7,62 eoros • 12,5 FS • BIMESTRIEL • septembre/octobre 2004
Cahier spécial Gianni Vattimo
La croisade tie George W. Bush
LEPRÉFÉRÉD
OUVEAUTE
-le vin,, comme d'autres productions
Michel Oeprosl]
agricoles est confronté au choc de la mondialisation. Confrontée à la mondialisation, la viticulture est confrontée à d'autres limites. Elle se heurte aux effets d'une crise propre aux mutations de la société ou les statuts du vin et de l'alcool changent, supplanté par l'arrivée d'autres alcools, voire d'autres produits susceptibles de modifier les états du cerveau. La viticulture butte aux obstacles créés par ses propres excès au niveau environnemental.
EDITION 2004 Sous la direction de Christian de Romano
our la cinquième fois en onze ans, voici donc l'édition 2004 du Trombinoscope des évêques de France, complètement remis à jour et totalement réécrit. Les changements d'évêques intervenus ces derniers mois dans de nombreux diocèses, l'insistance de nos lecteurs pour une nouvelle édition, certains faits de société qui ont concerné et secoué fortement l'épiscopat français sont quelques-unes des raisons qui expliquent la sortie de ce nouveau « Trombi », comme l'appelle familièrement ses nombreux lecteurs en signe d'amicale complicité. Comment un évêque est-il perçu ? Ce Trombinoscope cherche à y répondre. L'épiscopat d'aujourd'hui, corps institutionnel en quête d'identité, mérite ce regard appuyé pour mieux le situer dans notre société.
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À commander aux éditions Golias
SOMMAIRE L'aventure chrétienne Le Journal Qu'est-ce qui t'arrive, mon pote ?
4
M9r Di Falco, ou l'art de s'en tirer...
6
Réponses à Joseph Ratzinger : depuis quand les femmes font-elles problème ?
45
Laveuglement sur la situation de la femme dans l'Église
47
A Lourdes, l'euro-miracle n'a pas eu lieu...
8
Lettre ouverte au cardinal Ratzinger 51
Libération de Lyon : le cardinal Barbarin court tout seul..
9
Marcel Légaut, éveilleur d'Humanité pour le XXIe siècle
56
Le peuple, sujet de sa théologie
66
Libération de Paris : D'un Magnificat à l'autre
10
Michel Kubler (La Croix) ou les faiblesses d'un journaliste ?
11
Entretien avec Henri Pena Ruiz : « Une émancipation réciproque du droit et de la religion » Eugène Weber nous a quittés
12 16
Golias appelle à la transgression Dans notre notre prochain numéro (n° 99), nous publierons les textes reçus suite à notre appel. En attendant, n'hésitez pas à nous envoyer vos contributions.
Caliîèr spéc -JMâmiLVafflm
La croisade de George W. Bush
pwHdftiu» LE PREFERE DE DFH
non religieux K/"r Kïkl
Réponsesa cardinal Rot
Radioscopie
libère-Lyon, tout seul...
La croisade de George W. Bush, le préféré de Dieu
M" Difaclo CoHnr|"l
Marcel Lêp
Le nationalisme impérial de droit divin des Etats-Unis
17
États-Unis : un engagement de droit divin
28 Cahier spécial
73
L e d é f i d e G i a n n i Va t t i m o
Pour un christianisme non religieux Après la chrétienté Laube de Dieu
74
au risque de la modernité
83
Bulletin d'abonnement
97
LG J Ou fid L EDITO Guy Gilbert : la face cachée d'un look rebelle.
Gilbert, et même si ce n'est pas ma
qui se réjouissent d'une parole enfin libre dans une Église qui trop souvent muselle les intelligences plus qu'elle ne les pousse à réflé
« Grosses têtes » dont Jacques Duquesne était l'invi
chir, et ressentent une telle parole comme une bouffée d'oxygène ? Mais il faut aller plus loin : ne crois-tu pas, cher frère, que les cathos soient suffisamment intelligents pour comprendre et assu mer des discours qui, au premier abord, auraient pu les choquer ? Au nom de quelle doctrine veux-tu les laisser dans l'ignorance ?
té d'honneur '.
Ainsi, pour toi, et tu l'as dit, Jacques Duquesne aurait pu penser ce
Toi, le prêtre qui se veut dérangeant par son look et son style de
qu'il voulait dans son bureau pourvu qu'il ne partage pas ses découvertes ! Il faudra que tu m'expliques !
manière habituelle de parler, je l'adopte vou C ' e s t a i nvolontiers s i q u e puisqu'elle t u t ' e x p rest i m etienne s , c h! e je r G uy lais te dire que je ne t'ai pas trouvé très bon aux
langage, tu t'es montré incapable de comprendre qu'un homme honnête, après une investigation sérieuse sans être celle d'un pro fessionnel de la théologie et de l'exégèse, puisse poser des ques tions sur certaines affirmations doctrinales. Une de tes critiques principales :« Tu t'es fait des couilles en or ! ;; Et toi mon pote, avec tes bouquins ? L'argument, tu l'avoueras, est léger. Certes, tu invoquais ces catholiques qui risquaient d'être choqués. Mais que ne lisent-ils ce livre qui donne des informations sur l'histoire des dogmes que tu n'as pas été capable de commenter, ne serait-ce que pour l'infirmer si ce devait être le cas ! J'attendais, en vain, que tu batailles au plus près avec le journalis te, toi le prêtre qui a étudié et étudie encore, je l'espère, la Tradition et la Bible ! Rien ! « Tu t'es fais des couilles en or » en profitant du moment où le pape venait à Lourdes ! As-tu répété comme rare argument ! Un peu décevant, non ? Toi le prêtre des loubards, tu as défendu l'Institution ! En marge du débat théolo gique, mais on sait tous les deux combien les marges sont impor tantes, tu aurais pu relever cette petite phrase de Jacques Duquesne sur Augustin :« Ceux qui l'ont précédé dans l'exal tation de la virginité mariale limitaient comme lui, le rôle des femmes dans l'Église. [...] Ainsi,alors que tout désignait Marie pour être l'image de la femme accomplie, ces hommes en ont fait une femme contre les femmes (p. 79). » C'est ton domaine, ça, l'exclusion ! Mais j'ai attendu en vain ! Rien \Ah si, j'oubliais un avis important : pour toi, à l'exemple de Marie, depuis vingt siècles, des religieuses ont fait vœu de virginité pour ressembler à Marie. La Vierge, modèle de la femme dans l'Église, pourvu qu'elle fuit le sexe et ne désire pas le pouvoir ! Il ne faut surtout pas détruire cette image-là qui fonctionne (au profit de qui ? des femmes ?) depuis vingt siècles, as-tu martelé ! Guy, te rends-tu compte de ce que tu as dit ? En évoquant plusieurs fois et non sans condescendance, les bons croyants qui ne supporteraient pas que l'on interroge leur piété mariale, as-tu pensé aux autres, c'est-à-dire à tous ceux et celles
Quant à nous, à Golias, nous conseillons ce livre, non pour souscri re à tout ce qui est écrit, mais parce que, pour beaucoup, il sera une bonne porte d'entrée dans une réflexion plus approfondie sur Marie et donc une piété plus évangélique. Jacques Duquesne ne prétend d'ailleurs pas être plus qu'un vulgarisateur, et de fait, il rend publiques nombre de questions débattues dans des cercles de spécialistes. Mais sur ce point, mon pote, les arguments te fai saient sans doute défaut ! Cher Guy, au lieu d'adopter le style du loubard que tu n'es pas, tu ferais peut-être mieux de te mettre à faire un peu de théologie pour accueillir des réflexions qui dérangent le discours officiel et un peu de sociologie aussi pour te rendre compte des carcans dont souffre notre Église car, sous tes airs de prêtre branché, tu es en fait un excellent apologiste de l'Institution dans ce qu'elle a de plus repoussant : le défaut de réflexion et le refus de débattre ! T'as le look rebelle... mais, tout comp te fait, tu ne veux rien changer dans notre Église ! Mais si le désir te prenait de réfléchir un peu, un tout petit peu, sur Marie, Jacques Duquesne cite le très bon livre de Dominique Cerbelaud2. Je te conseille aussi l'excellent Secret de Marie de Georges Lethé édité par Golias... Tu y découvriras que l'on peut être profondément croyant et relire la Tradition à nouveaux frais, en aimant la Theotokos ! Comme Jacques Duquesne Ta fait I Ça décoiffe ! Pardon pour ta crinière ! Mon pote, je suis sûr que quel qu'un te fera lire ce texte... Alors, on attend ta réponse !
Golias s/c Pascal Janin 1) Chacun peut écouter l'émission en se rendant sur le site Internet de RTL Jacques Duquesne vient de publier Marie, chez Pion. 2) Le livre de Dominique Cerbelaud, Marie un parcours dogmatique, paru en 2003 aux éditions du Cerf est diffusé par les Éditions Golias (voir le précédent numéro de Golias, p. 56).
septembre/octobre 2004 Golias magazine n°
BREVES Les lefebvristes en crise (suite)
Pour l'abbé Laguérie, un deuxième schisme ?
les plus fachos, de nos sociétés, militants d'un « DieuPinochet » qui rêvent d'une société théocratique, il ne faut pas s'étonner que les pères fondateurs dépassés par leurs propres extrémistes prennent peur, le disent et se fassent envoyer chez les mexicains. Jean Molard
Un schisme vent à peut nouveau se schismer partir en en morceaux deux, et de ces croyance. deux peu Ces ruptures, quand elles sont revendiquées au nom de la fidélité à des convictions profondes, sont encore intellectuellement compréhensibles. Mais dans l'affaire des lefefvristes, il y a un profond mystère qui dépasse l'entendement, du moins le mien : ces gens sont des fanatiques de l'autorité, en particu lier papale. Elle est même pour eux un dogme, celui de « l'in faillibilité pontificale ». Or en 1988, ils ont refusé de se sou mettre au pape et Mgr Lefebvre a consacré quatre évêques, ce qui a entraîné son excommunication. L'abbé Laguérie a été parmi les éléments les plus actifs de cette séparation.
Erratum...
Le Trombinoscope 2004 s'est trompé de... Bonne foy !
Premier mystère : comment ces inconditionnels de l'autorité papale peuvent-ils se rebeller contre ce sur quoi ils font reposer leur foi ? Mais aujourd'hui, en refusant de s'exiler au Mexique (la Sibérie de ces christo-staliniens ?), l'abbé Laguérie pose une nouvelle énigme : il a comme supérieur un évêque, Mgr Fellay, ordonné par M8r Lefebvre. Et bien, l'abbé Laguérie se rebelle une nouvelle fois et refuse d'obéir à « son » évêque, qui est pourtant, selon lui, le représentant de Dieu sur la terre. Et il ne peut même pas accuser Msr Fellay d'être contaminé par Vatican II, de dire la messe en français ou de ne pas porter la soutane... Par quel argument théologique l'abbé Laguérie légitime-t-il sa désobéissance ? La liberté de conscience ? Mais on sait très bien que le refus de cette liberté (comme de toute liberté ?) fait partie de son propre catéchisme, qu'il enseigne avec l'au torité indiscutable revêtue chaque matin en même temps que sa soutane. Depuis plus de vingt ans, Laguérie refuse d'obéir au pape. Aujourd'hui, il refuse d'obéir à son évêque, et il tente d'entraîner avec lui sa (petite) communauté ? Alors, cette fameuse obéissance, c'est quoi pour lui ? L'abbé, tu serais pas un peu anar, des fois ? Si tu commences à pen ser que l'autorité n'a pas toujours ou forcément raison, qu'il faut, pour la foi, pour la formation des prêtres, pour l'anima tion des communautés chrétiennes, un grand travail de réflexion de tous, y compris des laïcs, on va te regarder avec un certain intérêt, car tu fais surgir dans ton camp, même si c'est par la négative, un certain nombre de questions que nous nous posons nous-mêmes et qui semblent aujourd'hui t'emporter là où tu ne voudrais pas aller... Car ces déchirements à l'intérieur de la chapelle lefebvriste (qui doivent, d'ailleurs, provoquer de grandes souffrances chez les exclus) prouvent bien que l'intégrisme, le raidisse ment idéologique, le bétonnage dogmatique, l'arrogance théologique ne peuvent être des solutions aux problèmes que rencontre(nt) la foi (et l'obéissance, tiens donc !) aujour d'hui. Quand on a ouvert la porte de ses églises squattées au fanatisme, quand on accueilli dans ses séminaires et ses monastères les hommes les plus sectaires, pour ne pas dire Golias magazine n"
septembre/octobre 2004
Il Trombi ne fait est pasdéjà bonchez être l'imprimeur. nommé évêque Le désir alorsd'être que au le top, d'aller aussi vite que l'actualité, et que je te télépho ne et que je te rattrape la disquette au moment où la machine est en train de l'avaler et voilà la catastrophe. Il s'appelle, le nouvel évêque auxiliaire de Lille, Pascal DELANNOY, nommé le 30 juin 2004. Les coups de fil l'ont transformé, sur le Trombi, en Pascal Bonnefoy, écrit en bien gros, comme augmenter notre honte.Vous direz qu'on est bon pour le prénom, c'est déjà ça, en ces temps de confusion, mais c'est tout de même un peu gênant. Golias, bien évidemment, présente ses excuses les plus sincères au nouvel évêque (voir page 7 le docu ment de son intronisation épiscopale) et jure que désor mais il ne mélangera plus la foi avec la noix. Golias s'ex cuse aussi auprès de tous les lecteurs du Trombinoscope. Golias, plein de repentance.
Le Journal L'AFFAIRE L'évêque de Gap débouté par le TGI de Paris
Di Falco ou l'art de s'en tirer... Que les choses soient claires :
JH la suite de la plainte MW de <( Marc » (c'est Mg^k ainsi que l'appelle M M Golias qui veut, à la
je ne vous ai pas nommé à Sap Mais c'est un complot, Monsieur le nonce...
pour qu'on reparle de vous !
demande de l'intéressé, préser ver son anonymat) l'accusant d'avoir abusé de lui (voir Golias n° 82 et 83), Msr jeanMichel Di Falco, actuel évêque de Gap avait porté plainte pour <( dénonciation calom nieuse ;; contre son accusa teur. Or le tribunal relève que les éléments tant matériel qu'intentionnel de l'in
cause « la bonne foi » de Marc, notamment au vu des témoi
son accusateur.
gnages recueillis auprès de sa mère et de sa sœur, bonne foi qui est reconnue par le tribunal. D'autant que Msr Di Falco n'a pas voulu de confrontation avec son accusateur, comme le souligne nettement le tribunal. Autrement dit, l'accusation
Voici une des argumentations du tribunal :
portée par Marc, sans préjuger de ce qu'aurait pu être la décision du tribunal s'il avait eu à en juger, était crédible,
« A la suite de la présente information judiciaire, il demeure
argumentée, pas du tout farfelue et les enquêteurs mis un
impossible d'établir avec certitude que les faits dénoncés par "Marc", avec lequel Jean-Michel Di Falco n'a pas demandé à être confronté, sont totalement ou partiellement inexacts, notamment au vu des témoignages de sa mère et de sa sœur recueillis par les
temps sur l'affaire n'auraient pas manquer d'en faire ressortir le manque de sérieux si tel avait été le cas.
fraction font défaut, alors que Mer Di Falco n'a même pas sollicité de confrontation pour confondre
enquêteurs à la suite de la plainte du 14 novembre 2001. Dans ces conditions, force est de constater que l'élément maté riel de la dénonciation calomnieuse fait défaut et que Marc ne peut à fortiori se voir reprocher d'être de mauvaise foi, comprise comme la connaissance qu'il avait de la fausseté des faits dénon cés ou d'avoir eu une quelconque intention de nuire, la plainte avec constitution de partie civile déposée le 2 juillet 2002 consti tuant l'exercice légitime d'une voie de droit après la décision de classement sans suite de la première plainte par le parquet (extrait du jugement)... » On voit ainsi que le tribunal n'a pas pu établir que les faits étaient manifestement inexacts et ne peut donc mettre en
Le tribunal, dans son jugement rappelle d'ailleurs les nom breux arguments de « Marc » : « A l'appui de sa dénonciation et s'appuyant notamment sur les diverses auditions réalisées dans le cadre de l'enquête préliminai re, [« Marc »] soulignait : — la mémoire précise qu'il avait tant des faits qu'il avait subis que de l'endroit où ils s'étaient déroulés, et notamment dans une par tie d'entre eux, de l'appartement parisien qu'occupait JeanMichel Di Falco, alors directeur du collège Saint-Thomas d'Aquin ; — les déclarations de sa mère, selon laquelle Jean-Michel Di Falco le couvrait de cadeaux, lui organisait des sorties, était très présent dans sa famille et avait ainsi sur une véritable emprise psychologique ; septembre/octobre 2004 Golias magazine n° !
— les déclarations de sa sœur, qui avait confirmé aux enquêteurs qu'à l'occasion d'un séjour aux sports d'hiver où "Marc" assu rait avoir subi d'autres agressions sexuelles, Jean-Michel Di Falco avait imposé que l'adolescent dorme dans sa chambre ;
Mitre d'honneur
— les contradictions de Jean-Michel Di Falco à propos d'un séjour en Alsace qu'ils avaient effectué ensemble chez des amis communs de ce dernier, et à l'occasion duquel d'autres
La chance du diocèse de U
faits étaient survenus ; — son renvoi inexpliqué de l'établissement scolaire après que
Golias publie des extraits de l'accueil de l'ordi n a t i o n é p i s c o p a l e d e P a s c a l D e l a n n o y, n o u v e l
Jean-Michel Di Falco ait rompu toute relation avec lui ; — les répercussions psychologiques des faits subis telles qu'elles
évêque auxiliaire de Lille. Des mots peu ordi naires en pareille circonstance. À saluer en ces
étaient attestées par son psychothérapeute et son psychiatre ;
périodes de disette mitrées.
— le témoignage de "Paul" qui mettait également en cause Jean-
Po
Michel Di Falco pour son comportement pédophile. L'enquête préliminaire diligentée à la suite de la plainte déposée le 14 novembre 2001 par "Marc" n'a pas été complète dans la mesure où il est rapidement apparu que les faits dénoncés étaient prescrits, motif de classement de cette première procédure (extrait du jugement). » Une telle décision du tribunal montre que Mer Di Falco, en évitant la confrontation souhaitée par « Marc » est toujours aussi fuyant devant la justice et ne compte que sur la pres cription pour s'en tirer. Il ne veut surtout pas avoir à s'expli quer devant quiconque, y compris devant des juges auxquels pourtant il a fait appel. De notre côté, nous constatons que le Tribunal, dans les limites de ses possibilités d'action, recon naît clairement, comme nous l'avions fait dans les articles de Golias, que le dossier de Marc « se tient ». Dommage donc
f...] I ascai, tu nous as demandé aussi ce que nous attendions d'un évêque auxiliaire. Voici : nous souhaitons d'abord que tu restes fidèle à ce que tu es maintenant, sans nous dire ce que nous devons faire ou quelle route nous devons emprunter. Nous croyons que les baptisés sont majeurs et capables d'inventer l'Église à venir. Nous te deman dons, dans une Église qui risque toujours de se morce ler, d'être un rassembieur de communautés. Nous aimerions que tu continues de t'émerveiller des talents de chacun. Et que tu nous aides à reconnaître dans l'exercice de notre vie familiale, professionnelle, ecclé siale, les chemins de l'Esprit.
que l'affaire n'ai pas pu profiter des lumières qu'aurait appor ter, pour l'un et l'autre des protagonistes, une confrontation devant la Justice. Au moins, Marc aurait pu faire entendre sa
Au service de l'homme par amour du Christ, nous sou
voix face à celui qu'il accuse et M8' Di Falco prouver qu'il est victime d'un complot, comme il l'affirme partout. Apparem
le monde et que tu nous invites, si cela est nécessaire,
ment, ce dernier ne tient pas à s'expliquer devant le tribunal, qui est pourtant le lieu fait pour cela. Ce manque de confrontation est, pour « Marc », très lourd à porter et l'em pêche de se libérer, conscient qu'il est d'être victime d'une grande injustice. Paradoxalement, c'est Msr Di Falco qui a toujours voulu appa raître comme « la » victime, y compris en déposant plainte pour prouver qu'il ne redoute pas la lumière. Et ses incondi tionnels défenseurs, même en ignorant l'essentiel des élé ments du dossier, se sont satisfaits de ses dérobades. Le tri
haitons aussi — groupes ou communautés — pouvoir relire avec toi nos engagements dans l'Église ou dans à élargir nos responsabilités. [...J La mondialisation qui s'accélère accentue la com plexité de la vie. Nous souhaitons que tu continue à être un artisan de paix et de réconciliation entre les personnes qui se sentent écrasées, dépassées, victimes d'une loi économique trop dure ou de changements trop rapides, et les personnes en responsabilité qui veulent concilier performance, développement humain et solidarité. Nous croyons que ton bon sens et ta
bunal, lui, constate son refus de profiter de cette lumière
capacité de proximité feront surgir du neuf.
lorsque la possibilité lui en a été offerte et il le remet
En fait, nous attendons beaucoup de toi, Pascal —
quelque peu à sa place en laissant apparaître que le dossier de Marc ne manque pas d'éléments, qu'il rappelle d'ailleurs
peut-être un peu trop — il faudra penser à te reposer si tu es trop fatigué — comme nous attendons aussi
avec précision. L'évêque de Gap, pour le moment, s'en tire (et se tire), mais vraiment par la petite porte.
beaucoup du Père Defois pour nous aider à enraciner l'Évangile dans notre diocèse.
Golias
Tous les deux, nous vous attendons comme des frères, de simples frères pour que l'Homme vive. Extrait du mot d'accueil lors de l'ordination épiscopale de Pascal Delannoy, Église de Lille, n" 15,25 septembre 2004.
Golias magazine n°
septembre/octobre 2004
Le Journal PELERINAGE
Après le voyage du pape dans la cité mariale
Il Lourdes,e 'l uro-mriace l napaseu à
vieux et malade : il se présente tel quel, au risque même de
été vite tournées et ce qu'il en reste est sur tout une page presque blanche. Car si le Les pages « message du pape » spirituel à Lourdes, appelle le 15 peu août, de com ont mentaires, en ravanche le bilan financier a provoqué un petit choc dans l'opinion publique Au sortir de l'esplanade, peut-être les cœurs des pèlerins étaient-ils pleins, mais les plateaux de la quête, eux, étaient vides. I 500 000 euros, tel a été le coût global de ces deux jours, ce qui fait 10 millions de feu nos francs. Une somme impressionnante tout de même pour une apparition de quelques heures, qu'on nous avait annoncée comme la démarche d'un pèlerin qui se voulait comme les autres... Le pape n'avait-il pas choisi de loger à l'hôpital des malades, comme n'importe quel souffrant ? Comment peut-on dépen ser autant d'argent en (et pour) si peu de temps ? L'Église ne vit-elle pas, dans ces moments, au-dessus de ses moyens ? On lésine pour un poste de catéchiste, mais on craque allègre ment et sans aucune retenue, dans ces moments où il semble que plus rien ne compte... en banque. En voyant un pape qui se déplace comme les plus grands de ce monde, les chrétiens de base, comme nous le sommes, ont la tentation (un peu facile, je vous l'accorde) de revenir à Jésus qui entre à Jérusalem sur son petit âne. Les temps ont changé, certes, et on ne veut point être ridicules, mais n'y a-til pas, tout de même à se poser quelques questions, comme un retour aux sources mêmes de notre foi chrétienne : les mêmes qui veulent apparaître comme s'identifiant à Jésus sur la croix ou au Maître lavant les pieds de ses disciples, igno rent complètement la manière dont il se comportait dans la vie quotidienne, et les paroles qu'il a prononcées sur l'argent, la gloire, la manière d'apparaître... Plutôt sélective et à « théométrie » variable la manière de pratiquer « l'Imitation de Jésus-Christ », pour reprendre le titre d'un vieux livre de piété... Le souci de la simplicité de vie, de « l'esprit de pau vreté » comme on disait il y a peu, semble avoir disparu des préoccupations pour cela, on offerts par la nos moralistes
des pasteurs. L'heure est à la « visibilité », et ne craint pas d'en appeler à tous les moyens modernité, cette modernité que par ailleurs ne se privent pas de critiquer. Le pape est
choquer. Soit. Mais pourquoi l'Église ne se présente-t-elle pas, elle aussi, comme elle est, en toute simplicité, avec ses diffi cultés, y compris financières ? Pour financer tout ça, qu'avait-on imaginé ? C'est simple et, à la limite, normal : on sollicite le peuple présent : t'aurais pas cent balles ? Et bien, le bon peuple chrétien n'avait pas cent balles, même pour un si beau spectacle, dont tous disent être sortis bouleversés... Mais la grâce du bouleversement n'a pas touché le portefeuille. Beaucoup ont dormi debout, toute la nuit, pour avoir les meilleures places, comme au Galibier lors du Tour de France, mais pour le bassinet, tintin ! 300 000 personnes, qu'on nous a annoncées (Msr Ricard dans La Croix du 16 août 2004). Vous croyez vraiment ? Mais, bah, allons pour le chiffre ! Le résultat de la quête n'a pas atteint 200 000 euros. Même en admettant qu'un certain nombre des participants n'avaient pas les moyens de donner, il faut bien reconnaître que la moyenne versée par le pèlerin enthousiaste ne dépasse pas un euro (dans les paroisses, la référence de la quête du dimanche, au moins souhaitée, est de deux euros !). Que tirer de tout cela ? Qu'il y avait sans doute beaucoup moins de pèlerins que ce qui a été annoncé. Et que si on décompte « les papo-fans », qui ne ratent jamais un de ses déplacements (certaines nouvelles communautés, diverses familles de scouts, Focolari, Opus...), et qui doivent finale ment être un peu radins, force est de reconnaître que le pape ne déplace plus les foules, même lors de ce qui apparaît comme sa tournée d'adieu. La Suisse, il y a quelques mois, avait fait le même constat. Il suffisait d'ailleurs d'entendre les réflexions du chrétien de la rue pour comprendre que de tels rassemblements posent désormais question aux plus fidèles. Et, après coup, le prix en a fait frémir plus d'un ! L'idée était bonne. Un pape malade, avec les malades ! Il y a quelque chose de bien chrétien là-dedans. Mais, pourquoi vou loir retrouver à tout prix les images de la grandeur passée ? On ne peut jouer en même temps du Lourdes des malades et du Longchamp de la jeunesse. La tentation de faire un triomphe, même avec l'image de la souffrance, est toujours là. Dommage qu'on n'ait pas compris, en haut lieu, que la mala die, justement, c'est quand on ne peut plus triompher. Jean Molard septembre/octobre 2004 Golias magazine n° î
Le Journal L'EVENEMENT 60'annvi ersarie de a lb il érato i n de Lyon : e l s protestants réagsi sent au « one man show » du prm i a des Gaue ls
Le cardn i alBarbarn i court tout seul... de du coureur de fond ? Ou conscience d'être le chef de la seule Église véritable et Réflexe du habitué à laest-il solitu fidèlemarathonien, de Jésus-Christ ? Toujours que le cardinal Barbarin tient à se la jouer perso. On l'a bien vu à l'occasion du soixantième anniversaire de la Libération de Lyon, À un moment où justement la France entière peut se retrou ver unie dans la célébration de la liberté retrouvée, grâce au sacrifice de nombreux de ses enfants de toutes confessions ou opinions, l'occasion était belle, pour les représentants des diverses religions de se retrouver lors de la célébration orga nisée à cette occasion ! Le cardinal Barbarin a préféré se faire sa messe à lui. Et les partenaires habituels se demandent ce qui lui arrive. En particulier, les protestants, réformés et luthériens, qui ne se sont pas gênés pour dire dans un com muniqué (voir ci-contre) ce qu'ils pensaient de cette initiative qui les a complètement ignorés. Et pourtant, la récente célébration de Chambon-sur-Lignon rappelant les actes de résistance des communautés protes tantes, en particulier à l'antisémitisme, devrait donner un peu plus d'humilité au successeur du cardinal Gerlier, celui qui proclamait : « Pétain, c'est la France, et la France, c'est Pétain... » Nous ne pensions pas avoir à rappeler cette fameuse phrase, et tout ce qu'elle suppose de complicité avec le régime de Vichy. Nous le faisons devant cette espèce d'arrogance. Dans leur communiqué, nos frères protestants rappellent les bonnes relations qu'ils ont entretenues avec les Pères Decourtray, Balland, Bille, en insistant assez fort pour bien marquer le changement qui vient de se passer. Le cardinal Barbarin peut bien courir en survêt sur les quais de la Saône, il confirme ce que dit de lui le dernier Trombinoscope des évêques qui vient de paraître : « Incarnation du néoconservatis me faussement moderne et de ses ambiguïtés... » Il est attiré par une certaine ligne du Vatican, celle qui tourne carrément le dos à l'œcuménisme : il s'agit de réaffirmer, comme dans un réflexe de survie, la supériorité de l'Église catholique romaine, la seule qui est restée fidèle... Rappelons-nous les dernières prises de position sur l'Eucharistie... L'affaire n'est pas dramatique dans la mesure où elle sera peut-être l'occasion pour un jeune cardinal, trop vite promu semble-t-il, de sortir de certaines de ses assurances. C'est Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004
msEiansMMSMm La libération de Lyon ne vaut pas une messe ! Au moment où Lyon se souvient de ses jours de douleur, de peines mais aussi de la joie de sa libération, nous exprimons notre étonnement qu'une messe soit célébrée dans le cadre de la commémoration de ce jour, sans concertation préalable avec les autres responsables religieux, alors qu'en concertation avec le Grand rabbin Wertenslag et le président du Conseil régional du culte musulman, M. Kabtane, l'en semble des responsables religieux s'étaient mis d'accord sur un com muniqué commun relayé par la presse. Nous regrettons vivement cette démarche unilatérale de l'archevêque de Lyon qui ne s'inscrit pas dans la volonté du Comité des responsables d'Eglises à Lyon. A-t-on oublié que celles et ceux qui ont souffert, qui sont morts, qui ont combattu pour notre liberté étaient partagés entre « celles et ceux qui croyaient au ciel et celles et ceux qui n'y croyaient pas » ? A-t-on oublié que la paix n'appartient à aucun groupe mais qu'elle est un bien précieux offert à l'humanité et que tous doivent être unis sur la route qui y conduit, ici à Lyon ou dans le monde ? A-t-on oublié, et parmi tant d'autres, l'action et le rôle des autres communautés religieuses, comme le rappelait au Chambon-surLignon, avec force récemment pour le protestantisme, M. Jacques Chirac, président de la République ? Lyon, capitale de la Résistance, ville pionnière de l'œcuménisme entre chrétiens et ville exemplaire de l'entente interreligieuse entre juifs, musulmans et chrétiens, Lyon ne mérite pas cela. Il est manifeste, et c'est pour nous source de regrets et d'inquiétudes, que nous ne retrouvons plus l'excellente, fraternelle et confiante ami tié en Christ qui nous unissait aux Pères Decourtray, Balland et Bille. Nous associons nos prières pour la paix, et notre engagement dans la cité au nom de la Parole de Dieu, à toutes les Lyonnaises et à tous les Lyonnais sans aucune distinction. Lyon le 3 septembre 2004 Jean-Henri Kinné, président de l'Église réformée de Lyon, membre du CREL et porte-parole de rr Concorde et Solidarité ». Jean-Frédéric Patrzynski, pasteur de l'Église luthérienne de Lyon.
dans ce sens qu'il serait bon que les catholiques de Lyon fas sent remonter à leur cardinal leur désaccord avec une telle manière de faire. Au fait, qu'en pensent les différents « conseils » du diocèse : episcopal, presbytéral... ? La difficile construction œcuménique peut résister à un loupé, elle ne tiendra pas si cette messe marque une nouvelle orientation. Il serait vraiment paradoxal qu'un événement comme la Libération, qui fait se retrouver toute la nation, marque, pour l'Église catholique à Lyon, le départ d'un repli sur soi. Golias
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L'EVENEMENT Libération de Paris ; la mémoire courte du cardinal Lustiger
îicat àa 'lutre JB l'occasion des cérémonies marquant le MW soixantième anniversaire de la libération de M^^Ê Paris, l'homélie du cardinal Lustiger était M M attendue par ceux (trop rares ?) qui se sou viennent de l'histoire. Et là, il faut le reconnaître, nous avons eu droit à une parfait exercice d'acrobatie ! Le 26 août 1944, lors du Magnificat de la Libération en la cathédrale Notre-Dame de Paris, le cardinal Suhard, arche vêque de la capitale était absent, pratique ment « assigné à résidence » dans son archevêché. Il avait été déclaré personna non grata par les gens de la France libre, au premier rang desquels se trouvait de Gaulle. Il était reproché au prélat ses sym pathies pour le régime de Vichy et pour la personne du maréchal Pétain, qu'il avait accepté de rencontrer officiellement (il avait aussi reçu le commandant allemand
L'homélie du cardinal Lustiger était attendue par ceux (trop rares ?) qui se souviennent de l'histoire. Et là, il faut le reconnaître, nous avons eu droit à une parfait exercice d'acrobatie ! Le successeur du cardinal Suhard s'en tire habi lement, en volant systématiquement à très haute altitude historico-philosophique et donc en se protégeant par l'éloignement de tout questionnement trop précis. Il en reste, par exemple à la grande question générale qui noie tous les poissons dans la mer des généralités : « Qui donc serait capable de sonder la profondeur des cœurs et du mal, et pronon cer l'ultime sanction... L'histoire jugera... » Et puis suit une phrase toujours très générale qui évoque les divisions d'alors sans dési gner personne : « Nous devons, comme ce fut le cas en ces années de trahison et de combat... » La trahison de qui ? Au cours de cette homélie, ne seront cités que les noms de Leclerc et de de Gaulle, mais aucun nom d'ecclésiastique, ni celui de Suhard, évidemment, ni même celui des
du Grand Paris...). Et puis, quelques semaines auparavant, le cardinal avait, contre l'avis d'une partie de son entoura
figures emblématiques des prêtres de la Résistance ou des aumôniers de l'armée
ge, présidé la célébration des funérailles de Philippe Henriot, le chantre charismatique du régime de collaboration, exécuté le 28
penser que l'Église n'eut aucune présence dans les quatre années de Résistance et de Libération... Et Jean-Marie Lustiger de s'en tirer avec la
française de Libération. Ce qui donne à
juin par des résistants. Au fond de luimême, l'archevêque avait réprouvé l'atten tat, comme s'il ne s'agissait pas d'un acte de guerre : « C'est le mépris de la personne humaine poussé jusqu'au mépris de la vie », avait-il écrit dans ses cahiers (L'Église sous Vichy de Michèle Cointet). Sa présence, même limitée à la célébration de l'absoute, avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le bénitier. En ces temps de guerre en phase terminale où les camps s'affirmaient nettement, l'attitude du cardinal était
gestes symboliques de la réconciliation avec elle-même que la France ne cesse d'accomplir pour demeurer la France ? » En
apparue comme condamnant l'action de la Résistance et donc la Libération.
somme, on fait donner l'absolution générale par le général Charles de Gaulle.
C'est donc le 26 août 1944, sans le cardinal et en présence de Charles de Gaulle, que la cérémonie se tint à Notre-
On dit souvent, à l'occasion des actes de racisme ou d'antisé mitisme qu'il ne faut pas oublier le passé, sinon il nous revien dra en pleine figure ? Une telle phrase ne peut-elle pas s'appli
Dame. Mais à peine commencée, elle fut troublée par des coups de feu et ne dura que quelques minutes, le temps de chanter le Magnificat. Ce chant à la Vierge, non prévu au pro
question : « Le général de Gaulle, en condui sant comme il Ta fait les événements de ce 26 août 1944 de l'Arc de Triomphe à Notre-Dame de Paris, de la Marseillaise au Magnificat où se retrouvaient ceux qui croyaient au ciel, quelle que fût leur religion et ceux qui n'y croyaient pas, quelle que fût leur vision du monde, le général de Gaulle ne posait-il pas des
gramme et jailli pour dominer la confusion, va rester dans l'Histoire de la France. Et on comprend que dans le cadre du soixantième anniversaire, ce 26 août 2004, il soit à nouveau
quer aussi aux chrétiens et à leur Histoire. Et il y aurait beau coup de choses à ne pas oublier (voir Golias, n° 29, du printemps 1992, « La véritable histoire des évêques sous l'oc cupation »). Un petit mot, même discret de « repentance » de la part du cardinal Lustiger n'aurait-il pas été le bienvenu ?
chanté, et cette fois-ci sans problème, sous la présidence du cardinal Jean-Marie Lustiger.
Jean Molard
septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
journ3l MEDIAS
M/che/ Kubler ou les faiblesses d'un journaliste ? tuelle et la rigueur d'argumentation de Bruno Chenu, son ancien rédacteur en chef
Jacques Duquesne
La Croix l'ouverture intellec (cf. a-t-elle Golias n°oublié 96 & 97) ? La recension que fit Michel Kubler du dernier et très bon livre de Jacques Duquesne, Marie, dans l'édition de ce quoti dien du 12 août 2004 est diablement cléricale '. Le titre déjà, ambigu, irritant : « Faiblesses d'un journaliste pour la Sainte Vierge. » On pourrait penser que Michel Kubler se réjouit de voir Jacques Duquesne avoir un petit faible pour Marie de Nazareth ? Or, il n'en est rien : Michel Kubler veut d'emblée de jeu insinuer, mais sans trop le dire, car l'auteur est un grand journaliste très connu, que le livre n'est pas très bon et qu'il défend mal ses positions. Au début, Michel Kubler donne un petit coup d'encensoir (de bonne guerre). Il parle de Jacques Duquesne comme d'un « grand journaliste ». Mais, très vite, Michel Kubler se démarque de Jacques Duquesne : « Pour qui avait lu Jésus, le Marie de Jacques Duquesne ne présente rien de nouveau quant à la métho de. » Là encore, le propos semble anodin, mais il suggère que Jacques Duquesne n'aurait rien compris suite aux critiques suscitées par son livre Jésus et qu'au fond Marie n'était pas meilleur. Au paragraphe suivant, Michel Kubler se fait plus explicite. Voilà formulée, très clairement d'ailleurs, sa critique de fond : « Beaucoup plus intéressé par le "sens" des textes que par leur vérité historique, l'auteur n'hésite jamais à passer les faits à la trappe pour s'en tenir à leur signification "symbolique". »
ION 2. le terme de « psychologisants » (néologisme comme adjectif) ne dit rien et tout à la fois ; il vise à répandre un soupçon d'extrapolation mais rien dans le livre ne va dans le sens d'une psychanalyse de bazar. Un peu plus loin, Michel Kubler fustige encore les « préjugés » de Jacques Duquesne (lesquels ?) et s'en prend à la « préten due fixation ecclésiastique sur la sexualité » (comme JeanClaude Guillebaud, dans La tyrannie du plaisir, on peut et doit
sateur, ce qu'il dit se trouve argumenté dans de nombreux
en partie la relativiser, se demander aussi si elle appartient vraiment à un noyau central du noyau chrétien). Mais qui oserait nier que cette fixation a pu aussi exister et a aussi existé de facto ! Le point semble tellement clair que nous
ouvrages d'exégètes compétents et estimés souvent cités.
renonçons ici à argumenter davantage.
En fait, ce qui gêne Michel Kubler en particulier, semble-t-il,
À la fin de son recension, Michel Kubler dit pourtant quelque chose d'intéressant : « Qu'il soit de science ou de fiction, tout livre consacré à la mère de Jésus est pris dans une tension entre sa ressemblance, au risque de la banalisation, et sa différence,
Nous répondons :Jacques Duquesne est un excellent vulgari
c'est la question des frères et sœurs de Jésus. Il écrit : « Jacques Duquesne répond que oui, sans précaution aucune. Or, le débat des spécialistes n'est pas clos, et ne semble pas pouvoir l'être : la question reste indéàdable. Pourquoi, alors, ne pas laisser chacun libre de s'en remettre à ce qu'énonce la foi de son Église... » Là encore, nous répondons : pourquoi faudrait-il cacher avec
avec le danger de divinisation. » Certes. En conclusion, Michel Kubler a donné une recension « catho-
ge du Père François Refoulé, dominicain, très mesuré et qui
liquement correcte ». Or, la question posée par Jacques Duquesne est en réalité double, et elle mérite d'être accueillie : faut-il vraiment s'acharner à défendre une lecture littéraliste du Nouveau Testament sans voir si certains points
pourtant ose aussi conclure comme Jacques Duquesne. A ma connaissance, on ne connaît pas d'enquête de cette qualité en sens opposé.
importants ne sont pas des « théologoumènes », concepts emprunté à Edward Schillebeeckx, et ne sont pas porteurs d'un sens sans vouloir pour autant toujours énoncer un fait
Autre attaque de Michel Kubler : le journaliste de La Croix
historique incontestable ?
reproche encore à Jacques Duquesne de « nombreux dégage ments psychologisants, étrangement opposés à son principe de
Les réticences à accepter jusqu'au bout l'incarnation, au fond l'humanité de Jésus, ne seraient-elles pas mauvaises conseillères
précaution une conviction intellectuelle finalement acquise ? Pour se faire une idée sur la question, on peut lire un ouvra
rigueur historique ». Nous répondons :
Reginald Urtebize
I. en quoi est-il illégitime d'allier une approche rigoureuse des faits à une tentative de comprendre de l'intérieur ce qu'a pu vivre un personnage historique ? Golias magazine n"
septembre/octobre 2004
) Jacques Duquesne, Marie, Paris, Pion, 2004.
LGJ0UH3L ENTRETIEN avec Henri Pena Ruiz, membre de la Commission Stasi sur la laïcité
«
dudrotieldeal re oio lin» Golias : Vous avez fait partie de la Commission Stasi. Cette commission a abouti à un certain nombre de conclusions qui ont été publiées et puis reprises de façon partielle par une loi. Quelle est votre réaction par rapport à cette loi ? Comment voyez-vous les réactions dans monde musulman et en particulier venant des femmes ? Comment jugez-vous l'attitude qu'ont eue les Églises chrétiennes et en particu lier l'Église catholique ? Quels commentaires vous dicte l'audition du cardinal Lustiger ? Henri Pena Ruiz : La Commission Stasi qui a procédé à environ cent cinquante auditions n'avait pas de position a priori. Bernard Stasi a précisé que peu de membres étaient au départ favorables à une loi. C'est l'ensemble des auditions et la conscience qu'elles nous ont donnée de la gravité de la situation, de mise en cause de la laïcité dans différents domaines qui nous a conduits non pas à proposer seulement une loi concernant l'espace scolaire mais plutôt un ensemble de mesures qui pourraient prendre place dans une grande loi sur la laïcité. Vingt-cinq propositions ont été faites par la Commission Stasi et parmi elles évidemment, cette fameuse proposition qui concerne l'espace scolaire et la proposition de loi en ces termes exacts : « Interdire les tenues et les signes qui manifes tent une appartenance religieuse ou politique dans les établisse ments scolaires. » Cette loi a été reprise à ceci près que le
C'est-à-dire que l'école est ouverte à des athées, des croyants et des agnostiques ; sans distinction de sexe. À l'école, il ne doit pas y avoir de signe distinctif d'un sexe par rapport à l'autre sur le plan des conditions. Et donc l'école n'est pas un lieu de manifestation d'appartenance. Elles peu vent se manifester, mais ailleurs que dans l'école. On ne va pas à l'école comme on se promène sur la place publique. L'école est un lieu spécifique, dévolu à l'étude, dévolu à la réflexion ; un lieu où tous les êtres humains peuvent se retrouver sans distinction d'origine, sans distinction de sexe, sans distinction de convictions spirituelles. Les auditions multiples auxquelles nous avons procédé nous ont donné la convictions qu'il fallait définir une règle claire pour la coexistence des élèves au sein de l'école et mettre un terme à des fluctuations, à des rapports de force qui se jouaient ici ou là, entre d'une part les professeurs ou les proviseurs et d'autre part certains groupes politico-reli gieux. Il nous a semblé nécessaire de réaffirmer au plus haut niveau de la République le principe de neutralité du lieu scolaire et de neutralité de la tenue des élèves qui se ren dent à l'école. Le gouvernement pour l'instant n'a retenu que la proposition de loi concernant l'école. Mais il semble engagé dans un pro cessus plus ample puisqu'il est question de rappeler, par
gouvernement a jugé bon d'introduire deux modifications. D'une part il a exclu les signes politiques de l'interdiction et d'autre part il a ajouté l'adverbe « ostensiblement » à propos
exemple à propos des hôpitaux, la règle de laïcité qui veut qu'aucun patient ne doit pouvoir récuser un médecin en rai son de son sexe et qui doit donc rappeler assez fermement
de la manifestation d'appartenance. La loi interdit les signes
la règle de laïcité pour tous les agents du service public.
qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Quelle appréciation ? Une appréciation positive par rapport au fait que les hommes politiques se sont enfin décidés à
Pou l'instant je suspens mon jugement puisque le gouverne ment n'a mis en ouvre qu'une proposition sur vingt-six. Mais il ne faut pas lui faire de procès d'intention : une politique ne
mettre l'espace scolaire à l'abri des groupes de pression reli
s'élabore pas à coups de décrets et à toute allure. Si, d'ici
gieuse. Ça me paraît très important. Il est important de resti tuer l'espace scolaire à une neutralité sur le plan des mani
quelques mois, il n'y avait pas reprise d'autres propositions de la Commission Stasi, en tant que membre de cette com
festations religieuses. Pourquoi ? Pas du tout évidemment
mission, j'aurais de quoi m'inquiéter et penser que l'éléphant a accouché d'une souris. D'autant que nous avons fait un très
pour faire la guerre aux religions ou les restreindre. Mais simplement pour faire passer le message suivant : l'école est un lieu d'étude qui requiert de la sérénité. C'est aussi un lieu
gros travail, avec beaucoup de propositions, avec un vue d'en semble de la laïcité et qu'il ne serait pas légitime de se limiter
d'émancipation sans distinction de conditions spirituelles...
qu'à un expert. septembre/octobre 2004 Golias magazine n"
Régis Debray avait formulé l'intention de « toute forme de propagande religieuse, politique ou commerciale ».
par rapport à la démarche intérieure, je me demande vrai ment quelle idée ils se font de la religion.
Qu'en pensez-vous ? Henri Pena Ruiz : Ça me paraît juste. L'école doit avoir comme souci de mettre en avant tout ce qui est commun à tous les hommes, et non pas ce qui les différencie. Elle doit être aussi à l'abri de tous les intérêts particuliers. Ceux-ci peuvent être religieux, politiques, idéologiques ou commer ciaux. Je suis par exemple profondément hostile à ce qu'il y ait des publicités introduites dans l'école. Les groupes d'inté rêts commerciaux privés doivent rester à l'extérieur de l'école. Ils sont déjà trop présents dans la société civile.Tous les vêtements ont des marques et on ne peut s'y opposer. Je sais bien que certains vont hurler à l'idéalisme et dire qu'on ne peut pas empêcher la vie d'entrer dans l'école. On peut au moins poser des limites à cet envahissement de l'école par des pressions qui s'exercent en faveur d'une religion, d'un idéologie ou même d'intérêts économiques particuliers. Mais pour l'instant la question a été tranchée par le gouver nement en faveur de l'interdiction des signes religieux et uni quement des signes religieux. Si vous me posez la question : oui, je suis favorable à ce qu'on tienne l'école à l'abri des pressions commerciales. C'est très important. Que pensez-vous des réactions de certains pays à la loi ? Henri Pena Ruiz : Il n'y a pas eu que les pays musulmans qui ont réagi à la loi. Que le président de l'Iran se permette de donner à la France des leçons de droits de l'Homme, ça me laisse rêveur. Cela me paraît irrecevable de la part d'un pays où les femmes n'ont pas les mêmes droits que hommes, doivent se voiler obligatoirement. La France aucune leçon à recevoir de la part de pays de ce type matière de droits de l'Homme. Quant aux protestations
les n'a en en
provenance des États-Unis, je pense qu'elles ne sont pas non plus très justifiées. D'abord la séparation du religieux et du politique n'y est pas très aboutie. Certes l'État ne doit pas se mêler de religion, mais les religions, elles, se mêlent de poli tique. On l'a vu par exemple au moment de l'affaire Monica Lewinsky quand le président Clinton a été mis en cause par des religieux pour des questions qui concernent sa vie pri vée. Que la religion, conçue sous une certaine forme éthique, ait pu dicter sa loi, constitue un glissement inacceptable.
N'avez-vous pas peur des réactions de la communauté musulmane à l'intérieur de la France ? Henri Pena Ruiz : La notion de communauté musulmane est très contestable. Comme si on parlait de communauté chré tienne. On sait très bien que parmi les chrétiens il y a une grande variété de façons de vivre sa foi, d'en interpréter le message. C'est pareil chez les musulmans. La première mani festation d'une sorte de stigmatisation serait de traiter les musulmans comme formant un bloc... On ne sait même pas s'il y a cinq millions de personnes issues de l'immigration maghrébine ; que parmi elles, il y a des personnes qui ne croient pas en Dieu mais ne désavouent pas leur attachement à la communauté musulmane par volonté de fidélité à une cul ture. Donc ici ce n'est pas un motif confessionnel. Parmi les gens qui se disent musulmans, beaucoup disent : la religion est une affaire intérieure et je ne vais pas à la mosquée. Parmi ceux qui vont à la mosquée, tous ne sont pas islamistes. Il n'y a pas de communauté musulmane uniforme et ça nous est apparu à travers les auditions, puisque nous avons entendu des femmes et même des hommes qui se déclaraient de spiri tualité musulmane et tenaient des discours extrêmement diffé rents. Les unes nous réclament une loi pour refuser le voile, notant qu'il n'était pas normal que les jeunes filles soient obli gées par un frère ou le caïd du quartier à porter un voile ; et les autres nous disent que le voile leur paraissait important. Les positions des musulmanes — et nos pas de la communau té musulmane — sont très diverses. Et les réactions ont été à l'image de cette diversité. D. Boubabier, S. Benchereh ont dit : « Cette loi ne nous pose aucun problème. » Quand certains musulmans ont manifesté dans la rue contre la loi, vous avez vu ce que ça a donné. Deux mille à trois mille personnes alors qu'il y aurait cinq millions de musulmans. La question du port du voile est récente. Elle date d'un quin zaine d'années quand est apparue la figure de l'islam politique avec Khomeyni ; auparavant l'intégration de l'islam dans la république laïque française ne posait aucun problème. C'est un problème récent — non pas religieux mais politique. Il faut le dire et ne pas se laisser prendre au piège de l'instrumentalisation réciproque du politique et du religieux.
Quant au président Bush, qui fait partie des protestant fana tiques et qui d'un côté fait une guerre en violant les lois internationales et de l'autre côté prétend respecter la reli gion, il n'a pas non plus de leçon à donner à la France. Je défends la France contre des critiques qui sont inaccep tables. Elles dénotent soit la mauvaise foi soit l'ignorance de leurs auteurs. En France, les religions sont libres d'exister et de se développer. La laïcité n'a jamais été l'ennemie des reli gions. Et le fait qu'on fixe une règle de vie commune à l'inté rieur d'une école qui accueille des enfants de tous milieux, de toutes origines, de toutes convictions ne me semble pas por ter atteinte à la liberté d'expression religieuse. D'un point de vue religieux, la vertu de discrétion, la retenue, la valorisation de l'intériorité sur l'extériorité me semble plutôt tout à fait acceptable. La religion est d'abord une démarche intérieure. Quand des religieux privilégient la manifestation extérieur Golias magazine n°
septembre/octobre 2004
Que pensez-vous des réactions des Églises chrétiennes et en particulier de l'Église catholique ? Henri Pena Ruiz : Pourtant l'Église catholique a été bien ser vie dans les auditions. Moi, j'avais bien voulu que les chrétiens de « Nous sommes aussi l'Église », du réseau des Parvis soient auditionnés pour l'Église catholique. Je le regrette. Quatre per sonnes ont été auditionnées pour l'Église catholique : M81 Lustiger, Mgr Ricard, secrétaire général de l'enseignement catholique et un prêtre dont le nom m'échappe. Manifeste ment ils n'étaient pas favorables à la loi, parce que, par analo gie, ils ont craint qu'une loi qui restreindrait l'affichage religieux dans les écoles participerait à un refoulement de la religion dans l'espace privé. Or il est clair qu'un certain nombre de dignitaires de l'Église catholique refusent l'assignation de la
L6 Journ3L religion à la sphère privée ; et que sur ce point-là, il me semble qu'ils ne sont pas complètement ralliés à la laïcité, parce que pour ma part la laïcité implique un partage entre la sphère privée et l'espace public. La sphère privée ne veut pas dire simplement la sphère individuelle, c'est aussi la sphère collective, commune à des croyants d'un même culte qui se réunissent dans les association de droit privé. La reli gion, comme l'humanisme athée, sont des affaires privées. L'option spirituelle de chacun doit être son libre choix. Ce qui engage certains ne peut pas s'appliquer à tous. Est public ce qui concerne tous les hommes par delà la diversité de leurs options spirituelles ; est privé ce qui concerne certains hommes. Faire une loi mettant la sphère publique à l'abri de toute propagande ou de tout prosélytisme religieux, c'est réaffirmer la laïcité de l'espace public ; ce n'est pas porter atteinte à la liberté d'expression religieuse. D'ailleurs dans certaines écoles privées — catholiques — l'uniforme est imposé aux élèves ; on n'a pas eu de condamnation de la Cour européenne. Dans l'école publique, on n'impose pas d'uniforme, mais dans son souci de sérénité, parce que c'est un lieu d'étude, il ne faut pas de manifestation d'appartenan ce religieuse.
Dons son audition le cardinal Lustiger insiste sur la situa tion tout à fait spécifique de la France. Ne pensez-vous pas qu'il a dans sa stratégie l'idée d'une reconquête de pouvoir au niveau européen ? Henri Pena Ruiz : Effectivement sa position ne m'a pas paru très claire. Elle est très équivoque. D'un côté l'Église catholique déclare s'être ralliée à la laïcité et d'autre part elle ne loupe pas une occasion pour reconquérir des emprises publiques. Par exemple, j'ai posé la question à M«r Lustiger de l'Alsace et de la Moselle. Que pense-t-il du dispositif parfaite ment discriminatoire d'obliger les familles athées ou agnos tiques de solliciter une dérogation pour que leurs enfants ne suivent pas les cours de religion inscrits dans la loi normale ? Ne seriez-vous pas partisan d'une évolution de ce système où ce serait aux croyants de manifester d'avoir un cours de religion ? Il m'a dit : ce n'est pas à moi d'en juger ; il faut demander aux populations. Il a botté en touche, ce qui m'a beaucoup déçu. Si l'Église prétend qu'elle est pour l'égalité des hommes, elle ne doit pas garder ce type de privilège. Il y a un double jeu de l'Église. D'un côté, elle n'arrête pas de dire : le christianisme est l'origine des droits de l'Homme, de la liberté et de l'égalité. Bien que pendant quinze siècles, ses dignitaires ont dit le contraire, refusé la liberté de conscien ce. Pensez aux Syllabus de Pie IX ! Aujourd'hui elle ne peut pas dire qu'elle est pour les droits de l'Homme, la liberté de conscience et l'égalité, et d'un autre côté vouloir garder des privilèges comme ces cours de religion en Alsace-Moselle. De même, le fait qu'il y ait des aumôneries. C'est normal dans les internats, car la vie de l'enfant s'y déroule vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Puisque la laïcité doit permettre à ceux qui croient de prati quer leur religion dans leur sphère privée, ceux qui sont en internat ont droit à une aumônerie, de même que dans les hôpitaux ou dans les prisons. Dans un externat, l'aumônerie n'a aucune raison d'être (si on applique le principe de sépa
ration). Sur ce point, la position de l'Église me paraît floue. En fait, en 1905, tous les lycées et collèges avaient un internat et il y avait des aumôneries. Elles se sont maintenues quand les internats ont été fermés. Je ne suis pas pour faire la guerre et supprimer ce qui existe. Mais il n'est pas légitime de deman der la création d'un aumônerie dans un lycée qui se construit. L'Église n'est pas claire sur ce point... de même qu'en Alsace-Moselle. D'ailleurs à ce sujet la Commission Stasi avait demandé que les cours de religion fassent l'objet d'une demande explicite.
E//e a aussi demandé que l'islam soit ajouté à la liste des enseignements religieux... Henri Pena Ruiz : Sur ce point il y a deux positions pos sibles. Ou bien refuser le régime concordataire. Et il n'y a plus de cours de religion. Si on maintient des cours de reli gion, il n'est pas légitime d'en exclure l'islam.
Ne craignez-vous pas que cette loi qui de fait ne concerne que l'islam, puisque les décisions qui auraient pu concerner les chrétiens n'ont pas été prises, soit ressentie négative ment par les musulmans ? Henri Pena Ruiz : La Commission a fait un ensemble de propositions. Pour l'instant il y a cette première loi qui d'ailleurs concerne toutes les religions puisqu'elle interdit la croix, la kippa et le voile. Le fait que les juifs et les catho lique appliquent déjà la loi ne veut pas dire que la loi ne concerne que le voile. C'est une façon de rappeler aussi aux musulmans que, eux, doivent abandonner le voile comme les catholique ont abandonné la croix et comme les juifs aban donnent la kippa. À Radio beur j'ai dit : quand la laïcité s'est introduite en France entre 1881 et 1905, les catholique ont vu disparaître leurs symboles : le crucifix, de toutes les insti tutions publiques (fronton des cimetières, des prétoires). La laïcisation a fait refluer les signes religieux dans l'espace privé des croyants et leurs lieux de culte. La loi n'est pas tournée contre les musulmans. En France les catholiques aussi ont dû accepter de reconduire à l'espace privé l'ex pression de leur foi. On ne fait qu'appliquer aux musulmans ce qu'on a appliqué aux catholiques et aux juifs. Ne dites pas que c'est une loi d'exception. Ce qui aurait été une excep tion aurait été de permettre aux musulmans ce qu'on n'a pas permis aux catholiques et aux juifs. Une certaine presse a fait une campagne systématique de désinformation en disant qu'on allait stigmatiser la communauté musulmane et faire un loi contre le voile. Le souci de la Commission n'a pas été du tout de stigmatiser les musulmans. Elle a recom mandé la création d'un Institut de théologie musulmane, d'introduire l'enseignement de l'islam en Alsace-Moselle et d'introduire une fête musulmane.
Ne pensez-vous pas qu'il y a une certaine dérive de la laïci té en France en faveur de la religion catholique... ce qui pourra rejoindre l'idée que les musulmans ne sont traités à l'égalité ? Henri Pena Ruiz : Nous somme dans un pays de tradition chrétienne, la laïcité n'a pas consisté à la nier. Mais à dire que septembre/octobre 2004 Golias magazine n°
ENTRETIEN le droit ne serait désormais plus dicté par la conviction chré tienne, ce n'est pas une négation de la traditions chrétienne. C'est une émancipation réciproque du droit et de la religion. En rappelant que tous les agents publics dans l'exercice de leur fonction doivent respecter la neutralité laïque, la Commission rappelle une exigence qui doit s'adresser aux responsables au plus haut niveau de l'État. Quand un prési dent de la République communie en public dans l'exercice de ses fonctions, quand un représentant de l'État s'associe publi quement à une manifestation religieuse, il y a une dérogation grave à la règle laïque. Il faudrait rappeler tous les respon sables de l'État jusqu'au plus haut niveau à la nécessité de la neutralité laïque. Mais ce n'est pas parce qu'il y a des man quements à cette règle de la part des chrétiens que les musulmans sont stigmatisés. Devrait-il bénéficier aussi d'un
guïté. Ils ne disent pas qu'ils rêvent d'une Europe qui détruise la laïcité, mais ils le pensent si fort que parfois on l'entend ! La position qu'ils ont prise sur la question de l'héritage de l'Europe est d'ailleurs très significative. européenne des droits de l'Homme religieux ? Mais si on le mentionne, autres héritages. Pourquoi donner une
Faut-il dans la charte mentionner l'héritage il faut mentionner les priorité à un héritage
spirituel parmi d'autres ? L'Europe est autant philosophie grecque, à l'humanisme chrétien, athée des Lumières, qu'aux penseurs de la rie... Beaucoup de francs-maçons ont joué
redevable à la à l'humanisme franc-maçonne un rôle décisif
dans la déclaration des droits de l'Homme et dans l'émanci pation. Si l'on veut faire un texte juste, il faut dire : « L'Europe consciente de son héritage religieux, athée, agnostique, franc-
manquement aux règles ? Non. On doit rappeler la règle à tout le monde.
maçon... » Il faut mentionner toutes les sources spirituelles qui ont joué un rôle dans la construction de certains valeurs en Europe. Si on ne mentionne que l'héritage religieux, çà
Autre manquement à la laïcité en France : les communes où il n'existe pas d'école publique. Les parents n'ont plus de
inaugure mal pour l'Europe, parce qu'on commence par une discrimination.
libre choix. C'est l'État qui manque lui-même à ses obliga tions. Dans le Morbihan, sur trois cent soixante communes, soixante n'ont pas d'école publique. Des parents sont ainsi conduits à mettre leur enfant dans une école privée — par souci de proximité — alors qu'ils auraient voulu une école
Deux autres solutions sont possibles : ne mentionner aucun
publique. Ce manquement est en défaveur de ceux qui n'ont pas de conviction religieuse. Oui, il y a un déficit de laïcité.
Quand un croyant respecte un autre homme parce qu'il voit en lui le fils de Dieu, ce qui compte, c'est le respect de l'hu manité. Quand un athée respecte un autre homme parce
On peut aussi reposer le problème du financement de l'école privée sous contrat. La loi Debré, à mes yeux, n'est pas une loi juste. La foi est d'autant plus belle qu'elle ne demande pas de privilèges temporels. Dieu, pour ceux qui croient en lui, at-il besoin de béquille temporelle ? Les vrais croyants devraient penser qu'il n'en a pas besoin. Ce débat peut-il éviter la perspective européenne, alors que les lois européennes sont au-dessus des lois nationales — et que la laïcité française est considérée comme une sorte d'exception. Les Églises ne sont-elles pas en train de cher cher à établir leur pouvoir dans la structure européenne ? Henri Pena Ruiz : Oui, vous avez raison... Et aussi bien l'Église catholique que les Églises protestantes. Les protes tants qui étaient le fer de lance de la laïcité en 1905, sont devenus aujourd'hui des adversaires de la laïcité. Parce qu'ils espèrent de l'élargissement à l'Europe : comme les protes tants sont majoritaires dans le quart Nord-est de l'Europe où ils jouissent de privilèges publics énormes. Ce sont soit des religions d'État comme en Angleterre ou au Danemark, soit des institutions publiques reconnues et subventionnée par un impôt religieux comme en Allemagne. Les catholiques bénéficient dans l'axe Sud de l'Europe (Espagne, Italie) de régimes concordataires qui leur sont très avantageux. Donc protestants et catholiques se disent finale ment : la situation d'une France laïque qui a poussé assez loin la séparation de l'État et de l'Église est une situation excep tionnelle qui pourrait être soluble dans l'Europe. Il y a des gens qui, tout en se disant laïques, rêvent de dissoudre la laï cité à la française dans l'Europe. Effectivement, sur ce plan-là, il y a une position de la part des positions religieuses, aussi bien catholiques que protestantes en France, pleine d'ambi Golias magazine n"
septembre/octobre 2004
héritage — car une déclaration des droits n'est pas un livre d'histoire — ou alors si on veut humaniser cette déclaration des droits avec une sorte de préambule, il faut citer les valeurs fondatrices sans se référer à leur source spirituelle.
qu'il voit les hommes engagés dans le même aventure et qu'ils doivent être solidaires parce qu'ils sont seuls avec euxmêmes, parce que l'humanité est le « respect de la dignité de l'homme comme valeur commune aux croyants et aux incroyants » : c'est une valeur qui peut être mentionnée sans être attribuée à une source spirituelle particulière. Solution élégante et satisfaisante pour tout le monde. Trois solutions donc : — on ne mentionne rien, un texte de droit n'est pas un livre d'histoire ; — on mentionne les valeurs : égalité, liberté, culture, respect de l'humanité, sens de la solidarité ; — si on mentionne les sources, on les mentionne toutes : l'héritage religieux, l'héritage athée et l'héritage franc-maçon. L'Église acceptera-t-elle de se trouver en cette compagnie ? Je suis très dubitatif d'attribuer les droits de l'Homme à une source exclusivement religieuse. C'est une réécriture de l'histoire, une usurpation que de dire que la religion catho lique en est la source. Les droits de l'Homme sont nés des luttes des hommes pour leur émancipation. C'est tout. Propos recueillis par
G. Guilhaume et L. Gougenheim En partenariat avec /'Observatoire chrétien sur la laïcité
Le Journal A DIEU
Notre ami Eugène WEBER nous a quittés plusieurs années. Né en Alsace et parfaite ment germanophone, il fut durant toute sa EugènevieWeber professeur a collaboré de lettresà à Golias l'École pendant normale d'instituteurs de Bourg-en-Bresse, immergé dans ce monde de l'enseignement, il fut de ces chrétiens qui travaillèrent beaucoup la question de la laïcité dans le cadre de la paroisse universitaire et qui contribuèrent à faire évoluer les positions de l'Église. Depuis plu sieurs années, il faisait profiter Golias de son immense culture. Au fil de ses lectures, de ses réflexions et de son travail personnel, il était devenu un véritable « théologien » que les lecteurs de la revue ont pu apprécié. Il est décédé le 12 septembre 2004 à l'âge de 89 ans. Voici l'intervention qu'a faite, lors de ses funérailles en la chapelle desVennes à Bourg-enBresse, notre collaborateur Jean Molard. ce Un témoin de Dieu s'en est allé vers le mystère qui le fascinait et qui a structuré sa vie. Le temps de cet adieu est trop court pour dire toute la richesse d'une existence marquée par un énorme travail intellectuel, qui s'est arrêté seulement, il y a peu, lorsque que le corps, le cerveau n'ont plus répondu. Homme en recherche continuelle, mais d'une recherche enga geante, de celles qui font bouger, Eugène fut un chrétien libre, fon damentalement libre. Il aurait pu rester, tant de conditions l'y poussaient, le chrétien tra ditionnel, conformiste, parce que conforme au style en cours, sou mis et sans question. Son expérience de chrétien présent, actif et ouvert dans le monde laïque de l'enseignement, influença, mar qua, détermina toute sa réflexion théologique. Sa liberté d'ouverture, toujours surprenante chez cet homme humble, discret et pudique, il la doit, il en a souvent fait confiden ce, à une rencontre dont il dira qu'elle l'a beaucoup marqué : celle de Marcel Légaut, un universitaire brillant qui choisit la campagne et l'élevage des moutons dans un coin de la Drôme pour tenter de vivre un rêve de foi totale et fortement structurée aussi bien intellectuellement que spirituellement. Toute sa vie, jusqu'au bout, fut marquée de ce long cheminement commun avec ses moments de question et de distance. Cette liberté, je le redis parce qu'elle frappait ceux qui l'ont appro ché, avait fait d'Eugène un chercheur de Dieu, par-delà les vérités figées et les définitions mutilantes d'un catéchisme trop facile. Elle l'a conduit, par exigence intellectuelle, par honnêteté de conscience, à ouvrir des portes bien gardées, à poser des ques tions interdites, mais sans la facilité du briseur de statues, dans l'exigence d'un immense travail mené avec un grand souci de rationalité. Que d'ouvrages, parfois difficiles, lus et compris, que de réflexions si bouillonnantes qu'elles avaient besoin de se mettre sur papier, que de prières sans doute aussi, mais seulement devi nées tant était grande chez lui la pudeur. Il n'est pas un théolo
gien contemporain qu'il n'ait connu, dévoré, les francophones, bien sûr, mais aussi ceux de langue allemande. Sa découverte de la revue Golias et, très vite, sa participation active à la rédaction l'ont amené à préciser, à affiner, à exprimer dans le cadre exigeant d'un article tout public, les éléments de base, le noyau dur de ce qui pour lui est la foi chrétienne, et ceci sans la peur de paraître suspect aux yeux de l'autorité que pour tant il respectait profondément. Au nom de l'équipe de la revue, je tiens à dire tout ce que nous lui devons. Il était fasciné particulièrement par les recherches des théologiens indiens. Il pensait que le christianisme restait trop marqué par son origine occidentale. Voilà ce qu'il écrivait dans son livre L'Avenir de Dieu (éd. Golias) :« On a vite fait de découvrir qu'une cul ture, bien sûr, c'est une fenêtre et un balcon ouverts sur le monde. Mais c'est également, en même temps et inséparable ment, un enfermement dont on n'a pas conscience... » Son espérance, pour une Eglise romaine qu'il jugeait en grande crise, était que les autres peuples et en particulier ceux de cette grande terre d'Asie, fassent sauter les barreaux et ouvre le catholi cisme à cette universalité revendiquée dans le mot « catholique ». Et par-delà ses attirances qui n'ont rien à voir avec l'exotisme reli gieux si courant aujourd'hui, il y avait, au cœur de sa foi, l'homme, l'homme universel, à travers lequel il discernait Jésus. Cet amour de l'homme, qui, dans sa jeunesse, lui avait fait refuser le nazisme, Ta conduit à comprendre que le christianisme ne sur vivra (tel est le sens de « l'avenir de Dieu ») que s'il s'ouvre aux richesses des peuples, en acceptant, bien sûr, de renoncer à la domination occidentale. Eugène, ce mystère, tu peux en découvrir maintenant la partie cachée, autant que ce que nous en pressentons nous permet de le dire. Sois dans la paix de ce monde nouveau. Bourg, le 16 septembre 2004 Septembre/octobre 2004 Golias magazine n° î
Radioscopie La cro/sade de George W. Bush
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ans doute, peu d'Améri
cains accepteraient aujourd'hui l'idée que la religion a une posi tion centrale dans la création de leur nationalisme, qu'ils nomment de préférence leur « patriotisme ». En même temps, ils ne cessent de se pen ser comme un peuple destiné à combattre les forces du mal. Ils se voient comme citoyens de la cité assise sur la montagne ; et ses réussites guerrières dans l'histoire sont comme un signe de la bénédiction divine. S'il est vrai que les raisons de l'attaque du gouvernement américain contre l'Irak sont complexes, il est également certain que la vision quasi-messianique et manichéenne du président Bush, partagée par un grand nombre de ses concitoyens, a largement facilité leur accepta tion de partir en guerre. Pour saisir la logique qui permet le fonctionnement d'une telle mentalité, il est indispensable de remonter aux sources histo riques des États-Unis. Et de comprendre pourquoi George W. Bush a toutes les chances d'être réélu.
D o s s i e r c o o r d o n n é p a r C h r i s t i a n Te r r a s , Miçlngmar Granstedt u Donna Singles
rlias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 17
Radioscopie G. W. Bush, le préféré de Dieu
Le nationalisme impérial de droit divin des Etats-Unis Analyse de la politique étrangère que le discours religieux — dont nous exa minons l'arrière-plan histo rique et culturel dans l'ar ticle suivant — justifie et dont la guerre contre l'Irak est une des manifestations très claires. Quand les États-Unis, secondés par la Grande-Bretagne, ont attaqué l'Irak le 20 mars 2003, ils ont vrai ment fait ce qu'ils avaient dit qu'ils feraient, ils l'ont fait au moment fixé par eux seuls bien auparavant, et ils l'ont fait, comme ils l'avaient procla mé depuis longtemps, en se passant finalement de l'aval de l'ONU. Rien n'a arrêté la mise en œuvre militaire de leur volonté politique. Comme prévu aussi, ils ont écrasé l'armée irakienne, détruit l'État et les infra structures et occupé le pays. Nous ne pleurons évidemment pas la dis parition du sanguinaire dictateur Saddam Hussein et de son régime totalitaire, cela va de soi. Ce que nous voudrions souligner, c'est qu'il y a là un passage à l'acte très fort et que, quand des dirigeants politiques mettent vraiment en œuvre ce qu'ils ont dit, les mots qu'ils ont lancés auparavant, avec une telle détermi nation et un tel mépris pour les opi nions contraires, il faut accorder de l'importance à leurs paroles. Il faut prendre au sérieux leurs discours, ce qu'ils ont dit et écrit, non seulement avant de passer à l'acte, mais même avant d'arriver au pouvoir. Nous n'avons pas affaire cette fois à des politiciens opportunistes qui font des promesses électorales pour gagner des voix et qui les oublient, aussitôt élus. Non, nous avons affai re à des gens très déterminés, sûrs de leur bon droit et de leur supério
rité, et prêts, nous pensons, à aller jusqu'au bout de leur projet. Si l'on regarde de près ce qu'ont écrit les membres les plus influents de l'administration George W. Bush, et ceux qui gravitent autour d'eux, on comprend que la ligne directrice de la politique étrangère de l'admi nistration G. W. Bush a été claire ment énoncée avant l'attentat du 11 septembre 2001 et même avant l'élection contestable de Bush. On voit aussi que l'Irak était déjà visé. Il faut alors faire un effort de conceptualisation pour analyser cette politique étrangère et com
18 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
prendre à quel point elle est une menace pour le monde. Un bascule ment s'est produit dont il faut mesu rer l'ampleur et les conséquences.
Une politique de puissance absolue bien annoncée Depuis 1994, c'est-à-dire le milieu du premier mandat présidentiel de Bill Clinton, le parti républicain est majoritaire au Congrès. Auparavant déjà, ce parti avait commencé une évolution l'amenant à rassembler
chez lui l'essentiel de la droite amé ricaine (récupérant la droite tradi tionnellement démocrate des États du Sud). George W. Bush a réuni dans son gouvernement deux cou rants très conservateurs qui l'avaient fortement soutenu dans sa cam pagne électorale : la droite religieu se, fondamentaliste chrétienne, et ceux qu'on appelle couramment les « néo-conservateurs1 ». Ces deux courants, dont la pensée s'alimente à des sources assez différentes, convergent en fait sur bien des points importants et s'accordent sur la ligne politique maintenant mise en œuvre. Nous reviendrons plus loin sur la droite religieuse, les fon damentalistes chrétiens. Concen trons-nous d'abord sur les « néo conservateurs » et ce qu'ils ont écrit. Les néo-conservateurs, ou plus préci sément ceux qui se définissent euxmêmes comme des « internationa listes conservateurs » (par opposition aux conservateurs « isolationnistes »), sont fortement représentés dans l'administration George W. Bush, en particulier par le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, son adjoint Paul Wolfowitz, le conseiller à la MaisonBlanche pour les affaires du ProcheOrient Elliott Abrams, le conseiller du vice-président pour les affaires de sécurité I. Lewis Libby, l'(ex)-président du Conseil de la politique de défense auprès de Rumsfeld, Richard Perle...
cher toute autre puissance majeure de pouvoir émerger dans le monde. La politique étrangère américaine doit donc « convaincre d'éventuels rivaux qu'ils n'ont pas besoin d'aspirer à jouer un plus grand rôle ». Le statut de superpuissance unique doit être « perpétué par un comportement constructif et une force militaire suffi sante pour dissuader n'importe quelle nation ou groupe de nations de défier la suprématie des États-Unis ». Il faut « décourager [les nations industrielles avancées] de défier notre leadership ou de chercher à mettre en cause l'ordre économique et politique établi ». La supériorité de la puissance militaire est essentielle « pour dissuader d'éven tuels rivaux, ne serait-ce que d'aspirer à un rôle régional ou global plus grand ». Les auteurs du rapport Wolfowitz (DPG) de 1992 envisageaient déjà le cas où les États-Unis ne devraient pas hésiter à agir seuls, en-dehors du cadre des Nations unies ou d'une coalition. Ils devraient même s'y préparer : « L'ordre international est en définitive garanti par les États-Unis » et les États-Unis « doivent se mettre en situation d'agir indépendamment quand une action collective ne peut être mise sur pied ou en cas de crises nécessitant une action immédiate. » Écartés du pouvoir sous l'adminis tration Clinton, ces hommes conti nuent à travailler dans des « think tanks », des organismes d'étude qui leur servent de boîtes à idées. L'un de ces « think tanks » s'appelle Project for the New American Century, titre qui en dit déjà long. Il a été créé au Que trouve-t-on sous la plume printemps 1997 et est exclusivement de ces hommes ? consacré à la politique de défense. Dans sa déclaration de principes, En 1992, donc sous la présidence de datée de juin 1997, on peut lire ceci, George Bush père, juste après la guerre du Golfe, un document du après l'affirmation que « les ÉtatsUnis ont conduit l'Occident à la victoire Pentagone a été rédigé sous la direc dans la guerre froide » : tion de Paul Wolfowitz, à l'époque * « nous avons besoin d'accroître de déjà secrétaire adjoint à la Défense et chargé des affaires politiques2. Ce manière significative les dépenses pour rapport Wolfowitz, ou Defense Policy la défense si nous voulons assumer nos Guidance 1992-1994 (DPG), auquel a responsabilités mondiales aujourd'hui et participé I. Lewis Libby, affirme moderniser nos forces armées dans le qu'après l'effondrement du camp futur ; soviétique, les États-Unis ont acquis * nous avons besoin de renforcer nos le statut d'unique superpuissance et liens avec les alliés démocratiques et de qu'il faut absolument assurer le relever le défi des régimes hostiles envers maintien de ce statut. Il faut empê- nos intérêts et nos valeurs ;
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* nous avons besoin de promouvoir la cause de la liberté politique et écono mique à l'étranger ; * nous avons besoin d'accepter la res ponsabilité du rôle unique de l'Amérique pour préserver et étendre un ordre international qui soit favorable à notre sécurité, notre prospérité et nos principes3. » Parmi les vingt-cinq signataires de cette charte du Project for the New American Century (PNAC) on trou ve : Dick Cheney, D. Rumsfeld, P. Wolfowitz, Elliott Abrams, I. Lewis Libby, et aussi Jeb Bush, le frère de George W., ainsi que des universi taires influents (Aaron Friedberg, Francis Fukuyama, Donald Kagan, Stephen P. Rosen...). Durant sa campagne électorale, en septembre 1999, George W. Bush a prononcé un discours important à l'école militaire de Citadel, à Charleston, en Caroline du Sud, sur la transformation de l'armée. L'un des deux objectifs principaux qu'il fixerait, s'il était élu, serait de déve lopper la capacité des États-Unis à envahir des puissances régionales hostiles comme l'Iran, l'Irak ou la Corée du Nord. « Nos forces armées devront être mobiles, meurtrières et faciles à déployer avec un minimum de soutien logistique. Nous devons être capables de projeter notre puissance à très longue distance, en quelques jours ou en quelques semaines, plutôt qu'en quelques mois4. » En septembre 2000, soit deux mois avant l'élection présidentielle, le PNAC a publié un rapport intitulé Rebuilding America's Defenses5, qui se situe explicitement dans le prolonge ment du rapport Wolfowitz de 1992. On peut lire dans l'introduction : « Les États-Unis sont l'unique super puissance mondiale, combinant la supé riorité de la puissance militaire, le lea dership technologique et la plus grande économie du monde. [...] À l'heure actuelle les États-Unis n'ont à affronter aucun rival mondial. La grande straté gie de l'Amérique devrait avoir pour but de préserver et d'étendre cette position avantageuse aussi loin que possible dans le futur. Il y a cependant des États potentiellement puissants qui sont mécontents de la situation actuelle et W ^ ^ Ê ^ ^ ^ ^ M ^ ^ ÊM ^
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Radioscopie ENQUETE
désireux de la changer, s'ils le peuvent, dans un sens qui mettrait en danger les conditions relativement pacifiques, pros pères et libres dont le monde jouit aujourd'hui, jusqu'ici ils ont été dissua dés de le faire par la capacité et la pré sence de la puissance militaire américai ne (p. ii). » Au sujet de l'Irak, ce rap port souligne la nécessité de maintenir des bases en Arabie Saou dite : « Du point de vue américain, l'in térêt de telles bases subsisterait même si Saddam Hussein devait disparaître de la scène (p. 17). » À la fin septembre 2000 paraît un livre de 400 pages édité à l'initiative du PNAC : Present Dangers. Crisis and Opportunity in American Foreign and Defense Policy6. Les initiateurs en sont Robert Kagan et William Kristol, du PNAC, chroniqueurs influents dans les médias (notam ment le Washington Post et le Weekly Standard). Parmi les quatorze autres auteurs apportant leur contribution on retrouve encore : Elliott Abrams, Richard Perle, Paul Wolfowitz. Des chapitres spécifiques sont consacrés à la Chine, la Russie, l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord. Dans leur cha pitre introductif sur « Intérêt natio nal et responsabilité mondiale », R. Kagan et W. Kristol écrivent :
« Une Amérique forte, capable de proje ter ses forces rapidement et avec des effets dévastateurs dans les régions importantes du monde rendrait moins probable que des pays susceptibles de défier la stabilité régionale cherchent à modifier le statu quo en leur faveur. Elle pourrait même dissuader de tels challen gers d'entreprendre de coûteux efforts pour s'armer les premiers. [...] En Europe, en Asie et au Moyen-Orient, le message que nous devrions envoyer à des rivaux potentiels devrait être : "N'y songez même pas". Une dissuasion de ce genre-là offre la meilleure recette pour une paix durable ; elle est bien moins chère que de mener les guerres qui sui vraient si nous n'arrivions pas à construire une telle capacité de dissua sion 7. » Ils précisent que la puissance de l'Amérique, sous toutes ses formes, est une réalité inévitable. C'est cette réalité qui provoque et provoquera forcément ressenti ments, frustrations et rivalités de la part d'autres États du monde. Ce serait le cas même si la politique étrangère des États-Unis était plus souple, plus comprehensive, disentils. L'intérêt national de l'Amérique est donc d'assumer sa responsabilité mondiale en empêchant fermement que ces mauvais sentiments puissent
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pousser ces États à devenir des puis sances rivales. Dans le même ouvrage, Paul Wolfowitz énonce ainsi l'un des quatre principes majeurs d'une poli tique américaine visant à éviter une grande guerre future (sic) : « S'occuper efficacement des États voyous et des trublions mineurs de l'ordre international. Non seulement on protège ainsi le reste du monde de leurs entreprises prédatrices, mais cela prive aussi un futur prétendant au rang de grande pirissance d'alliés potentiels. Un pays décidé à monter une attaque contre le statu quo trouverait en un pays tel que l'Irak un allié bien disposé et un moyen d'action contre les Etats-Unis et leurs alliés. La tendance de l'administra tion Clinton à temporiser au lieu d'en découdre [...] a eu pour effet d'accumu ler les problèmes à venirs. » Paul Wolfowitz évoque aussi dans ce livre certaines qualités requises de l'homme d'État pour mener ce genre de politique étrangère. L'homme d'État doit savoir mêler les nécessi tés du moment aux objectifs straté giques et aux idéaux de la morale. « C'est pourquoi les décisions de poli tique étrangère ne peuvent pas être sou mises au même type de "règne du droit" que celui que nous souhaitons dans
notre vie politique intérieure. L'envers de la médaille, c'est que cela peut provo quer des difficultés quand il s'agit de s'assurer la compréhension de l'opinion publique : souvent cela ressemble trop à une tentative de "minimiser" ou à un manque de sincérité9. » En termes clairs, cela veut dire que l'homme d'État doué d'autorité doit savoir saisir les occasions pour imposer la puissance américaine dans le monde et, si c'est nécessaire pour être efficace, il ne doit pas s'embarrasser du droit international et il doit savoir mentir sur les objec tifs réels. Bien que l'essence de la politique étrangère américaine soit en quelque sorte l'universalisation des principes américains, dit Paul Wolfowitz, (ceux de la démo cratie libérale et de l'économie de marché), ce n'est pas la pureté et la droiture des intentions qui comptent en la matière. C'est avant tout l'effi cacité de la politique menée par l'homme d'État sur la scène mondia le qui compte. « C'est pourquoi l'auto rité de l'homme d'État [statesmanship] exige non seulement une vision morale, mais la volonté et la capacité de jeter sur le monde un regard obstiné et lucide. La présence de la première ne peut pas com penser l'absence de la seconde10. » En décembre 2000, après une longue bataille judiciaire pour désigner le vainqueur d'une élection présiden tielle contestable, George W. Bush est déclaré président élu par la Cour suprême (par cinq voix contre quatre). Peu après son élection, George W. Bush a demandé à Donald Rumsfeld, choisi comme secrétaire à la Défense, de mettre en cause le statu quo au sein du Pentagone et de préparer effectivement « la stratégie de guerre du XXIe siècle ». Au bout de six mois, il devenait clair que la nou velle orientation de la défense repo serait sur trois piliers11 : 1) l'américano-centrisme, c'est-à-dire les intérêts nationaux avant tout, même dans des opérations conjointes avec des alliés ; 2) l'emprise mondiale, la capacité de projeter des forces d'intervention importantes dans le monde ;
3) la suprématie militaire perpétuel le en exploitant à fond la science et la technologie. Si maintenant on met la pensée des néo-conservateurs arrivés au pou voir en perspective avec le 11 sep tembre 2001, on voit donc que, ce jour-là, deux stratégies longuement mûries et préparées se sont croisées sur le terrain. D'un côté des hommes d'Al-Qaida préparaient depuis long temps et minutieusement leur ter rible coup. D'un autre côté, les durs du néo-conservatisme américain, déjà avant d'arriver au pouvoir, pré paraient idées et stratégies pour pouvoir dissuader toute puissance rivale d'apparaître dans le monde. Et pour le faire savoir aux nations du monde. Nous pensons que l'in tervention en Irak était déjà envisa gée, projetée. Restait à saisir « l'occa sion » pour mettre l'opération au programme et fixer le calendrier. Les attentats meurtriers du 11 septembre l'ont fournie. D'après Bob Woodward, du Washington Post, c'est le 15 sep tembre 2001, trois jours après les attentats, que Paul Wolfowitz ou Denis Rumsfeld a suggéré à George W. Bush d'attaquer l'Irak. Un an plus tard, en septembre 2002, on retrouve dans le National Security Strategy, document publié par la Maison Blanche, presque mot à mot des phrases-clés du rapport Wolfowitz (DPG) de 1992, comme celles que nous avons citées au début. C'est par ce document que l'adminis tration Bush a rendu publique sa nou velle doctrine de « guerre préventive », doctrine qui vise en fait à asseoir le pouvoir par la guerre. « Les États-Unis sont depuis longtemps favorables à une réaction anticipée lorsqu'il s'agit de répondre à une menace caractérisée visant la sécurité nationale. [...] Pour empêcher ou prévenir que de tels actes ne soient per pétrés, les États-Unis se réservent la pos sibilité, le cas échéant, d'agir par anticipa tion. » Il suffit, dans cette perspective, que Washington qualifie tel ou tel pays de « menace » pour se donner le droit « d'agir par anticipation u ». On connaît la suite en Irak... De ce rapide parcours, on peut conclure, nous semble-t-il, que les hommes de l'administration Bush mettent réellement en œuvre ce
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qu'ils ont annoncé et qu'ils n'ont aucunement l'intention de transiger ni sur leurs objectifs ni sur leur idéo logie ni sur sa mise en pratique. Rappelons encore qu'au début de 2002 ils ont laissé savoir qu'ils chan geaient de doctrine en matière de dissuasion nucléaire (la destruction massive mutuelle, MAD). Désormais l'Amérique est prête à inclure l'arme nucléaire, sous des formes variables, complémentaires avec les armes conventionnelles, dans une « action préventive » contre leurs ennemis (sauf contre la Russie ou la Chine, contre lesquelles la dissuasion reste de mise)13.
Le soutien actif de la droite religieuse Revenons maintenant en arrière dans le temps pour voir le rôle de l'autre courant représenté dans l'ad ministration Bush, celui de la droite religieuse, la droite fondamentaliste chrétienne. Cette droite fondamenta liste, essentiellement protestante, ne s'intéresse pas à la puissance avant tout, comme les néo-conservateurs internationalistes, mais à la morale qu'elle veut imposer à la société (pour plus de détails su la mouvance fondamentaliste américaine, lire Golias n° 88). Cependant, les deux courants de la droite ont de sérieux points de convergence. Si l'on remonte à la veille des années 1980, l'objectif principal de la droite religieuse était déjà de faire reculer ce qu'elle appelait avec mépris « l'humanisme séculier » (secular humanism). Son candidat était alors Ronald Reagan. Sous le terme d'« humanisme séculier », elle enten dait tout ce qui, de son point de vue, était en train de détruire l'Amérique, sapant sa fibre morale, et la liste était longue : « l'athéisme, l'évolutionnisme [la théorie de Darwin], le matérialis me, l'anthropocentrisme, l'amoralisme, le socialisme et le pacifisme u ». Parmi les organisations considérées comme les piliers de cet « humanisme sécu lier », et donc à combattre vigoureu sement, elle dénonçait déjà les Nations unies, les syndicats ouvriers, une organisation revendicative noire
Radioscopie ENQUETE
(la NAACP), la Ligue des droits de l'homme (l'ACLU), le mouvement féministe... Sur le plan économico-politique, la droite religieuse s'accordait avec la nouvelle droite, celle qui reprenait l'offensive et qui allait donner les « néo-conservateurs » d'aujourd'hui, sur plusieurs objectifs : « encourage ment à l'enrichissement individuel ; réduction du rôle des gouvernements, c'est-à-dire réduction des impôts, des réglementations et des aides sociales ; ren forcement de la lutte contre le crime (pas de restriction du port d'armes en particu lier) ; et renforcement du patriotisme et de la lutte contre le communisme15 ». En politique étrangère, elle a focalisé son intérêt sur Israël. Les évangéliques pré-millénaristes, en particulier, dont le poids est notable, voient dans la restauration de l'État d'Israël le signe que la fin des temps est imminente et que le Christ va bientôt revenir et ins taurer son règne de mille ans16. On voit donc, après ce rapide aperçu rétrospectif, qu'entre la droite reli gieuse fondamentaliste, et l'autre droite dure, il y avait matière à entente. Si la nouvelle droite, celle des « internationalistes conserva teurs », ne s'intéressait pas directe ment à des objectifs comme l'inter diction de l'avortement ou de l'ho mosexualité ou le remplacement de l'enseignement de la théorie de Darwin sur l'évolution des espèces dans les écoles par le récit de la créa tion dans la Genèse, pris à la lettre, elle pouvait trouver chez les fonda mentalistes religieux de bons alliés sur les points qui lui importaient. Parmi eux, en particulier, John Ashcroft, l'Attorney general (mi nistre de la Justice). En matière de politique étrangère, notamment, ils pouvaient s'entendre sur le patriotis me, la réduction du rôle des Nations unies, la lutte contre les ennemis extérieurs (après les communistes, les islamistes...), le soutien incondi tionnel à Israël et à la politique d'Ariel Sharon. Et, depuis le 11 sep tembre, le moralisme répressif des fondamentalistes religieux et leur hostilité à l'égard des influences extérieures conviennent parfaite ment pour imposer à la nation une
législation sécuritaire qui réduit dangereusement les libertés. Les néo-conservateurs internationalistes ont justement besoin de ce climat de lutte contre le terrorisme pour main tenir la peur de la menace extérieure et une mobilisation au profit de leurs perspectives guerrières. Si George W. Bush n'est pas un fon damentaliste de la première heure, il s'est sérieusement rapproché des évangéliques depuis qu'il a vu la grâce de Dieu dans le fait de s'être sorti de l'alcoolisme, il y a vingt ans, et depuis qu'il se dit chrétien « born again ». John Ashcroft, en tous cas, est un des purs représentants de ce cou rant des fondamentalistes chrétiens au sein de l'administration Bush. Au ministère, tout comme Bush à la Maison-Blanche, il commence tous les matins par la prière et la lecture de la Bible avec ses collaborateurs. En février 2002, devant une assemblée géante de 6 000 télé-évangélistes, il a déclaré fermement que les libertés de l'Amérique lui venaient directement de Dieu : « Ce n'est pas le gouverne ment ou une charte qui nous les accorde, mais Dieu qui nous en a dotés v. » La conjonction des néo-conserva teurs internationalistes et de la droi te fondamentaliste chrétienne, sous la présidence de G. W. Bush, qui par ticipe des deux, permet donc de mettre en œuvre la politique actuelle des États-Unis, politique selon laquelle « l'unique superpuissance » du monde entend le rester à tout prix et part à la chasse pour dénicher et étouffer ses ennemis potentiels dans le monde, tout en se disant bénie par Dieu pour accomplir une mission historique. D'ailleurs, nombre de fonsamentalistes améri cains disent de George W. Bush qu'il est le « préféré de Dieu » !
Un nationalisme impérial de droit divin Nous voudrions maintenant tenter de qualifier cette politique, la dési gner par des concepts précis. Il faut, en effet, sortir du flou trompeur qu'entretiennent des termes habi
22 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
tuels aussi vagues ou inoffensifs que ceux de « néo-conservateurs » ou de « faucons ». Il s'agit d'une politique bien plus extrême et plus offensive qu'un simple conservatisme rénové. Et les noms d'oiseaux journalis tiques (faucons et colombes), pares seusement repris et répétés dans les médias, ne font pas une analyse politique. Nous pensons qu'il serait plus clair et plus exact de parler d'un nationalisme impérial de droit divin. Essayons de préciser chacun de ces termes.
Un nationalisme, d'abord Au centre de cette politique il y a exclusivement les États-Unis, la puissance de la nation américaine. Il s'agit de leurs intérêts dans le monde, de leur définition de ce qui ailleurs dans le monde touche à leur sécurité. La référence à la « sécurité nationale » et aux « intérêts améri cains » dans le monde comme prin cipe de politique étrangère est ancienne, bien sûr, elle remonte au moins à 1950. Mais elle est actuelle ment durcie et réorientée dans un sens plus nationaliste. Seule compte la vision proprement américaine de ce que doivent être les valeurs, les institutions, la société. Il n'est pas nécessaire de s'intéresser aux autres nations, à leur culture et à leur his toire en tant que telles. Elles n'ont pas d'intérêt, sauf pour pointer leurs défauts et surtout leurs faiblesses, vues de Washington. Si la mondialisation néo-libérale peut comporter pour d'autres États une perte de souveraineté, un déclin de la nation comme réalité souverai ne, ce n'est pas le cas de l'Amérique. Elle reste la nation souveraine. « L'internationaliste conservateur consi dère le rôle de la nation - du moins de cette nation-ci - comme le noyau central des relations internationales, aujour d'hui plus que jamais auparavant », écrit James W. Ceasar dans Present Dangers,s. J. W. Ceasar distingue conceptuellement deux parties dans le monde. Dans la partie du monde où la supé riorité de la puissance américaine est
évidente et son leadership reconnu, aucune action engageant localement la force armée ne peut avoir lieu sans les États-Unis « et cette action sera toujours une décision nationale », dit-il. Qu'elle soit éventuellement conduite avec d'autres États, dans le cadre des Nations unies, de l'Otan ou d'une coalition de circonstance, ne change rien, le choix de tel ou tel cadre international étant pour l'Amérique « une question de prudence et non pas de principe ». C'est-à-dire une simple question d'opportunité pour assurer son leadership et non pas de reconnaissance d'un principe d'égalité entre partenaires. Si la mondialisation économique tend à éroder la souveraineté des Étatsnations, elle n'a pas pour autant tou ché la puissance militaire : celle-ci ne s'est pas internationalisée, mais plu tôt concentrée en une seule nation. « Ce qui a changé, en conséquence, ce n'est pas l'importance de la nation pour nous, mais son importance pour les autres », dit J. W. Ceasar. Quand les autres pays s'engagent sous le para pluie américain, ils ne seront bien sûr pas portés à le justifier par réfé rence à la nation mais par référence au renforcement de quelque principe international. « En même temps donc que nous devons penser en termes de nation plus que jamais auparavant, nous devons accepter que d'autres pen
seront plus en termes de communauté internationale. Notre compréhension de la nation doit être différente de celle des autres parce que notre puissance et nos responsabilités sont différentes. Nous devons nous préparer à poser des exi gences adéquates et à réclamer des pré rogatives adéquates pour la nation — en tous cas pour cette nation — même si d'autres s'y opposent ou les condam nent. Voilà ce que veut dire le fait d'être seul au sommet. Le défi que nous avons à relever, c'est d'apprendre comment commander, et il n'y a pas de défi plus dur pour un peuple démocratique ». Dans la seconde partie du monde que distingue J. W. Ceasar, celle où une confrontation militaire mettrait les États-Unis face à mie puissance plus proche de la leur, le déclin de l'Étatnation par la mondialisation semble encore plus fantaisiste. Avec la Chine, la Russie, l'Inde... l'Amérique se trouve face à des super-États conti nentaux, comme elle, pour lesquels les intérêts nationaux sont toujours des réalités parfaitement claires et bien comprises. Pour l'Amérique, engagée dans ces deux parties du monde — dans la première comme leader incontesté et dans la seconde comme acteur de poids —, il ne peut donc pas y avoir d'autre référence qu'elle-même. Elle est une nation exceptionnelle,
unique, tant par ses valeurs univer selles que par sa puissance militaire jamais égalée dans l'Histoire.
Un nationalisme impérial, ensuite Pourquoi ne pas parler tout bonne ment d'impérialisme, plutôt que de nationalisme impérial ? Impéria lisme nous semble un terme inap proprié pour désigner le phénomène actuel. Non seulement parce qu'on en a usé et abusé, dans la phraséolo gie de gauche et d'extrême gauche, en voyant « l'impérialisme améri cain » à l'œuvre partout, ce qui a conduit à simplifier désastreusement et l'analyse et la pensée politiques, mais surtout parce que le centre de gravité de l'affaire s'est maintenant déplacé. L'impérialisme habituel, au sens marxiste du terme, suppose que l'économique est au centre des pro cessus de domination. Il y a des par tenaires économiques, des pays péri phériques à dominer parce qu'il y a occasion de les exploiter, d'en tirer un profit économique dans des échanges inégaux et maintenus tels. Bien sûr cela continue encore à jouer aujourd'hui à travers les règles ultra libérales du commerce mondial, mais dans l'idéologie des dirigeants américains actuels, nous croyons
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que c'est maintenant le politique qui est mis au centre de leur action, la volonté de domination politique. C'est d'ailleurs une des raisons de leur profond mépris pour Bill Clinton, qui avait misé sur les divi dendes économiques de la paix après l'effondrement de l'Union Soviétique et des pays de l'Europe de l'Est et réduit le budget de la défense. Leur volonté de domination politicomilitaire peut aller de pair avec une exploitation économique, certes, notamment autour du pétrole, mais elle vise avant tout l'exercice de la puissance pour la puissance. Les États-Unis doivent demeurer l'unique superpuissance aussi long temps que possible au XXIe siècle et renforcer en conséquence leur puis sance militaire et augmenter leurs dépenses d'armement et de recherche technologique pour la défense, alors qu'ils représentent à eux seuls 47 % des dépenses totales d'armement dans le monde. Il y a chez ces dirigeants une démesure (l'hubris) propre au politique. C'est d'ailleurs ce qui rapproche le poli tique de la sacralisation religieuse. Le narcissisme collectif est projeté comme toute-puissance. Et cette toute-puissance ne souffre pas d'être mise en cause : elle est sacrée.
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L'exploitation économique suppose au moins d'avoir toujours un parte naire à dominer pour continuer à en tirer profit et elle s'arrange pour cela. La toute-puissance politique, qui bien sûr s'appuie sur la supré matie économique, peut par contre se passer carrément du partenaire : elle peut le détruire, justement, car la seule preuve de sa supériorité abso lue, c'est justement sa capacité illimi tée de destruction. L'essentiel est donc de soumettre et de faire plier l'adversaire, et si nécessaire de le détruire, ce qui servira aussi d'exemple pour les autres, et non pas de faire des affaires rentables avec lui. Comme l'écrivait Paul Wolfowitz en 2000, dans Present Dangers, à propos de la remarquable capacité des États-Unis à bâtir des coalitions effi caces : « On peut en tirer des leçons quant à l'importance du leadership et de ce dont il s'agit : montrer que vos amis seront protégés et qu'on en prendra soin, que vos ennemis seront punis et que ceux qui refusent de vous soutenir regretteront de ne pas l'avoir fait". » Ce nationalisme américain ose d'ailleurs maintenant parler d'empire, justement, et compare les États-Unis à la Rome antique. Le terme d'empire est maintenant
ouvertement utilisé et même reven diqué par les milieux dirigeants et ceux qui leur servent de relais dans les médias, il est même repris de manière assez consensuelle au-delà de leur sphère20. Voici quelques cita tions à titre d'exemple, parmi tant d'autres21. Charles Krauthammer, éditorialiste au Washington Post, écrit en 2002 : « Le fait est que depuis Rome aucun pays n'a été culturellement, éco nomiquement, techniquement et militai rement aussi dominant. » Et en 1999 il avait déjà écrit : « L'Amérique enjambe le monde comme un colosse. [...] Depuis que Rome détruisit Carthage, aucune autre grande puissance n'a atteint les sommets où nous sommes parvenus. » Max Boot, éditorialiste au Wall Street Journal, titre ainsi un article en 2001 : « Argument en faveur d'un empire amé ricain. » Il y estime normal que l'Amérique prenne la suite des sol dats coloniaux britanniques « dans des zones où il a fallu que les armées occidentales interviennent pour étouffer le désordre ». Stephen P. Rosen, direc teur de l'Institut d'études straté giques Olin de l'université Harvard (et parmi les initiateurs du PNAC) écrit : « Une entité politique disposant d'une puissance militaire écrasante et utilisant ce pouvoir pour influer sur le comportement des autres États s'appelle
bel et bien un empire. [...] Notre but n'est pas de combattre un rival, car il n'y en a pas, mais de conserver notre position impériale et de maintenir l'ordre impérial (mai-juin 2002). »
Un nationalisme impérial de droit divin, enfin Pourquoi pas religieux, tout simple ment ? Cet adjectif serait trop vague, le mot désignant seulement une caté gorie, un genre, une « sensibilité », comme on dit souvent sans réfléchir. Le mot risque aussi de devenir aujourd'hui un mot fourre-tout, avec tout ce qui se dit et s'écrit autour du « retour du religieux ». L'expression de droit divin renvoie à plus qu'une sensibilité, en pointant vers un systè me élaboré, pensé, servant de justifi cation. L'expression nous évoque évidemment tout de suite la monar chie absolue en Europe, en particu lier en France, dont l'une des princi pales justifications a justement été de prouver qu'elle était voulue et fondée par Dieu, et donc incontes table. C'est à dessein que nous pro posons de faire cette transposition à l'idéologie de l'administration Bush, avec les nuances nécessaires. En l'oc currence, il ne s'agit ni de la fonction présidentielle ni de la personne du président, bien sûr, mais de la nation américaine qui a une mission voulue par Dieu. Nation exceptionnelle, nation vertueuse de par sa fonda tion, elle est bénie par Dieu et doit accomplir sa mission universelle. Les fondamentalistes chrétiens sont sur ce registre. « L'Amérique ne recon naît pas d'autre roi que Jésus » a décla ré un jour Ashcroft devant des étu diants. Même s'ils ne représentent qu'une minorité22, leurs propos extrêmes rencontrent un écho dans la majeure partie de l'opinion, me semble-t-il, en raison de cette religio sité diffuse, de cette religion qui sert de lien civique et qui est si caracté ristique de l'Amérique, comme Donna Singles l'explique si bien dans l'article précédent. Le patriotisme américain, dit William J. Bennett, ex-secrétaire à l'Éducation nationale dans l'admi
nistration Reagan et co-auteur de Present Dangers, est différent du nationalisme d'autres pays, qui a si souvent été destructeur au cours du XXe siècle, en particulier en Europe. Il a un caractère unique, puisqu'il est issu des principes fondateurs de la nation américaine, et que ces prin cipes de liberté individuelle et droit au bonheur lui ont été donnés par Dieu. L'intervention de l'Amérique dans le monde ne peut donc pas s'ex pliquer par une volonté de conquête ou de domination mondiale, puisque la nation américaine porte des valeurs universelles au monde au nom même de la mission qui lui a été confiée par Dieu : « Derrière nos tentatives de promouvoir les idéaux américains à l'étranger, il y a eu la croyance que les droits fondamentaux sont inaliénables, universels, donnés par Dieu [god-given] et c'est pourquoi tous les peuples, quels qu'ils soient, les méritent23. » Ce n'est donc pas seulement la nation américaine qui est exception nelle, assurée qu'elle est d'avoir Dieu pour elle de manière privilé giée, c'est aussi sa mission de propa ger ses propres valeurs fondatrices à toute l'humanité. Le droit divin est la garantie et de la nation américaine et de la justesse de sa mission uni verselle. Le nationalisme peut être impérial, il n'en est pas moins béné fique à toute l'humanité, puisque venant d'une nation bienveillante, bénie de Dieu et capable de com battre le mal. Deux mois avant l'invasion de l'Irak, le 28 janvier 2003, le président G. W. Bush a conclu ainsi son discours sur l'état de l'Union : « La liberté que nous prisons n'est pas le don de l'Amérique au monde, elle est le don de Dieu à l'hu manité. Nous, les Américains, avons confiance en nous-mêmes. [...] Nous ne prétendons pas connaître toutes les voies de la Providence, néanmoins nous pou vons y croire, en plaçant notre confiance dans le Dieu aimant qui est derrière toute vie, et toute l'histoire. Qu'il nous guide maintenant. Et que Dieu continue de bénir les États-Unis24. » La formule habituelle, traditionnelle, « Que Dieu bénisse l'Amérique », a maintenant pris un tout autre poids
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de justification religieuse. L'Améri que est la médiatrice de la liberté entre Dieu et l'humanité. Dans sa croisade contre « l'axe du mal », elle a Dieu à ses côtés. Il n'est pas permis d'en douter. Sa mission impériale est de droit divin. Peu après l'attaque de l'Irak, le Congrès a décidé, à une large majo rité, que le 31 mars 2003 serait un « jour d'humilité, de prière et de jeûne » pour que Dieu aide l'Amérique dans la difficile mission qu'il lui a confiée. Auprès d'une opinion culturellement imprégnée de ces références reli gieuses dans la vie politique, cela porte : dans un avion, le steward peut maintenant annoncer comme d'ordi naire l'atterrissage aux passagers et ajouter : « God bless America », ce qui n'était pas pensable auparavant.
Un tournant tragique Nous croyons qu'il faut regarder en face le dangereux basculement qui a eu lieu aux États-Unis depuis l'élec tion (si contestable) de George W. Bush. Il faut mesurer l'importance tragique de ce tournant. Même si les États-Unis, auparavant dans leur histoire, n'ont pas hésité à installer et à soutenir des dictatures à l'étran ger, comme en Amérique latine, nous avons de la peine à concevoir que les États-Unis eux-mêmes puis sent devenir un État agressif et dan gereux, comparable aux dictatures et États totalitaires que nous avons connus en Europe. Or c'est ce qui est en train de se produire. Le processus est en route. Nous allons très proba blement nous retrouver avec une superpuissance nucléaire (dotée d'armes de destruction massive s'il en est !) qui glisse vers un absolutis me destructeur, le nationalisme impérial de droit divin. Sur le plan de la politique intérieure aussi, cette superpuissance a déjà commencé à prendre les premiers traits caractéristiques du contrôle social propre au totalitarisme : contrôle des principaux médias par la sphère du pouvoir et ses relais
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idéologiques et financiers, autocen sure des journalistes, surveillance trans-administrative des individus, restriction des libertés. Ainsi, fin septembre 2001, le Congrès a voté le USA Patriot Act proposé par l'exécutif sous la res ponsabilité de John Ashcroft. Cette loi crée un système judiciaire paral lèle pour les étrangers, résidents ou non aux États-Unis. Les noncitoyens, « aliens », en situation irré gulière peuvent être mis en déten tion secrète et indéfinie. De même, des tribunaux militaires d'exception peuvent être créés, sans consultation du Congrès ni de la Cour suprême, tribunaux habilités à juger « terro ristes » et « criminels de guerre »,
identifiés par le seul pouvoir exécu tif. Les preuves restent secrètes, secrets aussi les lieux, la procédure, les accusations, les délibérations, les jugements et même la composition de ces tribunaux. Il n'y a pas de droit à faire appel, même en cas de condamnation à mort25. Questionné par la commission juridique du Sénat sur la création de ces tribu naux militaires, John Ashcroft, le ministre de la Justice, a répondu ver tement : « À ceux qui brandissent devant les défenseurs de la paix l'épou vantait de l'atteinte aux libertés, j'adres se ce message : votre tactique ne contri bue qu'à aider les terroristes, car elle mine l'unité nationale et affaiblit notre détermination 2(\ »
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Quant aux citoyens américains, leurs libertés sont aussi sérieusement rognées par de nouvelles lois à visée hautement « sécuritaire » touchant les perquisitions, l'écoute des conversations téléphoniques et du courrier électronique... Autre indice grave : depuis le 5 mars 2003, les douanes américaines ont accès direct aux dossiers des passa gers dans les services de réservation des principales compagnies aériennes européennes. Tous les ren seignements donnés lors de l'achat de leur billet (identité, adresse, n° de carte bancaire, type de repas com mandé — kasher, hallal... — per sonnes à prévenir, hébergement prévu, etc.) sont à la disposition des
douanes américaines et peuvent être communiqués à la CIA, aux services de l'immigration et autres orga nismes qui les demanderont. Cette disposition est contraire aux lois européennes sur les libertés. Mais les compagnies d'aviation qui refu saient de s'y soumettre ont cédé lors qu'elles ont été menacées d'interdic tion d'atterrissage ou ont vu que leurs passagers étaient curieusement retenus deux à trois heures aux douanes, alors que les passagers des compagnies dociles passaient en un quart d'heure. Les compagnies d'aviation européennes ont deman dé aux États européens et aux ins tances européennes de régler ce pro blème de droit. On voit dans cette disposition sécuritaire un procédé typique du totalitarisme : l'intercon nexion secrète de différents fichiers et de plusieurs organismes adminis tratifs (services de renseignement, douanes, aéroports...) et d'entre prises civiles (les compagnies aériennes) pour surveiller, exercer des pressions et faire plier27. Face à ce basculement des États-Unis dans une nouvelle idéologie de la violence toute-puissante, il ne faut pas chercher à se rassurer à bon compte. Il est tentant de se dire qu'après tout, il n'est pas certain que G. W. Bush soit réélu en novembre 2004 et que le verdict des urnes balayera sûrement les principaux promoteurs de ce nationalisme impérial de droit divin. Mais on peut craindre, au contraire, que les hommes au pouvoir ne soient juste ment pas prêts à s'en aller aussi faci lement, vue leur fascination pour la puissance impériale de leur pays — qui est aussi leur puissance person nelle en ce moment —, on peut craindre que leur emprise soit déjà forte sur les principaux médias dans le but de « former » l'opinion en leur faveur, vu leur peu de goût pour le jeu normal de la démocratie, et que G. W. Bush soit bel et bien réélu. Il est tentant encore de se dire que, s'il est réélu, il y aura bien un chan gement en 2008, au bout de son deuxième et dernier mandat, selon les termes actuels de la constitu tion... Mais nous rappelions simple
ment que l'Histoire montre abon damment qu'il faut très peu d'années pour faire d'énormes tragédies : le IIP Reich n'a duré que douze ans et quatre mois (janvier 1933-mai 1945) et il a dû dans ce laps de temps créer l'essentiel de son armée. Or, deux mandats présidentiels américains font huit ans... et la superpuissance militaire américaine existe déjà, oh
combien ! Pour détruire et faire des ravages, quelques années suffisent. Mais pour semer, planter, faire croître la vie et travailler à l'entente entre les peuples, il faut au contraire un tout autre temps et la longue patience des doux. Ingmar Granstedt
1) Pour une analyse de ce courant depuis les années 1970, cf. Philip Golub, « Métamorphoses d'une politique impériale », in Le Monde Diplomatique, mars 2003, pp. 16-17, et Alain Frachon et Daniel Vernet, « Le stratège et le philosophe », Le Monde, mercredi 16 avril 2003. 2) Cf. Paul-Marie de la Gorce, in Le Monde diplomatique, avril 1992. 3) www.newamericancentury.org/statementofprinciples.htm/. 4) Cf. Michael Klare, « Les vrais desseins de M. Georges Bush », in Le Monde diplomatique, novembre 2002, p. 16. 5) www.newamericancentury.org / RebuidingAmericasDef enses.pdf /. 6) Robert Kagan and William Kristol (editors), Present Dangers. Crisis and Opportunity in American Foreign and Defense Policy, Encounter Books, Sans Francisco, Californie, 2000. 7) Present Dangers, op. cit., p. 16. 8) Paul Wolfowitz, « Statesmanship in the New Century », in Present Dangers, op. cit., pp 333-334. 9) Mem, p. 334. 10) Idem, p. 335. 11) Cf. Michael Klare, « Les trois piliers stratégiques de Washington », in Le Monde diplomatique, juillet 2001, p. 6. 12) Cité par Sami Naïr, « Le monde selon Washington », in Le Monde diplomatique, mars 2003, p. 15. 13) Paul-Marie de la Gorce, « Ce dangereux concept de guerre préventive », in Le Monde diplomatique, septembre 2002, pp. 10-11. 14) Claude-Jean Bertrand, « La Droite religieuse », in Vingtième siècle. Revue d'Histoire, juillet-septembre 1988, p. 24. 15) Ibid., p. 25. 16) Cf. Sébastien Fath, « Évangéliques américains et Israël », quatre articles dans Réforme, n° 2973, 2974, 2975 et 2976 (avril 2002). 17) Cité par Lewis Lapham, Le djihad américain, Éd. Saint-Simon, 2002, p. 12. 18) James Ceasar, « The Great Divide: American Interventionism and its Opponents », in Present Dangers, op. cit., pp. 40-43. 19) Paul Wolfowitz, « Statesmanship in the New Century », in Present Dangers, op. cit., p. 323. 20) Susan Sontag, « Les Américains sont convaincus que leur président est le président de la planète », Télérama, n° 2780, 23 avril 2003. 21) Citations tirées de Philip S. Golub, « Tentation impériale », in Le Monde Diplomatique, septembre 2002, pp. 8-9. 22) Cf. Michael Lind, « Les conservateurs au pouvoir ne représentent pas l'Amérique », in Libération, 4 mai 2003, pp. 36-37. 23) William J. Bennett, « Morality, Character and American Foreign Policy », in Present Dangers, op. cit., p. 294. 24) Henrik Lindell, « Un illuminé en mission », Témoignage Chrétien, n° 3052 du 13 mars 2003, p. 16. 25) Cf. Philip S. Golub, « Retour à une présidence impériale aux États-Unis », in Le Monde diplomatique, janvier 2002, pp. 8-9. 26) Cité par Lewis Lapham, Le djihad américain, op. cit., p. 11. 27) Libération, vendredi 9 mai 2003, p. 16.
Radioscopie QUET. G . W. B u s h , l e p r é f é r é d e D i e u
Le Dieu fondateur de l'Amérique Commençons avec une affir mation guère exagérée : le véritable fondateur des États-Unis est le Dieu des chrétiens protestants blancs. Ce Dieu est un Dieu qui dis tribue punitions et récom penses, mais peu exigeant au plan doctrinale. Il prescrit l'obéissance aux dix com mandements comme garant de l'union et de la grandeur de la République. En d'autres termes, la religion Wasp (blanc, anglo-saxon, protes tant) est une véritable expression politique, réalisée il y a trois siècles par les immigrants blancs de souche européenne. C'est pourquoi être chrétien et Américain est pratiquement synonyme aux États-Unis. Si d'autres Américains — indiens, hispa niques, noirs, orientaux, etc. admettent parfois cette hypothèse, ce serait plutôt par un certain rebondisse ment de l'esprit dominant blanc. Essayons de com prendre cette situation vrai ment unique parmi les pays du monde. L'Amérique a été créée de toutes pièces, c'est-à-dire qu'elle est sans racines au sens où normalement une lente maturation dans l'espace et dans le temps est nécessaire pour former la personnalité propre d'un peuple. Or, les États-Unis, faute de ce développement historique requis,
ont découvert dans la religion chré tienne une assise inédite pour fonder et affermir, en l'espace de quelques siècles, son identité distincte. Presque contre nature, l'Amérique a pris naissance, non pas à partir des indigènes vivant sur ses terres de longue date, mais dans l'initiative ponctuelle de différentes commu
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nautés religieuses venues d'Europe. La vision politico-mystique du prési dent Bush est à chercher dans cette anomalie historique. Les commencements remontent au dix-septième siècle avec l'arrivée des premiers colons sur les rives est de l'Amérique du Nord en 1620. Ils étaient des dissidents religieux de
l'Église anglicane, persécutés par le pouvoir royal pour leur « radicalis me », c'est-à-dire pour avoir accusé leur Église d'être corrompue. Cherchant sans succès à la purifier — d'où leur nom de « puritains » — ils ont fui l'ancien monde, incurablement pourri, à leurs yeux, pour créer un peuple nouveau dans une nouvelle Jérusalem, à partir d'une terre nouvelle que Dieu leur avait prédestinée. Avant de quitter leur bateau, le Mayflower, les 120 hommes adultes de l'équipage ont rédigé un accord, toujours considéré par les Américains comme étant à l'origine de la tradition constitutionnelle fon dée sur le gouvernement par la loi et avec l'assentiment des gouvernés. Voyant dans leur contrat social le fondement de toute société libre, ils l'ont baptisé : « covenant » ou « alliance » afin de souligner la dimension religieuse de leur projet politique. Pour les puritains, la com munauté qu'ils allaient fonder devait être un modèle de bonté et de justice que les autres nations pou vaient — et même devaient — imiter afin de vivre, elles aussi, selon la volonté divine. Leur « covenant », fortement inspiré par leurs idéaux puritains, autant politiques que reli gieux, donne le ton : « Nous, dont les noms suivent, qui, pour la gloire de Dieu, le développement de la foi chré tienne et l'honneur de notre patrie, avons entrepris d'établir la première colonie sur ces rivages reculés, nous convenons dans ces présentes, par consentement mutuel et solennel, et devant Dieu, de nous former en corps de société politique, dans le but de nous gouverner et de travailler à l'accomplis sement de nos desseins ; et en vertu de ce contrat, nous convenons de promul guer des lois, actes, ordonnances, et d'instituer, selon les besoins, des magis trats, auxquels nous promettons sou mission et obéissance. » L'événement du Mayflower est gravé dans l'imaginaire de tous les écoliers américains car il est la source des tra ditions démocratiques des ÉtatsUnis, interprétées surtout par la droi te religieuse conservatrice comme voulues par Dieu et par conséquent,
comme la forme la plus parfaite du gouvernement. Bref, c'est en termes religieux que les puritains ont concrétisé l'idée que le corps poli tique, ayant ses racines dans les prin cipes judéo-chrétiens, doit être sou mis au gouvernement divin. Les puritains n'ont pas attendu long temps pour rayonner partout dans la région. Neuf ans après leur arrivée dans le Nouveau Monde, ils ont fondé la colonie de Salem qui acquerra rapidement la triste réputa tion d'être l'une des villes les plus fanatiques. Subordonnant le princi pe démocratique du « Pact du Mayflower », qu'ils avaient adopté eux-mêmes quelques années avant, à une observance inflexible des pra tiques religieuses puritaines, ces anciens persécutés sont devenus les plus intolérants des persécuteurs. Les baptistes et quakers parmi eux ont connu toutes sortes de sévices : traqués, fouettés, emprisonnés, voire exécutés, ces non-conformistes ont subi ainsi la même violence que Salem exerçait contre les puritains accusés de sorcellerie. D'autres puritains ont fondé les colonies du Massachusetts et du New Hampshire. Se méfiant alors de l'élément « impur » en leur sein, ils ont introduit dans la charte qui gou vernait les villes de la région une clause selon laquelle seuls les membres d'une Eglise pouvaient être admis « à la franchise de ce corps politique ». Or, à l'époque, il n'y avait que l'Église puritaine. La « pureté » en question que les gouverneurs de ces villes espéraient à sauvegarder, relevait d'une forme particulière ment farouche du calvinisme. Pour aider leurs co-religionnaires à ne pas succomber aux mauvaises tentations et pour fortifier leur résistance aux pièges du Malin, les gouverneurs ont imposé l'assistance au culte du dimanche et interdit l'ouverture des tavernes, les jeux de cartes et autres loisirs considérés comme incompa tibles avec le jour du Seigneur ! L'impact de cette raideur sur les idéaux qui domineront les mentali tés politico-religieuses des futurs états du Nord-Est sera profonde et durable, comme nous le verrons.
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Très vite, d'autres groupes d'immi grants suivront les puritains pour créer chacun leur propre colonie, pensant comme eux, trouver un lieu de paix et de liberté pour pratiquer leur religion. Ils croyaient ainsi prendre possession de « terres vierges » Quant aux Indiens qui habitaient ces régions depuis des siècles, ils ne comptant guère. Pire, les puritains, imbus de leur mission d'y fonder un nouvel Israël, ont comparé ces « sauvages » aux anciens Cananéens que Dieu avait mis sous le joug de son peuple choi si. En 1904, le Commissaire d'affaires indiennes disait : « Il est probablement vrai que la majorité de nos indiens sont des sauvages qui n'ont aucune tendance inhérente à pratiquer la moralité ou la chasteté selon nos critères éclairés. » Là encore, cependant, ces victimes de la persécution en Europe ne seront pas plus tolérantes envers des groupes sectaires qui ne partageaient pas les mêmes croyances. Les catholiques d'Angleterre, par exemple, ont créé de petites villes dans le Maryland. Or, en offrant un asile à tous les emigrants, quelle que soit leur religion, ils ont signé leur arrêt de mort. L'attitude libérale des catholiques, officialisée en 1649 par L'Acte concernant la religion, a connu un sérieux revers avec l'abrogation de cette mesure de tolérance en 1654, due à l'accession du redoutable puri tain, Oliver Cromwell, au pouvoir en Angleterre et à l'interdiction d'exercer le catholicisme dans la colonie. La Guerre de Trente ans (1618-1648) et d'autres guerres meurtrières en Allemagne vont également encoura ger de nombreuses victimes de l'in tolérance religieuse issue de ces conflits à débarquer au milieu du siècle vers les terres de refuge en Amérique : des sectes pacifistes comme les Mennonites et les Piétistes trouveront asile dans la Pennsylvanie et la Virginie. En 1633, des prisonniers pour dette libérés de prison se sont établis en Georgia, notamment des groupes religieux minoritaires : Allemands, Suisses, Écossais, Vaudois, juifs et catho liques — ces derniers, toutefois, nonautorisés à célébrer la messe.
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Les catholiques n'étaient pas les seuls à porter le poids du rigorisme sectaire. Dans toutes les colonies au sud du Delaware où l'Église anglica ne s'était implantée, les autres groupes religieux ont dû payer un impôt destiné à asstirer le traitement de sa hiérarchie épiscopale directe ment importée d'Angleterre. Les presbytériens, luthériens, baptistes, quakers qui étaient majoritaires dans les colonies de Virginie et des Carolines, pensaient avoir des rai sons sérieuses de se méfier des anglicans qui tenaient en mains les leviers du pouvoir politique dans ces régions. Plus tard, vers la fin du siècle, lorsque les Hugenots persécu tés en France après la révocation de l'Edit de Nantes (1685), viendront dans les régions des Carolines du Sud et du Nord, cette attitude d'in tolérance commencera à s'estomper avec l'idée quasi-révolutionnaire à l'époque de la liberté religieuse et de la séparation de l'Église et de l'État. Déjà Roger Williams, théologien ouvert et fondateur de Rhode Island en 1631 avait enseigné que l'État n'a pas le droit de prescrire à ses citoyens comment ils doivent adorer Dieu. Selon lui, une religion « impo sée par l'État, est (tôt ou tard) la plus grande occasion de guerre civile ». Il faut également évoquer William Penn et son groupe de Quakers qui ont fondé la ville de « l'amour frater nel », Philadelphia, en 1681. Avec son code, la « Grande Loi », il a assu ré la liberté religieuse sous un gou vernement sain et juste. Ce sont surtout les Lettres sur la Tolérance de John Locke (1689-1692) qui vont influencer progressivement les mentalités. Mais beaucoup de temps va encore s'écouler avant que le principe de la liberté religieuse soit partout accepté. La théorie selon laquelle l'Église et l'État ont chacun leur domaine propre et doivent, pour cette raison, demeurer séparés marquera surtout les hommes du siècle suivant. Grâce à eux, le princi pe « laïque » de Locke sur la sépara tion de l'Église et de l'État et sur la liberté religieuse, va se trouver dans les textes fondateurs de l'Union lorsque les treize premières colonies
deviendront les États-Unis d'Amé rique. Treize collectivités distinctes donc — qui toutes avaient leur origi ne dans la religion — à l'issus de la Guerre d'indépendance en 1776, constitueront la nouvelle nation après avoir déclaré leur intention de se séparer de l'Angleterre. Le renon cement à l'idée d'une Église d'État et l'acceptation de la pleine liberté de pratiquer la religion de son choix, fourniront un arrière-fond politicoreligieux pour les autres états qui seront créés à la suite. Mais comme les treize états fondateurs améri cains, ceux-ci aussi accepteront l'idée qu'ils font partie d'une nation nouvelle et chrétienne, fondée sur le Dieu de la Bible. C'est précisément ce que laisse entendre Jefferson dans le préambule de la Déclaration d'Indépendance de 1776 : « Nous considérons comme allant de soi les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux. Leur Créateur les a dotés de certains Droits inaliénables, dont la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur. »
L'ambiguïté d'un héritage religieux placé sous le signe du monde profane Entre le dix-septième et le dix-neu vième siècle, le protestantisme domine largement la scène publique en Amérique, il a joué ainsi un rôle majeur dans l'expansion territoriale et l'orientation économico-politique du pays. Au plan de l'expansion des ÉtatsUnis vers l'ouest, il faut donner la place d'honneur aux missionnaires protestants qui, dans leur désir de convertir les Indiens au christianis me, ont largement contribué à l'ou verture des États-Unis vers l'ouest. Avec hardiesse et abnégation, ils ont sillonné les territoires des grandes plaines et des montagnes rocheuses, surtout à partir de la deuxième moi tié du dix-huitième siècle, traçant ainsi des chemins qui allaient deve nir bientôt de véritables « auto
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routes » pour les colons qui levir fai saient suite. Dans ce même contexte, il faut citer la présence de « l'Église de JésusChrist des Saints du Dernier Jour », dont les membres sont mieux connus sous le nom de « Mormons », dans la région du Grand Lac Salé. Fondée par Joseph Smith en 1830, la secte comptait plus de quinze mille membres neuf ans plus tard au moment de son implantation dans l'Illinois. Mais de graves émeutes ont éclaté entre les Mormons et leur entourage protestant qui faisaient objection à leurs pratiques, telles que la polygamie et leur prétention d'être les dépositaires des dernières révéla tions de Jésus-Christ. Les disciples de Smith, sous la houlette de son suc cesseur Brigham Young, ont donc pris la route vers l'ouest dans l'es poir de pratiquer leur religion dans la paix et la liberté. En 1847, quatre mille « Saints » se sont installés dans la région du futur État de l'Utah dont l'administration aussi bien que les mœurs de ses citoyens restent toujours influencés par l'idéologie fort conservatrice de la secte. Pour respirer une véritable liberté face à la morale étouffantes des évangélistes qui traversaient les plaines du grand ouest, nombre de pionniers ont poursuivi leur chemin jusqu'à en Californie — où les fran ciscains étaient déjà passés deux siècles plus tôt pour catéchiser les Indiens. Ajoutons que ce mouve ment vers la Californie a été considé rablement renforcé par la découverte de l'or en 1849. En même temps que ces colons pensaient échapper aux sermons arides des prédicateurs pour vivre dans les terres fertiles de la côte ouest, ils ont donné une expression concrète à l'idée formulée par J.-L. Sullivan en 1845 selon laquelle l'Amérique a comme voca tion « Vaccomplissement de notre Destinée Manifeste d'étendre sur le continent donné par Dieu pour le libre développement de nos peuples qui se multiplie chaque année par les millions ». Cette « croyance » qui depuis fait couler beaucoup d'encre, voulait dire que la Providence divi ne elle-même avait destiné les États-
Unis à occuper les terres dans les limites qu'Elle avait fixées pour son peuple, à savoir les océans Atlantique et Pacifique, ses deux autres frontières nord-sud, étant plus problématiques, surtout celle du sud, marquée par les limitée des territoires mexicains. En effet, c'est la doctrine de la « manifeste destinée » qui servira bientôt de justification à la guerre « américano-mexicaine » provoquée par une poignée de colons vivant sur les terres mexicaines, mais qui étaient désireux de libérer la partie de cette province située au nord du fleuve Rio Grande de l'autorité de son voisin du sud afin de la ratta cher aux États-Unis. Un Congrès peu scrupuleux quant à la légalité de cette revendication, a fait le reste. À la suite de la guerre en 1848, dont les États-Unis sont sortis gagnants, beaucoup d'Américains ont vu dans ce conflit le moyen « voulu par Dieu » pour acquérir de nouvelles terres convoitées. Ainsi, par sa victoire sur le Mexique, les États-Unis sont-ils devenus pro priétaires de toute la Californie, tout le Nevada et l'Utah et d'une partie du Nouveau Mexique, de l'Arizona, du Colorado et du Wyoming. Cette masse de terres pratiquement inha bitée si ce n'est par une centaine de petites tribus indiennes, a ouvert au pays d'immenses possibilités minières et agricoles. Agrandie par presque huit millions de kilomètres carrés, l'Amérique pouvait afin réali ser son grand destin d'être une puis sance internationale reconnue Même si les colons qui ont débarqué à Plymouth Rock en 1620 n'avaient pas pu imaginer une telle expansion, ils auraient sûrement approuvé ce développement, car le peuple de Dieu devait prendre possession de son royaume tout entier comme l'avait fait Israël en entrant dans la « Terre promise ». Le peuplement de ces vastes terres allait faire appel à des qualités tou jours admirées par les Américains, voire considérées par eux comme les traits les plus typiques de ce peuple. Le pionnier, en particulier, devint l'exemple par excellence du caractère
national mythique : individualisme, esprit d'initiative, de conquête, d'in vention, d'ambition, de réussite per sonnelle, de maîtrise de soi, de laisserfaire... Ce mythe était essentiellement populiste, avec l'accent mis sur l'ins titution de la famille, le patriotisme, la maternité, et sur un anti-intellec tualisme qui réduit habituellement les enjeux nationaux au dénomina teur le plus petit. La liste est longue, mais il est évident que les valeurs qu'elle contient vont toutes dans le même sens de l'idéal du « self-made man » qui, dans sa recherche du bon heur, peut même héberger en lui un certain mépris de la loi. Mais cette expansion incontournable vers l'ouest, justifiée, entre autres, au nom de la volonté de Dieu, avait éga lement son côté tragique. La fin de la Guerre de Sécession en 1865 a mar qué le début de plusieurs décennies de corruption politique et écono mique et de spéculation effrénée sur les territoires pris au Mexique et devenus la propriété d'un gouverne ment qui ne demandait rien d'autre que leur exploitation. Commençait alors la chasse aux tribus indiennes, affamées, décimées ou refoulées dans des « réserves » de plus en plus réduites. Les nombreux traités de paix que le Congrès avait signés avec les Indiens au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle furent large
ment ignorés ou bafoués dans le désir du gouvernement américain de développer la région en vue de l'inté grer rapidement dans l'Union sous forme d'états nouveaux. La théorie de la Manifeste destiny à l'appui, peu d'Américains blancs ont remis en question une politique qui se confor mait si bien à leurs traditions reli gieuses aussi bien que politiques. Or l'un des grands enjeux de cette politique expansionniste était la place à assigner à l'homme noir qui, dans le sud des États-Unis, était généralement un esclave. Avec l'ac quisition des vastes étendues de l'ouest en 1803, l'achat de la Louisiane à Napoléon et l'acquisi tion de la province mexicaine en 1848, tout le monde se posait la question : les nouveaux États qu'on va créer sur ces terres, seront-ils esclavagistes ou non ? Démocrates ou républicains ? Ce qui a rendu la question encore plus aiguë a été le phénomène galopant à cette époque du racisme. Pour les grands proprié taires du Sud, cette attitude discrimi natoire trouvait un appui évident dans la Bible. L'idée que Dieu a voulu que les noirs soient à jamais sous la domination de la « race blanche supérieure » leur paraissait l'évidence même. En maudissant Cham, le fils de Noé, supposé être l'ancêtre des Africains, Dieu avait
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ordonné « qu'il soit le dernier des ser viteurs de ses frères (Gen. 9, 26) ». Quant aux grands patriarches comme Abraham, Isaac et Jacob, ils étaient tous propriétaires d'esclaves. Finalement, saint Paul aurait montré son accord avec l'institution esclava giste quand il a renvoyé à son maître, Philemon, l'esclave fugitif Onésime. En quoi ces raisonnements religieux vont-ils influencer la lutte politique qui préparait la Guerre de Sécession déjà trente ans avant ? C'est une page de l'histoire américaine à ne surtout pas lire en noir et blanc. Certes, au début, les lignes de démarquage entre les esclavagistes et les abolitionnistes furent relative ment nettes : la nécessité d'abolir l'esclavage a commencé comme un mouvement religieux qui avait ses racines dans les idées réformistes, protestantes. Pour les premiers abo litionnistes, l'esclavage devait être supprimé comme une abomination aux yeux de Dieu. Mais les arguments pour ou contre l'esclavage ont gagné en complexité avec l'approche de la guerre. Les abolitionnistes des États « libres » du nord ont trouvé un allié de choix dans le parti républicain qui s'est fait le porte-parole des grands industriels du Nord-Est dont l'une des craintes était la prospérité des planteurs sudistes fondée sur la main-d'œuvre bon marché des esclaves. En effet, avec la création du parti républicain en 1856 et son pro gramme nationaliste, anti-esclava giste, il était de plus en plus clair qu'on allait jouer la carte écono mique comme motif principal de la guerre. En dépit donc de la préten tion des républicains de vouloir lut ter contre l'esclavage, leur indigna tion contre ce fléau social et moral manquait de la pureté des abolition nistes de la première heure. Quant aux propriétaires d'esclaves dans le Sud, il fallait surtout mainte nir leur système économique basé sur le trafic humain qu'ils ont justifié en disant qu'il n'y a rien de plus béné fique que le système de bienveillance éclairée mis en place par les blancs pour les noirs, « éternellement enfant »
sur le plan culturel. « Les esclaves sont bien nourris, bien vêtus et chauffés. Ils sont heureux et ne craignent pas l'ave nir », a écrit le sociologue, Georges Fizhugh en 1854. Dans ce même contexte, il faut situer la prédication d'un pasteur sudiste en 1864 : « Nous, les hommes du Sud, avons été choisis pour être une barrière contre les pires développements de la nature humaine, à savoir le fanatisme, la démocratie, le libertinage et l'athéisme. » Quelle que soit donc la noblesse des motifs avancés pour la guerre, les deux partis républicain et démocrate (ce dernier créé en 1824 contre la politique du protectionnisme écono mique du républicanisme) se sont engagés dans le conflit pour des rai sons qui dépassent largement les sentiments humanitaires. C'est sur tout le lendemain de la conflagration qui a montré en quoi la question de la moralité ou immoralité de l'escla vage était bien secondaire par rap port aux intérêts économiques et politiques qui ont poussé le Nord industriel et le Sud agricole dans une guerre fratricide et meurtrière. Les républicains en particulier, vain queurs du conflit, ne parlaient plus du sort des noirs libérés — en réali té, lancés dans la nature sans emploi ou abri. En effet, il n'y avait plus de place pour Dieu et son « protégé » noir dans un républicanisme marqué de plus en plus par une politique de gain matériel. L'individualisme et la
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libre concurrence encourageaient des attitudes proches de la loi de la jungle. En 1878, l'historien et analys te américain, Wendell Phillips, remarquera avec lucidité que le parti républicain n'est devenu rien d'autre qu'un outil dans les mains des capitalistes. La politique de laisser-faire, déjà admise par Jefferson, s'est révélée alors dans toute sa triste logique. En effet, l'auteur de la « Déclaration d'Indépendance » s'était donné comme l'un de ses objectifs l'affai blissement de l'emprise du gouver nement fédéral sur la classe indus trielle. Il était persuadé que la force de la « loi naturelle » établie par Dieu en faveur de l'égalité et du bonheur de l'homme, allait finir par créer un système intrinsèquement bénéfique pour tous. S'il ne fallait pas enchaîner le monde des affaires, c'était parce que la libération des énergies créatrices du peuple était nécessaire à la pleine exploitation de ses qualités. En fin de compte, la récompense d'un travail honnête devait favoriser à la fois la vertu per sonnelle et la richesse du pays. Cependant, Jefferson et les autres avocats du républicanisme, n'ont pas vu que la « loi naturelle » chez l'homme pouvait fonctionner tout autrement lorsque elle se présentait comme un lieu possible de gain faci le. C'est précisément parce qu'ils ont mis le dollar avant l'homme que les
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grands patrons d'industrie — tous républicains dans l'âme — ont plon gé l'Amérique dans une grande déchéance sociale et économique à la fin du dix-neuvième siècle. L'hom me, devenu un loup pour les autres, a mis progressivement en place les fondements de la Grande Dépres sion qui allait éclater sur la scène nationale et mondiale quelque trente ans plus tard. Ces observations sur les ravages du républicanisme sont encore plus remarquables lorsqu'elles sont situées dans le contexte de la vie et de la mort du premier président du parti républicain, Abraham Lincoln. En lui, tous les paradoxes d'un « républicanisme honnête » se voient au grand jour. Le « grand emancipa tes », modèle par excellence du « self-made man » qui défendait farouchement le droit de l'individu à s'enrichir sans l'ingérence de l'État, fut aussi dans sa parole et son com portement personnel, le champion des causes nobles. Aujourd'hui, un mythe américain parmi les plus tenaces est celui qui voit en Lincoln l'incarnation d'une figure « chris tique ». Dans sa mort, il est devenu aux yeux de nombre de ses conci toyens une sorte de victime expiatoi re et réparatrice pour les péchés de son peuple, qui n'a pas su ou voulu éviter l'effroyable déchaînement de la Guerre de Sécession. En effet, l'histoire retiendra de lui l'image, non pas d'un homme bardé des traits les plus estimés au républica nisme, mais celle d'un grand chré tien qui a pratiqué les vertus de par don, d'humilité et de miséricorde jusqu'à sa mort tragique. Toutefois, Lincoln n'a pas assez vécu pour constater comment le républi canisme qu'il chérissait, allait évo luer tout au long de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle vers une société contraire à toutes les valeurs humaines qu'il épousait comme président. Et, paradoxale ment, le mouvement religieux de piété fondamentaliste qui caractérise la deuxième moitié du siècle n'a pas été capable, lui non plus, de démas quer l'élément non-évangélique pré sent dans un système de libéralisme iBiiÉSSIiiSliSÏSiRœ;'
économique abandonné totalement à lui-même. C'est à cette époque qu'on a vu de nombreux prédicateurs, lecteurs assidus d'une approche fondamen taliste de la Bible, parcourir le pays. Le mouvement dit du « Réveil » (ou « revivaliste ») est né des méthodes qu'ils ont employées, consistant à rassembler pendant quelques jours toutes les personnes habitant une région précise, souvent sans beau coup de culture religieuse, pour les encourager à se convertir, c'est-àdire à « naître de nouveau » (comme Jésus l'a dit à Nicodème en Jean 3) à une vie morale exemplaire (Selon un article paru dans El Pais du 24 mars 2003, un sondage « Gallup » révèle que 46 % des Américains déclarent être « nés de nouveau « ou « born again » chrétiens). Il est difficile d'exagérer l'importance du phénomène du « Réveil ». Présidant ces grands rassemblements sous d'immenses chapiteaux, des prédicateurs itinérants fondamenta listes comme Jonathan Edwards et Charles Finney, ont menacé leur auditoire des punitions divines, de l'enfer, disant que s'ils ne se conver tissaient pas et ne se faisaient pas baptiser dans l'Esprit, ils devien draient sûrement les objets de la colère divine ? Ainsi, le « Réveil » a fourni le modèle des grands rassem blements actuels aux États-Unis qui ont lieu dans des stades et dans des Églises de dimensions gigantesques, construites pour recevoir plusieurs milliers de personnes. Le mouvement du « Réveil » conti nue à inspirer les Américains, notamment les télé-évangélistes actuels qui acquièrent souvent une renommée nationale, surtout depuis qu'ils se sont infiltrés, avec un succès étonnant (et inquiétant) dans l'aile conservatrice du parti républicain comme Billy Graham, Jerry Falwell, Pat Robinson, etc. Billy Graham, par exemple, a été invité à dire la prière lors de l'inves titure présidentielle de Reagan, Nixon et de Bush père. Essayez d'imaginer la scène : devant les télé spectateurs de la nation entière, le nouveau président prête serment sur
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la Bible, tandis que le prédicateur termine la cérémonie par une béné diction sur lui avec un solennel signe de la croix ! Le message de ces évangélistes est toujours simple, pour ne pas dire simpliste, le style étant légèrement plus nuancé que celui des prédicateurs du dix-neu vième siècle. Il consiste essentielle ment en une harangue contre la per missivité sexuelle, l'avortement, le féminisme, etc., où l'orateur n'hésite pas à identifier les valeurs reli gieuses aux valeurs patriotiques, comparant, par exemple, la diffama tion délibérée du drapeau américain à un sacrilège. Les populations les plus influencées par le militantisme politique de ces évangélistes d'extrême droite se trouvent surtout dans la partie sud et sud-ouest des États-Unis (la « ceinture de la Bible »). Pour conclu re cette deuxième partie, si l'on ne reconnaît pas l'importance du fait religieux en Amérique, depuis les premières implantations de colons dans le « Nouveau Monde » jusqu'à nos jours, il est difficile d'apprécier son impact sur la scène politique et sur le président américain actuel. Si les Américains sont convaincus d'être le pays le plus important du monde, c'est parce que ce privilège est conforme à la volonté de Dieu. Reste à savoir comment cette conviction a été vécue concrètement dans l'histoi re du pays. Quelles en ont été les conséquences ?
Les conséquences historiques de la vision politico-religieuse des Américains Personne, ni les puritains, ni Jefferson ni les autres Pères fonda teurs des États-Unis ne semblent avoir été conscients de l'ambiguïté du mélange de la religion et de la politique qu'ils ont inscrit volontai rement dans les institutions du pays. Ils n'ont pas tenu compte du fait que la tradition républicaine axée sur l'in dividu et l'idéal du « laisser-faire » face à toute ingérence de l'État,
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n'avait aucun besoin de la religion pour fonctionner, bien au contraire. L'histoire du parti républicain est particulièrement parlante de ce paradoxe. Comme nous l'avons déjà vu, il ne faut pas voir dans la lutte contre l'esclavage qui a présidé à ses débuts en 1854, un modèle de parfait désintéressement ou de haute mora lité. En favorisant l'abolition de l'es clavage, les républicains ont surtout voulu protéger la naissante révolu tion industrielle dans les États du Nord contre la main-d'œuvre bon marché de grandes plantations du Sud. En effet, depuis le milieu du dix-neuvième siècle et pour la pre mière fois, la valeur des produits manufacturés dans le nord-est du pays dépassait celle des produits agricoles des États esclavagistes, grâce au génie mécanique des « yankees ». L'invention de la machine à coudre en 1846, par exemple, a rendu possible une véritable explo sion de petits ateliers dans les Etats industriels du Nord. Même si cette nouvelle économie avait comme conséquence la création d'usines où les ouvriers cousaient mécanique ment des vêtements au long de jour nées interminables dans des condi tions inhumaines et pour un salaire de misère, il ne fallait pas compro mettre ce succès industriel par des considérations morales. Le parti républicain ne pouvait remettre en question l'énorme concentration de l'argent engendrée par la capitalisation du tissage, du pétrole, du chemin de fer, de la vian de, etc., en raison de son idéologie individualiste de « libre entreprise » parfois mélangée d'une religiosité naïve : « Dieu m'a donné mon argent », disait le puissant industriel, J.-D. Rockerfeller. Même si les grands monopoles industriels allaient finir par saper les fondements démocra tiques de la société américaine en acculant à la faillite le petit négo ciant ou le modeste industriel indé pendant, les républicains ne pou vaient qu'accepter, sans trop d'états d'âme, les conséquences néfastes, voire immorales, des pratiques fon dées sur le principe de non-interven tion du gouvernement dans le monde des affaires.
Et pourtant, dès les commencements et à travers toute l'histoire des ÉtatsUnis, les responsables politiques ont insisté sur l'importance de la religion dans la vie de ses citoyens car elle était jugée comme l'indispensable source des vérités nécessaires à l'ordre public et à la stabilité de la société. Historiquement, cet amalga me de deux réalités que la nature oppose, va entraîner l'Amérique dans un processus de contradictions qui éclateront régulièrement en plein jour sur la scène politique tout au long de cette histoire. L'actuel occupant de la Maison-Blanche n'est qu'un témoin de plus des conséquences funestes de ce « mariage incompatible » lorsqu'il caractérise sa politique anti-terroriste comme étant une lutte du Bien contre le Mal. Cette contradiction perma nente qui règne dans l'âme américai ne n'est pas un hasard. Mais, son importance nous pousse à l'appro fondir davantage, en raison des sérieux ravages qu'elle produit actuellement hors des frontières de l'Amérique au nom même de sa sup posée sa « Manifeste Destiny ». Tony Blair, le Premier ministre anglais en visite à Washington, dira aux membres du Congrès que leur guer re contre l'Iraq est une cause juste : « Le destin vous a mis à cette place dans l'histoire, à ce moment dans le temps. » Comment se manifestentelles les contradictions de cette idéologie ? Une première contradiction se voit au plan religieux lui-même, plus précisé ment dans le manichéisme incons cient de la mentalité américaine. La sévérité du traitement des criminels qu'il faut punir au nom de la « mora le » — avant même qu'on leur donne l'occasion de se repentir —, le classe ment de certains pays dans « l'axe du mal », la certitude des citoyens d'être un peuple bon, etc., relèvent, non pas du judéo-christianisme (qu'ils récla ment avec tant d'insistance) mais de la pensée de Mani, philosophe ira nien né 300 ans avant Jésus-Christ. L'incompatibilité de la doctrine de Mani avec le christianisme — son intolérance, son dualisme, sa néga tion de la liberté — échappe complè tement aux Américains qui attribuent
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leur position morale plutôt au Dieu de la Bible. Une deuxième contradiction, qui découle logiquement de la première, se manifeste au plan historique. Au nom de l'obéissance à la loi morale, il arrive aux Américains de repousser les valeurs qu'ils tiennent pour sacrées : égalité, liberté, démocratie, pour laisser place à la valeur suprê me, à savoir la volonté de Dieu. Dans la mesure où ces idéaux constitue raient ma obstacle à la mission qu'il a confiée aux États-Unis d'être un phare pour les autres nations, ils per dent leur primauté. Il ne faut donc pas que le pays s'engage dans des voies qu'il juge non-conformes à l'échelle de valeurs morales supé rieures. En 1899, le prédicateur renommé, J.-H. Barrows, a rappelé aux Américains la noblesse de leur vocation : « Comme l'ancien Israël, Dieu nous a placé au centre des nations... Là où la voix du missionnaire américain est entendu, là est accomplit la Manifest Destiny du république chré tien. » Cette conviction d'être morale ment supérieur aux autres pays peut expliquer, en partie, la réticence his torique des États-Unis de se lier par de grands accords internationaux. En 1899, l'Alliance anti-impérialiste américaine dira que « les États-Unis ont toujours protesté contre la doctrine de la loi internationale qui permet la domination des faibles par les forts ». (On peut noter que Jefferson pensait que la France, parmi toutes les nations, était la plus proche des États-Unis au plan du droit). Ainsi, en 1650, le code de lois pour la colonie du Connecticut soumet sans hésitation la liberté à l'obéissance à l'ordre moral, considéré comme prio ritaire. Pour les habitants de cette colonie, la religion apporte la lumière au corps politique et non l'inverse. C'est l'observance des lois divines qui est le garant de la liberté et de la démocratie : « Quiconque adorera un autre Dieu que le Seigneur sera mis à mort. » C'est au nom de ce même principe que le code prévoit la peine de mort pour tout crime considéré comme une menace pour la pureté du corps politique : blasphème, sor cellerie, adultère, viol, etc.
Le premier amendement à la Constitution des États-Unis en 1791 n'est pas non plus libre de contradic tion. Certes, il dit explicitement qu'aucune religion ne peut être offi ciellement établie par le Congrès. Cependant, il n'est pas tout à fait juste de dire que le premier amende ment garantit la séparation entre l'É glise et l'État, en ce sens qu'il n'em ploie même pas le mot de « séparation ». Si les pères fondateurs n'ont pas voulu d'une Église d'État, ils ne pouvaient pas imaginer que le premier amendement puisse être interprété comme une attitude de rejet ou même d'indifférence envers la religion. Eux-mêmes déistes, ils estimaient qu'il était normal de confesser une religion — n'importe laquelle. S'il est vrai qu'au nom de la Constitution, le gouvernement améri cain refuse catégoriquement toute aide financière ou autre à une Église particulière (ou à une école confes sionnelle), et s'il refuse que la religion intervienne directement dans les affaires de l'État, ce même gouverne ment accepte sans difficulté apparen te l'étrange paradoxe d'un pays où la religion fonctionne comme la pre mière de ses institutions politiques en ce sens qu'elle exerce sournoise ment son influence sur l'interpréta tion des lois — et cela, avec le consentement plus ou moins conscient du peuple américain. Un exemple significatif de cette influence dans l'histoire récente des États-Unis concerne le procès intenté par les fondamentalistes de l'État de Tennessee, en 1925, contre John Scopes, enseignant dans une école publique. Parce qu'il avait expliqué la théorie de l'évolution à ses jeunes écoliers, il a été accusé par les parents fondamentalistes d'avoir violé le droit, assuré par le premier amendement, de pratiquer la reli gion sans l'ingérence de l'État. Ils pensaient que le darwinisme était une atteinte à leurs croyances sur la création du monde par Dieu en sept jours. Dans le procès contre Scopes, ils ont donc fait appel à un argument religieux pour que l'État devienne partenaire dans leur lutte contre la théorie de l'évolution qu'ils
jugeaient dangereuse pour la vie spi rituelle de leurs enfants. La condam nation de Scopes n'a pas mis fin à cette lutte. Les fondamentalistes ou « créationnistes » continuent à contester l'enseignement dans les écoles de ce qu'ils appellent l'huma nisme séculier. Selon un sondage « Gallup », déjà mentionne plus haut, 48 % des Américains croient à la création du monde en sept jours — et 68 % à l'existence du diable. Régulièrement, les « créationnistes » testent les tribunaux sur ce point comme, par exemple, devant la Cour suprême en 1948, en Arkansas en 1965, en Missouri et en Caroline du Nord en 1985. Pour eux, l'antidote aux idées pernicieuses comme celle du darwinisme, est la prière dans les écoles publiques — d'où leurs efforts réussis pour obtenir la connivence du président Bush dans cette cam pagne en faveur de la prière. Qu'importe qu'elle soit confession nelle ou non, l'essentiel est que l'éco le publique ne néglige pas l'éduca tion spirituelle des enfants en leur refusant le devoir quotidien d'invo quer Dieu. Cette idée rejoint parfaite ment ce qu'a dit Tocqueville dans son livre De la démocratie en Amérique, paru en 1835 : « Ce qui importe le plus,
ce n'est pas tant que tous les citoyens professent la vraie religion, mais qu'ils professent une religion. » Ce même Tocqueville a noté une autre contradiction au sein de la société américaine. Intrigué par le fait qu'elle semble arriver sans diffi culté à concilier sa vie religieuse et ses ambitions plus matérielles, il a réussi à démasquer la faille, pas très chrétienne, cachée au cœur de l'idéal démocratique, à savoir sa compatibi lité avec l'acquisition des richesses de certains aux dépens de tous : « Par un concours d'étranges événe ments, dit Tocqueville, la religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances que la démocratie renverse, et il lui arrive souvent de repousser l'égalité qu'elle aime, et de mau dire la liberté comme un adversaire. » Cette idée se voit confirmée par Max Weber dans son livre L'Éthique protes tante et l'esprit du capitalisme, paru en 1930. Au nom même de leur élection divine, les Américains ont toute liber té de poursuivre leurs intérêts ter restres. Le puritanisme des premiers colons continue à les influencer, en ce sens que la bénédiction de Dieu se révèle même dans ce monde : la richesse et la puissance de l'Amérique en seraient la preuve irréfutable.
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Il est intéressant de constater que parmi les présidents modernes les plus engagés dans les affaires des pays étrangers, le républicain Théodore Roosevelt et le démocrate Woodrow Wilson, ont exprimé leur confiance dans le christianisme comme levier de la richesse pour leur propre peuple. Selon Roosevelt, « les hommes chrétiens auxquels Dieu dans sa sagesse infinie a donné le contrôle des intérêts privés, sont les seuls qualifiés pour veiller sur les besoins de l'ouvrier ». Pour sa part, Wilson, fils d'un pas teur presbytérien et fortement mar qué par un esprit calviniste, voyait dans sa carrière politique un moyen pour communiquer aux autres la lumière spirituelle. À ses yeux, sa charge était une expression protes tante dti désir puissant de se mettre « au service des autres ». Mais, on s'étonne alors devant sa certitude que les grandes entreprises n'écra sent pas les petits, que le grand « responsable » est plutôt la concur rence illicite définie par lui-même en termes de monopole : « Le grand dan ger, disait-il, pour les États-Unis réside dans le fait que le même groupe d'hommes contrôle tout : chaînes de banques, système de chemin de fer, entreprises de production, mines, sys tèmes de pouvoir hydraulique du pays...
Cela a créé une communauté d'intérêts colossale, plus terrible qu'aucune autre combinaison d'intérêts dans ce pays. » Un récent exemple de l'influence religieuse sur la vie politique améri caine est présent encore à tous les esprits : la lutte contre le communis me que les Américains ont déclaré anathème en raison de son caractère athée Si en Amérique, le combat du sénateur McCarthy entre 1947 et 1954 a pris un tournant extrêmement funeste, sans que le peuple améri cain s'en inquiète outre mesure, c'est en grande partie à cause du caractè re anti-religieux de l'idéologie sovié tique. Pour un peuple qui se voyait sentinelle spirituelle de l'humanité, le communisme devait être banni de la planète comme un système non seulement anti-démocratique mais irréligieux. C'était donc chose accep table que le Congrès établisse en son sein un « grand inquisiteur » — rôle que le catholique, Joseph McCarthy, a rempli avec un zèle exemplaire, aux dépens amères de ses victimes : professeurs, écrivains, artistes — tous entraînés dans des tragédies personnelles au nom d'un Dieu « anti-communiste ». La prétention d'être en quelque sorte gardien de la santé morale du monde est liée à la théorie que nous avons déjà vue. Non seule-
E3/J3JL iOGRA F*MIE D. Artaud et Kaspi, Histoire des États-Unis, A. Colin, 1969. S. Clough, Histoire économique des États-Unis depuis la guerre de Sécession, 1865-1952, Puf, 1953. A. Fontenilles et G. Labat, American Institutions Today, Hachette, 1969. R. Hofstadter, The American Political Tradition, Éd. Knopf, 1948. J.-R Martin et Daniel Royot, Histoire et civilisation des États-Unis, Éditions Fernand, 1974. R. Rémond, Histoire des États-Unis, Que sais-je ?, Puf, 1959. A. Simpson, Puritanisme in Old and New England, University of Chicao, 1963. A. Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1S31. M. Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, 1930. A.-K., Weinbert, Manifest Destiny, Vintage Books, 1963.
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ment Dieu a manifestement confié aux États-Unis la destinée de s'étendre à ses quatre frontières « naturelles », mais il était sûrement d'accord que d'autres pays passent sous sa protection, dans la mesure où ceux-ci ne connaissaient pas encore les grandes valeurs de la démocratie, voire du christianisme c i v i l i s a t e u r. P o u r l ' A m é r i q u e croyante, la défaite de l'Espagne à Cuba en 1898 n'était pas simple ment une victoire militaire et poli tique américaine, elle était interpré tée comme le signe que son exten sion au-delà de ses frontières était en conformité avec la volonté de Dieu. Autrement dit, si l'impérialis me américain, qui date de l'expulsion de l'Espagne hors de l'hémisphère occidentale, était dicté essentielle ment par des motifs économiques et protectionnistes (dont le panaméri canisme ambigu de la « doctrine Monroe » de 1823 a tracé les grandes lignes), sa politique d'ingé rence dans les affaires des pays de l'Amérique du Sud tout au long du vingtième siècle pouvait être égale ment justifiée à la satisfaction de beaucoup d'Américains au nom du « droit divin ». Certes, les Américains, voire le prési dent lui-même, n'ont pas toujours présent à l'esprit l'héritage religieux qui nourrit insidieusement leur pré tention d'être l'objet de la bénédic tion divine, raison principale de leur grandeur incomparable sur le plan historique. Mais leur comportement actuel, aussi bien que dans le passé, est parfaitement conforme à l'idée que Dieu leur a confié la vocation d'être la plus grande puissance qui ait jamais existé. Un évangéliste a récemment parlé de la raison d'être de l'Amérique en termes apocalyp tiques : sa vocation serait d'être le royaume de Dieu sur terre. « Pendant mille ans, disait-il, Dieu lui en laissera la gestion, venant à la fin de cette période pour lui donner sa bénédiction divine. » Idée gro tesque ? Certes. Idée ridicule aux yeux des Américains ? Pas si sûr que ça ! Donna Singles
u s G é o p o l i t i q u e
êve d'Osama omment raisonnent les terro ristes islamistes ? Quels sont leurs objectifs géopoli tiques ? Comment pensent■ <-> ■■■* guerriers du Jihad global il faut se libérer d'une double équivoque : alQa'ida et Osama bin Laden. Ce sont les paroles magiques qui, par le courtcircuit des médias occidentaux, et même d'ailleurs, désignent l'ennemi. Une simplification à la fois terrifiante et rassurante, qui donne une marque et un nom aux cibles à abattre, cibles par ailleurs invisibles. Un exorcisme mais pas une analyse. Essayons plutôt de nous mettre dans la peau — ou plutôt dans la tête — de qui nous a déclaré la guerre. C'est bin Laden lui-même qui démystifie al-Qa'ida. Lors d'une conversation avec le correspondant de al-Tazira de Kaboul, Taysi Alééni, le cheikh déclare le 21 octobre 2001 : les choses ne se passent pas comme les dépeint l'Occident, selon lequel il existerait une organisation portant un nom spécifique : al-Qa'ida. Cette appellation est très ancienne. Elle est née sans que nous le ne vou lions. Notre frère Ahée 'Ubaida al-Bansiri créa (en Afghanistan, ndlr), une base d'entraînement pour les jeunes pour combattre l'impérialisme soviétique arro gant, brutal, pervers et terroriste... Ce camp d'entraîne ment fut appelé la base » (al-Qa'ida en arabe, ndlr). Au sens le plus large, « la base » était à l'époque l'Afghanistan taliban, refuge et point de repère fiable pour l'Internationale jihadiste. Mais le terme, la marque « Al-Qa'ida » a aussi une autre origine, une autre signification : celle de « fonda tion » une entreprise pour la promotion de la guerre sainte, que la confraternité d'Osama bin Laden com mence à structurer dès le milieu des années quatrevingts, pour soutenir les mujahidin qui, du Pakistan, s'infiltrent en Afghanistan pour combattre les sovié tiques. « Base » ou « fondation », peu importe, alQa'ida n'a pas une organisation en forme de pyramide. Osama n'est ni l'inventeur ni le chef du mouvement jiha diste. Il en est le génial entrepreneur, au point d'avoir créé une entreprise basée sur son image.
Le mouvement jihadiste a une structure horizontale en forme de réseau qui aspire à couvrir la communauté islamique tout entière (umma islàmiyya), animé d'une pensée qui se veut toujours plus homogène et synchro nisée. Il adopte un raisonnement géopolitique tissé à l'échelle du monde musulman, correspondant à la plus rande expansion historique de l'influence islamique, éhiculée surtout par les grand axes commerciaux — I e l'Atlantique à la mer de Chine méridionale, du I au Xinjiang (Chine occidentale), de la Russie M igeria éridionale à Zanzibar. Ce ne sont pas des États, mais I es territoires que la saria (loi islamique) doit conquérir.
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Le projet du grand dar al-islam (territoire de l'islam) réunifié s'appuie sur quelques axes géostratégiques, des califats régionaux (confédérés) gouvernés selon l'interprétation la plus rigide de la saria. Le renvoi à l'islam des origines, pur et donc vainqueur. Il incombe aux jeunes générations musulmanes de racheter les péchés d'une foi qui s'est corrompue au cours de siècles. Bien avant Osama bin Laden, le radi calisme islamique actuel s'inspire de la leçon et de la pratique des Frères musulmans égyptiens, dont le plus grand idéologue est Sayyid al-Quth (1906-1966). Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004
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Le mouvement naît en 1929 à Isma'ilia sur initiative de Hasan al-Bannà (1906-1949), qui a des idées très claires : « Le Coran est notre constitution et le prophète est notre chef... » Al-Bannà organise un premier embryon de réseau fon damentaliste du Pakistan à l'Afrique du Nord. C'est ainsi qu'il détermine les causes de l'affrontement, tou jours actuel, entre le fondamentalisme militant et les régimes nationalistes qui gouvernent les États à majori té musulmane. Les références doctrinaires des jihadistes s'ancrent très loin en arrière dans l'histoire de l'islam. Elles s'abreu vent à la source de Ahmad C. Hanbal (780-85) fonda teur de la plus rigoureuse des écoles juridiques sun nites, et surtout à celle de Abmad b. Taymiyya (12631328). La théologie du djihad sera réélaborée dans le contexte de la communauté bédouine de la Péninsule arabe par Muhammad bi'Abd al-Wahhab (1703 - 1792), originaire du Nagd, aujourd'hui encore citadelle fonda mentaliste de l'Arabie Saoudite, qui s'inspire officielle ment de sa doctrine (wahhabisme).
L'invasion soviétique de l'Afghanistan, catalyseur de la riposte jihadiste L'invasion soviétique de l'Afghanistan, en 1979, sera le catalyseur de la riposte jihadiste. Le dar al-islam est menacé par les hordes de l'athéocratie moscovite. Toutefois, au début, la défense des frères afghans n'ar rive pas à mobiliser des énergies extraordinaires dans la umma. Seuls les Pakistanais font exception, parce qu'ils considèrent l'Afghanistan partie intégrante de leur propre territoire et qu'ils peuvent compter sur les foyers militants que constituent des centaines d'écoles et d'universités coraniques. Il manque cependant les structures pour organiser et canaliser la ferveur des candidats jihadistes pakistanais. Parmi ceux qui s'attachent à combler cette lacune se distingue le Palestinien 'Abdallah Ji 'Azzam (1941-1989). septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
Azzam enseigne à l'Université cairote de al'Azhar, puis en Arabie Saoudite, et milite avec les Frères musul mans. Il craint et méprise l'interprétation nationaliste réductrice des dirigeants de la cause palestinienne. En 1979 Azzam s'établit au Pakistan pour soutenir la lutte des frères afghans dont il devient une référence importante. Dans son interprétation, il y a l'obligation, pour le jihad afghan de tracer un système de cercles concentriques autour du territoire islamique à libérer. Les musulmans sont appelés à combattre en raison de leur proximité de l'Afghanistan, mobilisant en un pre mier temps les forces plus proches mais on déchaînera progressivement, s'il le faut, les énergies de l'umma tout entière. Une vision géopolitique qui découle de la conviction qu'établir une communauté musulmane sur un territoire est une nécessité aussi vitale que l'eau et l'air. Dans ce but il inspire une fatwa (consultation juri dique donnée par une autorité religieuse, ndt) du chef mujahidin Rasul Sayyaf qui, à cause de cela deviendra un réfèrent du régime saoudien et de son jeune émis saire, Osama bin Laden, actif en Afghanistan depuis les débuts de la guerre de libération. C'est dans le cadre de la guerre afghane que se soude l'entente entre Pakistan et Arabie Saoudite du point de vue jihadiste. Si le premier est plus intéressé par la conquête de la dimension stratégique « profonde », autrement dit par le contrôle de l'Afghanistan comme infrastructure de son système de sécurité anti-indien, Riyad, par contre, alimente à coups de pétrodollars de la résistance à l'envahisseur soviétique. Washington bénit cette « sainte alliance » destinée à miner la périphérie centre-asiatique de l'empire soviétique. Le flux croissant de volontaires et de moyens provenant du Moyen-Orient exige, au cours des années quatrevingts, bien plus que ce « bureau de services pour les mujahidin » géré par Assam à Peshawar. C'est alors qu'entre en scène Osama bin Laden, qui démontre sur le champ son habileté de chef d'entreprise. C'est lui qui organise le capital humain transnational des volontaires du jihad, en créant un circuit de guerre complet, qui va du recrutement au transport en Afghanistan de l'arme ment à l'entraînement et à la logistique. Grâce à l'aide financière des « charities » saou diennes et à ses rapports avec les services secrets pakistanais, qui gèrent plusieurs camps d'entraîne ment, Osama accroît l'efficacité de la filière qui gravite autour d'Assam. C'est précisément au sein de la constellation des Frères musulmans actifs en Afghanistan qu'éclate l'af frontement sur le thème des priorités géopolitiques jihad. Ayman al-Zawahiri, un pédiatre égyptien consi déré aujourd'hui comme le véritable cerveau du jihadisme, conteste le plan des cercles concentriques et prêche une vision de la guerre sainte qui ne doit pas se limiter combattre les ennemis à l'extérieur du dar al-islam mais qui doit simultanément renverser les régimes corrompus et apostats du monde musulman.
Le rêve d'Osé m a Pour Azzam cette thèse signifie disperser ses forces et se résigner à la défaite. Mieux vaut concentrer ses efforts sur la création d'un califat afghano-pakistanais soutenu par la saria, phare de la Péninsule arabe. Ce n'est qu'à partir d'une base territoriale solide, fertili sée par l'application d'un islam authentique, qu'il sera possible d'affronter les grandes puissances extérieurs. Cet affrontement théologique-stratégique reste encore aujourd'hui le point central du débat jihadiste. La controverse entre Azzam et al-Zawahiri s'arrête le 24 novembre 1989 lorsque la voiture conduite par le cheikh palestinien explose à Pershawar. La culpabilité de ce crime est opportunément attribuée aux services secrets russes. D'aucuns soupçonnent al-Zawahi d'en être le mandant. Celui-ci peu désormais s'affirmer comme cerveau de la confraternité étroitement liée à Osama bin Laden. Le retrait soviétique de l'Afghanistan en 1989, prodro me de l'auto-démantèlement de son empire, est célébré par Osama et consorts comme un triomphe. Maintenant qu'une super-puissance est liquidée, il faut penser à vaincre l'autre. Il faut amplifier tous azimuts la lutte contre les ennemis de l'islam, proches ou éloignés. La guerre civile afghane qui suit le retrait des troupes de Moscou se solde en 1996 par la victoire des tali bans. Le 26 octobre 1997 naît l'Émirat islamique d'Afghanistan, dirigé par le mullah Omar. L'idée d'un califat centrasiatique s'entendant au Cachemire, aux ex-provinces méridionales de l'empire soviétique et au Turkestan oriental (Le Xinjiang chinois, à forte densité islamique) prend forme. Mais l'écroulement de l'URSS avait remélangé les cartes du jeu à trois : États-Unis-Arabie SaouditePakistan. Washington veut achever la partie pour se consacrer à de nouveaux programmes géostratégiques et économiques en Asie centrale. Riyad, par contre, se voue au prosélytisme wahhabite dans la région, ne serait-ce que pour y préserver ses intérêts énergétiques. Islamabad renforce l'alliance avec les mujahidin afghans pour s'assurer une aire d'influence géostratégique fon damentale et amplifier ses circuits juteux de trafics de stupéfiants. Dans ce triangle en mouvement s'insère Osama bin Laden. Grâce aux filières qui relient ses terres d'origine, dans l'Hadramawt, au Béloutchistan pakistanais et aux fonds des « charities » manœuvres par sa confraternité, il instaure une entente privilégiée avec le régime du mullah Omar. L'Afghanistan devient ainsi le centre de gravité de la géostratégie jihadiste. Lexpérience fondamentaliste de Kaboul arrive même à créer une entente singulière entre chiites et sunnites. Téhéran a plus d'une carte à jouer dans le voisin émirat afghan. Les ayatollahs défendent les principes d'exportabilité de la révolution islamique et du soutien aux frères musulmans en danger. Pour eux l'Afghanistan est un pion important dans la lutte contre le « Grand Satan » américain. C'est dans ce scénario que se situe l'enten te entre Téhéran et Khartoum, où un autre frère musul man et théoricien du jihad tous azimuts, Hasan alTurahi, rêve d'un califat centré sur le Soudan et s'étendant du Nigeria à l'Egypte.
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La guerre du Golfe et l'engrenage La guerre du Golfe qui, en 1991, entraîne l'installation de bases militaires américaines en Arabie Saoudite, « Terre des deux Lieux Saints » semble confirmer les thèses de al-Zawahiri. Les régimes arabes se montrent irrémédiablement complices des infidèles auxquels ils sondent leurs richesses pétrolières et ouvrent la Péninsule arabe. Le gouvernement saoudien rompt formellement avec Osama bin Laden. Le cheikh conserve toutefois les contacts avec les représentants de pointe de l'élite reli gieuse, financière et politique du royaume saoudien. Tandis qu'al-Zawahiri s'attarde en Afghanistan pour sur veiller l'entraînement des volontaires jihadistes — qui sont à présent surtout asiatiques, marocains et algé riens — bin Laden s'établit à Khartoum, d'où il planifie toutes les nouvelles directives pour la pénétration jiha diste : en Afrique orientale et subsaharienne, dans les Balkans et au Caucase. Entre 1992 et 1996, quand le cheikh quittera le Soudan pour retourner en Afghanistan désormais taliban, ne network transnatio nal de l'islam militant s'amplifie et se renforce. Grâce à l'influence d'al-Turabi, Khartoum se dresse au sommet de l'internationale jihadiste. Un mouvement inter pares — du moins en paroles. Ce qui contribue à le tenir uni c'est la possibilité de puiser dans le capital humain et dans les organisations logistiques et finan cières de l'entreprise bin Laden. Le réseau des cour riers jihadistes qui gravitent autour de la-Zawahiri diffu se au sein des « actionnaires » membres des cellules associées, une pensée commune. C'est à Khartoum qu'on délimite le champ d'action : le dar al-islam au sens le plus large, et le plus vague du terme (en fait on n'en dresse pas la carte géographique, ne serait-ce que pour ne pas auto-limiter le rayon d'action du jihad). Dans la maison de l'islam est réintégrée une grande partie de l'Afrique orientale et sub-saharienne, partout où les avant-gardes musulmanes ont pénétré. C'est ainsi que la Somalie, qui sombre dans le chaos après la chute du dictateur Liad Barre (27 janvier 1991) devient le terrain d'essai par l'internationale de bin Laden. Des centaines de mujahidin arabes, surtout yéménites, pénètrent en Somalie et provoqueront la désastreuse intervention américaine. L'humiliation infligée aux États-Unis dans la Corne de l'Afrique provoque chez les jihadistes un délire triompha liste comparable à celui que suscita le retrait soviétique de l'Afghanistan, au point de les amener à oser l'impen sable : une attaque au cœur de l'Amérique (premier attentat au World Trade Center, 26 février 1993). Le terri toire divisé de la Somalie se transforme en « trou noir », infrastructure idéale pour les trafics, les entraînements et les opérations terroristes en Afrique orientale. Le second théâtre se situe dans les Balkans. De 1992 à 1995 la guerre fait rage en Bosnie. Une région importan te dans la géopolitique islamiste, pour trois raisons au moins. Elle est habitée par une communauté musulmane Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004
Le rêve d Osama pas fondamentaliste du tout mais radicalisable à cause du conflit avec les chrétiens croates et serbes ; elle est située à la porte de l'Europe centrale et enfin, elles est sillonnée par les pistes balkaniques de la drogue, qui se déplacent depuis les champs d'opium afghan vers les marchés européens — un asset (atout) pour l'entreprise jihadiste. Grâce à la couverture par bin Laden et au soutien de la CIA — qui soutient la résistance des musulmans bosniaques d'un point de vue antiserbe — des milliers de mujahidin se ruent au combat dans les montagnes de Bosnie. Même si l'ex-République yougo slave ne devient pas un État islamique, base avancée du fondamentaliste en Europe, de nombreux mujahidistes s'y installeront toutefois. Depuis les montagnes bosniaques ils diffuseront le message intégraliste et contribueront à étendre le réseau jihadiste dans divers pays européens, entre autres l'Italie et l'Allemagne. Troisième front : le Caucase. Ici l'épicentre est la Tchétchénie en lutte pour son indépendance vis-à-vis de Moscou. Uobjectif est d'établir un califat caucasien qui s'étendrait aussi à d'autres Républiques fédérées russes comme le Daghestan, à certaines parties de la Géorgie et de l'Azerbaïdjan. Les Saoudiens et les Pakistanais y font affluer les moyens et les hommes, qui donneront une empreinte fondamentaliste à la cause nationale tchétchène. Le Pakistan poursuit sa stratégie jihadiste particulière : infiltrer l'espace centrasiatique libéré grâce au collapsus soviétique, pousser à fond l'attaque contre l'Inde au Cachemire. Uobjectif est de créer un califat pakistanais qui engloberait l'Afghanistan et s'étendrait jusqu'aux frontières méridionales de l'ex-Union soviétique. Les protagonistes de cette stratégie sont le Premier ministre Benazir Bhutto et surtout les services secrets. Le carburant qui alimente le moteur du projet est le tra fic de stupéfiants. Le Pakistan raisonne en outre à une échelle plus vaste encore : il a des visées sur le sud-est asiatique. En s'appuyant sur le Bangladesh (ex-Pakistan oriental) Islamabad essaie d'établir la continuité de son système d'influence également par mer, de Karachi à Dacca et à Singapour. La Jemaah Islamiyah, organisation jihadiste active en Asie sud-orientale, est largement influencée par le Pakistan.
Osama bin Laden, entrepreneur du jihad Le rôle d'Osama bin Laden comme entrepreneur du jihad est fondamental pour l'autofinancement progressif du réseau. Au début bin Laden met à la disposition de la cause sa fortune personnelle et les relations dont il dispose dans le monde économique et financier de la Péninsule ara bique et qui proviennent des activités de son cercle de famille. Ces relations comprennent des groupes liés aux « ulama » saoudiens plus extrémistes et aux Frères musulmans au Koweït, au Qatar et au Dubayy. septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
Les financements du réseau jihadiste sont canalisés par des organisations non gouvernementales isla miques liées d'une manière ou d'une autre à la confra ternité de bin Laden.
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Petit à petit de nouveaux partenaires, pour la plupart asiatiques, s'ajoutent aux actionnaires initiaux du Golfe. La rotation des liquidités tourne autour d'une « cupola » (comité clandestin de patrons de la mafia, ndt) d'au moins quatre cents financiers, arabes pour deux tiers et pour le reste pakistanais et autres asiatiques, possé dant des centaines de sociétés dispersées dans le monde. De l'île Maurice à Singapour, de la Malaisie aux Philippines, du Liban à Panama, de Zurich à HongKong, Londres et New York, sur la holding de Osama le soleil ne se couche jamais. Vers cette holding confluent les bénéfices d'activités diversifiées, pas uniquement de couverture : sociétés immobilières en France, en Grande-Bretagne et à Tanger ; industries du bois (en Turquie) ; du papier (Norvège et Suède) du lait et de ses dérivés (Danemark), élevage (Albanie, Somalie). Mais les joint-ventures les plus productives concernent le trafic de stupéfiants. À l'époque des talibans la multi nationale jihadiste a géré tous azimuts les trafics d'opium afghan. Les seigneurs de la drogue, en Asie centrale, au Caucase et dans les Balkans, permettent de souder le circuit production-transformation-transport-
Le rêve d Osama commercialisation de l'Afghanistan à l'Europe. Lappui de bin Laden à la guérilla kosovare sert en outre à redessi ner une piste balkanique autonome du trafic de stupé fiants. Les recettes de la drogue servent aussi à huiler les rapports avec les services pakistanais dévoyés. Pour le recyclage de l'argent sale, d'innombrables « blanchisseries » sont impliquées, de l'Amérique du Sud (Ciudad del Este) aux États-Unis, de la Suisse à l'Afrique (Mombassa et Zanzibar), du Moyen-Orient à l'Asie ex-soviétique. Après le 11 septembre, qui déclenche la chasse aux comptes du réseau jihadiste, les groupes fondamentaliste recourent surtout au systè me traditionnel de la hawala, qui permet de transférer l'argent par le biais d'un intermédiaire de confiance, sans laisser de traces. Pour ce qui est des bénéfices dérivés du narcotrafic, on s'en remet au recyclage garanti par les activités commerciales de la diaspora musulmane, du Liban à l'Afrique occidentale ou à Karachi. En Afrique, la confraternité d'Osama pénètre le marché des pierres précieuses lié, via le Liban, à Amsterdam. Comme toute holding qui se respecte, la jihadiste aussi s'occupe de l'image et de l'information. De la radio aux sites web, des bulletins aux porte-parole, des vidéo cassettes aux cybercafés, les militants fondamentaliste profitent des libertés occidentales pour prêcher la guer re sainte.
Le parcours stratégique de la holding bin Laden Le parcours stratégique soutenu par la holding bin Laden est poursuivi ponctuellement jusqu'au 11 sep tembre 2001. Déjà avant l'attentat aux Tours Jumelles et au Pentagone, l'internationale jihadiste s'apprête à résister à l'onde de choc de la répression en confiant aux structures régionales et locales la mise au point des plans terroristes spécifiques aux aires d'apparte nance respectives. Les liaisons entre les divers nœuds du réseau sont assurées par des courriers chargés de raviver la pen sée commune, Le courrier par excellence est le docteur al-Zawahiri, perpétuel apostolat militant entre l'Asie, l'Afrique et les Balkans. Les représailles américaines exhibent de véritables stigmates impériaux. À attaque globale, riposte globale. Cette fois c'est l'opération « boots on the ground » — les bottes sur le sol — pour montrer que pour dénicher Osama l'Amérique n'a pas peur de risquer la vie de ses soldats. Première étape, l'invasion de l'Afghanistan, avec pour point culminant le bombardement de Tora Bora et la chasse au terroristes dans les montagnes du massif de l'Hindou Kuch. Une riposte terrifiante : Georges W. Bush veut prouver à l'ennemi qu'il n'est pas du tout un tigre de papier. La « base » afghane est pul vérisée. La perte de l'Afghanistan en tant qu'infrastruc ture logistique et d'entraînement est un coup dur pour les jihadistes.
Les effets géostratégiques de la riposte américaine se déchaînent en cascade. Le leader pakistanais Musharraf est contraint de se soumettre aux prescrip tions de Washington. La répression déclenchée par le régime d'Islamabad visera la bonification de l'Isi (réus sies en partie seulement) et le démembrement des cel lules jihadistes. L'Amérique pousse le Pakistan à l'im pensable : une ébauche d'entente antiterrorisme avec l'Inde. Ainsi Musharraf a accès à l'Intelligence Service de Delhi sur ses propres services dévoyés. En Afrique septentrionale, Bush met sur pied une allian ce antijihadiste — qui s'avérera d'ailleurs improductive — de la Mauritanie à l'Egypte. Seules de rares cellules locales encaissent quelques coups. Le plus grand cadeau à l'Amérique lui est offert par Kadhafi. Le ra'is libyen a un vieux compte à régler avec bin Laden, qui avait tenté de l'assassiner en 1995 en se servant de l'opposition fondamentaliste locale. Kadhafi avait été le premier à dénoncer bin Laden à Interpol comme chef terroriste (15 avril 1998). Kadhafi remet aux Américains les archives complètes de ses services de renseigne ments sur les mouvements intégralistes en Afrique et au Moyen-Orient. Une autre alliance africaine se structure à l'échelle pan sahélienne (Mali, Niger, Tchad, Nigeria) pour éteindre les foyers jihadistes et entraver les passages clandes tins de terroristes dans cette région. Lentente instaurée par les Américains dans la Corne de l'Afrique, entre le Soudan et l'Ethiopie et élargie au Yémen, ancrée sur les bases américaines dans la région paraît, elle, plus efficace. Grâce à une task-force américaine ad hoc, on tiendrait également sous contrô le l'Erythrée, la Somalie, le Kenya et la Tanzanie. La tentative d'assainir le « trou noir » somalien par le biais d'une fédération est l'expression géopolitique de cette stratégie militaire, qui comporte un volet maritime basé sur le service de patrouille couvrant la mer d'Arabie et l'Océan Indien occidental. Uobjectif est d'intercepter les mouvements par voie maritime des jihadistes et de frap per le trafic de drogue en provenance de la côte du Béloutchistan et qui alimente les cellules du fondamen talisme militant. De la mer de Chine aux côtes africaines un code sophistiqué obligatoire est en vigueur pour le contrôle maritime et portuaire : toute embarcation qui ne répond pas aux règles sera immédiatement bloquée. Les Américains tente ainsi d'infiltrer le dédale des archi pels du Sud-est asiatique, qui, aujourd'hui semble être la base la plus sûre de l'internationale jihadiste. Mais tandis que Washington et ses alliés s'efforcent de sillon ner l'Océan Indien, un autre foyer jihadiste apparaît en Thaïlande du sud, comme par hasard juste là où passe une des principales pistes du trafic de drogue prove nant du Triangle d'Or. Une autre alliance régionale antiterrorisme concerna la Russie, la Chine et les Républiques ex-soviétiques d'Asie centrale : du Caucase à Xinjiang. Peu de résul tats concrets, entre autres le feu vert américain à la répression russe à l'égard des velléités militantes de sa Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004
Le rêve d Osama minorité musulmane, à commencer par la Tchétchénie, tandis que le Chinois ont le loisir d'agir contre les musulmans ouïgours de Xinjiang. Les Européens ne suivent pas les États-Unis dans leur logique de guerre globale au terrorisme. La priorité est donnée au renseignement. On essaie d'établir le profil de l'ennemi dans sa complexité. Une sorte d'identifica tion géostratégique. Les investigateurs européens découvrent ainsi que l'Europe est et reste un territoire de recrutement de jihadistes qui sont envoyés sur les différents fronts. Beaucoup de prosélytes sont issus de l'expérience balkanique. On a déjà individualisé d'im portants parcours et circuits terroristes. Paradoxalement, certains chefs de cellules terroristes arrêtés et jugés évitent la prison parce que les Américains ne veulent pas collaborer pleinement avec les enquêteurs européens, refusent leurs sources et des preuves décisives.
La guerre contre l'Irak : dernier avertissement contre les peuples islamiques ? 6. L'attaque anglo-américaine contre l'Irak est perçue par bin Laden et associés comme l'avertissement de l'offensive finale imminente contre les peuples isla miques. L'occupation de la Mésopotamie est comprise par les jihadistes mais aussi par une bonne partie de l'opinion publique arabe et islamique comme un super complot judéo-chrétien. Pour assurer la sécurité d'Israël et l'accès occidental au pétrole arabe, les États du Moyen-Orient seraient démantelés, réduits à de mini territoires impuissants, adaptés aux plans d'exploitation économique et d'asservissement stratégique des puis sances occidentales. Une révolution géopolitique. Israël annexerait le Sinaï et les territoires palestiniens. La Syrie serait partagée selon des critères ethno-confessionnels — côté septentrionale alaouite intérieur sunni te, petit État druze soumis aux Israéliens. L'Arabie Saou dite serait réduite en pièces, Washington appuierait la sécession de la province de al-Hasa, à l'Est, riche de pétrole et à majorité chiite, qui déjà, dans le passé, tenta de s'affranchir de la domination de la Maison des Sa'ud. On lui rattacherait la zone désertique méridiona le du Rub al-Khali, pourvue de réserves de pétrole et de gaz consistantes. La tutelle des lieux saints de la Mecque et de la Médina serait à nouveau confiée aux Hachémites, de même que la partie plus rebelle du Nord, ce qui permettrait aux Américains de récupérer la base de Tahuk. Quant au Yémen il perdrait l'Hadramawt, province rebelle qu'on annexerait à l'Oman. Dans le message d'Osama bin Laden transmis le 4 jan vier 2004 par al-jazira le « malheur » de l'occupation américaine de l'Iraq, fruit de la corruption de l'islam, se septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
rattache à la « chaîne du Mal sioniste croisé », une guerre économico-religieuse qui prévoit comme étape suivante l'occupation des États du Golfe. La mainmise sur les gisements de pétrole du Moyen-Orient permet trait aux Américains de compléter leur « conquête du monde ». La menace du démantèlement de la Péninsule arabique est prêchée avec emphase par bin Laden pour susciter la mobilisation générale du réseau jihadiste sur base d'une nouvelle stratégie, modulée en réaction à la pres sion américaine sur tous les fronts. Il s'agit de donner un nouvel élan aux jihadiste en s'appuyant sur l'obliga tion suprême de protéger les lieux saints. Peut-on ima giner un jihad plus légitime et plus globalisant que celuici ? Dans ce but, il est indispensable de concrétiser le danger en attirant les Américains en Arabie Saoudite. Le spectre et l'implosion du régime saoudien, qui mar querait l'arrivée au pouvoir des islamistes les plus radi caux, pourraient pousser Washington à une intervention préventive. Voilà le piège de bin Laden. La crise finale de la Maison des S'id et des régimes philo-américains du Golfe semble mûre. C'est ce que proclame bin Laden dans son message du 4 janvier : « Les personnes honnêtes préoccupées par cette situation, comme les ulama, les chefs les plus suivis par le peuple, les dignitaires, les notables et les com merçants doivent s'unir et se réunir dans un endroit sûr hors de portée de ces régimes oppressifs et former un conseil des Ahl ai-Hall wa al-Aqd (littéralement ceux qui dissolvent et lient, c'est-à-dire les chefs qui, dans la tradition islamique, peuvent nommer et destituer un gouvernement, ndr). » Le scénario de la Péninsule arabique, bastion jihadis te, angoisse Washington. Osama perçoit la contradic tion profonde de l'approche de Bush : la déstabilisa tion au nom de la démocratie peut livrer le MoyenOrient aux jihadistes, peut-être même par le biais d'élections régulières. La préparation de la guerre sainte suprême en Arabie Saoudite est déjà bien avancée. C'est démontré, par exemple, par la publication sur Internet du premier numé ro du manuel du parfait combattant : al-Battar Training Camp, camp d'entraînement on-line intitulé Comité mili taire des mujahidin de la Péninsule arabique. Un vademecum en trois parties : encadrement géopolitique sur les raisons de la guerre ; instructions pour fabriquer des armes en tout genre ; opérations clandestines. Cette guerre sainte, dans la logique d'Osama, sera vrai ment spéciale. Elle n'impliquera pas un afflux de muja hidin venant de l'extérieur. Les saoudiens suffisent. Au contraire, la libération de la Terre des deux Mosquées du régime impie des Sa'ud et de 'occupation des « croi sés » restituera à la Péninsule arabique sa fonction de phare de l'islam. Renversant la logique du jihad afghan, la propagation par cercles concentriques, de centripète devient centrifuge. Le jihad de type nouveau en appelle à l'Iran et au fon damentalisme chiite. Depuis toujours bin Laden a insis té sur la nécessité de réunir les deux âmes majeures de
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l'islam dans la lutte contre le « Grand Satan », expri mant une grande considération et beaucoup de sympa thie pour le peuple iranien. Depuis 1992 la confraternité d'Osama a établi un rapport aussi exceptionnel qu'oc culte avec un rapport aussi exceptionnel qu'occulte avec une partie du régime de Téhéran. Collaboration qui a déjà porté comme fruit, entre autres, l'attentat à la base américain de al-Hubar, en 1996, qui avait requis la complicité des communautés chiites locales. Les terro ristes chiites ont familiarisé leurs collègues sunnites avec leur spécialité : les attentas-suicides. À la fin des années quatre-vingt-dix, après le rapprochement avec Bagdad dans une optique anti-américaine, Téhéran avait favorisé les contacts entre les jihadistes et le régi me de Saddam. Dans le collimateur : le régime saou dien. C'est ainsi que les cellules terroristes ont pu utili ser des terrains d'entraînement dans des zones à majo rité chiite, comme celle de Nasiriyya et des ex-campements de mujahidin Khalq. Ce lien devrait per mettre de mobiliser les chiites de la Péninsule dans le contexte du nouveau jihad. Osama vise haut. Si les Américains tombaient dans le piège arabe, ils seraient contraints de dégarnir quatre fronts : le Pakistan, l'Afghanistan, l'Irak et l'Egypte. Le Pakistan est déjà balkanisé. Le réduit d'Islamabad, refuge du général Musharraf, est encerclé par les avant-postes jihadiste, depuis Cachemire, disputé au Pendjab et au Bélutchistan où les madrasa fournissent des milliers de jeunes fondamentalistes. L'axe du jihadisme pakistanais est Karachi et son hinterland Musharraf, coincé entre la menace terroriste et la pres sion américaine envoie ses troupes spéciales à la poursuite de bin Laden et associés dans les régions tri bales du Nord-Ouest. Par ailleurs, la tentative de modifier les curricula des études coraniques sur base d'un paquet confectionné par Washington, se retourne maintenant contre le régi me pakistanais, comme elle s'est retournée précédem ment contre le régime saoudien. Les hiérarchies religieuses, même les plus modérées, sont offensées et excitées et protestent contre l'intolé rable ingérence dans leurs affaires.
En Afghanistan, le meilleur allié est un des seigneurs de la guerre les plus rusés : Gulbuddin Hekmatyar, qui est en train de se rapprocher de l'Alliance du Nord et qui exploite ses rapports avec l'Isi dévoyé et avec divers groupes jihadistes. À la base de la nouvelle alliance, la participation au circuit de la drogue, de l'Asie centrale aux Balkans. Le retour d'Hekmatyar sur la scène poli tique afghane est d'autant plus incisif que la précarité de l'homme des Américains, le maire de Kaboul, Haind Karzai, est manifeste. En Irak, guérilla et terrorisme ne sont absolument pas domptés. Au contraire, pour dévier les jeunes militants fondamentaliste de son propre terri toire, le régime saoudien les laisse filtrer en Mésopotamie. Presque une paradoxale anticipation du rayonnement jihadiste que provoquerait le renverse ment des Sa'ud. L'Irak serait en outre la porte d'entrée naturelle pour l'invasion américaine de l'Arabie Saoudite. Résultat : pour couvrir le front saoudien on dégarnirait l'irakien. La crise est rendue plus délicate encore par la vive réaction de la Ligue arabe face au risque que les sunnites irakiens se voient écrasés entre un minuscule État kurde au Nord et une macro-région chiite au Centre Sud. Quant à l'Egypte, elle pourrait devenir la première victi me de la rhétorique faussement démocratique américai ne : la voie la plus brève pour arrive à État islamique totalitaire est celle des élections. Sur le traces du FIS algérien, les Frères musulmans revendiquent aujourd'hui le droit à participer aux élections parlementaires en tant que véritable parti politique. La demande est le résultat d'une concertation entre tous les cerveaux de la confré rie, dans ses différentes projections transnationales.
Ce projet est-il dangereux pour nous Européens ? Le caractère plus ou moins fondamentaliste des gou vernements dans les pays musulmans est déjà en soi un problème. Un régime islamiste ne menacerait pas nécessairement nos intérêts ni notre sécurité. Au contraire, s'il jouit d'un consensus considérable il pour rait assainir quelque « trou noir », ce qui comporterait un grand avantage pour nous. De ce point de vue, le cas de l'Iran est typique : avec les ayatollah nous trai tons et commerçons normalement. Par contre, l'Algérie « laïque » des militaires n'est pas fiable du tout. Le dan ger naît du fait que les jihadistes sont parmi nous. Et ils visent à structurer des portions du territoire euro péen — surtout certaines périphéries urbaines où l'on est en présence d'une immigration musulmane massive — qui deviendraient ainsi des appendices du dar alislam en version fondamentaliste. Le rapport entre eux et nous ne peut pas faire abstrac tion de la guerre au terrorisme. Pour les Américains, après le 11 septembre, cette guerre a deux fronts : l'un, strictement défensif, visant à empêcher de nouvelles Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004
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attaques sur le territoire américain, qui ont le pouvoir de produire un effet psychologique ravageur ; l'autre, offen sif : s'appuyer sur cette menace pour étendre l'hégémo nie américaine à l'échelle mondiale. Cela pousse Washington à accentuer la pression sur les régimes stratégiques dans le monde islamique et qui sont dans le collimateur des jihadiste. La priorité absolue consiste à empêcher que le Pakistan, l'Arabie Saoudite et l'Egypte ne tombent aux mains des émules d'Osama. Le malheur, c'est que les Américains n'ont aucun soft power — ni influence culturelle et politique ni classes dirigeantes fiables — dans la société musulmane en générale, et à fortiori dans ces trois pays-clefs. Pour pallier ces limites de puissance, Washington a recours à un procédé naïf et contre-productif, comme lorsqu'il prétend réécrire les curricula des études cora niques. En agissant de la sorte, Bush risque de favori ser plutôt que d'empêcher la formation d'États isla miques radicalement anti-américains et anti-occiden taux. Nous ne sommes pas loin de cette perspective en Arabie Saoudite, en Egypte et au Pakistan, mais aussi en Irak, au Maroc et en Indonésie.
La guerre au terrorisme islamique finira un jour. La qua lité de la paix dépendra de la manière dont la victoire aura été remportée. Si le monde musulman prend conscience que l'Occident n'a combattu que pour l'hu milier à nouveau, celui-ci ne pourra pas savourer long temps sa victoire.
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septembre/octobre 2004 Golias magazine n" 98
Avec la collaboration de Limes, revue italienne de géopolitique
L'AVENTURE CHRETIENNE
Quand les femmes font-elles problè
L
questions se posent. Si tous les baptisés vivent dans le monde, pour C e p e n d quoi a n t le , cardinal p l u s isépareeurs t-il Église et monde comme des enti tés distinctes ? Également, pourquoi fait-il un usage systématique du sin gulier, homme et femme : comme s'il parlait de deux espèces diffé rentes ? Le pluriel serait justifié si ne serait-ce que parce que les diffé rences dans la vie concrète des hommes et des femmes dépassent la donnée fondamentale de leur exis tence sexuelle.
e document romain
paru le 15 août dernier ne laisse pas de doute Quant à ses destinataires et à son
Étranges paradoxes On reste également perplexe devant la méthodologie réductionniste de tissement concernant les onze pre l'auteur : il part de la Genèse et du miers chapitres de la Genèse. « fis ne symbolisme conjugal qui lie Yahvé à répondent à aucune de nos catégories Israël, son épouse. En effet, les littéraires gréco-latines ou modernes », dit-il. On croit rêver. Comment leçons que le cardinal tire de sa lec ture biblique reposent sur cette expliquer alors le recours du cardi seule interprétation. Non seulement nal dans son dernier texte à une il tend à fonder l'essentiel de son seule lecture littérale et réduction enseignement sur le couple à partir niste de la Bible pour fonder ce qu'il de la Bible, mais aussi il aborde les appelle « les données doctrinales de récits sur le premier couple dans la l'anthropologie biblique » ? Dans quel Genèse au pied de la lettre, surtout sens parle-t-il d'une « doctrine » — en parlant de son péché. Cette d'une seule doctrine anthropologique méthodologie étonne, car dans un qui serait également celle de l'Église texte important de la Commission catholique ? Une chose est une doc trine officiellement proclamée par le biblique pontificale en 1994. Monsieur Ratzinger nous rappelle magistère, autre chose est une que la Parole de Dieu s'exprime anthropologie (nécessairement par toujours dans un langage humain, tielle et partiale) qu'on pense avoir qu'elle est donc « incarnée ». C'est découverte à partir de la lecture des pourquoi, dit-il, l'Église admet une livres sacrés. Impossible alors de variété de méthodes ou d'interpré parler d'un seul modèle anthropolo tations — allégorique, typologique, gique dans la Bible — ou bien, pour le rendre acceptable, il faudrait le historico-critique, rhétorique, narra « purifier » de ses aspects gênants et tive, sémiotique, etc. Plus pertinent encore pour nous de ses scories tels que l'esclavage ou de la polygamie. dans le texte de 1994 était son aver-
objet : le cardinal Ratzinger, préfet de l'importante Congrégation de la Curie romaine pour la doctrine de la foi, a adressé son texte uniquement aux évêoues : « La collaboration de l'homme et de la femme dans l'Église et dans le monde ». Rien de plus clair pour l'auteur : l'Église et le monde ont besoin de la collaboration entre l'homme et la femme. Qui le contestera ?
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Un expert en humanité féminine ? Rappelant les paroles de Paul VI sur l'Eglise « experte » en humanité, le cardinal n'hésite pas à montrer en quoi il est expert en humanité fémi nine. Il se lance dans une attaque frontale contre le «féminisme radical », reposant sur des « tendances nou velles pour affronter la question de la femme ». Mais en cela, ne sait-il pas qu'il nous renvoie à une époque lar gement dépassée, qui a atteint sa majorité depuis longtemps ? On dirait qu'il a manque sa cible. Ou peut-être pas ! Une lecture attentive de son texte révèle que les critiques du cardinal vont loin, c'est-à-dire qu'elles dénoncent les revendications actuelles des femmes en ce qui concerne l'auto nomie de leur corps. Dans ce cas-là, sa critique de ce qu'il appelle le « féminisme radical » est plus insi dieuse et dangereuse. Curieusement, M. Ratzinger semble ignorer le fait que le «féminisme radi cal » n'a jamais concerné qu'une petite poignée de femmes dans l'his toire. Ce serait faux de dire que le réveil des femmes il y a quarante ans a trouvé son modèle que dans les excès de leur mouvement. Peu de féministes aujourd'hui se recon naîtraient sous les traits du féminis me radical perverti par les interpré 46 septembre/octobre 2004
tations les plus impitoyables : mou vement qui cherche à susciter une attitude de contestation vis-à-vis de l'homme, à s'ériger en son rival, à conduire une stratégie de recherche de pouvoir, etc. Le cardinal semble redouter le fait que les femmes pren nent au sérieux l'égalité de leur bap tême en exigeant le respect des mêmes droits qu'ont les hommes dans l'Église, qu'elles comprennent qu'une anthropologie d'égalité n'est pas une anthropologie du même ! que la femme sache que l'égalité des sexes ne veut dire ni indifférencia tion ni identité, qu'elle est différente, possédant des valeurs spécifiques. Sans avertir ses lecteurs, le cardinal navigue constamment entre deux « anthropologies » dont la première est loin d'être celle des féministes actuelles : celle qui met l'accent sur le sexe et le conflit avec l'homme et celle qui met l'accent sur la dignité de toute personne humaine. Il ne voit pas que la différence entre elles, peut résider dans leur ton et leurs méthodes, mais pas dans les valeurs qu'elles préconisent et qui sont fon damentalement les mêmes. Cette confusion peut expliquer pourquoi le cardinal ne fait aucune allusion à l'anthropologie qui, entre autres, a justifié la tenue des femmes sous la domination des hommes pendant deux mille ans et plus, et dans tous les secteurs de leur vie, pourquoi il ne fait aucune allusion aux nom
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breuses « œuvres » actuelles des féministes : femmes contre la ségré gation, pour la fin de la prostitution, pour l'aide aux femmes battues, pour la promotion de l'interculturel et l'œcuménisme, etc. Le cardinal affirme que, étant donné leurs différences biologiques — ce qu'aucune femme ne nierait — leurs vocation et fonction ne sont donc pas identiques à celles des hommes. À ses yeux, le sexe de la femme détermine ce qu'elle est et ce qu'elle peut faire : « La femme, en son être le plus profond et le plus originaire, existe "pour l'autre". » Mais l'ambi guïté de cette position est évidente car elle permet de tirer les conclu sions les plus rigides comme les plus généreuses. Quelle femme aujourd'hui s'identifierait avec une telle abstraction ? « L'autre » est un mot totalement déconnecté de la réalité, car il ne dit rien sur les aspects concrets des relations entre les hommes et les femmes — et encore moins sur celles du couple. En revanche, on peut féliciter le car dinal du fait qu'il a évité les vieux clichés sur la soumission et la culpa bilité des femmes, qu'il s'élève contre les discriminations de carriè re et dit explicitement que le modè le de la maternité n'est pas le seul pour la femme. Ainsi, ouvre-t-il la possibilité de penser la différence sexuelle non pas comme un destin implacable, mais plutôt comme un projet de vie. En même temps, il est clair que son texte sur le couple, ayant peu de chances de figurer dans la presse féminine, n'a pas été fait à partir d'une consultation avec les femmes « à la base ». En effet, le clergé n'a pas d'habitude de donner la parole aux femmes sur les ques tions qui les concernent et qui conti nuent à diviser l'Église. Qu'on ne soit pas étonné alors du fait que l'immobilisme de leur Église pousse de plus en plus de femmes vers la périphérie, voire en dehors. Peut-être une solution existe-t-elle : aux féministes d'écrire un texte sur le machisme radical dans l'Église ? Donna Singles, théologienne
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de la femme dans l'Égli
S
comme le suggérait (avier Thévenot, « un texte
l'Église, « experte en humanité », se sent « au jourd'hui interpellée par L ' o n a pcertains p r e ncourants d a i n de s i pensée que dont bien souvent les thèses ne coïnci dent pas avec les perspectives authen tiques de la promotion de la femme ». Nous voilà fixés sur le projet de la lettre de la Congrégation pour la doctrine de la foi. L'institution sait en tant qu'experte et les pensées qui ne coïncident pas avec la sienne ne peuvent donc qu'être d'inauthentiques combats qui ne contribuent pas à la vraie libération de la femme. Il est vrai cependant que le cardinal préfet ajoute aussitôt que « ces réflexions entendent être un point de départ d'une démarche d'approfon dissement au sein de l'Église et instau rer un dialogue avec les hommes et les femmes de bonne volonté ». Dont acte ! Mais de quel dialogue, de quelle interpellation s'agit-il si l'un ou l'autre détient déjà la vérité ?
Les deux adversaires dont on peut douter qu'ils soient partenaires de la recherche d'approfondissement sont d'ailleurs clairement3 identifiés dès le départ : la tendance qui répond aux abus de pouvoir dont les femmes sont victimes par une recherche du pouvoir qui « conduit à une rivalité des sexes dans laquelle l'identité et le rôle de l'un se réalisent aux dépens de l'autre (n° 2) ». La seconde tendance « pour éviter la suprématie de l'un ou l'autre sexe [...] tend à gommer leurs différences ». C'est la fameuse question des genres qui vise à se libérer du déter minisme biologique... avec en ligne de tir l'apologie d'un nouveau modèle de sexualité... qui admet l'homosexualité aussi bien que l'hé térosexualité. Pour l'ancien théolo gien du concile, ces deux perspec tives mettent en cause la famille ! Notons un point positif : il n'est pas nié que la femme soit concrètement dans une situation de subordination
îagistériel est comme un hôte que l'on reçoit chez soi, oui dérange nos habitudes, démasQue nos étroitesses », il est tout aussi vrai Qu'il est des invités Que l'on préférerait ne jamais recevoir. Et la dernière lettre du cardinal Joseph Ratzinger sur la collaboration de l'homme et de la femme ' est à ce point critiquable Que l'on aimerait ne l'avoir jamais lue. Mais le moraliste défunt nous assure Qu'accueillir la parole du magistère, « ce n'est ni se démettre de ses responsabilités ni se soumettre passivement mais se remettre en mouvement pour progresser dans la fidélité à la parole de Dieu2 »... En route donc !
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ou d'infériorité ; et une question : La lecture des premiers chapitres de l'Église ne s'érige-t-elle pas plus la Genèse, censés constituer « la base comme le défenseur d'un ordre immuable de toute l'anthropologie chré moral, celui représenté par la famil tienne5 » est classique pour un docu le occidentale, que comme la com ment romain, c'est-à-dire fondée sur munauté chargée d'annoncer le che une interprétation pontificale plus min de l'Évangile ? Nous aurons à y que sur des références aux études revenir. bibliques contemporaines ! Mais le Beaucoup doutent que ce texte soit problème apparaît aussitôt : au une Bonne Nouvelle mais notre car paragraphe ", on nous explique que dinal lit la Bible... et il manifeste « le récit de la Genèse laisse entendre d'ailleurs son agacement contre que la femme, en son être le plus pro ceux et celles qui « critiquent les fond et le plus originaire, existe pour Saintes Écritures qui véhiculeraient l'autre », puis que ce sont l'homme une conception patriarcale de Dieu, et la femme qui sont appelés à exis entretenue par une culture essentielle ter réciproquement l'un pour l'autre ment machiste (n° 3) ». Monseigneur, et, pour finir, que « chacun vit pour comment un homme de votre érudi l'autre » ! Dans cette lecture plutôt tion peut-il nier ce fait, même si la confuse, on ne voit donc pas, Bible ne se réduit certes pas cette contrairement à sa conclusion, « ce lecture ? Les images de la maternité qui est masculin et ce qui est féminin », de Dieu4 dont, curieusement vous puisque les deux ont cette caracté ne parlez pas, y sont aussi bien pré ristique de vivre pour l'autre ! sentes mais il vrai que pour vous, le Msr Ratzinger tient absolument à fils de Dieu ne pouvait assumer la définir une identité féminine, nature humaine que dans sa forme comme Jean Paul II qui voyait dans masculine (idem et n° 10) ! Le dia la femme, lors de son voyage récent logue commence mal ! à Lourdes, dans une formule elle septembre/octobre 2004
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aussi assez obscure, une « sentinelle de l'invisible ». Or cette pensée de la différence n'est jamais sérieusement argumentée et la théorie des genres jamais directement critiquée sur des bases raisonnables. Le magistère se contente de réaffirmer en se citant lui-même sans se laisser interroger par ceux et celles qui pensent que la féminité et la masculinité ne dépen dent pas seulement du sexe biolo gique sans jamais trouver pour autant que ce dernier ne soit insi gnifiant6. De même, que dire de cette affirmation du paragraphe 13 : « Parmi les valeurs fondamentales qui sont rattachées à la vie concrète de la femme, il y a ce qui est appelé sa "capa cité de l'autre" », contestée aussitôt sans autre argumentaire dans le paragraphe suivant : « Il est toutefois opportun de rappeler que les valeurs féminines que Ton vient de signaler sont avant tout des valeurs humaines. [...] Tout être humain, homme et femme, est destiné à être pour l'autre. » Et notre cardinal d'ajouter : « Dans cette perspective, ce que Ton nomme
"féminité" est plus qu'un simple attri but du sexe féminin », biologique devrait-on sans doute ajouter. Et nous voilà au cœur de la contradic tion d'un argumentaire qui s'appuie en fait sur deux perspectives diffé rentes. D'un côté, la féminité n'ap partient pas à la seule femme. De l'autre, il y a des « caractéristiques humaines propres, masculines et fémi nines » qui doivent s'inscrire dans des politiques sociales (le même n° 14 !). Un double langage fréquent dans tous les discours magistériels sur ce qui concerne le sexe7. D'un côté, le discours d'un ordre naturel rigide où le biologique est détermi nant ; de l'autre, une pensée plus personnaliste qui ne méconnaît pas l'infinie complexité de la psycholo gie humaine et ne nie pas l'évolu tion de la société. Il faut avouer que ce texte fait ainsi preuve d'ouvertu re en ne renvoyant pas les femmes à leur foyer mais en affirmant qu'elles doivent « être présentes au monde du travail et dans les instances de la socié té », et demandant pour elles des aménagements pour qu'elles puis sent concilier un travail salarié et le travail « au sein de la famille » qui requiert une « juste valorisation » (n° 13). Mais qu'en est-il d'un foyer où c'est le père qui préfère s'occuper de l'éducation des enfants... Nous voici à nouveau dans un discours qui a prédéfini le rôle de l'homme et de la femme en fonction de leur sexe biologique et non de leur psycholo gie personnelle ! Au niveau théolo gique, la contradiction demeure : d'un côté après avoir relu le salut de manière fort réductrice à partir de la seule image du Dieu-époux et du peuple-épouse8, notre cardinal, ayant fait de Marie la figure de l'Église et le modèle de la femme, précise : « S'il s'agit d'attitudes qui devraient être le fait de tout baptisé il appartient à la femme de les vivre avec intensité et avec naturel (n° 16) » ! De même, si l'épouse « dont parle la lettre aux Ephésiens est présente en tout bapti sé (n° 10, et c'est une citation du pape) », les mâles eux aussi ne vivent-ils pas une composante fémi nine ? Comprenne qui pourra ! Mais le plus grave dans cette analy se d'une des plus hautes autorités
de l'Église universelle est son aveu glement sur la situation de la femme dans l'Église. Le cardinal nous explique sans autre commentaire que, puisque les femmes « sont appe lées à être des modèles et des témoins irremplaçables de la manière dont l'É pouse répond par amour à l'amour de son Époux », « on comprend que le fait que le sacerdoce ministériel soit exclusi vement réservé aux hommes n'empê chent en rien les femmes d'accéder au cœur de la vie chrétienne (n° 16) ». Quelle démonstration convaincante alors que, pour le même texte, le « génie des femmes », selon l'expres sion de Jean Paul II, « implique que les femmes soient aussi présentes dans le monde du travail et dans les instances de la société, et qu'elles aient accès à des postes de responsabilité qui leur don nent la possibilité d'inspirer les poli tiques des nations et de promouvoir des solutions nouvelles pour les problèmes économiques et sociaux (n° 13) »... ni théologiques ni ecclésiologiques !
D'où vient cet aveuglement ? Nous avançons une hypothèse qui reprendra l'ensemble du texte. C'est le théologien jésuite Bernard Sesbouë qui nous offre une clé de lecture en abordant le sujet lui aussi très contro versé dans notre Église de la relation entre la souffrance et le salut9. Nous ne sommes pas très loin de celui de la relation de l'homme et de la femme tel que l'évoque le cardinal Ratzinger. Le Père Sesbouë évoque une « déconversion du langage » : une image biblique, retirée de son contex te, devient un concept qui pervertit l'image dont elle provenait. Ainsi le go'el Israël devient-il le Dieu pervers qui vend son fils pour racheter les fautes du monde. Revenons à notre texte : ne garder de la diversité des images bibliques qui expriment Dieu et sa relation au monde que la figure de l'époux, conduit inévitablement à figer en le sacralisant le rapport de l'homme et de la femme. Ce qui était une image parmi d'autres se concep tualise pour assumer et approuver, sans critique, la domination masculi ne. En témoigne cette petite phrase
du cardinal : « Ce symbolisme semble indispensable pour comprendre la manière dont Dieu aime son peuple. Dieu se fait connaître comme l'Époux qui aime Israël (n° 9). » On en déduit ce que nous venons de relire sur les rôles de l'homme et de la femme, un autre discours plus contemporain intervenant, mais pas pour ce qui concerne la vie de l'Église, commu nauté qui témoigne du salut ! Autre hypothèse : n'interpréter la conflictualité10 de la relation hom me-femme qu'en terme de péché (n° 8) et non de finitude revient à condamner comme peccamineuse toute revendication des femmes qui les ferait sortir du rôle que leur défi nit la biologie, interprétée par des siècles d'histoire patriarcale. Or quelle est la mission de l'Église ? Défendre un ordre moral menacé ? Et l'on sent bien dans ce texte que l'Institution veut défendre la famil le. Mais nous ne sommes plus au cinquième siècle de notre ère, mena cés par les barbares, où l'Église prit en charge l'administration d'un Empire romain décadent ! Notre situation, au moins en France, nous permet d'avoir une parole différen te qui ne soit que Bonne Nouvelle, sans avoir à défendre une idéologie mais simplement à partager l'amour d'un Dieu qui nous aime et nous donne sa force pour avancer, ensemble, vers une vérité que nous ne connaissons pas encore (Jean 14). Les femmes qui ont lu ce texte n'y ont pas senti une Bonne Nouvelle ! Mais le texte de Joseph Ratzinger nous semble très bien illustrer un danger pointé par la théologienne Marie-Jeanne Bérère : « Les figures de Marie et celles de l'Église dans un cer tain nombre de discours, ont intégré sans nécessité théologique, les éléments d'un imaginaire féminin qui les rend consonantes, sans doute, à une mentali té religieuses anthropologique commu ne, mais qui, par là même, leur ôte une part importante de leur aptitude à annoncer l'originalité fondatrice du message de l'Évangile. Il s'en suit pour la théologie mariale comme pour l'ecclésiologie, une sorte de dérive de fémini sation idéale et sublimée des rôles, fémi nisation abusive, en ce sens qu'elle reproduit passivement des schemes de
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L'AVENTURE CHRÉTIENNE femme, sont surmontables et surmon tées. En ce sens, la distinction entre l'homme et la femme, qui accompagne en effet toute la révélation biblique, est plus que jamais réaffirmée. » Cette dernière phrase peut difficilement s'appuyer sur le texte paulinien ! Mais à quoi bon argumenter quand on a la vérité ! Ainsi en est-il de ce texte qui pas plus qu'il n'annonce une Bonne Nouvelle de libération n'invite au dialogue, en occultant soigneusement les causes concrètes de la subordination de la femme.
pensée d'une manière d'autant plus absolue qu'elle est non élucidée et en ce sens également que, recevant à travers l'acte théologique comme un label de révélation divine, elle voit augmenter d'autant son autorité et son pouvoir contraignant sur la pensée croyante". » D'un côté, une pensée sur la femme non purifiée, non convertie pour reprendre le terme de Bernard Sesbouë, que l'on projette incons ciemment sur les réalités du salut. De l'autre une théologie qui reprend cet imaginaire sans le criti quer à la lumière du mystère du Christ, pour en déduire une préten due anthropologie biblique qui res semble beaucoup à l'idéologie patriarcale multiséculaire. Dernier petit exemple de la manière dont on peut « rendre vaine » la nouveauté chrétienne : notre cardinal cite la lettre citant celle de Paul aux Galates (3,28) qui rappelle qu'il n'y a plus, en Christ, ni homme ni femme. Et de commenter : « L'Apôtre ne déclare pas ici dépassée la distinction homme-femme, qu'ailleurs il affirme faire partie au projet de Dieu. Il veut plutôt dire ceci : dans le Christ, la rivalité, l'inimitié, la violence, qui défi guraient la relation entre l'homme et la 50 septembre/octobre 2004
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Puisque c'est le péché qui en est la source, prions pour demander la guérison des relations perverties ! Non qu'il ne faille croire en la force de la prière, mais la doctrine sociale de l'Eglise nous avait, sur d'autres sujets que le sexe il est vrai, inter pellé avec plus de force en analy sant les situations de notre monde avec plus de pertinence ! On a par fois honte d'être catholique tant l'ar gumentaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi est confus et ses conclusions décevantes mal gré quelques petites ouvertures bien vite refermées pour ce qui concerne la vie de notre Eglise ! Pascal Janin
1) Congrégation pour la doctrine de la foi, Lettre aux évoques de l'Église catholique sur la collaboration de l'homme et de la femme dans l'Église et dans le monde, 31 mai 2004. lettre signée par le préfet et le secrétaire et approuvée par Jean Paul II. N° 1. 2) Xavier Thévenot, Compter sur Dieu. Études de théologie morale, Cerf, 1992, p. 94. 3) Et de manière caricaturale, pourrait-on ajouter. Ainsi pour résumer la théorie des genres, dont il est dit avec grande justesse qu'il s'agit d'une « question complexe (note 2) », notre cardinal résume cette « perspective anthropologique » : « Chaque personne pourrait ou devrait se déterminer selon son bon vouloir... » (C'est moi qui souligne.) A moins que je ne me trompe (c'est toujours possible) et que cette expression ne soit à lire dans la perspective thomiste de la « buona voluntas » (il est vrai que la lettre est destinée aux seuls évêques... mais rendue publique à tous...), le lecteur quidam que je suis ne peut qu'y discerner une connotation fortement péjorative qui méconnaît la
profondeur de certaines réflexions et la souffrance de certaines expériences ! Là encore, comme pour d'autres thématique et sans présomption aucune, mais simplement au nom du dialogue fraternel, Golias est prêt à donner à ceux et celles qui le souhaitent quelques indications bibliographiques... garantie non officielles il est vrai, mais portant peut-être le sceau de la brebis égarée que le pasteur recherche désespérément... Reste à savoir si Rome cherche ! 4) Cf. Jacques Briend, Dieu dans l'Écriture, Lectio Divina 150, Cerf 1992, chapitre IV, « La maternité de Dieu dans la Bible », p. 71 sv. 5) On ne savait pas qu'il existât une telle anthropologie... Du reste, en ces questions complexes, le singulier est toujours suspect (à noter l'intitulé de la lettre, lui aussi au singulier, qui permet de ne pas s'occuper du sort concret des femmes (personnes concrètes et plurielles) subissant encore la domination des hommes notamment dans l'Église) Quant à l'immutabilité... c'est oublier les évolutions de pensée sur le sujet y compris dans les textes magistériels ! 6) « La sexualité caractérise l'homme et la femme non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan psychologique et spirituel, marquant chacune de leurs expression. » Et notre cardinal préfet de commenter cette citation d'une autre Congrégation romaine : « Elle ne peut être réduite à un simple donné insignifiant. » Qui donc a écrit ou dit une telle chose ? 7) Cf. mon analyse (permettez que, comme le magistère, je me cite moi-même !) de Familiaris Cousortio 32, où ce double langage de l'ordre objectif de la nature et celui du sens par le langage se mêlent, mais c'est le premier qui dicte les conclusions. Cf. Bollettino délia Sociétà Letteraria, Verona, décembre 1996, pp. 16-17. Cf. sur les deux facettes du dernier document du Vatican sur les femmes, l'article de Sœur Joan Chittister dans le National Catholic Reporter du 13 août 2004. 8) La figure du « Serviteur » d'Isaïe intervient aussi pour conforter le caractère « masculin » du pôle divin du salut. 9) Je ne peux que vous recommander la lecture ou relecture des deux tomes de lésus Christ, l'unique médiateur, Desclée 1988 et 1991, coll Jésus et Jésus Christ 33 et 51. Le mécanisme de la déconversion du vocabulaire est analysé dans le tome I p. 59 et sv. J'assume la responsabilité de mon interprétation. 10) Je vous renvoie au très beau texte d'Emmanuel Mounier sur le conflit, édité au Seuil : L'affrontement chrétien. 11) Marie, l'Église : deux figures symbolisatrices du salut, thèse de doctorat encore inédite, Faculté de théologie de Lyon, 1987, p. 271.
inal Joseph Ratzin M^p apne remarque générale I d'abord : le sujet de I votre Lettre est « la col^L M laboration entre homme ^^■^^ et femme », collabora tion que vous souhaitez active. Or, signature et notes à l'appui, votre texte (co-signé par M8' Amato, secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, dont vous êtes vous-même le préfet) n'émane que de votre seule personne, avec l'ap probation du pape Jean Paul IL II y a là une distorsion par rapport à la prétendue collaboration que vous appelez de vos vœux, puisque vous ne donnez qu'un point de vue, celui d'hommes, sur le sujet. Quelles femmes ont-elles collaboré avec vous pour préparer et rédiger ce texte ? Quelles femmes ont-elles approfondi la question avec vous : théologiennes, biblistes, histo riennes, sociologues, psychologues, femmes politiques, femmes au foyer, mères de famille, mariées ou célibataires, religieuses... ? Surpre nant de la part de quelqu'un qui prône « des relations authentiques entre hommes et femmes » ! car vous évacuez toute parole des femmes et des féministes. Dès lors, peut-il y avoir « relation authentique » puis qu'il n'y a pas, au départ, de rela tion du tout ? c'est un monologue masculin que vous nous livrez. Cependant, vous proposez une ouverture à d'autres paroles que la vôtre en souhaitant que vos réflexions « soient un point de départ d'une démarche d'approfondissement au sein même de l'Eglise » et qu'elles permettent « d'instaurer un dialogue avec les hommes et les femmes de bonne volonté, dans la recherche de la vérité et en vue d'un engagement commun... », c'est pourquoi je me permets cette prise de parole pour commencer la collaboration active entre nous et entamer la relation.
Voici donc, mon point de vue de femme chrétienne et féministe non pour m'opposer à vous comme envers un ennemi ni un rival, mais pour ouvrir le dialogue et l'avenir. Mon propos n'est pas d'attaquer les hommes en tant que tels, mais de lutter contre le machisme, domina tion sociale (et ecclésiale) masculine sur les femmes. Je ne serai pas exhaustive sur le sujet : je repren drai le problème tel que vous le posez, puis ferai une remarque positive et deux remarques plus cri tiques concernant votre analyse anthropologique. Ceci m'amènera à considérez la place de la femme dans la société et dans l'Église comme vous le faites, abordant sur tout les conséquences théologiques et ecclésiales de votre analyse.
Le problème tel Que vous le posez Votre préoccupation semble bien plus le mariage et la famille que la situation des femmes : c'est votre droit, mais dans ce cas, il eût été nécessaire d'être plus précis ; votre Lettre aurait donc dû porter le titre « Sur le mariage » ou « Sur la famil le » et non « Sur la collaboration de l'homme et de la femme ». Vous considérez que cette cellule de base de la société qu'est la famille est en train de se déstructurer. Mais, au lieu d'analyser toutes les causes possibles de cette déstructuration sociale, vous en accusez unique ment les féministes. Il me semble toutefois que parmi les causes déstructurantes de la famille, il y en a qui sont évidentes pour tout le monde : se sont les guerres et les catastrophes. Parmi les catas trophes, on peut citer l'épidémie du VIH/sida qui sévit à grande échelle
M.
.era pour le souci « de la dignité de la femme » et « de son authentioue promotion dans la société et dans l'Église » dont vous témoignez dans votre « Lettre aux évêoues de l'Église catholioue », publiée le 27 juillet 2004. Toutefois, je me permets de vous faire remarquer Que vous manquez de rigueur sur certains points abordés et Que vous n'allez pas jusojj'au bout de votre argumentation dans cette Lettre.
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dans certains pays. Sur ce plan-là, je pense que les responsables de l'Eglise catholique empêchent celleci d'être « l'experte en humanité » qu'elle devrait être : interdire le pré servatif et même ne pas le conseiller, est criminel. Cela tue les personnes et décime les familles, africaines par exemple, bien plus que les féministes ! D'ailleurs, la façon dont vous parler des courants féministes laisse à sup poser que vous ne connaissez pas l'histoire de ces courants. D'abord, ils ne datent pas de « ces dernières années », mais d'au moins deux siècles en tant que mouvements structurés. S'il est vrai qu'à l'origine ces mouvements furent souvent virulents et revendicateurs, ce n'était pas par plaisir gratuit de s'opposer aux hommes. Le but des féministes est de dénoncer les inégalités entre les deux sexes et de favoriser une égalité de fait. En aucun cas, leur but n'est de « smsczter une attitude de contestation ». S'il y a contestation ce n'est pas le but premier mais ce n'est que la consé quence de la situation d'oppression, de subordination, d'infériorité dans laquelle les femmes ont été et sont 52 septembre/octobre 2004
encore placées, dans la quasi-totali té des sociétés (avec des avancées certaines dans les démocraties modernes sans toutefois atteindre la perfection en ce domaine), et ceci depuis que le monde est monde. Inféoder la moitié féminine de l'Humanité à l'autre moitié masculi ne est une injustice. Or, tôt ou tard, toute situation d'injustice, déclen che des révoltes, toute l'histoire de l'Humanité nous le montre et nous le voyons encore maintenant (terro risme, guerres civiles, conflits dans le monde du travail...) : la résolu tion non-violente des situations conflictuelles dues à des injustices n'en est encore qu'à ses premiers balbutiements tant dans les sociétés que dans les Églises. Ceci reprécisé, les féminismes contemporains ont, pour la plupart, dépassé ce stade revendicateur, agressif, regrettable sans doute mais inévitable face aux situations d'in justices premières. Les tendances des féministes actuelles seraient plutôt à la recherche d'un partena riat homme/femme plus constructif. C'est le cas, par exemple, pour citer des mouvements d'Église (parmi d'autres) qui travaillent en
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ce sens, de l'association française « Femmes et Hommes en Église » et de « Brothers and Sisters in Christ » (Basic), d'Irlande. Si vous aviez suivi de près les tra vaux et le « vivre ensemble » de ces associations, vous sauriez que : • la différence des sexes n'y est pas niée : il y s'agit bien des hommes et des femmes, pas d'un « troisième sexe » indifférencié ; • cependant, comme vous le souli gnez, la contingence biologique, celle des hommes comme celle des femmes, dans une culture humaine est appelée à être constamment dépassée, et notamment en toute vie chrétienne, par la spiritualité et l'amour. Aussi la question du genre n'est pas incongrue quand il s'agit de comprendre, tant du côté des hommes que des femmes, ce qui revient à la nature, au biologique, au terrestre non maîtrisé et ce qui revient au dépassement social, cul turel, religieux et spirituel. Les tra vaux sur le genre démontrent qu'en ce qui concerne « le masculin » et « le féminin », les rôles sociaux ont été calqués sur la différence biolo gique des sexes. La question philoso phique et, en ce qui nous concerne
Témoignage plus particulièrement, la question théologique est de savoir si « ce calque » est juste du point de vue humain et divin ? est-il un dépasse ment, une tension vers plus d'hu manisation ou reste-t-il répétition et enfermement stériles ? • les travaux de recherches fémi nistes sur la Bible ne consistent pas à critiquer les Écritures comme conduisant immanquablement à une culture machiste tirée d'une vision patriarcale de Dieu. Cela a pu se faire autrefois. Actuellement, la critique féministe porte unique ment sur le fait qu'une seule lecture, masculine, ait pu servir de base aux approches théologiques et relation nelles de Dieu. La Bible n'est donc pas remise en cause comme Parole divine appelant une réponse humai ne. Les travaux de certaines biblistes chrétiennes proposent des lectures féminines de la Bible, égale ment possibles : différence des approches s'il en est ! différence qu'il ne faut sans doute pas non plus majorer... Ces précisions me conduisent aux remarques suivantes sur la façon dont vous envisagez l'anthropologie biblique et sur la théologie, ecclésiale notamment, qui en découle.
L'anthropologie biblioue telle Que vous la présentez Bien que le vocabulaire conjugal soit très présent dans l'Ancien et le Nouveau Testament, il n'est pas le seul pour évoquer le mode relation nel. Rien n'autorise donc à n'envi sager l'Alliance entre Dieu et son peuple et l'histoire du salut que rat tachées à la seule symbolique matrimoniale époux/épouse. De même, le mariage n'est pas le seul mode de relation entre hommes et femmes, comme vous le soulignez vous-même. L'anthropologie biblique, présentée sur ce mode de la conjugalité a au moins le mérite d'être dans l'ouver ture positive : l'amour réciproque, comme il est vécu dans la mariage
(mais pas seulement !), nous fait
« sortir de la logique du péché » ainsi
que vous y exhortez et, je souligne, vous dites bien que du point de vue de Dieu « la sexualité est bonne » mais qu'elle peut être « altérée » quand elle n'est pas vécue dans le don réciproque. Puisque vous tenez à cette lecture biblique selon l'angle matrimonial, je vous la concède. Pris sous cet angle, le mystère de la relation Dieu/Humanité comme de la rela tion masculin/féminin, époux/ épouse, n'est-il pas qu'il y ait à la fois « différence » et « ressemblan ce » ? Ma première critique porte donc sur le fait que vous privilé giez, dans votre lecture anthropolo gique, « la différence » au détriment de « la ressemblance ». Je com prends que votre intention est de redresser la barre vis-à-vis des conceptions qui prennent unique ment en compte « la ressemblance » au point de gommer les différences. Cependant, vous redressez telle ment cette barre, que le bateau penche trop du côté inverse, vous avez tendance à gommer ce qui rend hommes et femmes « des sem blables, à l'image de Dieu ».
Donc, vous décrivez et magnifiez à l'envie ce que vous pensez être la différence des femmes. Je dis quand même : attention ! c'est votre parole d'homme sur les femmes ! Il fau drait faire la part de l'imaginaire et du réel dans cet « encensement » et donner la parole aux femmes (tenant compte également de la part d'imaginaire et du réel dans leurs dires), d'autant que je ne suis pas sûre, vu votre état de vie conti nente et célibataire et votre entou rage en majorité masculin, que vous soyez le mieux placé pour parler du « féminin ». « Pour sortir du piège de la lutte des sexes », il faut donc que l'un et l'autre sexe ait la parole pour se dire lui-même, avant d'oser parler du « comment » chacun-e ressent l'autre, de l'extérieur et de l'inté rieur. Pour qu'il puisse y avoir un « nous », c'est-à-dire collaboration, partenariat, il est nécessaire de pas ser par cette complexité/complicitélà. Or, je constate que non seule
ment vous parlez « à la place des femmes » mais aussi que vous « oubliez » de parler des hommes. Voici, donc que j'exprime un sou hait : j'aurais aimé voir développer avec autant d'ampleur et de brio les qualités et valeurs masculines que vous l'avez fait pour les qualités et valeurs féminines. En effet, j'ai bien une « petite idée » de ce qu'est « la masculinité », pour côtoyer quoti diennement des hommes, ne seraitce que mon mari, mais aussi parce que, comme toute femme (à des degrés divers selon chacune), j'ai appris à vivre la part de « masculin » qui est en moi, bisexualité constitu tive de tout être humain oblige. Ma deuxième critique est d'ordre logique. Vous vous contredisez en portant le discrédit sur les travaux des féministes concernant le genre, car par ailleurs vous arrivez aux mêmes conclusions qu'elles, tout en vous en défendant. Selon vous, la notion de genre (dimension cultu relle construite du masculin et du féminin) est majorée au détriment de la différence des sexes (aspects biologiques et psychologiques qui caractérisent les hommes et les femmes). Pourtant, vous définissez aussi « le féminin » (toujours exit « le masculin ») comme identité et comme rôle socialement marqués. Vous dites que les valeurs féminines sont résumées dans « la capacité de la femme à être pour l'autre ». Sa capaci
té physique de donner la vie (voilà pour le biologique : anatomie, phy siologie) lui confère « par intuition... un plus grand sens des valeurs de la vie et des responsabilités qu'elle comporte... le sens et le respect des choses concrètes... une aptitude à faire face à l'adversité, à garder le sens de l'ave
nir. .. » (voilà pour le psychologique) : d'où son « génie » (Jean Paul II) à s'occuper de l'autre, à l'éveiller, à le faire croître, à le protéger, bref à le respecter et à l'aimer, en un mot à « l'humaniser ». Voilà pour la dimension culturelle car cela revient à dire que la nature biologique de la femme construit son identité psy chologique et relationnelle : or, qu'est le relationnel sinon du social ? C'est exactement, ce que disent les féministes : les femmes n'ont pas à
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L'AVENTURE CHRÉTIENNE être repoussées du côté de « la natu re » (biologie), ce qui les différencie rait des hommes ( ?), car elles se situent du côté de « la culture » (relationnel, humanisation). Vous vous piégez donc vous-même en voulant mettre l'accent sur les différences sexuelles : si la femme est « l'avenir de l'homme » comme dit la chanson (Aragon) et comme vous le dites vous-même, si elle humani se le masculin (serait-il donc, lui, du côté de la nature à dépasser ?), elle le rend semblable et lui révèle sa propre « capacité à être pour l'au tre ». Vous l'affirmez, d'ailleurs, pour ce qui est du couple humain, je vous cite : « Dans "l'unité des deux", l'homme et la femme sont appe lés depuis le commencement non seule ment à exister "l'un à côté de l'autre" ou bien "ensemble", mais aussi à exis ter réciproquement "l'un pour l'autre"... » et plus loin, vous ajou tez : « ... en dernière analyse, tout être humain, homme et femme, est destiné à être "pour l'autre". Dans cette perspec tive, ce que l'on nomme "féminité" est plus qu'un simple attribut du sexe féminin. Le mot désigne en effet la capacité fondamentalement humaine de vivre pour l'autre et grâce à lui. » Si chaque être humain doit assumer « sa capacité à être pour l'autre » autrement dit « sa féminité », où sont passées les différences sexuelles soi-disant essentielles (ontologie) ? D'autant, encore une fois, que vous occultez (gommez ?) la différence « masculine ». Ce qui devient le plus important, à vos yeux, c'est bien la ressemblance humaine des sexes. Philosophique ment parlant, nous ne sommes plus dans l'ontologie mais dans l'existen tiel : l'humanisation par la femme est en devenir, donc s'inscrit dans une histoire relationnelle (et La Bible ne dit pas autre chose quand il s'agit des relations Dieu/Huma nité). Serait-ce donc que « les récits de la création » au livre de la Genèse aux chapitres 1 et 2, ne décrivent pas tant une origine duelle perdue qu'un avenir qui se construit avec plus de complexité « féminine » (relationnelle) que vous ne voulez l'admettre ? Vos concep 54 septembre/octobre 2004
tions théologiques risqueraient-elles d'en être perturbées et de devenir « trop évangéliques »... ?
Place de la femme dans la société et dans l'Église Je laisse de côté ce qui concerne directement la sexualité (hétéro sexualité ou homosexualité) car je pense que cela relève de la conscien ce et de l'intimité de chacun et de chacune ; d'un point de vue pasto ral, il me semble préférable de don ner juste cette piste : à chaque per sonne, à chaque couple de se poser la question si ses relations sexuelles s'inscrivent dans la ligne de l'amour réciproque, c'est-à-dire « dans la capacité d'être l'un pour l'autre ». Le reste ne nous regarde pas. Du point de vue de la société, je soulignerai que les valeurs fémi nines et « la capacité d'être pour l'autre » ne s'exerce pas que dans la famille car la famille n'est qu'une cellule sociale parmi d'autres, même si elle reste chronologique ment parlant la première où l'amour réciproque s'apprend et s'expérimente : les lieux de forma tion, de travail, de loisirs... sont aussi des lieux d'humanisation pos sible où la femme peut avoir sa place et son rôle à jouer. Aucune rai son donc, de cantonner la femme « à la maison », en tant que mère et éducatrice des enfants, voire domestique de la maisonnée. Au fond, sur ce point : pas de désaccord entre nous. Cependant, j'ajoute qu'il y a une question de bon sens à ne pas situer le rôle social de la femme uniquement sur le mode du dévouement car pour pouvoir don ner, il faut d'abord recevoir ; pour développer « sa capacité à être pour l'autre », il est nécessaire d'avoir un équilibre personnel : se découvrir soi-même, vivre des moments à soi pour s'épanouir, se former, se repo ser, diversifier ses activités, au risque sinon, de s'étioler et de perdre la capacité d'aimer... Ceci n'est pas une question d'égoïsme,
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c'est une question de psychologie élémentaire. Parole de féministe, mais parole humaine avant tout : équilibre que chaque femme doit trouver entre le « pour elle-même » et le « pour l'autre ». Si le « pour elle-même » est le travail, il n'y a pas, là, rivalité avec les hommes, mais justice pour la femme et, bien souvent, bienfait pour la société : comme vous le dites « collaboration et humanisation ». Mais, l'équilibre entre famille et travail ne se pose pas que pour la femme, il se pose aussi pour l'homme : c'est donc un problème de couple. « La capacité d'être pour l'autre » que possède aussi l'homme n'a aucune raison de s'exercer uniquement au travail et pas dans la famille. Les seuls moments (temps relativement court par rapport à toute une vie) où la femme sera plus nécessairement liée à la famille, c'est quand elle donne naissance et quand ses enfants sont en bas-âge. Mais, même à ces moments, l'homme est également impliqué dans la vie de la famille, lui aussi donnant la vie aux enfants, et capable de les éveiller, les faire croître, les proté ger, les respecter, les aimer. J'ai donné, ci-dessus, seulement quelques pistes en poussant au maximum les exigences de la femme mais aussi de l'homme dans leur capacité potentielle d'aimer à travers la vie familiale et sociale. Je termine par la question de la place de la femme dans l'Église et là, je m'ins cris en faux contre les conclusions que vous tirez de votre approche théologique. Toujours accroché à la symbolique de l'Alliance Dieu/ Humanité vécue comme une alliance conjugale, vous tentez de justifier « les rôles respectifs de la femme et de l'homme dans l'Église ». Voyons de près la pertinence de votre propos. Vous dites : de même que dans l'Ancien testament, le peuple d'Israël est l'Épouse qui reçoit l'amour de Yahvé son Époux, dans le Nouveau Testament l'Église est souvent comparée à l'Épouse du Christ. L'identité ecclésiale serait dès lors à comprendre comme une identité « féminine mystique » et son rôle principal serait de signifier
Témoignage te, à l'accueil, à l'humilité, à la fidélité, à la louange et à l'attente » pour ajou ter que ces attitudes sont le fait « de tout baptisé » : où est la différence des sexes que vous préconisiez au départ ? Le baptême chrétien n'est pas sexué. • « la capacité à être pour l'autre »
qu'ayant reçu le don de Dieu (par l'amour plénier du Christ), elle est d'abord une communauté qui répond à l'initiative divine par l'écoute et l'accueil de Sa Parole. Et vous en concluez : « À cet égard, la figure de Marie constitue, dans l'Église, la référence fondamentale. En utilisant une métaphore, on pourrait dire que Marie présente à l'Église le miroir où cette dernière est invitée à reconnaître son identité et les dispositions de son cœur, les attitudes et les gestes que Dieu attend d'elle. » De cette méta phore (qui court le danger d'être de l'imaginaire : n'employez-vous pas le mot « miroir » ?), vous insinuez quel devrait être le rôle des femmes dans l'Église : écoute, accueil... Mais, n'est-ce pas, là, à partir d'une identité, créer un rôle ? façonner un genre (dimension culturelle du fémi nin en Église) à partir du sexe ? Et puis, voilà donc, ce « féminin » bien mis à l'honneur tout à coup : cela ne cacherait-il pas un piège séducteur après tant de dénigrement, au sein de l'Église catholique ? Alors, « le masculin en Église » qu'en est-il ? Par je ne sais quel tour de passepasse, le voici (enfin !) qu'il sort de
votre chapeau de magicien : l'Époux, c'est le Christ, « le Serviteur souffrant ». À partir de là, vous qui vouliez bien marquer la différence des sexes (et des rôles), vous nagez en pleine confusion, preuve que l'on est en plein jeu de « miroir » imaginaire et séducteur sur fond d'inceste : le Christ a engendré l'Église et, en même temps, Il est son Époux !... l'Époux est le Fils de la Mère des croyants, autrement dit l'Époux de ses frères et sœurs !... Marie est le modèle de l'Épouse/ Mère de Dieu !... Par ailleurs, d'autres questions se posent : • si Jésus-Christ est le Serviteur souffrant, Marie ne fut-elle pas Servante souffrante (mater dolorosa) ? Quelle différence d'attitudes peuton tirer de la différence des sexes de Jésus et de Marie ? Tout/e chré tien/ne n'est-il/elle pas appelé/e à suivre le Christ jusqu'au bout de l'amour, ce qui peut impliquer ser vice souffrant et mort, réalités qui ne sont pas sexuées ? • vous dites : « la féminité en référen ce à Marie » est « disponibilité à l'écou
qu'est-ce ? sinon « être au service de l'autre » ? Vous dites vous-même que, ce vers quoi doit tendre tout être humain, c'est dépasser ses contingences biologiques et ter restres pour entrer dans une commu nion spirituelle par le don total aux autres. On peut le dire autrement : l'humanité en passant de la nature à la culture, s'humanise et, au-delà, est divinisée. En termes chrétiens, cela suppose un passage obligé par l'Évangile et le Christ. En quoi peuton en déduire des différences de rôles d'évangélisation à partir du sexe ? Car si Jésus avait un sexe, le Christ n'en a pas. L'évangélisation n'est pas sexuée. Sur ce dernier point, vous ne pouvez bien évidemment que ré-énoncer une interdiction arbi traire : « Le sacerdoce ministériel est essentiellement réservé aux hommes » (article 1024 du droit canon), sans le justifier. En effet, vous avez sapé à la base votre propre tentative de justi fier, par la différence des sexes, cette interdiction. Le sacerdoce ministériel articulé au sacerdoce universel des baptisé/e/s, lui-même articulé au Sacerdoce du Christ, en tant que service « pour les autres », par l'an nonce de l'Évangile, ne s'accommo de finalement pas plus d'une diffé renciation des sexes que de celle des genres, porteurs d'une dualité outrancière qui risque de faire retomber dans la confusion. J'espère, pour ma part, vivre un ministère renouvelé comme symbo le d'une communion à venir, récapi tulant le mystère humain/divin dans une complexité, riche et fragile à la fois, créatrice de « toutes choses nouvelles ».
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Geneviève Beney, ordonnée diacre de l'Eglise catholique romaine, le 26 juin 2004
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LAVENTURE CHRETIENNE
'Humanité
le XX près le grand succès du universitaire qui s'est tenu à Lyon en novembre 2000 Dour marquer le cente naire de la naissance de Marcel Légaut, l'association culturelle M. Légaut a décidé d'organiser une autre manifestation d'envergure les 12, 13 et 14 novembre 2004, à l'ab baye de Saint-Jacut-de-la-Mer (Côtes-d'Armor).
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Un itinéraire d'exception
.arcel Légaut (1900-1990) n'est sans doute pas un inconnu pour beaucoup de lecteurs de « Golias ». Homme de foi à la parole libre, il est un de ces pionniers oui apparaissent comme des phares pour les temps oui viennent... 56 septembre/octobre 2004
Normalien, universitaire et mathé maticien de formation, professeur d'université à Rennes puis à Lyon, il anime d'abord nombreux groupes spirituels dans le monde universi taire, dans une période de sa vie marquée par des rencontres déci sives : celles du père Portai, de Gabriel Marcel, de Teilhard de Chardin, d'Edouard Le Roy... L'expérience de la guerre va le mar quer profondément : elle lui montre combien les intellectuels, comme lui, peuvent être désarmés quand ils sont confrontés aux réalités cruelles de la vie. À quarante ans, l'appel à l'intériorité et à la vie spirituelle pousse Marcel Légaut à abandonner la vie protégée de l'universitaire. Il se marie et le couple décide de vivre l'existence de paysans montagnards dans une ferme isolée du HautDiois. Marcel Légaut joint alors à ses tâches de cultivateur et de ber ger celle de père de famille (sa femme et lui auront six enfants), poursuivant une activité spirituelle exigeante, parfois avec des amis dans son hameau des Granges. Après vingt années de fidélité silen cieuse, Marcel Légaut perçoit la nécessité de dire ce qu'il vit et d'en
Golias magazine n° !
témoigner : alors va se développer son œuvre qui reflète l'itinéraire atypique d'un homme libre. Après Travail de la foi (1962), Marcel Légaut entreprend la rédaction de deux ouvrages qui vont connaître un grand succès : L'homme à la recherche de son humanité (1971), Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christianisme (1979). D'autres ouvrages suivront, parmi lesquels : Mutation de l'Église et conversion per sonnelle (1975), Patience et passion d'un croyant (1978, troisième édition en avril 2000), Devenir soi (1980, réédité en 1998). À partir de 1970, Marcel Légaut devient itinérant, appelé par les nombreux groupes de lecteurs qui se forment non seulement en France mais aussi en Belgique, en Suisse, en Espagne, en Allemagne et jus qu'au Québec. L'été, il séjourne à Mirmande, village de la Drôme, où, avec ses amis, il a acheté une vaste maison pour en faire un lieu d'ac cueil, de réflexion, d'échanges. Les groupes continuent de s'y succéder actuellement. C'est là qu'est le siège de l'association culturelle qui porte aujourd'hui son nom.
Une démarche toujours actuelle La démarche intérieure de Marcel Légaut n'a rien perdu de son actua lité et peu, aujourd'hui comme hier, inspirer celles et ceux qui sont en recherche exigeante et authentique de leur propre humanité. Ce n'est pas d'abord dans la maté rialité des événements de sa vie qu'on découvrira la valeur de son message, encore que les choix qu'il fit au cours de sa longue existence révèlent une profonde fidélité aux
Figure
ColloQue Marcel Légaut 12, 13, 14 novembre 2004 Le premier colloQue (en 2000), de style universitaire, visait d'abord à rassembler une somme de connaissances sur Marcel Légaut et son œuvre. Le prochain voudrait montrer l'actualité de la démarche spirituelle de cet homme, enracinée dans la prise au sérieux de son humanité au cœur du Quotidien Cette rencontre s'attachera aussi à poursuivre et à creuser les intuitions de Marcel Légaut concernant la foi en soi, la foi en l'autre, la foi en Dieu, la foi en Jésus. Interventions et
exigences intimes de sa conscience. C'est surtout par la manière dont il a joué sa vie d'homme, enracinée dans le quotidien le plus ordinaire et inspirée à longueur de jours par sa quête de l'Essentiel, qu'il s'est révélé un témoin exemplaire de l'ac complissement humain. C'est aussi par la façon dont il n'a cessé de pen ser son existence pour lui découvrir son sens, loin des fioritures et des inflations verbales, qu'il est devenu un véritable éveilleur d'intériorité. En parcourant son itinéraire per sonnel et en se rappelant, chemin faisant, grâce à ses écrit, les valeurs intimes qui l'ont animé, les étapes qu'il a franchies, les crises qu'il a traversées, les choix auxquels il a été acculé par fidélité à lui-même, la maturation qui s'est opérée peu à peu en ses profondeurs, on com prendra mieux sa propre démarche spirituelle : démarche existentielle qui appelle l'être humain à prendre sa vie en mains à ses risques et périls et à poursuivre indéfiniment sa quête intérieure d'humanisation, inspirée, soutenue et dynamisée par le grand devancier que fut Jésus de Nazareth et vécue, durant soixante-dix ans, dans le compa gnonnage fraternel d'autres cher cheurs de sens et de Dieu, au sein de son Église qu'il a portée doulou reusement (« ma mère et ma croix ») mais dans l'espérance. Marcel Légaut, homme de foi à la parole libre, est un de ces pionniers qui apparaissent comme des phares pour les temps qui viennent... Le choix des textes qui suivent en sont la parfaite illustration. Jacques Musset
témoignages s'y emploieront. Enfin, le colloQue souhaite favoriser le développement du réseau international des groupes et personnes intéressées par le message d'avantgarde de Marcel Légaut. Quatre grandes interventions seront au cœur du colloQue : « Cet homme-là était un chrétien » par Thérèse de Scott ; « Foi en l'homme, foi en Dieu », par Raymond Bourrât ; « Marcel Légaut et Jean Sulivan, deux témoins de l'exode » par |ean Lemonnier ; « L'homme à la recherche de sa divinité » par Bernard Feillet. □
Pour tous renseignements
Abbaye, Saint-)acut-de-la-Mer 22750 Téléphone : 02 96 27 71 19 Site : www.abbaj/e-st-jacut.com Golias magazine n° 98
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L'AVENTURE CHRETIENNE
IVlarcel Légaut ou la passion de l'essentiel C'est debout, le 6 novembre 1990, entre une ses sion qu'il venait d'animer à Sion (Suisse) et une autre à Marseille que Marcel Légaut a été terras sé alors qu'il se rendait chez des amis de longue date, en Avignon. À 90 ans, il tombe au champ d'honneur de l'ac tion, une action toute spirituelle puisqu'elle rece vait de la communication directe par la parole et du patient labeur de l'écriture la double impul sion qui lui permettait de partager en profon deur son expérience d'homme et de croyant. Marcel Légaut se disait volontiers « fils de son œuvre », elle-même fruit de sa vie. Son itinéraire a été singulier, sa vie entière, celle d'un laïc chré tien, jeune professeur à la faculté des sciences de Nancy puis de Rennes, il rassemble, sous l'in fluence du lazariste F. Portai, des groupes de vie évangélique dans les milieux de l'enseignement public. En 1940, s'étant marié, il se fait paysan et berger dans le Haut-Diois et abandonne bientôt sa chaire d'enseignant. Après vingt ans de retrait et de jachère intellec tuelle, il se remet à l'écriture. Il parle à ses amis — qui le rejoignent chaque année aux Granges de Lesches — de sa vie d'homme, d'époux et de père, de sa foi de chrétien, de son Église. On connaît le reste : la publication, à l'âge de soixan te-dix ans, d'un maître-livre, L'homme à la recherche de son humanité et Introduction à l'intelli gence du passé et de l'avenir du christianisme. Il allait au tout-venant. Il se disait presque mar ginal dans l'Église (le pensait-il vraiment ?). Il se voulait fidèle mais libre. Il avait la passion de l'essentiel, le génie de la profondeur, le sens des complexités. Par un travail de pensée incessant, conscient des exigences critiques de la moderni té, il scrutait le discours chrétien, dans un souci d'authenticité et de rigueur, digne du spirituel et du scientifique qu'il était tout ensemble. Il tentait d'analyser, de décrire et ainsi de décou vrir, par une démarche unique en son genre, « ce que Jésus avait vécu quand il était avec les siens ». Par cette voie aussi il faisait une approche exis tentielle de l'appel et de l'action de Dieu dans sa propre vie. Son souci d'authenticité et de rigueur, digne du spirituel et du scientifique qu'il était tout ensemble.
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Il tentait d'analyser, de décrire et ainsi de décou vrir, par une démarche unique en son genre, « ce que Jésus avait vécu quand il était avec les siens ». Par cette voie aussi il faisait une approche exis tentielle de l'appel et de l'action de Dieu dans sa propre vie. Son souci questionnant était tenace, toujours insatisfait, toujours attiré par l'inépui sable du mystère. Sa mission trouvait sa joie dans cette recherche. Ce qui était à comprendre de la mission propre de l'Église elle-même avait son nœud d'explica tion, jugeait-il, dans les premiers temps aposto liques. Alors, les disciples de Jésus, plongés dans le désarroi par la mort de leur maître et, plus tard, par la ruine du Temple et par leur éjection hors de la synagogue, s'étaient trouvés acculés à entrer plus avant dans l'intelligence de celui qu'était réellement Jésus et à vivre d'une maniè re nouvelle en communauté de foi. Marcel Légaut avait conscience de ses limites, notamment en matière d'exégèse. « Je me vois, écrivait-il à la fin, comme un arbre sauvage et suis tout étonné d'avoir été malgré cela assez loin sur des chemins que les plus avancés des chercheurs cultivés ont fréquentés dans le passé. » Aujourd'hui déjà, son œuvre dépasse les fron tières géographiques et confessionnelles. Elle s'adresse en premier à l'Occident sécularisé. Exigeant, elle l'est, certes, car elle met en chemin tout vrai lecteur. Elle l'invite à découvrir pour lui-même le sens de sa propre vie, en devenant soi. Elle le sollicite à entrer autant qu'il lui est demandé et qu'il le peut, dans la voie du dis ciple de Jésus. Au prix de ces conversions personnelles, où la vie spirituelle et le travail d'intelligence ont une part essentielle, des croyants, par leurs initia tives, aideront leur Église afin qu'elle réponde à sa mission en ces temps qui, comme tous les temps, sont difficiles. Telle était, l'espérance de Marcel Légaut, bien plus que son espoir. Ce grand croyant ne nous a pas quittés. Il marche en avant de nous. Thérèse De Scott (Article écrit au lendemain de la mort de Marcel Légaut)
Figure Extraits
Tout me destinait à cette recherche Réfléchir sur sa vie après voir été suffisamment vrai, mettre au clair pour soi sa méditation après l'avoir décantée autant que possible de toute affectivité — la vieillesse y aide avec toutes les distances et les dépouillements qu'elle impose —, telle est l'activité, lorsqu'elle lui est encore possible, qui vient générale ment solliciter l'adulte quand il a réussi, à travers son histoire, à deve nir plus homme et davantage luimême. Alors ce passé repensé par lui devient sien d'une nouvelle manière. Une ligne fondamentale s'en dégage. Une sagesse s'y révèle. Celle-ci n'est pas seulement d'un temps et d'un lieu. Elle ne supporte pas d'être enfermée ni épuisée par aucune doctrine. Elle est autre qu'un savoir. Elle fait corps avec lui. Elle rayonne d'autorité et donne autorité à tout ce qui tente de la communi quer en la proposant dans la précari té et l'absence de toute puissance. La mort ne viendra pas abroger cette sagesse car elle subsistera dans le souvenir qui s'en trouvera vivifié — qu'on conservera de cet homme. Ce n'est pas une petite aventure que de naître avec un siècle où ont été mises en question les bases mêmes sur lesquelles jusqu'à maintenant les hommes avaient donné sens à leurs jours et construit vaille que vaille leur vie. Héritière plus qu'elle ne saurait le dire de la religiosité viscérale aussi obscure qu'indéraci nable d'un passé immémorial, ma génération, moulée plus encore que formée par une société dont les mœurs et coutumes, au temps de ma jeunesse, étaient encore forte ment conditionnés par le christia nisme, a été entraînée par un mou vement de fond non étranger à quelque maturation difficile à concevoir, vers un avenir qui ne supporte pas qu'on lui assigne ni bornes ni balises, tant il paraît devoir être d'une dimension autre que tout ce dont il provient et à quoi il succède.
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J'ai connu ainsi au long de ma vie, une évolution qui, tout en dépen dant de moi, car elle m'est person nelle au point d'en être singulière, me déborde de toutes parts. Fortement marquée au départ par ma souche, le lieu et le temps de ma naissance, ma première éducation, cette évolution m'a conduit a assimi ler, de façon à en nourrir réellement ma foi de jeune chrétien et non pas à l'en protéger, les connaissances com munément acquises dans mon milieu. Elle m'a permis d'entrer davantage dans l'intelligence de la condition de l'homme en prise avec son propre mystère et avec un Monde dont les dimensions, à mesure qu'il les découvre, confon dent l'esprit. J'ai été affronté à des questions qui n'étaient même pas concevables jadis, qui mettent en cause les idées de toujours, les plus généralement admises, et que la reli gion telle qu'elle a été jusqu'à pré sent pratiquée n'a cessé de soutenir de son autorité. Ces problèmes par les approches de solution qu'ils sus citent et les doutes que simultané ment ils font naître ne conduisent-ils pas jusqu'à mettre en cause parfois des évidences que tout homme « de bon sens » spontanément partage, sur lesquelles s'appuie toute doctri ne, et qui semblent s'imposer inéluc tablement à la raison ?
Recherches sans fin où alternent en s'épaulant et en se provoquant les activités de création et de critique, menées fatalement aux risques et périls de celui qui s'y engage et qui doit nécessairement s'y livrer à fond pour qu'elles ne soient pas condam nées à rester illusoires. Si le croyant en a fait sa plus haute passion et le centre de sa vie, elles seront suscep tibles, vu leur objet et la liberté qu'elles requièrent, d'ébranler dure ment sa foi par le développement de leurs conséquences, mais aussi, s'il les mène à bien, d'enraciner profon dément celle-ci comme rien d'autre. J'ai été ce croyant. Tout me destinait à cette recherche : mon époque, à la suite des effervescences intellec tuelles et spirituelles du début du siècle, bien que beaucoup de mon âge semblent leur être restés étran gers, surtout les influences qui s'exercèrent sur moi à l'heure de l'éveil de l'esprit, influences toutes chaudes encore de vies qui, dans l'Église, pour cette recherche avaient souffert de l'Église ; mon tempéra ment qui dès ma jeunesse se mani festa dans mes études jusqu'à les polariser trop tôt dans des domaines trop étroits, enfin je ne sais quoi qui m'accompagna toute la vie.
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Vie spirituelle et Modernité, pp. 182-184, Editions Centurion septembre/octobre 2004
L'AVENTURE CHRÉTIENNE
Jésus Toute ma vie, j'ai cherché à connaître Jésus, à l'atteindre. On m'a parlé de lui et j'ai essayé de le comprendre, d'entrer ians son intelligence à la lumière de l'expérience de ma vie. J'ai été ému et attiré par l'image que j'avais de lui. C'est ainsi que j'ai été conduit à une compréhension intime de Jésus qui est communion de mon être à son être. Jésus ne peut pas être compris indépendamment de la vie qu'il a menée avec ses disciples. Si Jésus a formé ses disciples, ceux-ci l'ont formé aussi par tout ce qu'il a relu d'eux. Jésus est fils de l'homme par sa race, mais aussi par la communauté fraternelle où il a vécu quelques mois. Né de Marie, élevé par sa famille et son village, instruit par toutes les rencontres qu'il a faites, en particulier celle de Jean Baptiste, révélé à soi par l'amour que lui a témoigné Marie Madeleine et auquel il a correspondu, par ce qu'il a dit à la Samaritaine, voyant s'étendre sa mission grâce à la Cananéenne, il a reçu de tous ceux qui lui manifestaient leur foi mais aussi de tous ceux qui s'opposaient à lui. En même temps, il prenait conscience de devenir lui-même sous l'action de Dieu et sa communion avec Lui grandissait. Dieu était son père comme nul n'avait osé le penser pur soi avant lui. La profondeur d'humanité que Jésus a atteinte pendant sa vie d'homme, et dont je fais l'approche à travers ma propre profondeur, le caractère universel de son message, qui transparaît à travers les évangiles lus à la lumière de ma vie spirituelle personnelle, me permettent d'entrevoir ce qu'on appelle sa « divinité » : Jésus est, en quelque manière, au-delà de l'humain. L'intelligence que l'on peut atteindre de lui à partir de son humanité, jointe à l'espérance fondamentale qui habite l'homme, dont le goût de vivre est la première manifestation sensible, nous préparent à la foi en lui et nous y conduisent si on y correspond. Patience et passion d'un croyant, pp. 83-84, Éditions du Cerf
Prière d'homme M parole auf se force de dive exactement ce eue | atteins de Dieu
adressant à moi-même recueillement *dans me \e tiens devant Dreu. "e, le sépare de mon Ce oue l'aspire à être
dans la lucidité
eSl 'a,Setn^e de .'nomme
rsoaSpoutD.eu. 50 septembre/octobre 2004
Golias magazine n°
L'adressant à Dieu dans l'adoration ••entre en ma présence. Autant «il "Vest donn*. cuand je me parle a.ns.. nieu m'écoute auand fe m'écoute a.nsi Dieu me par\e. Prière d'homme, pp. 31-32, Éditions 1984
Figure
Devenir disciple À mesure qu'on entre dans l'intelli gence de ce que Jésus a vécu et qu'on y correspond soi-même dans sa propre vie, on entrevoit en lui l'annonce de toutes les exigences intimes que les hommes ont pro gressivement découvertes en eux et l'amorce de tout ce qu'ils ont désiré du meilleur d'eux-mêmes au cours de siècles. La vie humaine de Jésus, si brève pourtant, est comme le signe de la grandeur en puissance dans chaque homme. Elle en est le sacrement qui donne lumière et force pour y tendre. Dans sa singu larité exceptionnelle, elle relève de l'universel, bien que Jésus, homme d'un temps et d'un lieu, mort jeune, ne se soit pas dégagé complètement des préoccupations et des perspec tives de son temps. En lui, on entrevoit, indissoluble ment, une stabilité personnelle, une conscience de sa mission, une com munion et comme une familiarité avec Dieu plus qu'humaines, telle ment elles se révèlent exception nelles dans le peu qu'on est capable d'en saisir, elles ne peuvent prove nir que d'une conscience de soi et d'une proximité de Dieu sans com paraison avec ce que permettent les activités communes qui restent à l'initiative de chacun. Inséparablement, l'intelligence croissante de ce que Jésus fut dans son humanité et de ce que Ton peut devenir pas à pas à sa suite grâce à ce qu'il devient pour soi, sont che minement vers Dieu. Cette intelli gence et cette progression condui sent à se hisser comme hors du temps, à se rendre Dieu présent comme si l'invisible devenait visible et que l'inconcevable pointait à l'ho rizon de l'esprit. Vivre ainsi de Jésus comme de la présence de celui qui est aimé, dont la pensée accompagne toujours et qui est l'unique recours au cœur de la sollicitude personnelle. Vivre de son souvenir, sous-jacent à tous les instants, jaillissant en toute occasion, sans cesse en gestation de quelque vue neuve sur ce qui s'est
réellement passé de son temps, grâce à une intelligence plus pro fonde et plus ouverte, plus vive à certaines heures, de passages de l'É vangile, intelligence aidée indirecte ment par une compréhension plus poussée et plus réaliste de leur éla boration, à la fois si fervente et si complexe, de leur transmission dans l'extrême précarité, réussie envers et contre tout. Vivre de sa présence qui, à l'heure voulue, inspire à chacun la manière particulière de se comporter, celle qu'on doit inventer pour soi-même, afin non seulement de bien corres pondre aux événements et aux situations, mais aussi, dans une cer taine mesure, de les susciter indirec tement en s'y préparant obscuré ment par la fidélité : la prière en acte, née de l'être et l'engendrant, provoquant le chemin et donnant la force de le suivre. S'inspirer de ce que, au loin et globalement, on entrevoit de la vie intime de Jésus, pour, en le transposant, orienter, coordonner et unifier, dans la mesu re où cela relève de son initiative propre, ce qui s'amorce en soi et émerge de soi. Atteindre ainsi le
sens de sa vie, unique et nécessaire. Se percevoir au niveau de l'existen ce, se découvrir dans la durée et la consistance, dans l'approche exis tentielle de l'être qu'on devient. Atteindre en Jésus une réalité essen tielle qui n'est pas tout autre que ce qu'on est soi-même, parce qu'elle aide à la prise de conscience des exi gences radicales qui s'imposent inti mement et qu'elle permet d'y cor respondre, et pourtant réalité autre encore par sa plénitude inaccessible montrant combien elle n'est pas du même ordre. Approcher ainsi Dieu en Jésus, sans faire de l'homme qu'il fût un Dieu, mais en le pressentant tellement de Dieu qu'il en est de son vivant comme l'image humaine historique, accessible et visible, et qu'il peut être lui aussi en toute vérité l'objet de l'adoration sans qu'on cède en rien à l'idolâtrie ; d'une adoration qui, par tant de lui et à travers lui, s'élève audelà de lui vers l'éternel, le radicale ment autre, l'inconcevable. Mutation de l'Église, pp. 189-191, Éditions Aubier
Mutation l'inertie de leur établissement et du formalisme de leurs pratiques, Quelle mutation attend demain les religions afin que, en raison de elles ne soient pas mises en faillite chez l'homme devant ses exigences spi rituelles croissantes ! Ces exigences dont cependant au départ elles auront indirectement et à vrai dire inconsciemment favorisé la naissance et les premiers progrès. Autrement, comment ne seraient-elles pas rejetées, n'ayant plus raison d'être, voire même étant devenues un obstacle à l'œuvre dont, pourtant à l'origine, elle furent autant qu'il se pouvait les artisans nécessaires. De pareilles perspectives ne sont pas sans avoir visité et inquiété le croyant que je suis. Je ne les ai pas écartées, instinctivement pour mieux m'en défendre. Au contraire, toutes cruelles qu'elles me sont à constater, je me suis appliqué à mieux les sonder pour m'efforcer de mieux y correspondre et être un bon ouvrier de l'avenir. Elles m'entraînent sur un chemin qui promet de me conduire plus loin qu'au début j'aurais accepté de l'envisager, là où seule la foi, affrontée à l'impossible peut subsister dans sa nudité sans recours ; la nudité d'une vie totalement consacrée à la fidélité sans limite et en conséquence, par structure, sacrifiée. Vie spirituelle et modernité, p. 120. Golias magazine n°
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I acQues Musset a connu Marcel Légaut dans les derniers jours du mois de juin 1971. II s'en souvient comme si c'était hier. Cette première rencontre, prélude à beaucoup d'autres qui se sont révélées décisives pour son cheminement spirituel, a laissé en lui des traces indélébiles. Un témoignage saisissant. 52 septembre/octobre 2004
.j^fMtMfe 'était au début de l'été, ■ par une belle journée ensoleillée, au cœur de la Bretagne, dans un minuscule village blotti au milieu des genêts sur la lande. Ce hameau, restauré par un ancien aumônier de lycée avec le concours de jeunes et d'enseignants chrétiens des établissements publics, était devenu en quelques années un lieu actif de rencontres pour des groupes divers dont les membres étaient « à la recherche de leur humanité » et d'un christianisme ressourcé à l'Évangile, avec le désir d'en être des acteurs responsables et non plus des figurants. Sous le vent de liberté provenant du récent concile Vatican II, ils partageaient une vive conscience de ce que la fidélité au christianisme n'était pas la répétition pure et simple du passé mais l'invention de formes nouvelles dans le contexte de la modernité. Prendre en main leur vie en tous les domaines, croire intelli gemment, être créateurs de leur foi et de son expression, vivre ces expé riences non pas isolément mais en lien avec d'autres, tels étaient les objectifs de ces « passants et pèle rins » qui se succédaient à longueur d'années et surtout durant l'été au Val Richard près de Lizio dans le Morbihan, sous la houlette d'Auguste Coudray. C'est dans ce lieu unique, propice au recueillement, à l'échange et à la convivialité, que je suis venu pour la première fois en 1969 avant d'en devenir un habitué. Étant à l'époque aumônier de lycée, pris dans le tourbillon des remises en cause déclenchées par les événe ments de 1968. J'y retrouvais deux ou trois fois l'an des collègues de l'Ouest, affrontés eux aussi aux mêmes questionnements. Nos interrogations ne portaient pas sur
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notre savoir-faire pédagogique avec les lycéens, mais concernaient la crise intime que nous traversions personnellement en ces temps de turbulences culturelles. Tout ce sur quoi reposait jusque-là notre identi té humaine, chrétienne et sacerdo tale était ébranlé, fissuré, en voie de décomposition. Le bel édifice des vérités éternelles, indiscutées et indiscutables, s'effondrait comme un château de cartes au fond de nos consciences. Les notions de nature et de morale naturelle, de révéla tion, de parole de Dieu, de miracle, de résurrection, de sacerdoce, les affirmations dogmatiques concer nant le Dieu chrétien, le Christ, l'Église et les sacrements, tout cela devenait problématique pour nous qui respirions l'air ambiant des sciences humaines, de la psychana lyse, de la sociologie, de la philoso phie, de l'histoire... Je pressentais cependant qu'au cœur des évan giles se cachait une source. Combien de matinées, d'après-midi et de soirées n'avons-nous pas consacrées à échanger sur nos inter rogations et à chercher des voies nous permettant de reconstruire à nouveaux frais notre maison inté rieure ! Ces chemins, nous les avons inventés en organisant les années suivantes une série de week-ends animés par des compé tences reconnues en exégèse biblique, en philosophie, en histoire et en psychanalyse. C'est dans ce contexte de question nement vital que j'ai découvert par hasard Marcel Légaut dans le hameau perdu du Val Richard. Il était midi et quart ce jour-là et j'at tendais sagement, assis sur un banc de pierre devant la salle à manger, que la cloche sonne pour le déjeu ner. La discussion de la matinée avait été ardue et j'avais besoin de prendre un peu de calme et de
Figure silence avant d'aller à table. Traînait sur le banc le dernier numéro de la revue Panorama, laissé là par un aumônier d'université venu avec des confrères se ressourcer en cet endroit. Machinalement, j'ouvris la revue et la feuilletais quand mes yeux tombèrent sur la photo d'un visage déjà âgé dont le regard était particulièrement doux et vif. Suivait un article signé d'André Sève. Le journaliste présentait le premier des grands livres majeurs de Marcel Légaut : Introduction à l'intelligence du passé et de l'avenir du christia nisme. Je lus d'un trait l'article et j'eus immédiatement la sensation qu'un trésor était caché dans cet ouvrage. Cette extraordinaire découverte tombait à point nommé par rapport aux questions intimes que je me posais. C'était une révéla tion. Le livre se présentait comme la réflexion d'un homme qui tentait « d'atteindre le vrai par le chemin de l'authenticité ». Il se voulait cohérent non par systématisation intellectuel le, mais parce qu'il reflétait avec une exactitude suffisante comment son auteur comprenait le christia nisme à travers sa propre expérien ce. « Fruit d'une vie », il avait cependant bénéficié des apports des nombreux compagnons de l'auteur, morts ou vivants. Les thèmes m'émoustillaient. L'approche de Jésus de Nazareth par le biais de son cheminement intérieur traversant mille conflits au cours de sa vie brève et mouve mentée, la naissance du christianis me à partir de l'expérience des dis ciples, témoins de l'itinéraire de leur maître, la foi en Jésus liée au mûrissement et à la maturation per sonnelle du croyant, la recherche d'un visage de Dieu qui soit cré dible dans la modernité et la décou verte de sa présence agissante mais infiniment discrète au cœur des choix qui humanisent, la religion d'autorité et la religion d'appel, etc., tous les chapitres éveillaient en moi un vif intérêt. À mon retour à Nantes, je courus acheter le livre de Marcel Légaut et je le dévorai avec gourmandise au cours de l'été suivant en compagnie de deux amis avec qui je passais
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mes vacances à la montagne. Un jour nous randonnions. Le lende main nous lisions Marcel Légaut et en discutions. Je trouvais là non pas des réponses toues faites aux ques tions qui me taraudaient sur l'hom me et le sens de sa vie, sur Dieu, sur Jésus et sur l'Église, mais une manière de les approcher avec sérieux, sans concession, dans une perspective existentielle et non théorique et avec un souci méticu leux d'exigence intellectuelle. J'avais trouvé un maître, un témoin qui, en décrivant son propre che min, m'invitait à tracer le mien à mes risques et périls. L'année suivante, en 1972, parut le second livre majeur de Marcel Légaut qui, normalement, aurait dû être publié avant le précédent puis qu'il en posait les fondements : L'homme à la recherche de son humani té. Ce fut un nouvel éblouissement. Même si l'écriture était parfois ardue, je découvrais à chaque page des perles précieuses. Je me retrou vais de plain pied avec les perspec tives développées par l'auteur. Pour lui, trouver le sens de sa vie n'était pas de le recevoir passivement de l'extérieur, sens préfabriqué et valable pour n'importe qui. Il s'agissait au contraire pour chacun de partir de la réalité vécue quoti diennement, sans la contourner,
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sans l'édulcorer, sans tricher, en se l'appropriant pour en faire sa propre substance et la matrice de sa maturation intérieure. De là décou laient et la foi en soi et la foi en l'autre et la foi en Dieu et la foi en Jésus. Ce renversement copernicien de la démarche croyante — non pas d'abord croire en Dieu pour croire en l'homme mais découvrir le secret de sa propre humanité pour y pres sentir la trace d'une Présence — m'enchantait et m'enchante tou jours. Pour le croyant que je suis devenu aujourd'hui, c'est la seule voie possible qui me permette, dans le même mouvement, de chercher le « fil rouge » qui unifie mon existen ce, de percevoir quelque chose du mystère qui animait Jésus de l'Intérieur et de deviner l'action mystérieuse de la réalité qu'on appelle Dieu, à l'œuvre au plus inti me de mon être et de tous les être humains en marche vers leur huma nisation progressive. En 1976, Marcel Légaut publia Prières d'homme, une série de textes invitant au recueillement et résu mant les grandes intuitions de sa démarche spirituelle. Toutes ces « prières » m'inspirent mais, parmi elles, l'une condense, à mon sens, avec une précision extrême, où tous les mots portent, le cœur de la pen sée de Marcel Légaut (voir p. 64).
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L'AVENTURE CHRETIENNE Prières d'homme Infimes, éphémères mais nécessaires. ensevelis dans l'immense mais conscients, perdus dans l'innombrable mais uniQues, pétris de complexités dans l'ambiguïté mais encore essentiellement simples limités de toutes parts dans le faire et le dire, mais en soi proprement mystère. inachevés par nature et sans cesse perturbés mais en puissance de s ' a c c o m p l i r. Livrés aux lois de la nature et de la vie liés sans recours aux cadences des temps et des lieux mais libres et responsables en notre centre même. Sujets au malheur voués à la mort mais appelés à être. Solitaires parmi les solitaires Qui se côtoient plus Qu'ils se connaissent mais sur le chemin de l'Unité. Improbables dès la naissance toujours plus improbables dans la croissance. tâtonnant face à l'inexplicable t r é b u c h a n t a ff r o n t é s à l'impossible. sollicités sans cesse vers le moins-être, par la foi et la fidélité nous existons dans la stabilité au milieu de tout ce Qui se dissipe, au milieu de tout ce oui se corrompt.
lléritiers d'un labeur immense, visités par une présence Qui appelle plus Qu'elle ne commande, poussés, soulevés, sollicités. élevés au-dessus de nous-mêmes, émergeant de la servitude. atteignant à la liberté. ouvriers d'un avenir sans fin inséparables de vous, mon dieu n o u s v o u s m a g n i fi o n s . En vous est notre béatitude. Nous sommes pour votre plénitude. v^uel Que soit notre destin même misérable, même tragiQue, Quand nous serons purement nous-même à notre place dans le réel au-delà du faire et du paraître, hors des plaisirs et des souffrances. des désirs et des projets. des soucis et des angoisses. nous partagerons la joie d'être avec l'ensemble des vivants Qui dépassent l'appétit de vivre, ces échos de votre bonheur Père — Pour le croire en vérité malgré tout ce Qui le nie Donnez-nous la force de porter en votre présence nos misères dans la dignité notre grandeur malgré nos pauvretés notre être en devenir dans son autonomie au cœur des contingences tout au long de la vie. V^ue notre foi dans sa nudité par son enracinement en nous l'emporte sur notre cécité. V^Jue notre parole dans sa vérité par son action sur nous affermisse nos pas sur le chemin de l'être Prières d'homme, première édition, 1976, Aubier
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Figure Il exprime exactement la Ce « credo conscience » estque aussi j'ai présente le mien. ment de ma propre existence, son tragique et sa grandeur, sa finitude et sa valeur, l'expérience intime et en quelque sorte indicible de ma communion aux autres et à Dieu et de notre enrichissement mutuel, la joie toute intérieure que je ressens lorsqu'il m'arrive à certains moments d'être en situation de jus tesse et de vérité vis-à-vis de moimême et des autres. J'ai appris cette prière par cœur et elle m'accompagne comme un via tique partout où je suis, aussi bien sur les chemins de randonnée, sur le quai d'une gare, au milieu du potager, que durant le temps de recueillement que je prends chaque matin avec ma femme ou encore en écrivant une lettre. Ces mots me parlent, m'inspirent, m'appellent, me poussent en avant, me remettent en cause, m'émerveillent me rem plissent de jubilation, me redisent sans fioritures la dure et incertaine condition humaine mais aussi la beauté de cette aventure, car ces paroles sont vraies pour moi puisque j'en vérifie chaque jour la vérité, comme beaucoup d'autres lecteurs l'expérimentent sur leur propre chemin. En effet, selon Marcel Légaut lui-même, lors qu'une démarche individuelle, « si individuelle qu'elle soit est enracinée suffisamment profond en son auteur, nombre d'hommes s'y reconnaissent s'ils ont assez vécu, du moins à l'heure où ils sont vraiment eux-mêmes dans la lucidité et une authenticité suffisante. L'universel est dans le particulier1 ». Les paroles du berger des Granges germent en moi depuis plus de tren te années et, au fil de mon itinéraire singulier, ont suscité en écho des paroles issues de mes profondeurs. Que serais-je devenu si je n'avais pas été éveillé par lui au temps favo rable à ce à quoi j'aspirais confusé ment et que je cherchais obscuré ment. L'aventure inaugurée par Marcel Légaut se poursuit à travers de nombreux groupes de partage autour de ses livres, en France et à l'étranger. Pour ma part, je crois beaucoup à ces paroles vraies qui
ricochent d'un être à l'autre, « paroles qui ont été pensées avant être dites et vécues avant être pensées (M. L.) ». Elles traduisent l'interdépendance des vies humaines, bien au-delà de la conscience que peuvent en avoir sur le moment celui qui donne et celui qui reçoit. Le lieu créé par Marcel Légaut et ses amis en 1967 au pied de la colline de Mirmande dans la Drôme et qui porte le joli nom symbolique de la Magnanerie a été et reste un de ces espaces privilé giés où il est possible de vivre une qualité de relation où se devine
l'être profond d'autrui, si tant est que chacun essaie d'être présent à lui-même. Au reste, n'est-ce pas par ce mouve ment incessant et réciproque de don et d'accueil du meilleur de leur existence que les êtres s'humanisent peu à peu et que notre monde tou jours menacé de s'écrouler ne cesse de renaître envers et malgré tout ? Jacques Musset 1) L'homme à la recherche de son humanité (Éditions. Aubier) p.8.
Jésus hl e s u s
— l'homme juste |e
Saint de Dieu File a^ i-u
l'homme ' h°mme' ferment appel de Dieu, fils de Dieu Seul Maître, seul Seigneur, ' Notre Père sur cette terre. Par ce Que vous avez été Signe du Dieu impensable Et de l'homme accompli Pour l'être Qui vous accueille.
de
- A travers les vingt siècles tt toutes les distances Qui nous séparent de vous. Par la puissance De votre souvenir en nous Soyez révélation De nous-même à nous-mêmes Soyez présence active Qui rende nos vies humaines Soyez notre chemin Vers nous-mêmes et vers Dieu
a.
Ne nous laissez pas dans L'ignorance De celui Que vous avez été ! Clos dans l'indifférence, Privés d'intelligence. Victimes du scepticisme Trompés par le scientisme Ivres de belles doctrines. ' Distraits par l'activisme Paralysés par une religion de coutumes, enlisés dans une piété sentimentale ou cérébrale.
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L'AVENTURE CHRÉTIENNE
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lus Qu'un simple
contrepoint à la position du Vatican, le texte magnifique du théologien Henri Denis publié dans « Golias » (n° 96 & 97) donne de l'espoir aux chrétiens à la base, et surtout à tous ceux oui cherchent une mise en pratiojje de l'Évangile, libre, exigeante et responsable. En écho à la réflexion « Rendre les sacrements au peuple de Dieu », voici un contribution de notre regretté collaborateur Georges Lethé. Certains de ces manuscrits laissés par Georges Lethé, travailleur laïc de la théologie, ont déjà été publiés par les Éditions Golias dans « La Quête du sens » en 2002. D'autres, encore inédits, sont reliés aux pratiques d'une communauté de laïcs évoluant depuis un demisiècle en Belgique. 66 septembre/octobre 2004
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vre sa foi en adulte est en être responsable. Dans un passé pas tel lement éloigné, et qui a 1imprégné notre culture, on distinguait les hommes qui savaient lire, les clercs, des autres... les laïcs. Dans les universités, les étudiants étaient tous clercs, ils portaient la toge noire, celle-là même qui servira de modèle à la soutane des prêtres et à la robe des magistrats et des avocats. Jusqu'au début du XVIIe siècle, en Europe, pour être ordonné prêtre, on exigeait du candidat seu lement de savoir lire et de connaître par cœur le Pater ! Si l'on devait adopter ce critère d'admission actuellement, qui en serait écarté ? Aujourd'hui, lire est devenu général, chacun pourrait donc, au plan formel, s'il connaît le Pater, célébrer l'eucharistie. Ceci dit, une communauté devenue adulte, c'est-à-dire responsable, ne peut plus admettre désormais passi vement un pouvoir émanant d'ailleurs et qui lui est donc étran ger. Il reste que si chaque laïc croyant est apte à présider la célé bration d'une eucharistie, il est indispensable qu'il y soit invité par l'assemblée. Autrefois, le curé remplissait au vil lage ou dans la communauté les fonctions de médecin, avocat, phar macien, maire, assistant social, ani mateur public des fêtes, psycho logue, conseiller conjugal, le tout à la fois... Aujourd'hui, il y a pléthore de réels spécialistes de ces disciplines. Quel rôle spécifique subsiste dès lors pour le curé ? Pas même celui d'ac compagner au cimetière les morts en ouvrant le cortège... Aujourd'hui, les laïcs animent des réunions de
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toutes sortes, politiques, sociales, culturelles. Pourquoi ceux qui le veulent ne le feraient-ils pas aussi pour les célébrations dans la foi ? Poser ainsi ce problème met en cause les structures officielles de l'Eglise, héritées d'un temps où le peuple était encore sinon enfant, à tout le moins adolescent, en tout cas point adulte, et ainsi dans l'impossi bilité d'être effectivement respon sable de lui-même. Cette analyse explique sans doute les difficultés de l'Église postconci liaire à se situer dans le monde d'aujourd'hui, et par voie de consé quence, la crise générale des voca tions. En réalité, les hommes voientils encore aujourd'hui dans le concret de l'existence quelque justi fication d'une fonction distincte à réserver à un prêtre ?
Le peuple, objet ou sujet de foi et de prati'oue ? Aujourd'hui, le peuple doit luimême, sur tous les plans, prendre en main son destin, sans autre méditation que celle de la commu nauté concrète où chacun aura à cœur de s'exprimer. Or, si le peuple, progressivement, devient sujet de sa théologie, il n'en résulte cependant pas pour autant que cette mutation essentielle de passage d'objet de foi à celui de sujet de celle-ci s'accomplisse d'emblée, et comme automatiquement, du seul fait de l'évolution des idées. Bien des écueils, confusions, diffi cultés ou déviations demeurent à dépasser en raison du poids d'une histoire deux fois millénaire.
Clef de voûte Comment s'approprier la parole ?... Nous avons assez souligné que la chose à trouver n'est pas enfouie, ni cachée dans le texte, de sorte qu'il suffirait de l'en déloger et de l'expli quer (selon l'étymologie : en en dépliant les plis), comme si le tissu la contenait et la dissimulait... Nous savons que la chose, pour en approcher le sens, est sans cesse à interpréter. La solution des problèmes vécus par la communauté des croyants n'a pas été inscrite de toute éternité dans la Bible. La Bible agit à la manière d'un miroir. En lui-même, il ne possède aucune image propre et ne fait que révéler celle qu'on lui présente, afin de permettre de mieux l'examiner. Se livrer à cet examen implique une confrontation faite non individuel lement, mais en Eglise, ce qui sup pose au préalable la conviction de la nécessité impérieuse d'être entré en Tradition. C'est la communauté qui est le lieu de la Tradition active, vivante, le lieu d'incarnation de la Parole. Rappelons que la Parole de Dieu est essentiellement Parole, que l'Écritu re en est l'avatar. À chacun incombe la fonction d'as surer ce transfert de la Parole pour la présenter, adaptée et accessible à chaque homme en son temps, livrant ainsi sa personne et sa vie comme relais à ce cri... inarticulé entendu jadis sur le Sinaï par l'âme de tout homme. Chaque âme est censée s'y être trouvée afin que les effets du cri ne cessent jamais et que la relation entre Dieu et l'Homme demeure pleinement à vivre dans l'actualité.
Évangile de Jean 2,3-5
Vivre la parole est premier Le politique est un des trois axes caractéristiques de la vie de la com munauté, les deux autres étant l'étu de et la prière. À la lumière de la réaction du peuple rapportée dans l'Exode : « Nous ferons et nous écoute rons (Exode 24, 7) », les Sages d'Israël soulignent que le faire com mande l'écoute... non l'inverse. « Tout ce qu'a dit le Nom nous le met trons en pratique, et nous obéirons » UQÏ031 îWSïi naasséh vanishma (Exode 24, 7). La traduction littérale de l'expres sion est : « Nous ferons et nous écoute rons ». Le terme Amen, nishma,
écouter, est rendu dans la culture française par obéir. Il en ressort que l'accent est à mettre sur l'action, le politique. « Si quelqu'un dit : "J'aime Dieu" et qu'il déteste son frère, c'est un menteur : celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas (1 Jean 4, 20). » « La foi sans les œuvres est une foi morte » traduit saint Jacques 2,17. C'est ainsi que la Parole peut traver ser l'Histoire et s'y incarner à chaque génération, à mesure, dans les hommes. Il importe que chacun s'approprie la Parole dans la Tradition et l'actualise à son tour, à peine de la voir devenir lettre morte aujourd'hui.
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L'AVENTURE CHRETIENNE La chaîne des alphim Lire en Tradition implique une communion avec ceux d'hier et ceux d'aujourd'hui, tout autant que ceux... de demain, c'est-à-dire que toute lecture faite aujourd'hui se relie fondamentalement à celles qui ont précédé et conduit à des agirs nouveaux. C'est ce lien qu'on nomme Tradition, hlvqh tlclc shalshèlèt haqabalah, la chaîne de la cabale, que représente la chaîne des Myfla alphim, pluriel du nom de la première lettre de l'alèphbét alèph- a (qui a valeur 1). L'alèph étant la première lettre de l'alphabet hébreu, les alphim consti tuent un chapelet d'alèphs accrochés les uns aux autres, le suivant pre nant sa source à la fin du précédent et ainsi de suite, affirmant de la sorte le caractère du cheminement qui les parcourt tous de haut en bas. La Tradition n'est donc pas trans mission passive de quelque dépôt immuable présumé sacré. Elle est active. Elle implique de pénétrer dans la mémoire collective, consti tuée de génération en génération, pour y prendre une part dyna mique, afin de transmettre aux contemporains cette même mémoire enrichie, pour ceux qui viennent demain. « Faites ceci [c'est-à-dire cette mémoire active] pour faire mémoire de moi (Luc 22,19). » Il s'agit de tout autre chose que de céder à la préoccupation de faire
Bref, en un mot comme en mille, il n'y a d'autre médiation que la com munauté. La communauté est Église, non au sens de structure officielle, qui est hors de la Vie. Mais bien au sens concret de la vie de tous les jours, là où s'exerce concrètement l'engagement de chacun de ses membres en ce lieu dont Jésus parle par l'image de la Vigne. « Je suis le cep, vous êtes les sarments... » lit-on en Jean 15, 5, actualisant Isaïe 5, 1 : « Que je chante à mon ami le chant de son amour pour sa vigne. » 63 septembre/octobre 2004
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Lire la bible aujourd'hui, c'est l'incarner Il ne suffit pas de savoir lire individuellement les Écritures pour aborder et comprendre la chose. Les Écritures ne détiennent pas en elles le monopole de la Vérité. Elles s'incarnent en apportant au vécu, un commentaire, son sens. Parole de Dieu, Jésus a dit : « Je suis la Vie (Jean 6,18). » En ce sens, la Parole n'est ni abstraction ni idéologie. Lire implique de fournir aux Écritures le milieu utile à l'incarner, car si Dieu... parle, il est Vie. Il appartient donc à chaque communauté de LIRE au sens d'ouvrir à chacun toute possibilité d'incarnation de la Parole.
Clef de voûte passer un message, avec le risque inhérent d'en atténuer les exigences pour le rendre acceptable. Selon on ne sait quelle recette publicitaire qui se nommerait elle-même... la Pastorale. Ouvrir le texte à partir de la mémoi re de l'événement ancien donne à Dieu l'occasion de trouver à nou veau existence en ce monde, ce monde dont il a dû se mettre en exil pour permettre sa création.
Autorité, c'est-à-direaccroissement Le texte en lui-même ne contient pas l'intégralité du message, il n'en four nit que les fondements, le support. Il forme un des éléments de la lecture et a besoin pour donner son fruit d'être confronté à la personne même du lecteur. Tel un miroir, ce lecteur le plénifie, le renvoie et, ainsi, le rend audible au Peuple, enrichi de sa vision propre. Celui-ci s'en imprègne et, par son adhésion profonde, confè re l'indispensable authentification à une lecture nouvelle. Par cette actualisation, chaque lec ture devient interprétation. Celle-ci situe le texte au cœur même du pro jet d'action du jour. Elle lui donne actualité dans les événements du moment et en constitue l'appropria tion réelle. La lecture fait autorité.
Une étude populaire sérieuse Ceux qui ont été choisis, et ainsi authentifiés, par la communauté ont le devoir d'approfondir la recherche. Ce travail n'est point sans écueil. Il ne s'agit pas de prétendre transfé rer le pouvoir, et la connaissance qui en serait l'instrument, de la clas se des clercs d'hier, à une nouvelle classe de laïcs spécialisés d'aujour d'hui. Personne n'a le monopole de l'interprétation, c'est-à-dire de la recherche du sens de la chose, ni davantage de son actualisation.
Le Peuple tout entier est appelé à l'écoute et à la mise en pratique. La recherche dans la Tradition est exclusivement interrogation sur le sens qu'a la chose, c'est-à-dire ce sur quoi elle ouvre dans la quête. À titre d'exemple, dans la multipli cation des poissons et des pains, on peut voir un sens externe et un sens interne. Un sens externe : celui tiré du fait qu'alors qu'il n'y avait pas suffi samment de pain, grâce au geste de Jésus, chacun fut rassasié. Ce qui, à proprement parler, est en soi un miracle. Mais si tel était le sens du récit, de quelle utilité serait-il pour ceux qui ne vivent pas au temps où est censé s'être produit ce fait rapporté comme historique et qui ne peuvent donc en bénéficier ? Un sens interne : ne s'agit-il pas ici plutôt d'entrer dans ce fait miracu leux afin de le vérifier, à savoir trou ver un groupe aujourd'hui qui, pour donner consistance à cette parole, pratique dans la réalité le partage comme Jésus le prône, moyennant quoi, seulement, il y aura suffisance pour chacun et pro fit pour tous, et ce, à travers toute la Terre ? S'il tel n'était pas le cas, et s'il suffi sait de proclamer dans le discours ou le rite liturgique un événement du passé, il n'y aurait, réellement, point message pour aujourd'hui. En se cantonnant au niveau du sens externe du récit, le discours s'analy se comme proprement aliénant. Telle est bien la différence entre la pure et simple commémoration d'un événement du passé dont on se souvient et son actualisation, par l'appropriation ici et maintenant, là où chacun s'insère dans le monde aujourd'hui. De la simple commémoration, nous sommes passés à la Mémoire. Notre quête est celle, non de la chose, mais du sens de celle-ci. La Tradition, tant orale qu'écrite, et plus encore orale qu'écrite, éclaire la recherche.
La médiation du groupe est indispensable Le groupe qui porte l'événement ne peut s'en faire le témoin que par sa pratique au fil des jours. Ce fai sant, il réalise la médiation entre l'événement qu'il rapporte — que celui-ci soit ou non historique — et la réalisation de celui-ci dans l'ac tualité. C'est l'interprétation qui en est faite aujourd'hui qui donne naissance à cette nouvelle création. De la sorte, la communauté mani feste le sens qu'elle privilégie pour le transmettre, ainsi enrichi de son apport propre. Dans l'accomplissement de ce tra vail, il est indispensable de disposer d'un support réel et concret. Le peu d'huile dont disposait la veuve de Sarepta était indispensable pour que le prophète puisse accomplir le miracle de sa multiplication et ainsi soulager la misère de cette mère venant de perdre son fils, son seul soutien. Sans disposer de ce peu d'huile au fond d'un vase, le pro phète n'eût rien pu faire pour elle (1 Rois 17, 7-16). De même à Cana, sans l'eau des jarres, leur mutation en vin n'eût pu être réalisée.
L'aujourd'hui des miracles Que peut-on entendre par miracle dès lors que tout événement rap porté par la Bible est invérifiable ?
Les compagnons d'Emmaùs Historiens et exégètes s'accordent à considérer que le texte de Luc 24, 13-35, n'a en réalité pas de support historique. Il ne s'agit pas d'un miracle qui se serait produit en sa matérialité, tel que le récit le décrit. Il est emprunté à la liturgie du baptême dans les communautés primitives de l'Égli se. Il était destiné à faire com prendre aux catéchumènes que Jésus était bien présent au milieu de
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L'AVENTURE J C HRElnElN toute communauté qui faisait mémoire de lui et que c'est l'assem blée qui avait pour mission de le rendre réellement présent à travers le mystère eucharistique. L'allusion faite à la Loi et aux Prophètes complète d'ailleurs utile ment le récit pour évoquer le recours à la Tradition entière. Notons incidemment qu'en Israël d'aujourd'hui, Emmaùs n'a jamais été identifié géographiquement. Si ce nom est attribué à tel village, c'est de manière purement conven tionnelle mais sans référence archéologique. Voyons le sens du récit... « ... ce même jour, deux d'entre eux faisaient route vers un village du nom d'Emmaùs, à soixante stades de Jérusalem (Luc 24,13)... » Pourquoi seraient-ils deux sinon pour indiquer, comme le fait la lettre v bét, au début du Premier Testament, dans le mot tycarv beréshit, qu'ils s'inscrivent au tout début de l'histoire, au départ des premières investigations du commentateur ? Les voici au comble du décourage ment, « le visage morne... », alors qu'en chemin, ils rencontrent un homme qui va devenir le troisième compagnon. Ils vont s'ouvrir à lui de l'angoisse qui les habite : « ... Jésus le Nazarénien... nos grandsprêtres et nos chefs l'ont livré pour être condamné à mort et ils l'ont crucifié. Nous espérions, nous, que c'était lui qui délivrerait Israël (Luc 24,19-21). » Chemin faisant, ils arrivent devant une auberge, un lieu clos, espace en lequel pourront se constituer en Eglise ceux qui s'y réunissent, comme il est dit ailleurs que les dis ciples étaient enfermés ensemble en un même lieu lors de la venue de l'Esprit à la Pentecôte. Les voyageurs y invitent celui avec qui ils ont fait route afin de pour suivre les échanges. Au cours du repas, celui-ci rompt avec eux le pain : geste de partage par lequel, accédant à la foi à cet instant, les compagnons reconnaissent Jésus. Mais, aussitôt... « Il avait disparu de devant leurs yeux (Luc 24, 31). » septembre/octobre 2004
Précisément au moment où ils pas sent de la chose rapportée à la person ne de Jésus, ce qui jusque-là avait servi de support matériel disparaît. La vision même s'évanouit au profit de la relation à la personne de Jésus. Marc, quant à lui, ne reprendra que par allusion seulement cet épisode des deux disciples d'Emmaùs : « ... il se manifesta sous d'autres traits à deux d'entre eux qui étaient en che min et s'en allaient à la campagne (Marc 16,12). » À ces deux disciples, le Seigneur est apparu sous d'autres traits par d'autres signes et événements, sous d'autres formes de manifestation, selon d'autres modes d'expérimen tation que ceux connus jusque là. Les disciples « étaient en chemin », le cheminement de la quête, condition indispensable pour atteindre la Résurrection. « Et ceux-ci revinrent l'annoncer aux autres, mais on ne les crut pas non plus (Marc 16,13). »
Le 5e évangile Peurencontre importe, d'Emmaùs en vérité, que ait eu la lieu ou non. La communauté qui veut faire mémoire en raison de tel message qu'elle veut s'approprier, réalise dans l'actualité le sens que la Tradition attribue au récit, tel que cette communauté entend l'expri mer dans son cheminement de ce jour. Cette manifestation constitue son propre évangile, au sens plénier du terme, celui que, pour cette raison, on pourrait dénom mer le cinquième, que chacun a la charge d'inventer au cours de son histoire. En ce sens, il y autant d'Emmaùs dans le monde qu'il y a de communautés qui décident de porter témoignage de ce que le récit évoque pour elles. Sans com munauté pour ce faire, le récit ori ginaire d'Emmaùs perdrait tout sens puisqu'il serait sans actualité. Il en va ainsi également pour toute lecture tant du Premier Testament que du Second.
Golias magazine n° 98
La multiplication de l'huile par Elisée « ... tu verseras l'huile dans tous ces vases... » « La femme d'un des frères prophètes implora Elisée en ces termes : "Ton ser viteur, mon mari, est mort et tu sais que ton serviteur craignait Le Nom. Or, le prêteur sur gages est venu pour prendre mes deux enfants et en faire ses esclaves." Elisée lui dit : "Que puis-je faire pour toi ? Dis-moi, qu'as-tu à la maison ?" Elle répondit : "Ta servante n'a rien du tout à la maison, sauf un récipient d'huile." Alors, il dit : "Va emprunter dehors des vases à tous tes voisins, des vases vides et pas trop peu ! Puis tu rentreras, tu fermeras la porte sur toi et sur tes fils et tu verseras l'hui le dans tous ces vases, en les mettant de côté à mesure qu'ils seront pleins." Elle le quitta et ferma la porte sur elle et sur ses fils ; ceux-ci lui tendaient les vases et elle ne cessait de verser. Or, quand les vases furent pleins, elle dit à son fils : "Tends-moi encore un vase", mais il répondit : "Il n'y a plus de vase" ; alors l'huile cessa de couler. Elle alla rendre compte à l'homme de Dieu, qui dit : "Va vendre cette huile, tu rachèteras ton gage et tu vivras du reste, toi et tes fils" (2 Rois 4,1-7). » Qu'Elisée soit venu au secours de la veuve dont les fils avaient été ven dus comme esclaves et qui lui disait sa désolation de n'avoir plus rien, serait sans intérêt pour nous aujour d'hui s'il fallait s'arrêter à ce qui est rapporté de l'incident, sauf à y rele ver la bienveillance et la compas sion du prophète comme aussi la puissance de sa parole en action. Mais à quoi bon pour l'homme d'aujourd'hui qui n'en peut bénéfi cier, pour l'indigent qui vit des situations plus dramatiques encore ! Rapporter ce fait miraculeux ne peut aboutir qu'à frustrer davantage ceux qui sont réellement dans le besoin aujourd'hui, jusqu'à les pous ser à se demander pourquoi il faut remonter si loin dans le passé pour retrouver l'évocation — totalement inefficace pour eux — d'un secours dont aujourd'hui ils auraient tant besoin. Cependant, à scruter le texte, le sens en apparaît plus profond.
Clef de voûte Etntnaus, Cana... aujourd'hui ? À Cana, s'agissait-il réellement d'eau, était-ce réellement du vin ? Lire implique de passer de la réalité matérielle de l'événement à la recherche de son interprétation. Lire implique d'abandonner les temps révolus avec toute la problé matique de recherche archéologique de reconstitution de l'événement, même si celle-ci est animée du souci de son éclairage sociologique, pour s'attacher à en dégager le sens pour aujourd'hui. Lire implique de faire du fait passé, inaccessible en lui-même, une lectu re actuelle pour le confronter au test de sa vérification dans l'actualité. Ce qui importe à ce niveau n'est pas de s'extasier sur ce que Jésus a accompli jadis, et que, sous le signe de Cana, raconte sa communauté qui s'en veut être le témoin. L'essentiel est de vérifier s'il se trou ve aujourd'hui des hommes qui témoignent, dans l'actualité, par leur vie, du passage de l'eau morte, stagnant dans les outres, au vin qui est vie et partage. De ces quelques exemples de lectu re de récits de miracles, on constate ra une fois de plus que, pour le cabaliste, il n'y a point de Temps, en ce sens que, pour lui, tout se passe aujourd'hui.
L'appropriation du fait emporte sa vérification dans l'actualité : celle que ferait une communauté, que, par cohérence interne, la Bible représente toujours par une femme, et particu lièrement ici, par une veuve. Elle est la femme qui ne se trouve plus en situation de pouvoir accom plir le projet que le mari exprime : veuve, elle n'a plus de mari. On comprend mieux le rôle du prophè te qui, en partant de ce que la femme a encore à sa disposition
juste assez d'huile pour y tremper le bout du doigt peut, uniquement au motif que ce petit reste subsiste, faire naître par son action et sa parole prophétique, multiplication et profusion. Rien ne servirait de multiplier le néant... La multiplication implique une réalité au départ indispensable pour servir d'appeau même pour Dieu... comme les Tables de propitia tion destinées au Temple à attirer son regard et son attention.
L'injonction à Abraham « Pars, et c'est pour toi (Genèse 12,1) » n'est un appel que pour qui a vécu mie rup ture, origine de son chemin de foi. L'événement du peuple qui rompt avec l'esclavage de l'Egypte et tra verse la mer pour gagner la Terre Promise n'a d'autre contenu de libé ration que celui vécu par la commu nauté qui le rapporte. Quand Jésus interpelle Zachée : « Descends vite car il me faut aujour d'hui demeurer avec toi (Luc, 19, 5) », le texte ne peut prendre de signifi cation dans l'existence concrète que pour qui vit la joie de ce type de rencontre. L'on comprend aussi pourquoi il est dit de Marie qu'elle « conservait avec soin tous ces souvenirs et les méditait
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L'AVENTURE CHRÉTIENNE en son cœur (Luc, 2 19) », c'est-à-dire qu'elle faisait mémoire des événe ments pour les vivre dans l'actuali té, les gardant ainsi présents dans le monde qui vient, le monde qui est commençant. Ainsi les femmes se rendant au Tombeau pour le trouver... vide n'appartiennent pas au passé, mais évoquent l'attitude actuelle du croyant devant la mort, aujourd'hui même. « Maintenant et à l'heure de la mort » : cette heure de la mort, qui est rup ture du monde ancien, n'est grâce que s'il y a apport du monde nou veau. L'ancien monde s'en est allé et toutes choses nouvelles en résultent : cieux nouveaux et terre nouvelle. N'est-ce pas le sens de la demande : donne-nous aujourd'hui le pain substantiel qui nous est nécessaire à la réalisation de cet aujourd'hui à vivre dans l'actualité ? N'a de sens pour nous qu'il n'y ait ni pleurs ni larmes dans le Paradis dont on rêve que si, déjà dans l'actua lité de la vie présente, l'aventure suivie s'accompagne d'une joie qui cicatrise les plaies des difficultés rencontrées.
N'y a-t-il pas une multitude de sacrements ? En réalité, par sacrement on doit entendre Jésus aujourd'hui dans la vie. C'est la présence de Jésus dans l'événement qu'il habite et qui sanc tifie celui-ci, lui donnant un caractè re définitif, extra-spatial et extra temporel, que les chrétiens dénom ment mémorial... Cet événement prend toutes les formes de la vie : la solidarité, l'ac cueil, la table, les repas, tous et cha cun des services selon le charisme dévolu à chacun et reconnu comme tel par tous. La communauté produit donc une multitude de sacrements. Dans la foulée de la création poétique qui peut s'y développer, tant des formes traditionnelles réappropriées que des formes nouvelles inventées ali 72 septembre/octobre 2004
Golias magazine n°
menteront ses pratiques de foi dans la vie. En elle-même, une chose ne signifie pas autre chose. Elle n'acquiert une autre signification que par la Parole et celle-ci ne la souligne que sur interpellation : par la Parole, la chose devient signe. Tout comme Jésus est Parole, c'est en lui que tout devient Signe. Par la vie de la communauté, et par la Parole qui accompagne cette vie, les choses deviennent signes. Car la bouche parle de l'abondance du cœur.
Au gré du commentaire des événe ments et par le renouvellement des choses, les signes vécus et intelligés deviennent rites. Il y a aujourd'hui dans le monde autant d'Emmaùs, de Cana, d'Elie, d'Abraham qu'il se trouve de com munautés portant témoignage concrètement du récit qu'elles entendent s'approprier. Georges Lethé
Cahier spécial L e d é f i d e G i a n n i Va t t i m o
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I ianni Vattimo, né en 1936, Remontais, est l'un des
philosophes européens les plus reconnus aujourd'hui et probablement le plus brillant des philosophes italiens. Homme de très grande culture, humaniste convaincu, héritier fidèle et inventif du grand philosophe existentialiste de la Péninsule Luigi Pareyson (à notre avis d'une stature égale à celle de Jean-Paul Sartre en France), il s'engage aussi dans les combats de notre temps: contre le libéralisme à outrance, pour une politique sociale, pour les droits des femmes et des gays. 11 a été député européen socialiste. Comme journaliste, il collabore à L'Espresso un peu l'équivalent en Italie du Nouvel Observateur.
Pour un christianisme
non religieux On lui doit la présentation de la philosophie dite du « pensiero debo/e » (la « pensée faible ») inspirée de Nietzsche et de Martin Heidegger : après le déclin des certitudes illusoires des métaphysiques dogmatiques qui font finalement de l'être un objet, à partir du socle arrogant, mais arbitraire, du « fondement » (à partir duquel d'ailleurs on extrapole une morale rigide de normes abstraites) il faut réinventer, reconstruire. Gianni Vattimo nous invite à une pensée de la légèreté de l'être, à une pensée de 'événement, et à une relecture intelligente de notre héritage peut-être pour le découvrir enfin, dans une lecture non littéraliste et enfermante. Gianni Vattimo lui-même a vécu une grande et belle trajectoire : athée, critique viscéral du catholicisme conservateur (misogyne et homophobe), il a pu découvrir un christianisme autre, qui a l'avenir devant lui, et que les amis de Golias se réjouissent d'imaginer avec lui. Aujourd'hui, Gianni Vattimo se dit croyant catholique au grand dam de la hiérarchie vaticane qui trouve ce paroissien bien incommode. N'a-t-il pas écrit un jour que les choses auront changé dans l'Eglise // lorsqu'une femme apparaîtrait au balcon de Saint-Pierre ? Passionnant et si intelligent ! Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 73
Cahier spécial La sécularisation est la chance du christianisme
Après la chrétienté E,
f'nfin un livre attendu* : les Occidentaux que nous sommes rencontrent un auteur qui, loin de jeter l'anathème sur la sécularisation à laquelle nul
GIANNI VATTIMO
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n'échappe aujourd'hui, regarde les chose d'une manière positive en montrant que c'est au contraire une chance pour le christianisme, une chance, qui plus est, venue de lui et fille des grands penseurs de notre temps. Il va de soi qu'une telle approche, pour lumineuse qu'elle soit, ne manque pas d'appeler de profondes remises en cause de nos institutions et de nos traditions, mais, si l'on en croit l'auteur, nous n'avons pas le choix. Serge Torrep présente aux lecteurs de Golias l'ouvrage de Gianni Vattimo. Décapant ! * Gianni Vattimo, Après la chrétienté Pour un christianisme non religieux
74 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
sophe italien part de l'ambiguïté du verbe croire Dans son « Espérer croire signifie », le philo qui, introduction, en italien comme en français, à la fois la certitude de la foi et l'incertitude radicale. « Je crois » veut dire aussi bien : je suis radicalement sûr que je ne suis pas sûr du tout. C'est sa propre histoire de croyant dont il évoque som mairement l'itinéraire pour en venir aux deux maîtres de sa pensée en la matière : Nietzsche avec la « mort de Dieu » et Heidegger avec la « fin de la métaphysique ». L'un comme l'autre ne peuvent le poser en termes d'une démonstration philosophique traditionnelle car ce serait postuler la reconnaissance de leur part d'un principe supérieur et donc contredire leur thèse. Ils se situent dans l'ordre du constat, non de la démonstration. Or ce sont les chrétiens qui, dans la logique de leur foi, comme les modernes dans le développement des sciences mais aussi le développement de l'histoire (fin du colonialisme et de la suprématie occidentale, décou verte des autres cultures), sont parvenus à la fois à l'in tuition de la mort de Dieu et de la fin de la métaphy sique. C'est l'aboutissement d'une logique naturelle. Mais ceci représente une chance pour la redécouverte de la tradition biblique débarrassée de sa gangue métaphy sique postérieure. Il y a là un phénomène de tradition humaine, une foi décantée de tous ses apparats dogma tiques secondaires.
Première partie : « Leçons new-yorkaises » /. Le Dieu qui est mort Nihilisme et nouveau panthéisme seraient-ils conciliables ? Nietzsche, par réalisme, s'est posé la question : le discours sur la religion ne peut s'arrêter d'un coup. Mais la véri table question est de savoir si cela « implique véritablement la fin de toute possibilité d'expérience religieuse ».
Sans s'étendre davantage sur des études qu'il a menées ailleurs, Gianni Vattimo part du fait que Nietzsche et Heidegger ont fait des « annonces », non des démonstra tions, mais des constats. Le temps de la description objective a laissé place à celui de l'interprétation. La libé ration de la métaphore à permis la jonction entre langa ge philosophique et langage poétique. On assiste ainsi à une renouveau possible et ambigu du religieux : les apports des autres cultures y côtoient des phénomènes aussi particuliers que la personnalité de Jean Paul II, et les inquiétudes actuelles devant les déve loppements de la biologie. Le phénomène actuel est totalement paradoxal, en révélant un risque de quête de ce qui a précisément été abandonné avec le constat de la mort de Dieu et de la fin de la métaphysique. Fondamentalisme, communautarisme apparaissent en réaction contre le relativisme libéral, serait-ce comme des faiblesses, serait-ce un nouveau risque de mythes et d'idéologie ? Il faut en revenir à la réflexion d'Heidegger sur l'être, destin, histoire, surgissement. Tout ce qui nous est pos sible est un « saut dans l'abîme libératoire de la tradition », ce qui est un ébranlement, un événement. Ainsi l'auteur a défini deux aspects saillants de la mort de Dieu : fin d'un ordre fondé stable entraînant la fin de l'être, du Dieu moral, du Dieu des philosophes, et des renaissances du sacré ; passage de l'être comme structu re, à l'être comme événement. Ainsi, la renaissance de la religion est possible, sans que ce soit une régression ou un malentendu, à condi tion que le philosophe reste critique, et cela à cause des valeurs de notre tradition chrétienne, même si on l'a regardé comme un affaiblissement. Cela se traduit, de fait, en termes d'affaiblissement et de sécularisation, et c'est ainsi que nous rejoignons la « kénose » de Dieu qui est le propre du christianisme (dans le mystère de l'« Incarnation » du Christ, Dieu s'est « vidé » de sa toutepuissance, cf. saint Paul, Épître aux Philippiens, ch. 2).
//. Les enseignements de Joachim de Flore Si affaiblissement de l'être et sécularisation se rejoignent, Gianni Vattimo n'entreprend pas d'en creuser toutes les conséquences, mais veut « analyser ce qu'implique... l'idée de la sécularisation comme aspect constitutif de l'histoire de l'être, c'est-à-dire de l'histoire du salut ». Les deux morts se rejoignent, celle de Dieu ayant entraî né celle de la métaphysique et, plus radicalement, c'est un fait interne à la modernité occidentale qui répond ainsi à sa vocation religieuse. Joachim de Flore, dans sa conception du troisième âge, celui de l'Esprit, en fut un des chantres. L'histoire du salut est l'histoire d'une annonce et non simplement de la réception d'une annonce et c'est ce qui fonde l'univer salité du christianisme. L'incarnation a introduit Dieu dans tout le naturel et a sauvé ainsi tous les mythes.
A propos du livre de Gianni Vattimo fait que l'auteur coupe sans cesse l'élan de ses La lecture n'est pas multitude toujours d'incises aisée, enmanifestant particulier son du phrases d'une extraordinaire culture. Pour comprendre le livre, il impor te de tenir compte du fait que l'ouvrage est composite : pour asseoir sa thèse, l'auteur rassemble des textes pré sentés dans des circonstances différentes. L'œuvre appa raît alors comme d'autant plus intéressante qu'elle repré sente ainsi une sorte de synthèse ou de conclusion de l'itinéraire de la pensée du philosophe. Elle repose sur plusieurs postulats. Le premier est que Nietzsche, avec la mort de Dieu, et Heidegger, avec la fin de la métaphysique, sont les maîtres à penser de notre temps. C'est à leur aune que, de Hegel à Lévinas, il mesure l'œuvre de nombreux penseurs parmi les plus célèbres. De plus, il les nomme parce qu'il voit entre ses deux maîtres une sorte de filiation : Heidegger, dans le domaine de la métaphy sique, est l'héritier et le continuateur de Nietzsche. Le second tient à leur attitude profonde : leur œuvre n'est pas de l'ordre de la démonstration, mais de celui du constat. Cette approche est essentielle : c'est ainsi qu'ils échappent aux pièges de l'héritage classique. Il est clair que Gianni Vattimo y est d'autant plus sensible que c'est ainsi que sa propre pensée chemine et l'amè ne à sa propre conclusion, paradoxale par rapport à l'attitude traditionnelle des théologiens et des hiérar chies chrétiennes actuelles : la sécularisation est la chance du christianisme. Et ceci conduit au troisième postulat : si la sécularisa tion est cette chance actuelle, c'est qu'elle était inscrite dans la naissance même du christianisme, tout particu lièrement dans l'Incarnation. Ici, l'auteur revient à plu sieurs reprises sur les raisons historiques expliquant cette éclipse de vingt siècles d'une des données de base. Cela le conduit à évoquer tout ce que théologiens et responsables de la Tradition chrétienne ne peuvent plus qu'abandonner aujourd'hui, car c'est devenu obso lète déjà dans l'esprit de nos contemporains. Dans l'héritage de ses deux maîtres à penser, Gianni Vattimo à son tour ne démontre pas, il montre, car il ne peut pas faire autre chose que « montrer » ; si nécessai re, il se borne à expliquer les aléas de l'histoire. Golias
C'est ce que l'on n'a pas vu, en faisant de l'incarnation un événement définitif (cf. la tentative de Hegel). L'intuition du Calabrais n'était pas radicalement nouvel le, mais la doctrine des quatre sens de l'interprétation biblique traditionnelle avait occulté l'essentiel pour lui : l'interprétation spirituelle. Les faits bibliques ne peuvent plus être regardés comme de purs événements passés, et ceux-ci ne se réduisent pas à une pure symbolique pri maire, se limitant à des déplacements chronologiques dans le passé comme dans le futur. Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 75
Cahier
L'histoire du salut n'est pas achevée, la Bible ne peut plus être interprétée en termes littéraux. Dans la théorie des trois ères, répondant aux trois personnes de la Trinité, nous ne faisons encore qu'approcher la troisiè me, l'ère de l'Esprit. Le développement du monachisme avec saint Benoît en a été une annonce, selon Joachim. C'est ainsi que l'histoire du salut et celle de la métaphy sique se rejoignent et c'est ce qui a fasciné tant de philo sophes, de penseurs et de poètes ; l'aventure concerne l'histoire du monde et non de simples choix religieux individuels. Gianni Vattimo cite Novalis, Schleiermacher, Schelling, Hegel, Hôlderlin. Contrairement à l'interpré tation purement littérale préconisée par Luther, on entre dans une nouvelle lecture du salut et du sauveur, une nouvelle vision de l'Église. Chacun devrait être capable de le réécrire à sa propre manière. Pour l'auteur, c'est ainsi que la sécularisation moderne a entraîné la découverte de la fin de la métaphysique. Tout ceci est né à la fin du XVÏÏP siècle et s'est poursuivi avec le développement technologique, économique et social. La sécularisation qui en naît est le fruit du développe ment logique interne de la révélation judéo-chrétienne. On a tenté de l'expliciter en disant que cela soulignait la différence radicale entre Dieu et la réalité terrestre. Après Barth, Bonhoeffer et de nombreux théologiens de la mort de Dieu n'échappent pas à cette perspective. On a vu ainsi renaître des philosophies du « radicalement autre » avec des philosophes comme Levinas ou Derrida. Ainsi la sécularisation apparaît non plus comme un saut ou un renversement, mais comme un aboutissement. 76 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
special
......M
L'auteur en appelle ici à l'œuvre de René Girard. Le Dieu chrétien de la kenose légitime toutes les manifesta tions humaines du divin, tous les hommes ne sont plus esclaves ni enfants, mais amis.
///. Dieu l'ornement L'image de la religiosité postmoderne évoquée plus haut repose sur une double hypothèse : que la philosophie retrouve ses racines judéo-chrétiennes et que celles-ci ne se posent plus en référence à une conception métaphy sique de l'être, mais à la lumière d'une ontologie de l'événement. L'histoire du salut passe désormais à tra vers les aventures de la modernité. C'est la fin d'un historicisme linéaire dont nous avons connu les aboutissement avec Hitler ou l'URSS, mais aussi avec la fin de l'eurocentrisme. Ce qui ne donne pas pour autant raison à Barth ou à Levinas défendant un divin « radicalement autre » avec un retour à la méta physique de l'être. L'être se donne, en effet, comme annonce et comme envoi. Joachim de Flore en était venu là au spectacle de l'Église et de la société de son temps : il y avait urgence à entrer dans l'ère de l'Esprit. Il en va du salut et la philo sophie postmoderne est entrée dans le processus. Spiritualisation et affaiblissement se rejoignent aujour d'hui et des signes en sont manifestes. Mais comment l'affaiblissement de l'être peut-il être un phénomène de spiritualisation ? Gianni Vattimo repart
sur le phénomène de sécularisation et développe l'exemple de Max Weber dans L'Éthique protestante et l'es prit du capitalisme. Le rapport de la modernité et du texte biblique s'y trouve posé et est maintenant mondiale ment dépassé ; la modernité apparaît maintenant comme un épisode de l'histoire du salut et les sources judéo-chrétiennes s'y retrouvent autrement. Mais la proximité entre histoire profane et histoire sacrée se heurte toujours à une lecture littérale de l'Écriture. Le refus catholique d'ordination des femmes en est un exemple privilégié. C'est l'interprétation littérale et autoritaire de l'Écriture qui nous empêche de recon naître notre temps comme un âge d'interprétation spiri tuelle du message biblique, et d'en reconnaître de nom breux signes. Toutefois, jusqu'où peut aller l'acceptation de la sécula risation ? Gianni Vattimo répond par la formule d'Augustin « ama et fac quod vis », ce que récuse, par exemple, l'éthique sexuelle et matrimoniale des catho liques. La société occidentale est allée plus vite que l'Église, ne serait-ce qu'en ce qui concerne les missions et le colonialisme. C'est l'enjeu de la reconnaissance actuelle des autres reli gions, ce qui ne se fait pas sans mal et sans abandons de certaines affirmations chrétiennes. Pour Gianni Vattimo, il faut abandonner les prérogatives actuelles pour recon naître la parenté entre philosophie post-métaphysique et tradition religieuse de l'Occident. Nous assistons à une certaine spiritualisation du sens même de la réalité. Nous sommes entrés dans l'ère où il n'y a plus que des « interprétations » (cf. Paul Ricceur). Dans cette émer gence, la Charité l'emporte sur la Vérité. De même que le christianisme, dans la rencontre des autres religions, découvre ce qu'il doit abandonner au profit de la seule Charité, la pensée philosophique vit un destin d'affai blissement qui reste pour elle le seul fil conducteur. Après Nietzsche, Marx, Freud et Heidegger, il ne reste plus de fondement universel comme a pu en rêver Kant. Et cela est une réalisation de l'héritage judéo-chrétien. Reste alors le problème de l'eschatologie. L'Apocalypse ne décrit rien sinon un transfert vers des qualités secon daires, liées à la perception des sens. Il s'agit donc d'un déplacement, d'une ouverture devant laquelle les ordi nateurs sont impuissants. L'affaiblissement constaté se présente donc dans l'histoire du salut comme un trans fert du réel vers les qualités secondaires, du spirituel, de l'ornemental, du virtuel. Joachim de Flore ne s'exprime pas sur l'ultime phase. Nous ne pouvons plus parler comme Thomas d'Aquin et Aristote de nature et de surnature. Nous pouvons juste espérer que la vie ne s'arrête pas avec la mort. Mais en même temps l'homme se perçoit libéré d'un poids philo sophique et théologique écrasant. Le monde ne devient vraiment sa demeure que s'il devient dans de multiples sens esprit. On entre dans toutes les dimensions d'une esthétique, d'une poétique. L'état de notre civilisation nous offre la chance de réaliser le règne de l'Esprit, même si cela reste une poétisation imaginaire. Il nous faut œuvrer dans ce sens, même si ce n'est pas évident.
L'ouverture espérée dépasse alors celle de la justice. Mais nous demeurons encore trop prisonniers de la lettre, celle des textes sacrés comme celle de la matériali té de notre monde. L'amionce est pourtant là, à nous de l'écouter pour en préparer la réalisation.
Seconde partie IV. Histoire du saiut, histoire de l'interprétation Entre les deux formules du titre, la virgule n'est pas neutre : il s'agit d'un rapport complexe, l'« écho d'un passage », d'un « glissement », propres à notre apparte nance historique au monde des religions du Livre. L'auteur nous entraîne vers une méditation et non vers un raisonnement scientifique. L'interprétation, en tradition judéo-chrétienne, est en relation avec le salut. Il s'agit d'une actualisation fidèle n'entrant pas en contradiction avec notre histoire et avec la raison. Bien plus, c'est congénital, dans le rapport de Jésus aux prophètes, interprétation vivante lui-même de la Loi et des prophètes, accomplissement, mais encore en devenir, sous le règne de l'Esprit. Le rapport interprétation-salut se fait encore plus com plexe avec l'introduction de l'élément « histoire ». dans le rapport entre le lecteur et le texte sacré. L'interprétation et le salut possèdent une histoire. Mais alors, ne serait-ce que le fait des théologiens et des histo riens des religions ? En notre temps de sécularisation, religion du Livre et civilisation du Livre se rejoignent et entretiennent des relations vagues et intimes, même si pour nous la civilisation du Livre est plus large que la religion du Livre. Mais il ne s'agit pas simplement d'un souci de fidélité au texte originel, l'interprétation ajoute quelque chose d'essentiel au texte lui-même et cela relève de la conception judéo-chrétienne de l'histoire de la révéla tion et du salut. Cet événement herméneutique s'est-il produit ? Cela relève de l'histoire dans laquelle nous sommes projetés, et semble coïncider avec la fin de la métaphysique, l'abolition définitive de l'idée que l'être se donne comme présent. L'ontologie de Heidegger est à la base du cou rant herméneutique : l'interprétation n'est plus pure ment accidentelle, instrumentale et secondaire. Se pose alors le rapport entre l'ontologie d'Heidegger, avec l'herméneutique qui en découle, et l'histoire de la révélation chrétienne. Ce n'est pas qu'une question de culture historique occidentale, l'ontologie de Heidegger doit se justifier elle-même et cela correspond à la tradi tion de la civilisation chrétienne occidentale. L'ontologie herméneutique n'est rien d'autre que la théorie de la modernité chrétienne. Il s'agit de creuser le poids constitutif qu'a le christianis me dans la naissance de la civilisation moderne occiden tale. À condition de regarder le processus de sécularisaGoliasmagazinen° 98 septembre/octobre 2004 77
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tion non pas comme un pur abandon, mais comme un processus d'interprétation. Le christianisme a permis l'envol et le développement de l'Occident, et, en fin de compte, en particulier du fait des sciences, la dissolution de la métaphysique de la présence et la réduction de l'objet au pouvoir du sujet. La conscience de l'historicité des paradigmes conduit à penser que même les sciences de la nature relèvent de l'histoire de l'interprétation et de l'histoire du salut. Tout passe par la parole transmise, par le langage. Ainsi s'explique la virgule du titre : l'ontologie hermé neutique et la fin de la métaphysique de la présence sont des résultats du message chrétien dans l'histoire de la civilisation occidentale. La sécularisation est un aboutissement positif et non négatif, en cohérence avec l'essence du message : l'incarnation de Jésus est elle-même un cas archetypal, de sécularisation. Mais alors, ne risque-t-on pas de configu rer le salut et l'interprétation comme de purs processus de dérive ? Une nouveau té s'introduit qui se surajoute aux don nées antérieures, dans une continuité qui a besoin d'être reconnue par une commu nauté d'interprètes. La seule limite à la sécularisation est alors l'amour, la possibilité de commu niquer. Il en ressort une nouvelle signi fication pour l'Église, même si elle réagit le plus souvent à l'inverse en défendant son pouvoir sur l'être et sur la nature. La référence à la communauté comme critère de la validité de l'interpré tation ne tire sa légitimité que de la reconnaissance de la dissolution de la métaphysique de la présence. L'être ne se donne pas une fois pour toutes dans la présence, il advient comme annonce et grandit dans les interpréta tions. On s'oriente vers la spiritualisation, l'allégement, la kénose. Redécouverte de l'Église et reprise du rêve de Joachim de Flore.
talgique, irréaliste. La thèse inverse de l'autonomie radi cale de la modernité implique une dose excessive de confiance, de créativité, de liberté, au moment précis où la modernité apparaît en voie de dépassement. Or les deux thèses opposées croient de manière erronée pouvoir prendre congé de l'histoire à laquelle elles appar tiennent. La modernité n'est pas un commencement abso lu, elle n'est pas venue non plus sans préparation. On a là les clefs d'une herméneutique encore naissante. C'est l'herméneutique qui montre l'insuffisance des deux thèses opposées : la sécularisation n'est pas abandon ou alternative, mais continuité et destin. Il n'y a ni abandon radical, ni nouveauté abso lue : le cercle herméneutique nous ramène à l'appartenance et à la provenance.
Le ' xpérience de la modernité peut, de plein droit, être considérée commeunévénement chrétien, et même l'événement chrétien par excelence qui ne se ' st pas laissé enfermer et figer dans les frontières autoritaires du dogme.
V. L'Occident ou la chrétienté Il s'agit de décanter les multiples sens du titre du chapitre. On ne peut se contenter d'y voir une simple alternative comme le prétend un certain intégrisme catholique. Les néo-intégristes rejoignent en cela les laïcards forcenés. À l'encontre de ceux qui ont refusé de voir la modernité comme une dérive sécularisante de l'héritage judéochrétien, certains ont regardé la modernité comme basée sur des valeurs radicalement nouvelles, caractérisée par une volonté d'organiser le réel selon une rationalité tota lement indépendante de toute autorité. Or le centre est aujourd'hui vide, il n'y a plus aucune autorité supérieure à la raison permettant à l'homme de dominer le monde. Bien d'autres raisons s'offrent à l'opposition entre moder nité occidentale et christianisme. La vision de l'intégrisme catholique débouche sur une position réactionnaire, nos78 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
Mais que signifie et qu'implique la thèse selon laquelle l'Occident est un christia nisme sécularisé ? Cela nous ramène à la sécularisation du patrimoine judéo-chré tien. L'Occident est confronté à sa propre origine chrétienne sous forme d'un héri tage constituant son unique élément d'identification. Il faut donc creuser l'équivalence entre Occident et christianisme. L'écroulement du communisme, le développement éco nomique, la construction de l'Europe unie, impliquent l'affirmation d'une iden tité culturelle, qui ramène au christianis me. De plus nous assistons à une redé couverte du christianisme. Les origines chrétiennes sécularisées apparaissent comme unique élément fondateur de l'Europe. Seul le christianis me a permis historiquement à l'Europe un développe ment qui n'existe nulle part ailleurs : on le constate dans l'origine de la science, comme dans le développement éthique, particulièrement protestant (cf. Max Weber), mais on le situe aussi dans l'esprit de consommation moderne. Surtout à partir de la Réforme, la foi « littérale » dans des vérités chrétiennes s'est affaiblie au profit d'autres ouvertures sur l'au-delà, en ouvrant la porte à la sécularisation et au consumérisme actuel. L'Occident est essentiellement chrétien dans la mesure où il se révèle comme le crépuscule de l'être, de la disso lution de l'objectivité. À la rationalité capitaliste et tech nologique se juxtapose une série de thèmes idéolo giques, indépendants et reliés à la fois. Aux différentes formes religieuses se surajoute le fait des mass media. L'idée même de vérité, de réalité, en sort affaiblie. Tout ceci caractérise l'Occident comme territoire du cré puscule, de la sécularisation. En effet, en tous domaines, de l'éthique à la science et la technologie, en passant par la transformation des besoins, de l'information, de l'his toire, la fin de l'eurocentrisme, tout est mouvant et relè ve d'interprétation. Mais, peut-on regrouper tout cela sous le signe de la sécularisation ? Ce n'est pas simple, mais plausible : il faut ramener tous ces affaiblissements à leur origine. On
retrouve soit le schéma de Weber, soit la continuation logique d'un monde fondé sur la Bible. De surcroît, cela corrobore une lecture radicale de la kénose. On retrouve l'anarchie considérée par Novalis comme élément géné rateur de la religion : selon lui, l'Occident ne peut être considéré de façon unitaire que comme christianisme sécularisé, il constitue aujourd'hui dans son affaiblisse ment la vérité du christianisme. Gianni Vattimo en vient à l'opposition entre le catholi cisme et Luther. À l'opposé de la sola scriptura, Bible et Tradition forment un ensemble et cela appelle une renaissance, à condition que l'Église ne s'applique pas à restreindre l'ouverture et refuse de reconnaître l'émer gence d'une religiosité laïque. La communauté chrétien ne ne peut pas être délimitée arbitrairement à la seule référence à la lettre de l'Écriture. L'expérience de la modernité peut, de plein droit, être considérée comme un événement chrétien, et même l'événement chrétien par excellence qui ne s'est pas lais sé enfermer et figer dans les frontières autoritaires du dogme. Si tout ne va pas bien pour autant dans la modernité, il n'en reste pas moins les critères de Charité et d'Amour. La Vérité est beaucoup plus regardée comme un consensus, comme Charité, que comme objectivité. Cette reconnaissance de la source chrétienne apparaît comme une tâche essentielle aujourd'hui pour ceux qui se disent chrétiens autant que pour les autres.
VI. Mort ou transfiguration de la religion Gianni Vattimo voit une possibilité et une tâche pour la pensée critique dans le paradoxe d'un double mouve ment religieux actuel : d'une part un renouveau de l'in fluence du christianisme, en particulier catholique, de l'autre une efflorescence multiforme de groupements religieux autres. Ces faits contredisent les hypothèses post-religieuses ou post-chrétiennes. L'influence de l'Église s'est accrue et transformée ; de plus, elle semble parfois seule capable de répondre à des questions éthiques nouvelles. Enfin, le religieux répond à certaines questions identitaires. La mort de Dieu semble n'avoir finalement touché que les philosophes, et ceux qui s'y réfèrent encore comme Levinas et Ricœur ne le font que de manière marginale pour évoquer la finitude de l'existence humaine. Pour Gianni Vattimo, ce silence actuel de la philosophie sur Dieu est non fondé. La fin des méta-récits ne postule pas que le temps du religieux soit dépassé, au contraire, le retour du religieux impose une interrogation au philo sophe. Mais comment ? Si la philosophie ne peut plus être athée, elle doit se faire critique par rapport au mouvement actuel, en particulier face au fondamentalisme relativiste qui s'exprime dans le communautarisme. La philosophie devrait-elle laisser la porte ouverte à tout et n'importe quoi, ne laissant pas place au dialogue, mais seulement tolérance précaire, voire une forme quelconque d'apartheid ?
La fin de l'ère missionnaire et coloniale a ramené a la vocation laïque, il faut au christianisme passer de l'universalisme a l'hospitalité. Seule la charité s'impose dans Je dialogue interculturel et interreligieux.
La dissolution de la métaphysique ouvre à nouveau la perspective de la possibilité de la religion et peut fournir un critère pour éviter les issues irrationalistes. Devant tout ce qui bouge dans notre société et qui constitue la substance de la modernité, on assiste à des processus d'affaiblissement ; l'absence d'arguments en faveur de l'athéisme ouvre à nouveau la possibilité de la religion, mais celle-ci n'a rien à voir ni avec la rigidité tradition nelle illustrée par Jean Paul II, ni avec le fondamentalis me. On ne peut plus retourner à une religion des Essences et de la Nature. Mais il ne s'agit pas non plus de construire dans le vide. C'en est fini du caractère péremptoire des vérités dernières, de l'évidence de la conscience, de la sacralité du pouvoir. La pensée critique doit pouvoir y répondre. Comment ce fil conducteur conduit-il au retour de la religion ? La pensée occidentale se découvre en profon de continuité avec la pensée chrétienne : c'est la ligne de l'incarnation, de la kénose. Ainsi devrait reprendre le dia logue entre philosophie et religion, et s'établir une cri tique philosophique des superstitions fondamentalistes menaçantes aujourd'hui. Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004
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VII. Christianisme et conflits culturels en Europe De même qu'il y a eu conflit entre christianisme et politique en Europe, on constate le même risque au niveau culturel et religieux, et ceci en contradiction avec la vocation propre du christianisme. Il n'apparaît plus comme un élément unificateur. L'Occident a résolu historiquement le problème en évacuant peu à peu le christianisme. Le libéralisme l'a cantonné dans la sphère du privé. Mais d'autres fac teurs nous viennent aujourd'hui de l'extérieur. L'espace laïque ne permet plus aujourd'hui d'assumer les nouveaux conflits. De nouveaux venus se sentent menacés (cf. le tchador). Le compromis qui s'était élabo ré avec le christianisme ne fonctionne plus avec d'autres qui se regardent, de plus, comme minoritaires. On revient au fait que la laïcité et la sécularisation sont faits de l'héritage judéo-chrétien, de même que l'idée de pluralisme. Mais ceci s'est développé sous le fait de l'euro-centrisme colonial et missionnaire. C'est que dans le mouvement actuel la certitude universaliste de la raison occidentale, qui faisait encore partie de l'héritage, a disparu. Le christianisme se défend de ce naufrage, et du coup ne peut plus être un facteur de conciliation, il s'est trop lié à l'aventure euro-centriste. En conséquence le christianisme est tenté par le repli, le sectarisme, le communautarisme, et il renonce à se vocation de civilisation. Le christianisme, sous ses différentes formes, est donc tenté aujourd'hui soit de prendre en charge le destin de la modernité, soit de se situer à l'extérieur, en rede venant ce qu'il était à l'origine : une secte. Il s'agit donc de prendre en charge la signification profondé ment chrétienne de la sécularisation. L'espace actuel est plus religieux que le libéralisme et le christianisme le supposent. 80 septembre/octobre 2004 Golias magazine n" 98
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Le christianisme doit donc jouer le jeu, et non se situer de manière conflictuelle. Le christianisme est un terme parmi d'autres aujourd'hui et se doit d'entrer en dia logue, sans se présenter en dépositaire de la Vérité. Simplement, il se pose en héritier d'un universalisme, porteur de l'idée de laïcité, légitimant des expériences religieuses différentes. La fin de l'ère missionnaire et coloniale a ramené à la vocation laïque. Il faut au christianisme passer de l'universalisme à l'hospitalité. Seule la charité s'impo se dans le dialogue interculturel et interreligieux. Il en va de la vocation de l'Occident ; il ne s'agit pas de défendre des bouts d'héritage comme le crucifix ou la fête de Noël. Ce ne sont plus des revendications fortes d'identité comme le tchador. Il ne saurait s'agir de sup primer les symboles ou de fermer les musées. Il s'agit au contraire de s'ouvrir d'une manière multiculturelle.
VIII. Le message chrétien et la dissolution de la métaphysique Vingt siècles de christianisme nous ont conduits à l'usure progressive puis à la dissolution du fameux adage prêté à Aristote : « Platon m'est cher, mais la Vérité me l'est pins encore. » Dostoïevski en avait eu l'intuition en exprimant que la vérité revendiquée par le Christ n'était pas à confondre avec la Vérité des théolo giens et des philosophes. La rédemption nous situe dans la réalité et non devant la Vérité. C'est ce qu'avait saisi Nietzsche dans son intuition de la mort de Dieu. Il ne le concevait pas dans une perspective éthique face à la question du salut, mais comme le sens de l'histoire de l'Occident chrétien ; c'est la fin de la supériorité de la Vérité sur l'Amitié : il n'y a plus aucune vérité objective, ontologique.
Ce nihilisme, que Heidegger va poursuivre avec la fin de la métaphysique, ne concerne pas simplement la mort de Dieu, mais celle de Jésus sur la croix. C'est la fin d'une prétention de détention de Vérité comme moyen de pouvoir. Nietzsche ne l'a pas senti à ce point et Gianni Vattimo fait alors appel à Wilhelm Dilthey, un hégélien qui, dans une histoire de la métaphysique européenne, distingue deux stades : celui des Anciens, puis celui des Modernes qui doit s'achever avec la dissolution de la métaphysique. La césure entre les deux est l'avènement du christianisme : on passe du monde naturel à celui de l'intériorité humai ne. L'accent est mis sur le sujet. Mais cela n'est pas encore posé au Moyen Âge. Augustin était demeuré platonicien, tout en le dépassant par moments, et la résistance de la métaphysique va se poursuivre jusqti'à Kant. L'Église avait été obligée de prendre le relais de l'Empire romain. Il ne saurait s'agir d'une lutte entre une Vérité naturelle et une Vérité révélée par le Christ, mais de l'événement historique du Christ ; c'est maintenant la fin d'une pré tendue essence naturelle de la science. Mais ce n'est pas aussi clair et aussi simple ; il reste toujours un résidu métaphysique, chez Nietzsche comme chez Heidegger, ils ne vont pas jusqu'au bout de la révolution anti-méta physique chrétienne. Seule la Charité peut nous empêcher de sombrer dans un nihilisme réactif. On est confronté au rôle central de l'Autre. Levinas, Habermas, doivent être lus à travers Nietzsche et Heidegger, pour échapper au risque méta physique. La Charité n'est pas une conséquence éthique d'une révélation de la Vérité objective, c'est un appel né de l'incarnation historique du Christ, et tout particulièrement constitutive d'une destination nihiliste de l'être. Vérité comme charité et être comme événement se ren voient l'un à l'autre, dans le cadre de la dissolution de la métaphysique. Cela reste pour nous un programme.
IX. Violences, métaphysique, christianisme Gianni Vattimo entreprend une méditation sur le lien entre violence et métaphysique et sur la présence de ce lien dans l'histoire du christianisme. Mettre fin à la vio lence par la violence répond au besoin, à l'intention, à la prétention de parvenir au principe premier ultime qui inspire en définitive la violence. Ce besoin inné est une véritable « hybris » (démesure, perverse pour les Grecs). Image du péché originel lié à la sexualité, qui est liée à la violence et dont l'aspect ludique actuel peut être regar dée comme un progrès par rapport à l'enseignement tra ditionnel, lié à la seule reproduction. Ainsi, la violence métaphysique influence de nombreux aspects de la morale chrétienne, dans son identification entre loi et nature. Exemple de l'amour du prochain et même de l'ennemi, que l'on peine à fonder. Les tenants du droit naturel l'ont vu comme une lutte de raison contre la violence, une possibilité d'accueil non imposé
du message. On y a vu aussi une légitimation de cer taines violences et une légitimation d'imposer aux états les lois de nature de l'Église. La théorie du droit naturel a pu avoir une fonction his torique, mais il importe plus de voir quand et com ment ce droit et la loi d'amour sont entrés en crise et ont commencé à dévoiler leur fond de violence. On est alors renvoyé aux mêmes questions que celles de Martin Heidegger. Les choses n'ont perduré que tant que ces données sont restées liées à la métaphysique (cf. Delthey). Aussi l'Église s'est vue dans l'obligation de faire survivre les structures classiques. Gianni Vattimo renvoie alors au mécanisme victimaire décrit par René Girard, violence mimétique profondé ment enracinée qui ne peut être surmontée par une déci sion humaine. Tout ceci reste lié pour l'Église à une question de pouvoir. La récente encyclique Fides et ratio ne prêche pas autre chose aux philosophes : ils doivent dans leurs recherches éviter les dangers liés à la corrup tion de la nature par le péché et donc revenir à une saine métaphysique chrétienne. Ainsi la violence s'insinue dans le christianisme lors qu'il s'allie à la métaphysique ; il y a identification entre existence chrétienne et existence philosophique classique, d'où l'idée que la morale est le respect de la loi naturelle, ce qui implique hybris et soumission. Mais alors, comment repenser l'éthique et la métaphy sique chrétienne ? On revient alors à Heidegger, pour qui la métaphysique n'est pas indépassable, mais doit être acceptée, tordue, poursuivie. Il en va de même pour René Girard : le sacri fice ne peut pas ne pas se répéter, sous risque d'autres émergences de la violence. Le discours ne peut se pour suivre que sur le plan de la sécularisation, symbolisante du message chrétien. L'auteur s'en prend alors aux interprétations tradition nelles du sacrifice du Christ ; pour lui il y a salut dans la kénose et non au moyen de la kénose qui est le rachat luimême. Mais cela est regardé comme nihilisme par les tenants de la métaphysique traditionnelle, et inspire encore l'éthique naturaliste, autoritaire et inefficiente de l'enseignement pontifical. On reste alors à la merci de l'événement, à la positivité de la création et de la révélation en tant qu'événements. Sinon on en revient à une idée métaphysique de Dieu, et de la déposition du pouvoir entre les mains de quelques-uns, ce qui est encore prédominant aujour d'hui. Il nous faut poursuivre les recherches de dépasse ment, tout en restant sur nos gardes.
X. Hôs mè (comme si). Heidegger et le christianisme Il faut entreprendre l'étude des rapports entre Heidegger et la tradition chrétienne, ce rapport est essentiel dans l'évolution de sa pensée. Ses concepts principaux sont impensables sans référence à l'événe ment chrétien. L'expérience chrétienne, pour lui, n'est Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 81
pas une expérience religieuse parmi d'autres et il s'en prend aux limites de penseurs comme Husserl, Jaspers et autres phénoménologues qui ne vont pas assez loin dans leurs recherches : au sein des expériences reli gieuses, seule l'expérience chrétienne constitue le chris tianisme au rang de modèle d'une authentique radicalité philosophique. La méditation sur l'expérience chrétienne est à la base non seulement de l'« Être et le Temps », mais de toute l'attitude philosophique de Heidegger. Il ne suffit pas de renvoyer à l'aventure philosophique issue des Grecs, il faut penser en termes chrétiens. Si personnelle et si liée à une Tradition soit-elle, le propre de l'expérience reli gieuse chrétienne est d'être liée à l'historicité de la révélation et de la création. Il y a alors pour le chrétien une tension entre le déjà et le pas encore, qui est la structure de l'eschatologie.
Il y a là une expérience authentique de la temporalité. Il ne s'agit pas d'une simple présence dans un temps se déroulant de manière linéaire. Le philosophe reprend les termes de Paul à propos de la « parousie » qui n'est ni simple référence au passé, ni simple attente d'un futur prédéfini, quelque chose qui n'est pas contenu dans le sens littéral du mot. Tentative de saisir par des concepts la pure historicité de l'existence. On lie sait ni le jour, ni l'heure, constante incertitude qui n'est pas fortuite, mais nécessaire ; le sens de la temporalité est fondamental. À partir de l'expérience inauthentique du temps, Heidegger s'en prendra à la métaphysique, à la pensée objectivante qui oublie l'être en faveur des étants. C'est que le christianisme a vite oublié l'eschatologie. 82 septembre/octobre 2004 Golias magazine n" 98
L'aventure métaphysique peut être vue comme un oubli de l'être que l'on a conjugué avec l'oubli de l'eschatolo gie chrétienne. On en vient ainsi au rapport essentiel entre la philosophie heideggerienne et la tradition chrétienne. L'histoire du christianisme après le temps des origines, en tant qu'oubli de l'eschatologie, peut être considérée comme histoire de l'Antéchrist. C'est l'histoire de l'oubli métaphysique de l'être ; il y aurait incompréhension métaphysique du sens original du message neo-testamentaire. Ainsi Heidegger s'est détaché de la tradition scolastique et de la métaphysique classique, et cela par fidélité à l'origine chrétienne. Dans son commentaire de Paul, il insiste sur les « tribulations » et l'incertitude, ce qui a une implication théologique et pas simplement éthique. Pendant ce temps, l'Antéchrist a poussé les fidèles vers des images idolâtres du Messie, des représentations objectivantes, dans l'oubli du sens originel. C'est toute une interprétation objectivante de la Bible qui est en cause : c'est le péché de la métaphysique objectivante. Il faut retourner à l'écoute de l'être. Il ne s'agit pas simplement d'éclairer les sources de la pensée d'Heidegger, il y un effet de réciprocité qui nous amène à réinterprèter la tradition chrétienne. Il s'agit alors de penser une foi sans contenus, sans dogmes, sans science théologique. D'où sa critique d'une mystique en quête d'un objet. L'existence est constituée comme un tissu permanent de renvois et de sens, comme dans le cas de la mort et de la vie. On en vient à une sorte de privation de sens ; on en vient à la manière dont Paul définit l'existence chré tienne en termes négatifs : « Si vous avez une femme, vivez comme si (hôs me) vous n'en aviez pas... (Première Epître aux Corinthiens, 7/29). » L'existence chrétienne semble ainsi impossible à définir. La figure de l'existence chrétienne devient ainsi fidèle à l'enseignement paulinien. La vie du chrétien est radicalement historique et déterminée par son propre cadre. C'est ainsi que le chré tien demeure dans l'attente du Seigneur. Il n'existe donc pas de modèle de vie chrétienne alternatif à ce qui s'im pose et est contingent. On est aux antipodes du contenu des religions à mystères. Heidegger se serait-il rapproché des luthériens à propos du salut par la foi et non par les œuvres ? Rien ne per met de le dire. En réalité sa polémique contre la tradition chrétienne s'est de plus en plus confondue avec son effort pour dépasser la métaphysique et l'onto-théologie. Le plus important est l'effort philosophique pour dépasser l'objectivisme métaphysique et la recherche d'une vision du christianisme qui, sur le plan du dogme comme de l'éthique, « soit enfin capable de penser son propre sens œcuménique comme écoute de l'époque nouvelle — post-moderne — de l'être ». Serge Torrep
Le défi cle Gianni X/art-tïmo
L'aube de Dieu au rsi que de a l moderntié
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ne oeuvre s'inscrit dans un contexte, dans une trajectoire de pensée et de vie — ou au contraire piétine — sur fond d'un horizon nouveau, ou dans l'absence d'une perspective. Au-delà, et en amont, de la problématique philosophique déployée par l'un de nos plus remarquables penseurs transalpins, l'œuvre de Gianni Vattimo cherche à poser une question — tâche première du philosophe — dans le contexte d'une crise, diversement évaluée, du christianisme historique en Occident sécularisé, et de la prétention ontothéologique de le fonder sur une métaphysique de l'être et du vrai, elle aussi diversement comprise et déclinée, mais saisie comme un socle pour la pensée et l'explicitation de la foi. Dans le prolongement de l'article précédent, Reginald Urtebize analyse l'ouvrage de Gianni Vattimo et propose des pistes pour n avenir à écrire. Un texte rempli d'espérance.
La recherche de Gianni Vattimo ' suppose donc un dia gnostic, avant de suggérer une hypothèse et d'ouvrir un espace pour espérer croire. Toutefois, le propos suppose la continuité de l'interrogation, qui ne saurait se figer en dogmatisme, et permet d'éviter à la fois un pessimisme face au constat d'un recul et le rejet global d'un christia nisme hypostasié, qui n'est peut-être pas, en définitive, si chrétien que cela.
Interrogations La question posée paraît simple : le christianisme a-t-il un avenir ? Elle a été déjà formulée, telle que, par un Jean Delumeau, et sans doute bien d'autres. Elle naît du choc que suscite forcément le constat, même hypothé tique, d'un déclin, ou d'une éclipse, de choses que nous associons au christianisme. Danièle Hervieu-Léger parle d'une « exculturation » croissante. Nous dirions plutôt un « autre type de rapport culturel à », incluant à la fois une ignorance fréquente, un refus acquis de se sou mettre (allergie à l'assujettissement religieux) et une fas cination irrésistible. Mais ici qu'importe. En réalité, tel l'arbre qui cache la forêt, cette question nous fait oublier des interrogations plus subtiles et plus précises : quelle est la nature éventuelle du christianisme, si cela a un sens ? Y a-t-il un ou des christianismes ? S'agit-il de la fin d'un modèle chrétien au profit d'un autre plus évangélique finalement ou au contraire le cré puscule irréversible d'une cohérence qui a fait son temps et qui a perdu toute pertinence foncière, sinon accidentel le ? Quelle est l'essence du christianisme ? L'annonce du message chrétien inclut-il nécessairement un fonctionne ment psychosociologique tel que l'ont véhiculé les grandes institutions religieuses du monothéisme ? C'est à un tel niveau de complexité qu'il faut résolument se situer au risque de simplifier, de donner une réponse arbitraire et hasardeuse. De toute manière, il n'est guère possible de trancher en disant que le christianisme a l'avenir devant lui ou du plomb dans l'aile. Le seul choix possible n'est pas entre la sépulture ou la simple perpétuation, en négligeant l'espace si large des évolu tions, des redécouvertes, des métamorphoses, des palingénésies, des aurores et des avènements. Golias magazine n°
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Cahier spécial L'intérêt premier et immédiat du livre de Gianni Vattimo consiste dans son art de déplacer les questions, de sortir des alternatives piégées et stériles, de déplacer les questions, de s'arracher à l'idée d'une reproduction à l'identique d'un scénario passé ou conçu, de s'inscrire dans une histoire en devenir, donc largement imprévi sible, mais moins multidirectionnelle que certains ne l'imaginent pourtant, de contester le règne du même qui demeure (au prix de réformes de surface) tout autant que l'hétéronomie trop tranchée du discontinu (plutôt, une « dialectique » entre le même et l'autre, le différent et le semblable, ou une sorte d'« Aufhhebung » où ce qui est nié revient prendre sa place tout autrement). Dit plus simplement : un nouveau christianisme peut naître, en assumant et en vivant le renoncement à la pensée du fondement, en décalage par rapport aux traits qui nous sont familiers, mais donnant enfin toute sa portée à ce qui en est le cœur, l'incarnation. En d'autres mots encore, le christianisme se trouverait d'une certaine manière lui-même en se perdant, en sor tant de lui-même, en passant de la religion à la sécula risation. Il y a certainement là une vieille intuition de la philosophie allemande transversale à Kant, Fichte ou Hegel. Mais, abstraction faite de ces pensées très com plexes, à l'interprétation sans doute non univoque, en tenant compte aussi du fait que Gianni Vattimo se réfère davantage à Nietzsche et à Heidegger, plus détermi nants dans sa quête intellectuelle, il nous semble plus simple et plus juste d'identifier là un noyau, un peu ce que George Bernard Shaw exprimait avec toute la caus ticité de son humour : « Le christianisme est une très bonne idée ; dommage qu'elle n'a jamais été essayée. »
Le discredit du fondement Ces considérations sont étroitement liées au courant phi losophique dit du « pensiero debole », très connu et discu té en Italie, dont Gianni Vattimo est le principal protago niste et qui se base beaucoup sur l'annonce heideggerienne de la mort de la métaphysique et donc sur le discrédit d'une prétention à forger un système ou à énoncer de façon ultime la vérité sur l'être ainsi objecti vé. Depuis Kant, et l'inconnaissabilité reconnue d'une connaissance « dogmatique » des noumènes, une brèche irréversible fissurait la prétention métaphysique, mais, nous y reviendrons, suite aussi à sa chute en une pensée technique déshumanisante, cette prétention a fini par perdre toute crédibilité.
Espérer croire 2 Une interrogation ne porte pas, de manière toute abs traite ou toute théorique, sur un fait extérieur (ou un ensemble de faits). Elle engage et touche profondément celui qui se la pose, non en observateur désinvolte et perplexe mais en homme de désir et d'espérance. C'est pourquoi, Gianni Vattimo titre son introduction « espé rer croire ». Il ne s'agit donc pas seulement de savoir, à titre de curiosité intellectuelle, quel sera l'avenir du christianisme historique, mais de se situer soi-même, d'une manière à la fois engagée et critique, dans un che min éventuel de foi, aujourd'hui, dans le contexte qui nous précède, nous dépasse, nous prolonge aussi. Or, pour Gianni Vattimo, l'acte de foi reste marqué par une certaine indétermination foncière. Mais aussi, si l'on prête attention à son parcours, par un retour personnel, qui n'est d'ailleurs pas tant un retour qu'une découver te, laquelle néanmoins entretient un lien profond et vital avec la foi passée. Le paradoxe intéressant de cet itiné raire de Gianni Vattimo, tient aux vecteurs inattendus d'une telle redécouverte, non des auteurs catalogués comme chrétiens mais des auteurs classés plutôt comme antichrétiens, tels Nietzsche et Heidegger. 84 septembre/octobre 2004 Golias magazine n"
Très justement, Gianni Vattimo observe que « la pro clamation de Nietzsche selon laquelle "Dieu est mort" n'est pas au premier chef une profession d'athéisme, comme s'il disait "Dieu n'existe pas". Elle signifie, non l'acte de décès de Dieu, mais le discrédit de la pensée du fondement Pour Nietzsche, "Dieu est mort" signifie seu lement qu'il n'y a pas de fondement ultime, et rien d'autre (p. 12). » Le refus de la pensée objectiviste, for mulé par Heidegger, traduit une intuition et une inten tion identiques. Pour le croyant, ou pour celui qui espè re croire, la question qui se pose alors est de savoir si un tel discrédit de la pensée du fondement (au fond assez proche aussi de ce qu'ont pu ressentir et exprimer des mystiques comme Maître Eckhart par exemple), est une menace pour la foi ou au contraire l'occasion heu reuse de dégager le terrain pour l'espérance de croire. Au fond, toute la question est là.
Cahier spécial Or, nous nous situons là d'emblée au cœur des interro « progressistes » ou « libéraux » (États-Unis) — mais gations modernes et postmodernes3. « L'époque dans qu'importent les dénominations — ne s'ouvrent pas assez laquelle nous vivons aujourd'hui, et que l'on qualifie à juste à certaines interrogations radicales. D'où, présentement, titre de postmoderne, est l'époque oit l'on ne peut plus penser au niveau du catholicisme occidental, la tentation d'une la réalité comme une structure solidement ancrée à un fonde sorte de compromis intellectuel, les stratégies du « pas ment unique que la philosophie aurait pour tâche de connaître trop », les frilosités sur le plan societal. De façon très et que, peut-être, la religion aurait celle d'adorer. [...] Le injuste, en plus, l'effort fait et les très beaux fruits ne sont monde effectivement pluraliste dans lequel nous vivons ne se pas toujours reconnus à l'extérieur, où l'on projette quoi laisse plus interpréter par une pensée qui veut à tout prix qu'elle fasse sur l'Église catholique un stéréotype ringard, coincé ou hypocrite. Mais, pour autant, si désinforma l'unifier au nom d'une vérité ultime (p. 14). » Situons, pour notre part, la problématique. Tous les tion il peut y avoir ou caricature, la racine du problème doit bien être cernée : une peur, sans doute, que la mise débats autour d'une reformulation de la foi, de la théo en cause d'un socle mental et moral, qui caractérise jus logie, de la catéchèse, resteraient à notre avis vains s'ils tement en profondeur la crise moderne et se dérobent d'emblée à ces constats ou en ^^^_____ ultramoderne (qui à la fois exacerbe les mésestiment la portée. En effet, ils se traits de la modernité et les modifie) ne réduisent alors à de purs ravalements de Tous les débats autour mette finalement en difficulté la proposi façade, à un mélange de style hétéroclite d' u ne reformul a ti o n de tion et la possibilité de la foi4. où il s'agit plus de faire avaler une pilule Or, paradoxalement, ce socle qui vacille grâce à un accommodement séduisant ou la foi, de la théologie, tendance » — sincère sans doute —, ne met pas seulement en discussion un
sa^ re^er et reculer" te ^u. En de la Catéchèse, rested cert^ t^e *l^"à£i™i£ d'autres termes encore, des outres nou logique, une certaine morale, par à notre avis vains velles avec du vin ancien. À notre avis,
exemple d'un ordre naturel immuable et même si pour notre part le constat est s'ils se dérobent d'emblée évident, mais également un athéisme aussi douloureux, c'est la raison foncière métaphysique, un refus de la transcen à ces constats ou en des entreprises réformistes, avec le risque dance... qui prenait précisément appui terrible pour ceux qui s'y engagent et y mésestiment la portée. sur ce qu'il nie et qui a vacillé. Il ne s'agit ont cru, d'une simple prise en tenailles pas d'inverser le signe d'une pensée entre la provocation de l'exculturation (théisme qui devient athéisme), mais de hypermoderne et la nostalgie identitaire (avec éventuel penser au-delà, autrement. « C'est justement parce que lement des tentatives variées de restauration). La mise à l'existence d'un Dieu-Fondement ultime ne peut plus être jour a peut-être été trop extérieure, sans oser ressaisir soutenue que, précisément, il est à nouveau possible de croire les choses en profondeur. Cette amphibologie foncière en Dieu (p. 15). » L'être ne se trouve plus objectivé dans d'un catholicisme revisité mais insuffisamment — au un discours qui affirme et qui nie (mais quoi ?) mais se fond la sédimentation de Vatican II, forcément étape dévoile à nouveau dans l'événement, dans les frag ments d'une unité, non pas perdue ou dissoute mais dans un processus, et non terme achevé, avec la pro longation du compromis ainsi réalisé — explique bien, d'un autre genre que celle du système objectivant. La selon nous, que, malgré les ouvertures réelles et sin vérité ne s'exprime, dès lors, plus sous le mode d'une cères à tout niveau, la sauce nouvelle n'a pas prise photocopie d'une structure fixe du réel reposant sur dans les sociétés occidentales comme prévu. Au un socle (qui repose lui-même sur quoi demanderaient contraire, hélas, mais c'est ainsi, ce sont les courants par exemple David Hume ou Bertrand Russell), mais les plus identitaires qui pour l'instant résistent le comme un message historique qu'il s'agit d'écouter, mieux, même si à long terme sans doute, on voit mal d'entendre, de vivre, dans une réponse active et créa quel avenir créatif ils pourraient ouvrir, sinon la trice. Ce qui, entre parenthèses, nous semble plus constitution d'oasis ou de chapelles de plus en décon proche d'une approche biblique, que les thèses de nectées. D'ailleurs, la stratégie de la citadelle fermée à manuels de philosophie de jadis. double tour, malgré les gardes aux portes, défensive, Notons, au passage, toujours pour notre part, que le finit toujours par faiblir. L'un des exemples récents a été discrédit de la philosophie du fondement ne se présente la société espagnole (avec la Movida), qui demeure en pas seulement comme une question de philosophie partie vrai « mutatis mutandis » avec la chute d'Aznar et générale, mais encore comme un point important de le triomphe de Zapatero : l'évolution s'est faite explo nouvelles vues épistémologiques ou éthiques. Par sion, pour avoir été d'abord trop contenue. Lorsque le exemple, Jacques Bouveresse a souligné que la processus s'enclenche, le géant aux pieds d'argile se recherche des mathématiciens du siècle passé, d'un fon démantèle. Le malheur est que trop de secteurs de la dement de leur discipline, a échoué. En logique et en hiérarchie catholique caressent le rêve d'un positionne mathématique, c'est ce que Ludwig Wittgenstein peut ment intransigeant (Laurent Frôhlich a montré la pré- nous dire : il ne faut pas chercher le fondement de ces gnance et, hélas, la perpétuation de ce modèle malgré disciplines, mais les pratiquer : au lieu de s'interroger l'ère postconciliaire, notamment en morale, autour du en vain sur un fondement décisif des mathématiques, thème de la défense de la famille, voir Golias n° 90), et faisons des mathématiques. De même, en morale : les différentes thèses peuvent se décliner à l'infini. La vraie aussi que les secteurs plus ouverts, dits « conciliaires », Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 85
question est de permettre à l'agir bon de se déployer (la question du fondement étant différente de celle des cri tères de vérification).
Une foi biblique et postmoderne Pour revenir à la Bible et en définitive au christianisme en son noyau annoncé et vécu, il convient de dire que les différents paradigmes destinés à les penser sont du coup relativisés : surtout celui de l'onto-théologie, sur lequel nous reviendrons (notre jugement est un ^^^^^^^^ peu différent d'ailleurs de celui de Gianni Vattimo qui « essentialise » peut-être la métaphysique de l'être, reprenant le point de vue heideggérien : à notre humble avis, il y a déjà dans la métaphysique de l'être l'intuition de l'acte très différente des essences mortes). La foi est première, au-delà des paradigmatiques, ce qui ne veut pas dire qu'on la puisse saisir indépendamment d'eux. L'effondrement d'un paradigme, même aussi décisif que celui du fondement n'entraîne aucunement son discrédit. C'est une manière de concevoir l'acte de foi qui se trouve discutée, non la foi ellemême compromise. Gianni Vattimo sug gère une autre vision du croire postmo derne : « Une telle conception de la foi postmoderne n'a évidemment rien à voir avec ^^^^^^ l'acceptation de dogmes définis de façon rigide ou de disciplines imposées par une quelconque autorité. L'Église est, certes, importante comme véhicule de la Révélation, mais aussi et surtout comme communauté de croyants qui, dans la charité, écoutent et interprètent libre ment, en s'aidant et donc en se corrigeant les uns les autres, le sens du message chrétien (pp. 19-20). » Nous avons là résumée en gros la perspective qui se dessine dans le livre de Gianni Vattimo ; il nous faut à présent creuser un peu les choses et d'abord discerner ce qui est peut-être mort de ce qui peut constituer le noyau vivant du message chrétien.
mation nietzschéenne de la mort de Dieu. En aucun cas, il ne s'agit d'un matérialisme plat, d'un refus du divin d'ailleurs si présent chez Nietzsche. C'est le Dieu moral, le Dieu du jugement et du fondement qui est mort pour Nietzsche comme l'ont mis en relief Giorgio Colli et Massimo Montanari. Pour autant, l'ombre de Dieu conti nue encore à se projeter sur notre monde. Il faut du temps pour que la grande nouvelle se communique. Pour Gianni Vattimo, il convient surtout de « justifier la traduction de la mort de Dieu nietzschéenne en termes de fin de la métaphysique, ce qui est avant tout, on le sait, une idée de Martin Heidegger (p. 24) ». Que cela soit clair : « Nietzsche ne propose pas une métaphysique athée qui impli querait la prétention de décrire de manière adéquate la réalité comme quelque chose dont Dieu serait exclu (p. 25-26). » En effet, dans un tel cas, la tentation métaphysique n'aurait pas été surmontée, mais simple ment renversée. Précisons que ce que Martin Heidegger « appelle métaphysique consiste précisément dans la croyance en un ordre objectif du monde que la pensée devrait reconnaître pour s'y adapter tant dans ses descriptions de la réalité que dans ses choix moraux (p. 26) ». Au fond, la métaphy sique consiste en une saisie des essences objectives et sources de normes contrai gnantes. Or, et ce point était même vive ment ressenti par un auteur comme Gabriel Marcel, l'ordre essentiel supposé du monde « rend défait impossible l'existen ce comme existence, c'est-à-dire comme projet, wmmmmimmaam ouverture, imprévisibilité et liberté et il la rend théoriquement impensable (p. 27) ».
UEglise est, certes, importante comme véhicule de la Révélation, mais aussi et surtout comme communauté de croyants qui, dans la charité, écoutent et Interprètent librement, en s'aidant et donc en se corrigeant les uns les autres, le sens du message chrétien.
Dieu est mort Cette thématique est largement inspiré de Nietzsche. Un Nietzsche qu'il faudrait redécouvrir il est vrai. On voit en lui, non sans raisons, l'un des plus grands critiques de la religion. Mais un regard plus attentif y discerne l'aurore d'une spiritualité nouvelle du divin, sans doute peu étudiée. À cet égard, nous nous permettons de recommander l'excellente étude d'un jeune philosophe belge, Ivan Broisson, qui ouvre un champ d'approfon dissement ultérieur proprement abyssal5. Pour en revenir à Gianni Vattimo, il situe comme il convient, dans l'interprétation la plus éclairante, l'affir 86 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
L'analyse de Gianni Vattimo suit assez fidèlement celle de Martin Heidegger. Comme son inspirateur, Gianni Vattimo dénonce les aboutissements nihilistes de la science et de la tedinique, qui continuent la réification, l'oubli de l'être véritable et de l'existence, la pétrification en essences, l'alié nation dans l'étant que suscite la métaphysique. En même temps, la machine s'emballe : « Plus encore que l'organisation totale de la société, ce qui contredit la métaphysique et la rend impossible comme croyance en un ordre objectif, stable, fondé, de l'être c'est l'explosion irrésistible des images du monde [...]. La spécialisation des langages scientifiques, la multiplicité des cul tures, la fragmentation des sphères d'existence et le pluralisme babélique de la société du modernisme tardif ont rendu de fait impensable un ordre "unitaire" du monde (p. 28). » En d'autres mots, pour employer une expression de Jean-François Lyotard, tous les « méta-récits » c'est-à-dire les récits qui visent à nous donner la clé de l'ordre du monde, comme fondement essentiel de tout le reste, sont tombés en désué tude et plus encore en discrédit. Cette mort de Dieu, ainsi comprise, mine paradoxale ment la prétention de l'athéisme de nier Dieu et d'en faire un système du monde, un autre socle cosmolo gique, métaphysique et moral. Dieu est mort ; les dieux prolifèrent. D'où à la fois un déclin des religions insti tuées et de leur autorités et une renaissance — ou nou velle émergence — du « religieux ». Le discrédit de
toute doctrine qui prétendrait avoir une valeur absolue et définitive, qui imposerait des normes immuables et gravées dans le roc de l'essence, favori se la multiplication de formes diverses et souvent éclatées de religiosité, sans oublier les aspirations mystiques. Pas davantage, nous ne saurions négli ger les inévitables effets de retour, les involutions identitaires. Le risque n'est pas conjuré de voir se développer les communautarismes comme des efflo rescences diverses et hétéroclites, ren dues possible par le « à chacun sa véri té » ambiant, avec aussi des identités qui se réaffirment, car l'homme est fati gué d'être — et de « se faire » luimême. Certes, « le cadavre de Dieu bouge encore » (Georges Suffert), le mono théisme vertical exerce une fascination forte et dangereuse (ce que Gilles Keppel a pu écrire au sujet de l'islam), mais en même temps ce n'est là qu'une petite partie (malgré une ampleur toute relative) d'un phénomène d'en semble, avec différents moments. Quelque chose se cherche ; la nature ayant horreur du vide, des velléités de retour aux oignons d'Egypte se font jour, des formes défensives et cachant mal la fragilité de base, de relati visme et de fondamentalisme peuvent éclore. La raison, mise à mal dans ses prétentions, risque bien de laisser la place au retour de l'irrationalisme et de la supersti tion, d'une foi de type fidéiste. Maurice Clavel se plai sait à surfer sur les thèses de Kant et de Michel Foucault. À l'évidence pourtant, le déclin d'une « raison forte » et le discrédit d'une pensée du fondement et des essences normatives peut ouvrir la voie aussi à une autre nouveauté. Ainsi, suivons Martin Heidegger : « L'effort de penser l'être non plus comme structure objective que l'esprit devrait refléter en s'y adaptant dans ses choix pratiques l'a conduit à pratiquer la philosophie comme remontée remémorante dans l'histoire de l'être (p. 37). » En somme, tel déclin et tel dis crédit invite à rompre avec la tentation objectivante et à penser l'être « non comme structure objectivement offerte à la vue de l'esprit, mais comme événement, comme surgissement (ibid.) ». « Si nous pouvons parler d'être, nous devons le penser comme un horizon et une lumière de cette sorte plu tôt que comme la structure générale des objets (p. 38). » L'être est événement ; sa recherche implique la mémoire. Il y a plus qu'un lien entre « denken » et « andeken » pour Martin Heidegger. La révolution philosophique est totale : l'être n'est rien d'objectif, ni de stable ; il se révèle plutôt comme l'événement au sein duquel nous sommes toujours comme des interprètes impliqués, en chemin, en marche, en quête. L'interprète n'est pas extérieur à l'être, il participe de l'intérieur à sa vie, et le sens n'est pas seulement découvert, en quelque sorte après coup, mais se constitue dans et par l'interprétation. En résumé, mais ce tournant qui est plus qu'un tournant, une auro
re, est évidemment capital : « Le passage d'une conception de l'être comme structure à une conception de l'être comme événement (p. 40). » L'intérêt de Gianni Vattimo est de rapprocher ces évolu tions radicales (mort de Dieu, fin de la métaphysique, du noyau même de la Bonne Nouvelle de l'Évangile, de ce que Paul de Tarse appelle la Kénose, une sorte de dépouillement et de dépossession. Au fond, aussi bien le versant philosophique (Nietzsche, Heidegger) que le versant théologique, fleurissent en cette belle notion de sécularisation. Cette dernière, non seulement n'est pas contraire au christianisme en son noyau foncier, mais d'une certaine manière le vérifie et l'accomplit comme sa vocation intime et son destin profond.
Détour par Joachim de Flore On connaît la vision prophétique de cet ermite calabrais du Moyen Âge, dont la descendance spirituelle aura été pourfendue par Henri de Lubac, et en particulier son annonce d'un âge de l'Esprit. Pour Joachim de Flore, la révélation se fait histoire ; il s'agit de comprendre tou jours mieux et de manière plus spirituelle — loin de tout littéralisme et de tout fondamentalisme — l'enseignement scripturaire. En effet, intuition capitale, « l'histoire du salut n'est pas seulement l'histoire de ceux qui reçoivent l'annonce, elle est aussi et surtout histoire de cette annonce pour laquelle la réception représente un moment constitutif et non pas seule ment accidentel (p. 45) ». Autrement dit, il n'y a pas à dis tinguer de façon trop tranchée un texte et son accueil ou le commentaire qui en est donné ; en effet, l'interprétation ne fait pas que recevoir passivement, elle participe à la constitution du sens et à l'événement de l'être. D'où, en bonne théologie, comme le notait Yves Congar, la nécessi té de s'intéresser à la réception d'un texte magistériel qui n'est évidemment pas toute passive... Joachim de Flore nous offre déjà une théologie de l'his toire et du futur très enthousiasmante. Elle n'est certes Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 87
Cahi pas sans précédents, sans prodromes ailleurs. Mais elle n'en représente pas moins un tournant décisif dans l'exégèse médiévale, déjà en modifiant la doctrine des quatre sens de l'Écriture (étudiée depuis avec brio par Henri de Lubac ou Bertrand de Margerie) en centrant tout sur le message spirituel de l'Écriture. Mais la signi fication de l'enseignement de Joachim de Flore la plus intéressante pour nous, est sa conviction de base que l'histoire du salut n'est pas achevée et que pour cette raison même l'intelligence des Écritures n'est pas ache vée. La grande découverte (ou redécouverte) de Joachim de Flore est l'historicité foncière de la révéla tion, si difficile à digérer pour beaucoup.
PECIAL La thèse très audacieuse et passionnante de Joachim de Flore est que l'Esprit peut advenir précisément au tra vers de ce grand tournant du refus de la pensée objecti vante, lié aussi, et fondamentalement, à la sécularisation. En effet, cette dernière nous donne d'espérer croire autrement, et déjà sans doute de libérer l'être et Dieu de la prison de l'étant et de l'objectivation : pour Gianni Vattimo, fondamentalement, la sécularisation est l'occa sion de l'affirmation positive d'une déité non réifiée en étant suprême et socle des étants et des normes... sécu larisation rendue foncièrement et originellement pos sible par l'événement par excellence : l'incarnation. Ainsi, se laisse à nouveau mieux découvrir l'altérité du Dieu biblique, du Dieu de Jésus Christ. Pour Gianni Vattimo, il faudra cependant comprendre ce processus « non pas comme un saut et un renversement, mais comme la réalisation d'une histoire du salut guidée depuis le début (p. 62) ». C'est le « exinanivit se », l'incar nation, qui révèle le vrai visage de la déité. « Dieu des cend du ciel de la transcendance où le confinait la mentalité primitive, et effectue ce passage en vertu duquel, comme le dit l'Evangile, les hommes ne sont plus appelées esclaves ou même enfants (selon joachim) mais amis (p. 63). »
Dieu et la modernité
Joachim de Flore distingue trois âges : celui du Père, caractérisé par la dépendance, sinon l'esclavage ; celui du Fils, caractérisé par la soumission filiale ; celui de l'Esprit, de la liberté et de l'amitié. Pour autant, nous ne sommes pas encore parvenus pleinement à cette dernière ère, pourtant inchoative et imminente. On ne peut guère ima giner là cette troisième ère, encore moins la dire déjà plei nement réalisée. L'Esprit souffle où il veut, nul ne peut l'assigner à résidence. Encore une fois, ne prenons pas Joachim de Flore... à la lettre, mais inspirons-nous de son esprit. Ce qui a fasciné tant de penseurs, de philosophes, de poètes européens dans le legs spirituel de Joachim de Flore, c'est encore et toujours sa conception du salut comme historique, d'une révélation non figée mais en devenir, d'un processus en cours qui passe par nous. 88 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
Il s'agit de préciser la nouvelle vision de Dieu, favorisée par le passage d'une pensée de l'être/essence à une pen sée de l'événement. Pourtant, le chrétien donne un nom à l'événement des événements : l'incarnation. C'est autour de cette lumière qu'une véritable confession chré tienne de Dieu pourra prendre sens et prégnance. Dieu incarné continue d'habiter notre histoire et nous conti nuons peu à peu de le connaître. La modernité ne lui est pas étrangère ; il y est présent. Cette modernité apparaît ainsi comme un « épisode » de l'histoire du salut, à vivre aujourd'hui. Des signes des temps aussi positifs que l'évolution vers la démocratie dans les régimes poli tiques modernes et la répudiation de la guerre ont à voir avec la fraternité chrétienne en devenir. « Même l'idée d'une distinction entre sphère publique et sphère privée de l'existence est liée à la réflexion sur l'expérience religieuse et sur les rapports entre religion et vie mondaine (p. 72). » Or, des résistances persistent à refuser de voir en l'his toire tout court l'histoire du salut qui continue. En parti culier, ce que Gianni Vattimo désigne comme « la prédo minance persistante d'une interprétation "littérale" de l'Écri ture (p. 72) ». En définitive, pour faire bref, il s'agit de rompre avec le fondamentalisme et de devenir intelli gent, de rompre avec l'autoritarisme et le « littéralisme ». On peut d'ailleurs voir que ce « littéralisme » n'est, comme le dit Gianni Vattimo, qu'« un lien avec une cultu re historiquement déterminée et faussement prise comme nature (p. 75) ». Dit autrement, « la présence active de l'hé ritage chrétien ne peut être reconnue aujourd'hui qu'à condi tion d'abandonner l'interprétation littérale et autoritaire de la Bible (p. 73) ». Nous aurons tout à gagner d'une
approche différente : on pourra alors « reconnaître comme véritable histoire du salut nombre d'aspects du monde moder ne et de notre contemporanéité qui, à une mentalité plus rigoureusement "orthodoxe", apparaissent comme de purs phénomènes d'abandon de la religion et de détachement par rapport à elle (p. 74) ». Pour enfoncer le clou : « Aussi bien une grande partie de V'irréligiosité" de la grande société laïque qu'une bonne part de la religiosité frelatée et marginale changent d'aspect et de valeur si on les considère en dehors du cadre rigide de l'interprétation littérale et autoritaire de la Bible (p. 74). » Un tel changement, est-il besoin de le pré ciser, sera très libérateur pour l'œcuménisme. « Confrontée à la tâche d'alléger le poids de la lettre de la Bible et des dogmes dans le but de comprendre la vérité détenue aussi par les antres religions, la pensée chrétienne découvre vraiment que la seule chose qui compte est la charité ; seule la charité, en effet, constitue la limite et le critère de l'interpréta tion spirituelle de l'Écriture (p. 79). » Les conséquences éthiques du tournant souhaité sont innombrables. « Celles-ci ne se limitent pas à fonder le choix en faveur de la tolérance, mais elles constituent le moteur d'un engagement actif en faveur de la diminution de la violen ce sous toutes ses formes, qui au bout du compte se révèle synonyme de ce que le langage religieux appelle la charité (p. 80). » Nous y reviendrons. L'interprétation spirituelle du message chrétien en accentue aussi l'aspect esthétique, un peu dans le sens d'un « sfumato », de contours moins tranchés, qui se dégagent davantage d'un langage de type poétique. Cet aspect ne peut ici être développé, mais en soi il semble fort important. Notre destin et notre chance est de réali ser le règne de l'Esprit conçu comme allégement et poétisation du monde. Pour Gianni Vattimo, c'est une très grande chance. En outre, le rapport entre le présent et le futur, le ciel et la terre se pose tout autrement : « Le salut doit commencer dans l'en deçà, sinon toute l'histoire de sa préparation perdrait son sens, le jeu serait la prérogative d'une divinité transcen dante indépendamment de notre capacité de rapport à elle, qu'il vaudrait mieux, par conséquent, ne même pas évoquer. » Or, et ce point nous paraît capital, « s'il y a, quelque part, salut, ce dernier semble, en bref, avoir davantage les caractères de la légèreté que ceux de la justice (pp. 85-86) ». Comme Nietzsche, nous ne pouvons croire qu'en un Dieu qui sache danser. L'image même de la vie éternelle se modifie alors : « La vie éternelle n'est rien d'autre qu'un jouissance parfaite des significations et des formes spirituelles que l'histoire de l'hu manité a produites et qui constituent le "royaume" de l'im mortalité (p. 86). » Et Gianni Vattimo de préciser : « Se rapprocher de cette vie, dès à présent, signifie réaliser les conditions pour une jouissance esthétique toujours plus par faite des significations ; la mise sur pied d'organismes histo riques "justes" ayant elle aussi le même but (ibid.). » Le développement de la technique, malgré ses points néga tifs, fustigés par Martin Heidegger ou Michel Henry, nous permet de répondre enfin à une nouvelle émanci pation esthétique, à une autonomie créative renforcée, qui ne contredisent pas le plan de Dieu mais accomplis sent sans doute ce que Joachim de Flore déjà pouvait en
partie pressentir et désirer. Pour permettre un tel envol, il faut bien sûr se détacher du littéralisme (ce qui ne veut pas dire de la lettre comme registre du symbolique et de la narration) qui enferme et étouffe.
Histoire du salut, histoire de l'interprétation D'emblée, une nouvelle perspective philosophique refu se la dichotomie et même la séparation entre le sens d'un texte et son interprétation, ou, pour parler comme Joseph Ratzinger lors d'une Conférence à Paris en 1983, la pré tention de vouloir tracer une ligne de partage stricte et figée entre un texte et son interprétation, une œuvre et sa lecture : le texte se livre dans la lecture même qu'on en donne ; c'est pourquoi elle échappe à son auteur. Cette idée, paradoxale d'ailleurs, est justement mis en relief de façon unique et magnifique par le christianisme, et même par la théologie catholique la plus classique qui parle de « tradition constitutive » : il ne s'agit pas seulement de discerner un sens déjà tout livré dans l'Écriture mais de le constituer. C'est pourquoi aussi la catéchèse, comme annonce de la proposition de la foi (et c'est peut être répondre à Joseph Ratzinger qui a au moins le mérite de toucher du doigt l'enjeu intellectuel avec une très noble loyauté intellectuelle, même si la réponse donnée n'est pas la nôtre), peut être bel et bien conçue, en résumé, de deux façons différentes : soit comme un contenu qu'il s'agit de bien comprendre mais dont l'interprétation est figée ; soit, au contraire, comme une parole vivante qui circule et dont le contenu se dessine et se redessine dans la lecture des assemblées christiques croyantes. Le clivage théologique est capital. Cela ne veut évidemment pas dire que toute interpréta tion en vaut une autre, sans critères de vérifications, sans exigences de cohérence ; au contraire, il s'agit de s'arra cher à une interprétation reçue mais forcément limitée et arbitraire, pour laisser résonner l'écho de la symphonie d'une vérité vivante. Nul ne peut dire : « J'ai la Vérité », et c'est d'ailleurs pourquoi la relativité de l'interpréta tion (qui n'est pas un relativisme absolu, notion d'ailleurs auto-contradictoire) honore bien mieux l'ac cueil de ce qui nous dépasse mais se fait en et par nous, dans l'événement qui éblouit notre désir et notre intelli gence ; alors que le dogmatisme pétrifie et sclérose. Nous ne sommes évidemment pas renvoyés aux oubliettes de l'obscurantisme ou du fantasme exalté. Avec raison, Gianni Vattimo rappelle que l'Écriture doit être interprétée de manière telle qu'« elle n'entre pas en contradiction avec la raison, en utilisant donc nos facultés pour respecter à fond la parole de Dieu et éviter de lui attri buer des significations aberrantes (p. 94) ». La grande déri ve consiste toujours à confondre le signifiant et le réel, ce qui généralement se fait aux dépends du signifiant (ainsi comme « matérialisé ») et du réel. Le discrédit qui en résulte est évident. Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 89
Cahier spécial En profondeur, l'interprétation vivante est donnée en Jésus, qui est en lui-même le Salut, la Vérité (et non pas qui la possède, ce qui est évidemment tout à fait différent). L'interprétation de l'Écriture n'est jamais abstraite, ne se fige pas en axiomatique de l'imaginai re. Elle est toujours incarnée : le mystère chrétien n'est pas un enseignement caché à décrypter grâce à un par cours gnostique ou initiatique, il n'est pas non plus une sorte de système compact et contraignant, finalement arbitraire, mais se découvre toujours de manière vivante et incarnée. Le Christ Jésus fait irruption dans nos vies et c'est au cœur de l'humanité concrète, lorsque l'humanité prend consistance, chair, visage et lumière en nous que le salut se vérifie et qu'une interprétation chrétienne se trace, non pour conclure, mais pour que l'histoire conti nue. L'interprétation est donc « productive », ou, mieux encore, constitutive et créatrice. Pour ôter toute équi voque, soulignons encore que l'interprétation ne consti tue pas seulement un effort pour saisir le sens originel du texte (l'intention de l'auteur par exemple) et pour le reproduire de la façon la plus littérale possible, mais qu'elle ajoute quelque chose d'essentiel au texte même, de l'histoire de la révélation elle-même. C'est pourquoi, des catégories comme celle de « développement » ou de « désenveloppement », même si Ton va au-delà des lec tures de la théologie passée (par exemple Marin-Sola) semblent bien pauvres. Il faut aller plus loin encore : la parole vivante — le Verbe fait chair — circule et suscite cette compréhension nouvelle en laquelle peu à peu le salut (si la notion a un sens) se réalise. En arrière-fond, Gianni Vattimo trouve appui (si Ton ose dire car justement d'une certaine manière il n'y a plus d'appui et plus d'appui à chercher) sur des intuitions de Martin Heidegger. Mais nous les avons trouvées tout autant, bien avant, chez Maître Eckhart. Nous ajoutons à ce que veut dire Gianni Vattimo le para graphe qui suit6, et qui entend développer son idée. L'être n'est pas la présence, sinon sous le mode de l'échappée, de l'écart. Dans le livre de l'Exode, on ne voit Dieu que de dos ; quand les disciples reconnurent Jésus ressuscité à la fraction du pain, il disparaît. Ce qui ne doit en aucune manière être interprété comme nonprésence, comme la négation de la présence (on reste dans le même schéma, d'où le caractère piégé des que relles eucharistiques sur la présence réelle, de part et d'autre), mais comme un autre type de présence que celui de Têtre-là. Ce que Gianni Vattimo entend établir, et nous le suivons bien sûr en ce sens, s'exprime en ces termes : « Le point important est qu'il faut envisager les différents processus de sécularisation qui se sont produits dans la modernité non pas comme des processus de détachement de la matrice religieuse, mais comme des processus d'interprétation, d'application, de spécification enrichissante de cette même matrice (p. 102). » Ce point est même fondamental. Nous en tirons deux conséquences : primo, ce que certains responsables ecclésiaux dénoncent comme une menace pour la foi non seulement est un fruit du christianisme mais d'une certaine manière l'accomplit ou en permet un accomplissement plus authentique ; secundo, la sécu 90 septembre/octobre 2004 Golias magazine n"
larisation donne au christianisme de trouver enfin un vrai visage d'amitié et de liberté, jusque-là souvent compromis par le poids d'une sorte du surmoi psycho social, ou encore d'une vision judicatoire et oppressive de Dieu. À long terme, nous sommes persuadés qu'un mouve ment de fond va permettre l'émergence, c'est le mot, d'un christianisme autre (mais non finalement un autre christianisme) plus chrétien que les sédimentations his toriques que nous connaissons (pour autant qui y seront dépassées mais aussi accomplies). À court terme, cet effet de fond est présentement contre dit par un effet de surface à ne pas minimiser mais qui ne doit pas non plus être surévalué, car il dissimule mal une vulnérabilité interne et un effritement souterrain. Cet effet de surface qui illustre dans le catholicisme un processus de restauration au sommet, mais aussi un certain renfor cement, tout relatif, plus proportionnel qu'absolu, des effectifs des intransigeants, par exemple dans le jeune clergé. Gianni Vattimo évoque « des tentations de type méta physique, c'est-à-dire qui tendent à retomber dans l'horizon de la présence. L'autoritarisme de l'Église catholique, par exemple, se traduit par la volonté de revenir à un texte
donné une fois pour toutes, en mettant fin au processus d'interprétation, non pas au non d'une continuité de dis cours et d'écoute de la voix de la communauté, mais au nom de l'affirmation péremptoire d'une vérité fondamen tale que l'on suppose présente quelque part (p. 106). » Gianni Vattimo mène un combat attachant contre le néointégrisme catholique, évidemment très différent du vieil intégrisme lefébvriste, car ayant tout de même assimilé certains tournants conciliaires non négligeables, mais parfois très moralisateur et très défensif. Il s'agit, en définitif, d'une tendance diffuse, hélas de plus en plus active et représentée dans de larges secteurs du catholicisme. Ce qui le caractérise en profondeur, c'est un refus global, parfois plus radical, par- ^^^^^^^^ fois avec des compromis, de la sécularisa tion et de ses nouvelles valeurs, considé rées comme opposées au christianisme. Notons, sur ce point, un même socle de départ partagé par ceux qui pourfendent violemment le christianisme (comme Michel Onfray en France). Nous pensons déjà que le clivage, réel, qui traverse les tendances du catholicisme contemporain, réside justement dans une vision plus ou moins favorable ou plus ou moins radicalement opposé à la sécularisation. Pour autant, ce refus d'un néointégrisme ne nous conduit pas à sous-estimer ce que l'évolution présente doit à un héritage chrétien. « La thèse de la légitimation nouvelle et totalement autonome de la modernité implique une dose excessive de la confiance dans la possibilité d'une nou veauté radicale et une accentuation excessive de la créativité, de l'originalité, de la liberté absolue de l'homme (p. 110). » Il ne s'agit évidemment pas de les brider — tentative pérenne des conservatismes — mais de les situer, de ne pas en faire des commencements absolus. Nous sommes des héritiers, des nains juchés sur les épaules de géants, mais nous n'avons pas à « laisser les morts enterrer les vivants ». Le sens de la gratitude et de la mémoire n'ont rien à voir avec l'enfermement stérile dans les limites passées. Ce que Gianni Vattimo veut nous dire, c'est que la modernité hérite du christianisme, et qu'elle ne sau rait donc être placée en simple contre-position par rap port à lui, mais plutôt en un rapport dialectique de mise en cause et d'accomplissement. Au fond, comme dit Gianni Vattimo (p. 112), la sécularisation est le destin du christianisme. Autrement dit, la sécularisation n'équivaut nullement à une mort, à un abandon, à un rejet définitif de l'héritage chrétien mais plutôt à un nouveau départ. Allons plus loin : l'Occident « est essen tiellement chrétien dans la mesure où le sens de son histoire se révèle comme le crépuscule de l'être, l'amoindrissement de la dureté du "réel" à travers toutes les procédures de dissolution de l'objectivité que la modernité a véhiculées avec elle (p. 118) ». Cette thèse du « pensiero debole » implique en tout cas que le nouveau statut de la Vérité et l'exaltation de Tindépendance des hommes n'ont rien d'anti-chrétiens, mais sont les fruits du christianisme, enfin parvenus à maturité. Dans une démarche plus théologique, il serait intéressant, selon Gianni Vattimo, de « mettre en évidence,
à travers une lecture radicale de l'incarnation comme kénosis, que l'affaiblissement de l'être est l'un des sens pos sibles, sinon le sens dans l'absolu, du message chrétien qui parle d'un Dieu qui s'incarne, d'abaissé et confond toutes les puissances de ce monde (p. 123) ». Ces considérations conduisent Gianni Vattimo à conclure : « Non seulement l'Occident ne peut plus être défini aujourd'hui de façon uni taire que comme christianisme sécularisé, mais que, de sur croît, le christianisme ne peut être aujourd'hui retrouvé que comme Occident. En termes plus explicites et probablement scandaleux, je veux dire que l'Occident tout entier comme ter ritoire du crépuscule et de l'affaiblissement constitue aujour d'hui la vérité du christianisme (p. 124). » Sur ce plan, nous ^^^^^^ serions plus réservés que Gianni Vattimo, car il nous faudrait attendre aussi les fruits de l'Évangile dans des cultures éloi gnées, au risque de retomber dans Téthnocentrisme. Il n'en reste pas moins que le christianisme comme tel, ce qu'a aussi perçu Hans Kùng, est difficilement expor table tel que dans d'autres cultures, au risque d'un mille-feuilles sans vraie échange ou sans synergie. Un regard attentif et bienveillant sur notre modernité occidentale laisse voir que l'événement chrétien « a donné une abondance de fruits dans un champ très vaste et ne s'est pas laissé enfermer et figer à l'intérieur des frontières autoritaires du dogme (p. 126) ». Ainsi, « le poids que des notions comme celles de communauté de la com munication, dialogue, consensus, démocratie, etc., ont pris dans une vaste étendue de la philosophie contemporaine, ne me semble pas fortuit (p. 127) ». Quelque part, notre monde occidental est plus chrétien qu'on ne le pense ; mais justement pour cela, peut-être, il n'a pas à s'atta cher à l'affirmation trop identitaire de ses racines.
La sécularisation donne au christianisme de trouver enfin un vrai visage d'amitié et de liberie...
Mort ou t r a n s fi g u r a t i o n de la religion Pour bien saisir la pertinence du propos de Gianni Vattimo, il faut partir de la situation présente, en particu lier de la nostalgie identitaire : « Ce besoin d'identité tend lui aussi à conférer à la renaissance de la religion la forme d'un retour aux fondements, d'une acceptation renouvelée de disci plines, de doctrines rigides, comportant le risque évident du fanatisme et de l'intolérance (p. 131). » Au-delà, il y a bien un certain retour de la religion : « Aujourd'hui s'est répan du une sorte de fondamentalisme relativiste, qui s'exprime politiquement dans le communautarisme et selon lequel, avec la disparition des méta-récits, il ne reste plus que les apparte nances, et qu'on ne peut plus établir la vérité qu'à partir de sa propre correspondance avec les paradigmes de sa propre com munauté spécifique. La renaissance de la religion s'accompagne souvent de telles attitudes et en constitue même la force. [...J L'"affaiblissement" de la pensée et de la raison aurait-elle donc Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 91
Cahier
special
pour résultat la légitimation du retour au mythe et aux appar tenances communautaires ? (p. 137) » À court terme certai nement mais seulement jusqu'à un certain point. En effet, il nous paraît pour notre part que, aussi bien la restaura tion d'un certain néo-intégrisme par exemple dans le catholicisme que la montée des communautarismes tra duisent non un mouvement de fond mais un moment de ce mouvement de fond, lequel mouvement de fond peutêtre, marqué aussi par la dissolution de la métaphysique occidentale par la pensée historiciste (déjà diagnostiqué par Wilhelm Dilthey au XIXe siècle), vient de plus loin et ira plus loin ; en terme théologique, il pourrait bien illus trer ce déploiement de l'incarnation, de la kénosis divine, dont la sécularisation traduit le processus dans l'histoire. Sans doute, il y a un devoir critique de résistance face à ces périls intégristes et identitaires, incontournables comme le montre Gianni Vattimo : mais en même temps il faut les situer dans une perspective bien plus large d'une évolution complexe mais tendant vers ce que Joachim de Flore appelait l'âge de l'Esprit.
Christianisme e t c o n fl i t s c u l t u r e l s en Europe La religion, et en particulier le catholicisme occidental, se présente souvent davantage comme un terme du conflit que comme une instance permettant de le sur monter. En même temps, la modernité qui est issue de la chrétienté s'est d'une certame façon constituée pourtant contre elle. Par ailleurs, notre laïcité occidentale est par fois perçue par d'autres traditions religieuses comme l'expression, même paradoxale, du poids du christianis me dont cette laïcité représente un avatar. Or, l'eurocen trisme ne semble plus défendable, et tout langage se voit relativisé par l'irruption de cet autre irréductible qui nous vient de plus loin, à savoir par tel ou tel univers mental, telle ou telle civilisation ou culture, qui ne nous permettent plus de dégager des problématiques univer selles, car ce sont des problématiques occidentales, chré tiennes ou postchrétiennes (mais le post n'indique pas seulement un dépassement, mais plutôt comme dit Marcel Gauchet un lien matriciel particulier). Les tentatives, hélas récurrentes, et pas seulement du côté de Msr Lefebvre, de vouloir faire front à une modernité vue surtout comme un grand péril ennemi constituent les adjuvants les plus décisifs d'une ruptu re avec l'héritage. Ceux qui pensent ainsi servir la cause de cet héritage se trompent lourdement : « En croyant se soustraire par ce moyen aux conséquences perverses du ratio nalisme moderne, de la sécularisation, etc., le christianisme renonce en réalité à sa mission de civilisation, avec laquelle il ne pourrait renouer qu'en retrouvant, sous des formes qui ne soient plus évolutionnistes et impéralistes, la profonde solida rité qui lui est propre avec le destin de la modernisation (p. 148). » Nous retrouvons-là, ce que nous avons dit plus haut : le véritable débat, au travers des polé 92 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
miques particulières, parfois stériles, toujours rela tives, est de savoir si le christianisme futur (et en parti culier le catholicisme) va opter pour une stratégie de combat face à la modernité, pour la contre-position, ou au contraire discerner en elle le destin de ce même christianisme (ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il faille tout saluer ou accepter de cette modernité de manière a-critique). Nous l'avons dit, mais ce point est bien entendu capital, c'est la ligne de fracture qui menace l'Église en son sein et c'est là l'enjeu pour l'avenir. Comme le dit encore Gianni Vattimo, « prendre en charge le destin de la modernité, le destin de l'Occident, signifie aussi, avant tout reconnaître la signification profondé ment chrétienne de la sécularisation (p. 149) ». Au fond, pour être fidèle à lui-même, le christianisme doit retrouver sa vocation laïque et pluraliste qui lui évite ra de se situer comme un des partenaires intéressés des conflits sociaux, mais lui facilitera son rôle de métapartenaire, c'est-à-dire de catalyseur du dialogue, de la rencontre, du pluralisme, de l'ouverture réciproque, bien au-delà des intérêts communautaires spécifiques.
Cahier spécial Nous nous permettons d'ajouter que telle était aussi l'une des intuitions du pape Jean XXIII et de la ligne diplomatique suivie ensuite par le cardinal Casaroli, où il ne s'agissait pas avant tout de veiller à l'intérêt spéci fique des catholiques dans le monde7. Nous rencontrons encore un paradoxe très intéressant : la laïcité chrétienne pose à la fois le christianisme comme en décalage par rapport aux autres religions, et comme en position de les faire dialoguer et de saluer les élé ments qu'elles contiennent sans les absolutiser ni les diaboliser. C'était une idée chère à Luigi Pareyson, le maître de Gianni Vattimo. « Si Dieu s'incarne en Jésus, cela signifie qu'il n'est pas aussi radicalement éloigné du monde naturel et humain et donc qu'il y a aussi une vérité possible dans l'idolâ trie de nombreuses religions "païennes" (p. 152). » C'est justement la sécularisation conçue comme destin du christianisme qui, précisément par la rupture d'avec le religieux, en permet aussi l'accueil et Tassomption dans un esprit de dialogue et de rencontre. Au contraire, si le catholicisme se présente fortement comme une religion avec une identité affirmée, loin d'être l'agent de rencontre et de dialogue qu'il doit être pour répondre à sa véritable vocation spécifique, il sera un vis-à-vis comme les autres, et souvent face à eux et contre eux. La sécularisation et la laïcité sont les vraies chances du christianisme ; et du catholicisme qui se doit d'allier l'universalité et l'hospitalité, comme ses marques propres, mais jamais totalitaires (l'universel qu'on veut faire rentrer dans un particulier coercitif). Enfonçons encore le clou (si besoin était) : « Si les reli gions, et avant tout le christianisme, veulent vraiment se pré senter comme des identités fortes, alors il deviendra inévitable que la société libérale ne manifeste sa laïcité que par une réduction progressive de la visibilité de tout symbole religieux dans la vie civile. [...] Ce qu'il faut au contraire, c'est favori ser une co-présence libre et intense de multiples univers sym boliques selon un esprit d'hospitalité qui exprimerait aussi bien la nature laïque de la culture occidentale que son origine profondément chrétienne. Mais pour en arriver là, il faut que les religions, et en premier lieu le christianisme, se vivent non plus sous la forme dogmatique et tendanciellement fondamen taliste qui les a caractérisées jusqu'ici. C'est aussi dans ce sens que l'on peut avancer que, contrairement toute attente étroite ment laïciste, le renouveau de notre vie civile en Occident à l'époque de multiculturalisme est avant tout un problème de renouveau de la vie religieuse (p. 155)8. »
Vérité et amitié En définitive, Gianni Vattimo nous suggère que la mort de la métaphysique signifie peut-être le retournement, ou plutôt la perte de sens, du célèbre adage attribué à Aristote : « Platon est mon ami, mais la vérité est une plus grande amie encore. » On sait que Dostoïevski a formulé à peu près l'inverse, d'où sa position exceptionnelle dans l'histoire de la culture européenne ". En fait, il ne s'agit pas tant de dire qu'on préfère quelqu'un en particulier à
la vérité morale (ce qui nous rapprocherait plutôt d'Albert Camus) que de dire que la vérité est de Tordre de l'amitié. Gianni Vattimo l'exprime clairement : « La mort du Dieu "moral" marque la fin de la possibilité de préfé rer la vérité à l'amitié, parce que cette mort signifie qu'il n'y a aucune vérité "objective", ontologique, etc., qui puisse pré tendre ne pas être simplement l'expression d'une amitié (p. 158). » D'ailleurs, « ce qui distingue la métaphysique des Anciens et des Modernes, c'est le tournant qui se produit avec l'avènement du christianisme, qui déplace le centre de l'intérêt philosophique du domaine du monde naturel à celui de l'inté riorité humaine (p. 160, Gianni Vattimo reprend ici Wilhelm Dilthey) ». Nous ajouterons que ce tournant est déjà celui voulu par Socrate. Mais passons. Il se trouve que pour des raisons multiples et diverses, l'Église, devant prendre en quelque sorte le relais de l'Empire romain, s'est trouvé dans l'obligation d'assumer un cer tain rôle culturel et politique qui l'a parfois piégée. « C'est sur ses épaules que retombèrent tant les restes des insti tutions sociales antiques que la culture dont elles étaient l'ex pression (p 163). » Selon Gianni Vattimo, c'est bel et bien à cause de cette responsabilité de suppléance que l'Église se construit sur un certain modèle, renforcé et durci dans sa variante tridentiniste au XIXe siècle ; c'est ce modèle qui éclate de toutes parts, qui sans doute est loin d'être négatif ou insupportable de bout en bout, mais qui néan moins constitue plus une retombée de l'élan chrétien ori ginel que son écoulement fécond aujourd'hui. Parmi les traits d'un christianisme post-tridentin, ce qui ne veut pas dire iconoclaste, mais libéré de certains car cans, il y a la reconnaissance de ce grand critère de véri fication qui est l'amour d'amitié : « Seule l'amitié explicite ment reconnue comme un facteur décisif de vérité peut empê cher la pensée de la fin de la métaphysique de sombrer dans ce que nous pourrions appeler, en reprenant Vexpression de Nietzsche, un nihilisme réactif (p. 167). » À l'évidence, pour que le christianisme redevienne attirant, il est urgent qu'il se distingue nettement de miasmes psy chosociologiques désignés par Nietzsche comme « forces réactives ». Nous rajouterons que nous osons espérer que cela adviendra comme un événement heu reux plus vite qu'on ne le pense, et que le succès de Tannonce de l'Évangile sera beaucoup plus grand que nous n'osons l'espérer aujourd'hui, dès lors que de lourdes équivoques seront levées. Les feux même un peu éteints peuvent très vite se rallumer. En même temps, cette libération, de ce que Martin Heidegger appelle la métaphysique, ne peut se trouver au bout de cogitations ou de programmes mis en place : sinon le même système continue à se perpétuer, parfois sous des formes opposées. Or, c'est de ce système qu'il s'agit de sortir. Seul un Dieu peut nous sauver, selon la célèbre et dernière interview de Martin Heidegger au Spiegel. Attention pourtant à ne pas se méprendre : il ne s'agit pas ici d'un retour à l'idée d'une transcendance ver ticale d'un Être objectivé qui seul réaliserait ce que per sonne d'autre ne peut faire (modèle classique, ontothéologique, de la théologie de la grâce). Plutôt, semble-t-il, il s'agirait d'une émergence de cet âge de l'Esprit qui sans doute jamais achevé pleinement comme à poindre dans le Golias magazine n° 98 septembre/octobre 2004 93
Cahier spécial froid de l'actuel hiver : un événement, celui de l'incarna tion qui enfin prend corps dans la civilisation. Ce à quoi correspond finalement le processus historique de sécula risation et de recentrage de la religion sur l'amour. Comme Gianni Vattimo, nous pensons qu'il y a un lien entre ce qu'il appelle la « métaphysique », l'affirmation objectivante d'un ordre des choses, et la violence qui sévit, à la fois violence symbolique et réelle l0, dont il s'agit de se libérer et qu'il ne suffit pas de retourner. Une certaine logique victimaire est à l'œuvre, analysée par exemple par René Girard ", dont Jésus nous libère radica lement. Or, une objectivation figée de l'ordre des choses continue à charrier, évidemment de façon tacite (tout le secret de sa force est là) une telle logique victimaire. La libération attendue se dessine depuis l'incarnation, évé nement fondateur, qui doit encore devenir événement pour nous aujourd'hui, et pour notre société (et nos Églises). Plus que Gianni Vattimo encore, nous pensons que ce salut-là commence déjà à poindre comme une de ces aurores, si chères à l'ermite de Sils-Maria.
Pour en savoir plus
Les éditions Golias diffusent l'ouvrage de Gianni Vattimo
2004, 200 pages À commander aux éditions Golias 94 septembre/octobre 2004 Golias magazine n°
Couverture d'un débat D'emblée, nous voulons remercier l'auteur, non seule ment pour la qualité intellectuelle et la pertinence de sa réflexion philosophique, mais encore et surtout pour nous donner de voir les choses de haut, et d'oser espérer pour le futur, en particulier dans ce contexte de restaura tion et de crispation sur le modèle tridentin (en version XIXe siècle), sans oublier la montée de communautarismes toujours inquiétants. Cependant, sur trois points, sans vouloir prendre une conte-position, il nous semble intéressant de suggérer des nuances : cette « métaphysique » ainsi hypostasiée par Heidegger ; la notion joachimite d'« âge de l'Esprit » ; l'at tention privilégiée au destin du christianisme en Occident. Il faudrait se demander si véritablement la tradition métaphysique, par exemple celle autour de la pensée de Thomas d'Aquin, relève bien d'un essentialisme objecti vant, ou plutôt d'une pensée de l'intensité de l'acte d'être, comprise ainsi (avec des variantes) par des inter prètes aussi autorisés qu'Etienne Gilson, MarieDominique Chenu ou Cornelio Fabro. Si la pensée thomasienne était si objectivante et si peu mystique (retom bée dans les étants) comment comprendre qui l'unit de l'intérieur aux intuitions de Maître Eckhart (comme le montre par exemple Florent Gaboriau) ? Nous ne vou lons pas dire là qu'il faille revenir dévotement aux pen sées médiévales, d'ailleurs nullement figées, très vivantes et souvent en « disputatio » l'une avec l'autre. Des auteurs comme Kurt Flasch ou Ruedi Imbach ont récemment montré combien en cette époque complexe, longue, riche, disparate, se sont ouverts des espaces de liberté et d'autonomie, et même de scepticisme, à mille lieux de la représentation monolithique que d'aucuns ont pu se faire à tort. Est-il légitime de regrouper sous un même concept un ensemble de tentatives différentes ? Si la métaphysique au sens fort, avec une portée en quelque sorte dogmatique et apodictique, semble vaciller sur ses bases et être très menacée par Kant, ne peut-elle survivre comme pensée ouverte de l'existence et de l'acte ? Vaste question, au demeurant, mais la sys tématisation faite par Martin Heidegger est loin d'être toujours également convaincante. Joachim de Flore semble dire que « l'âge de l'Esprit » abolirait celui du père et celui du fils : nous préférerions dire qu'il les dépasse et les accomplit à la fois, en une sorte d'« Aufhebung » qui nie mais retrouve autrement ce qui est nié. Sinon, nous donnerions en partie raison à Henri de Lubac dans sa crainte d'une sorte de dérive désincarnée propre aux épigones de Joachim de Flore, séparée du réalisme de la chair. Il ne fait aucun doute pour nous que la sécularisation prolonge, vérifie et accomplit la dynamique kénotique qui anime de l'intérieur tout le mystère chrétien.
Seulement voilà : qu'en est-il de l'incarnation de la parole de vie dans des religions et des traditions non-chré tiennes, par exemple dans la pensée chinoise, si admira blement étudiée et présentée par François Jullien ? Sans doute, ce serait une erreur grossière que de jeter des pas serelles rapides, d'oublier de penser l'écart et le dépayse ment. Mais il ne faut peut être pas dire que la sécularisa tion occidentale est le destin du christianisme, mais plu tôt un destin, non du christianisme mais de l'incarnation de la parole vivante, pour éviter tout ethnocentrisme.
tiel est de laisser émerger en nous déjà l'« âge de l'Esprit » pour voir les choses autrement, ; existons, vivons, dési rons, jouissons (au sens psychanalytique du terme) et bien des choses changerons, y compris peut-être dans des secteurs de l'Église sclérosés ; l'herbe vivace finit par se frayer un chemin entre les dalles de béton ; et vive un christianisme épicurien comme celui de Lorenzo Valla, au XVe siècle, un auteur dont Golias reparlera ;
La recherche de Gianni Vattimo a suscité en retour et en dialogue notre propre réflexion. Nous voudrions simple ment là formuler quelques points qui se sont imposés.
6à certes, titre personnel, nous wojtylienne sommes pleins d'espoir la restauration et l'effet de repli: visible chez nos jeunes clercs pourraient nous inciter au découragement : jusqu'où reviendrons-nous en arrière ? À notre humble avis, mais nous ne sommes pas Madame Soleil, nous pensons que l'Église catholique et le christianisme dans son ensemble vont connaître ces prochaines années une évolution définitive, un prin temps de « l'âge de l'Esprit », évidemment toujours autre que ce que nous aurons imaginé ; comme le suggè re l'un de nos amis, Tancrède Bonnefoy, le conclave à venir rendra peut-être ses prérogatives à l'assemblée des chrétiens « l'utopie du pape Jean » est destinée à refleu rir (voir Golias n° 96 & 97) ;
ILaunquestion christianisme parfoisrigoureux posée et d'une un christianisme alternative entre plus accommodant, n'est peut être que d'une pertinence très relative ; en fait, il ne s'agit guère de choisir entre la fermeté et un certain laxisme (plus positivement « être cool »), mais de bien s'interroger sur une morale non plus liée à une certaine représentation objectivante de la nature et de ses normes mais plus existentielle, vraiment personnaliste, tenant en compte le chemin comme tel ;
7si cœur l'incarnation de la Bonne est véritablement nouvelle de le l'Évangile, centre et il en le découle une autre pastorale, une autre spiritualité, une autre ecclésiologie, peut-être une autre liturgie, qui refusent les arrière-mondes aliénants aussi bien que les idoles de nos certitudes arrogantes. Les discours abs traits, la dévotion qui écarte du concret de la vie, les normes prétendues intemporelles en morale n'ont dès lors plus grand chose à voir avec ce christianisme autre
Prolongements et ouvertures : les dix commandements de Golias
2nous une devrions pensée chrétienne revisiter les assumant tentatives positivement de formuler le tournant anthropocentrique de la modernité et des ini tiatives nouvelles ; nous pensons à des auteurs aussi dif férents que Karl Rahner, Edward Schillebeeckx, JeanBaptiste Metz, ou en moins connus Joseph Moingt et Yves Ledure ; pour aller encore de l'avant ; 3lestantes velléités, de déployer parfois fortes, une stratégie diversifiées de restauration et persis devraient rencontrer la résistance des chrétiens (mdividus et communautés), non seulement parce que les chré tiens veulent préserver leur espace de liberté mais pour que l'Évangile reste Bonne nouvelle pour les hommes et non pas la caricature qui hante si souvent les représenta tions et, trois fois hélas, les discours ecclésiaux ; 41el'exigence diagnosticcritique, nous incite la rigueurla etpeine à cultiver sans à ménager ; en même temps, il ne serait pas heureux d'aborder les pro blèmes uniquement sous l'angle négatif, car le bois mort qui se cache ne saurait nous faire oublier la futaie qui pousse ; 51aqui meilleure à undoute système qui écrase et étouffe résistance consiste sans non pas à recher cher l'opposition frontale, parfois stérile, mais à vivre, à prendre le large, à ouvrir des espaces de liberté et de transgression ; parfois il faut vider son sac, mais l'essen
qu'il s'agit d'inventer, dans les deux sens du verbe ; la gloire de Dieu c'est que l'homme vive ! la société, 8onfond peutentre dire l'évolution sans doutedequ'il y a un du lienmonde, très proet l'itinéraire existentiel personnel ; quelque chose se des sine dans les églises, plus de liberté, de créativité, de reconnaissance du droit de chacun au bonheur et au plaisir, à l'épanouissement de soi ; une morale de l'assu jettissement fait place à une éthique de l'amitié ; le Men social autoritaire ou servile, discrédité, est remplacé avec profit par une déontologie de l'échange et du dialogue, par une culture du consensus et de la négociation ; à notre avis cette dynamique parait heureusement diffici lement réversible sur le long terme ; en même temps, comme lorsqu'une personne fait un chemin de libération existentielle, il y a des pas en avant et des pas en arrière, des moments de stagnation et de régression, sans comp ter la pesanteur et la sournoiserie du système ecclésias tique (qui n'est pas l'Église comme le disait Jeanne d'Arc à ses juges) ; toutefois, qui aurait envie de rejoindre une prison dont il s'est échappé ? Sans doute, la nostalgie existe car cette prison est peut-être dorée, matrice pro tectrice. En même temps, d'où peut-être ce qui caractéri se une situation de crise, le prisonnier accoutumé à l'obscurité et à la moiteur de son cachot redoute le plein vent du monde libre 12. Il y a comme un arrachement nécessaire, une nudité à assumer, une déchirure parfois. Golias magazine nQ 98 septembre/octobre 2004 95
Pourtant, « être inerte, c'est être battu » (Charles de Gaulle). Il faut continuer d'avancer. Comme en mon tagne parfois, s'arrêter c'est mourir. C'est en marchant qu'on prouve le mouvement. Dans l'espérance, car, nous en sommes persuadés, des choses se cherchent, des che mins se tracent, commencent à se tracer, malgré la stag nation du conservatisme (avec une redoutable force d'inertie) et malgré aussi le contre-courant, un effet de surface en définitive, confirmant indirectement une évo lution de fond qu'il semble seulement superficiellement contredire ; 9pour liberté vraiment et dansavancer, la vie, il c'est-à-dire faut miser sur grandir l'événement dans la; autrement dit, l'histoire ne procède pas seulement par une évolution homogène continue, insensible, mais sou vent par brusques interruptions, tournants imprévus, aurores inespérées, par sauts (nous serions partisans d'une sorte de saltationisme) ; de même qu'une histoire d'amour, qu'une vie professionnelle, bref qu'une exis tence d'homme ; l'événement, c'est ce qui fait qu'il y a un avant et qu'il y a un après ; nous sommes tous quelque part des Paul à Damas ; l'événement s'impose de sorte que même s'il est renié nul ne peut faire comme s'il n'avait jamais eu lieu ; pour nous, Vatican II est un événement ! Pour autant, cela ne signifie pas que l'évé nement n'ait pas fait l'objet d'une longue préparation souvent discrète ou souterraine ; en ce sens aussi, il nous faut pouvoir deviner que quelque chose se prépare dans l'Église catholique pour bientôt qui pourrait en changer encore davantage le visage que Vatican II ne l'avait fait ; *Ê f\en amont' une vision de l'être et de l'existence, JL "renouant avec cette vertu de l'eutrapélie " des anciens, pour plus de légèreté : nous pensons à Nietzsche qui disait, avec raison, ne pas pouvoir croire à un Dieu qui ne sache pas danser ; ou encore à ce même Friedrich louant les Grecs profonds par légèreté ; ou encore à Bergman et à son cinéma, magnifique catharsis en définitive de l'angoisse, de la culpabilité, des pas sions tristes, de l'esprit de sérieux (magnifique scène finale — mais il n'y a jamais de scène finale chez Bergman — des « Fraises sauvages », le vieux professeur de médecine s'endort en paix car il est redevenu l'enfant qui joue et qui plonge) ; ou encore à Louis Jouvet : « Il faut jouer léger pour avoir du poids. »
« Le salut vient des insoumis... » Comment ne pas conclure par l'évocation de la trilogie nietzschéenne du chameau, du lion et de l'enfant : l'ho mo christianus ne peut rester un chameau, écrasé par le surmoi fut-il ecclésial, dominé par un ensemble d'inter dits, de culpabilités, de devoirs, d'exigences, d'obliga tions et qui se prend au sérieux ; il se fait alors lion, rugissant avec raison contre ce qui l'opprime, contre les pouvoirs et les savoirs qui arrogants qui veulent faire 96 septembre/octobre 2004 Golias magazine n° 98
leur domination (le cléricalisme), qui se révolte et j'in surge (je pense au très beau mot de Gide : « Le salut, s'il existe, ne nous vient que des insoumis ») ; mais cela ne sau rait constituer non plus le dernier mot que nous laissons à l'enfant qui joue sur le trou du cobra et qui lui a tout compris. Le christianisme devenu autre qui se dessine, exaltant l'amitié plutôt que l'obéissance, le désir plutôt que le volontarisme, la fraternité plutôt que la hiérar chie, la générosité plutôt que la discipline des corps et des doctrines, a déjà le visage d'un enfant. Pour para phraser Montherland même si c'est dans un autre sens : le royaume des cieux est un monde où le prince est un enfant. Et quand le vieillard rejoint l'enfant, cela donne des Jean XXIII. Reginald Urtebize
1) Gianni Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme nonreligieux, tr. fr. de Frank La Brasca, Paris, Calmann-Lévy, 2004. 2) Cf. déjà Gianni Vattimo, Espérer croire, tr. fr., Paris, 1998. 3) Ou depuis d'« hypermoderne » ! 4) Ceci ne veut pas dire non plus qu'il ne soit pas légitime et même nécessaire d'interroger critiquement la modernité et l'ultramodernité! Mais une telle démarche ne saurait se limiter à un simple processus défensif pour se protéger de ce qu'elle met en cause chez nous, Il faut vraiment aller au large de la pensée... 5) Ivzn Broisson, Nietzsche et la vie spirituelle, Paris, L'Harmattan, 2003. 6) Qui m'est librement inspiré par la lecture de textes de Roland Sublon. 7) Et c'est le grand reproche à adresser à Pie XII et à sa prudence face aux nazis : il est odieux d'affirmer que Pie XII était plus ou moins en connivence avec Hitler -c'est un contre-sens monstrueux — et il est trop facile de donner des leçons après coup. Pourtant, il y a une grande différence entre la visée diplomatique de Pie XII et celle de Jean XXIII : dans le premier cas, l'intérêt spécifique du catholicisme est au premier-plan ; dans le second, l'Eglise se pose plutôt au service d'une humanité réconciliée, et non d'abord pour faire avancer ou préserver sa cause... 8) Il me semble que Gianni Vattimo est en harmonie ici avec ce que j'ai entendu Régis Debray et Jack Lang dire sur le plan de l'éducation et de la culture (sans vouloir les annexer). 9) Gianni Vattimo reprend Luigi Pareyson, Dostoevski], Turin, 1993 (un très grand livre). 10) Je pense aux travaux de Pierre Bourdieu, qui a montré que les manifestations de violence notamment révolutionnaires ne sont que des réponses à un ordre social répressif sourdement violent. Même si le fonctionnement me semble personnellement plus compliqué et plus ambivalent que ne le dit Pierre Bourdieu, nous partageons en gros ce point de vue.. 11) Même si par ailleurs, bien des positions de René Girard, à commencer par sa compréhension de Nietzsche, sans oublier des propos de circonstances (ainsi sur le film « La passion du Christ » de Mel Gibson) appelleraient un examen critique sans doute sévère auquel nous devons renoncer présentement. 12) Qui a un peu accompagné des détenus connaît leur peur parfois terrible de sortir. 13) Nous avons beaucoup apprécié le fait que l'archevêque Giovanni Lajolo, successeur à Rome du cardinal Jean-Louis Tauran comme « ministre des Affaires étrangères » ait consacré une belle intervention à ce thème, en faisant allusion au bon pape Jean (ce qui n'est pas sans signification à Rome...).
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Dumas-Titoulet Imprimeurs Saint-Étienne • n" imprimeur 41385 Commission paritaire : n° 1107 I 82608 ISSN 1247-3669 Dépôt légal à date de parution octobre 2004
« Notre route n'est pas celle des puissants, des rois et des évê ques ; aucun d'eux ne connaîtra la saveur partagée d'un oignon au bord du chemin » Belibaste Couverture : photomontage
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e satanisme est l'expression d'un malaise face à la place de l'Interdit. Il interfère avec la crise du symbolique mais aussi de la sexualité. Le satanisme est bien un symptôme de l'idéologie ultralibérale. Il est d'autant plus dangereux qu'il est proche de notre société. Il n'est pas un cancer sur un corps sain mais une métastase d'une société malade. Cet ouvrage entend démontrer en quoi cette idéologie est dangereuse non seulement pour les individus adeptes mais pour toute la société.
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