vampires » dans son titre ? Là est tout son enjeu, et seuls les plus ouverts d’esprit en comprendront toute la portée déjà si symbolique, rétrospectivement. Aller audelà de son titre, de son esthétique kitsch et cheap, c’est déjà entamer un processus qui ne se terminera qu’une fois la dernière scène du dernier épisode de son spin-off, Angel, terminée. Enfin, je vais vous dire pourquoi je suis amoureuse du Buffyverse. Pourquoi j’aime tant parcourir les rues de Sunnydale, ma deuxième maison, quand tombe la nuit. Pourquoi je pense que cette œuvre m’a forgée. Parce qu’elle m’inspire, et que, quoi qu’on dise, Buffy reste à mes yeux, dans ses trois premières saisons, la meilleure représentation de la détresse adolescente jamais créée. Les démons sont tous des métaphores existentielles du passage de l’adolescence à l’âge adulte, dans tout ce que cela implique de dilemmes et de souffrance, de névroses et d’angoisses.

« Si vous regardez la manière dont Joss Whedon a construit cette petite série, vous verrez que chaque épisode a quelque chose d’important à dire à propos de la condition humaine. […] Je veux dire que ceux pour qui ça importe se voient dans Buffy. Elle représente notre voix. Et aussi, nous célébrons cette petite série absurde parce que nous avons d’une certaine manière fini par comprendre ce que ça faisait d’être une adolescente dont le devoir est de se débarrasser des vampires. », disait Drew Goddard, dans l’avant-propos du recueil d’essais Seven Seasons of Buffy. Buffy, plus que la Tueuse, est la porteparole des plus faibles, de ceux qui n’ont plus l’espoir de se lever seuls face au monde, face au quotidien, ou face à leurs bourreaux. Celle qui parvient non seulement à s’en sortir, mais le fait tout en possédant, comme chacun de nous, de nombreux défauts. Que demander de mieux qu’une héroïne qui nous inspire par sa force – physique, certes, mais surtout morale –, et à laquelle on peut s’identifier parce qu’elle est merveilleusement imparfaite ? Buffy c’est tout simplement la Vie, la métamorphose, la maturation, à ceci près qu’elle est illustrée par des monstres et démons en tout genre.

DIGRESSIONS VISUELLES

(elle est habillée en uniforme d’écolière et elle est blonde, comme son homologue, Buffy, plus tard caractérisée comme son double symbolique), tandis que le garçon est identifié comme la menace virile risquant d’entacher l’apparente pureté de celle qui l’accompagne (il porte une veste en cuir, vêtement caractéristique de l’un des personnages masculins les plus nuancés et complexes du « Buffyverse », Spike). Quelques minutes s’écoulent, la jeune fille s’inquiète d’être prise en flagrant délit, feint d’être apeurée. Le garçon, lui, ne craint rien, joue au dur, fait mine de vérifier si l’établissement est bien vide. Il se retourne, et la jeune fille, celle que l’on croyait pourtant innocente, a révélé sa véritable apparence : un visage monstrueux dont les dents viennent se planter dans le cou de son partenaire. Tel est pris qui croyait prendre.

Enfin, je dirai que Buffy est « spectaculairement, merveilleusement, culturellement et esthétiquement un héritage pour les futures générations »1 parce qu’absolument tout, de l’aspect d’un monstre au moindre mot prononcé par les personnages (puis que dire de l’écriture divine, des foreshadowings époustouflants et du sens des répliques si pertinent de Joss Whedon, capable de mettre en écho des paroles prononcées à deux saisons d’intervalle ? Imaginez, la série a inventé son propre argot, le slayer slang !), est méticuleusement sélectionné de sorte à raconter une histoire de la plus intelligente et authentique des façons possibles. Un travail d’orfèvre pour une série au budget certes restreint, mais d’où les idées affluent en masse. Il serait difficile d’énumérer chacune des thématiques qu’elle aborde durant ses 144 épisodes, mais certaines dominent : féminisme, progressisme, individualité et identité face à la pression patriarcale et parentale (ici rejetée en bloc), rapport à la mort, individu et communauté (le « Scooby-gang », c’est un peu un microcosme sociétal américain), relations intrafamiliales, l’Autre (nous-même, le double, l’étranger... le vampire), responsabilités, définition de l’héroïsme, affirmation d’une féminité et d’une masculinité au regard des codes sociaux, et tellement plus encore. Donnez-lui sa chance si ce n’est déjà fait. En attendant qu’on lui reconnaisse sa valeur, la continuité en comics m’attend sagement sur mon étagère... Isé Monédière

Matthew Pateman, The Aesthetics of Culture in Buffy the Vampire Slayer, McFarland & Company, 2006 1

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immersion totale THE HOST de Bong Joon-ho, 2006

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ans la famille Park, ne demandez pas la fille, Hyeon-seo : un monstre d’eau douce a mangé la carte. Et si vous trouvez le père… cherchez le grand-père : paresseux et maladroit, le premier ne sait rien gérer seul, à commencer par le snack qu’ils tiennent au bord du fleuve Han1. Il ne vous manque alors plus que l’oncle et la tante, sans doute très occupés à se noyer dans une bouteille de soju et à graver dans le bronze d’une médaille de tir à l’arc leurs échecs respectifs. C’est cette petite famille de Séoulites marginaux que Bong Joon-ho, figure emblématique de la nouvelle vague coréenne, place au centre du récit de son troisième longmétrage, The Host, et du plan qui nous intéresse. Filmé en plongée totale, ce dernier montre les Park se démener au sol d’un gymnase transformé en chapelle ardente, bouleversés – le mot est faible – par la disparition de leur Hyeon-seo adorée que le monstre du fleuve a, pensent-ils, déjà dévorée. Outre qu’il exprime parfaitement la volonté du réalisateur de suivre le mouvement des corps – les quatre adultes font face au portrait de la fillette avant de tomber à la renverse –, cet angle de prise de vue lui permet de les faire apparaître côte à côte dans un cercle. Correspondant à d’anciens tracés de lignes de jeu du gymnase, il ne se donne à voir qu’au spectateur attentif, sinon averti, mais n’en est pas moins symbolique : c’est dans la douleur, à l’annonce de la mort de Hyeon-seo – qui, vivante, donne déjà toute son épaisseur au lien familial –, que les Park se réunissent ; et c’est dans l’espoir de la retrouver,

de la sauver des nageoires du poisson mutant qui l’a enlevée, qu’ils unissent leurs efforts. Mais attention, chez Bong Joon-ho, les personnages principaux n’ont jamais toutes les cartes en main… Renversante, cette plongée totale l’est à un autre égard, puisqu’elle marque un changement de ton : d’abord tragique, la scène tourne définitivement au comique2 lorsque les Park s’effondrent, s’agitent au sol, s’étreignent et se repoussent dans un même mouvement qui donne au cercle décrit plus haut des allures de ring. N’est-ce pas cette capacité exceptionnelle à mêler les émotions qui caractérise le cinéma du réalisateur de Memories of Murder (2004) et, plus largement, la nouvelle vague coréenne ? Dans une interview, Bong Joon-ho ne qualifie d’ailleurs pas le comportement des personnages de comique, mais de grotesque : « Mon intérêt pour le grotesque reflète […] quelque chose d’absolument inhérent à la société et la culture coréennes. C’est la scène du funérarium de The Host, où l’expression par la famille de sa douleur devient chaotique, hallucinante lorsqu’ils commencent tous à hurler, se rouler par terre. On a l’impression d’une exagération mais tout cela correspond bien à une réalité. Ce grotesque est partout en Corée, il vous suffirait de passer du temps à Séoul pour vous en apercevoir. »3 C’est donc bien un séjour en immersion totale au pays des lendemains matins difficiles que nous propose le film au travers de plans comme celui-ci. Mathilde Lemaire

Fleuve qui traverse la capitale sud-coréenne avant de se jeter dans la Yellow Sea (2011) de Na Hong-jin ; film sorti sous le titre The Murderer chez nous. 2 Il faut voir A Hard Day (2015) de Kim Seong-hoon pour rire autant d’une famille en deuil. 3 Julien Gester, « Bong Joon-Ho : En Corée encore », Les Inrocks (site), 21/11/2006 1

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mystique du mal THE THING de John Carpenter

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’heure et les visages sont graves. Isolés dans une base scientifique au beau milieu de l’Antarctique, des hommes se font attaquer par une mystérieuse créature. Mais pas de blagues ou de second degré, nous ne sommes pas devant le tout-venant hollywoodien. C’est sérieux, le monstre ne surgit pas pour faire sursauter des spectateurs en manque de sensations fortes, une main sur l’accoudoir, l’autre dans un paquet de pop-corn. Tous ces hommes sont réunis autour d’un feu car ils viennent de brûler au lance-flamme l’un des leurs, « infecté » par cette créature qui prend leurs apparences. D’un chien, d’un collègue ou d’un ami peut jaillir un monstre défiant l’entendement par son horreur et la sauvagerie de ses attaques. Contemplant les flammes quasi religieusement, cette assemblée de types bourrus est dévorée par la peur. À qui le tour désormais ? N’importe qui peut être contaminé, on ne peut plus avoir confiance, même en soimême car je peux avoir cette créature en moi sans le savoir. Voilà la force de The Thing, Carpenter y met en scène le Mal sous sa forme la plus pure et terrifiante. Il n’y est pas identifiable, ce n’est pas un méchant quelconque qu’on désigne facilement mais bel et bien une chose, sans nom, indéfinie et indescriptible qui circule, se glisse partout et surgit de nos camarades, de nous-mêmes, laissant les hommes seuls, perdus dans la nuit et le froid. Benoît Fontan

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ONE SHOT

sexe, mensonges et publicité PASSION de Brian De Palma

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e longs couloirs aux murs blancs, une machine à café, des bureaux presque vides, et des employés qui pètent les plombs. L’agence de publicité qui sert de décor au dernier longmétrage de Brian De Palma rappelle étrangement Le Direktør de Lars Von Trier, chronique amère des délires administratifs d’une grande entreprise qui choisit d’employer un acteur raté pour incarner le patron chargé de mettre à la porte ses employés après que la boîte ait été rachetée. Dans Passion, l’agence de publicité est aussi le lieu des tromperies et des manipulations. Deux femmes, la brune Isabelle (Noomi Rapace) et la blonde Christine (Rachel McAdams) s’engagent lentement dans un affrontement à mort, sur fond de concurrence et de drame amoureux. En s’emparant de l’intrigue du Crime d’amour d’Alain Corneau sorti deux ans plus tôt, quelques jours avant la mort de son auteur, Brian De Palma revient ici à ses fondamentaux, usant de la vieille recette du thriller « hitchcockien » qui avait fait ses premiers succès, ainsi que ses premiers détracteurs, l’accusant d’être incapable de faire preuve d’originalité par rapport au maître du suspense. Dans le cas de Passion, l’intérêt du film ne réside non pas dans le suspense, mais plutôt dans le mystère qui enveloppe l’intrigue, principalement autour des personnages et de leurs intérêts réels. Sans jamais perdre son spectateur, De Palma joue avec la temporalité, alternant les points de vue et les niveaux de récit. La virtuosité de la mise en scène se voit enrichie par la composition impeccable de José Luis Alcaine (chef-opérateur de Pedro Almodóvar, entre autres) et un montage signé François Gédigier, qui joue avec la multiplicité des sources d’images (vidéo-surveillance, télécommunication...). Les deux jeunes publicitaires vont rivaliser de machiavélisme pour arriver à leurs

fins, en usant de tout le savoir-faire qu’exige leur métier à l’adresse des masses de (futurs) consommateurs : séduction et tromperie. Le monde dans lequel évoluent les personnages et la caméra de De Palma est fondé sur l’apparence. Un monde peuplé d’écrans plats, de smartphones dernier cri, d’ordinateurs portables et de caméras. Un monde hyper-connecté et pourtant clos sur lui-même, où se croisent directeurs d’agences, créateurs de mode, communicants et journalistes. Ils évoluent dans leur propre réalité, coupés du « monde réel » et de la masse. Lorsque l’un des personnages réalise une publicité qui prend la forme d’une vidéo en caméra-cachée dans la rue, ses supérieurs proposent aussitôt d’en tourner une nouvelle version avec des acteurs. De Palma retranscrit à merveille l’atmosphère claustrophobe de cet univers technocratique, d’une rare froideur, même lorsqu’il s’agit de sexe. Les personnages ne forment pas des couples cloisonnés, mais évoluent en roue libre, dans une sorte de libertinage désintéressé, sans aucune « passion ». La passion à laquelle se réfère le titre du film n’est pas celle qui unit les personnages, elle prend ici la forme d’une pulsion individualiste qui les pousse à s’entre-déchirer. Le dernier long-métrage de Brian de Palma n’atteint pas la démesure de ses films les plus connus et les plus appréciés comme Scarface ou encore L’Impasse. Certes, cette Passion ne possède pas l’humour ravageur de Blow Out et semble parfois en manquer, mais rien que pour son duo d’actrices, sa retranscription cruelle du monde de la publicité, et le plaisir que procurent le récit et sa mise en scène, il mérite d’être vu comme un remarquable thriller post-moderne, et peut-être aussi comme le signe d’un retour en forme pour Brian De Palma, qui devrait bientôt retrouver Al Pacino pour un nouveau film actuellement en pré-production. Léo Miaud

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Rédactrices en chef Déborah BITON Pauline QUINONERO Secrétaire de rédaction Guillaume BANNIARD Rédacteurs pour ce numéro Thomas AUNAY Guillaume BANNIARD Stéphane BOULEY Lucas CHARRIER Muriel CINQUE Benoît FONTAN Rémi LAUVIN Alexandre LEAUD Mathilde LEMAIRE John LE NEUE Léo MIAUD Isé MONÉDIÈRE Jordan MORE-CHEVALIER Camille POUSSE Pauline QUINONÉRO Alexandre SANTOS Alan SZEZUR Correcteurs Guillaume BANNIARD Lucas BAVEREL Maquettiste Marie LEMOINE Conception Logo Victor HAMELIN

JANVIER 2016




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