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Bilan

Lh ' éritage de Haro) Wojtila


A l'issue de la guerre des Six Jours, en 1967, Israël a occupé la bande ouest et Gaza. Les aspects positifs et négatifs de cette guerre ont fait l'objet de discussions virulentes. Les Israéliens la présentent comme un acte d'autodéfense et les Arabes l'appel lent agression. Mais quelle que soit la manière dont on peut appréhender les motifs qui sous-tendent l'occupation, le fait demeure que la population palestinienne de cette région vit sous la dictature militaire israélienne depuis ce moment-là. Cette domination est une répression privant dans les faits la population palestinienne de droits humains et civils élémentai res, la puissance absolue étant exercée et investie dans un gou vernement militaire israélien. Ce pouvoir est exploité pour confisquer des terres à grande échelle, des terres sur lesquelles les autorités d'Israël ont construit des colonies juives dans le but de perpétuer la domination d'Israël. La résistance palesti nienne à cette occupation s'est souvent révélée violente, incluant des actes de terrorisme contre des civils israéliens. Les Palestiniens demandent que l'on mette fin à l'occupation et demandent le droit d'installer un état indépendant.

Pérètz Kidroii

REFUZNI K ! Les soldats de la

conscience en Israël

De nombreux Israéliens sont opposés à l'occupation pour des raisons morales et politiques, affirmant qu'Israël ne connaî tra jamais la paix aussi longtemps qu'il essaiera d'exercer le 205 pages - 15 euros contrôle sur une population étrangère qui lutte pour ses droits nationaux. Pour manifester leur opposition à cette occupation, des centaines de soldats et de réservistes israéliens ont refusé de' /, servir dans les territoires occupés. Leur refus a conduit à l'em- " MMMÏW prisonnement de nombreux refuzniks dans des prisons militai- 8 U X é Cl î 110 H S GOIÎOS res mais le mouvement du refus s'accentue et les refuzniks sont maintenant plus d'un millier. an Marc Turiiid

le crime d'être s -16 euros

Par ce livre, l'auteur (Jean Marc Turine) n'a pas entrepris une étude historique, ni relaté une approche socio politique des Rroms. Il a choisi de rendre compte, non sans subjectivité, d'tme quête qu'il a menée durant ces dernières années en compagnie de représentants de ce peuple dispersé sur le continent euro péen. Il marché sur les pas de ces « nègres blancs », épouvan té le plus souvent par la réalité innommable qui les fouette en dépit de ce qui anime ou devrait animer, au minimum, nos démocraties : la défense et l'application des droits de l'Homme. Il a guetté les soubresauts de leurs colères, les silences de leur désespoir ; il a scruté les signes de la voie des Rroms, tombés malades, un peu comme s'ils avaient perdu les ailes de leur imaginaire. Il a admiré leur capacité d'adaptation aux pires contraintes infligées par les sociétés qui les entourent. Il a obs ervé, de ville en ville, de trottoirs en couloirs de métro, des fem mes assises des heures durant, un enfant endormi, en un som meil souvent artificiel, dans les plis d'une jupe défraîchie, s'offrant, en une ultime auto-violence, aux regards, aux manifesta tions de dégoût ou à l'indifférence dés passants. Réduites à cette abscénité par absolue nécessité de survie. Ce qui caractérise le mieux ces notes, se trouve peut-être dans un raccourci, Impressions de voyages, même si ce mot induit l'éphémère, un regard panoramique, tandis que mon rythme s'inscrit davantage dans le plan fixe pour essayer d'intérioriser le temps de l'autre, celui d'en face, rplni H'à rhtë

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Grand angle Le Journal Lendemain de fête et gueule de bois 4 Le pape Benoît XVI reniera-t-il le théologien Ratzinger

?

6

Comment l'Eglise catholique asseoit son pouvoir au sein de l'Union européenne

65

Le rouge contre le bleu

72

La priorité de Benoît XVI ; une croisade contre la modernité 12

Les leçons d'un pontificat : pour aborder l'avenir de l'Église

17

Radioscopie

Rwanda : | un génocide européen Aux racines du génocide Génocide rwandais, complicités européennes « Mon Père, revenez demain, nous en aurons tué d'autres ! » Le Père Maindron à Kibeho

Négationnisme : l'Église, l'immaculée La France au Rwanda Aux sources de la coopération franco-rwandaise

L'aventure chrétienne

Habyarimana, un ami de la famille Jacques Derrida, ou l'invitation au christianisme à se déplacer...

77

Entretien avec l'avocat de la veuve du commandant de bord français : « L'évocation du rapport Bruguière est un mensonge éhonté »

Un « midrash » pour Pâques : 1 53 poissons

81

La France, la boîte noire et le génocide

Bulletin d'abonnement

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Anciens numéros disponibles

88

Au nom de la France L'attentat du 6 avril 1994

Golias magazine n° 101 mars/avril 2005


Le Journal E D I TO

« Allez, la messe est dite,.. »

Lendeman i defête etgueue l debosi Et voilà que le nouveau pape est dans l'obligation d'assu petits et grands repartis, le nouveau pape est arrivé et, malgré quelques bains de foule et une Les larmes sont séchées, les encensoirs refroidis, grande messe interminable sur la place Saint-

mer l'héritage tout en assumant en même temps tout ce reste. On peut faire confiance à son génie personnel, il est loin d'en manquer. Mais c'est tout ce reste qui appa

Pierre, le Vatican, enfin, ne monopolise plus les médias d'une manière aussi démentielle.

raît d'une ampleur démesurée : il y a toutes les ques tions qui sont restées dans l'encrier, toutes celles aussi

Et c'est maintenant que cela commence, ou recommen ce. On peut s'interroger, et on ne manque pas de le faire dans tous les sens, sur le nouveau pape, sur son cursus, son pedigree, on tire des plans sur son programme, on

auxquelles n'ont été apportées que des réponses d'un autre âge et qui laissent en ruine le crédit de la parole

espère même éventuellement qu'homme de Curie, à la différence de son prédécesseur, il se verra provisoire ment fort occupé par les soucis de la réforme inévitable de l'administration vaticane.

qui ont servi de tremplin à l'autocratisme de Jean Paul II, toute la ruine des ouvertures de Vatican II, toute la bride

En réalité la première tâche de ce pontificat est d'un autre ordre : comment l'Église catholique peut-elle survivre à la

tâche qui attend le nouveau pape, on ne toucherait pas au premier défi actuel : comment le catholicisme du début du XXIe siècle peut-il survivre à la tempête triom

folie qui s'est brutalement emparée du monde ? Folie médiatique, dira-t-on, mais celle-ci ne se développe jamais d'une manière totalement artificielle. Les médias ont pris le relais et accentué en boucle le phénomène triomphalis te parce que l'aura du pontife agonisant, défunt, inhumé était antérieure, et cela à l'échelle de la planète. Ainsi le nouveau pape se voit dans la nécessité de suc céder à un très grand politique, à un non moins grand champion dans l'art d'utiliser les médias ; c'était chez lui beaucoup plus qu'un charisme et tant les moyens actuels de communication que les circonstances histo riques qu'il a traversées lui ont fourni le moyen de don ner toute sa mesure ; il a fort bien su en user et en abu ser. Ces deux données, le politique et le médiatique, ont permis d'occulter tout le reste de la réalité du monde et de l'Église...

pontificale ; il y a encore tous les groupes dits « spiri tuels », quand ce n'est pas en même temps financiers,

laissée sur le cou à la Curie romaine... Et pourtant, on pourrait ainsi multiplier l'ampleur de la

phaliste qu'il vient de traverser ? Il y a un abîme entre cette déferlante et la réalité de l'Église actuelle et du monde. On a pu croire ou laisser croire un instant à une affirmation et une reconnaissance identitaire à la mesure de la mondialisation actuelle. On a pu penser vivre là une situation prophétique exceptionnelle ; là où le phé nomène actuel de mondialisation est plus subi au jour le jour que dominé. Il y avait dans ce triomphalisme passa ger beaucoup de poudre aux yeux, mais aussi d'attentes et de désespoirs. Il ne suffisait pas de répéter Urbi et Orbl « N'oyez pas peur ! », quand nombre de décisions et de textes étaient dictés par la peur de la modernité. Mais voici que nous nous retrouvons maintenant les pieds sur terre, ou mieux le derrière par terre. La vedet te, l'idole, n'est plus là, la fête est terminée, le stade, la mars/avril 2005 Golias magazine n° 1D1


place Saint-Pierre sont vides. Les vraies questions sont toujours-là, avec une urgence en plus : l'autocratisme et le vedettariat aveugles qui ont permis l'apothéose, ont fait franchir aussi un certain nombre de points de nonretour. La barque de l'Église ne peut plus continuer sur sa lancée. On n'acceptera plus de la même manière ce que l'on pardonnait à un vieillard malade. Et finalement on revient bien toujours au même point du moment : la comédie exacerbée du pouvoir absolu de la vedette médiatique. Jean Paul II a réussi d'une manière qui dépassait toutes les espérances, il n'y avait plus qu'à le canoniser immédiatement. La pièce est ter minée, le Vatican est toujours-là, mais le roi est nu et doit nous aider à sortir de cette nuit d'ivresse. Nous sommes tous plus perdants que gagnants dans cette éphémère apothéose, notre image en est marquée aux yeux des croyants comme des incroyants. Autrement dit, il ne faut pas se leurrer, Jean Paul II a fait beaucoup plus que restaurer une image médiévale du pouvoir pontifical et redonner confiance en la vocation universelle de l'Église ; il a imprimé, au temps de la mondialisation et des peurs d'aujourd'hui, une nouvelle image qui nous colle maintenant à la peau, image qui n'était pas comme telle au programme de Vatican II. Golias magazine if 101 mars/avril 2005

D'ailleurs, il ne faut pas s'y tromper : le soufflé média tique est vite retombé. Des critiques ont commencé à poindre tant au niveau de la personnalité du nouveau pape, que de son prédécesseur. Beaucoup, sans trop savoir, attendaient un autre pontife. Certes le clone n'est pas parfait, mais demeure assez proche. La papauté n'a pas su ou pu tenir la distance : Jean Paul s'est pris, ou a été pris pour l'Église ; c'est d'abord de cela que Benoît XVI doit nous aider à sortir en commençant par respecter l'ouverture de Vatican II : restaurer la collégialité si ce n'est préparer un peu de démocratie dans l'Église. Hors de cela, la mondialisation n'ouvre que sur la dictature, celle de l'idéologie, de la politique ou de l'argent. La finale de Jean Paul II n'a que trop manifesté pour nous le risque de cette tentation, tous les grands, tous les pouvoirs de l'actuelle mondialisation y retrouvaient leur compte. Le Seigneur l'avait refusé pour lui, en soulignant qu'à sa suite nous n'étions là que pour servir. C'est la seule ouverture, la seule lueur d'espérance que nous attendons de celui qui se dit « serviteur des serviteurs de Dieu » : le Service, seule alternative à la Gloire ; de quoi, de qui, sera-t-il serviteur ? au prix de quel abaissement ? Golias


Le Journal DOSSIER Habemus papam...

Péripéties d'un conclave Ménageant fort adroitement le suspens, le cardinal Jorge Medina a dû savourer sa victoire. Le doyen des cardinaux diacres, vieil ami et vieux complice de Joseph Ratzinger — ils étaient l'un et l'autre des experts appréciés au concile Vatican II et ont tous les deux suivi par après une voie nette ment conservatrice —, aurait été depuis le début l'un des plus ardents supporters du futur Benoît XVI. Les étapes de cette élection ne sont qu'en partie connues. Selon des sources, évidemment à confirmer, il semblerait que d'emblée le programme conservateur ait été mis sur pieds, déjà depuis plusieurs mois, habilement associé à l'argument du choix opportun d'un pape de transition. Le nom de Joseph Ratzinger comme papabile de choix s'était alors comme imposé. Un programme centriste mou ne pouvait tenir la route de la concurrence. Une candidature nettement libérale n'aurait pu être vraiment défendue que par une poignée de cardinaux comme O'Brien (Edimbourg), Martini (Milan), Lehmann (Mayence) ou Danneels (Bruxelles). Il aurait tout au

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« m m abemus Papam ! Josephum Ratzinger... » Certes, mais qu'est-ce à dire pour nous. Mieux encore qui est le nouvel élu ? Un théologien de très grande classe mais aussi un homme sans grande expérience pastorale, connu surtout comme l'artisan déterminé et précis d'une restauration (selon son propre terme), passant aussi par la condamnation de nombreux théologiens et par une réinterprétation très restrictive du dernier concile.

plus pu gagner une petite trentaine de suffrages (en incluant les modérés s'y ralliant). D'ores et déjà, le camp progressiste entrait vaincu d'avance. L'absence de deux de ses leaders de poids, les cardinaux Etchegaray et Silvestrini, a joué beaucoup en sa défaveur. De même, la mauvaise santé de son leader naturel le cardinal Carlo Martini. L'hypothèse d'une candida ture de transition, comme celle d'un modéré italien, Tettamanzi ou Antonelli, manquait d'épaisseur. Il était trop tôt pour un pape latino-américain et surtout africain. Les libé raux ont très vite compté qu'à devoir se résigner à un conservateur, mieux valait prendre le plus intelligent : pour éviter le choix plus désastreux de Castrillon Hoyos ou Bergoglio, les modérés se résignèrent, à contre-cœur, à rallier la candidature Ratzinger. Un vrai plébiscite dit-on : il aurait obtenu plus de cent voix ! Il n'est pas tout à fait exact de prétendre, comme le cardinal Jean-Marie Lustiger, que le conclave s'est fait sous la seule motion du choix d'un homme exceptionnel. Certes, sans aucun doute, la stature sans pareil de Joseph Ratzinger a orienté le choix, de même qu'un Carlo Maria Martini aurait également recueilli au premier tour un nombre de voix bien mars/avril 2005 Golias magazine n" 101


Joseph Ratzinger avait déjà les clefs du conclave Ratzinger et sa finesse politique se sont révélées Les lors capacités de la préparation de gouvernement du conclave. De de même, Joseph sa détermination à défendre jusqu'au bout une ligne qui lui semble comme dictée par Dieu. Certains ont cru que le discours de Joseph Ratzinger pour l'ouverture du conclave marquait son chant du cygne, qu'il empê cherait tout ralliement des modérés sur sa candidature. C'était mal connaître et l'homme et les cardinaux ! En fait, le courage et la détermination d'un homme qui ne reniera jamais sa parole en ont imposé aux indécis. À côté d'une telle énergie, d'autant plus qu'elle émanait d'un vieillard d'aspect fragile, les tergiversations ron douillardes d'un Tettamanzi, personnalité débonnaire mais somme toute inconsistante, ne faisaient plus le poids. Et pourtant, à la messe qui précéda l'ouverture du conclave, il était sacrement dur le discours du doyen de Sacré Collège : il y fustige « la dictature du relativisme », les fidèles qui sont secoués « par n'importe quel vent de doctrine », les orientations du « marxisme au libéralis me jusqu'au libertinisme ; du collectivisme à l'individualisme radical ; de l'athéisme à un vague mysticisme religieux : de l'agnosticisme au syncrétisme ». « Avoir une foi claire, selon le Credo de l'Église, est souvent étiqueté comme fondamen talisme. Tandis que le relativisme apparaît comme l'unique attitude digne de notre époque. Une dictature du relativisme est en train de se constituer qui ne reconnaît rien comme définitif et qui ne retient comme ultime critère que son p r o p r e e g o e t s e s d é s i r s . » C . T.

plus consistant que celui de l'addition des libéraux et des modérés de cette tendance. En effet, la grande renommée de ces hommes en faisait à l'évidence des candidats plus que crédibles. En même temps, l'écurie conservatrice avait d'autres poulains en réserves, comme les cardinaux Castrillon Hoyos et Ouellet (Québec). Les cardinaux ont voulu mettre l'accent sur la continuité, mais aussi, et ce point est important, sur une affirmation très forte de l'identité chrétienne de l'Europe. Sur ce thème, crucial, le cardinal Angelo Sodano aurait conseillé à Castrillon Hoyos et à Bergoglio de se retirer en faveur de Joseph Ratzinger. Grand électeur, il est d'ailleurs reconduit dans ses fonctions par le nouveau pape. Dans leur immense majorité, les porporati ont donc confirmé l'option identitaire et restauratrice. Ceux qui y étaient personnellement le moins enclin, comme Murphy O'Connor ou Kasper, s'y sont néanmoins ralliés. Le rôle fédérateur du cardinal Camillo Ruini n'a pas été négligeable. L'alliance stratégique entre Ruini et Ratzinger, offre, avec des variantes, le contour d'un pontificat de restau ration. Il s'agit de parachever l'entreprise de restauration déjà bien entamée, en axant davantage les choses sur le gouverne ment interne de l'Église. La reprise en main désirée, qui Golias magazine n" 101 mars/avril 2005

L'heure est à l'inquiétude au début du treizième, comme les artisans et les Commehéritiers Grégoire du VII concile au de onzième Trente,siècle, à commencer Innocent par III Charles Borromée, l'un de ses modèles, Joseph Ratzinger entend mettre en place une nouvelle reconquête catho lique, qui passe par le renforcement de l'autorité de la hié rarchie, par une réaffirmation triomphale et solennelle de la Vérité catholique une et immuable, par l'implantation visible d'une nouvelle culture catholique en position de force. Sans doute, Benoît XVI ne reniera-t-il pas Vatican II. Plus habilement, il en donnera une interprétation qui en modifiera l'esprit. « L'utopie du pape Jean » semble s'éva nouir dans le profond des mémoires : nostalgie d'une parenthèse enchantée ou pour d'autres un cauchemar enfin dissipé. Pour nous, qui pensons que l'autonomie de l'homme ne porte pas ombrage à Dieu mais lui rend gloire e t l o u a n g e , l ' h e u r e e s t à l ' i n q u i é t u d e . C . T.


Le Journ aujourd'hui compte sur des troupes jeunes et décidées, pourra enfin, pour cette tendance, se consolider, notamment dans la défense du dogme et dans la restauration d'une litur gie plus traditionnelle. En réalité, les jeux seraient en partie faits depuis bien plus longtemps. La grande majorité des cardinaux estime que seul un programme intransigeant assurera une survie à l'Église catholique, qui sans cela deviendra insignifiante. Cette postu re foncièrement réactionnaire s'est développée en partie de façon souterraine. Joseph Ratzinger est persuadé que le temps joue pour lui : l'âge moyen des conciliaires est plus avancé que celui des restaurateurs.

Autour d'un pontificat Au plan politique, Benoît XVI devrait associer adroitement une vision globale théocratique à un pragmatisme bien dosé ; au plan intra-ecclésial, le nouveau pontife affirmera certes la collégialité mais en l'appuyant sur les contreforts d'une nou v e l l e a f fi r m a t i o n d ' i n t r a n s i g e a n c e d o c t r i n a l e . I l d e v r a i t d'ailleurs repousser la limite d'âge des évêques à 80 ans, ce qui lui donnera le temps de choisir très prudemment les suc cesseurs. Joseph Ratzinger, alors cardinal, regrettait souvent en privé le trop peu de rigueur de son prédécesseur dans le choix des évêques, soit trop libéraux, soit de moralité ou d'équilibre douteux (comme Groer ou Krenn en Autriche). En outre, l'application de la liturgie actuelle sera davantage contrôlée, tout comme sera entreprise certainement une réforme de la curie et une restauration de fond de la même

Une vraie résistance spirituelle Le plus inquiétant tient cependant au regain de triom phalisme et de virulence (et de délation), des forces les plus réactives de l'Église, Opus Dei et Légionnaires du Christ en tête. Même si Joseph Ratzinger ose des ouvertures, le mouvement puissant et organisé qui l'a

liturgie : certes, non pas dans le sens d'un retour impossible — et non souhaité — à saint Pie V, mais plutôt d'une sorte

porté à coiffer la tiare aura profondément enfermé l'institution dans une posture défensive et ultra-intran

d'intermédiaire entre l'actuelle liturgie, trop horizontale et

sigeante. Nos presbyteria locaux vont peu à peu être dominés par les jeunes prêtres identitaires. Sus et mal heur aux vieux grognards de l'ère post-conciliaire. Les femmes devront quitter les chœurs et les laïcs engagés

l'ancienne, désormais trop lointaine pour nous. Dans l'immé diat, comme le dit à qui veut l'entendre son ami le cardinal Medina, Benoît XVI devrait libéraliser totalement la messe de saint Pie V Des négociations avec la Fraternité Saint-Pie X pourraient s'ouvrir. Les théologiens d'avant-garde devront réapprendre à marcher droit. Certes, là encore, il n'est pas certain que le nouveau pontife durcisse trop les choses : sur certains points, comme Marie corédemptrice ou la contra ception, il a toujours résisté à la pression des plus extrêmes. Contrairement à son prédécesseur, il pourrait moins insister sur la morale sexuelle (sans revenir sur les orientations de fond toutefois). Il devrait moins canoniser et béatifier, moins voyager, mais surtout mettre un point final à tives passées qu'il désapprouvait en son for les cardinaux Sodano ou Biffi ses supporters savoir les rassemblements d'Assise ou les

certaines initia interne (comme au conclave) à démarches de

repentance. Désormais, il ne revient plus à l'Église de faire repentance pour ses ancêtres devant les hommes, mais aux hommes d'aujourd'hui de faire repentance devant Dieu. Y compris ceux qui souillent l'Église de l'inté rieur. Ainsi, lors du chemin de croix au Colisée, le dernier vendredi saint,Joseph Ratzinger a-t-il été très clair... C h r i s t i a n Te r r a s

rejoindre la troupe. Loin de nous l'idée, pourtant, que Joseph Ratzinger se réduise à une quelconque caricature. Cet universitaire distingué, cultivé et nuancé, à l'intelligence vive, à la sensibilité vibrante, cet esthète épris de Mozart n'a rien d'un Panzerkardinal. Dans sa posture, il y a certai nement aussi une réaction en partie fondée contre un vide culturel, un déficit de beauté, un aplatissement du mystère. Pourtant, le recours à l'abrupt de la transcen dance, la nostalgie d'un fondement évanoui, la diabolisa tion de l'autonomie composent autant de postures défensives qui n'aideront pas le catholicisme à faire grandir les hommes, ce qui est finalement sa mission ici sur terre. Et puis, après tout, les inquisiteurs avaient parfois des yeux doux et un fin sourire... Pour autant, un veilleur de l'aube sait que l'Église ne se réduit pas au pape. Un jour, peut-être, l'aurore nous rejoindra. Elle a la saveur de l'Évangile et la liberté du Nazaréen nous rassure plus que les bénédictions pon tificales. Notre futur exigera peut-être une vraie résis t a n c e s p i r i t u e l l e . A u n o m d e l ' É v a n g i l e . C . T.

mars/avril 2005 Golias magazine n° 101


Journal

DOSSIER

Portrait

JosephRatzn i ger: un doux be i nn i qué i tant me dont le frère est prêtre (Mgr Georg, né en Né en 1924) 1927, se prêtre en /95/, ce de par gendar fait remarquer toutfils jeune son intelligence d'exception. Docteur en théologie avec une thèse sur Augustin, habilité à l'enseignement avec une thèse sur Bonaventure en 1959 (qui faillit être refusée en raison de l'intransigeance obtus du directeur, Mgr Michael Schmaus de Munich, la thèse en ques tion étant trop « historiciste » dans son approche), le jeune prêtre s'impose par ses qualités de jeune et séduisant profes seur. Très ouvert pour l'essentiel, Joseph Ratzinger, reste mar qué par le style triomphaliste du catholicisme bavarois et par le style pastoral imposant et hiératique du cardinal Michael Faulhaber, longtemps archevêque de Munich. En 1962, il est choisi par le célèbre cardinal Josef Frings, archevêque de Cologne, comme « peritus » (expert) au concile Vatican II. Il s'y illustre notamment dans sa polémique contre le vieux Saint-Office du cardinal Ottaviani. Il se lie également avec Henri de Lubac et Hans Kùng. L'abbé Ratzinger passe alors pour un réformiste, sinon un progressiste. Pourtant, tout comme son cardinal protecteur Frings, il a de plus en plus le sentiment qu'un certain optimisme fait fausse route. « Gaudium et Spes » ou « luctus et angor »(deuil et peur).On lui prête le mot.

reste dans une ligne très « conciliaire » (réformatrice). Sur différentes questions, le jeune professeur Ratzinger nous donne des indications précieuses et audacieuses : ainsi il rela tivise l'importance de la virginité effective de Marie pour garantir la filiation divine (ce qui lui attire alors les foudres de Urs Von Balthasar), il s'en prend avec une violence justifiée au repoussoir anselmien, à la théorie perverse d'un Dieu qui se plaît à sacrifier son fils, à une eschatologie trop rigide, à l'idée que la vérité de l'enfer avec des damnés effectifs s'imposerait (Urs Von Balthasar cultive une idée analogue à celle de Joseph Ratzinger). Pourtant, M8r Ratzinger, désormais prélat, est blessé de la vio lence des tumultes de l'après-concile. Il se recroqueville et finit par trouver asile à l'Université de Ratisbonne où l'arche vêque ultra-conservateur Rudolf Graber, qui se veut un nou vel Athanase dans une Église menacée par une crise tout aussi terrible que la crise arienne l'accueille avec joie. C'est à Ratisbonne (en allemand Regensburg) qu'il se lie d'amitié avec un liturgiste connu, M|r Klaus Gamber, qui sera l'un des pourfendeurs les plus décidés de la Réforme liturgique. À cette époque déjà, M1' Ratzinger dénonce les dérives en litur gie. « On a détruit le vieil édifice. » Non seulement Joseph Ratzinger aurait été effrayé par certaines violences des contestations de l'après-concile, mais il aurait encore entre tenu une certaine culpabilité se trouvant indirectement à

En tout cas, Joseph Ratzinger passe alors pour un professeur

l'origine de certaines dérives. En somme, pour Joseph

excellent, simple, modeste (ce qui n'est pas le cas de Hans

Ratzinger, il s'agit en quelque sorte aussi de rattraper des dégâts commis auxquels il aurait eu part.

Kung), éclairé sans être révolutionnaire. On sait qu'il appor tait parfois une aide financière à ses étudiants (dont... Leonardo Boff). D'emblée, ce réformiste prudent se méfie d'une force centrifuge qui menace l'Église. Il préfère Communia, la revue de la ligne Balthasar-Daniélou-De Lubac (tous cardinaux par la suite) à la ligne plus franchement pro gressiste de Concilium (revue de Kùng, Rahner et Schillebeeckx). En 1969, il rédige un livre très remarqué, Foi chrétienne, hier et aujourd'hui, d'une clarté éblouissante. Il s'y détache résolument aussi bien d'une tentation conservatrice (qui regarde vers l'arrière) et d'une tentation progressiste (qui regarde vers l'avant) pour regarder vers le haut. En 1971, son livre d'ecclésiologie, Le nouveau peuple de Dieu, Golias magazine n" 101 mars/avril 2005

Après le concile, Paul VI, poussé en ce sens par le nonce Corrado Bafile (un ancien professeur de chimie devenu très réactionnaire), veut verrouiller l'Église d'Allemagne. En 1969, il nomme à Cologne un cardinal ultra-conservateur, Joseph Hoeffner, lequel, très habilement, limera toute évolution réformatrice de l'Église d'Allemagne. Le cardinal Julius Doepfner de Munich (dont le fils spirituel est aujourd'hui Karl Lehmann) entend maintenir le cap réformateur à Munich. Il s'inquiète de l'influence croissante de Msr Ratzinger, dont on parle alors déjà comme d'un possible secrétaire de la Commission théologique internationale. Un méchant infarctus foudroie Mgr Doepfner en 1976. Paul VI


Le Journal

entend bien nommer à ce siège un théologien de haute sta ture. Né en 1913, Doepfner avait préparé sa succession de loin et pensait à Lehmann (en 1976 trop jeune) pour bien des années plus tard. Joseph Ratzinger était plutôt envisagé

de tempérament, s'entendent bien sur le fond : déjà, il s'agit de favoriser une autre lecture du concile, aussi éloignée de celle de traditionalistes attardés héritiers de la vieille école romaine (Siri, dans une large mesure Hoeffner ouWyszinsky)

pour Cologne ou Mayence, mais seulement dans un délai de quelques années. La mort brutale de Doepfner accélère les choses. Mgl Ratzinger devient archevêque en 1977 et cardinal trois semaines plus tard. On sait que Giovanni Benelli, qui sur demande de Paul VI choisit lui-même ses compagnons de

que de l'aile progressiste et libérale (Doepfner, Koenig, Willebrands...).

promotion à la pourpre cette année-là, avait insisté pour qu'y soit présent le jeune archevêque allemand. On discernait chez ce dernier une fibre exceptionnelle, et aussi la stature pour endiguer les tendances progressistes en Allemagne, avec plus de nuance et de connaissance de la théologie contem poraine que le vieux cardinal Hoeffner. À Munich, le jeune prélat, timide et déjà en route vers la réaction, décevra. Très vertical dans ses jugements, il refuse ainsi de donner un poste aux prêtres mariés, contrairement à l'usage allemand. Il combattra aussi de toutes ses forces la nomination à Munich d'un grand ennemi intellectuel : JeanBaptiste Metz, chantre d'une théologie politique inspirée du philosophe Ernst Bloch qui sera reprise par des théologiens de la libération. Pour Joseph Ratzinger, la crise de l'Église est liée à la marxisation de la pensée théologique. En 1978, M8r Ratzinger est l'un des supporters de Karol Wojtyla comme papabile. Les deux hommes, très différents

Philosophe et moraliste, Karol Wojtyla connaît assez mal la théologie dogmatique et systématique. Il veut compter sur un ami sûr : d'une orthodoxie en béton armé, mais capable de s'y reconnaître dans les méandres de la théologie contemporaine. Il choisit donc le jeune Joseph Ratzinger plu tôt que le dominicain belge Jérôme Hamer qui partait favori pour le poste. Timide et un peu maladroit, le cardinal Ratzinger s'intègre d'abord mal dans une Curie très italienne. Ses relations avec le cardinal Oddi, préfet du Clergé, sont d'abord distantes. L'un se méfie de l'autre. Pourtant, en 1982, Ratzinger va enta mer avec Oddi une croisade contre la catéchèse trop pro gressiste. Les évêques français vont connaître des suées froides. Le cardinal Etchegaray et l'évêque Vilnet défendront « Pierres Vivantes », non sans peine. En 1983, de passage à Notre-Dame de Paris, le cardinal Ratzinger se veut clair : « Ce fut une première et grave faute de supprimer le catéchisme et de déclarer dépassé le genre même du catéchisme. » Mais les restaurateurs savent alors qu'ils ne peuvent compter sur une réserve de troupes assez jeunes et batailleuses. En outre, le mars/avril 2005 Golias magazine n° 101


DOSSIER cardinal Oddi, gaffeur et de très maigre pointure intellectuel

du Sud. En 1986, Rome publie une instruction sévère dénon

le, dessert sa propre cause. Un long travail de reprise en main s'inaugure, avec en particulier le projet d'un catéchisme de l'Église catholique, lancé par le cardinal américain Law (sur la suggestion, dit-on, de Ratzinger). En 1992, la sortie de ce

çant leur marxisation. S'appuyant sur ses amis, Lucas Moreira Neves (Brésil), Dario Castrillon Hoyos (Colombie), Antonio

catéchisme rédigé par le très loyal Christoph Schônborn

chevêque Luciano Cabrai Duarte d'Aracuju (Brésil), sur l'auxiliaire de Rio Karl Josef Romer, sur certains nonces comme Angelo Sodano au Chili, Mario Tagliaferri au Pérou ou

(aujourd'hui cardinal de Vienne) marque un jalon. Le combat contre une catéchèse trop progressiste s'intensifie. En 1985,

Quarracino (Argentine), Jorge Medina (Chili) et Alfonso Lopez Trujillo (Colombie), tous cardinaux, mais aussi sur l'ar

Joseph Ratzinger déclare : « Comme la théologie ne semble plus à même de transmettre un modèle commun de la foi de même la catéchèse est exposée au morcellement, à des expériences qui

Manuel José Monteiro au Salvador, Rome va reprendre en

changent constamment. Certains catéchismes et de nombreux catéchistes n'enseignent plus la foi catholique. »

En Europe, les théologiens trop ouverts sont persécutés eux

On sait le petit scandale que constitue en 1985 la bombe lan cée sous le titre Entretien sur la foi, sponsorisée par des

(Autriche), du si sage et si saint Schillebeeckx (Pays-Bas), mais aussi de Kung (Allemagne), Dupuis (France, théologien des

groupes néo-tradis, par Vittorio Messori et par le cardinal canadien Edouard Gagnon, qui ne cache pas sa sympathie

religions), Marciano Vidal (Espagne), Joseph Imbach (Suisse), Roger Haight (Royaume-Uni), Matthew Fox, André Guindon

pour Mgr Lefebvre (« qui n'a pas raison mais a des raisons... »). Avec un petit groupe de curialistes, les cardinaux Stickler,

(Canada), Charles Curran (Royaume-Uni), Leonardo Boff (Brésil) pour n'en citer que quelques-uns.

Oddi, Mayer, Palazzini (puis des années après Castrillon

Le cardinal Ratzinger impose aux théologiens une « Profession de foi » et un « Serment de fidélité ». L'ex-SaintOffice publie d'ailleurs une Instruction sur la vocation ecclésiale

Hoyos, Lopez Trujillo et Medina), Ratzinger tente un grand virage à droite, remportant un demi-succès. Il s'agit de res taurer l'Église, après avoir dressé un bilan apocalyptique des nouveautés post-conciliaires. Les temps ne sont pas encore mûrs. Les conciliaires décidés résistent toujours. Mais le pro jet est lancé : il va suivre son chemin. « Si par restauration l'on entend un retour en arrière, alors aucune restauration n'est pos sible. [...] Mais si par restauration on entend la recherche d'un nouvel équilibre, après les interprétations trop positives d'un monde agnostique et athée , et bien alors, une restauration enten due en ce sens-là, c'est-à-dire un équilibre renouvelé des orienta tions et des valeurs à l'intérieur de la catholicité toute entière, serait tout à fait souhaitable. » Il s'agit de restaurer l'autorité catholique : « Beaucoup ne croient plus qu'il s'agisse d'une réalité voulue par le Seigneur lui-même. [...] Pour les catholiques, certes l'Église est composée d'hommes qui en forment le visage exté rieur, mais derrière cela les structures fondamentales sont voulues de Dieu lui-même et sont donc intouchables. [...] Si l'Église est perçue comme une construction humaine comme une œuvre à nous, même les contenus de la foi finissent par devenir arbitraires : car la foi n'a plus d'instrument authentique garanti à travers lequel elle puisse s'exprimer. L'Évangile devient le projet Jésus, le projet libération sociale, ou tels autres projets, qui ne sont qu'histo riques et immanents qui peuvent sembler encore religieux mais sont en fait athées dans leur substance. [...J C'est là l'origine de la chute du concept authentique d'"obéissance" qui selon certains ne serait même plus une vertu chrétienne mais l'héritage d'un passé autoritaire et dogmatique, donc à dépasser. » Des cardinaux aussi illustres que Franz Koenig de Vienne vont dénoncer le pessimisme du cardinal préfet et son retour au ton des « prophètes de malheur », dont Jean XXIII au début du concile ne voulait pas être. D'autres, comme le grand ancien Johannes Willebrands ou le « petit jeune » Godfreed Danneels vont, au cours du synode de 1985, réussir à faire mieux entendre une autre voix, plus positive. Avec le temps, l'orientation Ratzinger gagnera cependant du terrain. Le grand combat de Joseph Ratzinger sera contre la théolo gie de la libération et les courants progressistes en Amérique Golias magazine n° 101 mars/avril 2005

main, peu à peu, l'ensemble des épiscopats nationaux. Non sans un relatif succès d'ailleurs. aussi. C'est le cas du grand moraliste Bernhard Haering

du théologien. Il s'agit d'imposer à tous une soumission en tous points. Désormais, le pluralisme sera totalement contrôlé et enchaîné. En 2000, le document romain Dominus Jésus condamne fer mement un œcuménisme intempestif et une relativisation de la vérité chrétienne. C'est autour de la notion même de véri té que se joue un grand combat. Ce texte sera une terrible douche froide. À l'adresse des orthodoxes, Joseph Ratzinger fait savoir que l'Église catholique ne saurait être considérée comme une Église sœur, mais comme l'Église mère. À l'adres se des protestants, il va plus loin et leur dénie le titre même d'Église. Les autres religions ne sont guère mieux traitées : ainsi le bouddhisme est-il présenté, dans une interview à L'Express de 1997, comme de l'auto-érotisme spirituel. On croit rêver. L'influence et l'autorité de Joseph Ratzinger ont sans cesse grandi. Mais sa victoire s'explique aussi par l'affaiblissement et parfois le retournement de ses adversaires. C'est le cas en particulier de Walter Kasper et Peter Kolvenbach (le pape noir, général des jésuites, influent dans les coulisses du conclave), longtemps considérés comme opposés à la ligne Ratzinger et depuis peu abondant dans son sens. Romano Libero


Le Journal DOSSIER

La matrice d'une pensée

unecrosiadeconre t al moderné ti ment les éléments constants mais la structure et la matrice de la Nous allons « Wessayer e l t a n s c hd'identifier a u u n g » dnon e J oseule seph Ratzinger. En effet, ce serait se méprendre profondé ment que de ne pas lui reconnaître une réelle et vraie cohérence de fond. L'homme trace très pro fond son sillon, dans une veine à la fois platonicien ne, augustiniste et bonaventurienne. Nous y revien drons. Notons d'emblée la constante clarté de son propos, l'extraordinaire intelligence qui l'anime. Paul Valadier a écrit quelque part que Joseph Ratzinger avait été un mauvais professeur. Rien de plus faux ! Cultivé et sensible, Mgr Ratzinger s'illustre aussi par la pénétration de son jugement intellec tuel. Ce qui ne veut pas dire qu'il ait raison. L'un de nos points de désaccord les plus décisifs tient à une vision que nous qualifierions de platonicienne. Expliquonsnous. Platon tend à poser le monde des idées en dehors du réel concret et quotidien. Aristote, au contraire, distingue bien en soi l'intelligible du sensible mais en ayant soin de bien souligner que l'intelligible se situe au cœur des réalités sen sibles. Elles y sont incarnées. Il succombe ainsi moins que Platon à la tentation d'une « duplication » (Whitehead) funes te du monde. On pourrait parler d'une incarnation de l'intel ligible dans le sensible. Raphaël Sanzio, dans la Chambre de la signature (actuellement une des pièces du musée du Vatican) représente bien Platon et Aristote : le premier, du doigt, montre le ciel ; le second la terre. Dans une perspective chrétienne, l'incarnation ne se résume pas seulement à ce refus qui doublerait le monde d'abord que Dieu s'est fait a dressé sa tente parmi

de projeter le sens en un monde présent. Elle signifie encore et homme ; que le plus transcendant nous. Par conséquent, c'est notre

approche même du mystère de Dieu et de la transcendance

qui s'en trouve changé. Dieu n'est plus loin de nous, mais au milieu de nous, Emmanuel. Le christianisme ne se résorbe donc pas en l'affirmation d'une transcendance et du sacré. En rester là serait une attitude somme toute païenne. Il s'agit plutôt de reconnaître un Dieu qui entre dans l'histoire. On sait les développements donnés à cette intuition par les plus grands théologiens comme Karl Rahner ou Marie-Dominique Chenu. Or, curieusement, cet axe central du christianisme n'occupe pas la place qu'il mériterait chez Joseph Ratzinger. On dirait plutôt que l'incarnation est tout juste concédée, pour mieux affirmer simplement la transcendance de Dieu, sa souveraineté, mais de quel Dieu s'agit-il ? Joseph Ratzinger garde au fond de lui un vieux réflexe augus tiniste. On sait l'influence qu'a exercé dans sa vie la lecture du De Civitate Dei de saint Augustin. Deux dynamismes s'af frontent : l'un centré sur Dieu, l'autre sur la glorification de l'homme. Un ami de Ratzinger, le cardinal Avery Dulles, fils du secrétaire d'État d'Eisenhower, théologien jésuite, y discerne la clé de la pensée de Joseph Ratzinger. En effet, pour Dulles, Ratzinger voit le monde comme un champ de théâtre de ces deux forces. Cette vision agonistique se trouve à la racine d'un certain pessimisme. D'où chez le théologien Ratzinger l'occultation de toute une dimension du salut, qui fait coïnci der, sans forcément les confondre, l'idée du salut par Dieu et de libération de l'homme par lui-même. La tradition théolo gique, dite « antiochienne », valorise plutôt l'intuition d'Irénée de Lyon : « La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant » De même, pour Joseph Ratzinger, il faut privilégier la théolo gie de Bonaventure à celle de Thomas d'Aquin qui, peut-être, compte trop sur une certaine indépendance de la raison naturelle. Comme Bernard de Clairvaux, moins que Pierre Damien mais non sans une certaine affinité avec ce dernier, Bonaventure tend à minimiser les valeurs propres et les libres entreprises de la philosophie. Au fond, la soumission d'amour à Dieu tient lieu de philosophie. Etienne Gilson avait fort justement remarqué que chez Augustin d'Hippone on ne pouvait véritablement distinguer la philosophie et la théolo gie : cette dernière était en fait la seule vraie philosophie, les philosophies non chrétiennes restant plus ou moins grave ment souillées par l'erreur. L'idée même d'une autonomie de mars/avril 2005 Golias magazine n° 101


conclave est peut être — historique ment — plus important que le conci le. Il constitue peut-être un tournant d'égale importance, mais dans un sens opposé. Cette vision pugnace de fond de Joseph Ratzinger se prolonge bienentendu en positions particulières. On doit surtout citer cette phrase archis i g n i fi c a t i v e d u c a r d i n a l l o r s d u Convegno de Rimini en 1990 : « Ce n'est pas d'une Église plus humaine dont nous avons besoin mais d'une Église plus divine. » Le seul fait d'opposer « humain » et « divin » nous semble une injure au Dieu de l'incarnation ! Tout est dit. Cette phrase constitue à notre avis la clé du pontificat qui s'ouvre. De même, lorsque Benoît XVI prétend ne pas avoir de programme mais laisser faire la volonté de Dieu ! Il la philosophie (ou d'une morale naturelle) constitue alors une monstruosité. On voit là à quel point cette vision s'op

nous semble très dangereux de dire cela. Dieu n'a-t-il pas besoin des hommes ? Il passe par nous, nos projets, nos entre

pose frontalement à la modernité.

prises et nos désirs. Personne n'épuise la volonté de Dieu. Cette verticalité et cette immédiateté, en toute sincérité, ce

Ce serait une grande erreur de croire que Joseph Ratzinger n'a fait preuve au cours de ces dernières années que du zèle déontologique qu'exigeait sa fonction. Sur certains points, peut-être, Mer Ratzinger aurait moins mis l'accent sur la morale sexuelle que Jean Paul II. Tout récemment, il préfère laisser aller au front contre le mariage gay en Espagne les cardinaux hispanophones Martinez Somalo et Lopez Trujillo. Lors d'une rencontre avec les journalistes, il s'est gardé de parler en espagnol, comme pour se préserver d'un engage ment net sur cette question. Pourtant, sur l'essentiel, Joseph Ratzinger était beaucoup plus convaincu encore que le pape polonais d'un nécessaire combat contre la modernité hantée par le démon de l'autonomie et par celui du relativisme. On sait que Jean Paul II, songeant au combat de Lech Walesa en Pologne, cultivait parfois une certaine sympathie à l'endroit des théologiens de la libération, malgré tout. Au contraire, Joseph Ratzinger était farouchement décidé à une purge, à une totale eradication. Pour l'ancien expert de Vatican II, « les fumées de Satan sont bel et bien entrées dans le Temple de Dieu ». Il s'agit donc de mener un combat frontal et radical contre l'autonomie de l'homme, la liberté sans boussole catholique, le relativisme, le sécularisme. D'une profonde intelligence, il a saisi les mêmes enjeux que nous mais pour donner une réponse opposée. La suavité du ton, la douceur de la voix, le raffinement de la culture, le total désintéressement du per sonnage, sa transparence par rapport au message qu'il entend véhiculer ne changent rien au fond de l'affaire. Pour Joseph Ratzinger, le monde est malade, grisé par le mythe de son autonomie. Seul un retour purement vertical à une essence idéale du catholicisme peut nous sauver. Ce retour exige aussi le combat contre les valeurs d'autonomie et de liberté de la modernité. Le 19 avril 2005 est donc un jour his torique : celui de l'enterrement définitif du concile Vatican II. Comme le remarque la revue traditionaliste Monde et Vie, ce Golias magazine n° 101 mars/avril 2005

qui est moralement respectable mais dans les conséquences d'autant plus dangereux, nous enfermeront dans une vision totalitaire de la volonté de Dieu ! Celle du pape ! L'Église ratzingérienne trop frileuse et refusant le monde pourrait devenir une secte. Vatican II n'est plus de saison. L'Église rêvée risque bien de se scléroser et de s'effondrer. La vie de Dieu, si elle ne rejoint pas le plus intime et le plus intense de la vie des hommes, leurs joies et leurs combats, nous pousse à rêver des arrière-monde : une régression de l'intelligence et du cœur. Un enfermement dans l'imaginaire, à l'opposé d'un accueil vivant de Celui qui invite à vivre. La sépulture de Vatican II pourrait bien être celle du catholicisme tout entier. Pour présenter sa volonté de restauration, Joseph Ratzinger commence par relativiser la portée de Vatican II : « Les résul tats qui ont suivi le concile semblent cruellement opposés à l'at tente de tous, à commencer par celle du pape Jean XXIII, puis de Paul VI. Les chrétiens sont de nouveau une minorité, plus qu'ils ne l'ont jamais été depuis la fin de l'Antiquité. [... J Les papes et les Pères conciliaires s'attendaient à une nouvelle unité catholique et, au contraire, on est allé vers une dissension qui semble être pas sée de l'autocritique à l'autodestruction. On s'attendait à un nou vel enthousiasme et on a trop souvent abouti, au contraire, à l'en nui et au découragement. On s'attendait à un bond en avant et l'on s'est trouvé, au contraire, face à un processus évolutif de décadence, qui s'est développé dans une large mesure en se réfé rant notamment à un prétendu "esprit du concile" et qui, de cette manière, l'a de plus en plus discrédité. Selon ce précieux KonzilsUngeist tout ce qui est "nouveau" ou présumé tel serait toujours, quoi qu'il en soit, meilleur que ce qui a été ou que ce qui est. C'est l'anti-esprit selon lequel l'histoire de l'Église devrait com mencer à partir de Vatican II, considéré comme un espèce de point zéro. [.. .] // faut s'opposer à tout prix à cette vue schéma tique d'un avant et d'un après dans l'histoire de l'Église (Entretien sur la foi, 1985). »


Le Journal Trois ans plus tard, après le schisme d'Ecône, devant les évêques du Chili, le cardinal va plus loin : « Le second concile du Vatican n'est pas abordé comme une partie de l'ensemble de la Tradition vivante de l'Église mais comme la fin de la Tradition et un redémarrage à zéro. La vérité est que le concile n'a défini aucun dogme et a voulu de manière consciente s'exprimer à un niveau plus modeste, simplement comme un concile pastoral. Pourtant beaucoup l'interprètent comme le superdogme qui ôte toute importance au reste. » Le cardinal, on doit le lui concé der, est constant dans ses soucis. Ce qu'il a dit, lors du der nier chemin de croix au Colisée, le 25 mars dernier, parle de soi. Il s'agit de purifier l'Église de « ses vêtements et de son visage si sales ». Il enfonce le clou quelques jours plus tard en dénonçant le plus grand mal de notre civilisation : « La radica le émancipation de l'homme vis-à-vis de Dieu et des racines de la vie. » Citons plus largement la méditation du vendredi saint : « Souvent, Seigneur, ton Église nous semble une barque prête à couler, une barque qui prend l'eau de toutes parts... Que de souillures dans l'Église et particulièrement parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement. Combien d'orgueil et d'autosuffisance ! Les vêtements et le visage si sales de ton Église nous effraient... Mais c'est nous-mêmes qui les salissons ! » « Combien de fois ne célébrons-nous que nous-mêmes et ne pre nons-nous même pas conscience de sa présence ! Combien de fois sa Parole est-elle déformée et galvaudée ? Quel manque de foi dans de très nombreuses théories, combien de paroles creuses ! Que de souillures dans l'Église, et particulièrement parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement ! Combien d'orgueil et d'autosuffisance ! » Pour Joseph Ratzinger, le combat passe par le renforcement de l'autorité doctrinale du pape même si cela n'exclut pas un certain élargissement de la collégialité (avec des évêques très orthodoxes !). En effet, « nous devons également reconnaître que Pierre a toujours été le roc contre les idéologies, contre la réduction de la Parole à ce qui est plausible à une époque déter minée, contre la soumission aux puissants de ce monde. [... j En voyant cela dans les faits de l'histoire, nous n'encensons pas des hommes mais nous louons le Seigneur qui n'abandonne pas l'Égli se et qui a voulu exercer son acte d'être Roc à travers Pierre (Appelés à la communion, 1994). » Il n'est guère douteux que Joseph Ratzinger veuille revenir sur le souci wojtylien de l'interreligieux. Des voix se seraient faites entendre au conclave : plus de repentance, plus de dia logue interreligieux ! Le futur pape pourrait au contraire à la fois réaffirmer la spécificité du christianisme, refuser toute relativisation sotériologique et doctrinale, pour en même temps s'en prendre au grand ennemi commun : « la séculari sation ». « Selon moi, pour une part au moins, la montée du fon damentalisme est elle-même provoquée par un laïcisme achar née. » Par ailleurs, Joseph Ratzinger s'est prononcé contre l'entrée de la Turquie en Europe : « L'intégration de la Turquie en Europe serait une grave erreur. » Il confiait à L'Express en 1997 : « Le dialogue entre les religions est nécessaire dans un monde qui tend à s'unifier. Mais le danger est que s'instaure un dialogue superficiel. Car le relativisme qui s'est emparé aujourd'hui des esprits développe une sorte d'anarchisme moral et intellectuel

Réactions De nombreux chrétiens font part de leur inquiétude d'un zèle de l'audace conciliaire. Ainsi, le prêtre et psychanalyste Daniel Duigou : « Ma crainte c'est qu'on s'oriente vers une Église de combat, avec un retour au dogmatisme et au fondamentalisme, par besoin de se rassurer, et de rassurer ces chrétiens qui s'étaient déstabili sés par les réformes de Vatican II, face à une société moderne qui leur fait peur. [...] C'est le retour à une Église enseignante qui, comme au Moyen Age, croit détenir la vérité sur tout et prétend dire aux autres, et notamment aux hommes poli tiques, ce qu'il faut faire et ne pas faire. C'est une Église qui se situe au-dessus des autres (L'Express, 25 avril 2005,21). » Le Père Paul Valadier, jésuite, présente M8' Ratzinger comme un « doctrinaire ». Pour Lucia Ribeiro et Luis Alberto Gomes de Souza, éducateurs dans une communauté de base au Brésil, c'est « le choc ». Pour le théologien et philosophe protestant Olivier Abel : « Ratzinger est un adversaire. Le plus intelligent, mais il vaut toujours mieux un adversaire intelligent que des amis idiots. N'empêche que pour l'œcuménisme c'est un coup terrible. Il va réaffirmer une Église catholique qui est la seule vraie et s'il peut mettre l'Europe à ce diapason il le fera. Il est un très grande menace pour les protestants européens qui ne sont pas de taille à lui résister. » Pour Jean de Savigny, président de « Chrétiens sida » : « Je suis déçu par ce choix, comme beaucoup de chrétiens engagés dans la lutte contre le sida. Nous espérions que cette élection engage l'Église dans une nouvelle réflexion sur la sexualité. » On notera, à l'inverse, la jubilation peu discrète des tradi tionalistes, y compris de nombre de lefebvristes. Pour cer tains, tout devient désormais possible. L'enthousiasme des néoconservateurs américains et des républicains liés à Bush nous inquiète tout autant. C.T.

Sur la théologie morale, il ne semble pas douteux que Joseph Ratzinger reprendra les vues de son prédécesseur, sans peutêtre autant insister néanmoins. On le sait farouchement opposé à la dogmatisation d'Humanae Vitae, ce qui est un point positif. Par ailleurs, sa pensée sur les questions sociales, semble étrangement déficiente. Depuis son élection, il ne semble avoir fait aucune allusion aux grands défis en la matiè re (mondialisation, globalisation, dette des pays pauvres...) sinon sur le mode compassionnel et doloriste (« désert des pauvres » évoqué de la cérémonie d'entrée en fonction). Enfin, en matière de théologie proprement dite, il entend mettre les points sur les « i » dans le domaine de l'œcumé nisme. Un programme musclé en perspective. Reginald Urtebize

qui conduit les hommes à ne plus accepter de vérité unique. »

m

mars/avril 2005 Golias magazine n° 101


0U t lid L DOSSIER

Avec qui gouvernera Benoît XVI ? r~| es cent premiers jours du pontificat sont ! toujours significatifs d'une trajectoire qui I b se dessine (ou pas !). Golias reprendra la parole à ce moment-là, se condamnant désor mais au silence d'ici-là, pour laisser aussi toutes ses chances à Joseph Ratzinger, ainsi « mis en examen », si l'on ose dire. Peut-être nous sommes nous trompés et serons nous surpris. Dans ce cas, Deo gratias ! En attendant, précisons quelques points du futur immédiat. D'abord, Joseph Ratzinger devra choisir un nouveau préfet pour le Saint-Office. Du moins, selon l'hypothèse la plus pro bable. Dans l'absolu, rien ne l'empêche de... ne pas le faire et de rester ainsi le préfet en titre (comme c'était le cas jadis car le cardinal en tête avait seulement le titre de secrétaire). Si Joseph Ratzinger choisit effectivement un nouveau préfet, il faut savoir que les noms suivants sont murmurés : • Camillo Ruini, 74 ans, jusqu'à présent vicaire de Rome, fini rait ainsi sa carrière en récompense pour avoir été le prin cipal grand électeur de Ratzinger au conclave et avoir appuyé très fortement un programme restaurateur ; • Christoph Schônborn, archevêque de Vienne, 60 ans, l'un des grands électeurs de Ratzinger au conclave ; son appel à Rome décapiterait l'Église d'Autriche déjà très secouée, ce qui est un inconvénient ; • Walter Kasper, président du Conseil pour l'Unité des chré tiens, 72 ans, un Allemand réputé libéral mais qui a retour né sa veste ; cette nomination serait la confirmation de son ralliement à la ligne Ratzinger ; • Francis George, 68 ans, archevêque de Chicago, un oblat de grande envergure intellectuelle mais s'alignant sur le fond sur la ligne Ratzinger ; son départ de Chicago serait pour tant une perte aux États-Unis où il est considéré comme le plus capable des cardinaux du pays ; • Marc Ouellet, 61 ans, archevêque de Québec, un homme qui monte (certains parlent même de lui comme du futur successeur de Ratzinger) mais il est probable que Rome ne voudra pas lui faire quitter le Canada où il remplit un rôle stratégique dans une entreprise de restauration jugée plus délicate ; • Tarcisio Bertone, 71 ans, salésien, archevêque de Gênes, très conservateur, ancien bras droit de Ratzinger, le pire des choix (d'autant plus qu'il n'est pas théologien mais juriste) et hélas aussi le plus probable ; • Javier Lozano Barragan, 72 ans, Mexicain, « ministre de la santé du pape », un conservateur apprécié de Ratzinger, pour adresser un clin d'œil à l'Amérique latine qui espérait un pape ; • Antonio Llovera Canizarès, 60 ans, archevêque de Tolède, en attente de la pourpre, pour consoler une Église d'Espagne qui vit mal l'évolution de la société ibérique ; Golias magazine n" 96 & 97 mai/août 2004

• Bruno Forte, 56 ans, archevêque de Chieti-Vasto, théolo gien de grand renom, modéré avec des accents œcumé niques ; de loin le meilleur choix ; cela voudrait dire que Benoît XVI pape ne durcira pas les choses et ne cherchera pas trop à imposer sa tendance ; • Angelo Amato, 67 ans, salésien, actuel secrétaire de la Congrégation, plus centriste que Ratzinger mais qui va glo balement dans le même sens et qui a été l'un des princi paux rédacteurs de Dominus lesus ; • A n d r é L é o n a r d , é v ê q u e d e N a m u r, m e m b r e d e l a Commission théologique. Le pire des choix. Les autres nominations sont moins urgentes. Les respon sables de la Curie sont prolongés, en particulier Angelo Sodano qui, dans l'ultime ligne droite du conclave, a soutenu fortement Ratzinger, poussant de nombreux cardinaux lati no-américains à voter pour lui. Il partage la même ligne que le nouveau pape et pourrait rester jusqu'à ses 80 ans. Selon la rumeur, deux responsables romains seraient sur le départ : Msr Piero Marini, maître des cérémonies, jugé trop favorable aux « adaptations liturgiques » pourrait être promu à un poste prestigieux mais vrai placard comme la charge de pré sident du Comité pour les congrès eucharistiques ; Msr Paul Michael Fitzgerald, archevêque et président du Conseil poul ie dialogue interreligieux pourrait être « remercié » plus vite que prévu, sa ligne trop libérale irrite de plus en plus à la Curie. Il remplacerait le cardinal Hamao pour le Conseil pour les migrants jugé moins « engageant » au plan stricte ment doctrinal. Bien sûr, il doit faire son deuil de la pourpre. De même, la nomination d'un nouveau préfet de la Congrégation des Églises orientales serait imminente, en rai son du peu d'efficacité de l'actuel. Au-delà du choix des personnes, diverses décisions devront être prises. Certaines rumeurs font état d'une possible modi fication des règles de démission des évêques. Ils seraient en général invités à prolonger leur mandat jusqu'à 80 ans, mais feraient en quelque sorte le point à 75 ans. Ainsi, les plus réformistes partiraient plus vite et laisseraient la place à des prélats alignés sur la ligne Ratzinger. Au contraire, les plus conservateurs resteraient en place plus longtemps. C'est une vieille idée du nouveau pape : rééquilibrer les nominations. En même temps, la Curie a toujours reproché à Jean Paul II de ne pas assez se soucier de cet aspect. Le cardinal Vincenzo Fagiolo, aujourd'hui défunt, avait émis beaucoup de sugges tions jadis dont certaines pourraient être reprises. En ce qui concerne la liturgie, le nouveau pape pourrait consacrer une encyclique d'ici peu à ce thème, insistant sur un nouvel esprit liturgique. Il devrait aussi libéraliser complè tement l'utilisation des livres liturgiques d'avant Vatican II. L'année de l'eucharistie doit permettre une relance des dévotions verticales. En ce qui concerne l'Europe, on peut s'attendre d'ici peu à une relance de l'entreprise de reconquête, sous une forme indéterminée, peut-être une encyclique. Romano Libero


Le Journal EPILOGUE Pourquoi Benoît XVI nous pose problème

L'enjeu de fond Joseph Ratzinger comme un ennemi à vouer à l'opprobre. Loin de là. Au G o l i a s n econtraire, v e u t pc'est a s psaluer o i n t ed'une r l ' h certaine omme manière son envergure intellectuelle et son courage que de reconnaître, au-delà des flagorneries lisses ou hypocrites, qu'il nous offre une véritable pensée et que cette pensée est cohérente, et qu'il entend la défendre. Nous avons essayé de mettre en lumière les axes et les insistances de la « Weltanschaung » ratzingérienne. A nous de dire pourquoi nous ne l'acceptons pas. Argumenter au nom de catégories idéologiques semble vain et dérisoire. Ainsi, nous ne partons pas en guerre stupide ment contre un pape conservateur, ce qui veut tout dire et rien. On aurait beau jeu en face de rétorquer comme Maurice Clavel en 1978 : « Conservateur de quoi ? de la foi ! » En fait, nos différends théologiques portent nous l'avons vu sur la centralité de l'incarnation, qui exige un autre discours sur Dieu, car désormais la cause de Dieu et celle de l'homme sont les mêmes ; mais aussi sur l'évaluation globalement posi tive que nous pensons fondée de l'autonomie de l'homme reconnue et affirmée par la tradition de l'humanisme des Lumières. La liberté de l'individu, sa capacité d'inventer sa vie

suivons là notre ami, le philosophe italien Gianni Vattimo : le propre d'une vision chrétienne de la vérité (non pas du chris tianisme, la nuance est de taille) est d'être centrée sur la ren contre, l'amitié. La vérité a désormais toujours un visage. C'est sans doute Dostoïevski qui a le mieux compris cette spécifici té de la vérité selon l'Évangile. Il ose prétendre que, placé dans l'obligation de choisir entre le Christ et la vérité, il choisirait le Christ.Tout l'Évangile de la grâce se trouve là. Une vérité qui n'est pas partagée dans l'amitié ou reste ou de l'ordre de la connaissance purement théorique ou devient une idole. La seule vérité qui sauve est bien celle de l'amitié. Enfin, nous ne pouvons pas ne pas tirer le signal d'alarme. Un repli sécuritaire et frileux du catholicisme le conduirait sur le chemin de la sectorisation. La question qui se pose alors est de savoir jusqu'où les choses pourront ensuite être rattrapées.

plus librement, constituent pour nous des chances non des malheurs ou des péchés.

Après tout, Malachie dans ses prophéties présente ce pape comme l'avant-dernier. Qu'importe d'ailleurs peut-être. L'échec

Mais il nous faut faire un pas de plus. C'est une image arro

probable d'une évolution institutionnelle souhaitable ne peut nous occulter l'évolution culturelle et sociétale. Lors de l'en trée en fonction de Benoît XVI, c'est le ministre espagnol de la

gante et totalitaire d'une prétention à posséder la vérité qui nous semble insupportable dans le catholicisme intransi geant. Ratzinger cardinal se réfère à une vérité une. Nous sommes d'accord avec lui contre le relativisme pour dire que la vérité est cohérente ; mais nous refusons de la confondre avec celle dont l'Église prétend faire le tour. Elle est servante d'une vérité qui lui échappe et qui se livre aussi en dehors d'elle. Elle n'a ni exclusive ni droit de propriété. Le vent souffle où il veut. C'est au fond avoir une compréhension bien pauvre de la vérité que de la confondre avec ce que quelqu'un affirme... même un Magistère doctrinal. Plus encore, l'Évangile nous présente des dialogues et des ren contres. La vérité est donc communicationnelle et amicale. C'est dans l'amitié qu'elle se laisse deviner, non comme une essence pure tombée du ciel, verticalement, mais comme un événement qui nous échappe et qui fait pourtant que notre cœur est brûlant, comme pour les disciples d'Emmaùs. Nous

justice, grand artisan et défenseur du mariage gay, qui représen tait son pays. La vraie vie n'est pas derrière les murs du Vatican. L'avenir s'invente dans les marges. À Benoît, nous disons fran chement qu'aucune restauration autoritaire n'arrêtera notre route. Au nom d'une seule vérité, non pas une abstraction d'un catéchisme poussiéreux, mais une relation vivante. La vérité d'une amitié, la vérité d'un visage, celui de Jésus de Nazareth. Nous ne risquons pas de l'oublier : c'est chaque visage de femme et d'homme qui porte ses traits. La splendeur de la vérité est celle de cette relation entre le « je et le tu » (Joseph Ratzinger aime aussi Martin Buber). Il n'y a pas de vérité au monde, sinon celle de qui on aime et qui nous aime. Il n'y a pas d'autre raison au monde que celle de l'amour. Golias

mars/avril 2005 Golias magazine n° 101


Les leçons d'un pontificat...

Pour aborder l'avenir our tirer les leçons du pontifi- I uences du Concile sur une Église qui se réformait en cat de Jean Paul II, il est ' rofondeur, avec tous les traumatismes et les conflits internes qu'une telle mutation entraînait. Proche de n é c e s s a i r e d e r e t r a c e r VOpus Dei, qui l'avait abrité pendant plusieurs de ses quelques-unes des lignes de voyages à l'étranger, il ne pouvait que jeter un œil fond. Ce n'est pas une entreprise réprobateur, non seulement sur certains excès litur giques, mais aussi sur de nombreuses applications simple, vu le nombre d'années pas concrètes des décisions conciliaires. Il était renforcé sées au gouvernement de l'Église dans ses convictions par son appartenance au catholi c a t h o l i q u e ( p r è s d ' u n q u a r t d e cisme polonais, solide mais souvent simpliste dans son siècle), non loin de cent voyages contenu, vigoureux dans sa spiritualité principalement internationaux, une douzaine d'ency mariale, rigide dans sa morale, culturellement hégémo nique dans sa société, ciment de la nation et âme de la c l i q u e s , d ' i n n o m b r a b l e s d i s c o u r s , résistance au communisme. Tout allait conduire l'élu du tant de personnages rencontrés, des conclave à une restauration doctrinale, morale et institu béatifications et des canonisations tionnelle de l'Église catholique. par centaines. Et tout cela à une é p o q u e d e l ' h i s t o i r e q u i a v u l e Restaurer la doctrine et la morale Consensus de Washington orienter Sur le plan doctrinal, les documents abondent. Presque l ' é c o n o m i e m o n d i a l e v e r s l e tous les sujets ont été abordés, soit directement par luinéolibéralisme, avec ses catastrophes même, soit par le biais des organes du Saint-Siège : la sociales, le mur de Berlin s'écrouler, foi, le magistère ou l'autorité doctrinale de la hiérarchie la collégialité entre les évêques pour le la pensée unique s'imposer et les mou ecclésiastique, fonctionnement de l'Église universelle, la liturgie, le v e m e n t s d e p r o t e s t a t i o n s fl e u r i r sacerdoce, le rôle des femmes dans l'Église, l'œcumé à l'échelle mondiale, sans parler des nisme ou les relations entre Églises chrétiennes, les religions non chrétiennes, la doctrine sociale... Dans guerres renforçant l'emprise du systè tous les domaines, à côté de précisions intéressantes, me mondial dominant et l'attaque ce furent surtout des mises en gardes, des rappels doc terroriste contre les États-Unis. trinaux de la tradition et même des condamnations La mission que se donna Jean Paul II en accédant à la tête de l'Église catholique était double : restaurer une Église ébranlée par le concile Vatican II et renforcer la présence de cette dernière dans la société pour qu'elle puisse réaliser sa tâche d'évangélisation. C'est ce que nous décrirons brièvement.

Restaurer l'Église après l e c o n c i l e Va t i c a n I I Le cardinal Wojtyla fut un membre actif du concile Vatican II. Partisan d'une modernisation de l'image de l'Église catholique, il appuya bien des réformes adop tées par l'assemblée des évêques. À partir de sa Pologne natale, il fut un observateur inquiet des consé-

explicites. Plus que l'accompagnement pastoral d'un dif ficile processus de réformes destinées à rendre l'Église plus à même de transmettre le message de l'évangile dans un monde complexe, il s'est agit de coups de freins, accompagnés de mesures disciplinaires de plus en plus contraignantes. Qu'il suffise de donner quelques exemples. Les adaptations liturgiques entamées dans plusieurs Églises locales de l'Asie et notamment en Inde, en vue d'une expression culturelle plus adaptée de la foi, furent interrompues. Le document Dominus Jésus concernant la fonction salvatrice universelle de Jésus, mit fin aux essais de repenser le rapport avec les grandes religions de l'Orient. Il fut durement interprété par certains res ponsables religieux ou politiques asiatiques, comme une justification du prosélytisme dans des sociétés récupérant leur identité culturelle, notamment par le biais de la religion. Plusieurs théologiens subirent des Golias magazine n° 101 mars/avril 2005


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Les leçons d'un pontificat. condamnations, des interdictions d'enseigner ou de publier et l'un d'entre eux, le Père Tissa Balasuriya de Sri lanka, fut excommunié, à la veille d'un synode des évêques d'Asie, qui devait traiter du thème de l'accultu ration du christianisme. Les rapports avec les autres confessions chrétiennes et avec les autres religions connurent quelques manifesta tions impressionnantes, comme la rencontre d'Assise en 1986, le jeûne le dernier jour du ramadan en 2001 et d'autres gestes fraternels. Mais l'intransigeance doctri nale et les obstacles à des collaborations plus institu tionnelles, notamment avec le Conseil œcuménique des Églises, posèrent des limites infranchissables à cer taines avancées en cours. Les demandes de pardon pour les fautes de membres de l'Église catholique, com mis au temps des croisades ou pour des comporte ments racistes ou antisémites, ne remirent jamais en cause les responsabilités historiques de l'institution ecclésiastique elle-même. La collégialité épiscopale, un des points forts du concile Vatican II, fut clairement subordonnée par Jean Paul II à l'autorité romaine et les synodes généraux ou conti nentaux se transformèrent souvent en chambres d'en registrement de la ligne pontificale ou en lieux de défou lements, sans grandes conséquences, de certains évêques plus clairvoyants. Le document final de chaque assemblée devait être approuvé par le pape avant publication et dans plusieurs cas, il fut transformé. La théologie de la libération fit l'objet d'une répression toute particulière. Née en Amérique latine, elle eut aussi ses expressions en Afrique, surtout parmi les théolo giens protestants, en Asie, en Inde, aux Philippines et en Corée du Sud. Réflexion sur Dieu, comme toute théologie, elle prenait pour point de départ la situation des pauvres et des opprimés, affirmant ainsi le caractè re contextuel de la pensée théologique, mais en ren dant ce dernier explicite, ce que d'autres courants refu saient généralement de faire, voilant ainsi la relativité du discours. Uinspiration évangélique de la théologie de la libération était claire et dans la complexité des situations sociales contemporaines, elle exigeait la médiation d'une analyse sociale pour bien établir son point de départ. C'est d'ailleurs le fait de toute morale sociale, implicitement ou explicitement. Mais cette pensée allait plus loin que l'éthique sociale. Avec les yeux des exploités, elle retrou vait le sens de la personne de Jésus, replacé dans le contexte historique de la Palestine de son temps. Elle développait une spiritualité et des expressions litur giques rendant compte de la vie des pauvres. Elle jetait un regard sévère sur une Église trop souvent compromi se avec les pouvoirs opprimants. Elle parlait de libéra tion, non seulement dans une posthistoire, mais aussi aujourd'hui, comme expression de l'amour de Dieu pour son peuple. Bref, elle était dangereuse pour l'ordre social, tout comme pour l'ordre ecclésiastique. La réaction romaine fut très dure. Il lui était facile d'ac cuser ce courant théologique de marxisme, parce qu'il utilisait une analyse mettant en valeur l'existence des mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

structures de classes. Une telle perspective, disait le cardinal Ratzinger, responsable de la Congrégation de la doctrine de la foi, menait directement à l'athéisme. La répression frappa de nombreux théologiens qui furent interdits d'enseigner et de publier. Les centres éducatifs : séminaires, facultés de théologie, instituts de formation pastorale, reçurent l'ordre de prohiber tout enseigne ment parlant de théologie de la libération. Cette derniè re trouva refuge auprès de centres d'études ou de for mation œcuméniques et dans des universités laïques. Jean Paul II lui-même déclara à des journalistes, lors de son second voyage au Nicaragua en 1996, que la théo logie de la libération n'avait plus de raison d'être, puisque le marxisme était mort.

Sur le plan de la morale, on connaît l'insistance du pape Jean Paul II en faveur du respect de la vie, même avant la naissance, son opposition radicale à l'avortement, à la contraception, à l'euthanasie, à la peine de mort. La vie est certes une valeur fondamentale pour la dignité de l'être humain et elle est réellement mise en danger aujourd'hui par le positivisme scientifique, les pouvoirs économiques, le relativisme d'une certaine pensée post moderne. Cependant, le manque de considération des conditions sociales et psychologiques concrètes des êtres humains, l'attachement à une philosophie de la nature ne correspondant plus aux connaissances contemporaines, les conséquences dramatiques de cer taines positions dogmatiques de l'Église catholique, comme dans le cas du sida en Afrique, ont conduit à une grave perte de crédibilité, aussi bien intellectuelle que pratique. Les positions adoptées s'avérèrent finale ment destructrices de leur objet lui-même.


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Les leçons d'un pontificat... La doctrine sociale resta un lieu privilégié de l'attention de Jean Paul II. On ne compte plus les documents sur le sujet. Au nom de l'évangile, c'est très durement qu'il condamna les abus et les excès du capitalisme. Lors de sa visite à Cuba, il dénonça même le néolibéralisme et ses effets négatifs. Mais alors que dans l'encyclique Centesimus Annus, il condamnait le socialisme dans son essence, car porteur d'athéisme, il stigmatisait le capitalisme sauvage pour ses pratiques, mais pas dans sa logique. Il en résulta des appels fréquents et insis tants à la « mondialisation de la solidarité », mais qui ne débouchaient pas sur une dénonciation des causes profondes de la pauvreté et des inégalités sociales. De fait, une telle position finit par faire le jeu de l'économie capitaliste de marché, car aucun système ne peut se reproduire à terme sans porter remède à ses abus et à ses excès. Tous ont besoin d'une instance critique. Un des instruments de l'élaboration et de la diffusion de la doctrine sociale de l'Église catholique est la Commission Justice et Paix, instaurée par le concile Vatican II. Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, organisme financier international responsable d'innom brables catastrophes sociales dans le monde et instru ment privilégié du néolibéralisme, y fut nommé en l'an 2000 comme conseiller, marquant ainsi l'absence d'analyse de cet organisme pontifical, ce qui en plus le dépouillait de sa crédibilité comme porte-parole des pauvres et des opprimés.

Restaurer l'institution Pour mener à bien une restauration doctrinale et mora le, projet fondamental de Jean Paul II, il était nécessaire de disposer d'une institution porteuse de ce projet. D'où une politique de nominations épiscopales qui s'orienta dans ce sens. Dans bien des diocèses, les nouveaux évêques entreprirent, sous l'inspiration du Saint-Siège, de contrôler les centres de formation, de démanteler le travail pastoral de leurs prédécesseurs, d'introduire des congrégations religieuses ou des organisations catho liques conservatrices. En Amérique latine, le Celam (Conseil episcopal latino-américain), qui avait été à la pointe du renouveau et qui avait organisé en 1968, la Conférence de Medellin pour l'application du concile Vatican II, fut peu à peu transformé en organe de res tauration. Les conférences épiscopales qui avaient joué un rôle moteur furent réorientées, par le biais des nou velles nominations. Des centaines de diocèses, dans le monde entier, vécurent de pénibles transitions pasto rales débouchant souvent sur des drames personnels chez ceux qui avaient cru en une Église prophétique et en une institution plus humaine. Seuls dans certains cas de chrétienté plus ancienne, où une tradition d'au tonomie existait encore, la vague déferlante des nomi nations conservatrices put être freinée. En 1982, quatre ans après l'élection de Jean Paul II, l'Opus Dei acquit un statut de prélature personnelle, c'est-à-dire au-dessus de la juridiction des évêques. Son fondateur fut béatifié, vingt-cinq ans seulement

après sa mort, fait tout à fait inusité et il bénéficia d'une procédure rapide pour sa canonisation. Plusieurs de ses membres accédèrent à l'épiscopat, notamment dans des diocèses importants et certains au cardinalat. C'est surtout dans l'administration centrale de l'Église catholique (la curie) que l'influence de l'Opus Dei se fit sentir. Ses membres occupèrent des postes importants dans de nombreux secteurs et la proximité de Y Opus pesa d'un grand poids dans les nominations internes. La curie romaine, déjà importante sous Pie XII et dotée d'éléments nouveaux par le concile Vatican II, fut enco re amplifiée par Jean Paul II. Or, le maintien d'un tel appareil exige des moyens considérables, que l'apport des fidèles ne parvient pas à assurer. Le patrimoine du Saint-Siège qui y supplée provient en grande partie des Accords du Latran des années 1930, en compensation de l'annexion, par l'Italie, des anciens États pontificaux et les revenus sont le fruit d'un capital foncier et finan cier considérable. Les institutions bancaires du Vatican, nécessairement insérées dans la logique du système capitaliste, connurent sous le pontificat de Jean Paul II, des scandales retentissants, qui coûtèrent des cen taines de millions de dollars à l'Église catholique. Qu'il suffise à ce sujet de citer le cas de la Banque Ambrosienne de Milan, dirigée par une véritable mafia, bien en cour au Vatican et qui par ses opérations, finan çait entre autres, les dépenses d'armement du dictateur Anastasio Somoza au Nicaragua. Son directeur, le ban quier Roberto Calvi, fut trouvé pendu sous un pont de Londres. La liste des scandales ne s'arrêta pas là, for mant un véritable cortège de contre-témoignages à l'es prit de l'évangile. S'ils sont relativement peu connus dans le grand public, c'est qu'une certaine réserve s'im pose dans ces domaines et qu'intervient la complicité des pouvoirs quels qu'ils soient, économiques, poli tiques, judiciaires ou médiatiques, afin de ne pas mettre en danger une instance morale, à leurs yeux, garante de l'ordre social. La décision de Jean Paul II, évêque de Rome, de ne pas se retirer à l'âge de 75 ans, comme tous les évêques sont invités à le faire depuis Vatican II, eut entre autres pour effet de renforcer le pouvoir d'une administration de plus en plus inspirée par le conserva tisme. Nouveau « prisonnier du Vatican », le pape devint la victime d'une curie dont les grands ténors qu'il avait lui-même nommés, menèrent l'action restauratrice à un point tel qu'elle provoqua des réactions crois santes dans l'ensemble de l'Église catholique, même parmi les milieux modérés.

Restaurer le projet d'evangelisation La « Nouvelle evangelisation » promue par Jean Paul II, se caractérisa par deux tendances principales, d'une part, celle de VOpus Dei : évangéliser par le pouvoir en faisant de la spiritualité un signe d'excellence sociale et de l'autre, celle des divers mouvements charismatiques, au contenu certes très intense et exigeant quant aux comportements personnels, valorisant l'affectif, mais Golias magazine n° 101 mars/avril 2005


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généralement désincarnés et peu enclins à intégrer une dimension sociale. Par contre les communautés ecclésiales de base, nées en Amérique latine, caractérisées par une autre manière d'être Église, notamment par la prise de parole des pauvres et par une autogestion des communautés, furent marginalisées, désarticulées et parfois même simplement détruites, les prêtres les conseillant étant déplacés, les locaux paroissiaux leur étant interdits ou de nouveaux groupes portant le même nom étant organisés sous l'égide cléricale. Quant au rôle des laïcs dans l'Église, malgré une valo risation dans les textes, il fut largement relégué à un niveau subalterne, sauf quand il s'agissait d'organisa tions inconditionnelles, telle Y Opus Dei. La marginalisa tion de la JOCI (Jeunesse ouvrière chrétienne interna tionale), cependant soutenue par plusieurs confé rences épiscopales, qui se traduisit par l'abrogation de son statut d'Organisation internationale catholique et la création d'une fédération concurrente, en est un exemple frappant. Tout cela s'inscrivait dans un contexte social plus géné ral d'éclatement culturel, (accent mis sur l'individu, valo risation affective), typique de courants philosophiques, d'une partie des sciences humaines, de la production artistique et de la quête religieuse d'une époque mar quée par la prédominance du marché, mais qui, par ailleurs, se caractérisait aussi par un raidissement auto ritaire dans le chef des institutions. Les nombreux voyages de Jean Paul II à travers le monde révélèrent, certes, une énergie peu commune et jTjM mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

ils furent à la fois très appréciés par de nombreux milieux populaires, surtout dans le Sud et très logique ment en Pologne et célébrés par certains noyaux catho liques fervents. Cependant, plus qu'un véritable contact avec la réalité des lieux visités, il s'agissait surtout de diffuser la pensée romaine. La plupart du temps, l'évé nement prit le pas sur le message. S'il soulevait l'émo tion en tant que célébration collective, à plus long terme, il débouchait généralement sur un renforcement de l'aile conservatrice du catholicisme. Bref, la restauration de l'Église catholique après le concile Vatican II se traduisit pour Jean Paul II, par une solidité doctrinale redéfinie, un code moral clair et sans failles et une autorité se voulant indiscutable, au service d'un projet conservateur sur le fond et modernisant dans la forme. Dans la perspective du pape actuel, une telle orientation était aussi nécessaire pour affronter les forces hostiles de la société. En quoi, Pie XII fut pour lui une référence. Il ouvrit le procès en béatification de ce dernier, parallèlement avec celui de Jean XXIII, que la vox populi avait depuis longtemps placé sur les autels.

Renforcer l'Église dans la société Le concile Vatican II dans sa constitution Gaudium et Spes (L'Église dans le monde de ce temps), envisa geait le rôle de l'Église comme une inspiration morale


et non comme l'exercice d'un pouvoir. Partager les joies et les espérances de l'humanité pouvait paraître relever d'un optimisme à la limite du réalisme, mais cela exprimait cependant une inspiration programma tique. Le nouveau pape allait rapidement la traduire en un double affrontement, contre les forces hostiles au message chrétien, le communisme athée d'abord et le sécularisme occidental ensuite.

catholiques en Europe et à Rome, canalisèrent les fonds officiels et secrets en faveur de Solidarnosc. D'où aussi la tolérance vis-à-vis de régimes dictatoriaux de droite, comme au Chili, en Argentine, aux Philippines. Les artisans de ces relations douteuses se trouvèrent promus à la tête d'importants organes du Saint-Siège, la secrétairie d'État en tête. D'où enfin l'intervention en faveur d'Augusto Pinochet ou, sur un plan symbolique, la béatification du cardinal Stepinak, proche du régime fasciste croate pendant la Seconde Guerre mondiale.

La lutte contre le communisme Déjà ancienne dans la tradition de l'Église catholique, elle avait été renforcée par la proclamation de l'athéis me comme « religion d'État » dans les pays du socialis me réel. S'y ajoutaient d'autres aspects, comme la répression des libertés, l'autoritarisme des régimes poli tiques, les persécutions religieuses. Pour Jean Paul II, guidé par l'expérience polonaise, il fallait mobiliser les catholiques pour éradiquer le communisme. Cela devait se manifester à l'intérieur de l'Église, d'où la condamna tion de la théologie de libération, tout comme à l'exté rieur, par une action directe. Là où le communisme était au pouvoir, il encouragea la création d'un contre-pouvoir. Les visites en Pologne eurent cet objectif, par le biais d'une mobilisation reli gieuse et d'un appui moral, matériel et politique à Solidarnosc, avec la complicité de la Banque Ambrosienne. Là où il était en passe de prendre pou voir, il fallait enrôler les catholiques dans un front d'op position. D'où l'affrontement, en 1983, au Nicaragua avec le Front sandiniste, considéré comme le marche pied du communisme. Cela expliqua l'homélie particu lièrement agressive de Managua, condamnant l'Église populaire et le « faux œcuménisme », celui de l'enga gement commun de chrétiens de diverses dénomina tions dans le processus révolutionnaire et l'appel à l'uni té sous la bannière d'un épiscopat particulièrement rétrograde (l'archevêque de Managua, Monseigneur Miguel Obando y Bravo, créé cardinal après la visite pontificale). Tout ceci déboucha sur une forte répression ecclésiastique et sur un profond désarroi parmi les chrétiens des milieux populaires venus célébrer à la fois leur révolution et la visite de leur pape. L'orientation de la visite à Cuba se situa dans la même veine. Dans l'esprit de Jean Paul II, c'était le dernier bastion du communisme en Occident, mais à bout de course. Lagressivité n'était plus de mise. Létat de santé du pape ne le lui permettait guère non plus. Mais le dis cours ne se départit pas de sa logique. La révolution cubaine était une parenthèse dans l'histoire et donc absente du texte. Seuls ses effets étaient soulignés, tous négatifs. Au retour à Rome, Jean Paul II déclara à un groupe de pèlerins polonais, que sa visite allait pro duire les mêmes effets qu'en Pologne, dix ans plus tôt. La lutte anticommuniste n'exigeait pas seulement une Église forte et disciplinée, mais elle demandait aussi de faire alliance avec d'autres forces économiques et poli tiques. D'où les nombreuses compromissions avec le pouvoir nord-américain, dont plusieurs organisations

La lutte contre le sécularisme Le deuxième adversaire de l'Église, dans la perspective de Jean Paul II, fut le sécularisme occidental, caractérisé par le relativisme, l'appât de la consommation, l'hédonis me. Face à cette réalité, il rappela avec force les valeurs de l'amour des autres, de la solidarité, de la modération dans l'usage des biens matériels. Une fois de plus, le cadre de référence doctrinal et moral était tellement rigi de, que le message resta largement incompris et finale ment peu efficace. Un tel décalage est pénible, car l'hu manité contemporaine aspire à une spiritualité, est en quête de sens et les luttes sociales indiquent un profond désir de justice. Le message et la pratique évangéliques peuvent être un réel élément de réponse et d'espérance, à condition de ne pas être occultés par des positions doctrinales de moins en moins crédibles et des pratiques institutionnelles contradictoires.

La défense de la paix Une autre préoccupation du pape Jean Paul II fut la poursuite de la paix. À de multiples occasions, Jean Paul II a rappelé sa nécessité. Il s'est opposé à la guer re du Golfe, il a mis en garde contre la guerre du Kosovo, il a fait appel à la réserve dans la guerre d'Afghanistan. Il s'est aussi opposé à l'embargo contre l'Irak et à celui contre Cuba. Il a revendiqué le droit des Palestiniens, à constituer une nation. La paix entre les peuples, basée sur la justice dans leurs relations, fut pour lui un leitmotiv constant. Malheureusement, ce rappel de valeurs resta souvent abstrait, même quand il s'appliquait à des cas précis. Les causes réelles des guerres n'étaient guère explicitées, les liens entre guer re et impérialisme économique restèrent inexprimés. Par ailleurs, la poursuite de l'alliance de fait entre le Saint-Siège et les pouvoirs économiques et politiques de l'Occident, sur base d'une logique institutionnelle (la reproduction sociale de l'institution), plus qu'en référen ce à l'évangile des béatitudes, faisait perdre au discours une grande partie de sa crédibilité. L'outil privilégié du Saint-Siège pour agir dans ce domaine est le service diplomatique. Ce dernier n'est pas un organe du Vatican en tant qu'État, contrairement à ce que l'on croit souvent, mais bien du Saint-Siège, c'est-à-dire de l'Église catholique. Considérablement amplifié par Jean Paul II, il en est non seulement l'élé ment le plus coûteux, mais aussi le plus socialement Golias magazine n° 101 mars/avril 2005


Les leçons d'un pontificat... compromettant et le plus symboliquement contradictoire à l'inspiration évangélique, car signe de pouvoir (privilè ge d'un État) et expression de richesse (l'implantation des nonciatures aux côtés des ambassades). L'esquisse d'un bilan Nul doute que Jean Paul II, le prélat sportif et l'ancien travailleur des usines Solvay à Cracovie, l'amateur de théâtre et le moraliste de l'Université catholique de Lublin, le prêtre à la spiritualité mystique et le pasteur des Carpathes, restera connu dans l'histoire comme un géant de l'ère contemporaine, le pape d'un quart de siècle qui bouleversa l'humanité, le pape de la mondiali sation. Mais, voulant reconstruire une Église solide dans un monde plus humain, il finit par détruire nombre de forces vives émergentes et empreintes d'une vision évangélique et prophétique. La lumière spirituelle et morale dont il se voulait le porteur se transforma en ins tance politique. Le gouvernement central de l'Église, qui devait être un service du peuple de Dieu, devint un appareil réactionnaire, allié de facto aux pouvoirs éco nomiques et politiques. Sa voix réclamant la justice et la paix, au lieu de revêtir les aspects prophétiques requis par l'immense exploitation, plus que jamais mondiali sée, de l'économie de marché capitaliste, se mua en une critique raisonnable. Au lieu de développer la force du symbole, il s'appuya sur celle de l'autorité. Certes, Jean Paul II a restauré l'Église, mais quelle Église ? Certes, il a renforcé la place de cette dernière dans la société, mais quelle place ? Voilà les interrogations qui devront orienter l'esprit des successeurs. La chrétienté a besoin d'un pape, disait Harvey Cox, le théologien baptiste, professeur à Harvard, mais, ajoutaitil, en tant qu'expression symbolique de l'unité et non comme pouvoir. L'humanité a besoin de rappels d'espé rance sur base d'analyses du réel et de projets d'avenir. Lune de ces voix prophétiques, inspirée d'un Dieu libéra teur, pourrait venir de Rome. On ne peut dire que le bilan du pontificat ait répondu à cette double attente.

Réflexions sur l'avenir La brève analyse que nous avons faite du pontificat de Jean Paul II était destinée à introduire un certain nombre de considérations sur l'avenir de l'Église catho lique. Nous aborderons seulement quelques questions centrales, porteuses d'un autre projet d'Église.

Une autre conception de l'Église Le concile Vatican II avait tracé les lignes d'une ecclésiologie pour notre temps. Il a commis l'erreur de ne pas toucher aux structures centrales de l'Église, qui n'eurent guère de peine à récupérer un pouvoir que l'on avait cru révolu. Les bases du renouveau existent dans les textes conciliaires. Il suffit de les mettre en pratique. mars/avril 2005 Golias magazine n" 101

Trois objectifs pourraient faire l'objet des priorités : remettre en valeur l'Église comme peuple de Dieu, don ner consistance à la collégialité épiscopale et élargir le champ des ministères. Pour le premier objectif, l'inspiration des communautés ecclésiales de base pourrait être revitalisée, entraînant une participation réelle du Peuple de Dieu dans la vie et dans l'organisation de l'Église. La pédagogie des com munautés de base devrait être remise en valeur, de même que les enseignements que l'on a pu en tirer sur les rapports entre communautés, prêtres et évêques. Une redéfinition des rôles permettrait, en effet, de déve lopper une relation nouvelle et, dans la même foulée, c'est le rôle des laïcs qui serait revalorisé, à divers niveaux du fonctionnement institutionnel. Quant au deuxième, les instruments de base pour un fonctionnement réel de la collégialité épiscopale exis tent. Il suffirait de donner au synode des pouvoirs plus réels, d'étendre ses compétences dans la désignation des responsables des divers secteurs d'action de l'Égli se universelle, y compris pour l'élection du pape. Une telle perspective permettrait aussi de revoir les liaisons entre le centre et les périphérie et de supprimer la fonc tion interne des nonces pour la remplacer par d'autres formules rendues possibles par le développement des communications. Enfin, la question des ministères émergera inévitable ment. Les besoins pastoraux évoluent, de même que la définition des rôles. Le concile Vatican II a fait beaucoup dans ce sens, mais peu de mesures concrètes ont été prises. Il est évident qu'il faudra revoir la loi du célibat ecclésiastique et le monopole masculin dans le ministè re sacerdotal.

La revalorisation du symbole La tendance de nombreuses religions fortement institu tionnalisées est de réduire le symbole, de le matériali ser ou de l'institutionnaliser au point d'en détruire la substance et donc de le vider de son sens. C'est dans deux domaines que cela peut s'appliquer à un avenir désirable pour l'Église catholique. Tout d'abord, pour la manifestation du sens. Bien des expressions bibliques, ayant une profonde signification symbolique, ont été transformées en dogmes ration nels, qui dans la pensée contemporaine perdent leur crédibilité. Or, au niveau du symbole, elles ont une puis sance d'évocation considérable et sont donc pétries d'un sens qui leur est propre. La naissance virginale n'est-elle pas un rappel du caractère exceptionnel de l'événement, plutôt qu'une réalité physique ? La pré sence eucharistique ne manifeste-t-elle pas la force d'une référence, plutôt qu'une « transubstanciation », rationnellement absconde et émotionnellement nulle. Loin d'affaiblir le sens, leur rendre leur caractère sym bolique le renforcera et aidera à le rendre crédible. Loin d'éliminer la raison, le symbole élargit son champ. Pour participer au réenchantement du monde, il faut cesser de tuer les symboles, de les aplatir, de les placer


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Les leçons d'un pontificat...

dans un carcan doctrinal étouffant et redécouvrir la force qu'ils ont perdu sous le poids d'une rationalité ser vant surtout à reproduire l'institution. La fidélité, à l'ins piration biblique et évangélique en particulier, pourra être assurée par une recherche constante, en collabo ration avec toutes les instances de l'Église et donc en collégialité. Il y a aussi une autre dimension à cette perspective, celle des institutions dont le sens est donné par le sym bole. En effet, il serait bien illusoire de croire qu'un mes sage religieux puisse exister dans le temps et dans l'es pace sans une dimension institutionnelle. Mais les for mules concrètes sont bien diverses. L'aspect hiérarchique et autoritaire prévalant actuellement dans l'Église catholique ne pourra être transformé que si l'ac cent est mis sur la qualité symbolique des fonctions. Le mot symbolique ne signifie pas, en l'occurrence, inexis tant, insignifiant, mais au contraire, chargé de symbole. Avant d'être responsables d'institutions, avec ce que cela signifie de bases matérielles, les évêques ou le pape sont des porteurs de significations, des symboles d'unité, des témoins des valeurs de l'évangile. Pour être fidèles aujourd'hui, à une telle perspective, les responsables de l'Église doivent inévitablement réduire au minimum les aspects institutionnels, qui ont tendan ce à devenir de plus en plus lourds. Cela signifie se débarrasser de bien des bagages encombrants, même si ceux-ci sont revêtus de nombreux attraits. Pourquoi faut-il, pour annoncer l'évangile aujourd'hui, disposer des services d'un État, d'un corps diplomatique, d'un bureau du protocole, d'une monnaie (l'euro) et de timbres poste à l'effigie du souverain pontife, de passe ports spécifiques, d'une banque, et un observatoire de musées, de gardes suisses, d'un énorme patrimoine foncier dans le monde entier, de services logistiques : magasins hors taxes, parcs de voitures, etc. ? Peut-être serait-il bon de se souvenir de la parole du jeune homme riche et d'en tirer les leçons. Faire renaître la transparence de l'institution, pour faire luire la lumière des symboles dont elle est porteuse est une tâche essentielle et, peut être, une des premières à réaliser.

Revoir l'éthique sociale Toute éthique sociale est tributaire de la médiation d'une analyse sociale, explicite ou implicite, ce qui a des conséquences très précises sur son contenu, ses fonctions sociales et les politiques qui s'en inspirent. Le point de départ est le même pour toute morale sociale prenant sa source dans la radicalité de l'Évangile, mais les différences proviennent précisément de la médiation analytique. Quand les religions ne procèdent pas à une analyse explicite, elles se réfèrent généralement à une représentation de la société en forme de strates super posées, qui doivent s'harmoniser pour former un tout socialement et moralement cohérent au moyen d'institu tions adéquates. La fonction sociale de cette position (ce qui ne correspond pas nécessairement aux inten tions) est de consolider par son discours au mieux une

bourgeoisie moderne et éventuellement humaniste et de subordonner à cette dernière les couches populaires à forte référence religieuse. L'aspect inéluctable d'une médiation analytique est de connoter toute éthique sociale d'un caractère relatif. Tout d'abord, les analyses doivent s'adapter aux chan gements, elles ne sont donc pas des dogmes immuables. Mais — et ceci est encore plus important — le choix de l'analyse n'est pas innocent : il dépend lar gement du lieu d'où l'on observe la réalité. D'où l'impor tance d'expliciter ce choix. En d'autres mots, une éthique sociale est toujours contextuelle, ce qui est en contradiction avec toute volonté d'accorder un caractère absolu à sa formulation. Le seul absolu est le point de départ : la valeur de l'être humain telle qu'elle nous est rappelée notamment par les messages religieux. Si l'on veut développer une éthique sociale qui réponde aux problèmes contemporains, il est nécessaire de l'ap puyer sur une analyse à caractère global. Cette derniè re ne peut laisser dans l'ombre le fait que les sociétés sont des ensembles articulés et que leur histoire écono mique, sociale et politique influence considérablement les comportements sociaux actuels. Sans cette dimen sion, concrétisée par l'appréhension des faits et expri mée par la logique de leurs agencements, l'éthique res tera au mieux abstraite, au pire récupérée par les pou voirs existants. Golias magazine n° 101 mars/avril 2005


Les leçons d'un pontificat... Aussi étonnant que cela puisse paraître, la question du choix de l'analyse confère à l'inspiration religieuse un rôle clé. Il s'agit, en effet, d'une démarche pré-analy tique. Dans la mesure où le choix est explicite, il ne peut se faire en contradiction avec la radicalité éthique qui prend position en faveur des pauvres et des opprimés. Dans le cas du christianisme, même si l'on ne peut réduire la perspective de l'Évangile à ce seul aspect, nul ne peut nier que les textes ne soient parfaitement clairs, à moins d'interpréter le magnificat ou la présen tation du jugement dernier (Mathieu 25) par une hermé neutique abstraite ou purement spiritualiste. Il s'agit donc de choisir l'analyse qui correspond le mieux à l'op tion évangélique, autrement dit, celle qui permet de donner une réponse adéquate à l'interrogation du départ : comment se construit la pauvreté, qui est à l'origine de l'oppression ?

démarche indispensable pour son efficacité sociale, elle introduit dans son élaboration un élément de dyna mique contextuelle. Revoir l'éthique sociale sera ainsi l'œuvre de toute l'Église, chaque communauté locale ayant un apport à faire, chaque génération remettant à jour les analyses et les grandes traditions théologiques de l'Orient, de l'Occident, du Nord et du Sud ayant un rôle à jouer.

Les relations avec les organismes internationaux des Nations unies Un sujet spécifique est celui d'une présence au niveau international, puisque l'Église catholique est une institu tion de dimension mondiale. Dans la ligne de ce qui a été dit précédemment, il est clair qu'il ne peut s'agir de rapport de pouvoir à pouvoir, mais d'une présence cri tique et inspiratrice qui doit faire entendre une voix spé cifique, porteuse des aspirations des populations margi nalisées, opprimées et exclues, face aux dérives nondémocratiques des organismes internationaux et à leur véritable colonisation par les grands pouvoir écono miques. Par ailleurs, cette présence ne peut avoir la prétention d'agir seule, mais elle doit s'allier, sur un pied d'égalité, avec toutes les instances éthiques et spiri tuelles qui sont actives dans le monde contemporain, en collaborant à des structures de convergence.

Les mécanismes du changement

L'éthique, par le fait même de la médiation de l'analyse sociale, est nécessairement elle-même une construc tion sociale en constante évolution : en effet, l'analyse ne peut être statique. Les classes sociales ne sont plus celles du XIXe siècle ; les contradictions sociales se construisent dans des lieux très divers, donnant lieu à de nouveaux mouvements sociaux ; la progression du néo-libéralisme dans les sociétés du Sud augmente le nombre de conflits qui éclatent sur base des rapports sociaux pré-capitalistes : castes, ethnies, religions. Pour peu qu'une éthique sociale se veuille concrète et pas seulement un rappel d'idées générales, ce qui est une mars/avril 2005 Golias magazine n" 101

Certains ont émis l'idée que pour réaliser des réformes dans l'Église de demain, il faudrait un nouveau concile. L'idée n'est pas à rejeter, mais dans l'état actuel de l'épiscopat nommé dans sa presque totalité par Jean Paul II, elle est vraiment prématurée. Il vaudrait mieux trouver une formule d'assemblées ecclésiales consultatives qui pourraient faire le tour des questions à aborder et des solutions à envisager. De telles assem blées, sur base des régions ecclésiastiques, auraient l'avantage de pouvoir réunir non seulement des évêques, mais aussi des laïcs, des représentants des congréga tions religieuses et du clergé, des universitaires, des ouvriers, des paysans, des jeunes, de diverses organisa tions de la société civile, avec un juste quota de présen ce féminine dans chacune de ces catégories. Un peu d'imagination permettrait d'en trouver les for mules de désignation et de fonctionnement. Il sera important de définir aussi des formes de consultation plus large et de possibilités d'expression directe. Cela permettrait, dans un processus démocratique, de mûrir les questions à débattre et d'orienter des changements fondamentaux destinés à rapprocher l'institution de l'évangile. François Houtart, théologien et sociologue


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Aux racines du génocide

^^^r nze ans après le génocide des Tutsi du Rwanda, Golias revient

Genocide nuondaïs, complicités européennes « Non Père, revenez demain, nous en aurons tué da ' utres ! » Le Père Maindron à Hibeho - 21

Néptionnisme : l'Eglise. Ilmmaculëe

sur les responsabilités de l'Église et de la République française...

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La France au Rwanda

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L'attentat du 6 avril 1994

Entretien avec a l' vocat de la veuve du commandant de bord français : « L'évocation du rapport Brupuîëre est un mensonge éiionté » 28 La France, la boîte noire et le Qënocide 32 D o s s i e r c o o r d o n n é p a r M e h d i B a a v e c C h r i s t i a n Te r r a s Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 25


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génocide

Génocide rwandais, complicités européennes L

e génocide commis d'avril à juillet 1994 contre la population tutsi du Rwanda n'appartient pas au passé. Onze ans après les faits, des

par ailleurs soufflé sur les braises d'une idéologie de haine qu'ils avaient eux-mêmes forgée, au cœur de cette Afrique de légende qui a concentré tous leurs fantasmes sur « l'homo africanus ».

Début 2005, des plaintes ont été

Parmi les États ou les institutions les plus compromis aux côtés des plani ficateurs du génocide, la République française et l'Église catholique figu rent incontestablement aux pre mières loges. La relation qui les a unis au Rwanda est différente dans sa nature, mais elle se rejoint au moins sur un point : dans les deux camps, on a posé sur ce pays et sur son peuple un regard déformant issu des pires représentations raciales. Par intérêt et par habitude, ce regard biaisé perdurera, prétendant même remodeler à son image la réalité qui lui préexistait. Des Pères Blancs à l'évêque André Perraudin, des char gés de mission du Quai d'Orsay aux gendarmes français envoyés au Rwanda au titre de l'assistance mili taire technique, la pensée « occiden tale » enfermera la société politique rwandaise dans une représentation stéréotypée où l'appartenance eth nique représente le seul clivage envi sageable. Venue d'Europe, cette pen sée raciste est le germe qui, trois décennies plus tard, rendra possible le génocide.

déposées à Paris contre des mili taires français accusés de complicité de génocide. Pour la première fois, la responsabilité judiciaire d'acteurs non rwandais est portée devant la justice. Il n'est que temps. Car il fau drait tout ignorer du génocide de 1994 pour considérer qu'il n'a concerné que les Rwandais. Un génocide est un crime d'État(s). C'est aussi un crime idéologique. Or les concepteurs du génocide tutsi ont bénéficié, dans leur projet, du soutien d'États occidentaux qui ont

Dès l'époque coloniale, la popula tion rwandaise est placée sous per fusion idéologique des mission naires catholiques. L'Église devient la véritable autorité de tutelle d'un pays qui sera bientôt consacré au Christ-Roi. Mais à l'heure des indé pendances africaines, à l'instar de la France dans son empire d'Afrique occidentale et équatoriale, l'Église s'accroche à cette quasi-théocratie où elle règne en maître. « Il faut que tout change, pour que rien ne change »...

pans entiers de sa planifica tion demeurent méconnus, et l'ampleur du soutien dont ses organisateurs ont bénéfi cié à l'extérieur du Rwanda reste à documenter. Des cri minels recherchés conti nuent de parcourir le monde sans être inquiétés, protégés par leurs alliés d'hier. Dotée de moyens considérables, « l'internationale négationniste » s'évertue, chaque jour, à malmener cette his toire en propageant une vision mensongère des évé nements survenus entre 1990 et 1994...

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alors l'Église et la Belgique fomen tent, main dans la main, la « Révolu tion sociale hutu ». Invoquant les préceptes progressistes de Vatican II, Mgr Perraudin orchestre en réalité une révolution « raciale » qui consti tue l'acte de naissance du racisme d'État anti-Tutsi. L'alliance entre les milieux catholiques et les idéologues les plus acharnés de ce qui deviendra le Hutu Power ne se démentira plus jamais (« Mon Père, revenez demain, nous en aurons tué d'autres », pp. 4-9 ; Au service de la Vierge et de la CDR, pp. 10-11). Même après le génocide, elle se traduira par un négationnisme diffus ou assumé de la part des milieux ecclésiastiques, avides de diluer la responsabilité institution nelle de l'Église dans les égarements de quelques brebis {L'Église, l'im maculée, p. 12). Côté français, la relation tissée avec cette ancienne colonie belge se noue à la veille de l'indépendance. À l'ONU, la France se fait l'alliée de la Belgique... pour mieux la remplacer en tant que puissance de tutelle (Aux sources de la coopération francorivandaise, pp. 14-20). Soucieux de rattacher le Rwanda « francophone » à leur aire d'influence en Afrique, et de ne surtout pas le laisser passer à « l'ennemi » anglo-saxon, tapi en Afrique orientale, les Français éten dent leur coopération civile bilatéra le tout en se rapprochant des mili taires rwandais, en particulier d'un certain Juvénal Habyarimana (Un ami de la famille, pp. 21-23). Devenu leur favori, celui-ci renversera la P* République en juillet 1973. À Paris, son geste est considéré avec bien veillance. L'alliance franco-rwandaise peut enfin devenir militaire. En 1990, l'offensive du FPR conduira Paris à soutenir le régime Habyarimana bien au-delà de ce que permettent les accords signés entre


quelque sorte le génocide de 1994. On en reviendrait ainsi à la version commode des massacres « intereth niques » — si faciles à invoquer dès qu'il s'agit d'illustrer la barbarie ata vique des Africains. Mais l'argumen taire convainc d'autant moins qu'il est régulièrement taillé en pièces par les jugements du TPIR. Alors le discours négationniste va se déplacer. Et il va trouver dans l'attentat du 6 avril 1994 de quoi faire son miel.

« Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine. » Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme.

les deux États. L'aide militaire fran çais est sans limites, en dépit de la politique raciste notoire du gouver nement de Kigali. De l'ambassade de France jusqu'à l'Elysée, personne ne veut rien savoir des prémisses du génocide. La priorité française consiste à faire barrage au FPR et aux « forces anglophones » dont il serait l'avant-garde, quel qu'en soit le prix. Diabolisant les Tutsi du Rwanda, collectivement perçus comme une « cinquième colonne » menaçant ses intérêts dans la région, la France bascule alors dans la com plicité de génocide. (Au nom de la France, pp. 24-27)

Une fois le crime commis, il devient nécessaire d'en masquer la réalité. Les génocidaires rwandais ont béné ficié de complicités nombreuses, c'est pourquoi en France, au Vatican, en Suisse, en Belgique, en Allemagne ou au Canada, leurs parrains occi dentaux ne les abandonnent pas.

Incapables de leur garantir l'impuni té depuis la résolution 955 du Conseil de sécurité, qui porte créa tion d'un Tribunal pénal internatio nal pour le Rwanda, ces protecteurs de l'ombre choisissent alors une voie à l'efficacité redoutable : la négation de l'histoire du génocide et la dilu tion — voire l'inversion pure et simple — de ses responsabilités (Expert en révisionnisme, p. 13). Au jeu de la dissimulation historique, la France, la Belgique et l'Église dispo saient d'une expérience appréciable. Elles la mettent au service de la « cause hutu », devenue la leur. Dans les années qui suivent le géno cide, l'axe négationniste s'articule autour d'un point d'argumentation principal : la perspective qu'un double génocide ait été commis par le FPR. Pour ensevelir le crime — imprescriptible — de leurs alliés, ces puissances tentent par là d'accrédi ter l'idée qu'un contre-massacre équivalent, commis par le FPR contre les Hutu, annulerait en

Cet événement présente en effet deux avantages. D'une part, il est reconnu comme le « point de départ » du génocide, ce qui signifie qu'il peut facilement être perçu comme sa cause principale. D'autre part, aucu ne enquête indépendante n'ayant jamais été rendue publique sur ce crime, on peut facilement raconter n'importe quoi à son sujet sans crainte d'être démenti. Voilà pour quoi, ces dernières années, quelques petits télégraphistes de la raison d'État grimés en journalistes ont fait le forcing pour imposer leur vérité. Cela rendait nécessaire, à l'heure où une nouvelle offensive médiatique des milieux négationnistes s'amorce, un retour sur les diverses manipula tions qui jalonnent, depuis onze ans, les pseudo-révélations autour de l'attentat (La France, la boîte noire et le génocide, pp. 32-40). En exclusi vité pour Golias, l'avocat de Jacqueline Héraud, la veuve du commandant de bord français ayant péri dans ce drame, fait état de ses doutes sur la thèse désignant le FPR dans l'attentat, tout en révélant que l'enquête Bruguière a mis à jour de nouveaux éléments embarrassants pour la France (« L'évocation du rapport Bruguière est un mensonge éhonté », pp. 28-39). Surtout, il adresse un message sans ambiguïté aux faussaires de l'histoire version rwandaise : quels qu'en soient les auteurs, « cet attentat n'est pas la cause du génocide ; il n'est que son déclencheur ». Dont acte. Golias

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revenez demain, rcs ! }j En avril 1994, et pendant trois mois, plus d'un million de personnes ont été tuées au Rwanda parce qu'elles n'appartenaient pas à la bonne « race ». Dans ce minuscule État africain, culturellement et linguistiquement homogène, les Tutsi, repérés par le fichage eth nique officiel (cartes d'identi té) ou au faciès (selon les stéréotypes répandus) ont été systématiquement tués, des vieillards aux nourris sons. Le viol et la torture avant la mise à mort ont également été systématisés. L'objectif déclaré du Hutu Power était de réaliser l'ex termination de la minorité tutsi en réitérant et en radicalisant les massacres qui avaient marqué la « Révolu tion sociale hutu » en 1959. Ils l'expliquaient d'ailleurs comme une évidence consensuelle, ainsi que l'at testent les propos de nom breux cadres et intellectuels hutu, avec un très large écho dans la population. Au Rwanda, cette idée de « solu tion finale au problème tutsi » était entretenue dans les mentalités par les cadres du régime et les notables depuis l'instauration de la Première République hutu, en 1961...

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Le génocide de 1994 prend ses racines dans la mise en place par les missionnaires et les autorités belges, en 1961, d'une République chrétien ne et ethnique au Rwanda, placée sous la coupe d'un parti unique : le Parti du mouvement d'émancipation des Hutu (Parmehutu). Pour la Belgique et l'Église catholique, c'était, face à la volonté d'indépen dance de l'élite tutsi, un moyen poli tique astucieux de préserver leur tutelle. En 1957, l'ancien séminariste Grégoire Kayibanda fait publier ses Notes sur l'aspect social du -problème racial indigène au Rwanda, plus connues sous le nom de Manifeste des Bahutu\ Ce texte fondateur des deux premières Républiques rwandaises a été rédigé par deux Pères Blancs belges 2, les Pères Ernotte et Dejemeppe, sous la supervision de Mgr Perraudin, le vicaire apostolique de Kabgayi (représentant de l'autori té catholique au Rwanda). Ce texte est d'ailleurs parfaitement explicite de l'adhésion au racisme biologique de ses auteurs occidentaux : « Quant aux "métissages" ou "mutations" (sic) de Bahutu en Hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins peuvent seuls donner des précisions objectives. » L'exclusion, elle, est universelle. Dans une déclaration solennelle de mai 1960, le Parmehutu dénonce les Tutsi comme étrangers dans leur propre pays, les amalgamant aux Européens : « Le Rwanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, Tutsi, Européens ou d'autres provenances, qui se débarrasse ront des visées féodo-colonialistes3. » Au final, ce parti politique qui se pré tend celui de la « révolution sociale » invite les Tutsi « à se réinstaller chez leurs pères, en Abyssinie ». Dans le texte fondateur de la République hutu, le choix politique fondamental joiirai

du maintien des mentions raciales (Hutu, Tutsi, Twa) sur les cartes d'identité est entériné. L'ethnicité devient un élément constitutif du pouvoir, utilisé en permanence dans une rhétorique de légitimation. Outil politique trivial et pervers, son fonc tionnement exige l'institutionnalisa tion de la haine raciale. À partir de ce moment, « le Tutsi » joue, dans cet espace politique, le rôle que jouait le Juif en Europe : celui d'un bouc émissaire. Installés depuis 1900 au Rwanda, les Pères Blancs verrouillent l'interpré tation raciale de la réalité sociolo gique rwandaise — une réalité infi niment plus complexe et nuancée que ce schéma réducteur. Ils la répandront largement à travers leurs écrits, notamment dans le livre célèbre du Père Pages, Un royaume hamite au centre de l'Afrique. Un autre opuscule, intitulé Ruanda, du chanoi ne Louis de Lacger, est une version simplifiée de cette même théorie destinée aux Européens venant au Rwanda. Commandé par Mgr Classe, ce livre sera largement diffusé auprès des colons et des mission naires. Également distribué dans toutes les procures, il sera réimprimé de nombreuses fois. La théorie affirme comme un dogme incontestable la conquête par les Tutsi de race hamite, originaires d'Egypte (sic), il y a 300 ou 350 ans, de la région où vivaient depuis toujours les Hutu, des Bantou. Un tel discours, sans aucune base scientifique, imprégnera l'imaginaire social rwandais via les manuels scolaires, les discours des prêtres et des intellectuels4. D'abord pro-Tutsi, les Pères Blancs et l'administration coloniale amor cent une volte-face dans les années 1950, au moment où l'élite tutsi, for mée en Europe, se laisse gagner par les idéaux tiers-mondistes et mani-


feste sa volonté d'indépendance, allant même jusqu'à contester l'om nipotence de l'Église. Dans ce pays devenu une théocratie catholique, un royaume dédié au « Christ-Roi », cette revendication apparaît littérale ment insupportable aux autorités ecclésiastiques. D'autant plus que la stratégie politique du Vatican est alors de faire du Ruanda-Urundi une base d'implantation en Afrique centrale. L'Église inverse donc ses critères de valeur, idéalisant les Hutu comme « un peuple de Bantou très croyants, simples mais honnêtes et travailleurs », assujettis par « de cruels féodaux hamites ». Dans son célèbre mandement de carême, en février 1959, MRr Perraudin désigne sans hésiter la « race » tutsi et appelle publiquement à la haine : « Il y a réel lement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées [...]. Dans notre Rwanda [...], les richesses d'une part, et le pouvoir politique et même judiciaire d'autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d'une même race'. » La presse catho lique reprend, presque mot pour mot, la propagande antisémite des années 1930. Le Tutsi est désigné à la vindic te comme hier le Juif de Sion.

« Ils doivent retourner en Abyssinie ! »

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Ordre est donné aux prêtres et aux enseignants du vicariat de lire ce « message de carême » dans les Églises, les salles de catéchisme et les écoles. Ce texte sera la référence principale pour l'élaboration des leçons spéciales sur l'enseignement social de l'Église6. Mais c'est à tra vers la rédaction des célèbres Notes sur l'aspect social du problème racial indigène au Rwanda que l'Église catholique prend une part détermi nante à l'établissement d'une doctri ne raciale institutionnelle. Théorisé depuis la fin des années 1950, ce credo culminera dans les années 1970, notamment dans les ouvrages du pieu conseiller de Grégoire Kayibanda, Baudoin Paternostre de la Mairieu7. Différents mouvements

1) Le texte intégral du Manifeste se trouve dans Le Rwanda politique (1958-1960), François Nkundabagenzi, Crisp, 1961. 2) La Société des Missionnaires d'Afrique (Pères Blancs) est née en Algérie, fondée en 1868 par Me' Charles Lavigerie, archevêque d'Alger. 3) Déclaration du Comité national du Parmehutu. 4) Des travaux montrent, au contraire, que des peuples pasteurs parlant des langues afroasiatiques étaient présents depuis plusieurs millénaires dans l'Afrique interlacustre, avant même les peuples parlant bantou ; voir notamment D. Schoenbrun, Early Histoiy in Eastern Africa's Great Lakes Region : Linguistic, Ecological and Archeological Approaches, ca. 500 ESC to ca. 1000 AD, thèse de doctorat, Université de Los Angeles, 1990. 5) Lettre pastorale de carême du 11 février 1959. 6) Circulaires du 11 février 1959 et du 15 avril 1959, publiées à la veille des massacres de novembre 1959. 7) Un de ses livres, Le Rwanda, son effort de développement, aux Éditions de Boeck (Bruxelles)Éditions Rwandaises (Kigali), 1972, est une sinistre caricature du genre où se mélangent racisme, servilité politique et foi chrétienne. Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 29


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catholiques de gauche y participe ront — notamment le Mouvement ouvrier chrétien belge —, alliés pour la circonstance avec les très réaction naires Pères Blancs. Les principaux promoteurs de la violence raciste sont les Pères Bellomi, Duchamp, Noti, de Vincke, Paul Klep, Jules Guyssens, Aelvoet, Dejemeppe, Endriatis, Ernotte et Perraudin — ce dernier en étant l'animateur principal —, tous mis en cause par des prêtres rwandais « pour avoir prêché ouvertement la haine contre les Tutsi, avoir encouragé et aidé les groupes responsables des violencess ». Ils agissaient contre la volonté de M8r Bigirumwami et d'autres mis sionnaires belges, tel Van Bilsen. À cette union sacrée des tendances catholiques les plus opposées s'ajou tent des nationalistes flamands qui, identifiant « l'arrogance tutsi » à « l'arrogance wallonne », deviennent les partisans les plus inconditionnels du nouveau pouvoir hutu. Chez cer tains prêtres flamands, comme le Père Desouter, à l'époque président des Instituts missionnaires belges, la haine des Tutsi, « qui présentent bien9 », s'alimente aux clichés sur les Hutu terriens, paysans laborieux. Lors des massacres de 1959, certains Pères Blancs avaient du mal à cacher leur enthousiasme ; ils exultaient. Le Père Walter Aelvoet se souvient de ces bons moments : « Pour nous, l'histoire à commencé en 1959. Tout ce qui a pré cédé, c'était la culture des Tutsi. La révolte des Hutu, je l'ai vécue de maniè re très douloureuse, car il y avait des cadavres. Mais dans le fond, j'étais heu reux. [Annonçant la nouvelle de la mort du Mwami — le roi], je leur ai dit que le lendemain nous allions célébrer une messe de Requiem. Mais j'ai ajouté qu'en réalité, c'est un Te Deum que nous devrions chanter. » Il ajoute : « J'ai enterré les premiers chefs tutsi à Gitarama. Les Hutu trépignaient avec des machettes et criaient : "Us doivent retourner en Abyssinie !" Ils ne nous en voulaient pas d'enterrer ces gens, ils nous disaient seulement : "Père, revenez demain, nous en aurons d'autres !" "' » Après avoir inversé son soutien, l'Église catholique continue donc le jeu d'une ethnie contre l'autre. Cette 30 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

alliance coloniale, puis néocoloniale, avec l'élite hutu se scelle dans le sang des pogroms anti-Tutsi, utilisés systématiquement par la nouvelle élite dans sa stratégie de pouvoir. Les missionnaires flamands retrou vent là leur combat contre la bour geoisie wallonne. L'idéologie asso ciée, avec ses accents populistes et son allure « Révolution de 1789 » contre « l'aristocratie tutsi », sera dif fusée et vulgarisée par les membres belges de l'Internationale démocrate chrétienne (IDC). Avec les Pères Blancs, ils en seront de virulents pro pagandistes. Le rôle de l'IDC comme soutien obstiné aux leaders ethnistes et à leur idéologie a fait l'objet d'un excellent livre de Léon Saur, secrétai re général du Parti social-chrétien — membre de l'IDC ". C'est ainsi, par exemple, que le 5 mars 1992, l'IDC remerciera l'Office rwandais d'infor mation (Orinfor) alors même que cet organe de propagande ethniste vient d'inciter aux massacres de la popu lation tutsi du Bugesera. En août de cette même année, l'IDC se félicitera du ralliement du parti MDR à la ligne dite Parmehutu, « dans la tradi tion du grand mouvement populaire lancé par Grégoire Kayibanda[1 »... En mars 1993, l'ex-parti unique rwandais MRND, qui planifie alors le génocide des Tutsi, est invité à Bruxelles, en tant que parti affilié à l'IDC, pour le dixième congrès de cette organisation. En juin 1995, après le génocide, ce parti figure tou jours sur la liste des membres invités au onzième congrès de l'IDC ", à Bruxelles. Étonnant ? Non, quand on sait qu'après le génocide réalisé au nom d'une idéologie « hutuiste », le député belge Jan Van Erps, du CVP (parti chrétien flamand), pouvait encore se prétendre « Hutu flamand et fier de l'être" ». Comme l'antisémitisme, l'antitutsisme se nourrit de fantasmes racistes variés et parfois concordants. Ce sont les mêmes clichés qui détermi nent les convictions du Suisse Mgr Perraudin, fantasmes où les Hutu sont assimilés aux paysans montagnards de son Jura natal en lutte contre les « bourgeois de Sion », incarnés par les Tutsi15. On encense

le « peuple de la glèbe » hutu contre les Tutsi accusés d'être commerçants et citadins. La mystique « de la terre et de la race », qui nourrit l'antisémi tisme, n'est pas loin.

L'Eglise face au génocide Le résultat d'un tel tutorat est la par ticipation de nombreux religieux hutu, prêtres, sœurs, frères de toutes congrégations, aux massacres. En 1994, l'aide que de hauts dignitaires apporteront à la réalisation de la « solution finale » montre la force incroyable de ce consensus ethnique. Les enquêtes menées par Golias depuis 1994 ont révélé l'ampleur des compromissions ecclésiastiques : de nombreuses religieuses ont ainsi abandonné leurs consœurs tutsi aux milices Interahamwe, les livrant déli bérément aux viols, aux mutilations, à la mort au terme d'une longue agonie ; selon de très nombreux témoignages, le curé de la paroisse de Nyange, Athanase Seromba (actuellement en jugement devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda), a fait enfouir vivants sous les décombres les deux mille resca pés tutsi réfugiés dans son église, en la faisant démolir par un Bulldozer ; le père italien Bellomi, dit Bérôme, Carlisquia est accusé d'être l'un des principaux instigateurs des mas sacres dans la région de Rusumo ; l'abbé Emmanuel Rukundo, d'avoir parcouru la campagne pour inciter à la chasse aux Tutsi, dont il pillait les biens ; l'abbé Daniel Nahimana, son homme de main, était l'un des lea ders parmi les prêtres génocidaires et serait impliqué, avec Emmanuel Rukundo, dans l'assassinat d'un abbé tutsi ; l'abbé Martin Kabalira se serait livré à la chasse aux Tutsi dans la procure de Butare ; Joseph Nduwamungu, frère mariste, aurait participé au génocide à Save ; le père Boniface Bucyana aurait acheté et distribué les machettes. « À Butare, l'abbé Etienne Kabera a activement participé aux massacres des élèves et professeurs tutsi du groupe scolaire, ajoute Jean-Damascène


lui permettait de juger « des faits commis à l'étranger, par des étrangers, contre des étrangers ». Accusées d'avoir envoyé à la mort sept mille personnes qui s'étaient réfugiées dans leur monastère et ses annexes, elles sont aujourd'hui emprisonnées, respectivement, pour quinze et douze ans 1K. Selon plusieurs témoi gnages, Maria Kisito a fourni de l'es sence pour incendier un garage près du couvent où des centaines de familles tutsi s'étaient réfugiées. Tous ses occupants sont morts brûlés vifs. Le chef des opérations de net toyage ethnique à Sovu, Emmanuel Rekeraho, affirme que sœur Kisito a mis elle-même le feu au garage. Sœur Gertrude a forcé six cents Tutsi à quitter le couvent en sachant par faitement qu'ils seraient massacrés au dehors, ce qui fut fait. De nom breux témoignages font état du mépris de ces deux religieuses pour

8) Rwanda, L'Église catholique à l'épreuve du génocide, sous la direction de Faustin Rutembesa, Jean-Pierre Karegeye et Paul Rutayisire, Éditions Africana, Canada, 2000. 9) LeVifl L'Express, 7 octobre 1994. 10) De Morgen, 16 avril 1994, cité par Colette Braeckman in Rwanda. Histoire d'un génocide, Fayard, 1994, p. 42. 11) Influences parallèles. L'Internationale démocrate chrétienne au Rwanda. Éditions Luc Pire, Bruxelles, 1998. 12) Note d'Alain de Brouwer, conseiller à l'IDC pour les questions rwandaises, en date du 7 août 1992. 13) Dont le secrétaire général était alors l'Espagnol Javier Ruperez, du Parti populaire. 14) La Libre Belgique, 26 février 1997. 15) Par exemple dans Le journal de Genève, 18 avril 1994.

Bizimana. [...] À Kibeho, comme à la paroisse de Karama, l'abbé Thaddée Rusingizandekwe était l'un des princi paux meneurs des massacres. L'abbé Joseph Sagahutu, vicaire à Muganza, a livré son curé, Jean-Marie Vianney Rwanyabuto. À Kaduha, l'abbé Nyandwi Athana.se Robert a violé les filles et tués les Tutsi réfugiés à la paroisse16 »...

Deux bénédictines de Sovu, sœur Gertrude (Consolata Mukagango), supérieure du couvent, et sœur Maria Kisito (Julienne Mukabutera), ont été jugées et condamnées à Bruxelles en mai-juin 2001 ". Les magistrats belges ont estimé que la loi de 1993, qui accorde à ses tribu naux une « compétence universelle » en cas de crimes contre l'humanité,

16) Jean-Damascène Bizimana, L'Église el le génocide au Rwanda : Les Pères Blancs et le négationnisme, L'Harmattan, 2001. Outre les travaux de Jean-Damascène Bizimana et de Golias, la « Lettre ouverte à Sa Sainteté le pape Jean Paul II » de l'association African Rights (13 mai 1998) évoque le cas d'autres religieux impliqués dans le génocide. 17) Dans un procès historique où comparaissaient avec elles Vincent Ntezimana, qui enseignait à l'Université de Butare et qui serait l'auteur des fameux « 10 commandements du Hutu », et Alphonse Higaniro, ancien ministre. 18) L'avocat général avait requis, pour les quatre, la réclusion criminelle à perpétuité. Le Soir, 9 juin 2001. Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 31


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les Tutsi implorant du secours, y compris les enfants s'accrochant à leurs robes. Selon l'acte d'accusa tion, sœur Gertrude, qui qualifiait les Tutsi de « saleté », aurait exigé que les milices viennent chercher les derniers survivants qui avaient échappé au massacre.

Au nom de Jésus, je tue Des prêtres rwandais ont réalisé une étude intéressante et critique de leur institution. Leur dénonciation de l'utilisation de la foi chrétienne par les génocidaires est sans ambiguïté : « La citation religieuse, ou un discours sur Dieu, est devenu un appareil idéolo gique du MRND [le parti du prési dent Habyarimana]. Entrant dans la logique de Vinstrumentante, le musul man Ngeze Hassan, du journal Kangura, fait recours à l'univers sym bolique du christianisme pour évoquer l'unité des Bahutu. [.. .J Le numéro 3, de janvier 1992, fait participer la Sainte Famille à l'idéal hutu. Joseph demande à Jésus de dire "aux Hutu du monde entier de s'unir". Ngeze posera "en Christ des Hutu". Dans son discours incendiaire du 22 novembre 1992, Léon Mugesera [responsable du MRND et conseiller du président Habyarima na] procède aux retouches du discours évangélique ou religieux pour appeler à la violence et aux meurtres à travers la citation. Il cite l'Évangile deux fois, mais qu'il transforme librement. [...] Agathe Habyarimana évoque un Dieu vengeur de l'assassinat de son mari " [vengeance effectivement utilisée comme prétexte et justification du génocide]. Le génocide porterait un sens théologique. En plein génocide, on pouvait entendre à la radio : "Ces genslà sont vraiment une sale race ! Je ne sais pas comment Dieu pourra nous aider à les exterminer. Il faut s'en débar rasser. C'est la seule solution"20. Ou encore : "Aussi longtemps que nous res terons unis pour combattre cette vermi ne, Dieu sera à nos côté et Jésus nous aidera à les vaincre. Vous qui êtes au front, tenez bon, la Vierge est avec nous." La musique de la RTLM pendant le génocide était souvent religieuse2'. »

Le caractère biblique de l'extermina tion des Tutsi est manifeste, au moins dans l'esprit des propagan distes. La présentation de la lutte raciste est celle d'un combat du Bien contre le Mal, idée fréquemment reprise par les amis du Hutu Power : « Dieu et la Vierge Marie étaient du côté de l'idéologie hutu dans la presse du pouvoir, par contre la caricature présen tait le FPR avec des cornes et une queue, rappelle Jean-Damascène Bizimana. La diabolisation s'étendait sur l'ethnie tutsi identifiée au serpent, autre image biblique de Satan12. » On retrouve dans le discours officiel des évêques du Rwanda cette insinuation de la nature démoniaque du FPR. Par exemple, ils expliquent que celui-ci se livrait à une désinformation « savamment et malicieusement organi sée1' ». Ici, le sens de malicieusement n'est pas celui d'espièglerie ou d'ai mable plaisanterie ; il signifie diabo lique, attribut du diable.

Faussaires de l'Histoire Les Pères Blancs sont à l'origine de la revue Dialogue, l'un des princi paux organes d'expression des membres de l'Église catholique au Rwanda. Son fondateur, l'abbé Massion, était proche des leaders du Parmehutu. Après le génocide, Dialogue a été relancée à Bruxelles par le Père Guy Theunis et un grou pe d'exilés hutu rwandais. La revue se caractérise par des écrits ethnistes et révisionnistes, notamment sous la plume de François Nzabahimana, ex-ministre de Juvénal Habyarima na. Celui-ci est également le prési dent du très négationniste Rassem blement pour le retour des réfugiés et la démocratie au Rwanda (RDR), qui rassemble quelques génocidaires notoires. Le révisionnisme de Dialogue est bien résumé par l'expli cation du génocide selon le Père Blanc Desouter, président du Comité des instituts missionnaires. Pour lui, le FPR est à l'origine du génocide : « C'est un acte suicidaire que le FPR a commis vis-à-vis de ses congénères2i », explique-t-il. Par son offensive mili

taire, le FPR a « incité aux massacres tant de Hutu désespérés ». Et puis, conclut-il cyniquement, « il n'y a jamais eu autant de Tutsi au Rwanda qu'après les massacres »25 ! « Je ne crois pas à l'accusation de participation des prêtres au génocide, surenchérit le Père Theunis. Ce qui est clair, c'est que certains prêtres hutu ont exprimé des opinions qui ne plaisent pas au FPR. Ils ont le droit d'avoir une opinion. Cela n'est pas un crime26. » Les Pères Blancs se distinguent par leur zèle à prétendre innocenter les prêtres et religieuses impliqués dans le génocide. Ancien grand sémina riste chez ces missionnaires, JeanDamascène Bizimana évoque dans ses ouvrages le racisme institution nel qui règne dans son ex-congréga tion, laquelle exclue systématique ment les Tutsi, mettant même à l'écart les prêtres européens qui ne partagent pas ses préjugés eth niques. Il cite notamment le cas de feu le Père Robert Défalque, margi nalisé et traité avec mépris de « Gatutsi » (pro-Tutsi) par ses confrères z'. De son côté, le Vatican reprend régu lièrement à son compte l'inversion des bourreaux et des victimes à laquelle se livrent avec ferveur les Pères Blaires. En 1999, dans les pages de L'Osservatore romano, on pouvait ainsi lire un article que Dialogue n'au rait pas renié : « Au Rwanda, une véri table campagne de diffamation contre l'Église catholique est en cours, afin de la faire apparaître comme responsable du génocide de l'ethnie tutsi qui a ravagé le pays en 1994. [...] L'arrestation de Ms' Misago [évêque de Gikongoro, accusé de complicité dans le génoci de des cent cinquante mille Tutsi tués dans son diocèse, qui sera fina lement acquitté par la justice rwan daise], cinq années exactement après les massacres, doit être considérée comme le dernier acte d'une stratégie du gouver nement rwandais pour réduire ou élimi ner le rôle conciliateur qu'a eu l'Eglise dans l'histoire du Rwanda, dans le passé et jusqu'à aujourd'hui, cherchant par tous les moyens à en salir l'image [...]. Actuellement, l'attention de la popula tion est polarisée sur le génocide de 1994. Il faut en réalité continuer de préciser


qu'il y a eu au Rwanda un double géno cide : celui contre les Tutsi (et certains Hutu modérés), commis à partir du 6 avril 1994, qui a fait plus de cinq cent mille victimes, et celui contre les Hutu, à partir d'octobre 1990 jusqu'à la prise du pouvoir par le FPR tutsi, en juillet 1994. Ce génocide des Hutu s'est pour suivi dans la forêt zaïroise, où les Hutu en fuite ont été massacrés pendant des mois sans la moindre protection de la communauté internationale. Le nombre de victimes hutu s'élève à environ un million. Les deux génocides ont été hor ribles, et les deux doivent être rappelés, si l'on veut éviter une propagande uni latérale28. » Au mépris des faits, L'Osservatore romano affirme donc l'existence d'un deuxième génocide, commis par les Tutsi contre les Hutu, qui aurait été conduit d'octobre 1990 à juillet 199429. On retrouve ici, mots pour mots, la thèse promue par les planificateurs du génocide des Tutsi : cet événe ment ne serait selon eux que la réplique « du génocide des Hutu par les Tutsi ». Un acte d'autodéfense, en quelque sorte. L'organe officieux de l'Église catholique, dans un article comportant les trois astérisques — signe qui désigne les échelons les plus autorisés de la Curie romaine — rejoint donc l'idéologie génocidaire, qu'il alimente en retour30.

Un climat chrétien Chez ces défenseurs de l'indéfen dable, l'ethnisme est l'unique hori zon. La foi essentialiste obnubile tout raisonnement. Comment com prendre la force et l'ingénuité de ce racisme ? Comment expliquer que l'Église en général et les Pères Blancs en particulier aident, défendent et financent encore aujourd'hui des cri minels qui se sont montrés capables de telles atrocités ? Comment les fidèles européens ressentent-ils sem blable compromission ? Devant la négation de l'évidence rencontrée chez tant d'associations chrétiennes, on reste parfois pantois. Pour l'historien Jean-Pierre Chrétien, les raisons de cette adhésion sont "^K^ivii^Kiii^

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peut-être à rechercher dans l'image rie d'Épinal qui entourait le régime rwandais. Une sorte de blindage idéologique se serait mis en place dès l'indépendance, estime-t-il, « compte tenu de la respectabilité qui auréolait le régime et de la bonne conscience sans limites qui habitait ses dirigeants et ses propagandistes. [...] L'historien Lucien Febvre nous a appris qu'il était presque impossible d'être incroyant en France au XVe siècle, tant la vie collective baignait à cette époque dans un climat chrétien. Jusqu'au géno cide de 1994, manifester quelque incroyance à l'égard du caractère exem plaire du régime rwandais, j'allais dire de sa sainteté, semblait relever d'un parti pris blasphématoire. En 1985 enco re, dans un opuscule de vulgarisation d'inspiration catholique en France [À la source du Nil, les mille collines du Rwanda, 1985], un ancien conseiller du président Grégoire Kayibanda, Baudoin Paternostre de la Mairieu, évo quait "les paroisses campagnardes du Rwanda, havres de paix, d'équilibre et de sérénité", ainsi que la "grande modé ration des principaux leaders, leur option démocratique et l'engagement chrétien de leur politique". [...] On oublie trop vite l'omniprésence de cette vision idyllique, cautionnée en de nom breux lieux politiques et associatifs, et pas seulement belges ni seulement chré tiens. Aveuglés par cette image, les connaisseurs et les partenaires du Rwanda depuis son indépendance ne pouvaient que très difficilement imagi ner l'innommable^. » Ajoutons que l'identification chris tique de la « cause hutu », chez de nombreux fidèles européens sincères, pourrait expliquer bien des aveugle ments, autrement incompréhensibles. À l'occasion de la dixième commé moration du génocide, dans une lettre ouverte au pape Jean Paul II, restée sans réponse à ce jour, l'asso ciation African Rights faisait part au souverain pontife de son incompré hension persistante face au déni des instances catholiques : « Depuis notre lettre précédente, de nombreux gouver nements et institutions ont lancé des enquêtes publiques sur leur réaction lors du génocide et ont, pour la plupart, WKBSM

admis leurs erreurs et présenté leurs excuses. Nous ne parvenons pas à com prendre pourquoi l'Église catholique n'a pas encore entrepris un examen de conscience, ni tenté d'identifier les membres du clergé qui ont manqué à leurs devoirs en tant que chrétiens2,1. » Jean-Paul Goûteux

19) Lors de son interview du 25 avril 1994 par la RTBF, reprise dans le film de Luc de Heusch, Une République devenue folle. Rwanda 1894-1994. Voir également La Nuit rwandaise (version illustrée) page 63 du document photos. 20) Harangues de la RTLM reprises en extraits sonores dans le film de Eyal Si van et Alexis Cordesse, Itsembatsemba. Rwanda un génocide plus tard, Momenta, État d'urgence, avril 1996. 21) Rwanda, L'Église catholique à l'épreuve du génocide, op. cit. 22) Ibid. 23) Évêques du Rwanda, Hahirwa abatera amahoro, kuko bazitwa abana b'Imana, Kigali, Palloti-Presse, 1990. 24) Gazette de Lausanne, 21 mai 1994. 25) Interview au journal belge Le Vif/ l'Express, 1er octobre 1994. 26) Déclaration faite sur les ondes de Radio France internationale le 28 avril 1998. 27) Jean-Damascène Bizimana, L'Église et le génocide au Rwanda, op. cit. 28) « Génocide rwandais : dernier acte », L'Osservatore Romano, 19 mai 1999. 29) Le bilan des représailles conduites par le FPR est dressé sans complaisance par Thistorienne Alison DesForges dans Aucun témoin ne doit survivre, Human Rights Watch/FIDH, Karthala, 1999. 30) Voir Billets d'Afrique, Survie, août 1999. 31) Jean-Pierre Chrétien, in Coopération Internationale pour la Démocratie (CID), n° 7, « Génocides et violences dans l'Afrique des Grands Lacs. Six propositions pour une réforme de la coopération internationale », Solagral, juin 1997. 32) « Lettre ouverte à Sa Sainteté le pape Jean Paul II », African Rights, 2 avril 2004.


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Le Père Maindron a Kibeho

Au service de la Vierge

et de la CDR A

Gikongoro, en 1963, se déroulent les massacres de Tutsi les plus importants de la là re en

période 1959-1967. C'est qu'ils prennent le caractè génocidaire qu'ils auront 1990-1994. Dès cette

période, les Tutsi sont tués par familles entières. Dans la seule préfecture de Gikongoro, où se trouvent Kibeho, Kaduha et Cyanika, huit mille à quatorze mille Tu t s i s o n t m a s s a c r é s s u r l'ordre du préfet André Nkeramugaba. Il s'agit d'un plan organisé d'extermina tion. Comme pour exclure définitivement ces massacres de la mémoire collective rwandaise, des religieux convaincront ensuite le régi me de faire de ce lieu une sorte de grotte de Lourdes africaine. Kibeho deviendra, dans la représentation popu laire, une place d'apparition mariale et de miracles...

34 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

Les récits de collégiennes faisant état d'apparitions de la Vierge seront dif fusés par les médias catholiques et la radio d'État. Ces « apparitions » mêlent un mysticisme religieux tri vial et une propagande débridée pour le MRND, parti unique depuis 1973. Apparitions et propagande se prolongeront jusqu'en 1994, sans s'interrompre pendant le génocide. Douze ans après le signalement des premiers « phénomènes mariaux », selon l'expression utilisée par le Vatican, les Tutsi seront à nouveau sauvagement massacrés sur les lieux des tueries précédentes. Dans les églises et les paroisses de Kibeho, Kaduha et Cyanika, cent cinquante mille civils sont exterminés en avril 1994. Essentiellement des familles regroupées par les autorités « pour les protéger ». Interrogée par Radio-Rwanda, alors que le génocide se déroulait sous ses yeux, l'une de ces collégiennes mys tiques, présentée comme « un médium communiquant avec la Mère de Dieu », dira : « Le Christ n'aime pas que Ton tue, bien sûr. Mais la Vierge Marie va intercéder auprès de son fils pour qu'il nous comprenne '. » Répercutée sur les ondes par RadioRwanda, la radio nationale concur rente de la RTLM pour l'appel au meurtre, cette propagande, dans un pays catholique à près de 90 %, s'avère terriblement efficace. Malgré cela, cette nouvelle mystique mariale sera officiellement reconnue par les autorités catholiques autorisées en 20012. L'Église catholique reconnaît officiellement que la Sainte Vierge est apparue à trois filles de l'endroit : Alphonsine Mumureke, Nathalie

Mukamazimpaka et Marie-Claire Mukangango3. Dès l'origine, l'abbé Gabriel Maindron est l'un des principaux animateurs et organisateurs du projet consistant à faire de Kibeho le « Lourdes du Rwanda ». Mais en même temps qu'il manage les « apparitions » de la Vierge, le prêtre français s'em ploie aussi à canaliser la foi candide de la population dans le soutien inconditionnel au régime. Ceci est bien établi.par le « livre pieu » qu'il a lui-même consacré à ces apparitions, où il fait également l'apologie du pré sident Habyarimana4. Son zèle pro gouvernemental lui permet d'établir des liens étroits avec l'akazu. Il est d'ailleurs décoré de « l'Ordre natio nal de la paix », avec le grade d'offi cier, le 5 juillet 1981. La présidence offre à Gabriel Maindron la logistique nécessaire pour drainer les foules vers Kibeho5. Zélateur à la fois du parti raciste CDR et de la Vierge, l'ab bé Maindron aura su enseigner simul tanément ces deux cultes à ses ouailles. Il dit en effet avoir vu, pen dant le génocide, des tueurs munis de chapelets « pour que la Vierge Marie les aide à débusquer les Tutsi survivants'' ». Il rapporte également que d'autres se recueillaient devant la statue de la Vierge avant de se livrer aux plus abominables tueries7. Le Père Maindron a été témoin du massacre des Bagogwe. Après la campagne d'extermination de 1990 et 1991, quelques rescapés de cette communauté sont venus se réfugier dans sa région, vers la crête CongoNil. Son ami le bourgmestre de Rutsiro, Raphaël Benimana, prévoit alors pour eux un plan d'évacuation


L'église de la Sainte-Famille, à Kigali, où officiait pendant le génocide l'abbé Wenceslas Munyeshyaka.

forcée : ils sont installés d'office dans un camion-benne qui les déchargera dans un précipice de la colline de Kabaya. Tous périront. En 1993, au moment de l'enquête internationale sur la violation des droits de l'hom me au Rwanda, Gabriel Maindron fait signer un texte de soutien à ce bourgmestre par quelques Bagogwe qui ont échappé à d'autres mas sacres, en exerçant un chantage à l'ai de prévue pour les « déplacés » et en usant de son autorité. L'un d'eux, Boniface Niragira, un des très rares rescapés de toutes ces opérations de « nettoyage », révèle l'incroyable cynisme de ce prêtre : « L'abbé

Maindron vint nous faire signer de fausses déclarations selon lesquelles notre bourgmestre était innocent, victi me de calomnies. [...] Contraint et forcés nous avons signé. » Puis, muni de ce papier, Gabriel Maindron entreprend les démarches nécessaires auprès de l'ambassade de France à Kigali, où il a l'habitude de se rendre8. Aux dernières nouvelles, l'abbé Maindron coule des jours paisibles à Fontenay-le-Vicomte, dans le diocè se de Luçon-en-Vendée... Jean-Paul Goûteux

1) Rapporté par Monique Mas, Paris-Kigali, 1990-1994, L'Harmattan, 1999. 2) Déclaration définitive de M"r Misago sur les apparitions de Kibeho, rendue publique le 29 juin 2001. 3) Agence internationale Fides n° 4170, 6 juillet 2001. 4) Gabriel Maindron, Des Apparitions à Kibeho, Éditions Œil (F.-X. Guibert), 1988. 5) Rwanda, l'honneur perdu de l'Eglise, Éditions Golias, 1999. 6) Nicolas Poincaré, Rwanda. Gabriel Maindron, un prêtre dans la tragédie, Éditions de l'Atelier, 1995. 7) Ibid. 8) Golks-Magazine, n° 48-49. jolias magazine n 1 DI

m ars/avrii zuuo

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Négationnisme

L'Eglise, Pimmaculée A

l'automne 2004, le

Groupov a présenté en Italie « Rwanda 94, une tentative de réparation symbolique envers les morts à l'usage des vivants », une pièce fran cophone qui raconte, en plus de six heures, non seulement l e g é n o c i d e d e s Tu t s i d u Rwanda survenu en 1994, mais surtout l'idéologie et les mots qui l'ont préparé, les diverses complicités insti tutionnelles et individuelles qui l'ont rendu possible. Parmi les accusés figure l'Église catholique. Les Pères Blancs, congrégation du car dinal Lavigerie, mais aussi de Mgrs Classe et Perraudin, ainsi que de quelques prêtres et religieuses coupables de génocide — dont certains sont encore protégés par les frontières du Vatican — sont évoqués dans la pièce...

Quelle n'a pas été la surprise de la troupe lorsqu'elle s'est aperçue qu'à l'occasion de sa représentation à Reggio Emilia, des associations catholiques travaillant bénévole ment au Rwanda organisaient une rencontre, dans le théâtre, autour d'une problématique ambiguë : « Rwanda, trente ans de solidarité ; réconciliation et espoir. » Cette ren nars/avri

contre réunissait les représentants de ces associations, un évêque italien et deux évêques rwandais. La publicité en était assurée, jusque dans les églises de la ville, par une reproduc tion maladroite de l'affiche du spec tacle. Habile procédé de récupéra tion, que d'organiser cette autocélé bration au sein même du théâtre où sera dénoncée, le lendemain, l'impli cation de l'Église dans les pro dromes du génocide d'avril. « Trente ans de solidarité » ! Afficher une telle continuité est déjà tout un programme, d'ailleurs réaffirmé par le Padre Giordano lorsqu'il rappelle avec ferveur, au nom du Gruppo Rwanda, les « trente années de joie de [leur] expérience ». Le représentant de l'association Amahoro prend alors la parole, tandis que des pho tos sont projetées derrière lui. Des enfants sales, une petite main noire serrée dans une grande main blanche, des portraits de bénévoles européennes portant dans leurs bras secourables de pauvres enfants noirs... Autant de clichés que même les manuels d'histoire français dénoncent comme coloniaux, sym boles d'une idéologie racialiste pos tulant la supériorité blanche. Puis c'est au tour de l'évêque de Ruhengeri, Msr Kizito Bahujimihigo, de prendre la parole, lui dont l'inno cence pendant le génocide est citée en exemple de l'attitude des clercs au Rwanda. « Nous avons été aidés par les colonisateurs, explique-t-il, mais cela a été parfois mal compris, mal expli qué. Il est vrai qu'ils ne nous avaient pas demandé ce dont nous avions besoin, c'est là leur faute. » Et de poursuivre : « Lorsque l'association est venue au Rwanda, je me suis demandé ce que ces bénévoles italiens pouvaient bien espérer

de ce pays, composé de Rwandais pauvres et ignorants. » Éludés le « divisionnisme » instauré au Rwanda par les Pères Blancs, le livret d'iden tité de l'administration belge, les appels au meurtre d'un Perraudin, au profit d'une vision misérabiliste de son propre peuple. La colonisa tion, qu'elle soit belge ou cléricale, aurait tout simplement été mal expliquée. S'ensuivent des démonstrations interminables sur l'innocence de l'Église dans le génocide. Refrain connu. Si des prêtres ou des reli gieuses se sont mal comportés, il ne s'agirait en fait que d'actes indivi duels. Mais l'Église en tant qu'insti tution se rêve immaculée. Preuve en serait, d'après l'évêque de Kibongo, qu'aujourd'hui les Rwandais vont toujours à la messe ! Belle rhéto rique, oublieuse pourtant du plein essor que connaissent, au Rwanda, les Églises évangéliques. Et puis, ajoute le prélat, quel intérêt aurait eu l'Église à participer à l'organisation de massacres qui ont emporté tant de chrétiens ? Il fallait y penser... Le lendemain, ce même évêque assiste à la première partie du spec tacle Rwanda 1994... Après avoir entendu les accusations portées contre Mgr Perraudin, au premier entracte il quitte la salle pour n'y plus revenir. Interrogé sur son senti ment, il répondra que la pièce pré sente une version, celle des rescapés. Qu'il reste à entendre l'autre ver sion. L'autre version ? Quelle ver sion ? Monseigneur se trouble. Laure Coret


Bernard Lugan, l'africaniste de Lyon-lll a encore frappé

Expert en révisionnisme M M ilitant actif de l'extrême droite française, directeur

si Hutu et Tutsi sont génétiquement différents 3 », niant d'une seule

m\mU de la revue L'Afrique réelle, Bernard Lugan

phrase tous les génocides de l'histoire, tout en se réclamant de l'idéologie qui les produit.

M W M enseigne l'histoire de l'Afrique selon les thèses de l'idéologie coloniale. Il s'est particulièrement intéressé à l'Afrique du Sud, et fut un fervent soutien du régime d'apar theid. Professeur à l'Université Lyon-lll, après avoir exercé à l'Université du Rwanda de 1972 à 1983, il est aussi conféren cier à l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), au Collège interarmées de défense (ex-École de guerre) ou encore au Centre des hautes études militaires. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages consacrés à l'Afrique — dont une Histoire du Rwanda —, Bernard Lugan est en outre consulté en tant qu'« expert » par le Tribunal pénal interna tional pour le Rwanda. Expert avant tout en rociologie, et révisionniste en série, comme l'illustre son dernier livre... Rwanda. Le Génocide, l'Église et la démocratie ', de Bernard Lugan. Un ouvrage apparemment indispensable à la compréhension du rôle joué par l'Église au Rwanda. J'ai d'abord pensé en fournir un compterendu détaillé, analysant scrupuleusement les procédés rhétoriques de déconstruction de l'histoire, d'élaboration masquée d'un discours évidemment révisionniste. J'aurais pu, j'aurais dû commenter, par exemple, l'opposition apparente entre son titre et sa photo de cou verture. L'un programme une étude rationnelle des implications éta tiques et cléricales dans le génocide des Tutsi au Rwanda. L'autre pro pose, cliché habituel, dans un oxymoron tragique, l'enfant à la machette, d'une barbarie toute africaine. J'aurais pu, j'aurais dû com menter la constitution savante d'une quatrième de couverture où semblent s'opposer « en cent jours, des mois d'avril à juillet 1994, le

La thèse générale est connue et déjà lue. L'extermination des Tutsi serait une conséquence de l'offensive militaire du Front patriotique rwandais. « // aura fallu l'apocalypse pour que cette "contre-révolution"

génocide du Rwanda a fait entre 800 000 et I 200 000 morts, en grande majorité tutsi » et « la littérature affirme que ce génocide aurait été plani fié » — où l'expression, désuète, désignant les textes scientifiques sous le sceau méprisant de « littérature » vient soutenir un condi tionnel qui met clairement en doute la planification du crime.

génocide, c'est le grand retour de la dialectique de l'holocauste, les morts du génocide offerts en sacrifice d'une Pâques sanglante, comme l'écrit Msr Perraudin dans ses mémoires. La victoire du FPR comme « contre-révolution », c'est l'affirmation d'une légitimité de l'ancien pouvoir, celui qui s'installe sur le « petit génocide » de 1963 au nom d'une démocratie que Bernard Lugan prétend « mathéma

J'aurais pu, j'aurais dû revenir sur le démontage systématique, par l'appareil de notes, de ce que le discours principal du texte feint de signifier. Ainsi, dans l'introduction, les chiffres apparemment géné reux sont discutés, en note, dans un flou très construit qui se plaît à mélanger les morts du génocide, exterminés par les milices et l'armée gouvernementale, aux morts de la guerre, tués au combat, le long de l'avancée du Front patriotique rwandais. J'aurais pu, j'au rais dû déplier ce processus d'annulation d'un discours par l'autre, où l'affirmation apparente selon laquelle il y a bien eu, indéniable ment, un génocide au Rwanda est aussitôt remise en doute par l'habile citation de la jurisprudence du TPIR, celle-ci précisant qu'il faut planification pour qu'il y ait génocide, citation accolée au ter rible doute pesant, d'après l'auteur, sur cette planification. Habile tour de passe-passe qui nie sans le dire.

aboutisse, et surtout soit acceptée par la "communauté internationale"», écrit ainsi Bernard Lugan, page 209. Uapocalypse pour désigner le

tique » : la « démocratie ethnique ». Où donc est passée l'Église, dans tout ça ? Rassurez-vous, il n'en a jamais vraiment été question, comme le précise Bernard Lugan : « Que l'on ne se méprenne pas sur le sens de mes propos, car il n'est pas dans mon intention de participer, de près ou de loin, à la campagne déloyale visant à faire croire que l'Église catholique aurait une responsa bilité quelconque dans le génocide lui-même\ » Le projet de l'ouvrage est uniquement le suivant : « L'auteur renouvelle en profondeur tout ce qui, jusque-là, avait été écrit sur le génocide du Rwanda5. » Nous voilà rassurés.Tout est bien cohérent ; le projet était, clairement et expli citement, celui de réviser l'histoire.

Laure Coret

Mais cela n'aurait pas été raisonnable. Il n'est pas raisonnable de discuter, même par textes interposés, même pour contredire point par point un argumentaire, avec celui

1) Éditions du Rocher, 2004.

qui croit encore à l'existence de races humaines2. Qu'elles soient du Rwanda ou d'ailleurs, l'idée même est irrecevable.

2) Page 21.

Il n'est pas raisonnable de discuter avec celui qui énonce sans hési ter qu'« il ne peut y avoir génocide au sens étymologique du terme que

4) Note I, page 19.

3) Note 3, page 21. 5) Quatrième de couverture.

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Golias magazine n° 101 mars/avril 2001


Radioscopie

Aux sources de la coopération franco-rwandaise

^^ uand la France a-t-elle jeté son dévolu sur le Rwanda ? Pourquoi a-t-elle cherché à y étendre son influence ? Depuis onze ans, l'histoire de la coopération franco-rwandaise est orpheline, comme privée de racines. Elle ne remonte jamais au-delà du Ier octobre 1990, date de l'offensive militaire du FPR qui a conduit l'Ely sée à envoyer un contingent militaire dans le cadre de l'opération Noroît. Avant cette date, rien ou presque n'est relaté.Tout juste sait-on qu'un accord d'assistance militaire technique a été conclu en 1975, sous le septen nat de Valéry Giscard d'Estaing, avec le régime de Juvénal Habyarimana. Pourtant, pendant les trente années qui précèdent le génocide, Paris développe un véritable projet de coopé ration avec le Rwanda. Le regard que porte la diploma tie française sur un peuple dont elle méconnaît large ment l'histoire, et surtout sur l'importance géostraté gique de ce pays « charnière », semble déterminer, dès cette époque, l'alliance contre-nature qui conduira les autorités politiques françaises à soutenir envers et contre tout les organisateurs du génocide des Tutsi. Dans le cadre d'un travail universitaire, Olivier Thimonier a pu consulter les archives déclassifiées du Quai d'Orsay et du ministère de la Coopération ' se rapportant aux deux premières décennies de cette alliance. Il synthétise pour Golias le fruit de ses décou vertes. Une contribution inédite et salutaire...

I) La Politique de la France au Rwanda de I960 à 1981, mémoire de maîtrise, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Centre de recherches africaines, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, année universitaire 2000-2001. mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

La France commence à s'intéresser au Rwanda à partir de 1960, au moment où, à l'ONU, la Belgique lance le pro cessus d'indépendance de ce territoi re qu'elle occupe depuis 1916 et dont la Société des nations lui a confié la tutelle en 1924'. Cette période corres pond à un moment clé de l'évolution interne du pays, puisque la Belgique cherche alors à en bouleverser la donne politico-ethnique en faveur de l'élite hutu et du Parmehutu2 de Grégoire Kayibanda, à qui elle entend confier les rênes du pouvoir à l'indépendance.

Besoin d'empire À cette époque, restée absente de l'Afrique orientale durant toute la période coloniale3, la France ne sait rien du Rwanda. Les seuls Français à s'être implantés dans la région sont les Pères Blancs, qui ont d'ailleurs joué, auprès des colonisateurs alle mands puis belges, un rôle extrême ment important dans la société rwandaise. Mais la République fran çaise ne peut se prévaloir d'aucune expérience propre lui permettant d'appréhender la situation du pays. Elle ne dispose en outre d'aucun représentant sur le terrain, excepté un consul à Usumbura, en Urundi4, à partir de janvier 1961 5. En revanche, les correspondances diplo matiques entre les délégations fran çaises et belges à l'ONU et à l'Otan — et entre l'ambassade de France en Belgique et le ministère français des Affaires étrangères — montrent que les responsables français sont réguliè rement informés de la situation au Rwanda par les Belges, qui ont à cœur de les convaincre du bien-fondé de leur politique. Un télégramme révèle ainsi que « le gouvernement


belge souhaite obtenir la promesse de l'appui de la Trance [...] lors du débat à VAssemblée générale des Nations unies6 ». Si la Belgique sollicite le soutien de la France sur cette question, c'est qu'elle est isolée sur la scène interna tionale. La quasi-totalité des membres de l'ONU — dont les États-Unis, les pays du bloc sovié tique et les pays non-alignés — dénoncent sa politique néocoloniale et défendent les revendications des nationalistes de l'Union nationale rwandaise (Unar). Essentiellement constitué de Tutsi favorables à la monarchie, ce mouvement est hosti le à l'influence belge et revendique l'indépendance immédiate.

Serfs contre féodaux Dans ce contexte, la France « soutient les intentions libérales de la Belgique7 ». En avril 1961, le ministère français des Affaires étrangères (MAE) donne comme consigne au délégué français aux Nations unies de s'abstenir sur les sujets risquant de remettre en cause l'autorité belge, et de déclarer : « La France prend parti pour la décolonisation et l'indépendance politique des peuples, mais elle prend parti aussi et surtout pour leur indépendance sociale et humaine, c'est pourquoi elle condamne tout vestige de féodalité8. » L'emprunt à la rhéto rique du Parmehutu est flagrant. Le délégué français s'exécute ; au moment où est soumis au vote une résolution sur le report des élections et l'annulation du coup d'État de Gitarama, il s'abstient. La Belgique, quant à elle, est seule à s'y opposer. Notons au passage qu'à part la France, les autres pays à s'abstenir sont l'Espagne (de Franco), le Portugal (de Salazar) et l'Afrique du Sud (de l'apartheid). Six mois plus tard, le délégué français à l'ONU affirme dans un télégramme que, au cours des débats, « la déléga tion française a été la seule à apporter ouvertement son soutien aux thèses du parti démocratique hutu, et à s'élever contre l'immense majorité [...] qui, États-Unis et URSS en tête, cherchait à favoriser le retour du Mwami Kigeri V9 ». ■^ÈmmÈ^ÊÊmÊK^^iMa/Hmm&

Par cet acte fondateur, Paris marque son soutien explicite à la politique néocoloniale de la Belgique, appuyée sur la philosophie dévoyée du Parmehutu. Dès 1961, comme on le voit, les diplomates français reprennent la thèse belge de la « démocratie hutu » contre la « féo dalité tutsi ». La France se range à une vision ethniste de la société rwandaise, société qu'elle n'appré hende encore qu'à travers les yeux de l'ancienne puissance coloniale. Elle se montre sensible notamment au risque, agité par les Belges, qu'une guerre civile entre Hutu et Tutsi survienne au lendemain de l'indépendance. « L'importance numé rique de la population — près de 5 mil lions d'habitants —, la violence de la lutte sociale opposant les "serfs Bahutu" aux "féodaux Batutsi", comme la fai blesse relative des effectifs métropoli tains, sont susceptibles de placer le com mandement belge local dans des situa tions d'une gravité certaine™ », écrit un militaire français du renseignement. « La rancœur entre Hutu et Tutsi amène le risque d'un chaos pire qu'au Congo après Vindépendance u », ajoute un ins pecteur des postes diplomatiques et consulaires. En conséquence, la France prône le maintien des troupes belges dans le pays après l'indépendance. Selon l'ambassa deur de France à Washington, « il [faut] tout faire pour éviter un nouvel Onucn », et « la meilleure solution [est] le maintien des Belges13 ».

Francophones et francophiles Si la France s'accommode de la nou velle donne politico-ethnique instau rée au Rwanda, c'est, dans une large mesure, que cette tutelle déguisée permet à la Belgique de garder pied dans ce pays, et donc de le maintenir dans la « sphère occidentale ». Les Belges n'affirment-ils pas que le nou veau « Rwanda est franchement anti communiste [et] ne s'en cache pasu » et que « l'atout de l'Occident réside dans les liens culturels et religieux établis » avec ce pays ? En 1962, une note du Quai d'Orsay précise que « ces deux

pays [le Rwanda et le Burundi, ndlr] revêtent pour la France une importance particulière du fait qu'ils sont franco phones, et en raison des convoitises plus ou moins avouées dont Us sont l'objet de la part des pays voisins de langue anglai se, l'Ouganda et surtout le Tanganyika15. Les dirigeants de Dar es Salaam rêvent en effet de reconstituer l'ancien Est afri cain allemand. Notre intérêt est évidem ment que le Rwanda et le Burundi demeurent dans le monde africain de langue française16 ».

1) Le Rwanda accédera à l'indépendance le 4 juillet 1962. 2) Parti du mouvement d'émancipation des Hutu. 3) En 1890, la France a signé un traité avec l'Angleterre et l'Allemagne selon lequel elle reconnaissait leur protectorat sur cette région, en échange de quoi les deux puissances reconnaissaient le protectorat de la France sur Madagascar. 4) Durant la période coloniale, les actuels Rwanda et Burundi formaient le RuandaUrundi, dont la capitale était Usumbura, l'actuelle Bujumbura (capitale du Burundi). 5) Ce n'est qu'en juin 1964, deux ans après l'accession du Rwanda à l'indépendance, que la France ouvrira une ambassade à Kigali. 6) Télégramme de l'ambassadeur de Belgique en France au ministère des Affaires étrangères (MAE), 16 janvier 1961. 7) Télégramme du MAE au délégué français auprès des Nations unies, août 1960. 8) Télégramme du MAE au délégué français auprès des Nations unies, avril 1961. 9) Télégramme du délégué français auprès des Nations unies (Armand Bérard) au MAE, 5 octobre 1961. 10) Premier ministre, état-major de la Défense nationale, Division du renseignement, note d'information sur les Forces armées belges au Ruanda-Urundi du colonel Chevallier-Chantepie (chef du CER), Paris, 28 août 1961. 11) Inspection des postes diplomatiques et consulaires, Nairobi, 6 avril 1962. 12) L'organisation des Nations unies pour le Congo est intervenue en 1960 dans l'ancien Congo belge pour régler la crise qui régnait alors dans le pays. Sa mission s'est avérée un échec. 13) Télégramme de M. Alphand au MAE, 22 mai 1962. 14) Télégramme de la délégation belge auprès du Conseil de l'Atlantique Nord au MAE, 1962. 15) Qui deviendra la Tanzanie. 16) Note pour la Direction générale des affaires culturelles et techniques (DGACT) du ministère de la Coopération, 13 mars 1962.


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On le voit, les Français craignent l'influence que pourraient exercer sur le Rwanda les pays d'Afrique orientale, comme la Tanzanie de Julius Nyerere. Ce dernier cherche en effet à constituer, avec l'Ouganda et le Kenya, une communauté estafricaine de coopération. Surtout, ces pays se définissent comme socia listes et s'inscrivent, à l'ère des déco lonisations, dans le mouvement des pays non-alignés, nationalistes et progressistes. Leur doctrine prévoit de rompre avec l'ancienne métropo le et ils entretiennent des relations avec le bloc soviétique, hostile aux politiques néo-colonialistes des grandes puissances. Or, de par sa position géographique, le Rwanda est résolument tourné vers l'est, dont il dépend pour ses approvi sionnements et ses débouchés17. Pour la France comme pour la Belgique, il est capital d'éviter son basculement. Les Belges en sont persuadés : l'éta blissement de relations de coopéra tion sont « la condition nécessaire au maintien [du Rwanda] dans la sphère d'influence occidentale l8 ». Compte tenu de l'attrait que les pays de l'est africain sont susceptibles de repré senter aux yeux du Rwanda (notam ment en termes de coopération régio nale) ", Belges et Français jugent nécessaire de renforcer les structures politiques du pays et de contribuer généreusement à son développement économique, afin de le détourner de ses voisins. Mais il est encore une autre raison pour laquelle la France apporte son soutien à la Belgique et au Parmehutu. L'élite hutu étant en grande majorité francophone, la France estime qu'en misant sur de tels alliés elle pourra ainsi dévelop per son influence culturelle au Rwanda. Ceci apparaît très claire ment dans les archives diploma tiques dès 1961, notamment sous la plume du délégué français qui a sou tenu à l'ONU les « thèses du parti démocratique hutu » : « Les résultats des élections et du référendum rwandais20 ne peuvent donc qu'être favorables à l'ex tension de notre influence culturelle et technique dans cette région populeuse de l'Afrique orientale21. » mars/avril 2005 Golias magazine h° 101

« L'équipe gouvernementale actuelle, formée en quasi-totalité par des missionnaires français du petit séminaire de Gitarama, s'affirme de culture et de tradition française et applique nos méthodes. »

En 1963, dans son rapport de mis sion, un expert du ministère français des affaires étrangères envoyé à Kigali pour élaborer les accords de coopération, Bertrand Dufourcq, écrit : « Situé à la charnière entre l'Afrique francophone et l'Afrique orien tale d'expression anglaise, le Rwanda peut, dans les années à venir, contribuer efficacement au développement de l'in fluence française. De par sa situation géographique, il est en mesure de jeter un pont entre Madagascar et l'Afrique d'expression française. En outre, sa croissance démographique et la nécessai re émigration qui en résulte peut en faire un instrument non négligeable de péné tration culturelle dans les pays voisins de langue anglaise : l'Ouganda, le Kenya et le Tanganyika -. » Dès le début, la France caresse l'am bition d'étendre son influence au Rwanda et désire faire de ce pays une « tête de pont », un poste avancé de la francophonie dans cette région d'Afrique. Elle y est encouragée par

l'intelligentsia hutu de la Première République, qui esquisse une opéra tion de séduction. D'une part, les dirigeants rwandais revendiquent leur attachement à la France et à ses idéaux républicains et démocra tiques ; d'autre part, ces dirigeants vont jouer un rôle actif dans le rap prochement entre les deux pays, puis dans le développement de leurs relations, en particulier dans le domaine culturel. Dans son rapport, Bertrand Dufourcq relève que « l'équipe gouvernementale actuelle, formée en quasi-totalité par des missionnaires français du petit séminaire de Gitarama23, s'affirme de culture et de tradition française et applique nos méthodes ». Il est aussi mentionné à plusieurs reprises, dans les archives, que la France bénéficie au Rwanda « d'un préjugé favorable en raison du rôle qu'elle a joué dans la décolonisation de l'Afrique1* » et que l'élite hutu voue un véritable « culte » au général De Gaulle, « l'homme de Brazzaville25 ».


Parallèlement à son empathie envers la « révolution hutu », la France est imprégnée du sentiment — percep tible dans la note de 1962 citée pré cédemment — que les pays de l'est africain représentent pour elle une « menace », du fait de leurs « convoi tises plus ou moins avouées » sur le Rwanda. Derrière cette inquiétude de voir se former une coalition hostile aux intérêts « francophones », perce déjà la théorie d'un complot anglosaxon dont, trente ans plus tard, la diplomatie et l'armée françaises accu seront le FPR d'être l'instrument...

Conversion Afin d'étendre son influence au Rwanda, la France développe très tôt en direction de ce pays une poli tique active visant à l'attirer dans son espace d'influence privilégié — son « pré-carré » —, ce à quoi la coopération française s'emploiera pendant des années26. Dès 1961, Paris cherche à susciter le rappro chement du Rwanda avec l'Union africaine et malgache (UAM), com posée de ses anciennes colonies avec lesquelles ont été maintenues des relations privilégiées27. L'UAM joue ra un rôle d'intermédiaire non négli geable dans l'établissement des rela tions franco-rwandaises. C'est ainsi, par exemple, que le ministère des affaires étrangères envoie des télégrammes aux ambas sadeurs de France dans les pays de l'Union afin que ceux-ci incitent leurs pays de résidence « à chercher à attirer dans leur orbite le RuandaUrundi28 » (il s'agissait aussi d'ame ner ces pays à voter en faveur de la Belgique à l'ONU29). Par l'intermé diaire de cette organisation, la France cherche en fait à amener le Rwanda à solliciter son aide en matière de développement. Cette stratégie fonctionne efficacement, puisque de nombreux contacts sont établis, notamment à l'ONU, dans le cadre des négociations de l'indépen dance. Après l'accession du Rwanda à l'autonomie, en décembre 1961, M. Habamenshi (alors ministre rwan Mxm^&tâ^MMiï^W^WK

dais des affaires étrangères et du plan) a l'occasion de rencontrer les dirigeants de ces pays à Cotonou, lors d'un sommet qui se tient en mai 1962. D'après l'ambassadeur de France à Washington, qui le rencontrera trois mois plus tard, M. Habamenshi a « été frappé par la qualité de l'assistance technique accordée par la France à ses anciennes colonies ». L'ambassadeur parlera même d'une « conversion » qui se serait « faite dans les meilleures conditions30 ». Le ministre rwandais ne venait-il pas de solliciter auprès de lui une assistance française dans cer tains secteurs ? Participant, en tant qu'observateur, à une conférence de l'UAM à Libreville, en septembre 1962, Grégoire Kayibanda (le premier président du Rwanda indépendant) demande l'adhésion de son pays à l'organisa tion. Il interroge en outre les chefs d'État présents sur la possibilité de conclure avec la France des accords de coopération. Le président gabo nais Léon M'Ba, président en exerci ce de l'UAM, intervient alors en ce sens auprès du général De Gaulle. C'est à la suite de ces divers contacts qu'un accord d'amitié et de coopéra tion est signé à Paris, le 20 octobre 1962, entre Grégoire Kayibanda et Charles De Gaulle 31, et que le Rwanda adhère à l'Union africaine et malgache le 5 mars 1963. Cette stratégie n'est pas du goût des Belges, comme en témoigne un télé gramme dans lequel l'ambassadeur de France à Bujumbura explique au MAE pourquoi le colonel Logiest (alors ambassadeur de la Belgique au Rwanda et ancien haut représen tant de son pays au Rwanda) ne sera pas reconduit dans ses fonctions. « Un observateur qui connaît bien l'état d'esprit qui règne dans les milieux fla mands m'a soutenu que le colonel "payait" l'adhésion du Rwanda à l'UAM. La Belgique avait parti lié dans cette affaire avec VAngleterre ; on jugeait en effet l'influence de la GrandeBretagne moins dangereuse que la nôtre. Il fallait tout faire pour empêcher que le Burundi suive la même voie, et rappro cher ces deux pays des organisations de l'est africain31. »

17) Le Rwanda est un pays enclavé. Situé à 1 200 km de l'Océan indien et à 2 000 km de l'Océan atlantique, il dépend pour ses approvisionnements et ses exportations des ports de Mombasa, au Kenya (via Kampala, en Ouganda, et le chemin de fer Kampala-Mombasa), de Dar es Salaam, en Tanzanie (via Bujumbura, au Burundi), et de Matadi, au Congo. Or, dès 1960, le Congo est plongé dans la guerre. 18) Télégramme de la délégation belge auprès du Conseil de l'Atlantique Nord au MAE, 1962. 19) La Tanzanie a d'ailleurs établi des relations politiques et de coopération avec la Chine communiste. 20) Ces scrutins consacrent la victoire du Parmehutu et l'abolition de la monarchie, en septembre 1961. 21) Télégramme du délégué français auprès de l'ONU au MAE, octobre 1961. 22) Rapport de mission, 2 janvier 1963. Il est à noter que Bertrand Dufourcq exercera les fonctions de secrétaire général du Quai d'Orsay entre 1993 et 1998. 23) C'est au séminaire de Kabgayi, près de Gitarama, et non à Gitarama même qu'ils ont été formés. 24) Compte rendu annuel sur la situation et l'activité du poste pour l'année 1968. Kigali, avril 1968. 25) Ibid. 26) À cette date, il ne peut être question que d'attraction : la Belgique contrôle beaucoup trop de secteurs de la vie politique, économique et militaire du pays, tandis que les accords de coopération signés avec la France sont des accords partiels, essentiellement de coopération culturelle et technique. 27) L'UAM regroupe alors l'ensemble des États africains dits « modérés » qui, à l'inverse des pays dits « révolutionnaires » ou « progressistes », sollicitent le maintien de relations étroites avec l'ancienne métropole. L'UAM est constituée en 1961 par l'ensemble des anciennes colonies françaises, à l'exception de la Guinée de Sékou Touré et du Mali de Modibo Keita. Créée en décembre 1960 sous l'égide de la France, l'UAM a pour but la coopération économique, culturelle et sociale entre ses membres, par l'intermédiaire d'organismes spécialisés. 28) Télégramme du MAE aux ambassadeurs de France dans les pays de l'UAM, octobre 1961. 29) Télégramme du délégué français auprès de l'ONU au MAE, 24 novembre 1961. 30) Télégramme de M. Alphand au MAE, 22 août 1962. 31) Des accords de coopération économique, culturel, technique et radiophonique seront ensuite signés à Kigali le 4 décembre 1962 entre l'ambassadeur de France et le ministre rwandais des affaires étrangères et du plan. 32) Télégramme de M. Barbey au MAE, 24 avril 1963.


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Il n'aura pas fallu longtemps pour que la Belgique se trouve confrontée à l'expansionnisme français. À tel point que rapidement, elle a jugé pré férable un rapprochement de circons tance avec l'Angleterre. Les milieux coloniaux belges comptent alors une forte composante flamande, néerlandophone et conservatrice, qui craint de voir s'estomper son influence dans le Rwanda indépendant.

Selon Robert Cornevin, alors direc teur du Centre d'études et de docu mentation sur l'Afrique35, « les diri geants rwandais comparent volontiers à la Révolution française leur position visà-vis de certains émigrés, aristocrates, nostalgiques de l'ordre féodal ancien36 ». La révolution de 1959-1961 ayant conduit à l'exil de nombreux Tutsi persécutés, les républicains rwan dais comparent cette situation avec celle de la France révolutionnaire de 1793 : « Une armée d'aristocrates émi grés et, à l'intérieur, des éléments prêts à les aider, cependant que de nombreux D'une révolution Tutsi sincèrement ralliés au régime de à l'autre Grégoire Kayibanda étaient menacés37. » Avant même son accession à l'indé Le président Kayibanda, au premier pendance, et de façon constante chef, fait montre de cet « idéal révo après celle-ci, le Rwanda demande à lutionnaire ». Il faut noter toutefois la France de l'aider dans son déve que cette mythologie signifie, pour loppement. Le pays cherche en effet l'élite hutu, l'exclusion des Tutsi... à diversifier ses aides extérieures, allant jusqu'à leur élimination phy afin de ne pas dépendre essentielle sique. Une note de 1967 informe ment de son ancienne métropole33. d'ailleurs que le gouvernement La France est particulièrement solli rwandais se montre « obnubilé par la citée dans le domaine culturel, et crainte de la subversion intérieure et plus précisément dans le secteur de extérieure3* ». En 1963, cela se traduit l'enseignement. Les dirigeants rwan par une vague de massacres dans la dais souhaitent donner la priorité préfecture de Gikongoro, causant aux méthodes pédagogiques et aux plusieurs milliers de victimes. Le programmes français, leur véritable philosophe et prix Nobel Bertrand objectif consistant à mettre un terme Russel lance alors un appel afin qu'il au monopole exercé par l'Église sur soit mis fin « au massacre d'hommes le l'enseignement. Il s'agit aussi pour plus horrible et le plus systématique eux d'éviter toute survivance de la auquel il ait été donné d'assister depuis prééminence tutsi, puisque la majo l'extermination des juifs par les nazis en rité des prêtres et des directeurs Europe39 ». Une décennie plus tard, d'écoles étaient jusque-là issus de ce suite aux massacres commis contre groupe. Le gouvernement rwandais les Hutu par l'armée burundaise en a d'ailleurs recours à l'expulsion de 1972, le Parmehutu se lance dans certains ecclésiastiques dans le but une campagne de purges qui durera de mettre la main sur les terrains d'octobre 1972 à février 1973. De appartenant à leurs établissements nombreux Tutsi sont renvoyés de scolaires. Cette politique de laïcisa l'école, de l'administration ou encore tion et de nationalisation du secteur du secteur privé. Une nouvelle fois, éducatif favorise le développement des massacres ciblés orchestrés par d'une coopération française déjà très les autorités administratives font des active dans ce secteur - qui repré milliers de victimes. sente la clef de voûte de sa politique Les actes à caractère génocidaire qui d'expansion culturelle34. se sont répétés régulièrement entre Dans le même mouvement, les diri 1959 et 1973, la diplomatie française geants rwandais affirment leur semble les occulter. Comme s'ils engouement pour les idéaux de la relevaient de la politique intérieure Révolution de 1789. N'ont-ils pas, eux rwandaise, un domaine où l'on s'in aussi, « renversé une monarchie aris terdit apparemment d'exercer une influence. Il n'est pas fait allusion, tocratique pour instaurer une Répu blique démocratique et sociale » ? dans les archives que nous avons pu 42 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

consulter, au caractère raciste et cri minel de l'idéologie « hutuiste ». Revendiquant les idéaux universalistes de la Révolution de 1789 tout en se montrant très pieux, et ouvrant volontiers leur pays à la coopération culturelle française, les dirigeants rwandais deviennent logiquement les alliés « naturels » d'une France soucieuse d'y développer son influence. Aussi, dès cette époque — qui coïncide avec le « petit génocide » de Gikongoro —, l'antitutsisme du régime rwandais n'est pas matière à débat. Au contraire, la consigne offi cielle est de ne surtout pas prendre position. En 1965, l'ambassadeur de France réaffirme qu'« /'/ n'est pas question d'intervenir, même indirecte ment, dans les affaires intérieures*0 ».

Diplomatie négrologue Parallèlement à cette attitude, les diplomates français développent, comme les Belges avant eux, une vision du Rwanda largement fantasmée. C'est ainsi que sa forte densité et sa croissance démographique importante sont les premières carac téristiques généralement mises en avant. Elles sont d'ailleurs considé rées comme un obstacle à son déve loppement. On rappelle régulière ment que le Rwanda est « surpeuplé » — un diplomate qualifie même la région de « populeuse » —, situation qui semble faire planer un danger sur le pays. Aussi l'émigration d'une partie de la population est-elle envi sagée comme une condition néces saire à sa survie. Dans le contexte rwandais, ce dogme n'est pas neutre. En effet, il sera régulièrement oppo sé par le régime de Kigali aux repré sentants des exilés tutsi désireux de retourner dans leur pays. Il faut éga lement noter que dans leurs corres pondances, les diplomates français reprennent le terme « Inxjenzi » (« cancrelats ») pour qualifier les élé ments tutsi armés en exil — sans pour autant le traduire ni l'expliciter. Est-ce par méconnaissance de sa signification ou plutôt par adhésion à ce vocabulaire ?


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« // eût peut-être été cynique, mais pas inconcevable, de conserver le Rwanda comme une manière de "réserve" sociologique, un Parc national de l'homo africanus à l'état brut, capable de servir de test aux économistes futurs qui, bientôt, ne sauront plus que par les livres ce qu'est le développement d'une société primitive laissée à elle-même. »

Plus généralement, certaines archives dénotent un racisme évi dent à l'égard de la population rwandaise — qui n'est pas sans rap peler les appréciations portées par les premiers missionnaires sur les Hutu. C'est le cas, notamment, de cette note biographique sur Grégoire Kayibanda datée de 1962, qui présente en ces termes le chef de l'État rwandais : « D'aspect physique débile, M. Grégoire Kayibanda impres sionne par son sérieux voisin de la tris tesse [...]. Timide, se livrant peu, il a cependant montré au cours de ces der nières années qu'il n'est pas dépourvu de sens politique ni de courage. Il se dis tingue enfin par sa simplicité et une grande austérité". »

Plus significatifs encore sont les pro pos de M. Mouton, chargé d'affaire ad interim à Kigali. Entre 1966 et 1967, celui-ci séjourne sept mois dans le pays en remplacement de l'ambassadeur de France. Dans son rapport de fin de mission, il juge qu'« il eût peut-être été cynique, mais pas inconcevable, de conserver le Rwanda comme une manière de "réser ve" sociologique, un Parc national de l'homo africanus à l'état brut, capable de servir de test aux économistes futurs qui, bientôt, ne sauront plus que par les livres ce qu'est le développement d'une société primitive laissée à elle-même*1 ». Et M. Mouton de disserter sur les qualités supposées de l'homme rwandais : « abrupt », « renfermé »,

33) Des relations de coopération seront instaurées dès 1962 avec la France, la RFA et la Suisse. 34) C'est dans le domaine de l'enseignement que la France interviendra en priorité et que son aide sera la plus importante, tant en financements qu'en effectifs. 35) Et ancien administrateur en chef de la France d'Outre-Mer. 36) « Les événements du Rwanda. Est-ce 1793 au cœur de l'Afrique ? », Fmnce-Eiirafriqiw, juillet 1964. 37) Ibid. 38) M. Mouton au MAE, 1" février 1967. 39) Cité par Le Monde en février 1964. 40) Télégramme de l'ambassadeur, M. Jean Fines, au MAE, 7 juillet 1965. 41) Note sur Grégoire Kayibanda, 16 octobre 1962. 42) Compte rendu de mission de M. Mouton au MAE, 30 juin 1967. Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 43


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« taciturne », « individualiste » et « peu sociable ». Empruntant à l'ethnologie la plus éculée, il évoque ensuite la « similitude [du peuple rwandais] avec les populations de l'est : triste, tacitur ne, fourbe et peu artiste, contrairement à l'Afrique de l'Ouest et au Congo ». Selon l'auteur du rapport, le Rwanda est « un exemple type du pays et de la population sous-développés », dépourvu de cohésion civile et administrative. « Ici comme ailleurs, tant valent les hommes, tant valent les institutions », ajoute-t-il, en croyant bon de préciser que les Rwandais n'ont pas « conscience de la race » et qu'en conséquence, il n'est pas cer tain qu'ils soient conscients de leur « négritude ». Après quoi M. Mouton livre une ana lyse apocalyptique sur la question démographique : le Rwanda étant « surpeuplé », « il ne faut pas perdre de vue, selon lui, la décongestion démogra phique. [...] Comme l'émigration est pour le Rwanda une nécessité absolue, tout ce qui peut favoriser ces mouve ments de populations doit être encouragé. [...] Le refus des autorités d'envisager cet aspect du drame rwandais risque d'être lune] pierre d'achoppement. Alors ce pays serait voué aux convulsions dont on connaît le processus habituel en Afrique : déchirements civils, coups d'État mili taires, jusqu'à ce qu'il n'ait plus d'autre choix que de se dissoudre dans l'anarchie congolaise [...] ou d'être satellisé par les États anglophones de l'Est. Ce serait dommage, car ce pays et ses habitants inspirent une réelle sympathie par leur dénuement et leur simplicité. » En conclusion, « quelque minuscule que soit le Rwanda, l'échec de son expansion ou de sa simple survie serait le constat d'échec des principes de coopé ration internationale. Plus encore, il serait la démonstration qu'après avoir bouleversé les habitudes et les traditions d'un peuple isolé qui vivotait, paisible de son ignorance du reste du monde et de ses besoins, l'Occident, lui ayant ravi sa sérénité spirituelle et inoculé ses propres inquiétudes, aurait été incapable de trouver même la solution matérielle au problème de sa mutation de l'état de nature à l'état de civilisation. »

Ennemis pour la vie ? Les diplomates français ont tôt fait d'enrichir la vulgate ethniste des Belges par leurs propres préjugés. Adossée à une vision résolument raciste, dans laquelle l'ethnie est un critère d'appartenance indépassable, la coopération que Paris noue avec le Rwanda se développe en fonction de ses intérêts propres : étendre son aire de rayonnement, dont la « francopho nie » est le mètre étalon, promouvoir ses méthodes, ses hommes, bref, son influence. Sous le vocable de coopéra tion, la politique française au Rwanda s'inscrit, dès le début des années 1960, dans une logique d'empire. La combinaison de cette vision tout à la fois raciste et utilitaire du Rwanda est à l'origine d'une coopé ration qui entraînera la France, tren te ans plus tard, à rester fidèle à ses alliés, les héritiers de la révolution hutu de 1959, tandis qu'ils prépare ront le génocide. Peu de choses, en effet, semblent avoir évolué durant cette période dans la façon dont la diplomatie française appréhende le Rwanda. Quand le général Huchon, qui a joué un rôle clé dans le suivi militaire du dossier entre 1990 et 1994, propose au ministre de la Coopération une « réévaluation » de la « stratégie » française « pour le Rwanda futur », les deux principaux « piliers » de sa pensée semblent avoir été écrits trois décennies plus tôt : « La majorité populaire est hutue ; le FPR sera toujours notre adversaire (ennemi ?) car marxiste et totalitaire, donc irrémédiablement opposé à notre culture démocratique et humaniste*3. » Jusqu'au sommet de l'État, les prin cipes valables en 1962 semblent tou jours diriger l'action des respon sables français en 1994. « La personne qui définissait avec le plus de précision les rapports de force entre les AngloSaxons et les Français dans cette région, souligne l'ancien ministre de la défense François Léotard, c'était le président de la République [François Mitterrand]. Avec le plus, d'ailleurs, de sens de la stratégie et de l'histoire. Constamment, dans toutes les discussions que nous avons pu avoir avec lui **. »

Selon un autre de ses anciens ministres, Bernard Kouchner, le pré sident Mitterrand « voulait dire [...] que, traditionnellement, il y avait d'autres forces qui s'exerçaient par l'in termédiaire des Tutsi et que c'était les forces anglophones. Ça voulait dire : nous sommes devant une pénétration anglo-américaine, par l'intermédiaire des Tutsi et par l'intermédiaire du parti de Paul Kagame*5 ». Quant au concept frelaté de la « démocratie majoritaire », socle idéologique des deux Républiques « hutu » et de l'apartheid rwandais, il sera repris à leur compte sans la moindre distance par les respon sables politiques, diplomatiques et militaires français. Cette conception ethnique, voire clanique, des sociétés politiques africaines, la France colo niale et post-coloniale ne l'a-t-elle pas fait sienne dans l'ensemble se son empire ? Les Hutu votent hutu, les Bété votent bété, les Zaghawa votent zaghawa... En 1998, quatre ans après le génocide, Hubert Védrine (alors ministre des affaires étrangères) est venu rappeler cette fausse évidence devant la mission d'information parlementaire sur le Rwanda : « La réputation de Juvénal Habyarimana est bonne, à l'époque. [...] C'est un président qui est hutu, ce qui ne choque personne puisqu'il représente au moins 80 % de la population. » Une phrase qui, malgré son postulat essentialiste et absurde (le vote était loin d'être monolithique au Rwanda, où l'opposition politique « hutu » à Juvénal Habyarimana comptait des partisans déterminés et nombreux) n'a, effectivement, choqué aucun des députés présents... Olivier Thimonier

43) Courrier du 5 juillet 1994, Mission militaire de Coopération, n° 002/87/MMC/CDT, document cité dans L'Horreur qui nous prend au visage. La France au Rtvanda, Karthala, 2005. 44) Audition devant la mission parlementaire d'information sur le Rwanda, cité in « Tuez-les tous ! » Histoire d'un génocide « sans importance », Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, France 3, 27 novembre 2004. 45) Cité in « Tuez-les tous ! »..., ibid.


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n 1990, le Rwanda est devenu depuis quelques années un membre à part entière du « pré-carré », l'es pace d'influence privilégié de la France en Afrique. La preuve en est que Paris vole au secours de Juvénal Habyarimana dès les pre miers jours de la guerre qui l'oppose au FPR. Cet engage ment marque le point d'aboutissement de trente années d'une coopération conçue et utilisée depuis le début par la France comme l'instrument de sa politique d'expansion dans la région des Grands Lacs.

Parallèlement à la coopération civi le, modérée et discrète, qu'elle ins taure avec le Rwanda en appoint de l'aide déjà apportée à ce pays par la Belgique ', la France suscite l'établis sement de relations militaires auprès des responsables de l'armée rwandaise. À partir de 1965, des attachés militaires français en rési dence à Kinshasa effectuent plu sieurs voyages à Kigali afin de prendre contact avec les autorités rwandaises et d'étudier avec elles les possibilités d'une action françai se dans ce domaine. C'est ainsi qu'en septembre 1965, l'ambassadeur de France au Rwanda explique : « Nous devons être très pru dents et ne pas [nous] immiscer dans

l'organisation d'une troupe qui a été confiée à nos alliés1. Mais il ne nous est pas interdit d'envisager de faire suivre aux officiers fraîchement sortis de l'Eco le de Kigali des cours d'application en France [...[, et de mieux faire connaître notre armée dans un pays qui nous manifeste sa sympathie3. » Lors de leurs visites successives, ces attachés militaires français reçoivent un accueil cordial de la part des autorités rwandaises. Les contacts sont chaleureux notamment avec Juvénal Habyarimana, le ministre de la garde nationale qui, selon l'ambassadeur de France, a manifes té « à plusieurs reprises une curiosité sympathique à l'égard des institutions et de la vie militaire françaises* ».

Désirant créer une gendarmerie sur le modèle français, Juvénal Habyarimana est notamment inté ressé par des bourses de stage et désire que la France puisse convertir certains personnels supérieurs de police en officiers de gendarmerie. De la documentation militaire lui est alors envoyée, et des bourses de stage sont accordées pour la forma tion d'officiers rwandais dans les écoles de gendarmerie de Melun et Charenton5. Les perspectives d'une coopération militaire avec le Rwanda sont égale ment motivées par le constat d'une régression de l'influence des cadres belges dans l'armée, confortée par la baisse de leurs effectifs. Golias magazine n°

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En 1966, l'ambassadeur de France indique que « notre attaché militaire a le sentiment que l'armée rwandaise cherchera ailleurs un jour les techni ciens qui lui sont nécessaires, et que la France lui paraîtra toute désignée pour succéder à la Belgique. [...] Le passage du colonel Aron aura permis de mar quer au gouvernement de Kigali notre volonté de ne pas l'abandonner au moment où il semble vouloir se dégager de l'influence belge1' ». Dès 1966, les Français projettent qu'un jour ou l'autre, ils se substi tueront à la Belgique dans le secteur militaire. Anticipant cette éventuali té, l'ambassadeur de France précise dans un nouveau télégramme que « si un coup d'État survenait, l'auteur

en serait le ministre actuel de la garde nationale et de la police, dont les opi nions sont rassurantes et qui tient en mains toutes les forces du pays7 ». Nommé chef d'état-major en 1963, fonction qu'il cumule à partir de 1965 avec celle de ministre de la garde nationale et de la police, le général-major Habyarimana, à l'époque homme de confiance et bras droit de Grégoire Kayibanda, est considéré comme le véritable homme fort du Rwanda8. En sep tembre 1966, il est d'ailleurs reçu à Paris afin de négocier l'achat de douze automitrailleuses légères Parvhard (AML) et de deux hélicop tères Alouette III — matériels qui seront livrés en 1967. Les hélicop

tères ne sont pas armés, mais d'après l'ambassadeur « In crainte des Inyenzi est le moteur de la politique de M. Bagaragaza9 », le ministre des affaires étrangères. Le développement de telles relations n'est pas du goût des officiers belges en charge de la coopération militaire technique, lesquels entendent garder la haute main sur l'armée rwandaise. Les relations franco-belges, jusque-là amicales sur ce dossier, se détério rent subitement. Une illustration de ce refroidissement est fournie par la visite au Rwanda, en juin 1970, du lieutenant-colonel Salvat, l'attaché militaire de l'ambassade de France à Kigali — en résidence à Kinshasa. Durant cette visite, contrairement

Pour en savoir plus L'horreur qui nous prend au visage L'Etat français et le génocide au Rwanda

L'horreur qui nous prend au visage

Rapport de la Commission d'enquête citoyenne Éditions Karthala, Paris, 2005,592 pages, 32 euros

Imprescriptible Géraud de La Pradelle Éditions les arènes, Paris, 2005, 187 pages, 19,90 euros En 1994 s'accomplissait au Rwanda le dernier génocide du XXe siècle. En trois mois, un million d'hommes, de femmes, de vieillards et d'enfants étaient exterminés uniquement

Gtiraud de L» Pradcfk

Imprescriptible Uimplicationfranfaise dam le génocide tuUi portée devant les tribunaux

parce qu'ils étaient Tutsi. Il est vite apparu que la France était complice, de multiples manières. Elle a sciemment soutenu un régime raciste qui couvait l'idéologie et les forces du génocide, puis ces forces en train de commettre l'abomination, avant de favo riser leur repli et leurs préparatifs de « revanche ». Les voix qui dénonçaient en France ce sinistre scandale ont été vite étouffées par une chape de plomb politico-militaire et une désinformation incessante. En 1998 cependant, les révélations du journaliste Patrick de Saint-Exupéry contraignaient une Mission d'information parlementaire à soulever le couvercle, mais pour conclure seule ment à une « erreur » d'appréciation politique, en dépit du contenu même de son Rapport. A l'initiative de Survie, un ensemble d'associations et de citoyens a estimé ne pas pouvoir laisser dans un tel déni la commémoration des dix ans du génocide. Ils ont organisé, du 22 au 26 mars 2004, une Commission d'enquête citoyenne (CEC), appuyée par plus de huit mille signatures. Cette semaine intense de travaux et de débats est retranscrite dans le présent ouvrage : rapports, documents (pour certains inédits), paroles d'experts, de res capés et de bourreaux se prolongent dans les échanges de la Commission. L'ouvrage de Géraud de la Pradelle, Imprescriptible, est également issu des travaux de la Commission qu'il a présidée. Ce livre appelle à la mise en cause devant les juridictions françaises ou devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda d'hommes politiques placés au cœur de l'Etat, mais aussi de hauts fonctionnaires, de militaires, au titre de la participation directe ou de la complicité dans le génocide.

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aux précédentes, il n'aura comme interlocuteurs que des officiers belges, tandis que son entretien avec Juvénal Habyarimana sera finale ment annulé. D'après l'ambassadeur de France, le lieutenant-colonel Salvat a « nettement l'impression que les officiers belges ont conservé au Rwanda une influence et une autorité incontestées, ce qui n'est plus le cas de leur camarades qui servent au Congo ou au Burundi™ ». Il pointe aussi « la désinvolture dont le commandant en chef de l'armée rwandaise [un Belge, ndlr] a fait preuve à son égard ».

En août 1970, ce même ambassadeur confirme l'emprise qu'exerce l'armée sur le régime : « Pour l'instant, l'ar mée [rwandaise] ne songe pas à suivre l'exemple de celles de plusieurs États africains qui ont pris le pouvoir. La pré sence de nombreux officiers et sous-offi ciers belges gênerait d'ailleurs toute ten tative de coup d'État. Mais l'autorité des militaires s'affirme de plus en plus dans tous le pays11. »

L'obstacle représenté par la Belgique au développement de la coopération militaire franco-rwandaise est rapide ment levé. Le 3 juillet 1973, le géné ral-major Juvénal Habyarimana, avec qui la France entretient d'excellentes relations, prend le pouvoir à la faveur d'un coup d'État. Cet événement inaugure une nouvelle ère dans les relations entre Paris et Kigali. Cellesci sont aussitôt relancées, en particu lier dans le domaine militaire. D'après une note biographique datant de 1974, « Mme [Agathe] Habyarimana, qui s'est rendue en visite privée à Paris en octobre 1973, s'est mon trée très sensible aux attentions que lui a prodigué le gouvernement français n. »

Deux mois après cette visite, une note de la Mission militaire de coopération fait état du don par la France d'un avion Caravelle à Juvénal Habyarimana13. Toutefois, le Rwanda ne disposant pas de person nel qualifié, un projet d'accord de coopération militaire technique est rédigé afin de préciser la répartition des charges entre les deux gouverne ments et les conditions d'emploi d'un équipage français14. L'accord de coopération militaire signé en 1975 a donc été initié dès 1973, cinq mois

seulement après le coup d'État. C'est dire la confiance qu'inspire à la France le putschiste Habyarimana, et aussi le rôle-clé que joue déjà son épouse, Agathe, dans la conduite des affaires rwandaises. L'accord particulier d'assistance militaire est finalement signé le 18 juillet 1975, après plusieurs visites officielles en 1974 et 1975, dont un voyage à Paris du nouveau prési dent rwandais. C'est un accord d'as sistance militaire technique clas sique, qui précise les moyens selon lesquels la France aide à l'organisa tion et à l'instruction de la gendar merie rwandaise. D'un montant d'environ 1 million de francs par an de 1976 à 1979, cette aide passe à 10 à 15 millions de francs par an entre 1980 et 1982 — en raison de la fourniture de trois hélicoptères. À ces dates, l'aide apportée par la France outrepasse les termes de l'ac cord puisqu'elle s'exerce en faveur des Forces armées rwandaises (Far), et non plus spécialement en faveur de la gendarmerie. Marginale sous la présidence de Grégoire Kayibanda, la coopération franco-rwandaise prend un nouvel essor avec l'arrivée au pouvoir de Juvénal Habyarimana. Très vite, elle devient comparable à ce que pra tique la France dans ses anciennes colonies. Axée sur le développement des intérêts économiques français, elle prend des allures de business : conquête de marchés au profit d'en treprises françaises, expansion com merciale, permis d'exploitation minière... Le rapprochement poli tique et diplomatique entre les deux pays aboutit à arrimer définitive ment le Rwanda au « pré-carré »15, ce que résume parfaitement cette note de l'ambassade de France au Rwanda : « La sympathie active et la générosité témoignées par notre pays au Rwanda ont permis au général Habyarimana de déclarer, en avril 1977, que le Rwanda se sentait désormais "un membre à part entière de la famille fran co-africaine"16. »

Olivier Thimonier

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1) L/aide dans les secteurs économique, judiciaire et militaire est laissée aux Belges. 2) Des officiers et sous-officiers belges sont intégrés à l'armée rwandaise (qui compte environ 2 500 hommes), dont ils portent l'uniforme. Une cinquantaine en tout, ils assurent notamment la formation des militaires rwandais à l'école des officiers de Kigali et à l'école des sous-officiers de Butare. L'armement, lui, est principalement belge. 3) Télégramme de l'ambassadeur de France au Rwanda au MAE, 13 septembre 1965. 4) Télégramme de J. Fines au MAE, 12 février 1966. 5) Le Rwanda enverra des stagiaires en France à partir de 1972. 6) Télégramme de J. Fines au MAE, 23 juillet 1966. 7) Télégramme de J. Fines au MAE, 25 juillet 1966. 8) À cette époque, Grégoire Kayibanda désigne d'ailleurs Juvénal Habyarimana (qui sera nommé général-major en janvier 1973), comme son successeur potentiel. 9) Télégramme de J. Fines au MAE, 27 avril 1967. 10) Télégramme de J.-F. Doudinot de La Boissiere au MAE, 23 juin 1970. 11) Télégramme de J.-F. Doudinot de La Boissiere au MAE, 25 août 1970. 12) Ambassade de France au Rwanda, Le général Juvénal Habyarimana, biographie, mars 1974. 13) Mission militaire de coopération, note, 3 décembre 1973. 14) Il s'agit aussi de régulariser l'envoi en France, depuis 1972, de stagiaires rwandais venus y suivre une formation. 15) Élu président de l'Ocam (qui a succédé à l'UAM) à deux reprises, en 1974 et 1977, J. Habyarimana a aussi accueilli à Kigali la sixième conférence franco-africaine en mai 1979. 16) Ambassade de France au Rwanda. Le Rwanda. Les relations politiques et économiques franco-rwandaises, mars 1979.

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dépit de multiples avertisse ments, Paris poursuit son alliance avec le régime hutu tandis que celui-ci organise le génocide des Tutsi. À l'heu re où la justice française est saisie des premières plaintes pour complicité de génocide visant des militaires de l'opé ration Turquoise, Golias revient sur cinq dossiers qui embarrassent Paris.

Sur la terrasse de l'aéroport de Kigali, le 12 avril 1994, les officiers supérieurs en charge des opérations d'évacuation française et belge prennent la pose. De gauche à droite, le commandant de la force aérienne et celui de la brigade paracommando belges ; les commandants français d'Amaryllis et du Domi.

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La participation de l'armée française aux combats contre le FPR Documents et témoignages l'attes tent : des officiers français dirigeaient de facto l'armée rwandaise d'octobre 1990 à décembre 1993. En 1998, la mission parlementaire française apportait de multiples éléments confirmant cette « co-belligérance ». Mais, dans le style feutré qui la carac térise, la mission Quilès se bornait à relever que « la France s'est trouvée à la limite de l'engagement direct, même si elle n'a pas participé aux combats aux côtés des Far ». Un document rendu public au lendemain du génocide, mais quelque peu oublié par la suite, illustre qu'en fait, l'implication de l'armée française est allée bien audelà. Dans ce courrier daté du 1" octobre 1991, sous l'objet

« Proposition de récompenses », l'am bassade de France à Kigali relayait la proposition de l'état-major rwandais visant à décorer certains « militaires du 8' RPIMa [...], qui a en particulier réalisé l'intervention de Ruhengeri les 23 et 24 janvier 1991 ' ». Suivent les noms de quinze officiers et sous-offi ciers de ce régiment dont on com prend que leur rôle aux côtés des Far a été décisif pour repousser l'offensi ve du FPR sur Ruhengeri.

La formation des milices Interahamwe e t l ' i n d i ff é r e n c e aux préparatifs du génocide Les militaires français présents au Rwanda ont-ils formé les unités des Far qui formaient à leur tour les milices Interahamwe, bras armé du


génocide ? Ont-ils directement formé certains miliciens ? Sylvain Germain a travaillé au Rwanda comme coopérant de 1987 à 1994. Durant les mois précédant le génoci de, il a été le témoin d'une scène trou blante : « Le soir, après le travail, il m'arrivait souvent d'aller boire un verre dans un café situé non loin du Centre culturel français, tenu par des amis. Un soir, vers 20 heures, est arrivé un taxi brousse — le café était en bordure de la piste — dont sont sortis une quinzaine de jeunes gens, des Interahamwe, qui se sont répandus parmi les clients. Ils étaient un peu surexcités et prétendaient sortir de quinze jours d'entraînement dans un camp de l'armée française. Ils n'ont pas été très bien accueillis, il y a même eu une petite bagarre. À l'époque, leurs déclarations m'ont paru crédibles. Bien sûr, on peut se demander si les Français savaient que ces jeunes étaient des Interahamwe. Peut-être que l'armée rwandaise passait l'uniforme à des mili ciens et les envoyait en formation... Il est évident que la hiérarchie adminis trative de la Coopération était au cou rant de tout ce qui se passait au

Rwanda, poursuit l'ancien expert comptable du Centre culturel fran çais de Kigali. Il faut savoir que bien avant le génocide, chaque nuit, sur les collines, des gens étaient assassinés. Tous les matins ou presque, on apprenait que quelqu'un s'était fait tuer. Je me souviens avoir un jour, à l'occasion d'une réception donnée à l'ambassade de France, évoqué ces questions devant l'am bassadeur de l'époque, M. Georges Martre. Il a été très ferme : "M. Germain, ce ne sont là que des rumeurs !" »

B L'abandon des personnels tutsi

travaillant pour la France Voici ce qu'Alain Juppé déclarait devant la mission d'information par lementaire sur le Rwanda : « Ces décisions d'évacuation ont été prises sur place entre l'ambassade de France, et notre ambassadeur qui était sur place,

M. Marlaud, et les responsables d'Amaryllis en fonction de ce qui était faisable dans une ville qui était en proie, je le rappelle, aux massacres et où de nombreux sites étaient totalement inac cessibles. Le détail pourra paraître mineur mais le téléphone était coupé. Ont pu être évacuées les personnes qui étaient à l'ambassade et sur les lieux de regroupement — et je le dis ici jusqu'à ce qu'on m'apporte la preuve du contraire —, qu'il s'agisse de Français, d'étran gers de toutes nationalités, de Rwandais hutu ou tutsi. Les personnels de l'ambas sade ont été sauvés quelle que soit leur origine. Et je trouve qu'il est gravissime d'affirmer sans preuve concrète qu'un tri aurait été fait à l'ambassade de France entre les Hutu et les Tutsi au moment de l'évacuation, j'affirme le contraire — sur la base des informations dont je dis pose —, à charge pour ceux qui soutien nent cette thèse de l'êtayer par des preuves. Mais je voudrais dire que ceci est vraiment d'une extrême gravité lors qu'on affirme des choses de ce type. »

Alain Juppé a raison sur un point : l'abandon de ses personnels tutsi par la France est effectivement une attitude d'une « extrême gravité » — d'autant que Paris procédait dans le même temps à l'exfiltration des prin cipaux organisateurs du génocide. Elles n'en sont pas moins fondées, et l'ensemble des témoignages dispo nibles est là pour contredire les affir mations de l'ancien ministre des Affaires étrangères. Non, le télépho ne n'était pas coupé dans Kigali aux premiers jours d'Amaryllis, et les personnels tutsi ont pu se signaler auprès du Centre culturel, de l'am bassade ou de la Mission de coopé ration. Oui, un tri a bien été opéré ; ces employés travaillant pour la France, pour la plupart depuis plu sieurs années, ont été abandonnés à leur sort aussi bien sur les lieux d'évacuation qu'à l'aéroport — pour ceux qui avaient pu s'y rendre. « C'est une douleur de relire ce passage du rapport Quilès, témoigne Charles

Rubagumya, ancien aide-bibliothé caire au Centre culturel français de Kigali. Alain Juppé n'ignore pas ce qui s'est passé. J'habitais à proximité du Centre. Dès le 7 avril 1994, j'ai télépho né à plusieurs reprises à mes collègues

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de travail, qui m'ont dit qu'il fallait que je me débrouille pour rejoindre le Centre culturel. Je me souviens avoir répondu à ma supérieure hiérarchique, Colette, que j'osais à peine passer la tête à ma fenêtre, mais que j'avais vu passer des militaires français qui n'auraient eu qu'à s'arrêter quelques secondes pour me permettre d'effectuer en sécurité les 800 mètres qui nous séparaient. Elle n'en démordait pas : il fallait que je par vienne au Centre par mes propres moyens, après quoi je serais en sécurité. Par chance, j'ai pu m'y rendre après avoir abordé un militaire de la Garde présiden tielle. J'ai prétendu que j'avais beaucoup d'argent à mon bureau. Quand sa voiture est passée devant le Centre culturel, j'ai sauté du véhicule et j'ai présenté aux sol dats français qui en gardaient l'entrée ma carte professionnelle : "Ambassade de France au Rwanda, Centre culturel fran çais." Le militaire rwandais restait en retrait, prêt à me remettre la main dessus, mais Us m'ont finalement laissé entrer. L'un des soldats m'a dit : "Tu peux entrer, mais demain on part ; et on ne partira pas avec vous." Je lui ai répondu que ce n'était pas grave, que cela me permettrait tout de même de survivre pendant quelques heures. Intérieurement, je me disais que ma collègue française m'avait donné sa parole que les Français assure raient notre sécurité. Mais cette collègue ne se trouvait pas sur place. Et le lendemain matin, très tôt, les soldats français nous ont abandonnés, moi et tous les autres employés rwandais du Centre culturel qui se trouvaient là. Je me souviens qu'il y avait Vénuste Kayimahe2 et une partie de sa famille, un gardien, et tous ceux qui avaient été blo qués dans le Centre le 6 avril au soir et avaient dû y passer la nuit. La veille de leur départ, les soldats ont pris — à l'arraché — tout le matériel qu'ils pouvaient emporter. Magnéto phones, unités centrales d'ordinateurs, meubles, jusqu'à casser les portes de cer taines pièces... dont nous leur propo sions de leur donner les clés ! Ils ont également emporté toutes leurs provi sions (bouteilles d'eau, conserves, bis cuits...) sans rien nous laisser. À la der nière minute, voyant que ma supérieure n'était pas intervenue en ma faveur, j'ai tenté de me jeter dans leur camion. Mais ils m'ont rejeté. »

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Radioscopie ENQUETE

Le 13 avril 1994, des Rwandais sont évacués de Kigali par un avion belge de l'opération Silverback.

Présent à l'aéroport de Kigali à partir du 10 avril 1994 dans le cadre de l'opération belge Silverback, le lieute nant-colonel Jean-Loup Denblyden, officier de réserve rappelé pour l'oc casion, assiste lui aussi à ce filtrage : « Même à l'aéroport, les Français effec tuaient un dernier tri parmi les per sonnes à évacuer. Ils ont rejeté un cer tain nombre de personnes qui s'étaient jointes aux convois d'expatriés et ten taient de trouver refuge dans l'aéroport. Un incident que j'ai vécu l'illustre. J'avais été alerté par un soldat français sur le fait que ses sous-officiers se réfé raient à des listes lorsque les gens des cendaient des camions, et qu'ils refou laient vers un barrage de soldats et de miliciens les personnes qui ne figuraient pas sur ces listes, même si elles étaient menacées. Ce soldat est venu se plaindre auprès de moi du fait que ces gens étaient véritablement envoyés à la mort. Il s'est d'ailleurs fait houspiller par un sous-officier français qui lui a rappelé qu'il n'était pas sous commandement belge. C'est comme ça que nous avons été amenés à accueillir ces personnes dans la "zone de sécurité" de l'aéroport tenue par les soldats belges. Après deux ou trois mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

jours, nous avons pu les glisser subrepti cement dans différents avions pour leur permettre de quitter le Rioanda. Nous avons bénéficié d'une certaine bien veillance de la part des diplomates belges concernés, puisque ces évacuations déro geaient aux directives officielles. Du côté français, l'opération d'évacuation était très structurée. Leurs listes ne concernaient pas seulement les expatriés, mais aussi des Rwandais. Ceux qui figu raient sur ces listes avaient le droit d'être protèges puis évacués par les Français, j'en ai été le témoin, mais je serais bien incapable de dire qui ils étaient. »

La livraison d'armes aux Far après le 8 avril 1994 Le colonel belge Luc Marchai, qui commandait la Minuar à Kigali, en a témoigné à plusieurs reprises. À l'aéroport Grégoire Kayibanda, dans la nuit du 8 au 9 avril, l'un des

observateurs militaires sous ses ordres a assisté à l'atterrissage de trois avions français, les premiers de l'opération Amaryllis. De l'un d'eux ont été déchargées des caisses de munitions et de mortiers, aussitôt embarquées à bord de véhicules de la Garde présidentielle rwandaise. L'ancien Premier ministre Edouard Balladur s'est récemment indigné du témoignage du colonel Marchai : « J'oppose le démenti le plus formel à cette affirmation : il n'y a pas eu d'avion militaire français transportant des armes à destination du Rwanda à la date indiquée, ni d'ailleurs même à une date antérieure [sic]. Je le déments formelle ment. Je vous rappelle que les avions militaires français ne pouvaient se livrer à des missions de cet ordre que sur auto risation du Premier ministre. C'était moi le Premier ministre, et je n'ai donné aucune autorisation de cet ordre, j'ai d'ailleurs pris soin de le vérifier. » Mais le colonel Marchai persiste. Il nous a confirmé avoir eu une conver sation radio avec son observateur militaire au moment même où les avions se posaient et déchargeaient leur cargaison. L'officier de la Minuar


s'est d'ailleurs montré doublement choqué, puisque sa hiérarchie lui avait annoncé un peu plus tôt que ses hommes basés sur l'aéroport passeraient désormais sous le com mandement du lieutenant-colonel français Maurin — connu pour son hostilité envers le FPR... et les Belges de la Minuar.

La coopération avec les tueurs pendant l'opération Turquoise Des plaintes ont été déposées en mars 2005 par Mes William Bourdon et Antoine Comte au nom de sept citoyens rwandais. Elles visent des militaires français de l'opération Turquoise dont le rôle, à partir du 22 juin 1994, était théoriquement de protéger les rares Tutsi ayant sur vécu dans la région sud-ouest du pays. « Nous disposons à la fois de plaintes émanant de victimes rescapées du géno cide et de témoignages recueillis auprès d'anciens militaires rwandais, explique Me Comte. Leurs récits se rapportent tous à la zone humanitaire sûre contrô lée par la France. Un certain nombre de rescapés tutsi ont pu trouver abri dans des camps. Or les plaintes qui nous sont adressées décrivent une réelle coopéra tion entre les forces françaises chargées de protéger ces camps et les milices Interahamwe. Les miliciens ont pu y pénétrer, prendre des gens qu'ils y avaient reconnus et les enlever. Cet élé ment est comme une maille que l'on retrouve dans tous les témoignages dont nous disposons. Un deuxième élément récurrent, c'est la participation des soldats français, sous des formes diverses, à la "chasse aux Tutsi". Au fur et à mesure que les troupes du FPR avancent, les Tutsi dans leur ensemble sont pris en compte comme des forces ennemies. Par consé quent, il y a des chasses — organisées par les Interahamwe mais soutenues,

selon diverses méthodes (fourniture d'armes, de matériel...), par les troupes françaises — pour débusquer les der niers Tutsi rescapés. Sont encore dénon cées des pratiques extrêmement inquié tantes consistant à emmener dans un hélicoptère des personnes que l'on ne retrouvera jamais. Certains disent, dans les plaintes, qu'ils ont appris que ces personnes avaient été jetées depuis les hélicoptères, notamment dans les forêts avoisinantes. C'est quelque chose qu'il faudra établir, mais qui revient là aussi régulièrement. Pour terminer, parmi les éléments qui nous semblent les plus significatifs, il y a les questions relatives à la région de Bisesero. Là, des présomp tions existent que les soldats français aient pu inciter les derniers survivants tutsi à sortir de leurs cachettes, après quoi ils les ont abandonnés sans protec tion pendant trois jours, laissant le champ libre aux "nettoyages" décuplés des Interahamwe et des Far. » « D'un point de vue juridique, complè te Me Bourdon, il y a une articulation entre, d'une part, un contexte historique de lien "incestueux" entre le Rwanda et la France ; d'autre part, une situation contemporaine du génocide, l'opération Turquoise, et ses ambiguïtés ; et enfin des plaintes individuelles, déposées par des ressortissants rwandais, qui mettent en perspective et en relief les agisse ments individuels de responsables mili taires français. C'est l'articulation de ces trois strates qui nous permet aujour d'hui de déposer plainte pour complicité de génocide. La complicité de génocide, ça ne veut pas dire (ni dans la jurisprudence du TPIR ni dans celle de la Cour de cassation) que les ressortissants français concernés aient eu une volonté génocidaire. Ça signifie (avec des variations entre la jurisprudence du TPIR et celle de la Cour de cassation) qu'il y a eu des actes positifs que l'on peut qualifier d'actes d'encouragement résultant de comporte ments actifs ou par omission. Ces com portements peuvent être interprétés, au stade minimal, comme permettant l'exé cution d'actes génocidaires, compte tenu du statut et de la fonction — et par conséquent de l'autorité — attachés à un certain nombre de responsables mili taires. Mais cela peut aller, sur le cur

seur, jusqu'à des actes de participation plus active, c'est-à-dire la mise à disposi tion de moyens en connaissance de cause de l'utilisation qui en serait faite. La complicité de génocide peut résulter du fait que l'on adopte un comportement qui va permettre, favoriser ou qui pour rait être interprété comme encourageant la commission du génocide, sans que cela signifie que l'ont aie soi-même la volonté que le génocide se commette. Évidemment, ces plaintes seront dépo sées en tenant compte de l'articulation entre le Statut du TPIR (applicable en France depuis la loi d'adaptation pro mulguée en 1996) et le nouveau code pénal français entré en vigueur le 1er mars 1994. C'est cette articulation qui nous permet de [nous appuyer] sur des bases juridiques et factuelles extrê mement sérieuses. Nous sommes confiants dans le fait que s'il n'y a pas d'entraves, la juridiction d'instruction qui sera désignée devrait être en mesure d'établir la vérité, et par conséquent de permettre l'identification et, ultérieure ment, le jugement des responsables. » Mehdi Ba

1) Ce document apparaît dans Rwanda : autopsie d'un génocide, « La Marche du siècle », France 3, 21/09/1994 ; et dans The Bloody Tricolour, Steven Bradshaw, « Panorama », BBC, 1995. 2) Celui-ci en a témoigné dans son livre France-Rwanda : les coulisses du génocide. Témoignage d'un rescapé, L'Esprit frappeur/ Dagorno, 2002, ainsi que dans le film de Robert Genoud et Claudine Vidal, La France au Rwanda : une neutralité coupable, Les Films du village, 1998. Il a en outre été interrogé à Kigali, en 1998, par la Mission d'information parlementaire

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Entretien avec l'avocat de la veuve du commandant de bord français

« L'évocation du rapport Bruguière est un mensonge éhonté » ^^ ui a abattu l'avion du président Juvénal Habyarimana au-dessus de Kigali, le 6 avril 1994 un peu avant 20 heures 30 ? Qui a donné le signal de départ aux massacres systématiques, méticuleusement plani fiés, contre l'opposition politique hutu et l'ensemble de la population tutsi du Rwanda ? Longtemps, on a cru que l'attentat faisait partie inté grante du coup d'État qui a vu les auteurs du génocide s'emparer du pouvoir en quelques heures, dans la nuit du 6 au 7 avril, au mépris des accords d'Arusha. On a même laissé entendre que des Français, voire des Belges de la Minuar, avaient pu y jouer un rôle. On a ensuite affirmé avec de plus en plus d'insistance que le FPR, l'organisation issue de la diaspora tutsi qui a mis un terme au génocide, en était vraisemblablement l'au teur. Certains négationnistes appointés ont pu, dès lors, insinuer que « les Tutsi » avaient été, en quelque sorte, à l'origine de « la tragédie » qui les a frappés.

Golias : (f y a tout juste un an, Le Monde révélait que /'instruction du juge Bruguière était sur le point d'être bouclée, et qu'elle concluait, preuves à l'appui, « à la responsabili té du FPR ». Début 2005, La Lettre du continent et Le Point annoncent la clôture imminente de l'enquête. Ces fuites reflètent-elles la réalité du dossier judiciaire ?

Me Laurent Curt : Absolument pas, je suis formel sur ce point. L'instruction examine un certain nombre de pistes, dont certaines pourraient amener à conclure en ce sens. Mais ce n'est qu'une des hypothèses. J'estime qu'il n'y a rien dans le dossier qui désigne rait de façon concrète des membres du FPR comme les auteurs de l'at tentat, et encore moins M. Kagame comme son commanditaire. À mon sens, au vu des éléments du dossier, rien ne permettrait au juge de conclure en ce sens aujourd'hui.

En vertu d'une campagne de presse insistante, s'appuyant sur des fuites opportunes censées refléter la teneur de l'enquête confiée depuis mars 1998 au juge Jean-Louis Bruguière, ce qui était un hypothèse parmi d'autres s'est progressivement affirmé comme une vérité sans nuances. Dans l'entretien qu'il nous a accor dé, Me Laurent Curt, l'avocat de Jacqueline Héraud, la veuve du commandant de bord du Falcon 50 présiden tiel, assassiné en 1994 à Kigali, fait entendre une voix discordante. Pour lui et sa cliente, toutes les pistes res tent aujourd'hui ouvertes au sujet de l'attentat. Même les plus gênantes pour les autorités françaises de l'époque... 52 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

Le Monde prétendait s'appuyer sur (( le rapport final de la police judi ciaire française, daté du 30 janvier 2004 ». Un an après, avez-vous lu ce document ?

Me Laurent Curt : Non, je n'ai tou jours pas pu en prendre connaissance. L'évocation du « rapport Bruguière » est un mensonge éhonté. À la lecture du Monde daté du 10 mars 2004, bien évidemment, je suis allé consulter le dossier du juge. À l'époque, ce rap port ne s'y trouvait pas, ce qu'on m'a confirmé au greffe de son cabinet. En mars 2005, il n'avait toujours pas été versé en procédure.


En avez-vous demandé communica tion ?

Me Laurent Curt : En règle générale, dans le cadre d'une instruction, quelle qu'elle soit, le juge verse au dossier les éléments d'information qu'il reçoit. À partir du moment où le juge Bruguière n'a pas transmis ce rapport, on peut supposer qu'il n'en a pas été le destinataire. Si je formu lais cette demande, le juge me répondrait sans doute qu'il est comme la plus belle fille du monde : il ne peut donner que ce qu'il a... Ce rapport est pourtant censé avoir été rédigé par la Division nationale antiterroristes de la police judiciaire, un service chargé d'effectuer les com missions rogatoires du juge Bruguière. Quel peut être le statut d'un tel document, du point de vue de la pro cédure pénale ?

Mc Laurent Curt : Pour l'instant, nous parlons d'un document fantô me ; seul le journaliste auteur de ces articles prétend l'avoir vu. S'agissait-il d'un pré-rapport qui n'a pour l'instant pas été finalisé ni versé au dossier ?...

Revenons-en aux conclusions du magistrat telles qu'elles sont formu lées dans la presse. Depuis 1998, date de l'ouverture de l'information judi ciaire sur l'attentat, il a été question d'une piste unique : la culpabilité du FPR. Des transfuges de ce mouve ment ont notamment livré à la justi ce des révélations accréditant cette thèse. Vous n'avez pas l'air de juger leurs témoignages convaincants...

Me Laurent Curt : Depuis plusieurs mois, j'attends la copie intégrale des pièces, mais curieusement celle-ci tarde à me parvenir. En tout cas, à ma dernière consultation, au greffe du tribunal, je n'ai rien noté d'extra ordinaire concernant les accusations de transfuges du FPR. Certes, il y a des témoignages qui vont dans ce sens. Mais d'autres vont dans un sens opposé sans qu'il soit possible de privilégier une piste plutôt qu'une autre. C'est pourquoi cette instruction est toujours en cours après sept années.

de l'ONU avant d'être oubliée plu sieurs années dans un placard ?

Me Laurent Curt : Quand la presse fait état d'une boîte noire dans cette affaire, cela me fait toujours sourire. Car les Falcon 50, à l'époque, n'étaient pas équipés de boîte noire. Et celui du président Habyarimana ne l'était probablement pas, lui non plus. Il se trouve que l'aviation est ma principale passion, en dehors de mes activités professionnelles. Aussi je dispose de nombreuses sources d'informations qui sont una nimes pour confirmer qu'à l'époque, les Falcon 50 ne disposaient pas d'une boîte noire. On peut toujours imaginer qu'elle ait été rajoutée a posteriori, mais rien ne vient l'étayer à ma connaissance. Il semble en fait que M. Habyarimana n'ait pas pris au sérieux les menaces qui pesaient sur lui avant le 6 avril 1994...

Clarifions un peu le terme « boîte noire ». Il existe en fait deux types Qu'en est-il de cette « boîte noire », présentée par Le Monde comme ce//e du Falcon, qui serait parvenue au siège

d'enregistreurs en vol...

Me Laurent Curt : Je parle là du Flight Data Recorder (FDR), l'enregis treur des paramètres du vol. C'est ça la boîte noire — d'ailleurs, elle n'est pas noire mais orange. Cet appareil a pour rôle d'enregistrer l'altitude de l'avion, sa vitesse, sa vitesse ascen sionnelle, les braquages de gou vernes à un instant t... Cet appareil est très important, spécialement sur les avions commerciaux — où il est obligatoire —, parce qu'il est l'élé ment majeur permettant de détermi ner ce qui est à l'origine d'un crash aérien. Or, ici, on peut écarter le pro blème de la boîte noire pour une rai son essentielle : à supposer qu'on ait installé un fdr sur ce Falcon a poste riori, nous nous en moquons com plètement car la cause du crash est connue depuis le premier jour. C'est un missile qui a abattu l'avion. On ne cherche pas pourquoi cet avion est tombé mais par qui il a été abattu. Donc, la boîte noire ne nous intéres se absolument pas. Le deuxième enregistreur, celui qui pourrait avoir un intérêt dans notre dossier, c'est le Cockpit Voice Recorder Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 53


Radioscopie

(CVR), l'enregistreur des conversa tions du cockpit. Cet enregistreur est complètement différent de la boîte noire, il s'agit en réalité d'un magné tophone blindé installé dans le poste de pilotage. Celui-ci enregistre deux choses : les conversations entre l'avion et les différentes tours de contrôle ; et les conversations entre les membres de l'équipage. Cet appareil est doté d'une bande magnétique qui enregistre en boucle, généralement sur une durée de tren te minutes. Cela étant, il est peu vraisemblable que l'équipage ait eu le temps de faire des commentaires avant d'être touché par les deux mis siles ; en outre, M. Bruguière a obte nu communication de la retranscrip tion des conversations entre la tour de contrôle de Kigali et l'avion sans que cela apporte grand-chose à la recherche de la vérité.

l'impression, à la lecture de la presse française, que le magistrat n'aurait travaillé que sur une seule hypothèse, celle visant le FPR. A-t-il aussi tra vaillé sur d'autres pistes ?

Me Laurent Curt : Conformément à sa mission, le juge a suivi de mul tiples pistes. Mais toutes nous font sortir du domaine juridique pour sombrer dans la géopolitique, avec toute l'imprécision que cela compor te. Dans la mesure où il n'y a pas d'éléments de preuve dans un sens ou dans l'autre, on peut, bien sûr, rechercher les motivations possibles de tout un chacun. Autrement dit,

Après sept années d'enquête, vous voulez dire que l'on en resterait aux conjectures ?

Me Laurent Curt : Oui, car rien à mes yeux ne permet d'affirmer que untel aurait participé à cet attentat. On peut simplement s'étonner de certains comportements et de cer taines paroles prononcées... Disons qu'on peut relever dans le dossier des informations tendant à prouver que certaines personnes — non rwandaises — s'attendaient à ce que cet attentat soit commis. Ces per sonnes considéraient que c'était à craindre, mais cela ne permet pas

Comment réagissez-vous au fait que l'ONU ait été destinataire, en 1994, d'un CVR censé provenir du Falcon 50 présidentiel, mais qui a été abandonné pendant dix ans dans une armoire ?

Me Laurent Curt : Cette informa tion, selon laquelle l'ONU aurait retrouvé, dix ans après, au détour d'un couloir, un CVR pouvant être celui du Falcon 50, m'a laissé un goût amer. Après analyse, l'ONU nous apprend que ce CVR ne serait pas identifiable mais qu'il ne concer nerait vraisemblablement pas le vol fatidique. Cela m'a amené, à l'époque, à solliciter de M. Bruguière la communication de ce CVR et son audition par ma cliente afin d'identi fier si la voix de son mari s'y trouve. Je n'ai pas encore obtenu satisfaction à ce sujet, non pas du fait de M. Bruguière mais de l'ONU, qui ne semble pas pressée de lui communi quer ces enregistrements... Lorsque l'enquête Bruguière a démar ré, en mars 1998, tous les observa teurs s'accordaient à reconnaître qu'il existait, sur le papier, deux hypo thèses principales quant aux auteurs possibles de l'attentat : le Front patriotique rwandais ou les extré mistes hutu opposés à l'application des accords d'Arusha. Pourtant, on a 54 mars/avril 2005 Golias magazine nc 101

qui avait intérêt à commettre cet attentat ? À partir de là, les pistes sont variées. Elles nous emmènent, d'ailleurs, hors du cadre strict du Rwanda. Car vous savez comme moi que de nombreuses hypothèses ont été émises mettant en cause dans l'attentat des États étrangers, à com mencer par la France, voire même les Etats-Unis. Plusieurs pays auraient pu avoir intérêt, effective ment, à commettre cet attentat.

pour autant à un juge de leur impu ter la responsabilité de l'attentat.

D e s o ff i c i e l s f r a n ç a i s f i g u r e n t - i l s parmi ces personnes ?

Me Laurent Curt : Des Français, oui. Des officiels français, là je ne peux pas vous répondre.


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Depuis avril 1994, le rôle possible de ressortissants français dans l'attentat a été évoqué. L'enquête du juge Bruguière a-t-elle mis en lumière des éléments pouvant embarrasser les autorités poli tiques françaises de l'époque ?

Me Laurent Curt : Oui. On peut d'ailleurs craindre que l'information judiciaire se trouve retardée à cause du contenu de ce dossier. Car certains éléments recueillis par le juge pour raient faire l'objet d'interprétations aux conséquences lourdes sur le plan politique.

« Un certain nombre d'éléments permettent de s'étonner de la passivité de certains Français devant les informations dont ils ont pu avoir connaissance

avant l'attentat. »

// est difficile de ne pas évoquer un

C'est étonnant ; ce que vous dites va à l'inverse de la teneur de l'enquêté Bruguière telle qu'elle est présentée depuis cinq ans...

Me Laurent Curt : Pas si étonnant que ça en fait, dans la mesure où la plupart des ouvrages parus sur le sujet font état d'une attitude de la France qui pourrait être interprétée par le public comme une possible « complicité » avec les auteurs du génocide. On a écrit que les Français auraient peut-être pu éviter le géno cide, mais aussi éviter l'attentat ; on sait que la France était étroitement liée aux dirigeants rwandais de l'époque, et aussi qu'elle était pré sente avant et après l'attentat... Tous ces renseignements ont été vérifiés par le juge d'instruction, et il existe dans le dossier un certain nombre d'éléments qui permettent de s'éton ner de la passivité de certains Français devant les informations dont ils ont pu avoir connaissance avant l'attentat. Si ces personnes avaient réagi, l'attentat aurait pu être évité. Je ne dis pas pour autant que ces personnes ont délibérément agi pour permettre l'accomplisse ment de cet attentat. Je dis juste que l'attentat aurait pu être évité. Quoiqu'il en soit, nous savons aujourd'hui que cet attentat n'est pas la cause du génocide, il n'est que son déclencheur. Pour moi, c'est impor tant de le réaffirmer.

personnage qui, depuis dix ans, tient beaucoup à se faire remarquer sur la question de l'attentat : Paul Barril, ancien du GIGN et de la « cellule antiterroristes » de l'Elysée sous François Mitterrand. A-t-il enfin trans mis à la justice les pièces à conviction qu'il prétend détenir ?

Me Laurent Curt : Paul Barril n'a rien transmis d'intéressant à ce jour qui figurerait dans le dossier de M. Bruguière. À ma connaissance, il a déjà été entendu deux fois, mais il n'a rien apporté de significatif à la manifestation de la vérité. En revanche, l'éventualité qu'il ait pu tenir un rôle dans l'attentat n'a pas fait l'objet d'investigations poussées jusqu'à ce jour. Cela fait partie de mes projets d'amener le juge à affi ner sa recherche en ce sens. C'est vrai que le rôle de M. Barril dans cette affaire est pour le moins nébu leux. On peut en effet s'interroger fortement sur sa présence à Kigali à l'époque de l'attentat. L'instruction a-t-elle permis de confir mer qu'un quatrième ressortissant français, dont Paris n'a jamais fait état, serait mort dans l'attentat du 6 avril 1994?

Me Laurent Curt : Cette information m'est connue, mais pas par la lecture du dossier. Il conviendra de la faire vérifier dans le cadre de l'instruction et j'envisage effectivement de demander au juge de pousser ses investigations un peu plus avant sur le nombre de passagers qui se trou vaient dans l'appareil au moment de

l'attentat. Car il est vrai que cet homme, M. Motti, n'apparaît pas jusqu'à présent sur la liste des passa gers. Il y a là quelque chose qui mériterait d'être approfondi.

Des pressions ont-elles pesé sur votre cliente depuis le début de cette affaire ?

Me Laurent Curt : Absolument aucune. Nous sommes entièrement libres de notre action. Pour l'instant, nous nous sommes contentés de vérifier où en était l'instruction — ma cliente s'est constituée partie civile seulement au deuxième semestre 2003. Il a déjà fallu s'impré gner de ce qui existe dans ce dossier, et à cet égard la justice française ne nous aide pas beaucoup : les services administratifs du tribunal ne font pas de zèle pour nous transmettre copie des pièces. On peut simple ment relever que tout est fait pour que rien n'aille vite.

Pourquoi Mme Héraud ne s'est-elle constituée qu'en 2003 ?

Me Laurent Curt : Parce que jusqu'à cette date, ma cliente redoutait d'éventuelles réactions à sa constitu tion. Il est clair que l'on se trouve sur un terrain glissant, car ces événe ments ont été lourds de consé quences. Aussi a-t-elle préféré se montrer prudente. Aujourd'hui, sa motivation est de connaître la vérité, non seulement pour elle-même mais surtout pour ses enfants, afin qu'ils sachent qui a tué leur père et pour quoi. Mme Héraud ne se fait plus tel lement d'illusions. Aujourd'hui, elle est quasiment convaincue qu'elle a de fortes chances de quitter ce monde avant d'avoir vu ce dossier définitivement bouclé. Propos recueillis par Mehdi Ba


Radioscopie

La France, la boîte noire et le génocide D

epuis onze ans, les rideaux de fumée se succèdent autour de l'attentat contre l'avion présiden tiel. Boîte noire, origine des mis siles, fuites judiciaires, tout est bon pour convaincre l'opinion que les organisateurs du génocide ne sont pas ceux qui l'ont déclenché. Le dernier bluff en vogue consiste à spéculer sur les conclusions de l'information judiciaire confiée en 1998 au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Sans relâche, livres et journaux nous annoncent que l'issue, imminente, en sera accablante pour l'actuel président rwandais et sa garde rapprochée. Pourtant, rien ne vient. L'immense force de dénégation qui anime les auteurs rwandais du génocide des Tutsi et leurs com plices occidentaux ou africains s'est toujours nourrie avec gour mandise de l'attentat du 6 avril 1994. Maniant en virtuoses l'accu sation en miroir, les propagandistes du Hutu Power se sont fait une spé cialité d'utiliser l'assassinat de Juvénal Habyarimana pour mas quer l'essentiel : la planification méthodique du génocide. De cet événement qui marque le signal de départ des massacres, ils ont construit un alibi providentiel... 56 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

C'est devenu un fétiche que l'on implore dans l'espoir qu'il aidera à réécrire une histoire qui, décidé ment, ne passe pas. Un rectangle métallique orange, pourtant qualifié de noir, dont on attend l'absolution et, pourquoi pas, des excuses. « On », c'est la France officielle et son lobby d'africanistes néocoloniaux — de négrologues, pour emprunter à la novlangue de l'un de ses plus bruyants porte-voix. Et ce rectangle de métal, objet de culte depuis onze ans, c'est la boîte noire virtuelle du Falcon 50 qui fut abattu, au soir du 6 avril 1994, au-dessus de l'aéroport de Kigali, avec à son bord les prési dents rwandais et burundais et une dizaine d'autres passagers. Le tour de passe-passe est digne de figurer dans les manuels d'action psychologique. Grâce à une boîte noire qui n'a probablement jamais existé (et qui, si elle existait, ne pour rait rien nous apprendre), on par vient à détourner les regards de ce que l'on tient à cacher pour les

orienter vers un leurre. La recette est la suivante : prétendez avec convic tion que la boîte noire de l'avion abattu a été escamotée par l'ONU depuis 1994 ; laissez entendre que cette manipulation profite à l'actuel régime rwandais et en particulier au FPR ; sous-entendez que les ÉtatsUnis ont probablement fait pression sur l'ONU pour étouffer une vérité qui embarrassait leur amis rwandais ; suggérez que cette boîte noire signe rait l'implication du FPR dans l'at tentat et que c'est pour cela qu'on l'aurait fait disparaître... Vous aurez alors gagné le droit de ne plus jamais entendre parler de l'éventua lité que des ressortissants français aient pu jouer un rôle dans cet atten tat. Vous serez surtout parvenu à inverser totalement la lecture du génocide des Tutsi du Rwanda. La responsabilité de son déclenche ment, jusque-là attribuée à juste titre à ses organisateurs et auteurs, reviendra désormais au mouvement qui y a mis un terme, en juillet 1994.


CONFfDmZLéM INVESTIGATIONS SECTION / OIOS Paragraph 17 Repnaj

Vous aurez ainsi transformé le FPR, qui se voulait protecteur des intérêts Date of Report: 1 August 1997 des Tutsi rwandais opprimés par un Date Information Obtained: Between 6 April 1996 & 1 Mav 1997 régime d'apartheid — et aussi des So.rccoflnformationae.NameorC.I.JeK): wi^Ho'rU Hutu opposés à ce racisme d'État —, en premier responsable du génocide. ^S^£SS£r"* °rfor USG/0roS'S ««"W: To.bediscussed ooiy by Vous aurez, par extrapolation, inver sé bourreaux et victimes. applies: bul ooc y*, established; or D: Unknown) Il y a cinq ans, Golias dénonçait déjà la pente savonneuse qui mène direc C R E D f fi l U Ty o f M o m u c i o n : o * . * , , , , ^ tement des spéculations sur l'atten tat vers un négationnisme inconsidé ré. Jean-François Kahn et son hebdo madaire Marianne nous en avaient fourni un stupéfiant exemple, en doin of thep3S3 eS : Zl0nh,hrefS °f "" 6 **1994 ** *• *■*» and cher leading ofl£b weTS?^* 'T?" »*»*■««. ^«sidern tfBuJ* croyant bon de commenter — en ^^•^ow^a^^^l^?^^^ «""""ins inside his fcnily circle were ignorant manifestement tout du dos sier — un scoop de circonstance qui SOve^SS^^^^P^^^'t'W'Neworie" and ^SSBBBm^SS''' hissait au rang de Graal le « rapport Hourigan », un très mince document interne de l'ONU (voir ci-contre). Le raisonnement était identique : on prétendait qu'un rapport évoquant la possible implication du FPR dans l'attentat avait été escamoté par l'ONU pour ne pas effaroucher Paul L'intérêt du « rapport » Hourigan tient dans ce seul paragraphe, indiquant que « trois sources liées au régime au pouvoir à Kigali prétendent avoir appartenu à une unité d'élite connue sous le nom de Kagame. À l'époque, Marianne réité "network" » qui aurait organisé l'attentat sous les ordres de Paul Kagame. Ce n'est pas tant le contenu du rait à trois reprises dans le même document qui a assuré son succès, que le fait qu'il ait été classé sans suite par le TPIR... article l'inversion des massacreurs et des civils exterminés. Le peuple enregistrés par le Flight Data Recorder Une fois rappelée cette évidence, il hutu devenait victime d'un génocide (FDR) s'avère précieuse. L'autre reste à se demander pourquoi, à deux commis par les Tutsi à l'instigation enregistreur en vol, souvent désigné reprises, un quotidien français de du FPR. Accessoirement, le million à tort sous le terme de boîte noire, le référence à pu donner un écho déme de victimes tutsi se voyait rabaissé à Cockpit Voice Recorder (CVR), suré à la chimère de la boîte noire... en se fourvoyant par deux fois. quelques centaines. Marianne avait contient, lui, l'enregistrement des conversations tenues par l'équipage réécrit l'histoire en lui tordant le cou. Joint par Golias, Jean-François Kahn dans le poste de pilotage. La boîte noire avait eu l'audace de n'y voir que de Qu'il s'agisse du FDR ou du CVR, la raison d'être d'une boîte noire est simples « coquilles ». Et son journal était trop noire n'avait jamais éprouvé la nécessité identique : identifier, en examinant de publier un rectificatif. 17 juin 1994. Alors que l'opération les données restituées par ces enre En 2004, ressurgie du néant où elle gistreurs, pour quelles raisons un Turquoise s'apprête à déployer les était retournée depuis dix ans, la avion s'est écrasé et à qui/quoi en troupes d'élite rattachées au boîte noire du Falcon 50 présidentiel revient la responsabilité. Or dans le Commandement des opérations spé a remplacé le rapport Hourigan cas du Falcon présidentiel rwandais, ciales (Cos) dans le sud-ouest du comme muleta. Pourtant, le hic tient il est une chose sur laquelle tout le Rwanda sous de fallacieux prétextes en une malheureuse évidence : monde s'accorde depuis le premier humanitaires, la une du quotidien bruxellois Le Soir est barrée d'un titre jamais, depuis l'apparition des jour, même les détracteurs les plus boîtes noires dans l'aéronautique, antagonistes : alors qu'il amorçait qui provoque la stupeur à Paris : l'un de ces engins n'a pu apporter la son approche sur l'aéroport de « L'avion rwandais abattu par deux moindre information pertinente sur Kigali, l'avion a été abattu par une Français ? » Sur cinq colonnes, l'ar les auteurs d'un attentat par missile. équipe au sol munie de missiles sol- ticle de Colette Braeckman évoque air portatifs. Dès lors, aucune boîte « un témoignage venant de Kigali [...] Une boîte noire, en effet, n'a d'inté rêt que lorsqu'il s'agit de déterminer noire ne permettra jamais de qui recoupe d'autres informations en [sa] l'origine d'un crash aérien — ce qui répondre à la seule question qui possession assur[ant] que l'avion [...] aurait été abattu par deux militaires fran que les causes de la cerestitu crash compte : qui étaient les auteurs de "~suppose soient incertaines. En cela, cette opération commando et leurs çais du Dami (Détachement d'assistance militaire à l'instruction) au service de la tion des multiples paramètres de vol commanditaires ? ,^m^^:x^mu^^mi^msÊSi^lÊÊ^i

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Radioscopie ENQUETE

CDR [Coalition pour la défense de la République, les extrémistes hutu] ». « Ces allégations sont absurdes, réagit aussitôt le porte-parole du Quai d'Orsay. Et j'ajoute même qu'il est scandaleux de répandre des rumeurs qui ne reposent sur aucun fondement '. » La diplomatie française, offusquée, ten tera d'obtenir de ses homologues belges un démenti formel aux affir mations du Soir, voire des sanctions contre la journaliste. Peine perdue. L'information est reprise par la plu part des médias français. Dans le contexte de l'époque, la pers pective dessinée par Colette Braeckman est accueillie sans grande surprise. Chaque jour ou presque, dans le monde entier, les médias rap S" pellent l'engagement profondément 1 trouble de Paris au Rwanda, quand ils n'en dévoilent pas de nouveaux aspects. Dans quelques jours, le leur re humanitaire emportera tout sur son passage. Mais en ce 17 juin, l'at tention est encore focalisée sur les rapports entretenus par les autorités résumerait à « une agression caractéri françaises avec les successeurs de sée qui a débuté par l'assassinat de deux leur grand ami Habyarimana — le chef d'Etat ». « Le crime, poursuit-il, gouvernement intérimaire rwandais profite aux terroristes du FPR, qui (GIR) qui encadre le génocide. Aussi représentent seulement 10 % de la les révélations de Colette Braeckman, population. Ces gens-là ne pourront même au conditionnel, provoquentjamais avoir le pouvoir au Rwanda, du elles une réaction affolée pendant moins par les urnes — un homme, une quelques jours. Mais déjà le célèbre voix, comme en Afrique du Sud3. » capitaine Paul Barril arrive pour Pour asseoir ses nombreuses révéla éteindre l'incendie. Le Monde et tions, Paul Barril se contente d'exhi France 2 lui font la courte échelle. ber un rectangle métallique de cou Le 28 juin 1994, ces deux médias se leur noire, ainsi que « trois grandes prêtent en effet à une curieuse opé bobines de marque Assmann, contenant ration de désinformation. Alors que huit heures de bande chacune4 ». le génocide est toujours en cours, le Malheureusement pour Le Monde et gendarme d'élite, devenu P-DG de France 2, qui effectueront leurs véri la société « Secrets », leur confie une fications a posteriori, n'importe quel révélation stupéfiante : il affirme texte se rapportant aux « boîtes avoir eu accès, dans Kigali à feu et à noires » précise que leur couleur sang, à l'ensemble des données rela usuelle est le orange, ce qui permet tives au vol fatidique (émanant de la de les repérer plus facilement en cas tour de contrôle comme de l'avion) de crash. Quinze jours plus tard, le dont « la fameuse "boîte noire"2 ». Sur quotidien du soir reconnaîtra, France 2, il prétend même détenir penaud, avoir été abusé par Paul « les lanceurs des Sam 7 » ayant servi Barril. Et finira par s'interroger, tar dans l'attentat. Interrogé d'un ton divement, sur le véritable rôle du grave par Daniel Bilalian, l'ancien capitaine dans la gestion par l'Elysée gendarme de l'Elysée pointe un du dossier rwandais. Cet homme doigt accusateur vers « les terroristes était pourtant, pour ce journal, tout du FPR ». Pour lui, le génocide se sauf un inconnu... 2005 Golias magazine n° 101

Le ce rapport Bagosora » Libération se joint sous peu au ballet. Le 29 juillet 1994, en plein cœur de l'été, une double page du quotidien revient sur l'attentat d'une bien curieuse façon. Écrit sous la ferme influence de sources militaires fran çaises (et reflétant sans la moindre distance la version pourtant peu cré dible du Dami, dont l'un des membres est d'ailleurs suspecté par Colette Braeckman d'avoir trempé dans l'attentat), l'article a tout juste le mérite de présenter l'hypothèse alternative — et « politiquement incorrecte » à l'époque — selon laquelle le FPR, mouvement consti tué en Ouganda par la diaspora tutsi contrainte à l'exil depuis 1959, pour rait être à l'origine de l'attentat et avoir ainsi allumé l'étincelle du génocide qui emporta les siens. Le décor est planté. À Paris, le FPR est désigné de manière insistante comme l'assassin d'Habyarimana, ce qui permet d'envisager une réécritu re de l'histoire du génocide qui se confond avec la version que ses concepteurs répètent en boucle


Forces armées rwandaises à Goma » — autrement dit les coauteurs du géno cide. À la fin du mois d'avril 1994, précise Filip Reyntjens, des déplacés provenant des environs de Kigali ont établi leur campement au lieudit Masaka, aux alentours de l'aéro port de la capitale. Là, ils auraient trouvé du matériel militaire grossiè rement dissimulé qu'ils ont immédia tement remis aux Far — lesquelles contrôlaient encore la zone6. Les lan ceurs des deux missiles utilisés le 6 avril, que personne n'avait trouvés jusque-là puisque personne ne s'était donné la peine de les chercher7, auraient été récupérés de la sorte par une patrouille des Far, et le lieutenant Munyaneza en aurait relevé sur une feuille les divers numéros de série. La promotion du livre de Filip Reyntjens est retentissante, et la cré dibilité de son document s'en trouve mécaniquement entérinée. Béné ficiant de la caution d'un expert répu té, le rapport Munyaneza acquiert ainsi une valeur qu'il ne mérite pas forcément. Pour preuve, une corres pondance passée inaperçue, glissée dans les annexes du rapport de la mission parlementaire présidée par Paul Quilès. Datée du 10 décembre 1998, elle est adressée par le profes seur Reyntjens au député Bernard Cazeneuve : « Je vous confirme que j'ai obtenu les numéros de série des lanceurs SA 16 de la part des Far, écrit le juriste Jusqu'aux premiers jours de 1998, anversois, et plus particulièrement le l'attentat se fait oublier. À une colonel Bagosora. C'est par le biais de exception près. Début 1996, dans son l'avocat de ce dernier, Me Luc de livre Rwanda : trois jours qui ont fait Temmerman, que ces données me sont basculer l'histoire5, l'universitaire parvenues. » Autrement dit, l'homme belge Filip Reyntjens croit pouvoir considéré comme le « cerveau du authentifier les deux missiles utilisés », qui figure par ailleurs sur dans l'attentat, dont plusieurs génocide la liste des commanditaires possibles sources émanant de services secrets de l'attentat contre Juvénal occidentaux lui affirment qu'ils cor Habyarimana, cet homme, Théoneste respondent à des missiles prélevés Bagosora, a jugé opportun de faire par la France en Irak au terme de la parvenir le rapport Munyaneza à guerre du Golfe. Le démenti fran l'universitaire belge. Alors que, à la çais, comme à l'habitude, est aussi même époque, ce spécialiste confirmé vigoureux que laconique. Là prend de l'accusation en miroir dénonçait, naissance un fameux imbroglio. dans un plaidoyer suintant à chaque Fin 1995, l'universitaire belge a reçu ligne le racisme anti-Tutsi, les mas communication du rapport rédigé sacres commis par le FPR contre les par un lieutenant des ex-Far, Hutu après que ce mouvement aurait Augustin Munyaneza. Ce document, déclenché l'attentat du 6 avril : raconte-t-il sans plus de précisions, « L'assassinat de Habyarimana devait lui est parvenu par le canal « des ex- donc être l'ultime opération du FPR-

depuis le 6 avril 1994 : l'attentat marquerait l'ultime tentative des Tutsi, éternels « dominateurs féo daux », pour asseoir leur emprise sur le pays et perpétuer « l'asservis sement » des Hutu. Dans cette vision, le FPR aurait pré médité l'attentat contre le président Habyarimana afin de susciter le chaos et de s'accaparer la totalité du pouvoir par une victoire militaire, au mépris de l'accord d'Arusha, tout cela sans le moindre égard pour les retombées certaines que provoque raient son acte : hâter la mise en œuvre de massacres planifiés contre les Tutsi et l'opposition. Depuis le Parlement, à Kigali, où étaient offi ciellement cantonnés six cents de ses hommes, un commando du FPR aurait réussi l'exploit de s'introduire dans une zone sous contrôle étroit de la garde présidentielle d'Habyarimana et de la Minuar — zone également voisine du cantonnement des coopé rants militaires français —, d'où il aurait tiré avec succès deux missiles sol-air. Ces hommes, pourtant aguer ris, auraient ensuite négligemment abandonné les lanceurs de leurs mis siles avant de s'évanouir aussi facile ment qu'ils étaient apparus sans que quiconque, dans cette zone ultramilitarisée, n'ait le réflexe de se lancer à leurs trousses.

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Inkontanyi pour la reconquête [du] pou voir. [...] Le FPR a délibérément tué Habyarimana avec des complicités notamment belges et ougandaises8. » Si le principal accusé du génocide, actuellement en cours de jugement à Arusha devant le TPIR, a voulu accorder de la publicité à ce rapport par voie de presse et d'édition, c'est que cela servait ses intérêts. Or son intérêt prioritaire, sa véritable ligne de défense, a toujours consisté à reporter l'ensemble des crimes dont il est accusé sur le FPR ; et, au pre mier chef, à rendre l'ancienne gué rilla responsable de l'attentat, ce qui lui permet ensuite de qualifier les massacres contre les Tutsi de « repré sailles » suite à l'assassinat du chef de l'État. Comme si ce crime pouvait justifier qu'un peuple entier se mette à massacrer consciencieusement, à la machette et à la grenade, cent jours durant, des civils désarmés et totale ment innocents...

« Le FPR répondra devant l'Histoire » Pour les génocidaires et leurs alliés, depuis le 6 avril 1994, l'attentat est un point d'argumentation essentiel. À lui seul, il doit permettre d'em brouiller les esprits et de proposer une réécriture faussement candide

1) Le Soir, 18 juin 1994. 2) Le Monde, 28 juin 1994. 3) « Journal de 13 heures », France 2,28/06/94. 4) Le Monde, 28 juin 1994. 5) Cedaf/L'Harmattan, 1995. 6) Cette scène est recoupée, selon Filip Reyntjens, par des témoignages « indépendants ». 7) Entre le 6 et le 27 avril, date du rapport, les soldats français du Dami puis d'Amaryllis (jusqu'au 14 avril) et la garde présidentielle rwandaise avaient un accès privilégié aussi bien à la zone d'où ont été tirés les missiles qu'à celle où l'avion s'est écrasé. Ils n'ont pourtant recherché ni les auteurs du crime ni d'éventuels indices matériels. La Minuar, de son côté, était privée de toute liberté de mouvement depuis le 6 avril à 20 heures 30. 8) L'assassinat du président Habyarimana ou l'ultime opération du TUTSI pour sa reconquête du pouvoir par la force au Rwanda, colonel BEMS Bagosora Théoneste, Yaounde, 30 octobre 1995.

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du génocide, dans laquelle l'hypo thèse d'une responsabilité du FPR suffirait à nier la préméditation du génocide lui-même par les extré mistes hutu. Oubliés la formation et l'armement des milices, l'importa tion massive des armes du génocide, le recensement scrupuleux des Tutsi à éliminer, le financement des médias de la haine, etc. D'un point de vue judiciaire, cette échappatoire est illusoire, comme l'ont régulière ment rappelé les décisions des chambres du TPIR et de la chambre d'appel de La Haye — en dépit de multiples tergiversations, toujours en cours, sur le fait de savoir si l'at tentat du 6 avril peut entrer dans la définition du Statut du tribunal9. Mais vis-à-vis de l'opinion, encore récemment, elle s'est avérée extrê mement efficace. Le raisonnement s'articule ainsi : le FPR savait qu'un génocide se préparait ; il n'ignorait pas que l'assassinat du chef de l'État, suivi d'une offensive militaire

visant à conquérir le pouvoir, mar querait le début des massacres ; cyniquement, il a pris le risque de faire massacrer des centaines de mil liers de Tutsi tout en donnant le signal de départ du génocide. Bref, il en serait presque le principal res ponsable. Une telle analyse pouvait encore s'étaler, à la une du Monde, lors de la dixième commémoration du génocide. Les accusations visant le FPR dans l'attentat sont en fait une vieille his toire. Ce mouvement en a été accusé par les deux principaux médias de la clique qui organisait le génocide (le journal Kangura et la Radio des Mille Collines) avant même qu'il soit com mis ! Le 3 avril 1994, jour de Pâques, la RTLM en avait prévu la date, combinant accusation en miroir (« Que le FPR sache qu'il répondra devant l'Histoire et devant le peuple... Un jour, il devra expliquer devant le peuple et l'humanité entière comment ces enfants du pays, ils les ont précipités

Un transfuge francophile En clé 2004,Vénuste du dossier Abdul Bruguière. Ruzibiza Ce que était leprésenté quotidien parneLeprécisait Monde comme pas, c'est le témoin que cet homme — qui se présente comme un ancien membre du « network commando » qui aurait procédé à l'attentat pour le compte du FPR — était devenu, depuis l'an née précédente, un protégé de la DGSE, les services secrets français. Ce sont eux qui ont apporté sur un plateau au juge Bruguière ce témoin miracle, comme nous l'apprend Le Soir (I I mars 2004). En mai 2003, à la veille de l'opération militaire Artemis en Ituri, Colette Braeckman avait rencontré Abdul Ruzibiza en Ouganda. « Sans trop se faire prier, raconte la journaliste belge, il nous avait expliqué qu'en 1994, il faisait partie de l'unité spéciale du FPR infiltrée dans Kigali, le fameux "network com mando" qui s'était chargé d'abattre l'avion du président Habyarimana. À l'époque, il était prêt à "vendre" son récit à qui aurait voulu en faire un livre, et il était déjà en contact avec les Français. Ruzibiza n'était guère avare de détails, mais sur certains points, comme le lieu d'où le missile avait été tiré (la colline de Masaka), il ne nous paraissait pas convaincant et certaines de ses déclarations étaient contradictoires. [...] À Kampala, Ruzibiza fut mis en contact avec la DGSE (les services français de la sécurité extérieure), et en 2003 il fut même question de le faire participer à une offensive menée par les FDLR (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda, mouvement d'opposition armé au régime de Kigali), offensive qui aurait eu lieu au moment où l'opération Artemis se déployait à Bunia et bloquait les rebelles pro-rwandais de l'UPC (Union des patriotes congolais). Le président ougandais Museveni s'étant opposé à cette opération, Ruzibiza, aujourd'hui réfugié en Norvège, fut envoyé à Paris où, protégé par la DGSE, il collabora à l'enquête du juge Bruguière... » □

60 mars/avril 2005 Golias magazine n'

dans la mortw ») et prophétie autoréa lisatrice (« une petite chose » est pré vue le 6 avril à Kigali, « et alors vous entendrez le bruit des balles ou encore vous entendrez les grenades tonner" »). Dès la première demi-heure suivant le crash de l'avion, l'ambassade de France et la RTLM délivrent en chœur la version officielles des orga nisateurs du génocide : « Le FPR a commis l'attentat avec l'aide de mili taires belges de la Minuar. » Cette folle rumeur ne sera pas pour rien dans l'atroce lynchage que subiront, le lendemain, dix casques bleus belges. Un officier belge de la Minuar nous a d'ailleurs affirmé que des militaires français faisaient ouvertement courir ce bruit à Kigali pendant l'opération Amaryllis. Les jours et les semaines qui sui vront, par divers canaux allant de la presse dite panafricaine aux lettres confidentielles, en passant par les subterfuges médiatiques du capitai ne Barril, la thèse visant le FPR a pour principaux adeptes, d'une part les responsables rwandais du géno cide, et de l'autre la Défense et la diplomatie françaises. À l'inverse, les administrations belge et améri caine ainsi que la plupart des obser vateurs et chercheurs indépendants regardent dans la direction des extrémistes hutu opposés aux accords d'Arusha.

« Aucune preuve convaincante » Mais revenons-en au rapport géné reusement transmis au professeur Reyntjens par le colonel Bagosora (qui était encore en liberté à l'époque). En toute logique, le « cer veau du génocide » n'avait qu'une raison et une seule de donner, par l'intermédiaire de Filip Reyntjens, une telle publicité à un document censé authentifier la provenance des missiles utilisés dans l'attentat : compromettre ses ennemis abhorrés du FPR. C'est là qu'un rebondisse ment inattendu se produit. Contre tout attente, malgré la provenance quelque peu douteuse du rapport Munyaneza et en dépit de l'hostilité


« Le massacre humain systématique le plus horrible qui ait eu lieu depuis l'exterminantion des juifs par les nazis », Bertrand Russel.

connue de Filip Reyntjens envers le FPR, ce n'est pas le mouvement de Paul Kagame vers qui renvoient les numéros de missile consignés par le lieutenant des Far. Du moins c'est ce que l'on va croire pendant un certain temps. Des sources anonymes (anglaise, belge et américaine) appartenant chacune à un service de renseignement se rejoignent pour affirmer à l'universitaire que les numéros de série en question pro viendraient d'un stock prélevé par l'armée française en Irak après la première guerre du Golfe. L'infor mation fait grand bruit, car chacun sait le soutien considérable dont l'ar mée rwandaise a bénéficié de la part de Paris. Si les missiles ayant servi à abattre l'avion se trouvaient dans un arsenal français, il est bien plus pro bable qu'ils aient été utilisés par les extrémistes hutu que par le FPR. Comme contrarié par cette suspicion contre la France qu'il contribue à étayer, et probablement déçu d'être conduit à une déduction qui se retournerait contre les sources qui lui ont transmis le document, l'uni versitaire belge réussit une auda cieuse pirouette : au mépris de l'élé ment tangible qu'il vient d'apporter, il suggère que c'est probablement le FPR qui a fait le coup, se basant sur un examen des mobiles très subjectif plutôt que sur cet indice matériel. Il faudra attendre les travaux de la mission parlementaire française pour comprendre que cette « fuite »

est probablement une manipulation des responsables du génocide. Manipulation dont les services fran çais semblent avoir été les relais complaisants. Dès le printemps 1998, alors qu'une mission d'information parlementaire vient d'être créée à l'Assemblée nationale sous la présidence de Paul Quilès, la version des services secrets français trouve un porteparole particulièrement dévoué. L'éphémère ministre de la coopé ration Bernard Debré sonne le tocsin à peine trois semaines après l'annon ce de la création de la mission. Il est catégorique : lorsqu'il est entré en fonction, en 1994, il a demandé aux administrations sous son autorité, ainsi qu'à la DGSE, qui était derrière l'attentat. On lui a alors apporté la « preuve >> que c'était le FPR, puisque les troupes de Paul Kagame avaient — lui a-t-on garanti — déclenché leur offensive dès le 6 avril au soir n, et que d'autre part les numéros de lanceurs utilisés dans l'attentat renvoyaient — lui a-t on assuré — vers les stocks de l'ar mée nationale ougandaise, autre ment dit vers le FPR. D'autres que lui viendront corrobo rer ce scénario devant la mission Quilès, parmi lesquels le général Quesnot, ancien chef d'état-major particulier de François Mitterrand, ou encore Jean Heinrich, ancien directeur de la Direction du rensei gnement militaire (DRM). Parallèle

ment à leurs déclarations, bien floues, les ministères de la coopé ration et de la défense transmettent quelques documents aux parlemen taires, censés leur permettre de faire progresser la recherche de la vérité. Parmi ceux-ci, « le ministère français de la défense a transmis à la Mission des photos d'identification de lanceur des missiles prises au Rwanda les 6 et 7 avril 1994, émanant de la Direction du renseignement militaire et trans mises à cette dernière par la Mission militaire de coopération. Étaient joints à cette transmission la photocopie du cahier d'enregistrement de la DRM du 22 au 25 mai 1994, ainsi que les photo graphies originales d'un missile antiaé rien. Les documents étaient également accompagnés de deux listes de missiles de type Sam 16 établies par la DGSE, la

9) Ceux qui le réclament ne se sont jamais offusqués que l'instruction confiée au juge Bruguière soit ouverte pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et non pour génocide ou crime contre l'humanité. 10) Enregistrement et traduction réalisés à Kigali par le journaliste Faustin Kagame. Le speaker visionnaire de la RTLM est Noheli (Noël) Hitimana, aujourd'hui décédé. 11) Ibid.

12) Au terme de ses travaux, la mission parlementaire établira que l'offensive du FPR dans le Nord a en fait commencé le 10 avril dans l'après-midi, ce qui fragilise considérablement la thèse incriminant l'ex-guérilla dans l'attentat. Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 61


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première inventoriant les missiles en dotation dans l'armée ougandaise, la seconde les missiles récupérés par l'ar mée française sur les stocks irakiens au cours de la guerre du Golfe m ». En comparant les numéros des mis siles figurant dans le rapport Munyaneza-Bagosora-Reyntjens et la liste des missiles en dotation dans l'armée ougandaise aimablement communiquée par la DGSE, on s'aperçoit que ces numéro de série sont proches, autrement dit qu'il est probable qu'ils proviennent du même lot, donc des stocks ougan dais. L'implication du FPR dans l'at tentat serait ainsi corroborée. À ceci près que lesdites photos, dont l'origine est totalement mystérieuse u, disent tout autre chose. Les parle mentaires découvrent en effet que les lance-missiles sol-air photogra phiés le 6 ou le 7 avril 1994 n'ont en réalité jamais servi. Or l'un de ces lance-missiles porte le même numé ro de série que l'un des deux lan ceurs répertoriés par le lieutenant Munyaneza deux semaines plus tard. Comment les lanceurs ayant servi dans l'attentat auraient-ils pu être photographiés le 6 avril au soir ou le 7 sans avoir servi ? Et s'ils ont été pris en photo dans la journée du 6, à quelques heures d'être utili sés, par quel miracle ces prises de vue se seraient-elles retrouvées un mois plus tard à la Mission militaire de coopération, puis à la DRM, sans que personne n'y prête la moindre attention ? S'il est formulé dans un langage feu tré, le passage consacré à l'attentat dans le rapport de la Mission parle mentaire française n'en est pas moins un camouflet à l'égard des théoriciens hâtifs de la thèse FPR. Après avoir constaté qu'il y avait « peu de chance que les missiles identi fiés par l'universitaire belge correspon dent à ceux qui ont effectivement servi à abattre l'avion du président Juvénal Habyarimana », le rapport « remarque la concordance entre la thèse véhiculée par les Far en exil (cf. documents trans mis par M. Munyaneza [il s'agit en réalité de M. Bagosora, ndlr] à M. Filip Reyntjens) et celle issue des éléments communiqués à la Mission 62 mars/avril 2005 Golias magazine n" 101

Les oracles « Le juge Bruguière possède aujourd'hui de très nombreux éléments qui prouvent [que] l'avion a été abattu par un commando tutsi, sur ordre de l'actuel président du Rwanda, Paul Kagame, parfaitement conscient que cela entraînerait un massacre. [...] On s'at tend, dans son entourage, à le voir délivrer d'ici six mois un mandat d'arrêt international contre Paul Kagame en personne. [...] Tous les éléments que, de notre côté, nous avons pu recueillir, indiquent même qu'il pourrait lancer des mandats [d'arrêt internationaux] contre deux autres chefs d'Etat » « Les premiers massacres des milices hutu contre les Tutsi ne commenceront que le [7 avril]. Les trois mille Tutsi infiltrés à Kigali organisent, eux, le chaos,. Ils veulent obtenir le départ des témoins occidentaux. [...] Le FPR veut empêcher toute interférence occi dentale. La guerre doit aller jusqu'au bout. » LeVrai Papier journal, octobre 2000.

« L enquête du juge d'instruction Jean-Louis Bruguière [...] conclut à la responsabilité du FPR [...]. Dans un rapport de 220 pages, dont Le Monde a pu prendre connaissan ce, daté du 30 janvier 2004 et intitulé "Résultat de l'enquête de la Division nationale antiterroriste de la direction générale de la police judiciaire", le général Paul Kagame [...] est désigné comme le principal décisionnaire de l'attentat, en tête d'une liste de dix officiers supérieurs du FPR et des deux "servants des missiles sol-air" tirés sur l'avion présidentiel, qui y sont également identifiés. » « Dans son audition, ce témoin-clé [Abdul Ruzibiza] s'explique sur l'hypothèse — a priori monstrueuse — que le FPR [...] ait pu sacrifier, pour sa prise de pouvoir, les "Tutsi de l'intérieur", c'est-à-dire les parents restés au pays après la fin, en 1959, de l'hé gémonie politique de l'ethnie minoritaire au Rwanda. "Paul Kagame n'avait que peu de considération pour les Tutsi de l'intérieur, qui étaient presque assimilés à ses yeux aux Hutu", affirme le capitaine Abdul Ruzibiza. "Les Tutsi de l'intérieur étaient des ennemis potentiels qu'il fallait éliminer au même titre que les Hutu pour prendre le pouvoir, objectif essentiel de Paul Kagame."» Le Monde, 10 mars 2004.

visant à désigner sommairement le FPR et l'Ouganda comme auteurs possibles de l'attentat (cf. photographies et listes de missiles en annexe). Cette hypothèse a été avancée par certains responsables gouvernementaux français sans davan tage de précautions, comme en témoi gnent les auditions de MM. Bernard Debré, ancien ministre de la coopéra tion, ou François Léotard, ancien ministre de la défense...a » Les parlementaires ne pouvaient aller plus loin dans leur enquête. En mars 1998, une information judiciai re sur l'attentat a été opportunément confiée au juge Bruguière... trois semaine après le début de leurs tra vaux 16. En vertu du règlement des assemblées, cela excluait que la mis sion d'information se penche sérieu sement sur cet événement faisant désormais l'objet d'une instruction. Accessoirement, cela permettait au gendarme Paul Barril, dont le rôle au Rwanda est rien moins que

trouble, de prétendre réserver au juge Bruguière les révélations fracas santes que, contre toute évidence, il affirme détenir depuis 1994. À pro pos de ses déclarations sur France 2 incriminant le FPR, le rapport de la mission Quilès concluait néanmoins qu'« aucune preuve convaincante [n'était] jamais venue étayer ces asser tions, qui sont par ailleurs toujours le fait de sources proches du régime d'Habyarimana " ».

Délégitimer le TPIR Une année passe avant que l'on reparle de l'attentat. Le 1er mars 2000, à quelques semaines de la commé moration, du génocide, un missile journalistique venu du Canada pro voque un branle-bas de combat aux quatre coins de la planète. Le scoop survient peu avant un voyage —


hautement symbolique — du Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, au Rwanda. Deux ans après les États-Unis, la Belgique s'apprête à présenter des excuses au peuple rwandais, préalable indis pensable à la poursuite de relations diplomatiques sereines entre les deux pays. C'est le moment que choisit le National Post pour divul guer un rapport interne de l'ONU qui deviendra célèbre sous le nom de « rapport Hourigan ». Dans ce texte d'à peine trois pages, un para graphe est consacré à une piste qui s'est offerte à l'un des enquêteurs du TPIR au Rwanda, l'Australien Michael Hourigan. Nous avons déjà longuement analysé dans Golias ce qu'il y avait à dire de ce rapport, et nous n'y reviendrons pas dans le détail18. Plutôt que d'épiloguer, nous préférons publier le fac-similé du paragraphe qui a assuré à ce docu ment et à son auteur une renommée mondiale (lire page 33). Contentons-nous de relever que le rapport Hourigan a permis aux prin cipaux organisateurs du génocide des Tutsi ce qu'aucune boîte noire, ce qu'aucun numéro de missile, ne leur avait jusqu'alors permis : contester à la fois la préméditation du génocide, mais aussi la légitimité du TPIR chargé de les juger.

Le raisonnement est aussi sinueux que la pensée d'un génocidaire. 1) La morale du rapport Hourigan, pour ses adeptes, c'est que la justice internationale (en la personne du pro cureur général du TPIR à l'époque, la canadienne Louise Arbour) n'a pas voulu creuser la piste qui lui était pré sentée au sujet de l'attentat. Ce qui serait la preuve que l'ONU protège ses auteurs, en l'occurrence le FPR19. 2) Si l'attentat a été commis par le FPR, nous dit-on, alors le génocide ne peut plus être considéré comme un plan d'extermination soigneuse ment planifié et organisé, mais il est en fait une réaction spontanée de la population hutu à l'assassinat de son président. 3) Si l'instance chargée de juger les principaux responsables rwandais du génocide est suspecte de protéger les crimes du camp opposé (le FPR), et en particulier son éventuelle responsabilité dans l'at tentat, qui fut le point de départ des massacres, c'est que les décisions rendues par le TPIR — « tribunal de vainqueurs » — sont iniques. La démonstration serait ainsi faite que la « tragédie rwandaise » est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, que les responsabilités du génocide sont à rechercher dans les deux camps, que le Rwanda a connu des massacres interethniques et que

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l'opinion internationale a fantasmé un génocide sous la pression d'un « lobby pro-Tutsi » particulièrement influent, qui continuerait de noyauter l'ONU et son instance judiciaire ad hoc au risque d'un gravissime déni de justice. Ce discours est celui que les responsables du génocide servent chaque jour à leurs juges. Celui que leur bataillon d'avocats, dévoués avec passion à la cause négationniste rwandaise, invoquent à chaque pro cès : le génocide n'a pas eu lieu, et s'il a eu lieu il est le fait du FPR.

Prédictions hasardeuses Avec le rapport Hourigan s'ouvre une nouvelle ère — celle des trans fuges — au service d'une idée ancienne. Se mettent alors à fleurir des témoignages circonstanciés sur l'attentat émanant de personnes — à la crédibilité parfois douteuse (voir l'encadré page 36) — prétendant toutes

13) Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), rapport de la mission parlementaire « sur les opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 », La Documentation française, décembre 1998, tome I, p. 242. 14) On ignore tout de leurs auteurs et des circonstances dans lesquelles elle ont été prises. On ne sait pas davantage comment elles sont parvenues dans un premier temps à la Mission militaire de coopération, puis à la DRM. À Paris, personne ne se souvient de rien ! 15) Enquête sur la tragédie rwandaise, op. cit., tome I, p. 246. 16) Une plainte était déposée par la fille de l'un des membres d'équipage depuis 1997. 17) Enquête sur la tragédie rwandaise, op. cit., tome I, p. 238. 18) Cf. « De l'attentat au négationnisme », Golias magazine, n° 71, mars-avril 2000. On se reportera également à l'article de Thierry Cruvellier dans Diplomatie judiciaire, « "Fuite explosive" ou pétard mouillé ? », 9 mai 2000. 19) Les procureurs successifs du TPIR invoquent à raison que l'attentat — assassinat politique — n'entre pas dans la liste des crimes (contre l'humanité, de guerre, de génocide) prévus par son Statut ; sur le Statut du TPIR, cf. Géraud de La Pradelle, Imprescriptible. L'implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, Les Arènes, 2005.

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avoir appartenu à la guérilla du FPR avant et pendant le génocide, et avoir été au courant des moindres détails relatifs à l'attentat — quand elles n'y ont pas elles-mêmes partici pé. « L'enquête Bruguière », à pro pos de laquelle se mettent à circuler les plus folles rumeurs, va contri buer indirectement à consolider ce gigantesque bluff. Dès octobre 2000, on parle dans Le Vrai Papier Journal de Karl Zéro d'une instruction acca blante pour le FPR. Des mandats d'arrêt internationaux seraient sur le point d'être lancés dans les six mois c o n t r e P a u l K a g a m e , Yo w e r i Museveni et d'autres dignitaires afri cains de la sous-région. Quatre ans après, rien de tout cela ne s'est pro duit, mais les prédictions hasar deuses ont continué. Le Monde affir mait ainsi l'an passé que cette fois, assurément, l'enquête judiciaire serait bouclée. Mais, un an plus tard, aucu ne mise en examen n'a été notifiée. La réalité du dossier telle que la résume Mc Laurent Curt dans l'en tretien qu'il nous a accordé présente un tout autre profil. À ses yeux, « il n'y a rien [dans le dossier Bruguière] qui désignerait de façon concrète des membres du FPR comme les auteurs de l'attentat ». En revanche, l'avocat dévoile un pan inédit de l'enquête Bruguière que personne, jusque-là, n'avait jugé digne d'intérêt. Selon lui, l'instruction serait d'autant moins près de se clore que les infor mation recueillies par le magistrat sont susceptibles de compromettre certaines autorités françaises de l'époque à raison de leur attitude dans le génocide. « On peut d'ailleurs

craindre que l'information judiciaire se trouve retardée à cause du contenu de ce dossier, estime M0 Curt. Car certains éléments recueillis par la justice pour raient faire l'objet d'interprétations aux conséquences lourdes sur le plan poli tique. » À en croire l'avocat, « il existe un certain nombre d'éléments qui per mettent de s'étonner de la passivité de certains Français devant les informations dont ils ont pu avoir connaissance avant l'attentat. Si ces personnes avaient réagi, l'attentat aurait pu être évité ». Retour à l'envoyeur... et au point de départ.

Un coup d'Etat parfaitement rodé N'en déplaise à Théoneste Bagosora, Bernard Debré ou Paul Barril, en l'absence d'une vérité judiciaire incontestable, une montagne d'in dices incite, aujourd'hui comme au premier jour, à estimer qu'un coup d'État parfaitement rodé a été mis en œuvre le 6 avril 1994 à Kigali, dont l'objectif visait tout à la fois à tor piller les accords d'Arusha et à appliquer la « solution finale au pro blème tutsi » si longtemps différée, depuis le mandement de Carême de Msr Perraudin en février 1959. La connaissance préalable que « cer tains Français » et organisateurs du génocide pouvaient avoir du projet d'attentat n'est pas le moindre de ces indices. Dès décembre 1993, le propagandiste le plus en vue du Hutu Power, Hassan Ngeze, avait prévu l'assassinat du chef de l'État :

« Le président Habyarimana pourrait mourir avant le mois de mars 1994. [...] Le mois dernier, nous avons reçu des preuves irréfutables qui nous montrent que Habyarimana va être tué. En plus, lui ne sera pas tué par un Tutsi mais par un Hutu à la solde des Tutsi20... » Un mois plus tard, c'est la reprise immi nente de la guerre qui était prédite dans les colonnes de son journal, Kangura : « La preuve que la guerre est imminente à Kigali est que les Inkontanyi [les « combattants » du FPR, ndlr] ont commencé à faire des actes de provocation. [...] S'ils sont décidés à nous massacrer, il faudra qu'on se massacre mutuellement. [...] Il sera évidemment nécessaire que le peuple majoritaire et son armée se défen dent. [...] Ce jour-la, il y aura beaucoup de sang versé2\ » Enfin, en février 1994, Kangura annonçait le génocide à venir : « Si la guerre devait reprendre, il mourrait d'innombrables Tutsi. [...] Avant de déclencher une autre guerre, les Inkontanyi devront commencer par dire aux Tutsi de fuir. Sinon, tout est possible11. » Le génocide était si bien préparé que la question, onze ans après, demeure posée : l'attentat du 6 avril pouvait-il ne pas faire partie du plan ? Mehdi Ba

Smthacun a la possibilité d'accéder, via Internet, à ce qui constituerait le cœur du dos sier Bruguière : tes témoignages de « repentis » désignant le FPR dans l'attentat. Christophe Hakizabera http://www.geocities.com/CapitolHill/Senate/3643/hakiza.html Jean-Pierre Mugabe http://membres.lycos.fr/obsac/OBSV3N 16-Avion94.html Abdul Ruzibiza http://129.194.2S2.80/catfiles/3 136.pdf Aloys Ruyenzi http://www.inshuti.org/ruyenzif.htm mars/avril 2005

Golias magazine

20) Kangum, n° 53, décembre 1993, cité in Rivanda. Les médias du génocide, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Karthala, 1995. 21) Kangura, n° 55, janvier 1994, ibid. 22) Kangura, n" 56, février 1994, ibid.


rand Angle L Eglise catholique et l'Union européenne

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I onnaît-on suffisamment le rôle que joue la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (Comece) au sein de l'Union européenne et le nouveau pouvoir que lui accorde le Traité constitutionnel ? Le plus simple, pour commencer, est de lui donner la parole. En Europe, il n'est plus question désormais de sépara tion de l'Église et de l'État. Ainsi, l'article 1-52 du Traité constitutionnel scelle ce nouvel état de fait : l'Église catholique a obtenu de négocier de pouvoir à pouvoir avec les institutions européennes. Ceux qui se sont (vai nement) opposés à l'adoption de cet article avaient bien compris où il allait nous mener ; ceux qui l'ont voulu ont fort bien manœuvré, relançant le débat sur les « racines chrétiennes » de l'Europe qui a donné lieu aux affronte ments que l'on sait, pendant que se négociaient par ailleurs les choses sérieuses.

Quelles conséquences peut-on attendre de cette situation ? Une façon de tenter de répondre à cette question est d'examiner ce qu'est l'activité de la Comece. Tout un chacun peut le faire en se rendant sur le site internet (www.comece.org), à condition de disposer du temps nécessaire à consacrer à la lecture des documents ; ils incluent la présentation détaillée des domaines d'activi té, une centaine de communiqués de presse, publiés depuis janvier 2000, et la série des soixante-neuf numé ros de Europe Infos.

Objectifs de la Comece La Comece a été créée le 3 mars 1980 ; elle est composée d'évêques délégués par les conférences épiscopales dans les États membres de l'Union européenne (un par Etat) et possède un secrétariat permanent à Bruxelles. Ses objectifs sont : « Accompagner et analyser le processus politique de l'Union européenne. Informer et conscientiser l'Église sur les développements de la législation et des poli tiques européennes. Encourager la réflexion, basée sur l'ensei gnement social de l'Église, sur les défis posés par la construc tion d'une Europe unie. » Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 65


Grand Angle

L'Église et le projet européen « V ingt-cinq ans au service du projet européen méri tent bien une mention, en particulier dans le cas d'une réponse ecclésiale proactive à un projet aussi unique en termes politiques, sociaux et éthiques que celui réalisé par l'Union européenne. Neuf mois après les premières élections directes au Parlement européen et après des années de délibérations, la Commission des conférences épiscopales de la Communauté européenne (Comece) a été en effet établie le 3 mars 1980. Elle traduisait l'intérêt de l'Église pour le projet européen. Les visionnaires qu'étaient les fondateurs de la Comece étaient désireux de créer une interface entre les proces sus décisionnels des institutions européennes et l'Église, tout en développant la masse critique de l'opinion publique européenne chrétienne. Ils avaient également perçu la nécessité d'encourager l'étude des problèmes à long terme au niveau de la construction européenne. La Commission créée avait quelque chose de novateur, puisqu'elle prévoyait un mécanisme supranational par lequel les conférences épiscopales nationales collabore raient et apporteraient leur contribution aux institutions européennes. À un autre niveau, et du point de vue de la nouvelle méthode communautaire, il s'agissait d'une application des aspirations de la constitution pastorale de Vatican II sur l'Église dans le monde de ce temps, Gaudium et Spes, en ce qui concerne l'interaction entre l'Église et la communauté politique (n° 76). À l'origine, les organisations ecclésiales européennes œuvraient dans le cadre du modèle français de sépara tion de l'Église et de l'État. Elles se limitaient donc à être une présence auprès de la Communauté européenne. Mais au fil du temps, la jeune Comece ainsi que d'autres organisations d'Église ont élaboré des moyens d'établir une méthode de dialogue entre la communauté ecclésia le et la société politique, comme le décrit l'exhortation apostolique Ecclesia in Europa (n° 117). Avec les progrès réalisés en direction de l'achèvement du marché unique, la fin de la guerre froide et l'approfondissement de l'in tégration politique, la dynamique fondatrice de l'Europe a rendu nécessaire d'explorer de nouveau les relations entre le marché et les objectifs politiques. Le défi lancé par Jacques Delors aux Églises au début des années 1990, en leur demandant de s'impliquer dans le débat sur l'élaboration d'un modèle européen de société, a

66 mars/avril 2005 Golias magazine n* 101

ouvert la voie à une pratique plus régulière d'échanges avec les institutions de l'Union. Finalement, cette coopé ration informelle a conduit à des jalons historiques tels que la Déclaration n° 11 annexée au Traité d'Amsterdam et l'article 1-52 du Traité constitutionnel. Les échanges réguliers qui ont évolué au cours des années entre les Églises et l'Union européenne ont maintenant trouvé un fondement constitutionnel et l'as surance d'une qualité au sein du Traité constitutionnel qui doit encore être ratifié. Les décennies d'interaction ont préparé la voie à un partenariat reposant sur un dialogue ouvert, transparent et régulier au service de la démocratie participative. Nos dirigeants et nos fonc tionnaires européens savent viscéralement que la légiti mité et la bonne gouvernance sont renforcées par le dia logue et les partenariats avec tous les acteurs de la société. Les Églises et les traditions religieuses doivent prendre note du fait qu'il est plus urgent que jamais que l'anthropologie chrétienne commente le débat sur le modèle social européen et l'identité européenne. Elles doivent s'efforcer d'établir un partenariat au service de tous les Européens. » Reproduction intégrale de l'éditorial du numéro 69 (mars 2005) d'Europe Infos


Les évêques se réunissent deux fois par an en session plénière. Le nonce apostolique auprès des Communautés européennes participe également à ces sessions plénières. Un comité exécutif, composé du président, Mgr Homeyer, évêque de Hildesheim (Allemagne), des deux vice-prési dents, MBr Adrianus van Luyn, évêque de Rotterdam (Pays-Bas) et M8' Hippolyte Simon, archevêque de Clermont (France), et du secrétaire général, Msr Noël Treanor, assure la continuité du travail de la Comece entre les sessions plénières. Les domaines d'activités sont très vastes : i) Église, reli gion, Europe (l'Église catholique en Europe ; œcuménis me ; dialogue avec d'autres religions) ; ii) relations Égli se-État en Europe, l'Union dans le monde (politique étrangère et de sécurité ; commerce et gouvernance mondiale ; coopération au développement) ; iii) écono mie et société (affaires sociales ; société de l'information ; recherche et bioéthique ; éducation et jeunesse) ; iv) droit et justice (droits de l'Homme ; asile et migrations ; ques tions juridiques ; relations Église-État en Europe) et v) l'avenir de l'Union (intégration européenne ; européanisation de l'Union). L'importance de l'éventail des questions auxquelles s'in téresse la Comece traduit clairement son souci d'être un interlocuteur incontournable pour les instances diri geantes européennes. Les rencontres avec le président de la Commission, avec des responsables de partis poli tiques au Parlement ou encore celles régulièrement orga nisées tous les six mois avec le nouveau président en exercice du Conseil européen confirment cette méthode. À lire les textes, on s'aperçoit assez vite que certaines questions motivent plus que d'autres. Les évêques mon trent un souci constant de défendre dans le texte consti tutionnel l'article 1-51 (devenu actuellement 1-52), la référence à Dieu et celles aux racines chrétiennes. Ils s'opposent avec opiniâtreté à tout ce qui pourrait concurrencer la seule « vraie famille » ou favoriser, même de façon très détournée, les lois sur l'avortement. C'est par exemple une attaque violente dans un commu niqué du secrétariat le 3 juillet 2002, contre l'adoption par le Parlement ce même jour d'un rapport « sur la santé et les droits sexuels et génésiques », accusé de « lance[r] un appel pour légaliser l'avortement et pour rendre plus acces sible la pilule du lendemain dans tous les États membres et les pays candidats ». Ou encore, plus subtile, une critique le 13 février 2003 d'un texte adopté le même jour par le Parlement sur les « aides destinées aux politiques et aux actions relatives à la santé et aux droits en matière de reproduc tion et de sexualité dans les pays en voie de développement » : cette fois-ci, comme le reconnaît le communiqué de pres se du secrétariat de la Comece, « les mesures d'incitation visant à encourager l'avortement ne bénéficieront d'aucun soutient au titre de ce règlement » mais « l'apport de fonds pour la pratique de l'avortement n'est pas exclu ». La Comece s'inquiète aussi du fait que le projet de règle ment « se focalise sur les droits en matière de reproduction et de sexualité de l'individu » et se détache de la « vision inté grale de la dignité de la personne humaine, non seulement les droits d'un individu mais aussi sa responsabilité au sein de la

famille et de la société ». Les beaux principes sur la poli tique d'asile et d'immigration, par exemple, ne bénéfi cient pas de la même pugnacité. La réticence à évoquer la justice ou l'égalité des droits est manifeste. Le terme consacré (dont on ignore de quelle façon juridique il pourrait se traduire) est celui d'égale dignité. Un autre sujet d'importance est celui des rapports avec l'islam. Il est significatif que la Comece ait choisi SaintJacques-de-Compostelle, qualifiée par le pape de « capi tale spirituelle de l'Europe », pour marquer l'unification de l'Europe avec l'entrée des Dix. On se souviendra que saint Jacques le Majeur, l'apôtre de l'Espagne, mort à Jérusalem, enterré en Galice, est devenu au IXe siècle la figure symbolique du « Matamore » (ce qui se traduit par « tueur de Maures »). Saint Jacques de Compostelle a symbolisé la Reconquista de l'Espagne chrétienne sur l'is lam : on l'a appelée la lutte de la croix contre le crois sant, du Christ contre Mahomet. Selon la légende, saint Jacques est apparu en 844, monté sur un cheval blanc, l'épée à la main, guerroyant contre les Arabes. Le prési dent Zapatero, qui accompagnait en juillet dernier le roi Juan Carlos à Compostelle, n'a pas beaucoup apprécié de s'être trouvé placé dans l'ombre de cette statue, tou jours présente dans la cathédrale... La Comece a même tenté d'entraîner les trois respon sables de l'Union européenne que sont le président du Conseil, celui du Parlement et celui de la Commission, au pèlerinage qu'elle a organisé à Compostelle du 17 au 21 avril 2004, pour marquer l'unification de l'Europe. Après avoir signé l'appel et annoncé leur participation, ceux-ci se sont in fine décommandés. Mais le plus manifeste, le plus constant et le plus consternant est que les revendications spécifiques des évêques, telles qu'énumérées précédemment, soient accompagnées d'un soutien inconditionnel à la politique économique néolibérale de l'Union européenne. Nous avons choisis d'analyser ici deux ensembles de documents produits par la Comece. Le premier porte sur l'évaluation des progrès accomplis dans la « gouver nance globale » et le second sur la « stratégie de Lisbonne ».

Amélioration de la « gouvernance globale » Le groupe d'experts de la Comece, présidé par l'exdirecteur du FMI (Fonds monétaire international), Michel Camdessus (voir la lettre de Golias n° 1 à son sujet), a produit, respectivement en 2001, en 2002 et en 2003, trois documents, visant à «faire l'inventaire des progrès accomplis dans l'amélioration de la gouvernance globale ». Le premier rapport de 2001 avait fait l'objet de critiques, mentionnées dans le rapport de 2002. Elles provenaient en particulier de secteurs du monde catholique qui avaient réagi en présentant, entre autres, les remarques Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 67


Grand Angle suivantes sur le rapport : 1) il ne présentait pas le point de vue des pauvres et ignorait les critiques qu'ils adres saient au FMI et à la Banque mondiale ; 2) il apparaissait fondamentalement favorable à la philosophie libérale de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ; 3) il n'af frontait pas les problèmes graves comme les droits humains ; 4) il mettait l'accent quasi-exclusivement sur les États, ignorant les organisations de la société civile. Devant la consistance des critiques venues de divers sec teurs du monde catholique international, on se serait attendu à ce que la Commission des épiscopats de l'Union européenne continuât à s'appuyer sur un grou pe d'experts pour appréhender un phénomène aussi complexe que la mondialisation, mais en en modifiant la composition (en introduisant une représentation des pauvres) et en exigeant une analyse plus multidimensionnelle de la mondialisation (incluant des thèmes comme les droits humains, la société civile, etc.). Malheureusement, il n'en fut pas ainsi, comme on peut le déduire de la lecture du troisième rapport (2003), dont la ligne philosophico-idéologique ne s'écarte pas de celle des précédents.

Les pauvres doivent attendre... Un des objets explicites du texte était d'examiner les moyens de faire reculer la pauvreté et les phénomènes qui y sont liés, étant rappelé (chapitre 2) que 2,8 mil liards de personnes vivent avec moins d'un dollar par jour, que des millions de jeunes n'ont pas accès à l'ensei gnement primaire, qu'il y a 42 millions de malades du sida, 300 millions de la malaria. Devant cette tragédie, les nations les plus riches sont invitées à donner au moins 0,7 % du PIB aux nations pauvres, en espérant qu'en 2015 le nombre de pauvres aura diminué de moi tié, ou que le nombre d'enfants analphabètes sera tombé à zéro. Entre-temps il ne reste aux pauvres, aux analpha bètes et aux malades que l'attente patiente. Si prodigue de conseils déférents aux États et aux organismes supra nationaux, les rédacteurs choisis par les évêques euro péens n'ont même pas avancé une seule de ces « recom mandations » qu'on peut lire dans une infinité de docu ments de la hiérarchie ou de revues catholiques, comme celles de taxer les transactions financières, de rendre moins abusifs les brevets sur les médicaments ou d'af fecter l'argent des contribuables non aux productions de mort (armes) mais à des productions de vie (agriculture, eau). Enfin, des critiques et des suggestions raisonnables étaient venues de représentants d'institutions internatio nales. Ainsi le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn, avait noté qu'« on dépense trop d'argent pour les armes et trop peu pour aider les pauvres : annuellement 800 milliards de dollars contre 56 ». Et le directeur de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimenta tion et l'agriculture), Jacques Diouf, avait déclaré que si la nourriture était équitablement répartie entre les habitants de la planète, hommes, femmes et enfants pourraient consom mer chacun 2 700 calories chaque jour. 68 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

Grandes questions absentes Dans les quatre-vingt-quatre pages du rapport, le thème de la mondialisation est traité sans effleurer des questions économiques aussi fondamentales que l'agriculture, la culture et les médias, et qui, de surcroît, relèvent de la responsabilité d'institutions internationales comme la FAO et l'Unesco. Silence total sur la Cour internationale de Justice, pièce fondamentale pour le gouvernement du monde. Silence assourdissant sur l'ONU, à laquelle n'est consacré aucun chapitre, bien qu'elle soit le parlement officiel du monde, organisme certes à améliorer, mais essentiel pour le gouvernement mondial.

Feu vert pour ies armements Le rapport est encore plus déficient au chapitre des armements qui absorbent une part disproportionnée du budget, surtout des pays endettés, ce qui est un vrai crime contre la vie des pauvres, ainsi qu'une invitation à s'en remettre à la violence pour garantir la sécurité et la paix. On s'étonne que des catholiques ne se soient pas posé la question des moyens de sauvegarder la valeur


RAND ANGLE tant chantée de la paix et de la non-violence, menacées par une machine de guerre qui monte en puissance par tout dans le monde, avec des garants de la paix qui coïn cident avec les plus grands producteurs d'armes (nous nous référons aux cinq membres du Conseil de sécurité de l'ONU : États-Unis, Russie, Chine, France, GrandeBretagne) et avec une nation (États-Unis) qui a déclaré une guerre « préventive » et « infime » à des ennemis vir tuels, et ce au mépris de l'autorité internationale chargée de la résolution des conflits internationaux, c'est-à-dire l'ONU. Sans oublier les exhortations aussi pressantes qu'autorisées du pontife romain.

Préjugé défavorable à l'égard de la société civile et du Forum social mondial Le rapport adresse ses mises en garde les plus sévères non aux États, aux multinationales ou aux institutions internationales qui n'ont cure des pauvres ou de l'envi ronnement mais aux mouvements et associations nongouvernementaux, avec une mention spéciale pour le Forum social mondial de Porto Alegre, c'est-à-dire à ceux qui, de manière désintéressée, avec certes des limites, tentent en tout cas de trouver des solutions et luttent pour un monde plus juste et compatible avec l'écosystème. On leur reconnaît un droit de regard sur les processus mondiaux, mais « ils doivent accepter les principes de non-violence, de transparence et de responsabili té. Ils doivent respecter les processus politiques démocratiques et agir en conformité (p. 12) ». Cet avertissement étant réservé aux pacifistes, écologistes, volontaires d'ONG et altermondialistes, on doit comprendre que les plus grands dangers que courent la démocratie et la paix pro viennent de ces mouvements.

Un document de chrétiens sans Christ Bien que commandé par des évêques à des catholiques, dont quelques-uns exercent des fonctions opération nelles au Vatican, le rapport adopte une lecture substan tiellement athée de la réalité économico-politique et à laquelle pourrait souscrire n'importe quel non croyant, dès lors qu'il partage la philosophie néolibérale. À part quelques citations du pape, d'ailleurs dissociées des « recommandations », on n'y respire pas le moindre souffle d'une tension religieuse. Jésus, le Père, la Trinité, l'Esprit, le Royaume de Dieu, sont des réalités inconnues des signataires. Le texte laisse l'impression que l'Ancien Testament et le Nouveau n'ont rien proclamé ni établi au sujet des pauvres, de l'injustice, de la corruption, des richesses. Pour les damnés de la terre, la Bonne Nouvelle semble venir du FMI, de la Banque mondiale et de l'OMC, les trois institutions internationales les plus citées, commentées, louées par le rapport de la Comece.

La « stratégie de Lisbonne » L'origine et l'évolution de la « stratégie de Lisbonne » En mars 2000, les chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne, réunis à Lisbonne, adoptent une stratégie visant à faire de l'Union, d'ici à 2010, « l'écono mie de la connaissance la plus compétitive et la plus dyna mique du monde, capable d'une croissance durable accompa gnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'em ploi et d'une plus grande cohésion sociale, dans le respect de l'environnement ». Cette « stratégie de Lisbonne » repose sur sept critères de compétitivité : une société basée sur l'information, un environnement propice à la recherche et développe ment, un marché unique pour les services et les indus tries, des marchés financiers efficaces et intégrés, un esprit d'entreprise facilité par la réduction des obstacles administratifs, la lutte contre l'exclusion sociale, et enfin des efforts en faveur du développement durable. Elle est lancée en pleine croissance de la « nouvelle économie », poussée par l'explosion des nouvelles technologies de l'information venue d'outre-Atlantique. Il s'agit alors de faire « aussi bien » que les États-Unis. Mais quatre ans après, la bulle Internet a éclaté, et les économies ont sin gulièrement ralenti. En mars 2004, le sommet de Bruxelles constate à mi-parcours qu'aucun des objectifs fixés n'est en voie d'être atteint... « Beaucoup reste à faire pour éviter que Lisbonne ne devienne synonyme d'objectifs ratés et de promesses non tenues », indique un rapport d'étape rédigé sous la direction de Wim Kok, ancien Premier ministre néerlandais. Le 2 février 2005, la Commission européenne affirme qu'« il faut ressaisir l'ambition et la vision » qui ont présidé en 2000 à la « stratégie de Lisbonne ». Pour cela, le ren forcement de la compétitivité doit avoir la priorité si l'on veut réaliser les autres ambitions. L'objectif initial d'amélioration qualitative et quantitative de l'emploi se limite désormais à : « attirer plus de gens au travail, moder niser les systèmes de protection sociale », et « accroître la capacité d'adaptation des travailleurs et des entreprises et la flexibilité des marchés du travail ».

Les observations des évêques sur le renouvellement de la « stratégie de Lisbonne » Cette fois-ci, il ne s'agit plus d'un rapport d'experts. L'important document intitulé « Renforcer le modèle social européen : thèses sur le renouvellement de la "stratégie de Lisbonne" de l'Union européenne » est publié le 25 février dernier par le comité exécutif de la Comece lui-même. Après s'être « félicités des objectifs de la stratégie de Lisbonne visant à renforcer les entreprises européennes et à promouvoir un développement durable », les évêques parta gent l'opinion de Wim Kok : « Lisbonne traite de tout et Golias magazine n° 101

mars/avril 2005 69


Gra donc de rien » et appuient le recentrage sur un nombre limité de priorités. Suivent huit thèses sur la réorienta tion du modèle social européen « inspirées de la pensée sociale de l'Église [et destinées à] repositionner l'être humain et sa dignité ainsi que le bien commun mondial au centre de la discussion ». Étrange document prétendant analyser la situation du « modèle social européen » dans lequel les mots : juste, justice, injuste, injustice, fraternité, inégalités, chômage, logement, collectivité, syndicalisme, services publics, dérégulation, privatisation, évasion fiscale ne figurent pas, mais où l'on rencontre 17 fois : entreprise ou famille ; 16 fois : stratégie ; 15 fois : marché ; 12 fois : valeurs ; 7fois : charges... Citons quelques exemples. Nécessité d'une « révision en profondeur de la composante publique des systèmes de sécurité sociale ainsi qu'une restructuration de ces systèmes » « De nombreuses prestations actuelles ne pourront plus être assumées financièrement, alors que dans certains domaines — notamment l'aide aux familles — des interventions sont précisément nécessaires pour soutenir la génération à laquelle incombera l'effort principal pour maintenir un modèle social européen. » En effet, une « stratégie familiale européenne » s'impose faisant appel à la flexibilité de l'emploi « Les familles ont toujours été le pilier porteur du modèle social européen. En Europe, le modèle traditionnel de la famille semble traverser une crise profonde, sans qu'aucun modèle alternatif convaincant ne soit pour autant venu le remplacer. Les taux élevés de divorces témoignent des difficultés crois santes pour les couples de se donner et, partant, de donner à leur famille, la pérennité nécessaire. Les raisons sont multiples, parmi lesquelles la forte pression matérielle qui contraint de nombreux couples à prendre chacun un emploi à plein temps et donc à réduire d'autant le temps consacré à la famille. Dans de nombreux pays de l'Union européenne, le système économique n'est pas encore suffisamment flexible pour concilier vie fami liale et vie professionnelle et laisser aux couples en période de fondation de famille le temps nécessaire à l'éducation des enfants et aux tâches ménagère. Force est de constater, dans l'Union européenne, une valorisation insuffisante — sur le plan matériel comme sur le plan conceptuel du choix de se consacrer totalement à sa famille. Ce choix n'est toujours pas reconnu comme source d'épanouissement personnel. » L'Europe doit cultiver ses valeurs « L'Europe est capable de générer des personnalités dyna miques et extraordinaires à condition qu'elles soient forgées par une éducation culturelle et religieuse et ouvertes à une vraie conscience de l'histoire européenne. » Cependant, une analyse des valeurs européennes publiée dans le numé ro 67 (janvier 2005) d'Europe Infos précisait qu'« il faut éviter les amalgames chrétiens : les "valeurs" qui sont le ciment de nos société européennes ne sont pas "chrétiennes" car elles ne sauraient s'expliquer uniquement par la foi chré 70 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

tienne. À l'inverse, il faut dire que le message central de la foi chrétienne ne repose pas sur des valeurs, voire la morale, mais une relation à Dieu, donc sur une vérité a priori "dénuée de valeurs". » Les emplois sont devenus inaccessibles pour de nombreux citoyens. Comment y remédier ? « Le coût du travail doit impérativement être baissé dans de nombreux pays d'Europe. La réalisation de cet objectif relève en priorité de la politique salariale. [...] Une plus grande flexibilité tout au long d'une carrière professionnelle permet aux salariés en période de fondation de famille de consacrer davantage de temps à l'éducation des enfants ou, ultérieure ment, à l'accompagnement de leurs parents âgés. Prolonger la vie professionnelle devient inéluctable partout en Europe afin, d'une part, d'offrir une période d'occupation plus longue à l'individu dont la longévité est de plus en plus grande et, d'autre part, de maintenir un système de pension financière ment viable. L'offre de services sociaux d'intérêt général à des prix abordables fait partie intégrante du modèle social euro péen. Nonobstant, sur un plan juridique, une clarification et une protection de la place de ces services dans le marché com mun européen s'imposent. » Le caritatif religieux pour suppléer services pour lesquels il n'existe pas de marché « L'achèvement du marché intérieur figure parmi les princi paux objectifs de la stratégie de Lisbonne. Dans cette optique, la liberté de prestation de services et l'achèvement du marché intérieur des services financiers sont des priorités impor tantes. La pensée sociale de l'Église insiste quant à elle sur l'importance et le rôle social du marché. L'Église soutient, par conséquent, tous les efforts entrepris par l'Union européenne pour aboutir à un fonctionnement plus fluide du marché par tout où ce n'est pas encore le cas. Cependant, toute une série de services ne permettent pas d'ap pliquer exclusivement le critère de rentabilité en raison des conditions particulières de leur prestation et de leur nature désintéressée. Dans de nombreux États membres, les Églises et leurs organisations — aux côtés d'autres prestataires — offrent ce type de services sociaux, sans recherche de profit et répondent ainsi à leur vocation religieuse. Pour certains de ces services — par exemple, le conseil en matière de surendette ment ou la gestion d'hospices —, il n'existe à l'heure actuelle aucun marché. Dans le cadre des efforts pour compléter le mar ché commun européen et pour harmoniser les réglementations aussi dans le domaine des services, il importe de tenir compte de la valeur particulière des services sociaux et de la motiva tion spécifique des Églises à les apporter. »

L'accueil de ces propositions par le président de la Commission Lors de l'assemblée plénière de printemps de la Comece qui s'est tenue à Bruxelles du 9 au U mars 2005, les évêques ont rencontré le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et discuté du rôle de


l'Église dans la consolidation de la nouvelle Union euro péenne. Le communiqué de presse de la Comece du 11 mars, annonce que les évêques ont présenté leur rap port, « réaffirmé la nécessité d'un succès économique comme outil pour soutenir et renforcer le modèle social européen et demandé au président Barroso de s'engager activement avec les Églises dans un partenariat pour le changement, afin de construire une Europe basée sur des valeurs ». Les évêques ont aussi reconnu que le « Traité constitutionnel introduit des réformes qui sont nécessaires pour relever les défis actuels à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Union européenne ». Le président Barroso a reconnu « le rôle significatif joué par l'Église tout au long de l'histoire de l'intégration euro péenne et a salué la réflexion théologique sur la construction européenne "L'Avenir de l'Union européenne et la responsa bilité des catholiques" qui sera publiée le 9 mai prochain par la Comece ».

apportent leur soutien inconditionnel à la politique néo libérale de l'Union européenne en échange de la recon naissance d'un certain nombre de leurs revendications, bien entendu dans le domaines des mœurs (mariage, divorce, avortement, homosexualité...), mais aussi dans l'autonomie reconnue à l'Église catholique pour la façon dont elle administre son personnel, y compris laïque. Dans des pays comme l'Allemagne ou l'Espagne, elle pourra continuer à refuser d'employer des divorcésremariés ou des compagnes de prêtres dans les institu tions, écoles ou hôpitaux par exemple, qu'elle gère. Le Traité constitutionnel répond dans l'article 1-52 à ce que souhaitait le président de la Comece : « L'Église n'est pas une organisation de la société civile, car elle n'a pas la pos sibilité de se constituer ni de se dissoudre. » Si le Traité devait être adopté dans sa forme actuelle, nous n'au rions pas fini d'en subir les conséquences ! Avec la béné diction des évêques européens Lucienne Gouguenheim

La laïcité,

un enjeu pour l'Europe Tout cela montre à l'évidence quel usage les évêques de la Comece veulent faire de la position stratégique que leur fournit l'article 1-52 du Traité constitutionnel : ils Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 71


Grand Angle L'Eglise catholique et l'Union européenne

Le rouge contre le bleu D

es les premières années

de son pontificat, Jean Paul H, inquiet et meurtri par le mouvement général de sécularisation, a défini l'axe majeur de sa politique en direction des « brebis perdues ». Il faut saisir dorénavant toutes les opportunités du moment pour freiner voire inverser le courant, et, en même temps, agir auprès de non-croyants influents et de bonne volonté et vers les responsables politiques des pays européens. Avec Benoît XVI, les choses ne changeront pas. Bien au contraire, si l'on en croit ses récents discours sur l'Europe chrétienne.

72 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

péens doivent être convaincus à présent de la modestie des ambitions de l'Église catho lique, de sa bonne foi démocratique, de la L e s r e s p malveillance o n s a b l e s panachronique o l i t i q u e s d edes s pcritiques a y s e ulaïro cistes dont elle continue à souffrir et de la nécessité de lui accorder des facilités pour accomplir sa « mission ». Celle-ci la gratifie d'un charisme qui mérite d'être enfin reconnu comme utile à tous, croyants ou non : au final, on devrait lui accorder en confiance une sorte de statut de conseillère dans tout ce qui touche à l'humain. Ce système, avec ses objectifs, a été dénommé « nouvelle evangelisation » : il comporte un volet américain que nous négligerons ici.

LEglise désire jouer un rôle essentiel dans l'Europe

nouvelle II n'est donc pas étonnant que le Vatican se soit particu lièrement intéressé au développement et à la consolida tion de l'Europe. Il en est question dès 1982, dans le fameux discours de Compostelle : « Depuis Saint-faques, je lance, vieille Europe, un cri plein d'amour : retrouve-toi toimême, retourne à tes origines [chrétiennes] ! » L'autorité centrale de l'Église suit attentivement les étapes actuelles jugées décisives et propose ses « services » : c'est que le projet de « re-conversion » peut être rendu plus difficile ou au contraire facilité selon la teneur des futures institutions. Bien entendu, les autres Églises chrétiennes ne veulent pas être en reste et offrent égale ment leur collaboration. Et, pour que ces propositions soient reçues par le plus grand nombre, il faut bien admettre, au moins dans la formulation, quelque parta ge des rôles avec les religions non chrétiennes. Mais on insiste : les fondements de l'Europe sont surtout chré tiens, et parmi les Églises, seule celle qui est « catho lique » assure à la fois la continuité des origines et l'au torité de « Pierre ».


Grand Angle L'Église officielle se félicite d'y avoir trouvé, entre autres dans la suite historique des « pères fondateurs » démo crates-chrétiens, des sympathisants de poids. Quel triomphe immodeste quand la Comece a pu annoncer que les présidents du Conseil, du Parlement, de la Commission européens soutenaient son projet de pèleri nage « européen » en 2004 à... Compostelle ! Où est l'es prit de laïcité qui devrait pourtant animer les bâtisseurs d'une communauté si étendue et devenue si diverse ?

Quels sont les arguments des responsables ecclésiaux "?

La Constitution d'une Europe idéale, pour Jean Paul II et ses proches, devrait évoquer Dieu lui-même comme garant suprême (cf. discours d'Aix-la-Chapelle, décembre 2000), mais le Vatican s'est rendu compte qu'il ne fallait pas se faire des adversaires résolus du côté des non-croyants, avant même que les institutions soient bien en place. On devra se contenter d'un minimum, pour l'instant. Pendant quelque temps on s'est « battu » pour qu'il soit fait au moins mention des « religions » dans le préambule de la Charte au lieu de se cantonner au concept englobant de « patrimoine spi rituel ». Ayant obtenu gain de cause dans la Constitution, on insiste maintenant pour que le « chris tianisme » soit nommément cité comme un critère emi nent de l'identité européenne : on le sait, dans ce cas, « Rome » pense spécialement à son Eglise. Le pape ne néglige aucune occasion de présenter cette requête aux diplomates en poste dans la « Cité », aux hommes d'Etat rencontrés (Rome, novembre 2002 ; Madrid, mai 2003 ; Slovaquie, septembre 2003 ; audience ouverte aux ministres de l'Intérieur de l'Union, octobre 2003) et lors des visites ad limina, de la faire partager par les évêques locaux et dans ses appels aux orthodoxes de Serbie ou de Grèce qui peuvent l'appuyer sur cette question. Les évêques sont donc tenus d'assurer le relais auprès des « fidèles » et de susciter autant que possible dans l'opinion publique un mouvement sinon de soutien, du moins de distraite bienveillance : car on table beaucoup sur une connaissance confuse du contenu progressif de la construction européenne. Auprès des institutions poli tiques de Bruxelles et Strasbourg, aiguillonnée par l'Opus Dei, la Comece (Commission des épiscopats de la communauté européenne) dispose de lobbies très actifs.

La synthèse en a été assurée par L'Église en Europe (exhortation apostolique, juin 2003), mais on en trouve tous les éléments dans les déclarations des officiels de l'Église. Aucun de ces arguments n'est vraiment convaincant. Le « supplément d'âme » : c'est !e motif qui a été le plus souvent produit. Seules les religions qui ont le plus long temps façonné le visage du continent et lui assurent une « identité » peuvent lui donner le « souffle » qui, sinon, manquerait à la volonté de s'unir pour mieux vivre ensemble : « Si l'Europe entend constituer une communauté réconciliée d'hommes et de peuples [...], le Christ doit inspirer ce continent ! Il est urgent que l'Europe retrouve son identité chré tienne, ce n'est qu'ainsi qu'elle pourra transmettre au monde les valeurs sur lesquelles sont fondées la paix entre les peuples, la justice sociale, la solidarité internationale (lettre de Jean Paul II aux catholiques d'Europe centrale, mai 2003). » N'est-on pas en droit, même parmi les chrétiens, de voir quelque vanité dans cette thèse ? Les autres groupes de conviction (croyants ou non) fondés sur une idéologie (c'est-à-dire une « foi » particulière, non universelle) n'ont généralement pas cette prétention, à notre époque. Le monde, qui en a fait l'expérience, sait les risques graves que peut faire courir l'affirmation d'une identité de certains peuples, marquée par des éléments spéci fiques : il y a toujours un effet de quant-à-soi, de supé riorité et donc, de réaction défensive ou de désir expansif selon les circonstances. Certains responsables ecclé siaux ont eux-mêmes attiré l'attention sur un danger parallèle : « Dans la réticence française sur l'épithète reli gieuse, il peut y avoir une inquiétude légitime au sujet de la montée des intégrismes et des risques non négligeables de communautarisme (M8' Olivier de Berranger, évêque de Saint-Denis (93), décembre 2000). » Une force active, indispensable, au service de l'Europe : l'Église représente encore une puissance importante dans le réseau social : écoles et mouvements éducatifs, secteur hospitalier, œuvres caritatives sous son label et son contrôle : l'Europe en a concrètement besoin. Mais aussi, dit-elle, les idéaux qu'elle est capable de diffuser servent les valeurs universelles défendues Golias magazine n° 101 mars/avril 2005 73


Grand Angle par les projets de Constitution : « De telles valeurs consti tuent avant tout le patrimoine des divers corps sociaux, parmi lesquels il y a aussi les Églises... Pour sa part, l'Église catho lique est convaincue de pouvoir apporter une contribution spécifique à la perspective d'unification européenne (Ecclesia in Europa, juin 2003). » On ne peut nier que l'Évangile de Jésus-Christ (disant ses paroles et sa vie) est une avancée admirable vers la reconnaissance des droits des hommes et des femmes, le dialogue respectueux entre les diverses convictions, et au fond, la démocratie : on y trouve même l'amorce d'une théologie et d'une pratique de la laïcité. Mais il faut bien avouer que l'Église a mis beaucoup de mauvai se grâce pour en faire cette lecture et qu'elle a combattu ces valeurs le plus longtemps que, liée à des forces poli tiques conservatrices, cela lui a été possible. Elle a d'ailleurs encore beaucoup de mal à en accepter tous les aspects qui — il faut bien l'admettre — ne sont pas sa culture depuis des siècles, ni pour son mode de présence dans la société ni pour son propre fonctionnement. C'est pourquoi une part attentive, réfléchie et nombreuse de l'opinion reste circonspecte devant les offres de l'Église : les chefs du catholicisme cherchent souvent à faire croire que cette réticence est sournoisement orchestrée par « le laïcisme et le sécularisme agnostique et athée (Jean Paul II au Forum de la fondation De Gasperi, février 2002) ». Ces mêmes forces ennemies voudraient réduire les religions à la sphère privée, « au culte, et reléguer l'Église dans les sacristies (cardinal Jean-Louis Tauran, Mont Cassin, mars 2003) » : épouvantai! pour rameuter les « fidèles », api toyer l'opinion, ou alibi lors des échecs ? Ne pas perdre la mémoire : c'est une qualité vitale de tout être humain (l'Europe est un grand corps humain). Les officiels des Églises font mine de se scandaliser : les personnes ou les groupes qui résistent à leurs proposi tions sont aussi des tueurs du passé : « L'Europe avait voulu oublier ses fondements chrétiens (Jean Paul II, Aix-laChapelle, 2000) » ; « Ignorer le message chrétien, c'est perdre la mémoire » (Bernard Panafieu, cardinal-archevêque de Marseille, à la messe des échevins, 2002) ». Un gang de l'anti-souvenir ? C'est presque injurieux ! En vrai, per sonne ne veut ignorer ce que l'Église, entre autres, a contribué à déposer de constructif le long des siècles dans le patrimoine culturel, éducatif, social, éthique de notre continent : ce serait absurde, et l'école, mais pas elle seule, est chargée d'en faire mémoire. Bien entendu cette transmission doit se faire en expliquant tout sans détours et en gardant l'esprit critique indispensable : dans ce cas on sait que les souvenirs laissés par l'Église pendant sa longue période de grande influence, ne lui sont pas tous favorables, de loin pas, en particulier, on l'a vu, à propos de l'exercice des libertés. Il faut également mettre autant en évidence ce que nous ont légué d'autres groupes de conviction, y compris des agnostiques et des athées, fus sent-ils de ceux qui, prenant résolument le relais du com bat pour les droits de l'homme ou vus comme de dange reux concurrents, ont eu à subir les condamnations de l'Église quand elle se sentait forte. Surtout, exploiter la mémoire à des fins identitaires intéressées est inconve nant et dangereux pour la démocratie. 74 mars/avril 2005

Golias magazine n° 101

Dessin de Malagoli

Les motivations profondes Les arguments officiels ne sont pas convaincants : c'est d'autant plus vrai qu'il est calomnieux d'affirmer, comme le font des responsables notoires, que les projets de Constitution oublient les religions et les relèguent sans pitié dans les obscurs souterrains de la vie privée : l'article 1-7 reconnaît « les droits et libertés énoncés dans la Charte » où l'article 10 détaille « la liberté de conscience et de religion » ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé par le culte, renseignement et les rites. Que demande le peuple ? La nécessité de « se souvenir » ? On a vu que l'histoire de l'Église comporte bien de durables ambiguïtés par rapport au « message », sinon de profondes contradic tions. Il ne s'agit pas non plus que de s'incliner devant


un monument comme pour une cérémonie collective de la mémoire, et pas seulement pour en tirer des leçons pour l'avenir. Quand une institution particulière se démène à ce point et avec une telle constance pour faire aboutir ses demandes c'est qu'elle pense aux avantages particuliers qu'elle peut en tirer, au présent. Pourquoi tant insister sur la référence nominale au chris tianisme ? Il faut se rappeler que la re-évangélisation de l'Europe est le projet fondamental de Jean Paul II : tous les moyens possibles doivent être exploités et entre autres « les opportunités que représente la phase actuelle de la construction européenne (cardinal Jean-Louis Tauran alors chef de la diplomatie vaticane, au Mont Cassin, mars 2003) ». Pour le Vatican, l'idéal serait que la Constitution reconnaisse le rôle spécifique que peut tenir l'Église catholique dans le fonctionnement institutionnel, tout en protestant d'ailleurs, avec affectation, de son bien veillant respect pour la laïcité ! En attendant mieux, l'union des Églises (Comece, catholique, et KEK, autres Églises) avait pu se faire sur des « propositions » com munes pour « que soit inséré dans la Constitution : le droit pour les Églises de s'organiser librement en vertu du droit national [...] ; le respect par l'Union de l'identité, des struc tures juridiques et de la contribution spécifiques des Eglises [qui devra se manifester] en entretenant avec elles un dialogue structuré [à propos de] la politique sociale, les migrations, la coopération au développement, l'éducation..., la recherche de valeurs en politique (septembre 2002) ». Si la Constitution nommait le christianisme dans les bases de l'identité européenne, tout deviendrait plus faci le. En effet, outre l'obligation morale faite aux États de faciliter l'enseignement des Églises si possible dans les écoles, quelque décision soit prise par les instances poli tiques, il serait toujours possible aux Églises de la contes ter si, d'après ces dernières, elle n'était pas conforme aux principes posés : pourquoi se gênerait-on de demander l'arbitrage final ou l'assistance des Cours européennes de justice et des droits de l'homme ? Ce que pourrait être l'activité de l'Église catholique apparaît quand on lit par exemple les présidents des commissions épiscopales d'Europe pour la famille en juillet 2003 : « La sécularisa tion s'est récemment illustrée dans le refus opposé par nombre de délégations à toute référence aux racines chrétiennes. La société s'étant ainsi libérée de toute référence à la morale natu relle [celle que continue à prêcher l'Église] les parlements [ont produit] des lois iniques, contraires à l'héritage chrétien. » Or, « l'Église catholique représente une force potentielle considé rable en Europe et nous savons que nombre de propositions de lois ont pu être bloquées [dans divers pays] sur intervention des évêques ou d'organisations catholiques au moment oppor tun » ! Ainsi sont alliés une éventuelle menace et le but recherché : transformer un fait en droit. L'Europe peut donc servir le programme d'une nou velle evangelisation. On voit ce que signifiaient les pro positions de la Comece et de la KEK : pour entreprendre cette « reconquête » des âmes, il est déjà important de ne pas perdre encore du terrain. C'est pourquoi les Églises, stimulées par leur grande sœur catholique, tiennent à ce que la Constitution européenne proclame le respect des

situations sociopolitiques avantageuses dont elles dispo sent dans un certain nombre de pays, en particulier sous concordat. Ce sont ces situations acquises qu'il faut pro téger contre les parlementaires européens s'ils choisis saient un jour une politique de vraie laïcité. Tout le monde sait que « Rome » a une prédilection par ticulière pour les régimes concordataires et donne sou vent l'exemple de l'Italie et de l'Allemagne, faute d'oser sans doute proposer celui de la Pologne, le plus avanta geux qui soit pour l'Église. Dans ces systèmes contrac tuels entre le Vatican et la nation signataire, le rôle social de l'Église valorisant l'humain (dans les règles fixées par elle) est publiquement reconnu, soutenu comme indis pensable et digne d'expansion dans les domaines carita tif mais surtout scolaire et éducatif. Cette reconnaissance incite l'État à la consulter quand se prépare une décision engageant le mode de vie des hommes et des femmes : elle devient une collaboratrice officielle de l'État. Elle peut alors obtenir des privilèges concrets : elle échappe au droit du travail commun et peut ainsi exiger de la part de ses employés civils une déclaration de soumis sion à l'éthique définie par elle et plus d'efforts « géné reux » ; elle bénéficie d'avantages financiers (par exemple l'attribution d'une part des impôts). On com prend qu'il faille consolider cette situation jugée favo rable à la « mission » de l'Église et donc à la re-évangéli sation. Mais il ne s'agit pas que de défendre des acquis. Il faut aussi saisir l'occasion de l'unification pour géné raliser si possible le système, les institutions de l'Union devant elles-mêmes, donner l'exemple de la collabora tion « structurée » entre le pouvoir politique et « les Églises », comme le demandaient la Comece et la KEK. Pas à pas, ça marche : en effet, la pression exercée par les Églises a déjà trouvé des partisans, a priori ou « convertis » — parmi lesquels évidemment les notables « compostelliens » déjà cités. C'est ainsi que l'« héritage religieux » (en attendant de nommer le christianisme) est entré dans le préambule. Puis, en juin 2003, le projet constitutionnel s'est vu « enrichi », in extremis, d'un article 1,51 qui s'aligne presque mot pour mot, c'est pro digieux, sur les « propositions » de la Comece et de la KEK ! Ce jour-là aussi les lobbies chrétiens de Bruxelles ne cachaient pas leur satisfaction ! Et maintenant on s'attaque aux exceptions discordantes dans le concert européen et particulièrement la fameu se « laïcité à la française » : c'est pourquoi le Vatican incite les évêques de France à réfléchir sur ce « cas étrange (cardinal Jean-Louis Tauran, déjà cité) » autant dire incongru : ceux-ci hésitent, eux qui ont toujours dit qu'ils respectaient, dur comme fer, la loi de 1905, mais leur assemblée de novembre 2003 a écouté sagement une leçon de ce cardinal spécialiste, sur les avantages d'un concordat sous garantie internationale, les Etats (le Vatican — qui exploite toujours son statut exorbitant — et l'État national) s'engageant à respecter les lois euro péennes et universelles. L'Église espère réussir tôt ou tard à généraliser le système aux dépens de la laïcité, pas seulement en France d'ailleurs, mais aussi dans neuf autres États dont les Pays-Bas et les Lander de l'Est... Golias magazine n" 101 mars/avril 2005 75


Grand Angle

On avance pas à pas, avec la complicité de certains res ponsables civils et d'une opinion publique que l'on sup pose anesthésiée par les bons discours sinon au moins peu attentive. Une fois qu'une exigence est satisfaite, on en relance une autre : méthode traditionnelle de l'Église officielle.

De nombreux

chrétiens dénoncent la stratégie européenne de leur Eglise Ils l'ont fait savoir autant qu'il leur a été possible, sou vent par l'intermédiaire des groupes qui souhaitent une Eglise différente dans ses relations avec le monde et dans son fonctionnement. Parmi ceux qui protestent vigoureusement on peut citer : Nous sommes aussi l'Église ; Chrétiens pour une Église dégagée de l'école confessionnelle ; Femmes et hommes en Église ; Observatoire chrétien de la laï cité (OCL), en France, mais aussi les réseaux européens de Catholic for free choice ; Église en liberté et Conférence pour les droits et libertés dans l'Église. Les méthodes de « nouvelle evangelisation » ont fait réapparaître progressivement, en douceur, avec l'assen timent de certains fidèles qui y retrouvent les traditions, un type d'Église manipulatrice, opportuniste, « cléricale », avec des aspects communautaristes de « chrétienté » qu'on aurait pu croire définitivement révolus dans l'es prit de Vatican IL Les porte-parole de « Rome » ne crai gnent même plus de contredire leurs déclarations d'allé 76 mars/avril 2005 Golias magazine n° 101

I r

geance à la démocratie et à la laïcité (dont ils prétendent d'ailleurs souvent définir eux-mêmes les limites) : n'au raient-elles été que des attitudes tactiques ? Ils nous disent : ce (trop) fameux concile ne signifiait pas que l'Église devait dorénavant se mettre au rang des autres communautés de conviction. L'Église institutionnelle proclame au monde qu'elle est seule à détenir la vérité (encyclique Dominus Iesus, 2001). Son devoir et son droit est d'être présente partout où elle le peut — ainsi se rend-t-elle (ou se fait croire) socialement indispensable — et régente des mœurs du monde. Tout est bon qui peut faciliter sa « mission » sacrée de « re-conversion » et mieux, de conversion. La construction européenne est une occasion à saisir habilement, et, si on procède avec une sage prudence, on pourra se faire des alliés exté rieurs influents : la puissance reconnue de l'Église consolidera l'Union qui lui devra mie éternelle (et sub stantielle) gratitude. Quel Evangile sera annoncé aux Européens et par quels moyens ? Jésus a constamment refusé tout chemin de pouvoir tant politique que religieux. Il n'est pas besoin — et c'est même le contraire si on veut être juste — de stratégies du type « nouvelle evangelisation », pour faire entendre, comprendre, et peut-être aimer les paroles et l'exemple du Christ. On peut espérer que les chrétiens protestataires soient entendus : ces paroles et cet exemple ne sont forts que dans leur sereine simplicité, sans tapage illusoire et sans autorité garantie comme universelle par les institutions. Jacques Haab En collaboration avec /'Observatoire chrétien sur la laïcité (OCL)


L'AVENTURE

ues Derrick ou l'invitation

est « indécise et refuse le positionnement ». Elle « marque la crise de l'ins L a d é c otance n s t r ucritique, c t i o n c'est-à-dire en effet décidante »\ Elle est donc radicale ment irrécupérable et d'autant plus séduisante ! Prenons l'exemple d'un de ces mots que Jacques Derrida qualifie d'indécidable4 : l'hymen. Voilà un terme qui n'a apparem ment rien de philosophique et c'est un aspect de la déconstruction que de ne plus soutenir l'ancienne hié rarchie qui ne tenait en honneur que les concepts négligeant les autres mots de la langue alors que ceux-ci (et peut-être est-ce une des causes de ce rejet) peuvent provoquer la pensée en la déstabilisant. Ainsi « hymen » est un terme contradic toire puisqu'il désigne une mem brane qui sépare tout en étant syno nyme de mariage. « L'hymen, confu sion entre le présent et le non-présent [...] produit un effet de milieu. Opération qui à la fois met la confusion entre les contraires et se tient entre les contraires. Ce qui compte ici, c'est l'entre, l'entre deux de l'hymen.

L'hymen "a lieu" dans l'entre, dans l'espacement entre le désir et l'accom plissement, entre la perpétration et son souvenir. Mais ce milieu de l'entre n'a rien avoir avec un centres. » Le mot entre n'a en effet aucun sens plein en lui-même, la signification ou plu tôt le caractère indécidable de l'hy men ne venant que de la syntaxe6. Il n'est peut-être pas innocent que l'Église ait une interprétation monosémique de l'hymen de la Vierge interdisant toute traversée, refusant cet « entre » inconfortable pour la théologie tout autant que pour la philosophie ! Mais ce refus n'est-il pas mortifère ? Ne devons-nous pas au contraire nous laisser entraîner dans cette « indirection », terme forgé par Jacques Derrida et qui pointe à la fois le détour et la ruptu re autant qu'il évoque le nécessaire chemin ?

L'athéologie du jeu D'aucuns penseront que cette « lit térature » n'a guère d'intérêt. On évoque d'ailleurs très peu Jacques Derrida dans les cercles chrétiens, lui préférant Emmanuel Levinas, sans parler de Paul Ricœur... ce qui est déjà un progrès par rapport à la néoscolastique que certains aime raient remettre à l'honneur dans les facultés de théologie7. Mais parfois, il est vrai, même le lecteur animé de bonne volonté se demande de qui Jacques Derrida se moque ! À quoi joue-t-il ? Nous voilà plongés dans la confusion ? À moins qu'il ne s'agisse effectivement d'un jeu sans fin ! Le jeu du monde ! Jacques Derrida emprunte l'expression à Nietzsche. « C'est donc le texte nietz schéen qui nous va servir de réfèrent afin de souligner la spécificité du jeu

a

uand se perd le chemirvcommence le chemin. » Cette parole de Jean de la Croix pourrait sans doute résumer mon état d'esprit lisant Jacques Derrida sous la conduite de François Nault '• philosophe et théologien canadien. À mon tour, me voilà partagé entre le « désir de ne rien dire ou encore d'échapper au (Vouloir-dire" » et celui, « tout aussi puissant, de ne pas se taire »2. Lés Quelques balbutiements oui suivent n'ont d'autre but Que de vous encourager, vous aussi, à vous plonger dans le texte derridien, non pour devenir disciple de ce philosophe inclassable mais pour vous laisser déplacer, aller voir ailleurs, « entre »...

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L'AVENTURE CHRÉTIENNE derridien, commente François Nault, pour qui cette spécificité réside [...] dans l'articulation d'une double écono mie : économie de la violence et écono mie de la dissémination s. » Face à l'oubli du langage comme fiction diagnostiqué par Nietzsche et lais sant place à la croyance en l'objecti vité comme si on pouvait dire ce qui est, et qui représente pour Jacques Derrida une violence, celui-ci « pro pose un véritable carnage de la langue [...]. Les jeux de mots derridiens ne sont jamais pures fantaisies : on brûle à leur contact car se sont des feux de mots ». Mais « le jeu de l'écriture ren voie aussi à une économie de la dissémi nation ». Si pour Nietzsche, ce jeu émane d'une force, chez Jacques Derrida, il est fascination pour le « sans fond, le lieu (sans lieu) de la perte irrémédiable », mais cette perte évoque aussi un « trop plein » dissé miné en pure perte... Cette écriture enjouée en effet « ne débouche pas sur un savoir, et encore moins sur une cer titude. [...] elle ne nous donne aucune certitude, aucun résultat, aucun bénéfi ce. Elle est absolument aventureuse... » Or cette aventure nous conduit à une athéologie, une « théologie sans théologie ». Si l'angoisse saisit l'hu manité qui a tué Dieu selon l'apho risme 125 du Gai Savoir, s'il n'y a plus de centre pour faire régner l'ordre, il n'y a plus non plus de théologie possible. Mais « Plus de hors jeu possible » non plus ! ' On ne peut combler ce centre devenu béant : rien ni personne ne peut plus prendre la place rassurante qu'occupait Dieu. « Le texte athéologique n'arrive jamais : son tissu est fait d'innombrables essais infructueux. Pourtant, convaincu qu'il n'est pas possible d'en finir avec l'approche de l'infini, Y «théologien ne se décourage jamais. D'où l'insistance et l'inévitable épuisement de V athéologie w. » Mais quel est ce Dieu mort ? Celui d'une morale qui refuse le rire et le jeu, une morale de l'ordre qui refuse la richesse de la vie et la force du fort ? François Nault note, non sans humour : « L'athéologie n'est pas la théologie. Cette affirmation ne peut s'entendre, le "a" de l'athéologie étant inaudible, comme le "a" de la différance derridienne. La spécificité de l'athéolomars/avril 2005

Biographie Jacques (Jackie) Derrida naît le 15 juillet 1930 sur les hauteurs d'Alger et meurt le 9 octobre 2004. 1942 Conformément à l'article 2 du Statut des juifs imposé par Vichy, il est exclu de son lycée. , 1952 II entre à l'École normale supérieure (Ulm). I960 II enseigne à la Sorbonne. 1967 II publie son premier grand livre, De la grammatologie (éd. Galilée). 1983 II fonde avec d'autres le Collège international de la philosophie.

gie se réduit ainsi à un trait d'écriture. Voilà qui pourrait séduire Jacques Derrida (pensons-nous). Peut-être y at-il là une question ouverte, une éven tualité non sondée : la possibilité d'un Dieu se mettant en jeu. Du Dieu des chrétiens peut-être". » Et si la théolo gie avait étouffé Dieu ? Si la théolo gie chrétienne, sous prétexte que Dieu avait tout dit en Christ, avait fermé le livre sur un monde achevé au lieu de le mettre en jeu dans l'écriture d'un testament toujours nouveau ? Et si nous avions perdu le sens du jeu dans une écriture trop sérieuse ? Jacques Derrida, après Nietzsche, nous aide peutêtre à retrouver le chemin d'une

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théologie négative qui ne préten drait plus dire Dieu, objectivement, mais montrer où sa présence se cache dans les plis du monde jusque dans une écriture, transgressive, exubérante, dansante !I2

L'anéconomie du don Dans cette lecture, l'un des moments les plus stimulant pour nous catholiques est sans doute celui où notre philosophe médite sur l'impossibilité du don B : pour que le don reste un don, il ne peut


Sources « avoir lieu qu'à Y insu de celui qui le reçoit » mais aussi « à l'insu de celui qui le donne ». En effet, la gratuité du don implique que le donateur ne puisse en profiter ne serait ce que par la gratification d'avoir fait le bien. Le don doit donc être soustrait à l'ordre économique, au calcul. On peut donc affirmer : « En se donnant comme don, le don se rature lui-même comme don [...] Mais si le don n'existe que dans un échange où il ne (se) donne pas, s'il n'est reconnu qu'en étant perdu dans l'échange, le don est impos sible. Bref le don n'existe pas — sa véri té est la non vérité. Pourtant, si le don n'est pas, néanmoins, il y a peut-être le don. Étrange affirmation qui appelle une lecture de la pensée de Jacques Derrida à partir de la problématique heideggérienne du il y a (es gibt)14. » L'être, comme le don, n'est pas et pourtant, il y a l'être. Il y a l'être qui se donne en se retirant, « comme un don qui libère de la présence, tout en restant lui-même en retrait de cette libé ration a ». Mais quelle est cette ins tance donatrice ? Le problème du croyant bien posé par Heidegger est qu'il possède une réponse avant même de poser la question : Dieu. Il ne peut suivre le questionnement sans renoncer à lui-même comme croyant. Mais d'un autre côté « cette foi, si elle ne s'expose pas constamment à la possibilité de tomber dans l'in croyance, n'est pas non plus un croire, mais un mol oreiller et une convention passée avec soi même de s'en tenir à l'avenir au dogme comme à n'importe quoi de transmis "' ». Comment dire et ne pas dire dans le même temps ? Comment faire une théologie non théologique ? Jacques Derrida repart du « es gibt » pour insister sur le don sans remonter au donateur, sur l'événement du don avant l'être et « il relie la probléma tique du don à celle de la cendre" ». De même qu'« il y a » le don, « il y a la cendre ». Celle-ci dit l'effacement ou le retrait du don qui en se consu mant totalement évoque « un reste sans reste ». La cendre, de fait, rompt avec la logique économique du cal cul du retour sur soi et rappelle le don qui ne veut pas se faire recon naître comme don, tout en « ouvrant sur quelque chose ». Peut-être sur

« l'ordre anéconomique par excellence, celui de l'amour et par là (sur) une théologie de la grâce ? L'écriture de feu de Jacques Derrida nous entraînerait alors sur la voix du don absolu repré senté par le sacrifice d'Isaac puisque Abraham donne sans rien attendre et surtout sans "retour à soi" '8 ».

de vivre ce don de soi ? Peut-on sor tir de ce cercle économique ? François Nault (comme Brian Johnstone) pointe le don de la grâce... seule libération possible, peut-être ! La lettre d'amour serait alors comme une prière, « la prière la plus abandonnée » selon Jacques Derrida lui-même qui se donne en ne convoquant pas l'autre mais en l'in voquant, saris rien espérer, sans rien n'écrire : « Je ne t'écris plus rien d'autre, je t'écris seulement, toi, à toin. »

JacQues Derrida et la théologie négative

Ultimement la déconstruction nous invite au seul don véritable impos sible à penser : le don de soi. « Ne pourrions-nous pas penser que le der nier mot de la pensée derridienne du don est la grâce ? '" » Ce n'est sans doute pas pour rien que François Nault termine sa belle étude sur une théologie en déconstruction en évoquant « la lettre d'amour comme genre théologique10 ». Cette lettre tra vaille en vue d'une rencontre qui ne viendra jamais, puisque si l'autre est là, je n'ai plus besoin de lui écri re. Elle va vers l'autre toujours autre pour l'attirer vers soi. Dès lors, « la lettre d'amour relève-t-elte de l'ordre économique ou de l'anéconomie du don ? [...] Plus radicalement peut-être, demandons : l'amour qui s'écrit se laisse-t-il même penser ? Et en se pensant, ne manque-t-il pas toujours, n'est-il pas un amour manqué ?2I » Mais cette impossibilité de penser l'amour vrai comme sortie de soi sans retour ne correspond-elle pas à l'impossibilité

Cette écriture, se demande François Nault, est-elle « au plus près de la théologie en ayant jamais été aussi loin d'elle ? Ou est-elle au plus loin en ayant jamais été si près d'elle ? B » Le lecteur de Jacques Derrida ne peut en effet qu'être frappé par l'appa rente proximité des thèmes abordés par le père de la déconstruction avec ceux de la théologie négative ou apophatique. Lui-même, ne dit-il pas qu'il ne peut se taire sur ce sujet ? Cette théologie est, de fait, une cri tique radicale de la théologie comme de l'ontothéologie : dans la mesure où aucun prédicat ne convient pour concevoir Dieu, elle en vient inévitablement à nier la divinité de Dieu, puisque le concept de divinité ne peut convenir pour désigner l'objet visé... c'est une

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Parmi les ouvrages de Jacques Derrida : • La Dissémination, éd. Galilée, 1972; • Glas, éd. Galilée, 1974; • Spectre de Marx, éd. Galilée, 1993 ;

• Le Concept du 11 septembre : dialogues avec Jurgen Habermas, éd. Galilée, 2004.

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L'AVENTURE CHRETIENNE 1) François Nault, Une théologie en déconstruction, Cerf Médiapaul, 2004 (dans la suite : TD) et Derrida et la théologie — Dire Dieu après la déconstruction, Cerf Médiapaul, 2000 (dans la suite : DT). 2) DT, p. 227. 3) TD, p. 13. 4) Cf. Charles Ramond, Le vocabulaire de Derrida, Ellipses, 2001, p. 43 sv. 5) La dissémination, Seuil, 1972, p. 240 sv. 6) Idem, p. 250. 7) Néo-scholastique, qui n'a que peu de rapport avec Thomas d'Aquin si ce n'est d'utiliser ses recherches pour les figer.

théologie sans théologie. De même, c'est une pensée au-delà de l'être, puisqu'il est impossible de dire que Dieu est comme nous sommes. Pour finir, il faut, selon le mot de maître Eckhart, se taire et ne pas radoter sur Dieu !24 C'est donc bien une un autre rapport au langage qui est engagé. « La théologie négative utilise certaines techniques ou procédures pour récuser les prétentions du discours humain ou protéger l'altérité de son Autre23 », jusqu'à parler pour ne rien dire dans un discours dépourvu de sens et de réfèrent parce que celui-ci se dérobe toujours à notre appré hension. On le voit, il y a « une très nette concordance des lignes d'attaque de la théologie négative avec celles de la déconstruction26 », mais la première doit encore être sujette à la seconde. « Suivant Jacques Derrida, la théologie négative s'offre encore à la déconstruc tion ; en ayant recours à Yhyper-essentialité, Yapophatisme succombe encore à une surenchère ontologique trahissant son appartenance à la métaphysique de la présence. L'enracinement mystique de la théologie négative révélerait parti culièrement bien la présence qui l'ani me : la via negativa interrompt le jeu qu'il inaugure pourtant lui-même27. » Le moment négatif ne serait qu'un moment toujours repris dans une théologie affirmative. Mais François Nault essaie, à la suite de Michel de Certeau, de penser une mystique qui soit dégagée de l'horizon de la présence, en parlant de « trace » concept familier de Jacques Derrida, et pointant une « mystique exodique » ouvrant « sur un itinéraire non réglé d'avance ». Mais la grande différence mars/avril 2005

de la théologie négative avec la déconstruction concerne la prière. « La déconstruction semble étrangère à cette expérience de la prière, l'attente dans laquelle elle se situe postulant plu tôt la destruction de tout horizon d'at tente2*. » Mais alors, se demande François Nault, que faut-il penser de cette phrase de la Carte postale : « Attendons-nous une réponse ou autre chose ? Non, puisqu'on fond nous ne demandons rien, non, nous ne posons aucune question. La prière. » La déconstruction, si elle n'est pas théologique n'est pas non plus contre-théologique. Elle travaille l'instance théologique ouvrant sur une autre pratique textuelle du dis cours théologique. « Écrire autre ment », telle est la devise de Jacques Derrida2", en jouant peut-être ? Mais le théologien peut-il jouer ? Aura-til assez d'ironie 3" pour se situer à la bordure de sa propre Église insti tuée qui attend de lui un discours de justification de sa pratique31 alors qu'il ne peut que balbutier et dire comme saint Thomas d'Aquin que ce qu'il dit n'a ,rien à voir avec ce que son langage essaie de dire ? Il le pourra peut-être, s'il ne refuse pas le plaisir dont il jouit en écri vant, s'il sait que ce qu'il écrit sur Dieu demeure son discours, celui d'un sujet qui ne sait pas ce dont il parle32, en attente d'un promesse dont la réalisation semble toujours différente parce qu'elle ne satisfait pas ses désirs immédiats... peutêtre pour le renvoyer à sa responsa bilité d'homme tout simplement !

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Pascal Janin

8) DT, p. 106. Cf. TD, p. 107 sv. 9) DT, p. 119. 10) Sur l'épuisement de la théologie négative, cf. TD, p. 114. 11) DT, p. 120. 12) Je vous renvoie au très beau livre de Jean-Pierre Labarrière et Gwendoline Jarczyk, Maître Eckhart ou l'empreinte du désert, Albin Michel, 1995, qui se termine en parlant d'un « a-théisme mystique » (p. 226 sv.). 13) DT, chapitre 6, p. 174 sv : « du don ». 14) DT, p. 181-2. « es gibt » (il y a), littéralement : « ça donne ». 15) DT, p. 183. 16) Heidegger, Introduction à la métaphysique, cité par DT, p. 191. 17) DT, p. 200. 18) DT, p. 176. À la différence d'Ulysse dont l'errance n'est « pas une véritable errance, encore moins un exil ni la folie d'une marche vers la perte ; elle est retour (idem, p. 177). » 19) DT, p. 202. Cf. aussi Brian V. Johnstone, professeur invité à l'Alfonsianum de Rome : « The Gift: Derrida, Marion and Moral Theology », Studia Moralia, n° 42 (2004), pp. 411-432. 20) TD, p. 153. 21) TD, p. 163. 22) TD, p. 172. 23) DT, p. 225. 24) DT, p. 238. 25) DT, p. 239. 26) DT, p. 244. 27) DT, p. 246. 28) DT, p. 250. 29) DT, p. 142. 30) Je vous renvoie au très beau chapitre de TD sur Richard Rorty (p. 131 sv.) Mais les autres portraits d'écriture que dresse François Nault (Beckett, Perec, Bernard de Clairvaux « qui m'est devenu un peu plus sympathique », Marie de l'incarnation, Nietzsche, et bien sûr Derrida) sont autant de chemins stimulants pour qui ne veut pas s'endormir comme les apôtres au jardin des Oliviers ou ceux qui pensent que la foi est une assurance vie qui dispense de penser par soi-même ! 31) Cf. sur ce point les débats entre les théologiens et le cardinal Ratzinger sur leur rôle dans l'Église. 32) La pensée de Jacques Derrida diffère ici de celle du Tracta tus de Wittgenstein.


L'AVENTURE ni il

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que par son incarnation le Les Christ Évangiles a rendu nouspossible font savoir notre résurrection en ce monde.

Évangiles écrits dans la Tradition hébraï'oue : le « midrash » Les écrits évangéliques relèvent de la grande Tradition hébraïque dont le genre spécifique est le « midrash », terme qui évoque le fruit de la recherche. Les textes dont nous disposons ont été rédigés en grec, mais leur sub strat hébraïque apparaît progressi vement évident à qui les pratique. Ces textes sont très élaborés, char gés de sens, à telle enseigne qu'ils requièrent pour être compris en profondeur une formation solide et une réelle initiation. Ils sont l'abou tissement de toute la Tradition. Pour les Juifs, et particulièrement pour les Pharisiens, la Révélation est unique. Elle repose tout entière dans la Torah, c'est-à-dire dans le Pentateuque. Viennent ensuite les Prophètes, puis les Hagiographes. Nos Évangiles en prennent le relais et sont la continuation des Hagiographes. Que disent les Prophètes ? Rien d'autre que la Torah, à travers leur vie, à travers les événements évo qués. Les Hagiographes ne commentent rien d'autre que la Torah. Jésus à son tour actualise la Torah dans sa vie à lui. Il a déclaré n'être venu rien changer à la Torah. Pas un ioud, la plus petite des lettres. « N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir mais accomplir.

Car je vous le dis, en vérité , avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l'i ne passera de la Loi que tout ne soit réalisé. Celui donc qui violera l'un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des deux ; au contraire, celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des deux. » (Matt, 5,17-19) Qui prétendrait apporter la seule interprétation possible se manifeste rait en fondamentaliste. Dans son évangile, Luc n'a d'autre prétention que de dire : « Je vais vous raconter ce qui m'a été transmis par ceux qui ont vu. » Chacun se rapporte à qui le précède et justifie sa Tradition. Jésus lui-même a tenu à s'inscrire comme maillon dans une chaîne. Il se déclare en son temps l'aboutisse ment de la Torah. Reconnaître dans ce qu'il fait l'aboutissement de tous ceux qui le précèdent, lui confère une densité universelle. Ne préciset-on pas, pour manifester la soudu re avec ses antécédents : «... il est descendu aux enfers... » ? On veut marquer par ces mots le lien qui unit Jésus à tous les prophètes qui l'ont précédé. Il est descendu aux enfers avant de ressusciter, pout s'unir à eux. La Foi en Jésus se fonde d'ailleurs sur les apôtres. Elle est dite aposto lique. Par les apôtres, les témoins, elle se lie aux Prophètes et aux Hagiographes. Le Midrash évoque la question com mentée par des images qui éveillent en celui qui écoute la possibilité et le désir de confronter sa vie à ce qui est rapporté, mais en veillant à sau vegarder une part importante à sa démarche personnelle. « Que

V^uel est le contenu essentiel des Quatre Évangiles ? Que racontent-ils ? Non pas tant la vie de Jésus. La seule nouvelle Qu'ils

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prétendent apporter est celle de la Résurrection. Ils proclament : « Ce Jésus oui est mort, nous le disons vivant. » Ils proclament Qu'il ne s'agit pas de ressusciter après la mort corporelle, misant tout sur un autre monde dont on ne sait rien...

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L'AVENTURE CHRÉTIENNE Le Tombeau est vide Lestent récits chacun du tombeau une lecture que nous différente trouvons et dans distincte, les quatre voire Évangiles contradictoire. por Une comparaison entre les quatre Évangiles le manifeste nettement. Chez Matthieu, deux femmes vont au tombeau, y rencontrent un ange, s'en repartent pleines de joie vers les disciples. En Marc, ce sont trois femmes qui vont au tombeau, y voient deux anges, s'en repartent dans la peur, et... ne vont pas trouver les disciples puis qu'elles ne disent rien à personne... Pour Luc, des femmes accompagnant Marie de Magdala, Jeanne et Marie, mère de Jacques, s'en vont au tombeau et deux hommes éblouissants leur disent : « Il est ressuscité. » Elles s'en vont le dire aux Onze. Jean rapporte que c'est Marie de Magdala, seule, qui se rend au tom beau. Point d'ange mais la constatation que la pierre a été enlevée du tombeau. Elle court trouver Pierre et Jean pour leur dire que le Seigneur a été enlevé... Divergences, sinon contradictions, qui seraient embarrassantes pour qui voudrait lire au niveau du fait historique. Il s'agit d'une tout autre lectu r e , n o n s c i e n t i fi q u e e t d e p u r m i d r a s h . G . L .

l'intelligent comprenne » : telle est la recommandation qui ponctue le midrash, en manière de conclusion à chaque épisode. Point de démons tration à base de raisonnement, de logique. Point de souci de prouver. Pas davantage d'Histoire au sens scientifique ou journalistique du terme. Il ne s'agit pas davantage de fables mythologiques qui ne relève raient que de l'imaginaire. La men talité hébraïque exclut tout goût pour l'affabulation spéculative. La culture hébraïque s'intéresse à ce qui se passe concrètement. Le procédé midrashique met l'ac cent exclusivement sur la répercus sion d'un fait dans la vie, et non sur le fait brut tel qu'il s'est produit. Le fait demeure lié à celui qui le lit : il reprend existence par le lecteur. La Résurrection n'échappe pas à cette règle. Au-delà de ce qui s'est passé dans la réalité, ce qui intéresse les évangélistes est de transmettre le fait par lequel les disciples ont reçu leur Foi en cette Résurrection, c'està-dire l'accueil qu'ils y ont concrète ment prêté et avant tout la lecture qu'ils en ont faite et ce que ce fait concret a opéré dans la réalité de leur existence. mars/avril 2005

Il s'agit d'une démarche toute diffé rente de celle de l'historien ou du chroniqueur. Elle procède d'une mentalité nullement embarrassée par des récits divergents ou contra

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dictoires, même en ce qui concerne un fait aussi fondamental que celui de la Résurrection, alors qu'aux yeux d'une certaine mentalité scien tifique ces divergences et contradic tions suffiraient à lui refuser toute consistance.

Le monde et la Parole Le procédé midrashique est lié à une certaine vision du monde. Dieu est avec le monde en relation d'absence, même si le monde se présente comme une expression de lui-même. À la manière dont le corps de l'hom me apparaît être par rapport à ce que celui-ci est en lui-même. De la sorte, les concepts de la mon tagne, de la plaine, la mer, la pluie, les éclairs, le tonnerre, portent cha cun un message, une signification par rapport à Dieu, qui en apparaît le Créateur. C'est un premier langa ge implicite et donc informulé. Le second sera la Parole apportée par la Torah, comme celle qu'après communiqueront les Prophètes, où tout renvoie à Dieu, son auteur.


Clef de voûte Pour illustrer ce propos, reportonsnous au début du psaume 19 : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l'œuvre de ses mains, le firmament l'annonce : le jour au jour en publie le récit et la nuit à la nuit transmet la connais sance. Non point récit, non point langage, point de voix qu'on puisse entendre ; mais pour toute la terre en ressortent les lignes et les mots jusqu'aux limites du monde. Là-haut, pour le soleil, il dressa une tente, et lui, comme un époux qui sort de son pavillon, se réjouit, vaillant, de courir sa carrière. À la limite des deux il a son lever et sa course atteint à l'autre limite, et rien qui soit soustrait à sa chaleur. » (psaume 19,2-7) Référence est faite aux cieux, au jour et à la nuit, comme au soleil, mais il est souligné au verset 4 qu'il n'y a point de Parole et que « leur son » — parole inarticulée — n'est point assimilable... L'harmonie de la créa tion, pour romantique qu'elle est, est insuffisante à porter un langage profond. C'est la formulation explicite du message. Le « son inarticulé » entendu à l'origine se mue ainsi, à travers le prophète, en Parole. Tout se passe selon la culture hébraïque et par cohérence avec elle comme si la création tout entière — le monde et les événements de l'existence — n'était constituée que de consonnes auxquelles la Torah, puis les Prophètes et les Hagiographes apporteraient dans un premier temps une vocalisation. Les Évangiles, les Épîtres, les Actes des Apôtres et l'Apocalypse consti tuent pour les chrétiens l'actualisa tion qu'en a apportée Jésus. Poursuivons le psaume 19 : « La loi du Nom est parfaite, réconfort pour l'âme ; le témoignage du Nom est véridique, sagesse du simple. Les préceptes du Nom sont droits, joie pour le cœur ; le commandement du Nom est limpide, lumière des yeux. La crainte du Nom est pure,

immuable à jamais ; les jugements du Nom sont vérité, équitables toujours, désirables plus que l'or, que l'or le plus fin; ses paroles sont douces plus que le miel, que le suc des rayons. Aussi ton serviteur s'en pénètre, les observer est grand profit. Mais qui s'avise de ses faux-pas ? Purifie-moi du mal caché. Préserve aussi ton serviteur de l'orgueil, qu'il n'ait sur moi nul empire ! Alors je serai irréprochable et pur du grand péché. Agrée les paroles de ma bouche et le murmure de mon cœur, sans trêve devant toi, Adonaï, mon rocher, mon rédempteur. » (psaume 19, 8-15) Nous y lisons que l'enseignement du Seigneur est parfait et réconforte l'âme. C'est la proclamation de la joie à laquelle aboutit la Parole explicite, plus douce que le miel, entraînant « paroles et pensées pro fondes » du serviteur à l'adresse du Seigneur, son rocher, son salut.

Lisons le « midrash » de « la pêche miraculeuse » Ce récit apparaît dans les évangiles de Marc, Luc et Jean. Les trois textes illustrent bien leur rapport au fait et mettent en lumière ce que nous entendons par interprétation. En Marc, un fait pur et simple est rapporté sans commentaire, c'est le sens simple. En Luc, le même fait se trouve développé en faisant allusion à un enseignement qui implique déjà d'avoir repéré par des lectures anté rieures le sens de la parole, les cieux, la distance, les eaux, le filet, le poisson... C'est le sens allusif En Jean, celui-ci reprend le même événement de départ qu'il a médité et qu'il conte à travers cette médita tion pour aboutir à ce qu'on appel lera le secret. Ces différentes lectures sont chacu ne un commentaire d'un fait origi

nel, tel qu'il devient à travers le vécu des communautés qui s'en font les témoins.

Marc, 1 « Comme il longeait la mer de Galilée, il aperçut Simon et André, son frère, qui jetaient l'épervier dans la mer ; car c'étaient des pêcheurs. Et Jésus leur dit : "Venez à ma suite et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes." Et aussitôt, laissant-là leurs filets, ils le suivirent. (16-18) » Voici l'épisode que Marc nous rap porte à l'état brut d'une parole de Jésus. C'est le noyau, le Kerygme, qui va être repris et développé diversement dans les Évangiles de Luc et Jean. Cet épisode que nous connaissons depuis notre enfance nous paraît banal et naturel... Il ne l'est pas. l'élection, ou le rapport Maître-adepte. Il faut savoir qu'aucun rabbi, aucun Maître, ne peut jamais inviter qui conque à le suivre. C'est au disciple à interpeller celui qu'il choisit pour Maître en toute liberté, et à lui demander de pouvoir le suivre. Jamais l'inverse. Une fois que le rabbi a marqué son accord, le contrat est conclu. À partir de ce moment l'adepte ne pourra plus reprendre sa liberté sans l'accord de son maître. Ici, par dérogation à cette règle absolue, on voit Jésus interpeller lui-même ceux qui deviendront ses disciples et se les attacher. Ce fai sant, Jésus s'inscrit dans le mouve ment que le Seigneur fit lorsqu'il se choisit le peuple juif pour son peuple : événement qu'on nomme l'élection. L'évangéliste rapportant et souli gnant le fait manifeste par là que l'appel de Jésus — en ce qu'il déro ge à la règle fondamentale — sou ligne qu'il agit d'autorité et en Messie, conduisant l'Histoire à la manière même dont Dieu agit. Ce n'est pas par les miracles, à la manière d'un thaumaturge, que Jésus s'affirme Messie — ce qui

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L'AVENTURE CHRETIENNE

ouvrirait à toutes supercheries et suspicions — mais en accomplis sant, comme ici, des actes simples, non spectaculaires qui n'ont de sens que pour l'initié. Tout comme le peuple avait répon du « Nous ferons et nous écouterons ! » (Exode 24, 7) sans chercher d'abord à comprendre — ce que les Talmuds soulignent comme étant la gloire d'Israël — de même Simon et Pierre laissent leur filet et « ils le suivirent ». Ce qu'il importe d'observer n'est pas tant la générosité de Simon et André que le parallélisme ici souli gné avec le peuple d'Israël sur l'in mars/avril 2005

terpellation du Seigneur, sans le secours d'aucune justification ni preuve. L'Histoire du peuple nou veau démarre de la même manière que celle d'Israël, sur un type d'in terpellation identique.

Luc, 5 « Or, un jour que, pressé par la foule qui écoutait la parole de Dieu, il se tenait sur les bords du lac de Gennésareth, il vit deux barques arrê tées sur les bords du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. » (1-2)

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La fonction du filet que l'on jette à la mer pour pêcher est à rapprocher de celle de la flèche que l'archer décoche sur la proie. Le but de l'un comme de l'autre est... de ramener la proie. Le nom Torah a les mêmes racines que le verbe jeter. C'est pourquoi le mot signifie aussi enseigner. Le maître est celui qui lance son enseignement, désire qu'il fasse mouche afin d'emporter l'ad hésion du disciple. Les pêcheurs travaillent au filet comme les enseignants : « Il monta dans l'une des barques, qui était à Simon, et pria celui-ci de s'éloigner un peu du rivage ; puis s'asseyant, de la barque il enseignait les foules. » (3) Jésus veille à mettre une distance entre la foule et lui. L'eau du lac est stagnante comme celle de la mer. Elle évoque la mort et le néant, contrairement aux eaux courantes — celles du fleuve, de la source, de la rivière, du torrent — qui évo quent la vie. Et la Parole de Jésus va planer sur les eaux comme dans la Genèse (1, 2). Le décor est planté, nous sommes en présence d'un récit de création : une création va surgir ! « Quand il eut fini de parier, il dit à Simon : "Avance en eau profonde, et lâchez vos filets pour la pêche." Simon répondit : "Maître, nous avons peiné toute une nuit sans rien prendre, mais sur ta parole je vais lâcher les filets." » (4-5) Pierre a peiné toute la nuit. La nuit est le secret de Dieu. Rapprochement fait en raison de la pondération identique des mots hébreux b*b la'ûa, la nuit, TiQ sod, le secret, et 'ÏIK Adonaï, le Seigneur. La pondération s'obtient par addi tion de la valeur chiffrée des lettres qui composent le mot, soit ici, pour chacun 70 : b-b= 30+10+30 110=60+6+4 - TiN=l+4+6+50+10, soit 71, réduits à 70 en raison de l'unité de Dieu - a - exclue du calcul. C'est dire que ces termes sont entre eux en rapport intime les rendant quasi interchangeables. Cela permet de lire indifféremment : Dieu est le secret de la nuit ou la nuit est le secret de Dieu, ou encore le secret de la nuit est Dieu, dont le Moyen Âge a fait la nuit est ma lumière, qui marquait les cimetières : nox, illuminatio mea.


Clef de voûte « L'ayant donc fait, ils prirent une grande quantité de poissons, et leurs filets se rompaient. Ils firent signe alors à leurs associés qui étaient dans l'autre barque de venir à leur aide. Ceux-ci vinrent, et on remplit les deux barques, au point qu'elles enfonçaient. À cette vue, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : "Éloigne-toi de moi, Seigneur, je suis un pécheur !" » (6-8) Jésus est donc bien celui qui crée des vivants au sein du néant. En présence de cet événement, la prière de Pierre est significative : il a bien assimilé la Torah et reconnu le Créateur, pris d'effroi devant la proximité du Saint à l'égard duquel il se sent dans un état de radicale incompatibilité. « La stupeur en effet l'avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause du coup de filet qu'ils venaient défaire ; de même Jacques et Jean, fils de Zébêdée, les compagnons de Simon. Mais Jésus dit à Simon : "Rassure-toi ; désormais ce sont des hommes que tu prendras." Alors, ramenant leurs barques à terre, et laissant tout, ils le suivirent. » (9-11) Jésus dit à Pierre : il y a plus intéres sant que de pêcher des poissons, c'est d'être pêcheur d'hommes. Nous retrouvons ici une parole de Jésus, qui est parole expresse — c'est-à-dire « expressis verbis » — signifiant qu'il s'agit de mots que Jésus a réellement prononcés : « Désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Sur cette parole essentielle rencon trée en Marc, Luc construit une parabole, la développant et lui don nant une pleine extension. Jean va partir de celle-ci pour en faire une méditation plus détaillée, plus systématique, plus complète, c'est-à-dire une allégorie. Il va la pré senter comme un récit postérieur à la Résurrection. Même les récits d'avant la Résurrection concernent tout aussi bien la Résurrection. Les récits d'avant comme les récits d'après s'analysent aussi bien comme des récits de Résurrection. Celle-ci est bien le contenu essentiel du messa ge évangélique : ce Jésus que l'on dit mort est bien Vivant.

lean, 21 « Après cela, Jésus se montra encore aux disciples, sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment. SimonPierre, Thomas, appelé Didyme, Nathanaël, de Cana en Galilée, les fils de Zébêdée et deux autres de ses dis ciples se trouvaient ensemble. » (1-2) Ces disciples sont au nombre de sept, chiffre évoquant outre la multi plicité, la communauté : ils sont ensemble. « Simon-Pierre leur dit : "Je vais pêcher." Ils lui dirent : "Nous venons nous aussi avec toi. " » (3) Pierre exprime d'emblée la question : « Je vais pêcher. » Les autres accep tent de l'y accompagner. « Ils sortirent, montèrent en barque ; cette nuit-là, ils ne prirent rien. » (3) C'est l'expérience de la nuit. D'emblée, l'entreprise n'est guère fructueuse. Elle prend plutôt mau vais départ. Les disciples ne pren nent rien. « Au lever du jour, Jésus parut sur le rivage ; mais les disciples ne savaient pas que c'était lui. » (4) Mais voici que le soleil se lève. La question est de savoir si Jésus est présent. Au premier abord, pas plus que les disciples d'Emmaùs, per sonne ne le reconnaît. « Jésus leur dit : "Les enfants, avezvous du poisson ?" Ils lui répondirent : "Non !" » (5) Ils n'avaient pas encore compris. Ils avaient travaillé la nuit dans la mer : signe du néant. « "Jetez le filet à droite de la barque et vous trouverez", leur dit-il. Ils le jetèrent donc et ils ne parvenaient plus à le rele ver, tant il était plein de poissons. » (6) Jésus leur dit : cherchez et vous trou verez. Il les appelle à se mettre en quête. Ils n'avaient pas encore péché. Sur la Parole de Jésus, celui qui plane sur les eaux, et qui, du néant, peut tirer du vivant, leur action porte fruit. « Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : "C'est le Seigneur !" À ces mots : "C'est le Seigneur !" SimonPierre mit son vêtement — car U était nu — et se jeta à l'eau. » (7)

Personne ne peut par lui-même trouver Jésus. Même Pierre, le pre mier pape, le chef de la structure, a besoin, pour comprendre, d'un rabbi, rôle rempli ici par Jean. Ce ne sera qu'après avoir reçu le message : « C'est le Seigneur ! », qu'il se jette à l'eau, devenant un être vivant dans la mort ! « Les autres disciples vinrent en barque, remorquant le filet et ses pois sons : ils n'étaient guère qu'à deux cents coudées du rivage. » (8) Est-ce l'arche de Noé ? Voici les dis ciples appelés à leur tour à sauver le tout, à récupérer le tout. « Une fois descendus à terre, ils aper çoivent un feu de braise, avec du pois son dessus, et du pain. » (9) Voici un autre brasier que celui auquel Pierre s'était réchauffé lors qu'il trahit Jésus. « Jésus leur dit : "Apportez de ces pois sons que vous venez de prendre." » (10) Apportez ces poissons ! On va les réunir ! On va faire l'assemblée, on va accomplir l'unité à laquelle nous convie le Shema Israël... (Écoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur Un) « Simon-Pierre remonta dans la barque et tira à terre le filet, plein de gros pois sons : cent cinquante-trois ; et quoi qu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. » (11) Quant au filet, il ne peut se déchirer : le vêtement de Joseph est un sans couture. Il ne peut se rompre. Le filet, le vêtement actuel du Seigneur, c'est la communauté. « Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient UN comme nous sommes un ; moi en eux et toi en moi... » (Jean 17,22-23). Cent cinquante-trois poissons : pour quoi indiquer ce chiffre avec une telle précision ? C'est la méthode gématrique qui cherche le sens à travers la pondération des mots, qui explique ce chiffre et donne réponse : 153 renvoie secrètement à la Pâque : hapessah noan : n = 5 + 2 = 80 + o = 60 + n = 8 = 153 « Jésus leur dit : "Venez déjeuner." » (12)

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L'Apocalypse annonce que quand l'homme meurt, une table l'attend avec deux couverts, un pour le Seigneur et un pour lui. « Si quel qu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » (Apocalypse 3, 20) « Aucun des disciples n'osait lui demander : "Qui es-tu ?", car ils savaient bien que c'était le Seigneur. Alors Jésus s'approche, prend le pain et le leur donne ; et de même le poisson. "Ce fut là la troisième fois que Jésus se montra à ses disciples, une fois ressus cité des morts. " » (12-14) Voici le repas eucharistique qui célèbre et réalise à la fois ce à quoi le récit sert de support : Jésus est le Vivant au milieu de la mort. Le pain y est partagé, en communauté. Et le poisson aussi. En araméen, le poisson se dit « noûn », c'est-à-dire la lettre qui vaut 50, et constitue un des signes évocateurs du Messie. Le repas introduit à la fête. « Après le repas, Jésus dit à SimonPierre : "Simon, fils de Jean, m'aimestu plus que ceux-ci ?" Il lui répondit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. " Jésus lui dit : "Paix mes agneaux." Il lui dit une deuxième fois : "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ?" U lui répondit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : "Paix mes brebis." Il lui dit pour la troisième fois : "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ?" Pierre fut peiné

Pâoue UOS pessah Le mot hébreu nos pessah, signifie enjambement. ~ Cet enjambement fait allusion à la promesse du Nom de passer outre les maisons dont le linteau des portes était marqué du sang de l'agneau du sacrifice, la nuit où devaient être frappés tous les pre miers-nés d'Egypte : « Le Nom enjambera... » Kïl nos pessah hou (Exode 12,11) « Et je passerai outre celles-cù » D3"7N TITOS! pessahti alèkhèm (Exode 12,13) « C'est cela la Pâque pour le Nom... » mrr nosi pessah hashém (Exode 12, 23) La Pâque implique donc un hiatus, une rupture. Toute rupture dans le cheminement est mort à ce qui précède pour ouvrir à un horizon nouveau auquel le cheminement, par lui-même, ne conduisait pas. G. L.

de ce qu'il lui demandait pour la troisiè me fois : "M'aimes-tu ?" et il lui dit : "Seigneur, tu sais tout, tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : "Paix mes bre bis." » (15-17) Cette triple interpellation coiffe, dédouble et répare délicatement le triple reniement de Pierre. Et Pierre, dans ses réponses, marque le même enthousiasme. « "En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toimême ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu seras devenu vieux, tu étendras les mains, un autre te noue ra ta ceinture et te mènera où tu ne

voudrais pas." Il indiquait par là le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu. Ayant ainsi parlé, il lui dit : "Suis-moi." » (18-19) Le même appel après la Résurrection qu'avant : « Suis-moi. » Le texte définit la fonction du dis ciple et exprime sa vocation : deve nir comme son maître, partager son sort jusqu'à la mort pour, à travers elle, partager sa résurrection. « Pierre alors se retourne et aperçoit, marchant à leur suite, le disciple que Jésus aimait, celui qui, durant le repas, s'était penché vers sa poitrine et lui avait dit : "Seigneur, qui est-ce qui va te livrer ?" En le voyant, Pierre dit à Jésus : "Et lui, Seigneur ?" Jésus lui répond : "S'il me plaît qu'il demeure jus qu'à ce que je vienne, que t'importe ? Toi, suis-moi." Le bruit se répandit alors parmi les frères que ce disciple ne mourait pas. Pourtant Jésus n'avait pas dit à Pierre : "Il ne mourra pas" mais : "S'il me plaît qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne." » (20-23) « Suis-moi » c'est vivre la Résurrection. Vivre la Résurrection est dépasser l'affrontement à la mort : non pas se voir épargner celle-ci, mais bien la transcender. Georges Lethé

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Dumas-Titoulet Imprimeurs Saint-Étienne • n° imprimeur 42438 Commission paritaire : n° 1107 I 82608 ISSN 1247-3669 Dépôt légal à date de parution

mai 2005

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© Golias (b.r.) NB. Les éditions Golias ne se tiennent pas pour responsables des livres, articles et manuscrits envoyés. Aucun document ne sera retourné.


LA SÉLECTION DES ÉDITIONS GOLIAS

L'Eglise en question

Ramsay / Golias


"Habemus Papam!... Josephum Ratzinger" Certes, mais qu'estce à dire pour nous. Mieux encore qui est le nouvel élu ? Un théologien de très grande classe mais aussi un homme sans grande expérience pastorale connu surtout comme l'artisan déterminé et précis d'une res tauration, passant aussi par la condamnation de nombreux théologiens et par une réinter prétation très restrictive du der nier Concile. Les capacités de gouvernement de Joseph Ratzinger et sa finesse politique se sont révélées lors de la prépa^ ration du Conclave. De même, sa détermination à défendre jus

Christian Terras

ATZINGER

héritier intransigeant

qu'au bout une ligne qui lui semble comme dictée par Dieu. Benoît XVI devrait associer adroitement une vision globale théocra tique à un pragmatisme bien dosé; au plan intra-ecclésial, le nouveau Pontife affirme ra certes la Collégialité mais en l'appuyant sur les contre-forts d'une nouvelle affirmation d'in transigeance doctrinale. En outre, l'application de la liturgie actuelle sera davantage contrô lée tout comme sera entreprise, certainement une réforme de la Curie et une restauration de fond de la même liturgie : certes non pas dans le sens d'un retour

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impossible à Saint Pie V mais plutôt d'une sorte d'intermé diaire entre l'actuelle liturgie, trop horizontale et l'ancienne, désormais trop lointaine pour nous. Dans l'immédiat, comme le dit à qui veut l'entendre son ami le Cardinal Medina, Benoît CMICnniDTIflA XVI devrait libéraliser totalement la messe de Saint Pie V. Des aOUSGIlIPTIuN

Golias

négociations avec la Fraternité Saint Pie X pourraient s'ouvrir. SORTIE 15 JUIN 20 Les théologiens d'avant-garde devront réapprendre à marcher droit. Contrairement à son prédécesseur, il pourrait moins 1Mb de pages 220 pages insister sur la morale sexuelle. Il devrait moins canoniser et prix souscription 15 eur béatifier, moins voyager, mais surtout mettre un point final à prjx de vme TTC par certaines initiatives passées qu'il désapprouvait en son for 15/06/2005 \8 euros interne à savoir les rassemblements d'Assise ou les démarches de repentance. Christian Terras l'auteur de cet ouvrage et directeur des éditions Golias, qui a enquêté depuis plus de vingt ans sur Josef Ratzinger, révèle un portrait inédit du nouveau pape, et décline les vrais enjeux de ce nouveau pontificat.


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