DROITS ET OBLIGATIONS
TROUBLES DE VOISINAGE ET ÉCHANGEUR TURCOT :
EN PRÉSENCE DE PRÉJUDICES IRRÉPARABLES DE PART ET D’AUTRE, L’ÉQUILIBRE ENTRE LES DROITS DE CHACUN S’IMPOSE Me Sylvie Bouvette Experte invitée
Après avoir reçu du ministère des Transports du Québec le contrat de construction du Projet Turcot, KPH Turcot (« KPH ») confie un contrat d’approvisionnement au Groupe CRH Canada inc. (« CRH »), l’exploitant d’une carrière de pierre située à Varennes. Simultanément, les activités de Bau-Val, un fabricant d’enrobé bitumineux et de produits liés à l’asphaltage situé à côté de CRH, sont en plein essor. En conséquence, la circulation de camions s’intensifie de façon importante sur le chemin de la Butte-aux Renards, soit l’unique voie d’accès aux installations de CRH et de Bau-Val.
Un groupe de 26 résidents du chemin de la Butte-aux-Renards (les « Résidents ») intente un recours en injonction permanente et en dommages-intérêts afin de faire cesser les vaet-vient importants de camions. Comme la décision ne sera pas rendue avant un an ou deux, les Résidents cherchent à obtenir une injonction interlocutoire. Le 29 mars 2018, le juge de première instance la leur accorde1 et prononce que le camionnage le soir et la nuit est désormais interdit, le camionnage la fin de semaine est limité à trois samedis par année et celui de jour est restreint sévèrement. Me Sylvie Bouvette est avocate associée chez Borden Ladner Gervais LLP / S.E.N.C.R.L., S.R.L. Elle représente des vendeurs, des acheteurs, des coentrepreneurs, des prêteurs et des emprunteurs dans le cadre de transactions et de financements immo biliers. Elle a été sélectionnée par ses pairs pour figurer dans l’édition 2016 de The Best Lawyers in Canada® dans la catégorie droit immobilier.
Le 26 avril 2018, la permission de porter en appel cette décision est accordée à CRH, BauVal et KPH. Cette dernière se désiste toutefois de son appel par la suite. Les Résidents tentaient de se prévaloir de l’article 976 du Code civil du Québec qui édicte ce qui suit : « Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux. » En appel2, CRH et Bau-Val soutiennent notam ment que les Résidents ne peuvent se prévaloir de l’article 976 du Code civil du Québec, car ils ne sont pas des « voisins » et que le juge de
1. Beauregard c. Groupe CRH Canada inc., 2018 QCCS 1330 2. Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063
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première instance a omis de considérer, dans son analyse, le critère de la prépondérance des inconvénients qui penche en leur faveur. La Cour d’appel précise que pour obtenir une injonction interlocutoire, les Résidents doivent satisfaire à trois critères. En premier lieu, une étude préliminaire du dossier doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger ou qu’il y a « apparence de droit » pour les Résidents. Sur ce point, la Cour d’appel énonce que malgré les 3 km qui séparent les Résidents de CRH et de Bau-Val, ces dernières sont bel et bien « voisines » des Résidents. En conséquence, il est possible de conclure à l’existence d’un trouble de voisinage contraire à l’article 976 du Code civil du Québec lorsque l’exploitant d’une entreprise ainsi « voisine » est la cause d’un transport excessif de ses matières, que ce soit par la fréquence abusive du transport ou par la manière abusive dont il est effectué. Tenant compte du nombre intense de passages de camions découlant des activités de CRH et de Bau-Val ainsi que des préjudices subis dont ont témoigné les Résidents, la Cour d’appel retient, tout comme la décision de première instance, que les Résidents satisfont au premier critère. En deuxième lieu, les Résidents doivent établir qu’ils subiraient un préjudice sérieux ou irré parable advenant le rejet de leur demande
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d’injonction interlocutoire. Considérant que le préjudice subi par les Résidents concerne leur santé, que la fin du Projet Turcot n’est prévue qu’à l’automne 2020 et que la décision au mérite ne sera pas rendue de sitôt, la Cour d’appel conclut que le juge de première instance n’a pas eu tort de considérer ce critère également comme satisfait.
En troisième lieu, le critère de la prépondérance des inconvénients invite le tribunal à déterminer qui, des Résidents ou de CRH et Bau-Val, subira le plus grand préjudice selon que l’injonction interlocutoire sera accordée ou refusée. Le juge de première instance ayant omis de considérer ce critère dans son analyse, ainsi errant en droit, la Cour d’appel y procède afin de déterminer le sort de l’appel. C’est ici que le bât blesse pour les Résidents.
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ESPACE D'AFFAIRES
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Pour Bau-Val, elle lui causerait une perte de clientèle alors que ses passages en soirée, la nuit et la fin de semaine ne représentent qu’environ 3 % de ses activités de camionnage.
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À première vue, l’intérêt public commande que le chantier du Projet Turcot, une infrastructure routière majeure, soit réalisé dans les meilleurs délais et que l’intérêt de centaines de milliers d’usagers routiers l’emporte sur celui des Résidents. Le désistement de l’appel par KPH a toutefois pour conséquence de transformer le dossier en un litige opposant des intérêts purement privés, soit ceux de CRH et Bau-Val, à ceux des Résidents. Ainsi, d’un côté, CRH subirait un grave préjudice si l’injonction interlocutoire était maintenue, car elle aurait pour conséquence de l’écarter de l’approvisionnement du Projet Turcot et entraî nerait alors des pertes de vente considérables.
De l’autre côté, la preuve au dossier est claire quant aux désagréments importants subis par les Résidents, dont les ennuis résultent en grande partie de l’horaire atypique de la carrière de CRH. Dans les circonstances, la Cour d’appel reconnaît que chaque partie subirait des préjudices irré parables indépendamment de l’issue du litige et qu’il y a alors lieu de trouver une solution équilibrant les droits de chaque partie et de fixer des condi tions qui diminuent les inconvénients et les rendent acceptables de part et d’autre. Ainsi, la Cour conclut qu’à l’égard de CRH, il y a lieu de casser en partie l’injonction interlocutoire en permettant le camionnage le jour en semaine, mais de maintenir l’interdiction le soir, la nuit et la fin de semaine sauf trois samedis par année. À l’égard de Bau-Val, la Cour d’appel conclut qu’il y a lieu de casser complètement l’injonction interlocutoire.
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