À la folie

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mayennais. Thérèse, Pierre, Henri et Denise, paysans, Hirsute, insoumis hospitalier, Angèle et Maurice, guérisseurs, nous

Pierre Guicheney Marie-Paule Nègre À la Folie

Nuit de veillée au lieu-dit la Folie, un repli moussu du bocage

À la Folie secrets de la mémoire paysanne

Pierre Guicheney Participe dans les années soixante-dix et quatre-vingt aux recherches théâtrales de J e r z y G ro t o w s k i , m e m b re d u C o l l è g e d e France, personnalité phare du théâtre du XXe siècle, qu'il accompagne en Pologne, aux Indes et en Italie (Théâtre des Sources). Il travaille ensuite une dizaine d'années à Rome

Pier re Guicheney Mar ie-Paule Nèg re

pour le cinéma et la télévision. Il y publie son premier roman, La Storia di Bilal (Sensibili alle Foglie ed., Roma, 1992), inspiré par sa rencontre avec une confrérie de musiciens guérisseurs africains, les Gnawa. De passage d a n s s a t e r re n a t a l e , l a M a y e n n e , p o u r quelques années, il écoute, filme, écrit et continue de voyager à travers le monde pour poursuivre la recherche commencée en Pologne. Pierre Guicheney est l'auteur de On se meurt apprenti, roman et photographies (Terre de Brume, Rennes, 1997).

entraînent dans l'intimité d'une campagne française qu'on pourrait croire passéiste, alors qu'elle est tout simplement, légitimement, soucieuse de son âme et de sa mémoire. Rituel de la tuerie du cochon, chasse aux taupes, pêches miraculeuses, choc de la dernière guerre (celle d'Algérie), secrets des guéris-

Marie-Paule Nègre Prix Niepce 1995, membre de la Fondation Leica, Marie-Paule Nègre travaille pour de nombreux magazines et revues du monde entier. Au cours des dix dernières années, elle s’est affirmée comme l’une des (très) rares

seurs, échanges généreux et goûteux de nourritures et d'histoires, souci de transmission brossent le portrait d'une France

artistes photographes françaises qui aient eu la constance de mener des travaux de longue haleine sur les réalités sociales ou humaines

paysanne où la pensée magique est encore pleinement agis-

les plus difficiles d’approche. Élégance et com-

sante... et passera le millénaire. Le regard intimiste de la grande

plicité du regard, savants déséquilibres de

photographe Marie-Paule Nègre a épousé l'esprit profondément

d’une œuvre sensible, toujours proche des

original du travail d'auto-anthropologie mené depuis cinq ans

êtres. Respectueuse.

compositions sobres sont les constantes

par Pierre Guicheney et ses compagnons de route dans son bocage natal. Paroles et images expriment ici, en totale harmonie, l'essentiel.

Texte Pierre Guicheney Ph ot og raphies Marie-Paule Nègre


Pierre Guicheney Participe dans les années soixante-dix et quatre-vingt aux recherches théâtrales de Jerzy Grotowski, membre du Collège de France, personnalité phare du théâtre du XXe siècle, qu'il accompagne en Pologne, aux Indes et en Italie (Théâtre des Sources). Il travaille ensuite une dizaine d'années à Rome pour le cinéma et la télévision. Il y publie son premier roman, La Storia di Bilal (Sensibili

alle Foglie ed.,

Roma, 1992), inspiré par sa rencontre avec une confrérie de musiciens guérisseurs africains, les Gnawa. De passage dans sa terre natale, la Mayenne, pour

quelques années, il

écoute, filme, écrit et continue de voyager à travers le monde pour poursuivre la recherche commencée en Pologne. Pierre Guicheney est l'auteur de On se meurt apprenti, roman et photographies (Terre de Brume, Rennes, 1997).

Marie-Paule Nègre Prix Niepce 1995, membre de la Fondation Leica, Marie-Paule Nègre travaille pour de nombreux magazines et revues du monde entier. Au cours des dix dernières années, elle s’est affirmée comme l’une des (très) rares artistes photographes françaises qui aient eu la constance de mener des travaux de longue haleine sur les réalités sociales ou humaines les plus difficiles d’approche. Élégance et complicité du regard, savants déséquilibres de compositions sobres sont les constantes d’une œuvre sensible, toujours proche des Respectueuse.

êtres.






À la Folie secrets de la mémoire paysanne

Pier re Guicheney M a r i e - Pa u l e N è g r e




C'est un hĂŠritage de nous tous les ĂŞtres humains.

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À la Folie,

À la Folie, un soir de novembre, chez Hirsute. Nous nous sommes assemblés pour nous raconter des histoires. La plupart, nous les connaissons déjà, elles parlent des ancêtres, de leurs fétiches, de leurs croyances, de leurs heurs et malheurs. Elles ont été rassemblées dans un livre, On se meurt apprenti, composé à partir des souvenirs des anciens des villages de notre canton, le pays de Loiron, aux marches de Bretagne, en Mayenne. Des extraits choisis et interprétés par mes sept compagnons et moimême ont alimenté des soirées de veillées données à travers tout le département durant les deux derniers hivers. Nous espérons tous, confusément, une autre histoire à vivre et à raconter, nouvelle, qui batte aux rythmes de notre cœur et de notre colonne vertébrale, à fleur de peau aussi, et dehors de nous. Une histoire qui charrie des mondes, celle d'une vie tellement ancienne et souterraine qu'elle glisse silencieusement d'une génération à l'autre et restera toujours présente... tant que durera la vie.

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Présente, la guerre, cette éternelle, la dernière, celle d'Algérie. Henri, paysan, nous parlera d'une photographie qu'il a conservée de son passage là-bas. Présente encore, déterminante même, la dernière guerre, dans la vie de Pierre et de ses enfants. Pierre vient de prendre sa retraite d'agriculteur. Pierre fait du yoga. Il milite à la Confédération paysanne. Présent, pour tous, le travail de la terre, le rituel de la tuerie de cochon, l'apparent désenchantement du monde, l'élevage, la basse-cour ; pour quelques uns, la chasse, la lutte contre les nuisibles ou supposés tels. La chasseresse en chef est Thérèse. Ses armes : pièges et panse. Thérèse, cinquante-neuf ans, taupière...

Denise rêve. Depuis si longtemps. Elle rêve aux formules secrètes échangées par les lignées de passeurs de maux, de conjureux, de toucheux qui cernent le mal avec leurs mains et leurs prières inaudibles. Encore plus haut, elle s'émerveille des pouvoirs de ceux qui se font appeler maintenant magnétiseurs, les chamans venus tout droit de la vieille France païenne, les hommes qui ont « la main chaude ». Denise se murmure aujourd'hui qu'avec le temps libre laissé par sa retraite elle peut enfin tenter de percer ces mystères. Avant, elle n'avait pas pu y réfléchir, trop prise qu'elle était par son ouvrage et la survie de la ferme. La preuve que sa réflexion avance, c'est que l'été dernier, elle s'est ellemême fait passer le feu.

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Hirsute, notre hôte, ressemble à ce que certaines tribus indiennes appelaient un « contraire », des types qui répondaient au revoir lorsqu'on leur disait bonjour, disaient oui pour non et non pour oui, montaient à cheval à l'envers ou s'habillaient comme des squaws, des gêneurs sacrés qu'on aurait dit destinés à asticoter les autres. Avant lui, son grand-père avait habité la Folie. L'année dernière, son père Joseph a pêché dans l'étang un brochet de quinze livres et une anguille longue d'un mètre cinquante. Joseph faisait du vélo avec mon père. Les anguilles traversent le pré qui sépare la rivière de l'étang en rampant sur l'herbe mouillée.

Hirsute a refusé de faire son service militaire, ne mange que des produits bios, ou presque, se baigne nu dans son étang, est contre les pinces à linge (à cause des marques qu'elles laissent sur les chemises), connaît tous les métiers du bâtiment ou peu s'en faut, a peu de goût pour le travail salarié, écoute France Culture, lit Le Monde, pratique l'économie d'échange, provoque des discussions énervées à propos de tout et de n'importe quoi, milite à travers la France contre le tunnel du Somport, le T.G.V., pour la défense des forêts. À La Rochelle, il a réalisé son chef-d'œuvre de charpentier : un ponton destiné à la pêche au carrelet qui avance sur quarante mètres dans l'Océan. Le pré où paissent son bœuf et sa jeune vache rousse jouxte

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le verger de Thérèse et de son mari Gilbert. Hirsute aime d'amour toutes ses bêtes, sa minette en premier, qui le suit partout. Il brosse une fois par jour sa Limousine, lui caresse les pis pour qu'elle se prépare à la traite, regrette Zoé, sa chienne morte de vieillesse l'hiver dernier. Parfois, comme sur un coup de tête, il saigne, plume, puis cuisine un poulet : « T'es pris, t'es mort ! » Et puis, il y a Daniel. Enfants, nous étions rivaux. Et Laurence, ouvrière.Alfred etYvette qui se sont connus il y a plus de cinquante ans à la fonderie de Port-Brillet,Angèle qui passe les infections et le feu, car elle n'a pas connu son père, Maurice, homme de secrets, les étangs qu'on vide tous les trois ou quatre ans pour des pêches miraculeuses, les pommes à cidre que plus grand monde ramasse, le calva dont on ne sentira bientôt plus les effluves mêlés de café car le droit de bouillir ne se transmet pas. Il y a l'étang et le petit arpent du Bon Dieu qui l'entoure, la Folie, le Vicoin qui serpente, les pommiers centenaires. La première fois que j'y suis venu, j'avais cinq ans, je crois. C'était au printemps. J'ai retrouvé la Folie à mon retour en Mayenne, il y a sept ans. Elle n'avait pas changé. La Folie, une anfractuosité moussue, secrète, du bocage. Lieu de cache et lieu de passe : beaucoup de monde passe par là. Ceux qui viennent chez Thérèse pour acheter des œufs ou de la volaille, ou, plus rarement, pour commander des dents de taupes. Ceux qui rendent visite à Hirsute, lorsqu'on tue le cochon, qu'on débite son bœuf, qu'on fait le cidre ou, comme l'été dernier, les jeunes des villages alentour pour une nuit de rave. La Folie, un drôle de toponyme. Fouillis ? forge ? brousse feuillue et sauvage ? caprice d'aristocrate ? maison de rendez-vous ? L'impertinence d'Hirsute a sa place en un lieu si gentiment nommé. La bonhomie de la Thérèse aussi. C'est chez Hirsute que j'ai découvert ses talents de conteuse, une après-midi de printemps, retour de son premier voyage hors du département, un pèlerinage à Lourdes agrémenté d'une courte excursion en Espagne. Le voyage avait été offert par une dame à qui elle avait rendu de grands services.Thérèse brûlait d'en faire le récit à un auditoire attentif et bientôt soumis à son humour irrésistible et au pouvoir de sa voix tonitruante. Elle a réveillé en moi le désir du théâtre et de la représentation, le désir d'échanges chauds. Grâce à elle, donc, est né le petit groupe de conteurs rassemblé ce soir de novembre chez Hirsute. Nous nous connaissons bien. À la Folie.

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Hirsute dans le bois. 15


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Hirsute se baigne nu. 17


La maison d’Hirsute. 18


Thérèse

Thérèse fait des crêpes. Les premières, ratées, les galichons, sont pour elle. À notre menu, en sus, des beignets aux pommes préparés l'aprèsmidi par Céline, une amie d'Hirsute, des galettes de sarrasin, une quiche lorraine cuisinée par Yvette, deux tartes aux pommes respectivement signées Denise et Annick, l'épouse d'Henri, du cidre doux d'Hirsute, du vin de Chinon offert par Titi, un autre ami d'Hirsute qui est vigneron là-bas. Plus tard, on fera griller des châtaignes dans la cheminée. Ici on dit greler. Thérèse se fait prier pour commencer la première histoire, celle de la naissance et des rites anciens entourant l'accouchement et l'apprentissage de la marche. À la cinquante-troisième crêpe, elle se décide enfin. Elle est sans doute enfin satisfaite du degré de réchauffement des humeurs.

Solaire, Thérèse fait merveille. 19




On apprend grâce à Thérèse qu'autrefois les délivrances de l'accouchement, c'est-à-dire le placenta et le cordon ombilical, étaient enterrées au pied d'un arbre par le père, comme en Afrique. Que les familles des bébés qui souffraient d'eczéma purulent, appelé ici rifle, les emmenaient dans la forêt de Mayenne à la chapelle de saint Riflard. Un « saint » qui n'a rien d'apostolique, ni de romain. Que pour les enfants qui avaient du mal à marcher, on faisait appel à un autre « saint » très local, saint Arrotin, ou qu'on les emmenait sur la tombe d'un bon curé, ou sur les marches d'une petite chapelle. Bref, que « chaque village a sa méthode, pas trop raisonnable, faut l'admettre, mais ça soulageait bien ! » Ça continue, d'ailleurs, à soulager certains...

Ce soir, nous nous faisons à nous-mêmes notre propre théâtre. Chacun en est à la fois ou tour à tour l'acteur et le spectateur. C'est libre : l'avantage, c'est que ça laisse la place aux surprises... qui ne manqueront pas de se produire. L'échange de boissons et de nourritures, fruits du labeur ou des cueillettes de chacun, nous fait communiquer par la panse autant que par le cœur. Sa dernière tirade achevée, Thérèse se rassoit devant le fourneau pour faire sauter, encore, d'autres crêpes. « Sucre ou confiture ? ». Une pointe de calva dans la pâte l'agrémente d'un arôme léger de vieille pomme... mayennaise. La porte de la maison de Thérèse est toujours ouverte, hiver comme été, sauf gros temps. Elle aime le grand air. En 84, vingt ans au moins après la généralisation de l'usage des moissonneuses-batteuses,Thérèse

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et Gilbert ont été parmi les derniers paysans de la Mayenne à battre leur blé dans la cour de leur ferme. Si Gilbert avait partagé son inclination, Thérèse aurait « bricolé » sa vie durant, ça veut dire braconner. De temps en temps, elle descend un voleur de cerises à la carabine, mais elle a surtout rabattu ses instincts de chasseresse vers le piégeage des taupes, un métier qu'elle apprit, enfant, de son père. Pour les baiser (piéger), Thérèse refuse d'utiliser du poison : ça pourrait tuer d'autres bêtes. « Gamine, je me faisais des pratiques en dépouillant les taupes et en préparant leurs peaux pour les manteaux et les chapeaux bon marché qui se portaient à l'époque. Je me suis mariée avec les pratiques de mes taupes. J'avais pas de salaire, puisque je travaillais à la ferme pour aider mon père, rien que des petits sous. « Les taupes, ça pourrit vite, c'est de la saloperie. Elles sont bonnes à ramasser dès le printemps ou en juillet, après les foins. La taupe, elle reste au sec l'hiver dans les talus ou dans les bois. C'est là qu'elle est le plus facile à baiser. L'été, elle se met au frais dans de la terre un peu humide. Il faut des fois quinze jours de guet pour en prendre une. » Thérèse ne chasse pas les taupes seulement parce qu'elles sont nuisibles, elle reconnaît d'ailleurs que la taupe fait du bien à la terre en l'aérant. Pas seulement, non plus, pour le plaisir de la traque. Une pratique ancienne veut que les dents de taupe fassent passer la douleur provoquée par la poussée des dents de lait. Il faut attraper une bête, découper un fragment de sa mâchoire et le musser dans un petit sachet qu'on accroche sur la chemisette de l'enfant. Ça marche.Tant que l'on ne perd pas le minuscule pocheton. Ce qui arriva il y a quelque temps à un gosse qui dormait enfin tranquille après une semaine de nuits agitées, pour lui et ses parents. Distraite, la maman avait passé chemisette et sachet à la machine à laver. Le sachet avait disparu et bébé était reparti à pleurer. Au lendemain d'une nouvelle nuit d'insomnie, le père appela Thérèse qui s'empressa d'aller piéger une taupe et de confectionner un nouveau pocheton. Le soir même, bébé dormit comme un ange... Thérèse aurait sans doute pu, depuis longtemps, me parler de cette activité un peu cachée, mais, dame ! comment ne pas passer pour un paysan crédule, ce qu'elle n'est pas, quand on avoue de telles pratiques ? Les esprits forts, laïques ou obligatoires, ont tôt fait de se gausser. Elle avait donc préféré se taire, jusqu'à ce qu'elle se décide à me livrer l'histoire, l'été dernier. Elle avait le même air gourmand que la première fois que nous nous étions rencontrés, il y a quatre ans, lorsqu'elle m'avait sorti une à une les photographies anciennes qu'elle conservait au-dessus d'une armoire. Révélation et partage de secrets.

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La chasse aux taupes avec Maia et Gipsie. 25





Mais comment a-t-elle appris l'existence de cette faculté attribuée aux dents de taupes ? Quelqu'un lui en parlé un jour, mais elle est incapable de se souvenir qui précisément. Dubitative, elle a quand même essayé la recette sur ses enfants, avec succès. Par la suite, neveux, nièces et petits-enfants ont profité des chasses de Thérèse quand le besoin s'en est fait sentir. Récemment, un magnifique bouquet de fleurs trônait sur la table de cuisine du Clos-Ligeard. C'était l'expression de la gratitude d'une Parisienne d'origine mayennaise à qui Thérèse avait fait don d'un pocheton pour son bébé. Les dents de sa terre voyagent plus que Thérèse. La force de son amour pour les enfants aussi.

Le pocheton qui est parti à Paris.

Je me suis mariée avec les pratiques de mes taupes.

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Le sang du lapin

Un jour, j'ai débarqué au Clos-Ligeard alors que Thérèse venait de tuer un lapin gras. Les avant-bras maculés de sang séché, Thérèse a délaissé son ouvrage pour m'offrir le rituel café-calva. Maia et Gipsie, ses deux chiennes, lapaient le sang encore chaud en compagnie de deux poules. Dès qu'elles voient Thérèse s'emparer de « l'assassin » (son canif), elles bondissent vers le pas de porte de la resserre contre lequel la patronne tue. Elles savent qu'il va y avoir des friandises pour elles, sang ou entrailles de lapin, canard, poulet, pigeon ou faisan. Gilbert possède lui aussi un canif dont il ne se sépare jamais. Il a plus de lames que celui de Thérèse, mais ce n'est pas un assassin. Au Clos-Ligeard, comme dans presque toutes les autres fermes, c'est la patronne qui tue la volaille et les lapins. Pour le cochon, on fait venir un tueur expert. Respirer, marcher, tuer, cueillir, labourer, moissonner, jardiner, nourrir, tuer, se nourrir, respirer... et protéger ses fleurs et sa vigne des déjections de la cinquantaine d'hirondelles qui reviennent chaque printemps s'installer sous l'avant-toit de sa maison et dans l'ancienne étable. Malgré les déjections, elles sont les bienvenues, les fiancées des beaux jours. Thérèse a donc fixé au mur des planchettes autour desquelles les maçonnes ailées façonnent leurs nids de boue. Une place pour chacun.

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Chasse à la panse

La chasseresse lève d'autres lapins, incidemment, et comme par hasard, mais sans véritable innocence. Ce temps-là (celui de la naïveté) appartient au passé. Je me demande même s'il a jamais existé ici. Elle sait que je suis friand des vieilles choses précieuses de sa terre, et me distille une à une des révélations goûteuses qu'elle aimerait voir écrites. Ainsi fut-il des dents de taupe. Et de la chasse au lapin, à pied, ou plutôt, à panse. Chasse au lapin « à la panse » : technologie unique, sans doute jamais répétée, une création. Thérèse, jeune paysanne gironde, repique des betteraves dans un champ avec papa. Un lapin fuit à leur approche.Thérèse suit sa fuite des yeux, repère la zone où le petit cul blanc est disparu de son champ de vision. Elle s'en approche à pas feutrés, devine le trou où Jeannot Lapin certainement s'est réfugié. L'organe s'adapte à la fonction :Thérèse s'allonge de tout son rond sur la terre meuble. Après quelques minutes, Jeannot éprouve quelques difficultés respiratoires et gratte la panse de Thérèse. De sa main gourmande enfilée précautionneusement entre elle et la terre,Thérèse le saisit par les oreilles. L'autre main est déjà prête, tendue. Jeannot a droit au – bon sang ne ment pas – coup du lapin. « L'assassin », toujours en éveil dans la poche de la blouse, lui arrache l'œil. Saignée. Jeannot devint, pour une mémorable apothéose de sa courte carrière de longues oreilles-cul blanc, civet démocratique. Démocratique, car, jusqu'à il y a peu, la chasse était interdite aux métayers et réservée aux « maîtres » (les nobles). Carotter et « bricoler », c'était aussi de la vengeance.

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Dimanche, volĂŠe de canards 36


Le petit monde de Thérèse est heureux. Il résiste, sans clameur ni trompette.

Dimanche, canard tué, canard plumé, prêt à enfourner. Thérèse chante à l'église, le canard cuit. 37






Thérèse : « Tout ce qui rentre ici est mort ! »

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Lundi, Thérèse tue un lapin.


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Mardi, Thérèse coupe les cheveux de Gilbert. C'est pour ses enfants que Thérèse a d'abord fait office de coiffeuse. Plus tard, elle a eu un client, le père Michineau : « C'était pas trop difficile, il n'avait que trois poils sur le haut du crâne. » Mercredi, j'ai un début d'angine. je vais chez Angèle. Elle me passe les mains sur le cou. Jeudi, je ne tousse plus, le lapin non plus. Vendredi, samedi... 45


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Voisin, voisine. 47




La terre, elle doit mourir une fois l'an.

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Henri

Henri se lève, il va nous parler de son père, des mesquineries des maîtres qui exploitaient sans vergogne les métayers, des curés qui épaulaient les propriétaires en assurant le contrôle des âmes ou, plutôt, de la morale publique. Un système pervers qui contraignait les paysans à passer outre le deuxième commandement : « Ils carottaient sur tout », par vengeance, comme on a dit, mais aussi par intérêt et par goût. Henri continue à tuer le cochon chez lui, une ou deux fois l'an, pour lui-même et pour les familles de ses enfants. Les petits-enfants assistent à la deuxième partie de la tuerie, lorsqu'on débite la viande : ils sauront ce qui nourrit l'homme. Papi leur offre parfois un voyage en calèche ou en bétaillère, à l'aller ou au retour de l'école. Sept juments broutent sur ses pâtures. Elles font belle figure dans les comices. Une activité à perte, du côté du gousset, mais pas de celui des sentiments. Henri est un homme de mémoire. Il veut connaître et transmettre ce qui l'a fait tel qu'il est et ce qui a fait ses ancêtres. D'où son acceptation du rôle de conteur que je lui ai proposé. Henri est un personnage important de Beaulieu-sur-Oudon, un leader, ou plutôt, comme on dit par chez nous, un chef-chef. Il y a plus de vingt ans, il a créé avec quelques amis la « fête de la Moisson » qui se tient le premier dimanche d'août et dont le succès ne se dément pas. On y célèbre les techniques paysannes anciennes. C'est un peu nostalgique, un peu folklorique. Ça commence par une messe en plein air suivie d'un défilé, puis on assiste aux travaux des champs comme ils se faisaient dans le temps. Batteuses à vapeur ou à traction animale, brabants et faucheuses tirés par des bœufs ou des juments, lavandières habillées de noir, cerclage de roues : les vieux paysans se donnent en spectacle pour les jeunes générations. Il fait toujours grand soleil, ça donne soif. Alors, la fête se termine immanquablement en rigolades et en chansons.

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Les chevaux, c’est une affaire de sentiment. 59


Le chef-chef est toujours en déplacement, pour une vente aux enchères de bestiaux ou de matériel agricole ancien, une réunion de telle ou telle association, une sépulture, un banquet, une commémoration. « Je peux circuler dans tout le département. Où que j'aille, je trouverai toujours une assiette de soupe et une paillasse. » C'est vrai, Henri est connu en grand. Sa fête de la moisson réunit les bonnes volontés d'un peu tout le département. Beaucoup l'ont aidé aussi pour créer la « Maison de la moisson » de Beaulieu où sont exposées des machines agricoles anciennes soigneusement restaurées. Henri a même réalisé un film sur l'histoire de la moisson qui est projeté aux visiteurs. Le chefchef a commencé à sillonner le département et la région dès la fin des années cinquante. À l'époque, il s'engage dans le syndicalisme agricole, crée avec d'autres jeunes agriculteurs la première coopérative mayennaise d'utilisation de matériel agricole en commun, est actif au sein de mutuelles bancaires ou d'assurances. Sa plante fétiche est, bien sûr, le blé. Il en a fait son signe. Lorsqu'il doit accompagner un mort, il commande parfois une couronne. Il prend toujours soin d'y piquer quelques épis de blés. Henri connaît et observe scrupuleusement les rites de la vie paysanne. Il est pour moi une mine de renseignements... et de chaleureuse amitié.

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La tuerie

L'hiver dernier, comme tous les ans, Henri a tué le cochon avec sa femme, son fils, sa fille, ses petits-enfants, un tueur-boucher et trois assistants, dont Christian, l'homme aux lunettes. C'est Christian qui prépare et goûte le boudin avant cuisson.Tous les matins, il livre Ouest-France chez Henri et boit en sa compagnie un café-calva. C'est un vieux garçon qui a de petits problèmes de santé, il est serveur chez Chantal, le café-épicerie-tabacs-journaux du village, rend de menus ou de grands services à droite et à gauche. Christian ne pourrait pas vivre ailleurs qu'à Beaulieu. Sans lui, la tribu d'Henri ne serait pas au complet. La tribu d'Henri est un vieux bateau, une arche. La tuerie, c'est un sacrifice. Et le sacrifice, c'est une introduction, ici comme ailleurs. De l'autre côté de la Méditerranée, le mouton, ici, le cochon. Certaines différences rapprochent. Tuer l'animal, le déshabiller de ses soies, le découper, le partager, le cuire, le manger ensemble, ça rapproche aussi.

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Henri, au tueur : « Te trompe pas de cochon, quand même ! » Maurice, le tueur : « Attention qu'y t'embrasse pas ! » Christian, l'assistant : « Il est beau, hein ? »

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Le tueur connaĂŽt tellement son affaire que parfois l'animal aux fesses de tendron ne pousse qu'un cri, le dernier. 67





Thérèse : « Ce salaud au père Rivière, qu'aimait faire des conneries, un jour, j'étais petite, on tuait le cochon – nous, les gosses, on tenait la queue, à l'époque –, il m'a demandé mon canif et il l'a enfilé dans le trou du c... du cochon. J'étais dégoûtée! Après, j'ai jamais pu me servir de ce canif-là. » Aujourd'hui, les enfants ne tiennent plus la queue du cochon, ils n'arrivent qu'après la tuerie. Pichot, tueur : « Je fais le plus beau métier du monde : là où je vais, personne s'engueule jamais. Logique, quand on tue le pourceau, c'est fête, tout le monde est sûr de bien manger. » 71





La dernière guerre

Pourquoi en parler ? Parce que Henri et Pierre ont passé chacun deux ans de guerre en Algérie, comme tous les hommes de leur génération. Et qu'ils n'oublient pas, même s'il est pénible pour eux d'évoquer cette période. Parce que, en France, on évite trop souvent le sujet. Par pudeur ? par honte ? à cause de l'amertume de la défaite et du sentiment, ancré chez beaucoup, d'avoir été bernés par des pouvoirs indifférents ou cyniques ? Parce que cette guerre qui a déplacé une masse de jeunes paysans de l'autre côté de la Méditerranée a coïncidé avec l'avènement de l'agriculture intensive et spécialisée. Ici, la dernière guerre, ce n'est pas 39-45, c'est l'Algérie. Depuis 1997, Henri et ses anciens camarades de régiment ont décidé de se réunir une fois l'an pour un week-end, en compagnie de leurs épouses. Ils causent, entre autres, de leur mission de « maintien de l'ordre » là-bas. Lors de leur dernière rencontre, Henri a osé un parallèle provocateur avec la Yougoslavie : « Ce qu'on a fait là-bas, quand on déplaçait les populations, c'est un peu pareil que ce que les Serbes ont fait au Kosovo. » Tout le monde n'a pas été d'accord, ou pas entièrement, bien entendu... Un jour, à la Papinière, Henri m'invita à une projection de diapositives qu'il avait prises en Algérie. Nous étions seuls. Les sujets photographiés étaient, hors les hélicoptères et les camarades de régiment... le battage du blé à la manière kabyle. Un peu plus tard, à nuit tombée, Henri sortit du tiroir d'une commode un album vert en maroquinerie. Sur la couverture, maladroitement dessinés, deux palmiers, un camp nomade, un fellah juché sur un bourricot et trois autres personnages vêtus de djellabas. En haut de la couverture, à gauche, rajouté, je pense, par Henri, écrit à la plume : « Souvenir d'Algérie ». Je feuilletai l'album. J'y découvris successivement des portraits des gars de sa section, des vues du Djurdjura, la rade d'Alger, des fellahs pacifiques, un groupe de femmes et d'enfants kabyles photographiés lors d'une opération de recensement, des remises de décoration, la construction d'un camp, un méchoui, la corvée d'eau, un troufion hilare coupant les cheveux d'un 75


autre devant la « popote » et, en dernière page, une photo d'un groupe d'Algériens aux uniformes dépareillés, ainsi que quatre clichés d'un soldat arabe armé d'un pistolet mitrailleur. « C'était aussi un copain de régiment ? – Non. – Un harki ? – Non plus. – Un fellaga, alors ? – Oui. – Vous l'aviez fait prisonnier et vous l'avez fait poser après avoir déchargé son arme ? – Non. C'est une photo qui doit dater de mai ou juin 58. Ma compagnie avait été envoyée du côté de Bir Rabalou pour une opération de ratissage. On a pris en embuscade des fellagas et ils y sont tous restés. On a fouillé les morts et, dans le treillis de l'un d'entre eux, j'ai trouvé un appareil photo chargé. J'ai rembobiné la pellicule et je l'ai vite serrée de côté. Deux mois plus tard, je suis rentré à Beaulieu, j'ai fait développer la pellicule et voilà ce qu'il y avait dessus.

– Donc, c'est sans doute la dernière photo de ce gars-là avant sa mort ? – Certainement, oui. » 76


Pierre

« J'avais vingt ans. » Pierre aurait bien aimé faire quelques mois de service en France, mais il est parti directement pour l'Algérie. Le premier mai 1958, il est à Oran. Comme pas mal de Français, il pensait qu'on avait sans doute colonisé l'Algérie contre la volonté des Algériens, mais qu'on leur avait apporté beaucoup de choses. Dans les casernes, pendant les classes, les appelés étaient abreuvés de propagande sur le rôle civilisateur de la France. « Les officiers nous ont emmenés assister à une manifestation ou des pieds-noirs et des Algériens criaient des slogans pour l'Algérie française. Des femmes enlevaient leurs voiles, criaient qu'elles voulaient être françaises. » Dans la section de Pierre, il y avait des gars de la J.A.C. (Jeunesse agricole chrétienne) et de la J.O.C. (Jeunesse ouvrière chrétienne) avec qui il pouvait discuter. Mais, même si dans les groupes de J.A.C., en Mayenne et ailleurs, les jeunes agriculteurs réfléchissaient sur leurs relations avec les parents, sur la modernisation de l'agriculture, et qu'ils essayaient d'appliquer le slogan de la J.A.C. : « Voir, juger, agir », même avec cette habitude de réfléchir et de discuter, Pierre pense aujourd'hui qu'ils n'étaient pas assez conscients de l’influence de la politique sur leur vie, en particulier pour la question de l'Algérie. Tout a basculé lorsque Pierre s'est retrouvé en Petite Kabylie, dans la région d'Aumale, à deux cents kilomètres d'Alger. Trois événements l'ont définitivement fait changer d'opinion. « Le premier, c'est que, régulièrement, on entendait les cris des fellagas qui étaient torturés dans un bâtiment à côté de la prison. On ne pouvait pas ne pas les entendre. Parfois, après avoir été interrogés, ils étaient emmenés dans un coin derrière la caserne pour la « corvée de bois », ça veut dire pour être fusillés. Parmi les gars qui faisaient ce travail-là, il y avait quelques appelés volontaires. Je me rappelle très précisément l'un d'entre eux, un pied-noir dont les parents avaient été tués par les fellagas. Les fellagas n'y allaient pas de main morte. En plus, souvent, ils mutilaient les cadavres. Le pied-noir voulait sans doute se venger d'eux, ça devait être plus fort que lui, on peut comprendre. Mais quelques mois plus tard, il m'a confié qu'il ne pouvait plus aller à 77


confesse après ce qu'il avait fait. Son visage était ravagé. Ce qu'il essayait de me dire, en quelque sorte, c'était “ ma vie est bousillée après tout ce que j'ai fait ”. Ça m'a beaucoup fait réfléchir. « Le deuxième fait s'est produit au cours d'une opération où des fellagas prisonniers avaient été réquisitionnés pour porter notre matériel radio qui était très lourd. Arrivés sur les lieux de l'opération, un officier a dit aux prisonniers :“ Vous pouvez partir, vous êtes libres. ” Quelques minutes plus tard, ils étaient tous allongés dans la poussière avec un balle dans le dos. « Le troisième fait est survenu alors que ma section encerclait un village qu'une autre section “ nettoyait ”. Pendant une heure, on a entendu des hurlements et des pleurs de femmes.Tu imagines ce qu'on leur faisait... « Alors, pour soulager notre conscience, on a tenté de faire des petits gestes en faveur des Algériens. Les gens de la montagne avaient tous été ramenés près des casernes, pour qu'on puisse mieux isoler et repérer les fellagas et les arroser au napalm. La nôtre était entourée de guitounes et de gourbis où s'entassaient les familles de paysans. Nous, on faisait venir des vêtements de France et on allait leur porter discrètement. C'était un petit geste. » De retour en France, Pierre travaille dans l'exploitation de son père. « J'avais vingt-deux ans et je me trouvais jeune pour reprendre une exploitation. C'était difficile d'en trouver une de libre, et il fallait être marié aussi. » Il continue à militer à la J.A.C., malgré l'opposition violente de son père qui craint l'opinion des voisins. « Tu comprends, on était considérés comme presque communistes, alors qu'on était chrétiens ! Les jacistes étaient très mal vus. » Pierre passe outre. Il est élu président départemental de la J.A.C. Dès 1960, la J.A.C. algérienne avait organisé la venue en France d'une poignée de jeunes Algériens diplômés, pour des stages d'été d'un mois dans des fermes. Quelques stagiaires avaient demandé que la J.A.C. française les aide à susciter un mouvement semblable en Algérie. C'est ainsi qu'au mois de mai 1963, après des semaines d'altercations avec son père, Pierre est reparti vers l'Afrique du Nord, pour deux ans. « Ce qui m'a frappé, quand je suis arrivé, c'était l'absence de rancune envers les Français, du moment qu'on n'était pas pied-noir. La première question qu'on me posait, c'était : “ Vous êtes pied-noir ou français de métropole ? ” Un jour, j'étais en tournée, on a rencontré un ancien camarade de régiment, Aïssa. Mon accompagnateur lui a tout de suite demandé, en arabe, comment je m'étais comporté pendant la guerre. Aïssa lui a dit que je faisais partie de ceux qui avaient donné des vêtements aux familles déplacées. Ça m'a aidé à travailler dans un bon climat. » Pierre participe à quelques expériences d'exploitation collective de potagers ou de petits élevages. Elles mobilisent des unités de trois à quatre familles, pas plus. « Comme les Arabes sont fatalistes, c'était difficile de faire comprendre la nécessité de prévoir et de programmer. Mon travail 78


de coopération a dû toucher trois cents personnes. C'était modeste. » D'autant que ces actions « à taille humaine » s'opposent aux principes des plans socialistes et autoritaires promus par les cadres du F.L.N. Un beau jour, Pierre rencontre Madeleine, une jeune fille des DeuxSèvres envoyée elle aussi en Algérie par la J.A.C.. Ils se plaisent. Monitrice dans une « maison familiale », elle donne des notions de couture, de puériculture, de gestion ménagère aux jeunes filles algériennes. Elle fait aussi de l'alphabétisation. Le travail de Madeleine est gratifiant : les jeunes filles ont soif d'apprendre et la maison familiale leur offre une occasion inespérée de sortir de leurs douars. Elles arrivent souvent une heure avant le début des cours... À son retour en Mayenne, Pierre aide son père pendant un an. Sa mère est décédée. Il tient la maison. Madeleine rentre d'Algérie, ils se marient. Elle continue son travail de monitrice, puis elle devient secrétaire dans un cabinet médical, emploi qu'elle a conservé jusqu'à aujourd'hui. Pierre s'installe en G.A.E.C. (Groupement agricole d'exploitation en commun) avec deux camarades de la J.A.C. Il y restera jusqu'à sa préretraite, il y a deux ans. Des vétérans de Port-Brillet, son village, sont venus voir Pierre pour qu'il entre à l'association des anciens d'A.F.N. Pierre leur a dit qu'il comprenait qu'il faille défendre les gars qui avaient perdu une partie de leur santé ou les veuves des soldats morts là-bas, les victimes de la guerre d'Algérie, mais qu'il ne voulait pas participer aux banquets une fois par an. « J'ai une autre image de l'Algérie que celle de la guerre. » Ils ont fait à sa place les démarches pour qu'il obtienne la carte de combattant. Ainsi, il touchera une petite pension après ses soixante-cinq ans, mais Pierre n'a pas voulu demander la médaille du maintien de l'ordre en Algérie. « Je n'ai jamais essayé de revoir mes anciens camarades de régiment. Certains m'ont rendu visite ici, j'ai été content de discuter un moment avec eux, mais je n'ai pas repris contact ; j'ai même perdu mon carnet d'adresses de l'époque. Je me demande si ce n'était pas un peu volontaire. » En 1978, Pierre et Madeleine décident de retourner en Algérie avec leurs quatre enfants, pour les vacances. Comme ils n'ont pas pu embarquer leur voiture sur le bateau, ils voyagent en car. Ils font la tournée des gens rencontrés au cours de leur période de coopération. Chaque visite est l'occasion d'une fête. Les gosses s'en souviendront toute leur vie. Quelques années plus tard, leur fils Noël se marie avec Fadila, une jeune Algérienne rencontrée en Mayenne. Elle y était venue en vacances deux années de suite. Ça n'a pas été sans poser de gros problèmes avec sa famille là-bas, mais, le temps aidant, les angles se sont arrondis. Les petits-enfants de Pierre s'appellent Mehdi et Ismaël. Fadila est éducatrice. Ils habitent Barbès. Elle a su se faire accepter par toute la famille. Le père de Fadila est décédé. Son Ancien, aujourd'hui, c'est Pierre. 79



Une pêche miraculeuse

Près de chez Denise, la vidée de l'Étang-Neuf. Brochets, carpes et anguilles y ont prospéré pendant quatre ans. L'attente est parfois longue, jusqu'à plusieurs jours, avant que l'étang ne se vide et que le poisson chute dans les bassins construits au pied de la retenue. On le recueille à l'épuisette. Certaines carpes pèsent plus de trente kilos.

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Il pleut, l’Êtang se vide, soleil, arc-en-ciel. 85



Ce jour-là, Denise a acheté un brochet en prévision du réveillon du jour de l'an. Un goût tout en finesse, celui du brochet d'étang. 87



Denise

C'est au tour de Denise. Elle nous cause des soirées de veillées où l'on se peletonnait autour de la cheminée pour lire à haute voix des passages de Michel Strogoff, du père qui fabriquait des paniers, du petit Racine qui était tombé dans le feu la tête la première et qu'on avait emmené daredare, en pleine nuit, chez la mère Gautier pour qu'elle lui fasse passer la morsure du feu avec l'une de ses formules secrètes, dans le silence... De telles soirées, l'accident du petit Racine en moins, Denise les a connues dans son enfance. Et en conserve la nostalgie. Elle aime toujours la lecture et les livres. Elle en emprunte régulièrement à la bibliothèque du village. J'ai retrouvé dans mon grenier une édition Hetzel de Michel Strogoff que je lui ai confiée comme accessoire de « scène ».Au printemps dernier, à la fin de notre tournée, elle a voulu me la restituer. Mais elle n'avait pas fini de relire le roman. Je le lui ai donc à nouveau laissé en dépôt. Elle ne le finira pas de si tôt : le livre nous lie.

Denise a oublié son texte. 89




À l'école, Denise était la première de sa classe. Elle aurait bien aimé poursuivre ses études après le certificat. Avant l'examen, pour qu'elle ait plus de facilités, sa mère lui avait offert un petit Larousse à couverture bleue qu'elle utilise encore. « Le plus beau cadeau que j'aie reçu dans toute ma vie. » Elle était consciente de l'énorme sacrifice que l'achat du dictionnaire avait dû représenter pour sa mère : l'année précédente, Denise et ses frères avaient fini le troisième trimestre avec un unique crayon à se partager. Coupé en trois, et en faisant des économies d'écriture, il avait tenu jusqu'à la mi-juin. Mais il fallait que la ferme tourne ; c'était la guerre, son père était prisonnier, il est resté cinq ans en Allemagne. Denise dut renoncer aux études. « Il a bien fallu se débrouiller. On était des petits, petits. » Elle dit de ce temps-là qu'elle ne comprend pas comment elle a pu résister à la masse de travail qui lui incombait chaque jour. Elle dit aussi, lorsqu'elle voit des documentaires sur les pays du tiers-monde, que « notre enfance, c'était pareil. Nous aussi, on courait pieds nus dans la campagne, pour ne pas user les sabots ». Denise habite le village voisin du mien, à la Haute-Maison, un lieu battu par les vents. Elle s'y est installée avec Arsène en 67. Denise a trois chats blancs et un chat noir qui paressent sur le pas de sa porte dès qu'il y a un peu de soleil. Chaque fois que nous passons au carrefour avec la route deVitré, elle me montre « la maison malheureuse ». En 39, un gars y habitait qui est mort jeune à la guerre. Après, c'est un couple qui l'a louée. Ils faisaient bistrot. La femme s'est mise à boire. « Elle était la première cliente. » Lui était désespéré, il est mort de maladie « par avoir eu le moral à zéro » pendant trop longtemps. Après, « ça y a été la décadence » jusqu'à ce que la femme parte et se fasse bonne de ferme. Loin de la maison du carrefour, elle s'est remise. Depuis, d'autres malheurs se sont succédés dans la maison, accidents, suicides... Denise rêve, mais ses rêves ne sont pas la simple expression d'une imagination solitaire, ils sont ancrés dans une réalité longtemps tenue secrète par les habitants du bocage, une réalité présente depuis l'aube des temps, sous toutes les latitudes, celle des pouvoirs invisibles prêtés aux lieux et aux hommes. Elle est heureuse qu'aujourd'hui on puisse parler plus librement du monde des guérisseurs. À tort ou à raison, on a beaucoup moins peur des sorciers et des malfaisants qu'il y a quelques années, mais le malheur, lui, guette toujours. Et il faut s'en préserver. Soucieuse de satisfaire ma curiosité sur le sujet, Denise m'a conté les aventures et mésaventures de sa plus chère amie et confidente, Germaine.

En bas de chez Denise, son mari Arsène. 92


Germaine, la belle-mère et monsieur Garcia

Comme Denise, Germaine est à la retraite. Peu de temps après leur mariage, Germaine s'est installée avec son époux Alfred sur une modeste ferme de seize hectares. La ferme n'était pas d'un grand rapport. Alfred trouva à s'employer comme facteur auxiliaire. Si le temps libre laissé par les tournées lui permettait de prendre en charge les travaux les plus lourds, comme le labourage, Germaine devait tout pareil assurer des journées de quatorze à seize heures. Un petit poulain était né. Sa vente au marché deVitré allait à coup sûr autoriser l'achat d'une machine agricole qui allégerait le labeur de Germaine. Mais le poulain dépérissait de jour en jour. Le vétérinaire prescrivit quelques injections, en vain, puis il baissa les bras. Électrisée par l'énergie du désespoir, Germaine réussit à convaincre Alfred de faire appel à un guérisseur dont le cabinet était éloigné d'une centaine de kilomètres. Sa réputation s'étendait, et s'étend toujours, sur plusieurs départements. C'est par cars entiers ou en taxi collectif qu'on se rendait chez monsieur Garcia. Je l'ai rencontré. Nous avons échangé quelques plaisanteries en espagnol. Un échange qui nous a rapprochés. Il m'a autorisé à assister à quelques-unes de ses consultations. Cela m'a permis de compléter le témoignage de Germaine. Monsieur Garcia est de ces rares personnes rencontrées au cours de ma vie qui me remémorent l'histoire de Diogène cherchant en plein jour, avec sa lanterne, un homme. Monsieur Garcia est un homme. Des voisins de monsieur et madame Garcia m'en ont dit grand bien : « Ceux qui sont vraiment dans le besoin, il ne les fait pas payer. Il paraît qu'il est cousin d'un pape. Il a fait de la résistance dans les F.F.I. C'est un homme bon. Il est très croyant, même s'il n'aime pas aller à l'église, parce que, quand son père y était allé la première fois, les gens avaient tous des places réservées et ils ne voulaient pas de lui sur leurs bancs. Il avait dû suivre la messe debout. Il avait bien compris que c'était parce qu'il était étranger et il avait dit que c'était pas la peine d'être chrétiens comme eux qui faisaient le contraire de Jésus-Christ. Les Garcia se sont installés chez nous. En Espagne, le grand-père Garcia avait des pouvoirs lui 93


aussi.Y a un grand portrait de lui dans son bureau. Aujourd'hui, monsieur Garcia est au conseil municipal du bourg. C'est des gens qui voulaient faire une nouvelle liste qui lui ont demandé. Ils étaient sûrs que leur liste gagnerait, avec lui et le docteur : tous les gens du village leur sont passés par les mains. » À l'époque où Germaine s'est adressée à lui, vers la fin des années cinquante, on hésitait moins qu'avant à faire appel aux services des grands guérisseurs. Quelques procès intentés par l'ordre des médecins avaient eu l'effet inverse de celui recherché : ils avaient accru leur crédibilité et l'attente de miracles chez les malades pour lesquels la médecine ne pouvait rien. Chez nous, on hésitait moins, aussi parce qu'avec les automobiles il était possible de se déplacer plus loin et plus facilement. Ça évitait de se retrouver nez à nez avec un voisin dans l'antichambre d'un guérisseur. Malgré tout, des relents de soufre flottaient encore autour des pouvoirs mystér ieux des hommes à la main chaude : « Celui qui peut faire le bien, il peut faire le mal. » Et celui qui fait appel à eux... Avant de quitter la ferme confiée à la garde d'un voisin, Germaine coupa quelques poils à la crinière du poulain. Elle les fit glisser dans une enveloppe, sans les toucher : monsieur Garcia a la réputation de soigner certains maux à distance. Pour ce faire, il se concentre sur une mèche de cheveux, des poils ou une date de naissance, comme beaucoup de ses collègues. Pour monsieur Garcia, « le temps et la distance n'existent pas. » Après de nombreuses heures d'attente, le « guérit-tout », comme il se qualifie lui-même avec humour, les reçut enfin. Un léger parfum à l'accent oriental et l'atmosphère surchauffée du cabinet mettaient tout de suite à l'aise. Monsieur Garcia invita les deux époux à s'installer dans de confortables fauteuils de cuir. Bien campé face à Germaine, monsieur Garcia semblait absorbé par une profonde réflexion. Un mètre à peine les séparait. Germaine n'arrivait pas à détacher son regard de la magnifique cravate à fleurs qui ajoutait une note fantasque au costume italien et aux bottines de chevreau portés par celui qu'elle considérait déjà comme un mage. Il n'avait pas d'accent, mais il se dégageait du bonhomme quelque chose de profondément étranger, d'extraterrestre. Et quelles manières ! Urbaines à l'extrême, mais aucunement pointues, contrairement à l'habitude des « gens de ville » lorsqu'ils s'adressent aux campagnards. Costume, donc, et décor : une grande cheminée, du doré partout, des livres sacrés et sans doute précieux, un gros dictionnaire de médicaments, une grosse chevalière en or, une montre d'or qui doit peser son poids, des lithographies de paysages espagnols, le portrait d'un vieillard vêtu de bure, le grand-père Garcia. Un cabinet d'alchimiste. 94


Monsieur Garcia émergea de l'abîme de réflexions où il venait de voyager. « Vous avez une tache au poumon gauche... Vous avez dû contracter une pneumonie à l'âge de huit ans... » C'était vrai. Germaine en fut soufflée. Puis, ce fut le tour d'Alfred : « Vous souffrez d'une hernie inguinale, depuis une année. Elle partira au bout du même temps, mais ce jour-là, ça vous fera mal. » Prédiction qui se vérifia, au grand dam d'Alfred « qui ne croyait pas en ça ». La voix de l'homme était enveloppante, passant tour à tour du murmure de la révélation au ton réconfortant du thérapeute sûr de son fait. Monsieur Garcia usait, et use encore du pouvoir de la parole, en toute connaissance de cause et d'effets. « Madame, quelque chose d'autre vous inquiète, n'est-ce-pas ? Ça a un rapport avec vos bêtes ? C'est cela ? » Germaine raconta le drame du poulain. Monsieur Garcia se replaça face à elle, ferma les yeux, et, le coccyx appuyé sur un angle de son large bureau, fit la « chiffe molle », c'est-à-dire qu'il relâcha toutes ses tensions musculaires. Seule sa colonne vertébrale était érigée, bien droite, les battements de son cœur imprimant un léger mouvement circulaire à ses bras ballants. En phase avec le rythme premier, il se rapprocha de Germaine et passa lentement, à plusieurs reprises, la main droite devant son visage et son torse, de haut en bas, comme s'il la massait, mais à quelques centimètres de son corps. L'extrême concentration et l'intensité de la gestuelle du guérisseur impressionnèrent autant Germaine que son don de double-vue. La séance ne dura que quelques minutes. Engourdis, légèrement hébétés, les époux se levèrent, se confondirent en remerciements, payèrent, prirent congé. De retour à la ferme, Germaine et Alfred retrouvèrent un voisin surexcité. « C'est incroyable, venez voir vot' poulain.Vers les trois heures, y s'a mis à tourner et à se rouler par terre qu'on aurait dit qu'il allait crever. Et y gueulait ! Pis, y s'est relevé, tout vaillant, et il est allé taquiner la jument. » Le lundi suivant, le poulain était vendu pour un bon prix à la foire de Vitré. Mais Germaine devait encore affronter d'autres épreuves. Leur origine avait un nom : belle-maman. Pour une raison qu'elle ignorait, Germaine avait été prise en grippe par sa belle-mère dès son mariage.Tout ce que Germaine faisait était mal fait, elle était « pas courageuse » au travail, menteuse, exploitait Alfred, lui faisait manger n'importe quoi, ou rien. Elle allait sûrement le faire mourir. Elle se levait tard, profitait des tournées du mari pour boire en cachette. C'était une saoularde. Si leur premier enfant était mort, c'était parce que Germaine ne travaillait pas, elle ne faisait pas d'exercice, elle n'était pas forte assez pour faire des enfants sains. La belle-mère lui reprochait aussi de trop dépenser en vêtements et en coquetteries inutiles. L’œil du sorcier. 95




Pourtant, par souci d'économie, Germaine, qui portait alors le deuil de son père et celui de sa fille, avait teint en noir tous ses vêtements, y compris le beau manteau jaune qu'elle s'était acheté avec les économies réalisées avant son mariage sur ses gages de bonne à tout faire. La bellemère avait comploté pour que la famille n'invite pas Germaine et Alfred aux banquets de communion ou aux mariages. « Soi-disant que je les mettais mal à l'aise. C'est sûr que j'étais pas drôle à l'époque, j'avais pas envie de faire la java. Je venais de perdre mon père et mon enfant, j'étais prête à me détruire. Des fois, je devais même me tenir aux meubles pour marcher. » La mégère fit tant et si bien pour isoler Germaine, avec l'aide de quelques commères confites en dévotion comme elle, qu'elle réussit à retourner le village contre sa belle-fille. Du jour au lendemain, plus personne ne lui adressa la parole.Tant de cruauté lui fit perdre le sommeil. Quand elle reprenait son ouvrage, le matin, elle était secouée de sanglots au moins une heure de rang. Une boule dans sa poitrine l'oppressait. Elle avait peur de mourir. Alfred, qui avait enfin compris les manœuvres de sa mère, permit un jour à Germaine d'écouter une conversation téléphonique avec l'épouse de son frère. La belle-sœur égraina les habituelles accusations estampillées bellemaman, et en ajouta une autre, plus grave encore : Germaine était une sorcière. « Quelqu'un » était venu chez eux qui avait dit que la cause de la mort récente de quatre vaches, c'était elle. « Quelqu'un de Laval, qui sait de quoi il cause... » Quelques jours plus tard, Germaine rencontra au village la belle-mère qui réitéra l'accusation : « T'es qu'une bon diou de sorcière ! C'est quelqu'un de Laval qui s'y connaît qui me l'a dit. » Dans ce temps-là, pas si lointain, lorsqu'une personne vous soupçonnait de lui faire du mal, elle pouvait décider d'agir ou de faire agir « quelqu'un » pour retourner le mal et vous anéantir. L'issue de ces combats de titans étant souvent fatale. À Laval, tous les samedis, jour de marché, un « magnétiseur-radiesthésiste » officiait dans l'arrière-salle d'un café. Il n'avait, disait-on, pas son pareil pour les désenvoûtements. Mais c'était cher. En désespoir de cause, Germaine lui rendit visite. Lorsqu'il la reçut, le magnétiseur lui demanda comment elle s'appelait. « Madame L. » « Ah, oui, ça me dit quelque chose ... », répondit l'homme qui l'avait à peine regardée, « vous êtes déjà venue, non ? » Puis il fouilla dans ses papiers et retrouva sans doute une fiche où était inscrit le même nom, celui qu'avaient en commun Germaine, Alfred et la belle-mère. Le magnétiseur bredouilla un prétexte pour éconduire Germaine. Pour elle, ce fut une révélation : « S'il ne pouvait rien pour moi, c'est que, déjà, il travaillait contre moi. Et sur la demande de qui ? Pas difficile à deviner. C'était lui qui avait dit aux autres que je leur faisais 98


du mal. Et, à tous les coups, ma belle-mère était venu le voir avec une photo de moi pour qu'il me travaille, j'en suis sûre. Elle en avait ! C'est pour ça qu'il avait un papier avec notre nom de famille ! » La santé de Germaine s'améliora quelque temps - le sorcier ne pouvait plus la travailler, vu qu'elle l'avait démasqué - puis ça recommença. Insomnies, crises de pleurs, boule dans la poitrine, Thémesta, anxiolytiques... Elle retourna voir monsieur Garcia. La séance ressemblait en tous points à la précédente, mais monsieur Garcia ne voulut pas entendre parler d'envoûtement. Ni de désenvoûtement. Il ne mange pas de ce pain-là. Il prévint simplement Germaine qu'il travaillerait pour elle, à distance, les jours suivants, qu'il lui « ferait des misères. » Deux jours plus tard, en plein après-midi, Germaine fut prise comme son poulain. « Je croyais que j'allais crever. Ça me travaillait de partout, surtout dans la poitrine, je me suis roulée par terre, ça me faisait mal, ça me faisait mal, je hurlais. Et d'un seul coup, c'est parti. C'était fini. » « Après Monsieur Garcia, je suis allé voir une dame, à Châteaubriant. J'avais des coliques néphrétiques et cette boule dans la poitrine qui revenait. On m'avait dit que monsieur Garcia était tombé malade et qu'il n'exerçait plus. C'était une menterie. Ça devait être des jaloux qui avaient fait courir le bruit. Dans ce métier-là aussi, ils ont de la concurrence. Elle faisait pareil que lui, avec les mains, et elle me prescrivait de l'homéopathie. C'était peut-être psychologique, mais ça me faisait du bien, ça a permis de prévenir d'autres maladies. Ça coûtait cher, et c'était loin, ça prenait presque une journée. Mais je n'ai jamais mis mon ouvrage en retard pour aller la voir, quitte à me lever dès les trois heures du matin. Ça m' a permis de survivre... Oui, ça m'a vraiment permis de survivre. » Germaine n'a jamais parlé de sa belle-mère à monsieur Garcia ni à la dame de Châteaubriant. Elle ne s'était pas encore liée d'amitié avec Denise et ne pouvait se confier qu'à des cousins qui l'écoutaient et la laissaient pleurer tout son soûl. C'était mieux que rien. « Pourtant, aujourd'hui encore, ça me fait du bien d'en parler. J'ai eu trente-cinq ans de ma vie foutus par la méchanceté de cette femme. Il y a quinze ans, j'ai commencé à écrire mon histoire sur un cahier. Et puis j'ai abandonné : j'étais trop prise par mon ouvrage. Ça me faisait pourtant du bien d'écrire ce brouillon. Le temps que j'écrivais, je me vengeais, je me vengeais ! Après je me sentais mieux. Je faisais ça toute seule. Alfred ne savait pas. » Germaine n'a définitivement et pleinement récupéré le sommeil et ne souffre plus de ses sensations d'oppression que depuis que la bellemère est morte et enterrée.

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Denise se fait passer le feu

Denise et Germaine, et un peu tout le monde ici, se demandent ce qui peut bien donner leurs pouvoirs aux guérisseurs. On se doute que ça doit avoir un rapport avec la concentration, comme le yoga. Monsieur Garcia, quand il fait la « chiffe molle », ça ressemble à une sorte de yoga, non ? Denise, qui m'avait parlé la première de l'insensibilité à la douleur d'un pêcheur originaire de la Réunion qui s'était enfoncé un hameçon dans le doigt et l'avait retiré sans souffrir grâce à des exercices de respiration, Denise, en tout cas, fait le parallèle. Elle a même réussi à se faire elle-même passer le feu, l'été dernier. Involontairement. « J'étais en train de faire gratiner un plat au four et, en voulant le retirer, j'ai touché la résistance avec le dos de la main. J'ai vite passé la main sous l'eau froide, ça m'a un peu soulagée, mais c'est reparti presque toute de suite. Ça me faisait mal, c'était terrible.Y avait qu'une solution, c'était d'aller chez Annie. » Annie, fermière blondinette d'une quarantaine d'années, passe le feu en touchant les brûlures, sans secret, car son don vient de sa date de naissance. Elle est née le 10 août, jour de la Saint-Laurent, martyr exécuté par le préfet de Rome qui l'avait fait étendre sur un gril de fer rougi au feu. Du coup, c'est logique, tous les natifs de la Saint-Laurent passent le feu. Annie a un élevage moderne, elle exerce son don à son corps défendant et n'en retire aucun avantage pécuniaire. Elle avait déjà passé le feu au petit-fils de Denise qui s'était brûlé sur un fer à repasser. « Je pensais dans Annie, et mon frère avait déjà sorti la voiture quand, d'un coup, ça m'a travaillé. J'ai senti comme une autre température, un vide d'air qui montait dans mon corps par les jambes et qu'est arrivé jusqu'au bout des doigts de la main. Ça n'a pas duré longtemps. J'ai plus eu mal du tout... et je n'ai pas de marque. Comment ça peut se faire ? »

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Un rêve de Denise

Un rêve qui lui serait venu dans un demi-sommeil, un matin d'hiver où nous avons accompagné son mari Arsène au marché aux veaux de Château-Gontier. Tous les jeudis, toute l'année, Arsène se lève à cinq heures pour s'y rendre en compagnie d'un marchand de bestiaux. À chaque marché, le maquignon négocie en moyenne vingt à trente veaux avec des grossistes provenant d'un peu partout, même d'Espagne.

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Denise nous a servi le café. Elle se recouche après notre départ. Elle n'est pas vraiment éveillée, mais elle ne se rendort pas vraiment non plus. Elle est au chaud. Elle a des fourmis dans les jambes. « Et si j'étais malade ? Si je souffrais d'un mal que les docteurs ne savent pas soigner, que je ne puisse plus marcher ? Qu'est-ce que je ferais ? Mon arrière-arrière-grand-mère serait d'abord allée à la source du bois, peut-être, celle dont on dit que les lavandières y lavaient le linge des morts. Elle s'y serait plongée le temps d'une prière.

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« Ou bien, mais ça, même ma mère l'aurait fait, même moi : j'irais en pélerinage à Saulges et je tremperais mes pieds dans le bassin du “ petitsaint-qui-pisse ”, le bon saint Céneré. Il soigne les bêtes et les animaux. Avant qu'il ne s'installe là pour prier et méditer, les païens de la région pensaient déjà que la source était pour guérir. Des gens de Saulges me l'ont dit. C'était avant le VIIe siècle, avant le temps des chrétiens. C'est des choses qui durent, les sources. « Je pourrais aussi demander à madame Trique de m'enchaîner à saint Léonard. Elle dit que la chaîne à saint Léonard, c'est l'arme avec laquelle il a été tué, entre la chapelle et la source. Ce n'est peut-être pas saint Léonard lui-même qui a été tué (il vivait du temps de Clovis et il avait fait libérer les esclaves de leurs chaînes), mais plutôt un ermite qu'était pareil à Léonard. Madame Trique s'est installée en 48 ou 49 dans la toute petite ferme à côté de la chapelle. Ils avaient une vache et cinq hectares de terre : des petits, petits, encore plus que moi et Germaine. Les gens du coin amenaient parfois des malades à saint Léonard, mais surtout les enfants qui tardaient à marcher, pour les enchaîner. On amène encore des gosses, assez souvent. Madame Trique est devenue pour ainsi dire la prêtresse à saint Léonard, même si elle n'habite plus là. Elle sait comment il faut faire : enchaîner les chevilles, la taille, les épaules, puis faire baiser la croix au bout de la chaîne. Alors, les gens lui demandent de les aider. Elle leur rend ce service. »

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Mais si c'était très grave, j'irais sûrement voir monsieur Garcia. Il est fort, lui... vraiment fort.

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La veillée

Hirsute ne raconte pas d'histoire. Il écoute. Hirsute sait quand exercer sa fonction de contraire et quand se taire. Il respecte, profondément, les vieux savoirs paysans.Tout en posant des limites : « Les vieux, y disent aussi pas mal de conneries. » Il est un drôle de trait d'union entre l'antique territoire de campagne profonde que représentent les conteurs et son réseau écolo-marginal-sincère. Un jour que j'avais mal au dos et que j'évoquais l'éventualité du recours à un kiné, Hirsute m'apostropha : « Tu nous bassines avec tes guérisseurs et tu ne vas même pas les voir quand tu as un problème. C'est pas logique. » Je dus admettre qu'il avait raison. Une heure après, j'étais chez Maurice qui cerna mon mal de dos. Qui passa... Attentif aux détails, comme toujours, Hirsute vérifie que l'abondance de la bombance soit équitablement répartie : « Qui veut une galette ? Pierre, sert donc un coup de calva au père Racine ! » Tout le monde est à sa place. Pendant que Nioule racontait la tuerie de cochon, tout à l'heure, Thérèse ne le regardait même pas. Elle lui tournait le dos en faisant sauter ses crêpes. Mais elle était avec lui. MariePaule aussi est en place, avec ses deux appareils et son silence : on ne l'entend pas, on ne la voit pas. Nous sommes venus avec des nourritures, avec les ancêtres, avec l'attention et la chaleur nécessaires pour que chacun puisse, s'il le veut, dévoiler ses richesses cachées – et qu'elles soient appréciées. Comme cela arrive souvent en Afrique, la nuit. Là-bas, on dit que c'est un travail alchimique. J'aime bien le terme. Il suggère la lenteur nécessaire pour recueillir les matières, la patience de les trier, la constance de les travailler et de les assembler en se fiant à son intuition, la fièvre de la passion, la vigilance et l'attente de l'infime réactif qui transformera tout. Les paysans anciens sont des alchimistes, parfois.

Hirsute : partageur et contraire. 113







Ceux des secrets

Deux personnes des secrets se sont jointes à nous, donc : Angèle et Maurice.Tous deux conjureurs, ils sont, comme dit Denise, « de l'ancien testament », ça veut dire faits à l'ancienne mode. C'est Denise qui m'a accompagné la première fois chez Angèle. Et c'est Thérèse qui m'a conseillé de rencontrer Maurice. Angèle est née sans avoir connu son père, décédé avant que sa mère n'accouche. À l'âge de six ans, une bonne sœur infirmière lui révèle le don qu'elle possède par le malheur d'être orpheline de naissance. « Y a très longtemps que c'est connu. » Dans les années qui suivent, la petite Angèle est sollicitée de temps à autre pour toucher les malades, hommes et bêtes. Sans excès. Elle agit sans formule secrète, ni effort de volonté : elle passe, par simple imposition, « tout ce qui pourrit », herpès, phlegmons, panar is, angines, bref, les infections, et le feu, tous les feux, de soleil, d'eau bouillante, de brûlures, de zonas. Elle se les passe aussi à elle-même. « Un jour, je me suis brûlée la jambe avec du beurre fondu. Ça ne m'a rien fait. » « Je sais que ça fait du bien et ça ne me fatigue pas. Je me suis posé la question de pourquoi ça marchait. Je ne me la pose plus. De toute façon, je ne peux rien dire là-dessus. » Angèle est un esprit libre. Elle trouve qu'aujourd'hui elle est plus sollicitée que dans le temps. Elle ne refuse son aide à personne, mais ça ne l'empêche pas de désapprouver le comportement de certains gros fermiers qui laissent leurs bêtes les pattes dans la boue l'hiver durant. Quelques-uns d'entre eux l'appellent pour conjurer les panar is qu'inévitablement leurs animaux contractent. « Ils élèvent leurs bêtes, ça fait peine à voir. Y en a qui ont des gros élevages de cochons nourris avec les farines industrielles, mais celui qu'ils bouffent, ils le font engraisser par un petit paysan. Ceux qui font du poulet hors-sol, ils se gardent bien d'en manger. Les leurs sont nourris à part. »

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Angèle maugrée contre les agriculteurs qui ont perdu jusqu'au savoir-vivre d'offrir à boire aux ouvriers, aux maçons, et qui n'aident même pas les livreurs d'engrais à décharger leurs camions. Elle remarque que tuer son cochon, ça revient, bien que beaucoup disent que ça prend trop de temps. « Nous, on n’avait pas cette notion-là du temps. Eux, ils prennent le temps que pour les loisirs, ils y courent. Ils n'ont plus de jardin pour les légumes, c'est la pelouse. On m'a dit que je devrais goudronner ma cour et mettre un bout de pelouse, pour “ faire plus propre ”. Moi, je déteste la pelouse et je ne veux pas d'allée en ciment dans mon potager, que j'ai répondu. J'aime mieux voir de l'herbe pousser que votre béton et vos saloperies. » Angèle est de l'ancien testament, donc. Elle connaît bien les vieilles croyances paysannes. Côté sorciers, par chez elle, à une certaine époque, on ne s'ennuyait pas. Y avait un jeune gars de là-bas qui s'amusait à endormir les gens sur place dans les bals. Depuis, il s'est un peu assagi. Guérisseur réputé, héritier de sept générations d'hommes à la main chaude, il ne fait plus trop de ces tours-là, sauf, paraît-il, lors d'un voyage « d'études auprès de ses collègues » au Sénégal. Des prêtres du culte de possession ndœpe l'avaient saoulé avec les récits de leurs exploits magiques. Il a répliqué en les endormant. Douze sorciers africains terrassés d'un coup ! Humour mainiau.

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Angèle est venue à la Folie

Angèle est venue à la Folie un mois avant la veillée, pour que MariePaule puisse prendre une photo d'elle en train de conjurer la petite vache rousse d'Hirsute. Ce matin-là, Thérèse et Gilbert gaulaient leurs pommes à cidre. Gilbert avait de vilaines blessures purulentes sur le visage. Angèle lui a passé les mains. Le lendemain, tout était sec. « Ça y a marché. » Angèle a été séduite par la Folie. C'est ce bocage-là qu'elle aime. Il n'existe plus par chez elle où tout a été remembré depuis longtemps. Qu'un « jeune » ait fait le choix de vivre dans l'inconfort relatif des vieux bâtiments de la Folie et s'en arrange si bien, ça l'a surprise et émue. Et ça lui a donné à réfléchir. Le midi, Hirsute nous a invités à partager un pot-au-feu préparé avec la viande de son bœuf et les légumes de son jardin. Marie-Paule en a repris. Pour désoiffer son monde, il a servi du cidre doux de ses pommiers. Angèle en a repris. Angèle n'est pas rétrograde. Comme Thérèse qui ne supporte pas les bougies, « sauf à l'église », elle sait apprécier les bienfaits de l'électricité, de la machine à laver, du téléphone et... de la bagnole. En campagne, l'automobile a apporté beaucoup, à tous. On n'est plus tout le temps sous la surveillance de voisins pas forcément bienveillants. Ceux qui sont à la retraite profitent de la bagnole pour se balader et se créer de nouvelles amitiés. Et voir du pays. L'été dernier, Angèle a visité les Pays-Bas en car. C'était sa deuxième sortie des frontières de l'Hexagone. Avec ses compagnons, tous membres d'un club d'aînés ruraux, elle avait été choquée par la quasi-absence de personnes âgées dans les rues des villes hollandaises. « Qu'est-ce qu'ils en font ? Ils les cachent ? Ils les tuent ? » « Tu vois, les vieux, ils vont là-bas pour comparer, pas pour se balader dans un aquarium, ils remarquent les différences », m'a dit Hirsute lorsque je lui ai rapporté cette conversation.Vrai.

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Maurice

Après la veillée, Angèle me confiera que des soirées comme ça, c'est trop rare, qu'il faudrait en organiser plus souvent. Maurice, lui aussi, était ravi. Nous ne verrons pas de photographie de son visage aux yeux pétillants de malice et de bonté. Ancien membre du conseil municipal de son village, actif dans plusieurs associations, il est connu en grand, presque autant qu'Henri. Avec tous les secrets qu'il a appris, il n'aurait plus un instant de tranquillité. Il n'était pas venu à la veillée que nous avions donnée dans son bourg. Ce n'est pas l'envie qui lui manquait, mais il savait de quoi nous causions et ne voulait pas que tout le monde le regarde au moment où nous évoquions ceux qui cernent le feu. C'est qu'il en a touchés des gens du village, et de plus loin... « Moi, je caresse tout le monde. » Maurice est né dans une famille nombreuse. « Je suis parti domestique de ferme à treize ans, en 1939, pour remplacer un gars qu'avait été fait prisonnier. À l'époque, on était nourri, logé, et on touchait ses premiers sous au bout d'un an. Et il fallait attendre encore un an pour toucher la paye suivante. » Plus tard, Maurice s'est installé à son compte sur une exploitation de dix hectares, mais la ferme était malheureuse, les bêtes tombaient malades ou crevaient. Il a repris une autre exploitation, plus grande, et tout a bien marché. « Je ne crois pas à la sorcellerie, mais je pourrais y croire quand même. » Il y a vingt-six ans, Maurice s'est retrouvé chez une dame de ses voisines pour la veillée mortuaire du mari. Cet homme-là avait rendu beaucoup de « services » au cours de sa vie : il conjurait les maux. Il avait serré dans une enveloppe les formules secrètes et les instructions pour cerner le mal comme il convient. La dame ne voulait pas s'en servir. « Si vous voulez, je vous passe ça. » Le mari était souvent venu chez Maurice. Une fois, il avait guéri une de ses vaches qui était tombée et ne pouvait plus bouger. Elle a échappé à l'équarrisseur. Une autre fois, Maurice s'était retourné un pouce, le voisin le lui avait remis en le cernant, sans manipulation. Le pouvoir de guérir... 127




Maurice a pris les secrets. Au début, il n'en parlait à personne, il ne s'occupait que de ses bêtes quand elles avaient un problème. Ça marchait. Et puis, un jour, un gars de Loiron s'est fait une entorse devant lui. Maurice a cerné l'entorse (tant de fois dans un sens, tant de fois dans l'autre) en disant intérieurement le secret pour les foulures et « ça y a marché. » Le gars lui a envoyé quelqu'un d'autre qui lui a envoyé quelqu'un d'autre qui... « Les gens arrivent en boitant et repartent sur deux pieds. » À la différence d'Angèle, et comme la plupart de ceux qui travaillent par secrets, Maurice a parfois des suées lorsqu'il cerne. « Ça me chauffe dans la tête. » D'autres fois, au moment où il récite la formule pour le feu, ses mains deviennent toutes froides. « Après, la main se reréchauffe, une fois que je suis quitte. » Ça ne le travaille pas beaucoup plus que ça. Lorsqu'il les touche, certaines personnes sentent une chaleur qui leur descend dans le ventre. Il est toujours très concentré. Ça fait du silence, comme une aspiration. Pour les verrues, il cerne directement sur le corps puis il coupe une mèche de cheveux si c'est un homme, ou de poils, s'il s'agit d'une bête. Il les retravaille dans les jours qui suivent. Ça renforce l'effet des caresses. Un radiesthésiste de passage chez Maurice pour le repérage d'une source lui a révélé que s'il voulait, il pourrait s'installer comme magnétiseur, qu'il avait un don. « Certainement pas », a répondu Maurice, qui refuse de faire commerce de ses secrets et ne désire surtout pas s'embarquer dans une aventure où il y a pas mal de coups à prendre. « Faut pas garder ce qui vous appartient pas. Y avait des miracles sous le Christ, ça c'en est peut-être. D'ailleurs les secrets, c'est très ancien, ça date peutêtre du temps du Christ, faut pas gagner de sous avec ça. » Et quand des gens persistent à vouloir lui donner de l'argent, il le transmet aux bonnes œuvres. Le jour où je lui ai fait cadeau d'une bouteille de bon vin pour le remercier d'un petit service qu'il m'avait rendu, il m'a offert en retour un litre de son pommeau. Le don du don. La liste des maux que passe Maurice est longue : le feu, les zonas, les entorses, les verrues, les sciatiques, les déchirures musculaires, les plaies infectées, les phlegmons, les panaris, l'herpès et les kystes secs. Mais comment ça marche ? « Faut pas chercher à comprendre. Y a rien à comprendre. » Pourquoi ? Quel est le sens de tout ça ? Colette m'a donné une piste, quelques jours plus tard, dans les allées du supermarché. Colette et son époux sont des paysans « éclairés », parmi les premiers, dans les années soixante, à avoir rationalisé leur production et pratiqué la monoculture intensive sur l'une des plus belles exploitations du village. Nous échangeons quelques réflexions sur le porc à six francs le kilo, une cote catastrophique, la mondialisation de l'économie, José Bové, l'impossibilité pour Colette de poursuivre ses études lorsqu'elle avait quatorze ans et le handicap qu'elle ressent à cause de son manque de 130


connaissances face aux problèmes qui se posent aujourd'hui aux agriculteurs. Colette a voulu que ses filles aient au moins le bac. Tout de go, la conversation dévie sur les guérisseurs. Colette lève les bras au ciel : « Heureusement que nous avons nos croyances avec les conjureurs. On a besoin de croire en quelque chose qui est plus fort que nous. Les gens, ça leur fait du bien de croire à ces choses-là qui viennent de loin, ça leur rend service. J'ai amené ma fille se faire passer des verrures plantaires chez la mère Delhommel. Ça y a marché. J'y ai été pour moi aussi, je croyais avoir une verrure, mais c'était un fibrome. Eh bien, ça n'a rien fait. C'est donc qu'il y a quelque chose... Mais, il ne faut pas aller trop loin, comme certains qui finissent par s'enfermer dans des histoires de fous. » Colette est pratiquante, mais les croyances, c'est autrement plus solide, peut-être, que la foi et la morale. Les croyances, ça tient au corps. Il s'agit de se faire du bien, de se passer des bienfaits légués par les ancêtres, entre humbles. Il s'agit, pour le conjureur, d'être impeccable dans la réalisation de son action, de ne refuser à personne ses services, d'observer scrupuleusement l'antique rituel de guérison, de se brancher sur un temps cosmique hors du temps de la routine. Il s'agit d'espérer et de savoir recevoir, pour celui qui souffre. C'est une forteresse gnostique qui a résisté à l'usure des siècles, aux assauts de l'Église des princes et des procès en sorcellerie, qui a résisté à l'inquisition scientiste. Ce n'est pas à vendre, c'est transmis. C'est un trésor.

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La Passion et le charlatan

Retour à la Folie. Le dernier récit de la veillée est interprété par Thérèse. Avant, Pierre a raconté les processions de la Fête-Dieu, abandonnées depuis une trentaine d'années et Laurence a parlé de sa grand-mère polonaise et d'un soldat russe de la guerre 14 qui avait épousé une fille d'ici. Moi, j'ai rappelé comment la sorcellerie tuait les bêtes et terrorisait les hommes après qu'Alfred nous ait décrit le monde de la fonderie de Port-Brillet où il est rentré apprenti-mouleur à treize ans. Un monde plein de ferraille et de bruit, de poussières, de chaud brûlant, de froid glacial. Un monde, aussi, où il a rencontré l'amour.Yvette, son épouse, est à chaque fois émue par le récit (un peu romancé) de leur rencontre. Ces deux-là sont des inséparables.Alors,Yvette a été promue au rang de souffleuse en chef lors de nos tournées de veillées. Elle n'a pas raté une soirée. Thérèse évoque les représentations de La Passion au Bourgneuf, dans les années cinquante et soixante. Le spectacle était organisé et interprété par tout le village. À la fin, le gars qui faisait le Christ s'élevait dans les cintres frisés de nuages, grâce à un système à crémaillère caché derrière un arbre. « Un p'tit miracle de théâtre. » Pour conclure, elle parle des temps modernes : « La plupart, y ne savent trop quoi dire, y rêvent à un monde qui soit pas désenchanté comme le moderne il est devenu pour beaucoup, un monde où que, même un petit paysan d'Olivet, y pourrait monter au ciel ! » Quelques crêpes et petits verres plus tard, je m'assois face à Maurice. Il me confie qu'il chanterait bien une chanson. C'est La Petite Marie. Angèle, Henri, Alfred et Yvette tentent de l'accompagner, mais la mémoire leur fait défaut. Alors, Maurice nous annonce qu'il va réciter un monologue, « L'enterrement du père Tougourdau », pour lequel il a reçu en 1953 le premier prix de la fête de la Joie, à Cuillé (53-Mayenne). Composé en rimes bancales, le monologue a pour argument les conflits entre un curé autoritaire et une bande de poivrots dont le plus éminent des membres, le père Tougourdau, vient à mourir et fait scandale, encore, pendant la cérémonie de funérailles. Maurice reste assis, 135


il n'a pas beaucoup de voix à cause de son asthme, il déclame à toute vitesse. Il est difficile de saisir le sens de toutes les paroles, mais la petite musique imprimée au récit nous happe, hypnotique. Et on comprend. La veine est talentueuse. On suit Tougourdau et le père curé au presbytère, en chaire, sur la place. Le bougre nous tient et ne nous lâchera pas avant la fin hilarante où deux bouteilles de vin placées par les compères du poivrot dans son cercueil explosent et répandent leur contenu sur le pavement de l'église. Le délicieux petit bonhomme savoure notre stupeur et enchaîne coup sur coup deux autres monologues, « L'argot parisien », sur l'argot des apaches du Paris des années trente, puis « Le charlatan », un avertissement pour les trop crédules, doublement drôle quand on sait que celui qui le déclame est un conjureux... Ces récits, et d'autres, Maurice les a copiés à la plume sergent-major dans plusieurs cahiers d'écoliers, les fameux cahiers de chansons que l'on était autrefois priés de réviser avant les noces. « Dame ! on n'avait pas de radio ni de télévision ni de disques, c'était notre manière de nous amuser. J'ai appris l'accordéon pour accompagner les chansons. Je les apprenais vite, en une seule nuit. Faut dire que j'étais entraîné. Du lundi au samedi, j'étais seul avec ma jument à labourer les champs, à semer, à ébarber les haies. On n'avait personne à qui parler tout le long de la semaine, sauf aux heures des repas. Répéter les monologues, ça occupait l'esprit et, après, c'était un plaisir pour les autres. « Mes meilleures histoires, je les tiens d'un ancien prisonnier qui avait recopié en Allemagne tous les monologues qu'il pouvait auprès de gars venus de toute la France. Il m'a laissé son cahier. Au fil des années, d'autres me l'ont emprunté pour le copier eux aussi. C'est des histoires qui continuent à circuler. » ... mais qui restent souvent cachées. C'est la surprise que nous avions presque oublié d'attendre. Un autre trésor. L'ambiance devait être propice. Maurice m'a prêté son cahier, j'ai recopié « Le Charlatan. »

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Le Charlatan

Mesdames et messieurs, si je viens sur cette place moyenne, moi, Boniface Crocambule, grand archevêque de la famille de Globus, navigateur qui règle le soleil avec une perche, né dans la paroisse de L'embarras-derrière-les-murs-de-la-semaine-qui-vient... L'un de mes oncles se maria en l'an mille-huit-cent-trop-tôt avec l'une de mes tantes dont les parents connaissent parfaitement bien le chien du portier de la maison Saint-Jacques en Galilée. J'ai eu le bonheur de dîner avec Dardanelles, un personnage très intéressant qui n' se mouche pas du pied et n' se fait pas la barbe avec un manche à balai. Et c'est d'après cette géologie que je vous prie de croire, mesdames et messieurs, que je n' suis pas le fruit insectueux d'un merle blanc et d'une carpe frite... ... si je viens sur cette place moyenne, c'est pour vous prouver que je n' suis pas un charlatan comme ces marchands d'astuces qui viennent subtabiliser la bonne foi du monde et l'humanité souffrante. Je viens vous apporter ma poudre digestive de l'absinthe. Elle guérit les vers, les vers ronds, les vers rongeurs, les vers solitaires et célibataires. Les vers rongeurs, mesdames et messieurs, en auriez-vous plein mon chapeau, je n' demande que cinq minutes pour les faire vaguer par les voies basses. J'ai vu le bout du monde. J'ai été chez les Goths, les Wisigoths, j'ai appris à parler le grec, le turc, le persan et le chinois. J'ai fait quatre cent quatre-vingt-dix-neuf lieues dans la moutarde, je prenais respiration par le troisième bouton de mes guêtres et trois pas plus loin, je n' marchais plus sur rien du tout. J'ai voyagé dans des pays 137

où les mares sont d' bouillie pour ceux qui n'ont pas d' dents ; et les ruisseaux d' vin, pour ceux qui en ont besoin. Et vous, mes p'tites dames, si vous avez des poules qui ne pondent pas, donnez-en à vos vaches et vous êtes certaines d'avoir des œufs. Encore bien plus, mesdames et messieurs : mon remède a la divinité et la propriété de rendre l'oreille aux sourds, la gaieté aux bourrus, le courage aux poltrons et aux vieilles femmes... des amants ! Je m'en vais donc partir et laisser à ce bas monde la recette qui m'a immortalisé. Voici la manière de faire mon remède : vous prenez un énorme chaudron, vous y mettez trente litres de vents, du son de cloche, du jus d'enclume, la perruque du roi Damoster, la corde de sa charpe et la dix-neuvième partie de la virginité d'une jeune fille, telle que celle de la reine Marguerite. Vous ajoutez des queues d'agneaux, des vieux chapeaux, salez et poivrez. Vous faites le tout bouillir pendant cent ans au bout duquel vous le retirez pour le faire clarifier et le mettre en bouteille, vous en buvez, vous et votre famille et je vous assure la vie pour un siècle. Soyez dans la plus grande génération, mesdames et messieurs, et c'est ce que je vous souhaite à tous ! Ainsi soit-il. à la Folie, 31 décembre 1999.




Les acteurs :

Hirsute Nioule Thérèse, Gilbert, Maia, Gipsie Henri, Annick, Christian Anaëlle Pierre Alfred, Yvette, feu Clovis Laurence Denise, Arsène, Mme Trique Angèle Paulette M. Garcia Maurice Merci à eux, merci à tous les autres.


Ceux qui ont aidé ce projet, par ordre d'entrée en scène :

Gérard Bonal (GÉO) Sylvie Rebbot (GÉO) Jean-Luc Marty (GÉO - Jefe) Eric Pérot (ministère de l'Agriculture et de la Pêche) Marion Hennebert (Editions de l'Aube) Frédéric Rossi (Agence Métis) Anne Duruflé (ministère des Affaires étrangères) Yves Duruflé (ministère de l'Agriculture et de la Pêche) Chantal Giteau (Pays de Loiron) Madeleine Guicheney Françoise Guicheney Delphine Goux Michel Basset Valérie Gendry (bibliothèque départementale de prêt) Sylvie Dewulf (bibliothèque départementale de prêt) Corinne Bonnet (Conseil général de la Mayenne) Claude Le Feuvre (président du Pays de Loiron) Marc Bernier (conseiller général de la Mayenne) Selma Turalic (Pays de Loiron) Isabelle Lemoine (Pays de Loiron) Philippe Aubry (bibliothèque départementale de prêt) M. et Mme Surcouf (archives départementales de la Mayenne) Laurent Devèze (D.D.A.T. - ministère de la Culture) Jean-Noël Pancrazi (D.D.A.T. - ministère de la Culture) Guillaume Garot Catherine Trautman (ministre de la Culture) Christophe Léger (Agence Métis) Chantal Dagault (D.R.A.C. Pays de la Loire - D.D.A.T.) Pascal Trégan (Conseil général de la Mayenne) Didier Briand Evelyn Prawidlo Maurice Gruau (Appoigny) Merci à eux, merci à tous les autres conseiller scientifique Pascal Dibie conseiller artistique des veillées Ludwik Flaszen



Cet ouvrage est l’une des créations inscrites dans le programme du projet triennal « Mémoire du bocage ». Pierre Guicheney en est l’initiateur et l’association « Héritages », présidée par Pascal Dibie, le maître d’œuvre.

Les autres volets de « Mémoire du bocage » sont la tournée de « veillées » réalisée au cours de l’hiver 1998-1999 en Mayenne, l’exposition « À la Folie », inaugurée le 13 mai 2000 au château de Sainte-Suzanne, en Mayenne, et le roman-photo paysan « Thérèse, à la Folie », produit et publié par GÉO magazine en juin 2000. De nombreux partenaires se sont associés à « Héritages ». Leur participation financière, logistique ou scientifique a permis que ce projet voie le jour.

District du Pays de Loiron Bibliothèque départementale de prêt de la Mayenne Conseil général de la Mayenne Région Pays de la Loire (F.R.A.D.I.C.) Ministère de l'Agriculture et de la Pêche Ministère de la Culture – D.R.A.C. Pays de la Loire Ministère de l’Aménagement du territoire (F.N.A.D.T.) Laboratoire d’anthropologie visuelle et sonore des mondes contemporains – université Paris VII Denis-Diderot Agence Métis GÉO magazine


Maquette Pierre Guicheney, Christophe Léger Composition Pat’garet associées Tirage photos Pascal Xicluna



mayennais. Thérèse, Pierre, Henri et Denise, paysans, Hirsute, insoumis hospitalier, Angèle et Maurice, guérisseurs, nous

Pierre Guicheney Marie-Paule Nègre À la Folie

Nuit de veillée au lieu-dit la Folie, un repli moussu du bocage

À la Folie secrets de la mémoire paysanne

Pierre Guicheney Participe dans les années soixante-dix et quatre-vingt aux recherches théâtrales de J e r z y G ro t o w s k i , m e m b re d u C o l l è g e d e France, personnalité phare du théâtre du XXe siècle, qu'il accompagne en Pologne, aux Indes et en Italie (Théâtre des Sources). Il travaille ensuite une dizaine d'années à Rome

Pier re Guicheney Mar ie-Paule Nèg re

pour le cinéma et la télévision. Il y publie son premier roman, La Storia di Bilal (Sensibili alle Foglie ed., Roma, 1992), inspiré par sa rencontre avec une confrérie de musiciens guérisseurs africains, les Gnawa. De passage d a n s s a t e r re n a t a l e , l a M a y e n n e , p o u r quelques années, il écoute, filme, écrit et continue de voyager à travers le monde pour poursuivre la recherche commencée en Pologne. Pierre Guicheney est l'auteur de On se meurt apprenti, roman et photographies (Terre de Brume, Rennes, 1997).

entraînent dans l'intimité d'une campagne française qu'on pourrait croire passéiste, alors qu'elle est tout simplement, légitimement, soucieuse de son âme et de sa mémoire. Rituel de la tuerie du cochon, chasse aux taupes, pêches miraculeuses, choc de la dernière guerre (celle d'Algérie), secrets des guéris-

Marie-Paule Nègre Prix Niepce 1995, membre de la Fondation Leica, Marie-Paule Nègre travaille pour de nombreux magazines et revues du monde entier. Au cours des dix dernières années, elle s’est affirmée comme l’une des (très) rares

seurs, échanges généreux et goûteux de nourritures et d'histoires, souci de transmission brossent le portrait d'une France

artistes photographes françaises qui aient eu la constance de mener des travaux de longue haleine sur les réalités sociales ou humaines

paysanne où la pensée magique est encore pleinement agis-

les plus difficiles d’approche. Élégance et com-

sante... et passera le millénaire. Le regard intimiste de la grande

plicité du regard, savants déséquilibres de

photographe Marie-Paule Nègre a épousé l'esprit profondément

d’une œuvre sensible, toujours proche des

original du travail d'auto-anthropologie mené depuis cinq ans

êtres. Respectueuse.

compositions sobres sont les constantes

par Pierre Guicheney et ses compagnons de route dans son bocage natal. Paroles et images expriment ici, en totale harmonie, l'essentiel.

Texte Pierre Guicheney Pho t og raph ies Marie-Paule Nègre


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