RENDEZ-VOUS MAESTRIA
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POUR L’AMOUR DES MÉTIERS D’ART
Lors des Rendez-vous Maestria qui se sont déroulés au Marché Bonsecours à Montréal en mars dernier, de nombreux artisans des métiers de l’architecture et du patrimoine ont pu faire connaître leur savoir-faire, à la fois unique et rare. Rencontre avec un conférencier, un ambassadeur de l’événement et un tailleur de pierre renommé. Par Emmanuelle Gril, journaliste
L’anthropologue Serge Bouchard est aussi un communicateur de renom, un homme de radio et un écrivain. À ses yeux, le patrimoine est synonyme de beauté. Dans le cadre des Rendez-vous Maestria, il était donc la personne tout indiquée pour prononcer la conférence intitulée « La signification et la valeur du patrimoine bâti ainsi que des artisans qui contribuent à le faire vivre ». « Depuis ma jeunesse, je me pose deux questions pour lesquelles je n’ai toujours pas obtenu de réponse : comment une société peut-elle vivre sans être obsédée par la beauté, et comment peut-on être pris en otage par le système économique et financier, des modèles inappropriés pour l’humain, mais qui pourtant gouvernent nos vies ? », s’interroge-t-il au début de sa conférence.
Une obsession pour la beauté Ces questionnements lui viennent de son enfance passée à Pointe-aux-Trembles, dans l’est de Montréal, à l’aube des années 1950. « À l’époque, on y trouvait sept raffineries, deux cimenteries, des industries chimiques… C’était la prospérité économique! Résultat : nous vivions au cœur d’un enfer industriel, de la pollution et de la poussière. La seule logique résidait dans le profit, la rentabilité et l’emploi. Et pourtant, avant 1920, ce secteur de l’île de Montréal était d’une beauté absolue, on y trouvait des bois, des prairies, des fermes, des moulins… », raconte M. Bouchard.
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SERGE BOUCHARD Anthropologue
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« Nous avons autour de nous, ici dans le Vieux-Montréal, une sorte de forêt magique d’accomplissements, qui nous rappelle que l’être humain est capable de faire des choses extraordinaires. » – Dinu Bumbaru
Ces jeunes années passées dans les émanations des raffineries l’ont incité à se passionner pour la nature sauvage, mais l’ont aussi poussé dans une quête de l’esthétisme, à la fois dans les paysages et le bâti. « Ma génération, celle des baby-boomers, a littéralement détruit le tissu urbain et la beauté qui pouvait en résulter. Cette rupture est survenue après la guerre, au moment précis où l’on s’est débarrassé des métiers de la construction pour les remplacer par la production industrielle de bâtiments », explique-t-il. Avec l’expansion de Montréal vers le nord est venue une ribambelle d’immeubles d’habitation sans âme, construits avec des matériaux bas de gamme, dans un esprit de profit et d’économie, se désole M. Bouchard. « C’est la même chose aujourd’hui : quand on construit, ce ne sont pas des constructeurs artisans qui sont à l’œuvre, mais des assembleurs de Lego. Tout est uniforme », déplore-t-il. Pourtant, selon lui, la quête de l’esthétisme demeure quelque chose de naturel chez l’Homme. Mieux encore, elle est l’expression d’une liberté inaliénable. C’est pourquoi il estime qu’une métamorphose culturelle s’avère essentielle pour changer de cap. « Cela fait plus de 50 ans que nous vivons sous le joug du moins cher, du plus économiquement viable. Il faut conserver nos trésors patrimoniaux, mais aussi fabriquer notre futur patrimoine en préservant cette obsession pour la beauté. Nous devons laisser aux jeunes et aux prochaines générations une maison belle et en ordre », assure-t-il.
Réenchanter le monde Mais comment passer d’une société où l’économie a force de loi, à une autre où l’on fait consciemment le choix de la beauté ? Les obstacles sont nombreux, car « la proposition actuelle de confort et de distraction est si efficace qu’on finit par l’accepter dans tous les domaines de nos existences », analyse l’anthropologue, qui souligne que la société de consommation a rempli ses promesses, permettant à chacun d’entre nous de vivre dans une « agréable aliénation ». Il estime que le salut passe par la réintroduction de la notion de beauté dans la culture des citoyens : « Nous devons réenchanter le monde. Nous devons aimer notre territoire, notre quartier, notre environnement et les respecter, reconnaître la valeur esthétique et historique de notre patrimoine. » Heureusement, selon lui, tout n’est pas perdu, car le Québec dispose de tous les talents et de toutes les personnes nécessaires – architectes, artisans, etc. – pour y parvenir. « Nous devons dire à nos dirigeants que nous ne sommes pas un simple calcul comptable, mais une société. À ce titre, nous avons la liberté de faire de notre monde une œuvre d’art. Ce qu’il nous faudrait, c’est un ministère de la Beauté, avec un ministre qui réclamerait plus de budget à cor et à cri ! », s’insurge-t-il, exhortant les citoyens à refuser le confort et la paresse intellectuelle.
ALEXANDRE MESSIER
DINU BUMBARU Directeur des politiques Héritage Montréal
La maison d’une nation Dinu Bumbaru, directeur des politiques d’Héritage Montréal, est également ambassadeur des Rendez-vous Maestria, un événement dont il souligne la nécessité et la pertinence. « Cette formule permet de rencontrer directement des artisans, des personnes qui ont un savoir-faire et qui sont habituellement dans leurs ateliers. C’est un rendez-vous privilégié permettant de réunir des gens de métier », se réjouit-il. Regroupés sous un même toit le temps de ces rendez-vous, ces professionnels œuvrent, chacun à leur façon, à la préservation du patrimoine bâti. « Nous avons autour de nous, ici dans le Vieux-Montréal, une sorte de forêt magique d’accom plissements, qui nous rappelle que l’être humain est capable de faire des choses extraordinaires », croit Dinu Bumbaru. Et lorsque les édifices arrivent au bout de leur existence, M. Bumbaru estime que c’est aussi l’occasion de faire mieux. « Mais on laisse souvent partir des merveilles pour les remplacer par de la médiocrité… », déplore-t-il. CHAMPIONS DE LA CONSTRUCTION
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Si les bâtiments sont des témoins de notre histoire et de notre patrimoine, ils façonnent aussi notre environnement. « Malheureusement, au Québec, notre territoire ne semble pas nous importer. Dans un pays comme la France, l’un des premiers articles du Code de l’urbanisme est le suivant : " Le territoire français est le patrimoine commun de la nation ". Si l’on remplaçait le mot " français " par " québécois ", cela nous amènerait dans une tout autre réalité. Ce coup de diapason permettrait de créer une harmonie dans un environnement extrêmement complexe, car il comporte des droits de propriété à la fois individuels et collectifs. Mais si l’on affirmait que le territoire est la maison d’une nation et d’un patrimoine, on en prendrait soin bien différemment que si on le considère uniquement comme une série de lots dans un cadastre… », fait-il valoir.
« La taille de pierre est un métier très ancien, dont les techniques ont relativement peu changé au fil des siècles. Les outils sont encore les mêmes, mais l’introduction du pneumatique, les marteaux par exemple, rend le travail moins exigeant physiquement. » – Adrien Bobin
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Une passion pour la pierre L’un des artisans présents au Rendez-vous Maestria est le tailleur de pierre Adrien Bobin. C’est à lui que l’on doit nombre de pièces magnifiques dans la restauration de plusieurs bâtiments patrimoniaux. Il a par exemple refait à l’identique les portails d’entrée est et ouest de la façade principale de l’hôtel du Parlement du Québec, ainsi que des armoiries et des ornementations florales. Il a également réalisé divers ornements architecturaux pour l’Édifice Price à Montréal et le Château Frontenac à Québec, l’Église de la Nativité à Beauport et la Cathédrale de Reims en France. Il travaille aussi pour des clients privés, pour qui il réalise divers objets et éléments décoratifs en pierre, balustrade, lavabo, escaliers, margelle de puits, etc. Le désir de tailler la pierre lui est venu très tôt, car il était fasciné par le travail d’un artisan dont l’atelier était situé près de chez lui, dans sa ville natale de l’est de la France. Il obtient un certificat d’aptitude professionnelle en taille de pierre, puis entreprend le Tour de France des Compagnons du devoir durant quatre ans. « La taille de pierre est un métier très ancien, dont les techniques ont relativement peu changé au fil des siècles. Les outils sont encore les mêmes, mais l’introduction du pneumatique, les marteaux par exemple, rend le travail moins exigeant physiquement », explique-t-il. 52
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À l’ère de l’uniformisation et de la fabrication en série, Adrien Bobin est-il inquiet pour l’avenir de son métier ? « Les machines numériques permettent effectivement de sculpter la pierre, mais elles ne peuvent pas aller dans le détail comme le fait un tailleur de pierre », assure-t-il, indiquant qu’il est important de continuer à préserver le savoir-faire même si, tôt ou tard, cette technologie pourrait bien affecter la taille de pierre. « D’où l’importance d’un événement comme les Rendez-vous Maestria : cela donne aux métiers d’art une visibilité que les artisans n’ont pas nécessairement dans leurs ateliers », conclut-il.