Droits et obligations - Immobilier commercial volume 10 - numéro 6

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DROITS ET OBLIGATIONS

UNE PRÉFÉRENCE D’ACHAT CONSENTIE IL Y A PLUS DE 40 ANS EST-ELLE VALIDE ? Me Sylvie Bouvette

En immobilier, les pactes de préférence, les options d’achat, les droits de premier refus sont des droits fréquemment octroyés, mais des décisions ont rarement été rendues à leur égard. Cette décision de la Cour supérieure 1, dont les faits se déroulent sur plus d’un demi-siècle, se prononce enfin sur cette question.

Experte invitée

En 1956, Robert Beaudouin (« Robert »), alors marié avec Georgette Rouleau-Beaudoin (« Georgette ») sous le régime de communauté de biens, acquiert de son parrain un terrain vacant à Montréal (le « Terrain »). U. Cayouette inc. (la « Compagnie ») exploite une quincaillerie située juste en face du Terrain depuis 1958. Les actionnaires de la Compagnie sont Robert et son frère, détenant chacun 49 % des actions, alors que leurs épouses, dont Georgette, en détiennent 1 % chacune. Le Terrain de Robert sert, de 1958 à 1971, à l’entreposage de matériaux nécessaires à la Compagnie. En janvier 1971, Robert vend le Terrain à la Compagnie pour une somme de 15 000 $, mais se réserve le privilège de s’en porter acquéreur

en cas de revente par la Compagnie, et ce, de préférence à tout autre proposant acquéreur sérieux, aux mêmes prix et conditions que ceux stipulés dans le contrat de vente du Terrain. On comprend donc que, dans l’hypothèse où la Compagnie mettrait le Terrain en vente, Robert aurait l’occasion de le racheter pour la somme de 15 000 $, et ce, en priorité par rapport à toute autre personne. Au fil des années, des hangars sont construits sur le Terrain pour le bénéfice de la Compagnie au vu et au su de Robert, alors toujours actif dans la Compagnie. En 1977, Robert vend la totalité de ses actions dans la Compagnie sans qu’il y ait aucune mention du pacte de préférence dans le cadre de cette vente.

Me Sylvie Bouvette est avocate associée chez Borden Ladner Gervais LLP / S.E.N.C.R.L., S.R.L. Elle représente des vendeurs, des acheteurs, des coentrepreneurs, des prêteurs et des emprunteurs dans le cadre de transactions et de financements immo­ biliers. Elle a été sélectionnée par ses pairs pour figurer dans l’édition 2016 de The Best Lawyers in Canada® dans la catégorie droit immobilier. FLICKR  / VINTAGE CANADIAN SUPERMARKETS AND DISCOUNT STORES

1. U. Cayouette inc. c. Georgette Rouleau-Beaudoin – 12 juillet 2017 (2017 QCCS 3624).

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En 1984, un violent incendie détruit les hangars. La Compagnie entreprend alors d’urgence la construction, sur le Terrain, d’une bâtisse dont le coût est de 250 000 $. Robert, qui habite à côté, ne s’oppose pas à cette construction. En 1991, Robert décède et sa femme Georgette devient sa seule héritière. En 2013, les actionnaires de la Compagnie songent à vendre leurs intérêts dans celle-ci. Parmi les actifs de la Compagnie, outre la quincaillerie, se trouve le Terrain maintenant construit. L’examen des titres révèle l’existence du fameux pacte de préférence,

que les actionnaires considèrent comme caduc. Ils demandent quand même à Georgette de signer une renonciation au pacte de préférence consenti en faveur de son mari, mais elle refuse. Cinq mois plus tard, Georgette, par l’entremise de ses avocats, indique qu’elle veut acheter le Terrain pour 15 000 $. L’évaluation municipale s’élève alors à 260 700 $ pour le Terrain et à 151 100 $ pour le bâtiment, pour une valeur totale de 411 800 $. La Cour est saisie d’un recours en jugement décla­ratoire afin de déterminer les droits respectifs des parties sur le Terrain ainsi que sur l’entrepôt. LE PACTE S’EST-IL TRANSMIS À LA SUITE DU DÉCÈS DE ROBERT ? Une des premières questions qui se posent est de savoir si le pacte de préférence consenti à Robert s’est transmis à son épouse, Georgette, au décès de son mari en 1991. La Cour indique que ce type de contrat, qui consiste en un droit de premier refus, n’est régi que par très peu de règles dont, toutefois, l’article 1397, paragraphe 2 du Code civil du Québec qui prévoit que si l’offrant n’informe pas le bénéficiaire de son intention de vendre et qu’il vend néanmoins le bien à un tiers, il s’expose à une condamnation en dommages et intérêts puisque le pacte confère des droits personnels à son bénéficiaire. Il est plaidé que le pacte en question aurait été consenti intuitu personae, soit personnellement à Robert, donc sans aucune transmission possible, même à son épouse, seule héritière. Sur la base de la preuve, la Cour déduit qu’il n’y a pas eu volonté d’exclure la transmissibilité du pacte de préférence compte tenu, notamment, de la relation des parties au moment de la transaction en 1971, et elle conclut que le pacte était bel et bien transmissible.

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LE PACTE EST-IL CADUC PAR LE SIMPLE ÉCOULEMENT DU TEMPS ? Par la suite, la Compagnie tente de démontrer que le simple écoulement du temps a rendu le pacte de préférence caduc. La Cour considère que toute renonciation doit plutôt être le résultat de gestes clairs, précis et non équivoques. La Cour est d’avis qu’il n’y a pas eu de telle renonciation en l’espèce.


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LA CONSTRUCTION DE L’ENTREPÔT EMPÊCHE-T-ELLE L’APPLICATION DU PACTE ? Par ailleurs, il est allégué que les droits qui faisaient l’objet du pacte ont été modifiés étant donné la construction d’un entrepôt en 1984, ce qui rend impossible l’application du pacte. La Cour rappelle que, d’une part, l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne confère au droit de propriété un statut « quasi constitutionnel » et que, d’autre part, Georgette ne peut prétendre avoir acquis à la fois le Terrain et l’entrepôt. Il en découle que la Compagnie n’avait aucune permission à demander à qui que ce soit pour construire d’abord les hangars puis l’entrepôt et que, dans la mesure où Robert était convaincu que son droit ne portait que sur le Terrain, il n’avait pas à manifester à la Compagnie une quelconque inquiétude quant à l’ajout du bâtiment. De plus, rien ne justifie que le pacte puisse s’appliquer à la fois au Terrain et à l’entrepôt, car le pacte de préférence ne peut avoir pour effet de créer un droit à l’expropriation de l’entrepôt en faveur de Georgette. De plus, dans le pacte de préférence, l’immeuble qui y était assujetti est décrit comme étant un emplacement vacant. Le Terrain, au moment de la signature du pacte, faisait déjà l’objet d’acti­ vités d’entreposage, et des abris sommaires s’y

trouvaient. Il est allégué par Georgette que son défunt mari tenait beaucoup au Terrain puisqu’il l’avait acquis de son parrain ; cela expliquerait pourquoi il voulait le racheter si jamais la Compagnie décidait de le vendre. La Cour déclare : « S’il est acceptable que Dame Georgette s’enrichisse en partie sur la valeur du terrain, dont la valeur a augmenté plus de 17 fois depuis la signature du pacte, car c’est là la façon dont les parties ont convenu à l’avance de régler les choses, conclure qu’elle pourrait obtenir en prime l’entrepôt construit sur ce terrain au coût de 250 000 $, qui vaut plus de 150 000 $ à l’évalua­ tion municipale, ne fait aucun sens avec les mots utilisés dans le contrat, ni avec l’intention des parties au moment de la conclusion du contrat et [U.] Cayouette [inc.] ne peut pas davantage la forcer à acquérir cet entrepôt, selon la preuve au dossier. » La Cour conclut que, dans le contexte, il ne saurait être question de forcer la Compagnie à morceler son actif entre l’entrepôt et le Terrain. En conséquence, en cas de vente du Terrain, la Com­pa­gnie devra verser à Georgette une somme d’argent correspondant à la différence entre la valeur marchande du Terrain au moment de la vente, établie par un évaluateur agréé, et la somme de 15 000 $. IMMOBILIER COMMERCIAL : : DÉCEMBRE – JANVIER 2018

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