Juin 2013

Page 1

ART

&

cetera ...

NumĂŠro 3 - JUIN 2013


Will Argunas Pascal MinART cAmille Jeremy Clausse Nancy Van Reeth Apolline Violine

03

Claire Ketterer Elie Dupuis Krousky Peuteubatre GEDEĂ˜N

JUIN 2013


Will ARGUNAS







Will ARGUNAS 06 86 56 36 66 Boutik : http://www.alittlemarket.com/boutique/willargunas-224442.html arnguillois2@wanadoo.fr http://willargunas.ultra-book.com/


Pascal MinART







"Same Girl" SĂŠrie de 5 encres sur papier 30x40cm - 2013

artotem14@orange.fr http://pascalminart.canalblog.com/


cAmille






cAmille 06.82.85.03.40 Bellegarde 15100 Saint Georges http://camilleart.e-monsite.com/ https://www.facebook.com/cAmille.peintrecollagiste


Jeremy Clausse








Nancy Van Reeth







nancy@nancy-vanreeth.net www.nancy-vanreeth.net www.art-insolite.com/pageinsolites/insovanreeth.htm


Apolline Violine


Ma colocataire. -I- (Dave) J’ai une colocataire. Pour autant que je me souvienne et aussi loin que je remonte, depuis le bac j’ai toujours vécu en colocation, si l’on considère que partager une chambre dans un internat entre dans les critères de la colocation (ma première année de prépa). Pour un mec littéraire, les études constituent une époque de bonheur absolu : vous passez votre temps entouré de filles… En Lettres, c’était le paradis… D’autant plus que vous avez les mêmes centres d’intérêt : la littérature, les pétards et changer le monde face à ces adultes passifs et résignés ! Toutefois, il faut veiller à ne pas être présomptueux, votre force peut s’avérer être votre plus grande faiblesse : vous pouvez très vite passer du copain potentiel au meilleur ami ou au copain grand-frère. On est parfois son meilleur ennemi… D’un côté, notre sensibilité naturelle, innée, crée un lien logique avec les filles, de l’autre, on peut leur renvoyer le signal d’être déficient en testostérone… Quant à moi, j’avais trouvé un équilibre entre les deux, j’étais un étudiant de Lettres sensible et délicat qui jouait de la basse dans un groupe et mes potes m’adoraient car j’avais plein de copines qui venaient au concert. On jouait du reggae, du ska et j’avais certainement un ou deux T-shirts de Bob Marley et des dreads… Or, malgré tout, je réussissais chaque semestre mes partiels sans problème. Je n’avais pas spécialement de mention, pour cela il eût (vous avez remarqué ?!) fallu travailler plus et renoncer aux longues conversations métaphysiques enfumées – et fumeuses je le reconnais maintenant que je suis passé de l’autre côté, celui des adultes passifs et résignés je suppose – mais je m’éclatais dans ce que je faisais. Même si je ne voyais pas bien où cela allait me mener dans la mesure où je ne voulais pas être prof et où notre niveau et notre professionnalisme dans le groupe laissaient fortement à désirer… Tout ce qu’on voulait, c’était faire de la musique et fumer des joints en buvant des bières ou du chouchen. Parce que oui, cette petite ville où il ne se passait rien – c’est aussi cela la clé des partiels – avait un petit bar où l’on vendait du chouchen ! C’est une époque où l’on était très bretonophile : on buvait du chouchen et on écoutait Miossec, enfin les filles surtout. Mais comme j’étais avec les filles, j’écoutais Miossec aussi.

Bref… Mes parents n’avaient pas réussi leur divorce et étaient rarement d’accord si ce n’est sur quelques points dont celui-ci : interdiction pour moi d’aller en fac à Lille, aval pour Arras, petite préfecture où il ne se passait rien, où les logements étudiants n’étaient pas nombreux à l’époque – et pour certains carrément honteux – et où il y avait une garnison aujourd’hui remplacée par le Main Square. Le campus de la fac était minimal à mon arrivée, et proposait l’encadrement qui faisait défaut à Lille. Ca leur semblait parfait pour moi qui sortais de prépa et « avait besoin d’être encadré », dixit ma mère, à qui je ne cessais de répéter que j’étais majeur, que je pouvais conduire une voiture et voter. Le tout avec les pupilles éclatées, des cernes sous les yeux et des trous de boulettes dans mes pulls (j’ai fait une prépa que je ne saurais même pas qualifier tellement ça ne me correspondait pas…) Donc… D’année en année, j’ai partagé différents logements avec d’autres étudiants pas tous fans de Bob d’ailleurs, et la fac s’est agrandie. Lorsque je suis revenu en septembre pour la licence, je n’avais plus de dreads, ni d’amoureuse à dreads d’ailleurs - elle était partie avec Robin, notre batteur – et plus de groupe parce que j’avais envoyé balader tout le monde (je suis parfois un peu impulsif…) J’ai rangé la basse (je suis parfois un peu impulsif et con) et je me suis mis à la contrebasse. Et j’ai découvert la nouvelle B.U., tout juste sortie de terre. Elle était magnifique : grande, aérée, lumineuse, apaisante… J’y ai passé les deux années suivantes, celle de la licence et de la maîtrise. A l’issue de la maîtrise, je savais que je ne voulais ni être prof ni instit mais que bosser dans une bibliothèque me brancherait. Je suis parfois impulsif et con mais quand je me fixe un objectif, je fais tout pour y parvenir, voilà comment je suis devenu bibliothécaire et comment j’ai atterri ici, dans la ville de mon enfance, dans une médiathèque toute neuve où il y avait un poste à pourvoir. La première année, j’ai vécu chez mon père avant de déménager dans cet appart pour lequel j’avais eu le coup de foudre mais qui présentait un loyer assez élevé. J’ai tout logiquement passé une annonce pour trouver un colocataire, Clément (prof de physique, toujours des anecdotes hilarantes sur ses élèves) est ainsi resté deux ans mais a fini par emménager avec Céline – et on est toujours potes - lui a succédé Antoine ou devrais-je plutôt dire : lui ont succédé Antoine et Laurence puisqu’elle était pratiquement toujours là. Ils étaient sympas tous les deux mais un peu écœurants, ils ne semblaient jamais d’engueuler, ça me semblait totalement suspect… Ils ont fini par déménager dans le sud et on a perdu le contact.


A présent, je partage l’appart avec Sofia qui est arrivée il y a presque un an. C’est une amie d’ami qui savait que la chambre était à nouveau libre. C’est une fille sympa, très jolie - une grande black élancée avec des jambes immenses - elle adore les animaux et est assistante vétérinaire, elle est de fait la principale source d’informations d’Emma concernant les petits tracas de Castor... Tout serait donc parfait dans mon petit monde s’il n’y avait pas son mec. Hum… Je vois… Vous laissez de nouveau votre imagination s’emballer. Vous pensez que vivre ensemble nous a rapprochés, elle et moi, l’intimité du quotidien, les soirées passées à discuter… Je suis désolé de devoir briser à nouveau vos attentes mais je ne suis pas attiré par Sofia. D’une part parce que c’est une maniaque du ménage et du rangement et d’autre part, parce que ça ne s’explique pas, je présume… Pourquoi aime-t-on ou se cantonne-ton à la sphère de l’amitié ? C’est l’éternelle question… Non, son mec est une véritable plaie. Il est hautain, avec moi comme avec elle, superficiel et désagréable à un point ! Il est toujours là à lui dire qu’elle est trop lente, trop ceci, trop cela ! J’ai l’impression qu’il passe son temps à la bousculer… Il doit être hyperactif, les choses ne vont jamais assez vite pour lui… Même le dimanche matin, il arrive à me bousiller mes grasses matinées : à sept heures – oui, sept heures, vous avez bien lu ! – il est debout à claquer les portes, à faire du bruit avec ses gros pieds dans l’escalier… C’est le prototype du gars toujours en mouvement qui ne sait pas se poser. C’est fatigant… Certes, il n’est là que le weekend et les congés mais je le supporte de moins en moins. Et je me connais, je peux parfois être un tantinet impulsif, comme je vous l’ai dit, et dire des choses que je regrette invariablement par la suite. Actuellement, je prends (énormément) sur moi mais arrivera un moment où la coupe sera pleine et où j’exploserai. Je préférerais néanmoins, par égards pour Sofia qui est vraiment une fille géniale, éviter cela. J’en suis donc arrivé à me dire que je manquais peut-être d’objectivité, raison pour laquelle j’ai invité Emma à venir manger un samedi soir où j’étais sûr de les avoir à la maison. Vous savez que j’ai cette métaphore, la vie prend parfois des allures de série télé… Là, c’était carrément du théâtre. -II- (Emma) Dave a parfois des plans foireux. Celui-ci en était un franchement hallucinant ! Il m’avait déjà parlé de ce Philippe, copain de sa coloc, pédant et agaçant au possible. Mais ce gars a dépassé toutes mes espérances... samedi en dix après avoir posté la carte, je suis donc allée manger chez Dave. Quand je suis arrivée, on était déjà en plein

mélo parce qu’il n’y avait « rien à faire dans cette ville de merde !» Le Philippe en question était debout dans le salon, le petit magazine des sorties du mois dans la main, et le martelait de l’index en se gaussant (je trouve que ça lui va bien, ce mot). « Putain ! C’est grave quand même ! On est samedi soir et il y a que dalle ! Si on était à Paris, on serait débordés ! » Il travaille à Paris la semaine, d’après ce que j’ai compris. Sofia, elle, était assise dans le canapé, tête baissée, comme si elle était punie. Un truc que je ne comprends pas, d’ailleurs, c’est qu’il ne reste pas à Paris le week-end… C’est illogique… Dave leur a proposé l’apéro avec nous, en attendant qu’ils se décident. « Un mojito pour moi ! » Dave a cligné des yeux – je ne sais pas si c’est le fait d’avoir été pris pour le larbin ou si c’est le mojito – et lui a lancé un « désolé, on a de la bière, du martini ou du vin… » Philippe l’a regardé, incrédule : « T’as pas de bacardi ?? Ben non. Alors, bière, martini ou vin blanc ? » Mais Philippe avait l’air de vouloir tirer les choses au clair. Ou alors, il voulait peut-être élever nos esprits… Du coup, il s’est lancé dans une longue explication… Genre le mojito, c’est vachement à la mode en ce moment, c’est le truc à boire… Et puis, il a dû se dire qu’il était en province, chez les bouseux, et il a opté pour un martini, « avec une rondelle… » Comme tout le monde était servi, que j’aime bien connaître les gens, et que j’aime faire plaisir, je lui ai demandé comment était la vie à Paris. Notez-bien que je suis quasiment sûre de ne pas lui avoir demandé à quel point la vie était merdique ici. Mais c’est pourtant l’exposé que j’ai eu. Genre, ici il n’y a qu’un ciné… Ou, quand tu commandes une pizza ici, t’attends des plombes… Ou, ici il n’y a pas de galerie d’art… Et le surréaliste – mais véridique – ici si tu veux acheter une Rolex, tu dois la commander ! La commander, tu te rends compte ?! Alors, comme je suis aussi quelqu’un de bien élevé, j’ai accepté un second verre. Et j’ai demandé à Sofia comment ça se passait dans son boulot. Cette fille, quand elle parle de son boulot, son visage s’illumine ! Ce serait vraiment bizarre si c’était pareil pour moi !! Genre, aujourd’hui j’ai enterré une mamie, il y avait un monde fou, c’était génial ! Toutes ces fleurs, ces chants ! » Ce serait hypra-glauque… Bref, Sofia a conclu sur : « la routine, quoi ! » Ce à quoi Philippe a répondu par un reniflement


assez dédaigneux. Avant d’ajouter : « C’est sûr, c’est pas ici que tu risques d’avoir des NAS ! » Je suis aussi quelqu’un de spontané, naïvement spontanée : « Oh ! Il y a des imbéciles partout, tu sais… » Ce à quoi il a répondu, dans un exposé assez court, cette fois-ci, qu’on était étriqué dans cette ville, que rien n’évoluait, tout était figé, etc. Ca va peut-être vous surprendre, mais je commençais à m’amuser, moi. Je me demandais si j’étais à nouveau dans la quatrième dimension ! Oui, parce que ça m’arrive de temps à autre, ce genre de sensations… Et puis, je suis un peu challenger dans l’âme… Genre, si dans une pièce quelqu’un ne m’aime pas, je me mets en devoir de le faire changer d’opinion. Donc, j’ai abondé dans son sens : « C’est vrai qu’on est vachement provinciaux ici… Regarde, rien que la façon dont les mecs s’habillent… Tiens, Dave par exemple… » Dave m’a lancé un regard outré, avant de rétorquer un « moi, je suis bibliothécaire, c’est bien connu, on a une mode à part ! » J’ai alors décidé de le lancer sur son boulot. Long exposé sur son truc d’assureur, ou courtier, je ne sais plus trop. En fait, je n’écoutais pas trop… jusqu’à ce que je croie entendre quelque chose. Que Dave avait aussi entendu. Le Philippe en question était en train de nous dire que sa boîte avait embauché un maghrébin, « et que comme tous ces gens-là… » je ne sais plus trop quoi. J’ai regardé Dave. Il m’a regardée. On a regardé Sofia et on l’a regardé, lui. Avec la même question : mais comment ce type pouvaitil être raciste alors qu’il sortait avec Sofia, qui est noire ?! Et c’est là que c’est devenu caricatural. Totalement. Dave dit qu’on était en plein théâtre. Remarquez, ça aurait pu donner un truc comme ça : EMMA – outrée : Non, mais attends ! C’est choquant, ce que tu dis, là ! PHILIPPE – condescendant : Mais pas du tout ! C’est une caractéristique ! Le Français est râleur, ce genre de trucs ! Regarde, Sofia est lente par exemple ! Les Africains font les choses plus lentement que nous ! DAVE – froidement : C’est peut-être parce qu’elle se lève à six heures tous les matins, non ? EMMA : Et puis, l’Afrique, c’est vaste, non ? Et c’est pas parce que ta nana est comme tu le dis qu’elle représente tout un peuple ! Moi je ne suis pas râleuse ! Et Dave, c’est pas un french lover non plus ! DAVE – lèvres pincées : Merci, Emma…

EMMA : A ton service ! PHILIPPE : Honnêtement, c’est de l’hypocrisie ! Vous savez très bien que c’est comme ça que le monde fonctionne ! On n’a pas tous les mêmes qualités ni les mêmes défauts, ni les mêmes caractéristiques ! DAVE – étonnamment calme : Tu fais des amalgames. D’accord, on n’a pas les mêmes chances en venant au monde, que ce soit à l’échelle d’une communauté, d’un pays ou de la planète. Mais c’est trop facile de catégoriser les gens dans des stéréotypes bien confortables. C’est ce genre de discours qui nourrit cette espèce de racisme latent qu’on a en ce moment et qui permet à Marine d’avoir un auditoire. D’autant plus que de ce point de vue, on en a autant sur les Parisiens à ton service… Applaudissements du public. Le rideau se ferme sur cette belle tirade. Philippe et Sofia sont ensuite partis au ciné. Tu sais, j’ai fait à Dave une fois seuls, au lycée j’étais copine avec une fille qui avait fui la guerre de Yougoslavie, et ça m’avait vraiment surprise le jour où elle m’avait sorti un truc limite sur « les Arabes ». Dave a haussé les épaules, et a dit qu’il savait très bien que la connerie se trouvait partout mais qu’il n’avait pas à la subir chez lui. En gros, sa décision était prise. Seulement, il y a une chose qui lui avait échappé : Sofia. Ou plutôt, l’amour de Sofia pour son Philippe. Le lundi soir, Dave s’est décidé à lui parler mais ça s’est très mal passé. Quand il a abordé l’attitude raciste de Philippe, Sofia s’est énervée. Quand il lui a dit qu’elle se laissait marcher sur les pieds, elle a pris la porte. Et une semaine après, elle plantait Dave et l’appart. Surprenant, non ? Totalement Quatrième Dimension… Le putain de nazi. -I- (Emma) On pourrait penser qu’être croque-mort, c’est monotone. Eh bien, détrompez-vous. Là, par exemple, il me semble bien que j’ai un nazi sur la table. Un putain de nazi. Notez bien que mon lundi avait commencé comme les autres. Ma mère m’a appelé à 7h30 – sa nouvelle heure de son nouveau jour d’appel – pour se plaindre de ma sœur. Moi, j’ai un peu ressassé


Nino sur le chemin du boulot. On a pris un thé avec Juju et hop, au travail ! Le monsieur en question… Bon, ça m’agace. Je vais voir Juju. Qui est occupé bien entendu, avec une dame. « Monsieur Lenoir… » Oui, je sais, jamais patronyme n’a mieux convenu à une profession. « Je vous prie de m’excuser, vous pouvez venir juste une seconde ? » J’ai pris ma voix de circonstance, toute en retenue et toute douce. Juju s’excuse et me rejoint : « Qu’est-ce qu’il y a, il s’est réveillé ? » Juju a l’humour de sa profession… Moi aussi, d’ailleurs. On peut même être carrément trash, mais là n’est pas le sujet. Je fais non de la tête et lui présente mon problème, quelques pièces plus loin : « C’est un putain de nazi ! - Hein ? Comment tu le sais ?! » Juju est de mauvaise foi, ce type a des tatouages plein le corps. « Juju, il a une croix gammée sur le cœur, là ! » J’appuie avec mon index pour qu’il suive mon regard. « Et si on lui accordait le bénéfice du doute ? » Il est d’une mauvaise foi ! Je lui montre le 18 sur son épaule. Juju ne comprend pas, vu la hauteur de ses sourcils, limite à la racine des cheveux. « 1 égale A, 8 égale H… Adolf Hitler ! Ca pourrait être aussi 1918… Un pacifiste, en somme… Tu te fous de ma gueule ?! » Juju me fait signe de baisser la voix. « C’est bon, c’était juste une vanne ! T’as l’air un peu à cran, là… C’est un nazi, ce type ! Je n’ai pas envie de passer du temps avec lui ! Des erreurs de jeunesse, peut-être ? Le gars ne doit pas avoir plus de quarante ans, Juju ! » Julien hausse les épaules. « Dans la mesure où je n’ai pas de broyeur de nazis, il faut bien que tu le fasses ! Et pourquoi pas toi ? Moi, je suis occupé là-haut… C’est trop bête… » Il est d’une mauvaise foi, ce Juju ! J’essaie la corde sensible : « Tu sais qu’il y a soixante ans, tu te serais retrouvé avec un triangle rose sur ta chemise, toi ?! » Cible atteinte. Juju est outré : « Mais je ne vois pas de

quoi tu parles ! Est-ce que je te dis que tu aurais été tondue à la Libération, toi ?!! » - Là, c’est moi qui suis outrée - « je connais ton goût pour ce qui est interdit ! » Et il me fait les gros yeux. C’est agaçant mais certainement pas très éloigné de la réalité. Je suis sûre que j’aurais tout à fait été capable de m’amouracher d’un lieutenant allemand qui m’aurait récité du Goethe… « Bon, bah on n’est pas plus avancés… » Cependant, Juju est un pro, toujours là pour sauver une situation critique : « Tu n’as qu’à lui mettre de la musique yeddish ! Ca lui fera les pieds ! » Je visualise la scène un quart de seconde. « Ok… » Juju jette un coup d’œil au nazi, « quel gâchis, quand même, il était beau gosse… » Et il a ce sourire mi-je triomphe, mi-je suis un mystère (enfin, lui seul le croit) avant de tourner les talons. Moi je me concentre sur le nazi : « Tu vas voir, tu vas adorer… » Et je mets le CD de musique yeddish. Parce qu’on a ce truc… Quand on prépare un mort, on lui met la musique qu’il aime. Ou pas, dans certains cas extrêmes comme celui-ci. Son âme peut ainsi, si elle tournoie toujours dans la pièce – c’est une possibilité – baigner un dernier moment dans des sons familiers. Ecouter une dernière fois ce qu’elle aimait. Si ça se trouve, ça fait même peutêtre une passerelle entre le monde des vivants et des morts, genre j’éprouve une dernière fois des sensations humaines ? Oui, d’accord, on n’en sait rien… Mais pourquoi pas ? Personnellement, je détesterais que mes dernières sensations musicales se résument à Nicky Minaj… « T’as révisé tes chants ? Pardon ? » On est dans la voiture, le cercueil à l’arrière et on roule vers Saint-Michel. Eva continue : « Tes slogans ? » C’est moi qui conduis. Je ne vois pas de quoi elle parle : « Je ne te suis pas… Ein Volk, Ein Reich, Ein… Führer… Super… Laisse le gars en paix, il est mort. Ca m’est égal que ce soit un raciste, un antisémiste ou juste un pauvre type. Je ne le juge pas. Leçon numéro un : on ne juge pas le défunt. » Je reporte toute mon attention sur elle – nouveau tailleur noir, je ne l’avais jamais


vu – pendant une longue minute, ce qui n’est pas spécialement prudent puisque c’est moi qui conduis. Je me concentre à nouveau sur la route : « En fait, tu es une Harpie… Mais pas du tout ! Si. Tu poursuis dans la mort le malheureux qui a eu le tort de faire des erreurs. » Curieusement, Emma ne rétorque rien et le reste de la route se fait en silence. Une fois à Saint-Michel, Emma, qui a recouvré l’usage de la parole, me désigne un groupe d’hommes : « Voilà les porteurs… Mais où sont les nôtres ? » Ils me rendent vaguement nerveux, ceux-là… « Tu ne te souviens pas ? La famille a préféré choisir les porteurs… » On descend de la voiture et on va les saluer. De près, ils sont encore plus râblés que de derrière mon parebrise. Ils ont les cheveux très courts, des yeux bleus perçants tous les quatre. Je me demande même pouquoi ils sont en costume noir et pas en jean retroussé et lacets blancs. Je repense aux tatouages du défunt, je me demande s’ils ont les mêmes, aux mêmes places. Ils empoignent le cercueil et le soulèvent le plus aisément du monde, comme s’il était vide. Je les suis, Emma à mes côtés. Je murmure, le plus bas possible : « C’est moi ou… Je t’avais dit de réviser… » Elle hausse les épaules. A l’entrée de l’église, je m’accroche à elle : NEMELAISSEPAS ! C’est plein de skin-heads là-dedans, assis sur les minuscules chaises, tous des géants qui semblent me regarder mauvaisement ! On peut sentir les mauvaises ondes monter, occuper l’espace, se tasser entre nos têtes et les ogives ( ?) On remonte l’allée, j’ai l’impression de sentir leurs regards sur moi, ils me jugent, me soupèsent. Ma respiration s’accélère, j’ai comme un bourdonnement dans les oreilles, mes jambes s’amollissent, mes pieds collent au dallage. Avancer est un effort effroyable, je suis cloué par la haine qui m’entoure. On se retrouve enfin devant l’autel, le cercueil, les porteurs, Emma et moi. Je leur fais face. Ils me contemplent dans une rumeur assourdissante, un

murmure sifflant qui remonte les rangées, qui les croise, les traverse et se répand dans toute l’église. Et puis le silence. Je baisse les yeux vers ma poitrine. Et là, ça devient totalement surréaliste : un triangle rose est arrivé sur ma poitrine, cousu. Je cherche Emma des yeux, elle boit une coupe de champagne avec un officier de la Wehrmacht. Les skins ont quitté leurs chaises et me tournent autour, en chantant des chants allemands. Tout à coup, on me saisit, je hurle, je me débats, j’appelle Emma. Ils ouvrent le cercueil – il est vide ! – et me jettent dedans ! Je suis dans le noir, dans cette petite boîte qui m’enserre, que je sens de toutes mes extrémités. Je sens qu’on me soulève - je crie, je griffe le bois – et on me balade sans ménagement. Je me cogne aux quatre planches de la boîte, je donne des coups de pieds, de poings, je suis carrément hystérique. Tout à coup, le cercueil se met à la verticale, mon nez et mon front viennent s’écraser sur la porte. Celle-ci s’ouvre et je termine ma course à terre. J’entreprends de me redresser. Ce crépitement, cette odeur âpre qui me pique la gorge… Je suis à genoux et je contemple, hébété, le gigantesque bûcher dix mètres devant moi. C’est un amas hallucinant de livres que l’on jette dans le feu, qui se déhanchent, se tordent, leurs pages ondulent fébrilement quelques instants avant d’être saisies par les flammes. On dirait qu’elles essaient de s’arracher à la tranche ( ?) pour se ruer vers le ciel qui déjà en aspire les cendres… Des mains me saisissent de toutes parts et m’entraînent vers le bûcher. Je hurle, je me débats, j’essaie de m’accrocher au bitume, je le racle de mes ongles, je le sillonne de mes semelles, je hurle NONPITIEFAITESPASCANONVOUSN’AVEZPA SLEDROIT !!! Et je me réveille dans un hurlement aigu, primal, assis, le cœur battant à tout rompre, ses coups résonnent dans tout mon être, me secouent le torse, mêlés au hurlement qui s’attarde dans mes oreilles et ma tête, les yeux fixés sur une abomination qui se dématérialisera au fil des heures à venir. Je presse, d’une main tremblante, l’interrupteur de la lampe de chevet. CLIC. Les ténèbres s’effacent et j’écoute mon cœur ralentir, la terreur se retirer. C’était un cauchemar. Ce n’était qu’un cauchemar.


J’attrape mon paquet de cigarettes et j’en allume une. Ce n’était qu’un cauchemar. Le trip de mon subconscient sur la différence, la bêtise et la haine, sauf que les rhinocéros étaient remplacés par des skions. J’inspire et j’expire profondément. Comment ce que l’on arrive à dompter la journée peut-il prendre des proportions aussi démoniaques la nuit ? C’est un monstre, que vous vous construisez patiemment jour après jour, tout en étant assez intelligent pour vous le cacher à vous-même, et qui vous flanque de quoi vous filer un arrêt cardiaque à trois heures du mat’… Bref, comme dit la sagesse populaire : il n’y a pas de fumée sans feu.


Claire Ketterer







Claire Ketterer claireketterer@live.fr port : 06 14 98 33 45 http://www.claireketterer.sitew.com


Elie Dupuis







Elie Dupuis eliedup@hotmail.fr +33/6 23 19 93 22


Krousky Peuteubatre







Krousky Peutebatre http://krousky.wordpress.com/ https://www.facebook.com/krouski.peuteubatre https://www.facebook.com/Krouskypictures


GEDEØN







GEDEĂ˜N mail : gedeon@orange.fr mobile : 06.25.60.31.42 site : www.galond.com FB : http://www.facebook.com/pages/Gedeøn/383911775012942


PROCHAIN NUMERO AOUT 2013 PARTICIPATION : insolo@orange.fr


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.