Un cahier sans école (écrire ne pas)

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Jean-Claude Leroy

Album composite où sont réunis travaux en cours et reliques, relevant pour chacun d’eux d’un exercice d’écriture ou sur l’écriture, Un cahier sans école se voudrait un miroir où rien n’est arrêté de l’objet réfléchi, toujours en marche, une phase d’un mouvement sans fin. À la fois réflexion embryonnaire, rapport égotiste et insistance critique, il cherche à montrer une nouvelle fois – l’expression est de Jean Dubuffet – une sorte d’homme du commun à l’ouvrage, ici dans son endroit le plus « bégayant » : le seuil de l’expression. Un ensemble personnel d’un auteur qui se penche sur son travail et sa condition, interrogeant aussi bien les modalités de la création que le monde qui nous est fait. À partir d’un atelier initié par le LEC, qui se tint durant l’automne 2014 à Angers, Se sentir seule est composé d’une série de textes réalisés en solo ou en commun par les participantes, novices en écriture. Des imaginations fertiles ou des témoignages à l’épreuve d’une mise en mots.

Jean-Claude Leroy Un cahier sans école (écrire ne pas)

Un cahier sans école

suivi de Se sentir seule

Écrivain et photographe, Jean-Claude Leroy est né à Mayenne en 1960. Il vit actuellement à Rennes. Son écriture a cours dans différents domaines : poésie, essai, récits et romans. Il tient un blog sur Mediapart et anime le site Tiens, etc. qui fait suite à la revue éponyme créée en 1996. Un cahier sans école est son septième ouvrage publié par les Éditions Cénomane, et le dixième de la collection mots-nambules.

mots-nambules

Éditions Cénomane

ISBN 978-2-916329-67-3 10 euros

alain mala

mots-nambules

Éditions Cénomane

Les chats recueillis dans l’ouvrage ont été dessinés par Séverine Duchemin.





Un cahier sans ĂŠcole (ĂŠcrire ne pas)

suivi de

Se sentir seule


du même auteur aux éditions cénomane Rien seul, 2014. Comédie du suicide, 2011. Retrait/Voyage autour de mon atelier (dessins d’Éric Pénard), 2010. Le Temps pour Laure, 2008. Entrée en matière, 2006. Leçon de campagne, 2001. chez d’autres éditeurs Toutes tuées, Rougerie, 2015. À la porte, le phare du cousseix, 2014. Carnet de veille, Approches, 2014. Aléa second, Rougerie, 2013. où nul ne porte, Pré#carré, 2004. Procès de carence, Gros textes, 2004. Corrige la mort, Wigwam, 2003. Assortis, la nuit, Gros textes, 2002.

En hommage de l'éditeur à toutes celles et tous ceux qui

Dessins © Séverine Duchemin

www.editions-cenomane.fr isbn 978-2-916329-67-3 © Éditions Cénomane, Le Mans, 2015.


Jean-Claude Leroy

Un cahier sans école (écrire ne pas) suivi de

Se sentir seule

mots-nambules

Éditions Cénomane



Un cahier sans ĂŠcole (ĂŠcrire ne pas)



un signe un rien une lueur au bas du ciel une flamme née du sol un tremblement de l’air le signe que rien n’est mort Aimé Césaire


extraits de mon Carnet de veille, journal commencé en 1988 et se poursuivant avec plus ou moins d’assiduité selon les époques, les périodes d’isolement étant de loin les plus prolifiques. Ici des passages ayant trait à l’écriture, à mes interrogations à son égard, essayant de dire peut-être où elle se situe et la difficulté de ce geste qui la met en marche. Quelques fragments en lien avec l’expérience au sein du LEC ou avec les textes faits en atelier.


À l’écart d’écrire

L’écriture debout penche en avant, c’est la marche italique. L’écriture assise est plus stable. Pour elle, un plateau est suffisant pour poser les coudes. C’est une espérance. L’écriture couchée est à peine éclairée par une lampe torche dans la nuit. Elle est nue dans les draps blancs. La plus grande des pages la contient entièrement. Et puis les autres. Les improvisées. Les hâtives. Les mal léchées. Les précoces. Les-àmoitié-debout-sur-tabourets-de-bar. Celles sur le dos d’un cheval ou qui s’écoulent avec la pluie. Celles à genoux, avec de la peinture, de la musique. Et puis enfin l’écriture illisible adossée pourquoi pas à un cep de vigne à force d vin de oteau u layo ans a vit oire l hemin qui ène à. Joël Bastard



16 novembre 1988, Laval

Écrire pour oublier. Des fantômes hantent notre devenir. Conseil de l’ordre. 26 septembre 1989, Laval

J’écris ma voix, j’envoie mon cri. Je ne me bats pas, je bats mon cœur. Je m’écarte. 18 décembre 1989, Le Caire

On débouche toujours sur autre chose que ce que l’on avait rêvé d’écrire. Il s’agit à chaque fois, ou presque, d’une description. L’idée est décrite plus qu’elle ne s’impose, qu’elle ne parle. Difficile dans ces conditions de rester barbare, plutôt basculer à toute vitesse dans l’abîme situé entre le sentiment et l’idiome. En tout état de cause, à écrire on se civilise. 2 janvier 1990, Le Caire

Ce soir, peu enclin à écrire, à remplir des pages coûte que coûte, mais, si je ne le fais pas, cela signifiera, je le sais, que la paresse peut une nouvelle fois prendre le dessus. Et je manquerais à la discipline jusqu’alors respectée depuis mon arrivée : écrire chaque jour plusieurs pages, quel qu’en soit l’intérêt. Je me force à gratter, sans guère m’occu13


per du propos. Je me vide, sans prêter attention à la saveur des viscères, sans craindre aucun jugement, sans relire. C’est pour moi, par moi. J’écris comme je marche, je vais vite sans savoir si je suis attendu, en prenant l’air de savoir où je vais. Qu’il y ait ou non une direction à prendre. Elle est déjà prise. 25 octobre 1990, Puducherry

Dans le bus dansant, ce matin, mille phrases ont surgi des cahots. Et tout à l’heure, sur l’avenue Goubert, en regardant la nuit sur la mer. Mais c’est seulement maintenant que j’écris, et je sèche. Bien fait ! Reste plus que des mots à la traîne, pour gober des souvenirs futurs archifaux. 9 novembre 1990, Trivandrum

Parfois l’envie d’écrire, je passe une heure ou deux extatique, à me raconter une histoire infaillible qui restera à l’état de rêverie. Et pour écrire vraiment, comment faudrait-il croire ? 18 février 1992, Le Caire

Abondance symptomatique de « peut-être » ou de « sans doute » dans ce que j’écris. De quoi faire un titre engageant : Peut-être sans doute. 3 mars 1992, Le Caire

Écrire : forme d’ennui qui semble pouvoir mener à une certaine acceptation de soi. Récompense incertaine.

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12 avril 1992, Ürgup

Écrire sa vie comme un livre. Écrire à partir d’inconstances. Écrire en actes. Se risquer dans l’air. Le temps que la mèche brûle. Souvent au bord du sommeil, dans un vertige, j’écris. Vertige inquiet entre paresse qui me fait renoncer presque chaque fois et violence que je me fais si je cède à la vanité d’écrire. Je sors content de quelques mots notés en attendant un doute plus vaste, plus entier, un doute jamais assez défini. Écrire pourrait être un acte contre nature, il me faudrait en convenir. Je n’en conviens pas. 25 juillet 1992, Paris

Mon voisin de la chambre 10 ouvre sa porte devant moi, il me demande si je suis écrivain, « parce que je vous entends taper à la machine ». Je me sens comme pris en faute, je réponds « non, non, je recopie des textes. » 11 août 1992, Paris

Écrire sur la ponctualité. Vivre à l’heure donnée et non à l’heure prise. Ne pas se vieillir. Ne pas se presser. Assembler les ouvertures laissées par les ratages, choisir comme liant le ciment de la patience. Bâtir doucement. Avec le néant. 8 janvier 1993, Le Caire

Je passe mes journées enfermé à lire et à écrire.

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25 mai 1993, Mahabalipuram

« Car du nombre de tracas vient le songe du nombre de paroles le ton de l’insensé » L’Ecclésiaste

Quoique givrée de songes, ma tête tient le coup pour le moment. Les déversements d’écritures sur des cahiers y sont bien sûr pour beaucoup, c’est sans doute leur rôle premier, leur fonction, que de m’empêcher de devenir objectivement fou. 2 mai 1994, Rennes

Être vivant me suffit. En cas de déficit, j’écris. J’écris souvent. Décrire un mur blanc, vierge. Décrire la limite. Le faire par succession. S’attarder chaque jour à la même question, y consacrer la même durée, la même intensité, la même souffrance, la même accusation. Regarder vers le mur. S’éteindre à la lumière. 6 décembre 1997, Mahabalipuram

Décidément, toujours la pluie. Forte averse en ce moment, et le vent qui agite les arbres et balance l’eau dans les maisons. Je pensais attendre une accalmie pour sortir boire un thé, acheter un journal et à manger, mais cette attente que je comptais passer à lire je la transforme en tâche d’écriture car le courant est coupé et je ne peux lire allongé sur le lit, éclairé par le néon. Je me suis installé à la table, ai ouvert la porte d’entrée pour laisser passer davantage de jour, c’est encore bien maigre, cependant juste assez pour que je puisse suivre la trace de mes mots. 16


12 janvier 1998, Chidambaram

On dirait que je ne sais écrire sans user du privatif « sans ». 31 janvier 1998, Kanyakumari

« Mais comment voulez vous que j’écrive un livre ? dit Ulrich. Je suis né d’une femme, non d’un encrier. » Robert Musil, L’homme sans qualité. 2003, Radon

Autour de moi les livres traversés à tort et de travers, les mots oubliés, les noms inversés, les faux bagages de culture, milliers d’histoires, visages pour personnages, discours, confidences, déserts de mots, paysages de silences, tous ces cosmos, projections mentales rangées en cases de codex, littérature, tout ce grattage devenu lisse, les pages tournées sur l’oubli pour la gloire du folio. Accès sanguin d’encre sympathique, triste mémoire morte sous la couverture. Reste le balbutiant babil, parfois le souffle ronflant du rythme, pour cacher nos solitudes en dernière ligne de l’éternel entendement. Faux bagage de culture que cet apprentissage de vingt-cinq années, car rien à en tirer, sauf l’extrême sentiment d’appartenir et d’être libre, sans un liard d’espoir. Ce que je sais vient d’ailleurs, non des livres. Eux m’ont offert l’ordonnancement possible des mots et des phrases, mais jamais la matière de ce que je suis. Ils m’ont transmis la voix des sources mais j’ai dû boire sans eux toutes les eaux qui jaillissent ou qui suintent, qui dorment ou qui, on ne sait d’où, dévalent…

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15 novembre 2008, Martigné

L’impression d’être un spectre regardant le monde vivre autour de moi. Les gens passent devant moi, me parle parfois de leur vie. Je vois bien qu’ils se déplacent, qu’ils travaillent, qu’ils sont au cœur d’agencements étranges. Je vois qu’ils ont la possibilité de se déplacer, d’acheter de quoi se fabriquer l’existence, et je sais que je ne peux que demeurer assis dans une cellule, prisonnier palpitant. Alors écrire, trouver la rage, la force de partir de cette douleur-là. Cesserait-elle d’être une douleur heureuse si elle cessait d’être un espoir malheureux ? 18 décembre 2010, Alexandrie

La tempête n’est pas vraiment là, ça n’était qu’un embryon. Si l’air est toujours froid le soleil cherche à percer la nuée brumeuse qui engrisonne le ciel et l’horizon, et le vent n’est plus qu’un souvenir sous forme de crise. Comme je voulais photographier deux chats sur le trottoir, le vieil homme assis à côté, que j’ai déjà remarqué plusieurs fois, prétend me l’interdire. Un passant m’adresse un même signe de désapprobation. Quoique troublé, je ne me laisse pas faire. 5 avril 2011, train Le Mans-Rennes

Écrire une pièce pour comédiens morts. C’est toujours un cadavre qui parle quand ça parle à plusieurs. Entendez-vous ce mort dans ma bouche ? 24 avril 2011, Pornichet

« Le vrai poète n’est pas quelqu’un qu’on publie, c’est quelqu’un qu’on oublie et qui pourtant est là. » Armel Guerne, Fragments.

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5 mai 2011, Angers (1re réunion au lec)

Trop solitaire, complètement asocial, pour mener à bien une pareille aventure. Déjà tout écorché rien que d’y penser, avec ce que j’ai entendu. Surtout les mots de cette formatrice qui travaille dans le cadre du dispositif page. Elle me visait sans savoir, j’ai eu l’impression d’être un criminel menacé par un chasseur de prime. J'ai mal aux faibles. Quand j’entends le mot insertion je sors mon suicide. lundi 30 avril 2012, Rennes

Seulement quand j’écris, je suis posé en moi, parfaitement présent. Envahi par le monde, le micromonde que j’ai tissé avec les ans, et aussi le bruit du monde entier qui arrive à la surface par les signes d’actualités les plus divers. 15 juin 2012, Rennes

« L’homme ne commence à signifier qu’autant qu’il cesse de comprendre. » Joë Bousquet, La Romance du seuil. Sans date

Comment dire alors que je suis si peu présent. Mais si peu absent aussi. Toujours dans un entre-deux. Comme si je ne souffrais pas assez précisément pour écrire… Et il y a quelque chose d’encore trop satisfait ou regardant en ma personne pour que je sache laisser passer le flux nécessaire à une écriture qui dépasse l’ordre des considérations. Je ne sais articuler un souffle passé, qui est la durée du temps d’écrire, souffle court bien souvent, avec 19


la feuille présente. Quand je serai dans le passé de ma véritable maladie – maladie qui n’a pas fini de nourrir mon dossier à charge, maladie qui est mon caractère –, alors, de cet en deçà, je commencerai à pénétrer le présent, à mordre une matière peutêtre moins fictive. J’aurai perdu ma marque, mon nom, je serai mort, je serai à tout le monde, enfin anonyme. sans date

Ça a été dur d’écrire. Dur à écrire. Et puis, quand c’est fini, voilà que ça paraît rétrospectivement trop facile, l’effort n’a pas été si grand, on a peut-être moins souffert qu’on ne s’est amusé ; alors on craint d’avoir cédé au confort de faire, et on se demande si cela serait aussi grave que dérisoire. sans date

Je me sens toujours en faute avec l’écriture, comme avec une femme. sans date

C’est comme si je remettais toujours à plus tard le moment d’écrire. Il a déjà eu lieu puisqu’il invite et il aura lieu puisqu’on s’y engage, mais il ne se produit positivement pas, provient dans une sorte de transe indescriptible, un présent qui ne se reporte ni ne se rapporte.



texte parmi beaucoup d’autres écrits dans la période 2012-2014 durant laquelle je rédige d’un jet des « poèmes à dire » – dévoilement de la voix révoltée –, d’une écriture directe, jurant sur des ensembles où les vers sont plus volontiers ramassés, obscurs peut-être, et méditatifs sûrement. Je choisis celui-ci que j’avais songé à lire lors d’un atelier.


non pas sans sourire il me dit je suis en bas de l’échelle mais c’est encore l’échelle je ne dors pas dehors et j’ai le droit de manger mal j’ignore ce que demain sera quand jadis je croyais savoir où allait ma vie c’était écrit sur du marbre « j’aurai ma place dans un monde encombré d’immortalité mes sacrifices et mes engagements me vaudront la reconnaissance sociale, une société familiale et professionnelle, je serai casé dans l’ordre » pourtant rien n’a fonctionné pourtant j’ai contracté la peur – non pas la peur de manquer car j’ai eu très tôt le bonheur de tout perdre – mais la peur du confort et de la certitude que s’est-il passé dans ce mauvais rêve ? le rêve que l’on fait pour répondre ce rêve d’accompagner des aveugles en fermant les yeux j’avais froid d’être trop ouvert et trop frileux la peau du cerveau a besoin d’air –  qui me protège de la mort ? j’ai presque tout lâché hissé sur ma fatigue et mes accrocs je reprends la route 23


nous sommes nombreux depuis que je suis né la terre est deux fois plus couverte d’hommes et de femmes bientôt trois fois autant de solitudes maquillées cherchant à se distraire de l’ennui et de l’abandon orphelins accrochés aux jupes d’un souvenir inventé d’une famille trop raide ou délabrée avec peut-être la discipline ou l’honneur de rigueur toutes les valeurs ne valent rien une fois le jeu éparpillé sous la table que reste-t-il de solide après la fonte du glacier ? j’ai froid d’un soleil évanoui, l’hiver me ralentit je suis mal camouflé dans la jungle chamboulée où pullulent les milices non pas sans sourire il dit je représente une bonne cible et je sens qu’ils vont m’atteindre la dernière balle pour moi mais pas le dernier souffle que je garde pour un ennemi plus précieux dont le visage m’est connu ou peut-être un ami qui me prend par la main jusqu’à la vague glacée d’un indépassable où il faut bien basculer quelles que soient l’heure et la richesse quitter l’échelle satisfaire la prison qui réclame la part d’héritage sur le dernier barreau de la fenêtre un lambeau de mémoire s’efface dans un soupir et plus personne ne réchauffe la buée sur la vitre le monde est impassible, plus rien ne sert à rien le cadavre ne dormait que d’un œil

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et voici qu’il regarde l’heure que rien n’éclaire impatient que cesse la partie, que cesse l’attente, le jour


j’essaie ici d’exhumer un pan d’une chronologie personnelle, de remonter à une origine de ma condition d’écrivant qu’on appelle soudain, à Angers, « écrivain ». Et origine de ce livre en train de se faire. Occasion d’évoquer des amitiés fertiles qui m’ont formé à une approche sans doute plus réfléchie de la lecture/écriture. Citer Patrice Thierry en premier lieu, et j’aurais pu nommer Guy Benoit pour les mêmes raisons s’il avait eu sa place dans cet historique particulier qui mène au LEC ; Alain Mala, des éditions Cénomane, qui porte ce livre au public comme il en a porté tant d’autres et avec quel souci de perfection. J’essaie également de faire part de possibles interrogations concernant l’expérience menée durant l’automne 2014 et le dispositif motsnambules. Pas d’incidents au cours de cette expérience, des difficultés prévisibles qui font partie des contraintes, mais n’est-ce de l’ordre du travail que ne pas se satisfaire, de toujours creuser à force de questions ?


Jusqu’au lec

On comprend que l’ennui ait partie liée avec le goût des livres et lui donne si souvent naissance. Leur fréquentation réclame des biens devenus rares : le silence, si difficile à obtenir dans des lieux où bourdonne désormais un incessant commentaire musical ; la solitude, devenue insupportable à des adolescents reliés en permanence à leurs copains ; la patience et la longueur du temps, désormais intolérables dans l’exigence vorace du plaisir immédiat. Silence, solitude, lenteur, les vocables qui disent à la fois le tourment et la fécondité de l’ennui sont aussi les compagnons nécessaires de la lecture. Aussi estce un étonnement toujours renouvelé de voir attribuer l’inappétence de la jeunesse pour la lecture à l’incompétence des maîtres ou à l’inadaptation des méthodes de lecture. Ce qui barre l’accès au livre est plus profond et plus massif. Lire suppose des conditions devenues presque exorbitantes : ne pas céder à la consommation fascinée des images ; supporter d’être seul, car si on peut lire côte à côte, on ne lit pas ensemble ; accéder au plaisir de l’ennui. Mona Ozouf



- 1 Non plus que ce qu’il reste à vivre, je ne sais quand commence l’histoire du livre qui demande à se faire. Un éditeur dirige une collection de textes travaillés dans un atelier mené par un écri-vain ; c’est le lec, organisme de formation, qui encadre l’action sur place et fournit le contingent de rédacteurs en herbe. La collection s’appelle mots-nambules, c’est Louis Dubost qui l’a créée, avant de la proposer plus tard à Alain Mala, de Cénomane. Louis Dubost, c’est le premier éditeur que j’ai rencontré, au début des années 1980. Je venais de quitter mon emploi de vendeur photographe pour démarrer un nouveau métier, bouquiniste. J’étais en effet décidé à faire le commerce de livres sur les marchés. Et en sus des polars, poches et autres Harlequin que je proposerais, j’aurais une table de poésie contemporaine. Je connaissais les plaquettes ronéotypées et diffusées par Louis Dubost, car j’étais curieux alors. L’ami avec qui je partais y ayant un point d’attache, et prévoyant de faire de la Charente-Maritime notre zone de commerce, il me parut naturel de passer voir l’éditeur du Dé bleu, la Vendée étant sur le trajet, entre Laval et La Rochelle. Je lui télé29


phonai, expliquant ma démarche. Spontanément et avec humeur, il me traita de fou. Quelle folie que vouloir faire la promotion de livres de poésie ! Cependant, fort de son intérêt, il m’invita aussitôt à le visiter. Quelques jours plus tard j’étais chez lui, à Chaillé-sous-les-Ormeaux. Le vaste et clair grenier dans lequel il travaillait, entreposait les livres, me fut présenté avec chaleur et sobriété. Voilà qui exhalait le goût, la patience et la manufacture. Au terme de cette entrevue, un large choix de titres se décida naturellement. Dans le coffre de la 4l, j’ajoutai à ma marchandise un grand carton plein des livrets du Dé bleu. « Vous repasserez en fin de saison, et on fera les comptes. » Et je repartis de ce grenier à merveilles tel un voleur audacieux, ou peut-être un imposteur. Ma première saison de libraire itinérant s’improvisa tout du long, les affaires allaient cahin-caha mais la vie au grand air était bonne à goûter et la mer voisine belle à embrasser. Les marchés le matin, les campings l’après-midi, d’abord sur le continent, ensuite sur l’île de Ré, mon étal chétif s’affichait partout sans complexes. Sur une petite table, en bout de stand, j’étalais les recueils de poètes que je venais de découvrir. Des curieux les feuilletaient, parfois en choisissaient un, le payaient. C’était des textes de grands inconnus qui avaient pour noms, entre autres, Odile Caradec, Pierre Dhainaut, Jacques Canut, Marie-Odile Gain d’Enquin, Pierre Peuchmaurd, Jacques Josse, Gaspard Hons, Michèle Lévy. Odile Vié-David avait écrit un recueil qui s’appelait Habitacle versant nord comprenant un poème dédié à 30


Yves Martin : « L’urine chaude/sous les doigts/a le goût de toutes les enfances./Perversité de petites filles/dans les pyjamas de pilou./Acidité des premières trouvailles/à l’ombre des garages./Elles aguichent ta solitude,/le coquelicot brûlant/que tu as emmuré. » Jean-Claude Legros avait titré son recueil : Pleines d’assiettes. Et je me souviens de celui d’Alain Malherbe, postier de son état, avec dedans des morceaux de quotidien qui sentait la sueur et le vrai du vécu nocturne et laborieux. Et du texte Orient de la mémoire, de Jean-Baptiste Lysland, que je sus beaucoup plus tard être le pseudonyme de Thierry Bouchard, futur éditeur de la revue Théodore Balmoral. Je placardais en évidence l’affiche confiée par Louis Dubost : « Qu’attendez-vous pour lire les poètes ? Qu’ils soient morts ? » Car les fâcheux dont je viens de citer les noms avaient tous pour particularité d’être indubitablement vivants ! Au demeurant, les ventes de leurs productions ne furent pas si mauvaises ; les acheteurs, le plus souvent des novices forts de la surprise qu’ils avaient eue de trouver là des écritures sensibles, lâchaient cinq francs pour un ouvrage, soit moins d’un euro aujourd’hui. Et je sais qu’ils les lisaient, parfois m’en reparlaient. Pendant quelques saisons je fus ainsi colporteur en poésie, d’abord pour le Dé bleu, ensuite également pour d’autres éditeurs. Trente années ont passé, je salue Louis Dubost pardessus le temps, je lui dois bien des découvertes et des partages. C’est par lui, indirectement, que j’ai rencontré deux ans plus tard un éditeur et poète qui deviendrait un ami primordial, Patrice Thierry, que j’accompagnerai avec plus ou moins de constance et bien peu d’efficacité dix années 31


durant dans ses efforts et sa création. Jusqu’à cet accident cérébral qui devait le laisser cloué au lit pas loin de sept cents jours avant son décès en 1998, à quarante-six ans. Lors d’un salon du livre, je rencontrai un de ses vieux complices, lequel me présentera plus tard Alain Mala, qui allait devenir à son tour et à notre heure un nouvel ami déterminant. Alain, à qui bientôt j’allais montrer mon écriture, et qui lui donna sa confiance. Et c’est fort de cette confiance que je trouvai la force d’écrire encore. Et c’est Alain qui m’a appris le peu que je sais du travail pratique de l’édition. Avec Patrice nous avions surtout partagé des rêves, des mondes, des folies ; avec Alain, me faisant le témoin de ses jours et ses nuits de travail, j’apprenais à donner corps aux utopies que sont les livres en gestation, contractant peu à peu les connaissances très parcellaires auxquelles je puis prétendre en ce domaine, celui de la fabrication de l’écrit. Fruits de solitude gagnant l’arbre éditorial pour toucher le sol commun aux hommes et aux bêtes, en treize années sept livres seront nés ainsi de mon stylo puis de son savoir-faire. * Au printemps deux mille onze, je me suis isolé pour travailler à un roman commencé quelques mois plus tôt en Égypte. Seul et silencieux, sans téléphone et sans connexion à demeure – allant consulter mes courriels deux fois par semaine –, je suis coupé du monde et j’avance péniblement dans un récit qui se veut noir et politique, car je sacrifie enfin au roman de genre, sinon au roman de gare. 32


Alain m’informe qu’il a proposé que je sois le prochain écrivain chargé d’animer l’atelier d’écriture du dispositif mots-nambules, nous en avions parlé quelque temps auparavant mais sans doute n’étaitce pas bien clair pour moi. Cela le devient assez vite. Un message. Guylaine Arnould-Duma, chargée de mission. Elle me dit quelques mots du projet, je réponds que le mieux est de se voir. Le rendez-vous est pris rapidement. Ce jour-là, Guylaine me présente le dispositif motsnambules, insiste sur les financeurs, sur le projet qu’il faudrait leur écrire très vite. Non sans naïveté, je réponds qu’un projet sérieux ne devrait pas s’écrire sans les personnes concernées par l’atelier d’écriture, c’est-à-dire les stagiaires qui seront partants pour l’expérience. Mais on m’oppose que les délais ne permettent pas de procéder de la sorte, les financeurs ne donnent leur accord, et donc les moyens de faire, que sur un projet défini assez longtemps par avance, comme c’est le cas pour quasi toutes les attributions d’argent public – ce qui paraît économiquement logique tout en risquant d’être parfois effectivement absurde. Que se racontent les initiateurs de mots-nambules pour trouver la force de monter une action ? À quoi pensait d’abord Louis Dubost quand il a créé cette collection ? Bien sûr, il n’est pas inutile de recycler les artistes, écrivains, quelconques rebelles ou excentriques, en dociles relais de l’ordre et de la culture, ils sont d’ailleurs en si grand nombre qu’il faudrait, pour les faire vivre de leur art, concomitamment recycler tous les chômeurs téléphages en lecteur-mercenaire. Toujours est-il que, artiste 33


ou non, les « crève-la-faim » aussi se laissent corrompre, certes avec davantage de scrupules que les nantis, mais ils y viennent tous à leur tour, si bien que les contingents de volontaires pour ce genre de tâche distrayante ne s’amenuisent jamais. Évidemment, j’use de formulations sans doute provocantes, mais comment ne pas voir dans l’obligation faite à tous d’entrer dans et d’appartenir au marché – quitte à qualifier d’exclus ceux qui ne sont pas assimilables – un effet de la vague néolibérale qui s’applique à emporter tout le monde dans le naufrage humanitaire qu’elle dynamise. Au terme de cette présentation, Guylaine propose que nous allions vers un groupe en formation, en l’occurrence des stagiaires inscrits dans le dispositif page, parcours d’accès gagnant à l’emploi. C’est notamment au sein de ce type de groupes que se trouveront les futurs participants à l’atelier d’écriture. Une formatrice vient vers nous, se fait un plaisir de nous expliquer. Prenant des exemples pour le cas où cela ne serait pas clair, dont celui-ci qu’elle raconte : il n’y a pas longtemps, elle a demandé à chacun des « apprenants » de préciser où il se tenait dans la classe, du temps lointain qu’il était à l’école. Un homme a répondu qu’il se tenait en ce tempslà toujours au fond de la classe, tout près du radiateur. Peut-être plaisantait-il. Elle lui a cependant rétorqué tout de go et avec fermeté que ce n’était pas ainsi qu’on arrivait à quelque chose dans la vie. En rapportant cet échange, elle sourit de sa flèche. Son air autosatisfait ne fait qu’accroître ma consternation. Toutefois, quoique sous le choc, je me contiens comme je peux. Et, quant à ce qui sui34


vit, je l’ai oublié, pour moi la visite s’est arrêtée brutalement à cette phrase. Le soir, dans le train du retour, j’écris un poème narrant cet épisode, en différé je dis son fait à la malencontreuse formatrice. ce jour-là/de la révolution des minuscules/quand les chômeurs cesseront d’être insultés/les victimes rendues coupables de leurs blessures/quand les éperdus seront acclamés/les prêtres de tout poil remisés/je sortirai dans la rue/ avec l’homme qui n’arrive à rien/et qui m’a tout appris// et à la barbe des culs serrés/des méritants/des mortifiants/ je l’embrasserai//mon ami mon maître/qui n’arrive à rien/qui m’a tout appris extrait du poème écrit le 6 mai 2011.

Et j’écris le lendemain un message à Guylaine, lui révélant, sans dévoiler le vrai pourquoi, que je ne serai pas l’écrivain de la prochaine saison. « Je ne serai pas l’auteur du prochain livre de mots-nambules. […] Il a fallu que j’aille sur place pour l’apprendre. Suis dans une situation trop précaire, et trop délabré moi-même pour avoir l’énergie qu’il faut dans la conduite d’un tel projet. » Elle me répond avec bienveillance, se disant « peu surprise de [ma] décision ». Blessé, je n’avais pas fait état de ma colère ni de son pourquoi, c'est seulement maintenant que je m’explique. J’étais alors depuis plusieurs semaines dans l’isolement autistique que suppose mon travail d’écriture, d’autant plus à vif, vulnérable, et c’est assurément pourquoi, sortant soudainement à l’air libre et encaissant les bruits du monde, j’ai réagi sans recul, ne laissant parler que l’écorché en moi, plutôt que savoir le reléguer à sa place juvénile. Comme souvent jadis, j’ai claqué la porte plutôt que d’envisager la discussion, le compromis. 35


Trois années plus tard, le contexte est différent, j’essaie de prendre pied dans une sorte de possible réel ; au cœur de ces résolutions, tenter l’expérience de mots-nambules sera un pas vers une forme d’acceptation de mon statut d’« écrivain », puisque c’est le terme employé à l’envi par les acteurs du projet. Pour ma part, je n’ai jamais imaginé sérieusement que le geste d’écrire, même s’il est le principal de ma vie, puisse correspondre à un métier, relevant donc d’une compétence. Une compétence méritant salaire. J’ai toujours eu pour idéal de n’avoir aucun métier, de n’être ni corvéable ni rentable. Ni a fortiori productif. L’argent m’amuse moins que l’air du temps. Vivre me suffit. Mais vivre est aussi survivre. « La vie, c'est par moments », écrivait Georges Perros. Par ce retour à Angers, je décide de réparer le ratage de ce premier rendez-vous. Grâce à Alain Mala, fidèle et si compréhensif ami, le contact est à nouveau établi avec le lec, c’est-à-dire avec Maryse Raimbault et Guylaine Arnould-Duma. Et cette fois-ci sera la bonne.


- 2 « Produire ! Dès le premier jour il faut produire ! » Nous avons peu de temps, alors on ne cesse d’insister sur l’importance de produire, produire dès la première séance. Sans doute parce que j’ai expliqué mon besoin d’écouter et d’entendre avant de commencer à parler, mon besoin de recevoir une couleur avant de proposer une forme. Il ne saurait être question d’émettre un discours ou faire croire qu’il y a un savoir à dispenser, mais bien de construire un cadre d’échanges, de dialogues fertiles. Cet impératif de résultat mesurable par la quantité serait donc le même qu’à l’usine, la même injonction pour une autre accumulation. Qu’est-ce que ça veut dire ? Derrière les murs peu amènes des constructions administratives il y a toujours une expérience humaine prête à se produire, des rencontres, des relations qui hésitent et se nouent timidement pour s’ouvrir enfin – le plus souvent un peu tard, au moment de partir. On a beau répéter que ce qui compte n’est pas le résultat mais plutôt le cheminement que chaque participant effectuera, la raison de ma présence tient bel et bien à l’attente d’un résultat présentable, avec pour preuve qu’il sera publiable et publié. * 37


Payé pour sa différence, l’artiste ou l’écrivain s’assimile de fait. Comment professionnaliser ces amateurs prétentieux ? En leur proposant un rôle d’animateur et de révélateur au cœur d’un groupe de volontaires. En quelques décennies, suivant l’éternel modèle américain, les ateliers d’écriture se sont multipliés en France, ouvrant la porte à une prolétarisation d’un grand nombre de plumitifs dans le besoin. Et qu’ils cessent enfin, ces exclus volontaires, d’être autres. La globalisation doit tout avaler, par la tête. Le capitalisme régnant s’applique à désorganiser le travail humain au profit de la robotisation, de l’informatisation et de la spéculation virtuelle ; pour peu qu’elles s’y efforcent, les diverses politiques publiques d’insertion, plus ou moins volontaristes, n’en finissent pas de s’essouffler à remplir un vide qui s’accroît inéluctablement (la valeur inclusion augmentant à mesure que s’accroît l’impossibilité d’inclure). * Insertion, le mot n’a sans doute pas manqué de choquer certains de ceux qui s’en servent pour gagner leur vie, engagés qu’ils sont à domestiquer malheurs et malheureux. Je puis dire combien la brutalité du terme écorche ceux qu’il désigne. J’ai eu jadis l’occasion d’enquêter à ce sujet, et à chaque fois il semblait évident pour chacun que le mot insertion renvoyait à l’univers carcéral ou post-carcéral, il était d’abord destiné aux délinquants sinon aux exclus. Les personnes se savaient très clairement traités en paria du fait même qu'on les disait en insertion.

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Sans doute est-ce un des devoirs du poète, dénoncer la trahison des mots. C’est-à-dire la trahison des mots par eux-mêmes quand ils sont appliqués à tort, et qu'il trompe, qu'il dénie, qu'il tue. Le poète se doit de répéter encore et encore, à la suite de bien d’autres, que les atteintes aux mots sont des atteintes à l’espace mental dans lequel nous respirons. En empoisonnant les mots, les imbéciles empoisonnent l’air indispensable, et de cette corruption naissent toutes les corruptions. Éric Blair, dit Georges Orwell, nous aurait-il averti pour rien ? Ou Armand Robin. Et tous les poètes. * Je pense à l’une d’elles. Aux belles histoires qu’elle nous a rêvées tout haut, de la pointe graphite de son imagination. Ses aspirations : elle dit qu’elle aimerait apprendre les langues. Qui daignera l’encourager, lui donner sa confiance ? Je l’entends. Ce jour-là nous étions les premiers arrivés et j’essayais timidement de faire parler sa timidité ou défiance, elle m’explique en quelques mots en quoi consistait la formation page qu’elle effectue en ce moment ainsi que trois de ses camarades présentes elles aussi à l’atelier. Six mois de formation pour apprendre à se vendre, à se former, à s’intégrer dans un marché ô combien récalcitrant. J’apprends par ailleurs qu’en Basse-Normandie le dispositif régional équivalent s’intitule espoir (espace d’orientation et d’intégration régional). Au bout du compte, il s’agit d’apprendre à rêver d’un emploi dans l’hôtellerie ou dans une maison de retraite, je caricature mais c’est ainsi que je l’ai perçu. Pourtant, cette jeune femme de dix-neuf 39


ans est forte d’une capacité à rêver plus personnellement, ce qui a donné les jolis textes oniriques publiés sur le blog et dans l’ouvrage à venir. Quand je lui demande si elle lit des livres, elle répond : « Non », si elle voit des films : « Oui, un peu. » Elle ne paraît pas du tout sûre ni contente d’elle-même, et c’est cela qui me tranquillise, cette timide incertitude. D’autant qu’elle s’accompagne, cette incertitude, de vrais refus, de vraies résistances, m’a-t-il semblé. De vraies révoltes. Ne pas se laisser manger, violer, anéantir. * « Tout est dans tout », s’amuse à répéter Jacques Rancière, ironique et sérieux en même temps, quand il expose l’expérience et la méthode de Joseph Jacotot (1770 -1840), pédagogue aventureux et génial qui se fit maître ignorant pour la réussite du plus grand nombre et de sa démonstration. « Expliquer quelque chose à quelqu’un c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par luimême. » Au contraire, ce qui importe c’est plutôt de mettre en condition de perception et d’apprentissage par soi-même, selon ses propres besoins immédiats et ses modes d’interprétation. Chacun ayant son caractère, à chacun son cheminement pour connaître. Jacotot obtint des résultats qui étonnèrent et étonnent encore, puisque le monde intellectuel n’a point changé. Que c’est un monde de savoir et non d’expérience. Un monde de propriétés et non un monde d’usage. Un monde d’accumulation et non un monde de dépense. Et c’est dans ce monde spirituellement inerte que je dois moi-même parvenir à respirer afin de don40


ner un peu d’air à quelques candidats quasi désignés à l’expérience de l’écriture. * Au début, je me demandais quel sens cela avait de préparer des exercices avant d’avoir entendu les participants. J’en étais encore à cet a priori sans doute obtus qui voudrait qu’il n’est pas tenable d’imaginer seul des modalités qui vaudront pour plusieurs. Pour cela, il aurait fallu prendre le temps de rester à se taire suffisamment longtemps, au risque de provoquer une panique. Le temps d’oublier l’heure et l’endroit. Le temps qu’il faut pour pouvoir se regarder mieux qu’avec les yeux. Pourtant, cette jeune fille, absorbée une matinée entière dans une tension qui hésite et désire, c’est un peu cela qu’elle a vécu toute seule au milieu de nous. Elle est restée longtemps à se taire, à s’ouvrir au silence et en silence. Jusqu’à bientôt commencer enfin à écrire, à laisser sortir la vision, la suite d’images, le récit d’un rendez-vous près d’une rivière avant un départ pour la guerre. * Ce rapport à l’écriture, au papier, à la page, n’a rien d’évident pour le citoyen de l’ère digitale et de la réflexion binaire, où il n’est demandé que de dire oui ou non, d’accepter (ce monde) ou de refuser (se faire nihiliste). Le droit de formuler soi-même des questions est émietté de jour en jour, pour exemple les communications rendues impossibles vers les entreprises, les administrations ; à la place un système de questions qui invitent à s’inscrire 41


dans ce qui est déjà, qui oblige à être un élément du programme. Pour ma part, dans le cadre de cet atelier, pour parvenir à l’écriture proprement dite, plutôt que m'engager dans un programme d'élaboration à partir de la parole – je ne dispose pour cela ni du temps nécessaire ni de la compétence, ni sans doute de la légitimité – j’opte pour un média qui me paraît moderne, maniable, ouvert et collectif, une sorte de support et de vitrine, un théâtre. Tout bêtement, un blog. J’y ai pensé au terme de la première séance, je crois. Ayant une petite expérience en ce domaine, il me faut quelques heures pour le construire, le lancer. J’ai décidé de l’appeler du nom de la salle dans laquelle nous travaillons, à la maison de quartier Ney, dite Quart’Ney, la salle Aimé-Césaire (à Rennes, je l’ignore mais j’habiterai bientôt tout près du Centre social et culturel AiméCésaire !). Ce sera donc l’Atelier Aimé-Césaire, le groupe étant ainsi placé sous les meilleurs auspices. J’ai lu à haute voix, pour le groupe, un poème extrait de Moi, laminaire. Quand j’explique mon projet de blog, je ne sens pas d’excitation particulière, je demande si chacun dispose d’une adresse électronique, c’est le cas de toutes sauf une. J’imagine qu’un certain dialogue pourrait peut-être se poursuivre en dehors des séances, en fonction des nécessités des travaux engagés. Je peux, par exemple, avoir à demander un complément pour un texte qui paraîtrait manquer d’un mot, d’une phrase, d’un chiffre. Elles pourraient, elles aussi, me questionner en toute discrétion sur un aspect de leur texte en cours, sur la nature des séances suivantes, que sais-je ? 42


Déconvenue véritable, je m’aperçois qu’elles n’utilisent quasiment pas leur messagerie, ne la consultent que très rarement. Aujourd’hui l’heure n’est plus qu’au sms, la communication passe par le téléphone mobile, le smartphone, et je découvre à quel point je suis ringard et déphasé, dépourvu de ce mouchard ambulant, objet fétiche de notre époque. À toute bedaine déboutonnée, je rigole jaune de ma balourdise. Ainsi ce gentil blog ne vaudra guère plus qu’une méchante blague, ne suscitant aucun intérêt chez les auteurs qui seront publiés sur ses pages. J’attends de voir si le support livre aiguillonnera davantage la vanité des signataires. Je ne parierais pas. Elles ont décidément bien d’autres soucis à fouetter, autrement plus prenants et lourds que ce genre de pacotille égocentrique, laquelle prendra peutêtre tout son sens ou sa place miroitante beaucoup plus tard, on ne sait jamais.


notes prises à la suite des ateliers de l’automne 2014, quelquefois pendant. Observations bien sûr subjectives, d'une tonalité sûrement trop sentencieuse ; si je ne me risque pas, je n'écris pas. J’aurais dû mentionner le rôle de Guylaine assurant le bon déroulement des ateliers, afin que nous ayons une salle où travailler, de quoi écrire, un espace où déjeuner, et jusqu’au déjeuner lui-même (sans parler de tout son travail en amont, notamment pour constituer le groupe). Puis sa présence pendant les séances pour seconder, soutenir, entraîner, au même titre que Christine, bénévole haut de gamme, présente lors des premières séances, sûrement pas les plus faciles. Ou Maryse, délaissant sa lourde charge de directrice pour passer avec nous quelques heures, actives. Mais, rédigeant ces notes à la volée, je n’ai songé qu’aux participantes, à chacune d’elles pour qui l’enjeu était l’enjeu, pour qui le prix sera le prix.


Journal de bord

14 octobre 2014, train Angers-Le Mans-Rennes

Gulizar, arrivée la première ce premier jour devant la maison de quartier, avec sa tranquillité souveraine qui, chez elle, relève de l’humilité et d’une sorte de paix intérieure. Elle demande d’ailleurs à ce qu’on l’excuse de son calme. Plus tard, elle raconte que sa fille est pareille qu’elle, calme et silencieuse. Elle est bonne élève, n’empêche que l’institutrice s’étonne et s’inquiète de cette réserve, craignant d’y déceler peut-être une sorte d’autisme. Non sans ironie, Gulizar doit expliquer que c’est de famille, un trait de leur caractère, en toute situation, être calme. À l’aise dans quatre langues, le yézidi, l’arménien, le russe, et se débrouillant de mieux en mieux avec le français, Gulizar m’apprend de la langue arménienne quelques mots que je lui réclame. 4 novembre 2014, train Angers-Le Mans-Rennes

Aujourd’hui pas de Marie, elle s’est blessée, n’a pas pu venir. Pas de Donovan non plus qui, ayant trop de retard, a préféré, dans sa sagesse, ne pas venir. Pas de Gulizar, qui est à Moscou. Celle-ci, jolie, visage ovale, cheveux roides et noirs, qui, à un moment, alors que je venais de la prier d’écrire quelque chose comme une lettre à une connaissance lointaine, demeura interdite, submer45


gée par une émotion soudaine, et déclara : « Non, ce n’est pas possible. » Puis, elle s’était reprise très vite, le temps de lui proposer un travail d’imagination qui lui convint beaucoup mieux car, manifestement, il lui était impossible de transposer sa vie personnelle. Combien apparaissent ici l’extrême fragilité des adolescents et leur transparence quand il m’est signifié très explicitement qu’une entrave est là, dont il n’est encore possible de s’affranchir. Et la finesse de cette autre qui, voyant le trouble d’une camarade, aussitôt lui demande si elles n’iraient pas toutes les deux prendre l’air quelques minutes. Sortir, s’ouvrir, qui sait ? parler peut-être ! Mais elle, faisant preuve d’une force véritable, qui refuse et se remet très vite en train, démarrant la rédaction d’un texte dont les phrases me paraissent bien balancées, le sujet bien pensé, le déroulé bien construit. Je lirai plus tard le texte en son entier, dans lequel la rédactrice avance pour l’heure lentement et sûrement, il faut d’abord qu’il soit écrit – opération en cours, victoire de l’imagination sur l’évidence. Sa voisine en pince pour la lettre y, je lui ai trouvé une liste de mots de son ressort dans un dictionnaire de rimes et lui suggère d’écrire un textepoème en utilisant des mots choisis dans une liste, l’encourageant à laisser aller sa fantaisie. Elle suit mon conseil, raconte un voyage dans une navette spatiale, s’amusant comme une folle avec les mots, c’est un festival de y et de i, un parcours délirant fléché par une sonorité joyeuse, il n’y a pas de raison de garder raison, c’est ici le lieu ivre où l’esprit de sérieux chavire et se noie. 46


Et puis la plus rétive du groupe, qu’il faut presque pousser à écrire, car elle n’a pas envie, ne se plie à cet exercice qu’en dernier lieu, semble-t-il, à moins qu’il ne s’agisse de coquetterie, mais alors c’est très bien joué. Sortir quelque chose de soi s’avère difficile pour tout le monde, autant dire douloureux, car il ne s’agit surtout pas de répondre à un ixième et paresseux questionnaire à choix multiples (qcm). S’exprimer, sortir de soi, écrire, ces moments passés ensemble sont là pour nous aider, mais le corps hésite. Le geste aura le dernier mot. * Comment j’entends les mots. Comment tu les entends. Comment l’autre les entend. Comment croit-on qu’on les entend. Comment s’entend-on les uns les autres. Et soi-même. Avec les oreilles assurément, mais pas seulement. Les oreilles conduisent quelque part sans qu’on ait besoin de les tirer, c’est l’ouïe qui est conductrice. Les mots chantent d’abord, les mots musiquent. Un s siffle et cingle comme serpent. Un i sourit comme colibri. Le z hésite comme la mouche et bouche comme Anglaise. Un a s’ouvre et s’étonne devant n’importe quoi. N’importe cou-a. Et trancherait-on ce cou que resterait la première lettre, l’alpha du bêtisier. Quand je demande qu’on choisisse des mots qu’on aime entendre. Quand je demande con. La circonspection se pointe. Cependant des mots viennent tout seul, de Vienne ou d’ailleurs. Notamment chez l’une d’elle ou lune de miel, son amant n’y 47


étant pour rien, ni noyé dans l’étang. Je ne peux pas dire que je lui ai suggéré quoi que ce soit, ni couac, ni soie de vers. Pas tête à couac, pas soie ni Croix-Nivert. À d’autres j’ai suggéré, mais je ne sais plus, des listes de nombreux mots, du moindre mal au tout à trac, dans lesquels il ne restait qu’à faire son panier. À oser faire son panier d’osés. Il est bien difficile de s’abandonner au plaisir des sons, pour ma part je ne m’y risquerais, cela semble trop relever d’une audace interdite, ou absurde ! On préfère alors le plus souvent trier dans les sacà-mots en fonction de leur sens supposé ou encore plus volontiers en fonction de leur familiarité. Chacun n'ose que les mots qu’il a déjà eu l’occasion d’utiliser, ceux qui lui sont utiles, qui ne s’attachent qu’à des lieux qu’il connaît, à des personnes qu’il aime, à des objets qu’il apprécie déjà. Pourtant, qui ose improviser s’émancipe. Cet atelier ne devrait être que cela, un lieu d’improvisation et d’écoute. Gratter ensuite sur la page ne serait qu’un soulignement de ce qui vient de se passer et se passe encore, toute notation est rémanence. 18 novembre 2014, train Rennes-Le Mans-Angers

Dans le train Le Mans-Angers, assise près de moi, une jeune femme au visage énergique ouvre un magazine, j’essaie de voir ce que c’est, je lis la couverture : Inexploré, les forces vives de l’espérance. Inexploré, c’est le nom du magazine. « Les forces vives de l’espérance », le titre de ce numéro. De la lecture d’évasion s’il en est. À moins que ce ne soit de la lecture d’invasion.

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18 novembre 2014 train Angers-Le Mans-Rennes

Journée d’atelier. Regret de ne pas voir Gulizar, pourtant rentrée de Moscou où elle allait visiter sa fille aînée. Guylaine réussit à la joindre dans la journée mais Gulizar lui apprend qu’elle n’est plus en formation au lec et qu'elle ne viendra donc plus à l’atelier. Donovan ne s’est pas manifesté, on l’avait à peine vu – ce regard furieux, cette nervosité tyrannique –, on ne le verra plus. En revanche, arrivée d’Amani, une femme d’origine soudanaise, du Darfour, d’où elle est venue avec son mari, tous deux réfugiés politiques. Ils ont six enfants. Elle explique qu’elle a des problèmes pour écrire, cependant j’ai l’impression qu’elle se débrouille plutôt bien. Elle prononce le mot « guerre » à plusieurs reprises, la calamité. Je lui demande s'il est difficile pour elle de parler de ces événements, le Darfour, le départ, les malheurs. Elle me dit : « Non, ce n’est pas difficile d’en parler, mais c’est triste. » Elle écrira plutôt sur sa vie quotidienne en France (en fait, elle ne reviendra pas). Surprise de trouver un chat dans le texte de Cindy, comme dans celui de Laura, comme dans celui de Morgane qui lui donne le rôle principal de son récit. Dénominateur commun, je cherche mentalement la signification exacte du terme dénominateur (si proche de… dynamiteur). Et je songe à ce mot de greffier, terme argotique pour désigner le chat. Parce que ses griffes – la griffe étant aussi la marque propre à chacun, sa signature. Parce que les chats sont les amis privilégiés de silencieux témoins qui traduisent des sortes de secrets. Des nombreux protégés de Paul Léautaud 49


à celui, noir et solitaire, de Julien Bosc, la complicité ne se dément jamais entre les chats et les écrivains. 2 décembre 2014, train Angers-Le Mans-Rennes

Ce matin, Morgane n’a pas écrit une ligne, pas un mot. Elle demeurait suspendue au-dessus de la feuille lignée, le corps crispé, avec une sensation de froid qui, dirait-on, la paralyse. Maintenant, c’est l’après-midi, elle écrit avec un portemine et une gomme. Elle gratte une phrase, elle la gomme. Elle en écrit une autre, la relit plusieurs fois, la corrige, la regomme. Elle n’en finit pas de ne pas tolérer ce qu’elle vient d’écrire. Enfin, après diverses tentatives, une phrase trouve grâce, elle restera. C’est le début du texte, la suite viendra sans doute plus facilement. Une fois sa fenêtre déverrouillée, l’univers de Morgane s’offre dans sa vastitude. Morgane tient son crayon à la verticale dans la pince formée par le pouce et les quatre autres doigts, comme elle tiendrait un poignard avant de frapper. Pourtant la pointe de son écriture caresse probablement un récit romanesque ne devant rien à la mode gothique ou à la chronique détaillée d’un chourineur des temps modernes. Au contraire, chargée d’une rêverie sans réserve qu’elle déploie ici par à-coups, laissant mûrir les phrases les unes après les autres. Sitti pose sa feuille couchée devant elle, à l’horizontale, et elle écrit l’avant-bras reposant long de la table. Sa graphie est ronde, d'aplomb. Son Bic cristal court vite et bleu dans les petits carreaux de la page. De temps à autre, elle s’arrête, hésite, me demande de lire et de lui dire si ça va. J’essaie de 50


tout comprendre de ces mots parfois curieusement découpés et accrochés entre eux. Je recopie parfois plus bas dans la page pour être sûr de pouvoir tout saisir. C’est vrai qu’elle est ridicule cette convention qui voudrait que les mots soient toujours formés pareil, habillés pareil, attachés pareil (on se souvient de certains textes de Jean Dubuffet où était brisé cet arbitraire, produisant un effet de déflagration, souvent drolatique, toujours dynamique), Sitti écrit d’abord à l’oreille, en même temps qu’avec son cœur. Tout ce qu’elle fait, pour une bonne part elle doit le faire ainsi, avec son cœur. Sandrine est la seule gauchère du groupe, elle écrit en bleu avec un Bic cristal, le même que celui de Sitti. Sa main droite est toujours plaquée sur la feuille, comme pour l’empêcher de s’envoler, et la pointe dessine les lettres avec une fébrilité qui ne se dément jamais. Quelques ratures traduisent des hésitations, des renoncements. Régulièrement elle suspend son geste, relit depuis le début, réfléchit, très concentrée sur le texte. Bientôt ça redémarre, les mots sortent de nouveau du tuyau à bille comme le train de la mer de glace dont elle parle dans son texte, qui se serait arrêté pour compter ses passagers avant de repartir vers les hauteurs. Laura mâche une touillette rescapée du café bu à midi, son stylo au corps émaillé couleur turquoise s’enroule sur la feuille, les mots sont enfoncés dans l’épaisseur du papier comme avec un poinçon. Son poignet est fort, il appuie sur la mine, les mots pénètrent la fibre et s’imposent à la pâleur initiale de la page. Une force de frappe qui fait toutefois dans la 51


fantaisie et le sentiment, une force tendre et généreuse. Qui est aussi, de fait, une force du rire. Ce matin, Cindy avait écrit avec application la suite du récit commencé lors des journées de travail précédentes. Maintenant elle est en panne, accaparée par un dehors intranquille, paralysée par un souci trop lourd à porter, quelque chose qui lui a coupé le souffle. Le stylo est inerte sur la feuille, elle ne s’en sert pas, comme dans une grève sur le tas. Se déroule sans doute dans sa tête le récit trop réel dont elle est l’objet, la victime, il faudrait qu’elle l’oublie pour prétendre écrire quoi que ce soit, et c’est impossible. Dans le silence de la salle studieuse, elle murmure assez haut pour qu’on l’entende : « Y a des jours où l’on ferait mieux de rester chez soi. » On dirait que ces cinq jeunes femmes ne savent pas mentir. Ne savent pas masquer. Et je souhaiterais qu’elles sachent mieux se camoufler, qu’elles sachent mieux se protéger. La peau est l’organe du contact, il faudrait en faire du cuir. Et garder le contact. 5 décembre 2014, Rennes

On parle de ce que permet l’écriture, de l’autonomie qu’elle donne dans un monde où tout voudrait passer par la langue et par l’écrit. Mais des signes existent bien en deçà de l’écriture, et on pourrait se dire que le mode lecture/écriture ne peut, par l’attention qu’il demande, que nous mettre à distance d’autres modes relationnels tout aussi subtils mais sans doute moins immédiatement repérables 52


par nous autres civilisés. Le rôle de l’intuition est remisé, et bien des codes supposés élémentaires, pourtant très élaborés et sensibles. Dans le groupe il y a celles qui peuvent lâcher une histoire imaginée, qui ont les moyens de leur imagination, de la fantaisie. Il y a celles qui ne peuvent pas faire autrement que se mettre en jeu au plus près de leur histoire personnelle ; elles ont quelque chose à dire, et même quelque chose d’obligé à dire avant de pouvoir, un jour, dire autre chose. C’est toujours le chemin de sa parole propre qu’il s’agit de se frayer au mieux de cette forêt commune et bruyante. Pour être avec les autres il faut d’abord sentir le sol de la plante de ses pieds, savoir que la terre est à soi en même temps qu’à tout le monde. Seulement, quand la souffrance est trop grande, la sensibilité s’atrophie, elle n’est plus qu’émotion et convulsion. Alors cette nécessité de dire, de dire directement et confusément, ou indirectement et maladroitement, peu importe, il faut que ça sorte. Il y a Sitti, ne sachant écrire que sur l’amour qu’elle porte aux êtres qui l’entourent, que sur le manque d’amour maternel et sur ce pardon qu’elle a besoin d’accorder puisque tout a une cause et que nul n’est vraiment (seul) responsable. La bonté ne naîtrait-elle que dans la soumission et la culpabilité ? Le cœur de Sitti est plein d’amour, c’est lui qui parle, il n’y a que lui en Sitti qui peut parler, le reste n’est qu’anecdotique. Quand il aura vraiment parlé, le reste pourra prendre un peu de sa place. Pas question de se divertir de la douleur, de manquer ainsi peut-être sa guérison. La révolution 53


rétrospective, la réforme du passé douloureux, le gouvernement de l’existence, la sienne ; voilà qui se prend au sérieux et de face. Cindy ne peut parler de ce qui ne va pas, elle a une boule dans la gorge, alors elle raconte qu’elle aime les vacances et faire les boutiques ; elle aime surtout ne pas penser à ses soucis, et c’est bien naturel. Elle rédige une histoire d’enfant ignorée par sa mère et dont la grand-mère s’occupe, grand-mère maternelle ou paternelle, on ne le sait pas. Les hommes n’existent pas dans les propos de Cindy, ils sont cachés ou ils se cachent. Et sa famille est trop loin et trop proche. Elle est aussi une famille, elle aussi, elle a un enfant : un fils de douze ans. Cindy déclare : « Je suis trop sensible et trop franche. » Elle apparut comme la plus déstabilisée par le silence de la salle quand ce fut le moment d’être studieux, que chacun avait affaire avec la feuille blanche. Avait affaire avec le désert qu’il faut arroser d’une eau inventée ou de son sang, pour qu’il ne meurt pas. Un travail plus collectif lui apporta davantage d'assurance et elle y prit pleinement sa part, à travers des boutades, des protestations, des professions de foi ramassées en cris du cœur. Sandrine est passée par là, qui a une dizaine d’années de plus que Cindy. Elle prend désormais ses précautions, essaie d’être adulte en ce qu’elle se protège autant que possible. Elle navigue au gré d’hésitations, de précautions, essaie de ne pas agacer ce qui pourrait faire trop mal d’un coup. Elle objective autant qu’elle peut, jusqu’à oublier de prendre place dans son histoire et dans sa raison 54


d’être. Elle redevient volontiers une petite fille, se met à l’abri. À défaut d’avoir encore la force de se battre, puisque c’est inutile, elle applique des stratégies. Sandrine encaisse de drôles de chocs, mais, comme on tient le coup, elle tient le cap. La plus grave et la plus mystérieuse, c’est Marie. Quand elle dit qu’elle aime, elle fait état de sensations. Elle aime ressentir, elle est solitaire. Elle impressionne, son regard porte. Elle parle de la mort, des cadavres, elle veut bien parler avec les cadavres, elle souhaite en faire un métier. « Il faut bien que quelqu’un le fasse. » 12 décembre 2014, train Angers-Le Mans-Rennes

Je proposais tout à l’heure d’établir une liste d’artistes, ceux qu’on aime et ceux qu’on n'aime pas. À ma surprise, parmi les noms choisis, revient à deux reprises celui qu’on appelle le « président Hollande ». Il est détesté. En tant qu'artiste ? Une voix précise aussitôt : « Je déteste la plupart des politiciens. » C’est le fait de ne pas savoir écrire, de vérifier qu’écrire ne relève pas d’un savoir, c’est ce nonsavoir qui fait que l’on écrit vraiment, que l’on expérimente l’écriture, qui fait que l’on est poète et pas seulement rédacteur. N’importe qui peut traverser cette impuissance, en dehors de l’orgueil. Morgane ou Laura ont expérimenté l’écriture dans une audace qui n’était pas soumise au devoir-debien-faire mais plutôt au souci de traduire au plus près une vision. Une vision distante et romantique pour Morgane, une vision fraternelle et joyeuse pour Laura. Sentimentale dans les deux cas.


datant des années 1980, semble-t-il mon premier texte en prose jugé présentable, lu à voix haute pendant un atelier, celui du 4 novembre 2014, légèrement retouché aujourd’hui. Il s’agissait pour moi d’inventer un texte à partir d’une phrase souvent entendue, significative.


Sans échelle

Mon père disait toujours : « Quand tu te perds, mets ta main sur ta tête et dis : Je ne suis pas perdu puisque je suis là. » Et je me croyais malin quand, armé de cette formule magique, je m’enfonçais dans l’épaisse forêt de Chandron, forêt vaste et mystérieuse dont la lisière couronnait le haut du village. J’errais soudain en une jungle sans demeure, les yeux baissés sur ce que j’allais fouler, dédaigneux surtout de la topographie. J’étais sans serpe. Pas de bâton non plus pour battre ou repousser les ronces. Il s’agissait bel et bien de nager dans cette nasse de clairobscur, aveugle, sur l’air de « mon océan c’est toi ». Mais rien ne sortait de ma bouche, pas un son, alors que sourdait en mon ventre un suc aux vertus magiciennes. La peur fantastique succédait à la timidité, m’enivrait. Les arbres étaient si hauts, si agrippés entre eux ! Je franchissais jusqu’à la fatigue, jusqu’à la limite les mailles factices de la végétation, j’oubliais où j’étais né, j’étais de nulle part. Les heures insolentes comblaient ma fièvre, ma tête tournait, des héros bienvenus se réincarnaient en moi. Des choses interdites pouvaient se produire, elles resteraient verrouillées dans la mémoire. Peut-être s’agrandissait l’espace, peut-être que des rencontres incongrues auguraient de passions futures, ou ne soulignaient que d’anciens voisinages en esprit. Et ceux que j’incarnais un temps vivaient hors de leurs panoplies, parlaient, mouvements et cœur et raison, au cœur d’une geste incertaine. Ils me prêtaient leurs sens, moi je recevais des mondes, muet d’accéder… J’entendais des langages d’oiseaux et je me sentais joué par les dimensions, celle du paraître et 57


celle du possible. La vitesse des rêves confondait l’enfance. J’avais tant à dire en une seule fois qu’aujourd’hui encore je me tais peut-être de ce jour-là. Peu à peu, cependant, rien que beau, épuisé, survivant… j’obtenais comme la maîtrise de mes égarements. Il me fallait alors un froid de vraie conscience et que mon regard ose affronter l’horizon vrai, où bientôt se dessinait l’orée… Je marchais tout droit et très vite je débouchais sur une route. Tel paysan recueillait ma corpulence avant le soir et la ramenait à la maison à bord d'un vieux camion tapecul ou tel autre sur le porte-bagages d’un vélomoteur poussif. J’encaissais une dose minimale de soufflets, l’affaire était réglée… Le lendemain, je jouais au grand homme. Il me faut préciser maintenant que cette forêt de Chandron ne recouvrait que cinq hectares et demi, bosquet rescapé d’un pays sylvestre décimé. Aujourd’hui, à part le clin d’œil, le monde me semble à peine plus grand.



témoignage embryonnaire et amorce peutêtre d’une réflexion sur mon rapport à l’écriture d’après ce que je crois en savoir, en comprendre, et d’après, décidément, ma petite histoire personnelle avec les mots. Rédigé en février-mars-avril 2015.


Écrire ne pas

Il y a des lieux de résistances, des personnes y inventent un espace d’accueil où les heures sont lentes, où il fait bon se poser pour goûter les minutes que l’on nous vole à chaque instant. Nous vivons un temps de résistances souterraines, il nous faut réapprendre à vivre dans les marges. André Shiffrin prévoyait pour le livre un destin de « samizdat ». Qui se souvient encore du sens de ce mot ? De plus en plus, nous devenons clandestins dans nos démocraties livrées aux lois du commerce libre. Quelle perversion du mot ! La tâche qui nous attend, loin des slogans, des mots d’ordre, des séductions est de réapprendre pas à pas le goût de refuser, d’opposer un silence de dédain aux offres inconvenantes. Nous rentrons dans un temps de recréation de l’espoir, peut-être toujours déçu ; mais n’est-ce pas là notre noblesse : l’honneur du refus. Yves Prié



J’étais au cœur de l’adolescence quand un adulte, je le connaissais à peine mais lui m’avait observé, me fit remarquer que je ne savais pas dire oui, ne paraissant d’ailleurs pas y voir quelque chose d’anormal, car c’était probablement pour lui un corollaire de mon jeune âge, frilosité inhérente à cette période où l’on a tendance à rester timidement, sinon avec une certaine méfiance, sur le seuil de la vie qui se présente à soi. Quelle que fût la question qui se présentait, a priori je répondais : « Non. » Sans doute une manière de réserver à plus tard un « oui » hypothétique, ou encore un simple refus par principe, refus de quitter l’idée ou l’endroit où j’étais et que je tenais pour sûr, alors que ce ne pouvait être le cas, puisque ce n’est jamais le cas. Je ne décelais donc rien d’engageant dans la proposition qui m’était faite d’aller plus loin, d’accepter une formulation qui n’était pas la mienne. Il y avait le monde prétendument immense autour de moi, était-ce bien ce même monde qui insistait pour m’embarquer dans son manège ? Était-ce le bon ? Il voulait m’entendre chanter avec lui une ritournelle universelle qu’on entendait pourtant très bien sans ma voix. « L’important est de participer », la logique du baron de Coubertin ne pouvait m’entraîner ; au contraire, je rechignais comme un âne. Alors qu’il fallait avancer, c’était ce il faut subliminal qui me 63


posait problème. J’attendais d’en ressentir la nécessité pour peut-être enfin daigner faire un premier pas. Oui, j’attendais tout simplement mon désir. Et je voulais que mon désir fût le mien, fût de moi. Pour l’heure j’étais bien où j’étais, je ne bougeais pas. Je n’imaginais aucune carrière, aucune possibilité de faire ma place – qui n’existait pas. Mon refus n’était pas de moi, je ne disais non qu’à un refus de fait que m’opposait par avance une société calculatrice où la poésie et la rêverie n’avaient pas leur place. Je demeurais dans mes songes têtus, c’est-à-dire dans des rêves que j’appelais mes rêves. C’était de ces rêves diurnes que le néant instille en chacun de nous afin de nous laisser croire à un avenir. Je me projetais peut-être dans un lointain, non pas dans un lendemain ou après-demain palpable ! Pas de futur immédiat. En revanche je me voyais volontiers, dans un avenir hors d’atteinte, en très vieil homme, sans doute fatigué par l’existence et la ferveur, en tout cas j’étais un homme en paix. J’étais bien sûr suicidaire et révolté, j’avais quinze ans. Pour seul remède, j’écrirais. * Ma timidité devant l’écriture prise au sérieux, condition de l’écriture comme elle est condition de l’amour. De cette peur surmontée, j’ai dû et je dois gagner en hardiesse et partager mon envie, me faire entraîneur d’un « devenir soi » exemplaire. Timidité devant l’écriture qui n’est rien à côté de ce que fut ma timidité devant mes congénères, et de mon incapacité à parler devant eux, à – notamment – tenir un propos devant un aréopage ou au 64


sein d’une assemblée. Le recours à l’écriture, induisant que l’expression est différée – puisqu’on écrit toujours trop tard, devait me sauver du désastre et de l’aliénation. Pour un handicapé de l’expression orale, l’écriture n’est pas un choix, elle est le seul passage possible pour la parole. Écriture d’autant plus oratoire que la voix manque, le volume des mots se reconstruit sur la feuille comme celui de la voix se déploierait dans l’espace. Quant à la lecture, qui est son extrémité, elle fait figure de première audace et d’apprentissage avant de passer à la pratique et rejoindre la république de ces êtres de papier que sont les écrivassiers, les grimauds, les stylistes, les barbouilleurs. Le lecteur féru finit par rédiger des réponses à ses lectures, des lettres aux auteurs, des livres aux éditeurs, des retours de lumière ou d’émotion destinés à l’humanité. La lecture est en soi bien plus extraordinaire sans doute que l’écriture, elle est sportive et magique, elle transporte l’imagination et perce le temps. Elle ne prétend à rien, est intelligence avérée. On n’y songe jamais assez : lire est un prodige. Enfin abandonné à cette invite à laquelle nous nous refusions comme, toujours, aux plus grands des transports ; de nos yeux qui dévorent les lignes, nous sommes comme un souffle : nous attisons la fournaise des mots. Lire, c’est aussi avancer, basculer d’un mot dans l’autre, bouler sur les lignes, faire la roue. Lire vous gonfle d’une stupeur maîtrisée, du vertige de se retrouver au bout de soi, sauvé. Lire, c’est étouffer, demander grâce, une trêve parce que c’est trop beau. Jérôme Peignot, De l’écriture à la typographie.

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En 1936, Henri Michaux faisait écho par avance (!) à cette quasi-suffocation : [la poésie] permet à qui étouffait de respirer. * Le vertige de la page blanche n’importe pas, personne n’est obligé d’écrire. Plutôt qu’appréhender la page avec terreur, il faudrait plutôt louer sa vacuité, elle est la condition de l’écriture, qui ne serait sans elle que mécanique, réaction à des bruits, à des discours, à des émotions extérieures. Bien plus que le support d’un langage, le quota du blanc dans la page sera toujours et de loin le plus important, et garant de la lisibilité. Au point qu’il faudrait dire peut-être que le blanc de la page et les blancs de la ligne forment la part-miroir de la lecture, miroir non pas réfléchissant mais qui laisse à voyager. Ou suivre Lao-tseu expliquant que c’est le vide entre les rayons convergeant vers le moyeu qui crée la nature de la roue. Sans les blancs pas d’espace où mettre les mots, pas de distinction d’un mot à l’autre, et alors une difficulté à trouver le sens à travers le rythme. C’est pourquoi les mots ont préféré s’accrocher entre eux par des blancs plutôt que de n’en faire qu’un seul, égal au discours lui-même, et différent à chaque fois, donc impossible à mémoriser, impossible à retenir. « Considérer le langage comme intégralement décryptable, c’est éliminer le sens et le réduire aux significations… » remarque Henri Lefebvre dans son ouvrage Le langage et la société. L’écriture se doit de communiquer un message qui ne sera pourtant réalisé que par la lecture, que par le lecteur. Sans lecteur initié à ce langage qui est écrit, pas de communication, l’écri66


ture n’est plus qu’un art isolé, sinon singulier, elle n’est alors que griffures. La poésie, qui est l’écriture dans son acmé, vise à donner bien plus que le message qu’elle offre à la lecture, et l’on peut parler de polysémie si l’agrandissement du champ signifiant se fait par les mots mêmes, sachant qu’à l’excès une « polysémie forcenée est le premier épisode (initiatique) d’une ascèse : celle qui conduit hors du lexique, hors du sens ». (Roland Barthes, Réquichot et son corps.) À l’inverse, on pourrait presque dire qu’écrire de la poésie ne consiste qu'à se rendre à la ligne, à faire exister les mots dans le blanc de la page, jusqu’à les disposer parfois dans une spatialité qui de la sorte s’invente. Quand il est question d’ajourer la langue, la poésie d’André du Bouchet vient tout de suite à l’esprit, exemplaire de cette démarche. C’est ici ouvertement que le lecteur est convié dans l’écriture. De part et d’autre, l’écriture-lecture se répand à l’infini, engage tout l’homme, son corps et son histoire ; c’est un acte panique, dont la seule définition sûre est qu’il ne s’arrête jamais. Roland Barthes, Variations sur l’écriture.

La lecture donne au livre l’existence abrupte que la statue « semble » tenir du ciseau seul […]. Le livre a en quelque sorte besoin du lecteur pour devenir statue, besoin du lecteur pour s’affirmer chose sans auteur et aussi sans lecteur. Maurice Blanchot, L’espace littéraire.

* Autant j’ai souvent trouvé trop longue ma patience forcée d’avoir à attendre sans savoir si aurait lieu 67


une mise à jour de tel ou tel texte, autant je me méfie de n’avoir pas le temps d’attendre, car ce temps est celui de l’oubli avant la relecture et les corrections successives qui, si infimes qu’elles soient pour la plupart, font que le texte final tient le coup et peut-être même tiendra assez bien dans le temps, d’avoir été assumé en plus que d’avoir été dépensé. L’écriture requiert une disponibilité qui ne peut exister d’elle-même, qu’il est nécessaire de créer à son usage propre. C’est pourquoi le moindre divertissement est ennemi, surtout qu’il est toujours davantage valorisé par ce et ceux qui nous entourent. Impossible d’expliquer que j’ai besoin de ne rien faire pendant des jours et des semaines, que j’ai besoin de cet ennui, pour approcher le fil d’une sorte de vérité qui ne m’appartient pas mais que j’approche et apprivoise peu à peu à travers le silence. Or il se trouve que le nombre de ces diversions, de bon aloi souvent, n’a jamais été aussi grand qu’en cette période où je suis censé écrire et composer ce Cahier sans école. Outre ce déménagement qui me voit passer d’un lieu à l’autre, le basculement de ma bibliothèque d’abord dans des cartons que je dois mendier un peu partout, puis sur les rayonnages réinstallés dans l’espace où je vis désormais, les sollicitations se multiplient, les engagements que je ne saurais ne pas tenir, les séductions qui m’aimantent, le loisir de la paresse et la paresse du devoir. Pourtant, je n’oublie jamais, je ne cesse de penser à ce livre que j’ai à faire, je l’écris pour moi, intérieurement, sans le construire, mais il me faut admettre que ce n’est pas assez, que je dois transcrire avec des mots bien rangés, des phrases sans approximations, des 68


réflexions suffisamment exhaustives, dérouler mon témoignage terre à terre en plus de ces éclairs de fumées qui voyagent d’un rêve à l’autre, jour et nuit. Vérifier mes dires, consulter ma mémoire, la contrôler si possible, relire des livres sur lesquels je m’appuie, rouvrir des cahiers anciens, déballer des souvenirs que je croyais scellés, faire justice à des blessures, dire merci à quelques-uns que je n’oublie. Regrouper alors des livres dont je pense assez subitement qu’ils me seront indispensables, livres de Georges Jean, de Jacques Rancière, Joël Bastard, Aimé Césaire, Henri Lefebvre, Jacques Derrida, Jean-Jacques Rousseau, Henri Meschonic, je retrouve un texte de Mona Ozouf que j’avais relevé dans un livre sur l’emprise numérique. Je revisite l’affaire Glozel dont s’est beaucoup occupé l’ami Robert Liris, psychohistorien. Je découvre le disque de Phaïstos. Je cherche dans mon journal des passages sur l’écriture. Je choisis quelques extraits, j’essaie aussi d’articuler ces autres fragments que j’accumule depuis peu, souvent notés au réveil, avant que la journée n’absorbe cette faculté de ne penser et dire qu’une chose à la fois. Ensuite supprimer une bonne partie de ce qui a été retenu, parce que redondant ou finalement trop loin du texte désiré. Ce sera un cahier certes hétéroclite mais qui ne pourra tout de même tout absorber, car j’ai un témoignage à donner, une contribution à apporter, je n’écris pas pour moi, je me sers de moi, me prostitue pour une réflexion sur laquelle je prétends peser – il faut bien croire à ce que l’on fait au moment où on le fait, sinon rien n’est possible, et, même si la perplexité gagnera aus69


sitôt après la partie, une distance aura été franchie, celle qui me relie aux hommes. * L’écriture, c’était ce qui se déroulait dans le noir de l’éloignement, dans le silence et la solitude. Éventuellement dans la cacophonie d’un bistro ou d’un hall de gare, comme cela m’est arrivé souvent, mais cependant dans un silence intérieur. Chaque fois, dans un rapport au monde et à la vie ô combien ténu et intense. L’écriture était cette tension tranquille et angoissée qui préside au geste d’inscrire des mots sur du papier, sans calcul d’une finalité, sans espérer de cette notation rien d’autre que se rapprocher de soi-même. Elle était cet agacement de ne pas savoir assez où devra porter ce mouvement certain et sans grâce, ni la portée de cette incision faite à une chair impalpable autrement. Elle était le souci insatiable, avec les moyens limités à disposition, d’être au plus juste de sa douleur ou de sa joie, de son amour possible ou impossible. Elle était aussi, par la suite, d’envisager un texte publiable, un texte qui trouverait des lecteurs et sèmerait du trouble. Elle était à ce moment l’invention d’un format, ou plutôt l’adoption laborieuse d’un format imaginé, donc existant, et les jeux de contraction auxquels il faut se livrer pour parvenir à faire entrer un monstre lesté d’un gros derrière dans un étroit fauteuil en papier. Plus tard, une fois le texte publié, il n’y a plus à l’écrire, et on ne saurait déjà plus le refaire. C’est pourtant à ce moment-là qu’on nous ferait passer pour écrivain, qu’on voudrait nous entendre en écrivain, nous entendre discourir. Quelqu’un qui 70


discourt n’est pourtant qu’un discoureur, pas un écrivain. Il y a eu d’abord un incapable essayant d’écrire et parvenant avec difficulté à un résultat, il y a maintenant un histrion qui joue à l’écrivain, et c’est celui-là qui semble intéresser, non pas l’écriture. Non plus le livre. Non plus le texte. * À défaut de connaître ou de créer à chaque fois le signe qui convient, il nous faut bien procéder par phrases. Sont complexes les sensations qui vont toujours par groupes, et sont complexes les façons de les partager ou les garder en mémoire. Faudra-t-il écrire de la poésie, de la prose ? ou en quoi d’autre depuis M. Jourdain ? Faudra-t-il montrer que la phrase la plus banale soudain prend toute sa force pourvu qu’on y porte l’attention maximale, pourvu qu’une opération magique nous ait dirigés sur elle, par un jeu d’attente et de conscience qui la rend pleine et fulgurante au moment où elle surgit ? Qui décide qu’écrire est un acte noble ? Qui l’a décidé ? Pourquoi y aurait-il une mémoire historique ? Elle qui permet l’archivage, l’accumulation, la puissance par la quantité, la statistique, le contrôle, la souveraineté… Et pourquoi l’écriture prend-elle tous les droits ? Les raisons ne manquent pourtant pas de refuser « d’entrer dans l’Histoire », il suffirait de voir le tour que l’Histoire a fait prendre à l’humanité. N’aurait-il pas fallu oublier cette progression et qu’elle nous oublie un peu ? Oublier le temps plutôt que le voir paître l’imagination. Se perdre enfin, puisque le vertige est toujours là… 71


* En Grèce, comme Marcel Détienne l’a montré, ce ne sont pas les dieux mais les hommes que l’écriture nouvelle doit servir, exposée au cœur de la cité́ pour en rendre les lois publiques et les imposer à tous. L’invention de l’alphabet est étroitement complémentaire de celle de la démocratie. Elle signifie également le triomphe d’un humanisme. Mais en devenant ainsi propriété entière des hommes, l’écriture s’est privée des connotations divinatoires qui en vivifiaient naguère encore la lecture. Anne-Marie Christin, « L’écriture ».

Avec l’alphabet, les hommes ne s’adressent plus aux dieux mais ils s’écrivent entre eux. La poésie, quant à elle, s’adresse à la part la plus secrète des humains, la part des dieux cachée en chacun de nous. Elle est autant souffle du vent que flèche de sens, et parfois l’écho d’un noyau d’indicible – noyau d’affects et d’exils, noyau d’appartenance et de résistibilité. Ce qui ne peut se dire, ce qui ne peut même s’écrire, sans le masquer ni le trahir, la poésie le véhicule. Parfois miroirs fragmentaires, les mots font comme des ricochets à la surface d’un réel impénétrable. Prolixes ou mutiques, nous tricotons tous un inlassable bavardage qui, parfois, fait tout juste un peu mieux que d’être un jacassement oiseux. * Écrire n’est pas un rêve. On peut rêver d’être écrivain, pas d’écrire. Pourtant, c’est l’action qui requiert et qui donne, non pas la pose que l’on prend. Et c’est l’action – puisque ce geste est une 72


action – qui mérite le contour, non pas la vanité en soi. Même l’œuvre ne vaut qu’en n'étant pas seulement un résultat mais aussi une amorce d’inconnu, d’une capacité encore aveugle. Ne pas écrire est au fond le rêve de bien des écrivains, ou plutôt… ne plus écrire. Se montrer capable de ne plus écrire, ou n’écrire à la rigueur qu’un seul livre qui serait de la pure impression, de l’intraduisible, du néant magnifié – ou du divin exalté, si l’on préfère l’envers à l’endroit. Cependant le mal est déjà fait, tous ces brouillons répandus. Je lui ai bien dit […] que mon travail c’était d’écrire des livres. Il a dû trouver l’excuse assez faible. Je n’ai pas la tête d’un écrivain, et d’ailleurs un écrivain, estce qu’on en a jamais vu ? Ça doit habiter Paris. Denis de Rougemont, Journal d’un intellectuel au chômage.

* J’écris de mon déséquilibre. Je marcherais droit que je n’aurais plus de raison d’écrire. En cela je ne suis pas écrivain et je sais que je n’ai jamais souhaité le devenir, je ne serai jamais une machine à composer des textes, commerciaux ou pas. Antonin Artaud dit que l’autodidacte « ne tire jamais rien du fond général mais tout de [son] fond personnel à chaque instant ». Quelle que soit sans doute l’étendue de l’imagination de celui qui écrit, il y aurait donc pour l’autodidacte un épuisement à l’œuvre et non cette capacité peut-être enviable qu’ont certains cerveaux virtuoses de renouveler à l’infini les thèmes les plus divers, les objets des passions, les idées relatives, les regards panoramiques, les sen73


timents communs ou insolites, même si chez eux aussi une couleur récurrente le plus souvent sera distinguée à travers le style qui leur appartient, ce style qui est à soi, qui est de soi. Pour ma part, d’avoir écrit le roman Rien seul, récit d’une vie qui n’est pas la mienne, et d’avoir constaté ensuite combien ce texte était finalement personnel à tant d’égards, combien j’y avais peut-être mis l’essentiel de ce que j’avais à dire, j’en conclurais sans difficulté que je ne dois plus écrire, sous peine de me redire et surtout de devenir une sorte de romancier imparfaitement inauthentique, menteur professionnel mais ne sachant mentir assez vrai. Cependant, je continue à écrire. Du moins, j’essaie de ne fabriquer que par bricolage, qu’en allant là où je ne suis allé déjà, par des chemins ignorés ou oubliés, avec toujours sur les épaules de mon geste d’écrire ce poids de réel qui me fait plier en attendant de me faire abdiquer. Chacun porte sa douleur propre, sa charge trop personnelle, et il devra la porter jusqu’à lui donner une existence, la restituant ainsi à la fiction commune où chacun, décidément, devrait avoir un rôle. Pour cela il faudra lui trouver une langue, qu’elle puisse parler, se définir et se situer, et plus tard chanter avec les autres, comme le corps danse ou fait l’amour avec un corps qui n’est pas soi ni à soi. Lorsque j’ai eu écrit mon premier récit, qui se voulait un roman mais où je crachais déjà ma douleur d’être, je l’ai fait lire à une amie de confiance, son seul commentaire fut de me dire : « Tu as écrit ton testament. » J’avais trente ans. C’était vrai. C’est 74


toujours vrai. En cela je suis moraliste, ce qui n’est pas testamentaire ne m’intéresse pas. L’essentiel de l’écriture se passe en deçà de la rédaction, à la fois dans un passé lointain et aussi bien presque dans l’immédiat. L’écriture se regarde alors, et s’aperçoit en tant que caractère. Et le caractère ne se forge point, il est là qui demande à être à l’air libre. Il peut être contraint, oppressé, massacré, détourné ; mais dénaturé, cela paraît impossible. Il peut choisir de ne pas se montrer, resté camouflé sous des habits peu ragoûtants, n’empêche. Nous cherchons tous un caractère. Derrière un visage, une figure. J’écris avec des caractères et plus tard on m’approche comme si j’étais un caractère, comme si j’en avais mangé jusqu’à en être un, ou un character (un personnage). * Qui/quoi d’autre qu’un écrivain a besoin d’écrire pour savoir ce qu’il pense ? À quoi ça sert, le geste d’écrire ? Pour la preuve de quoi ? La régularité de la graphie. Longtemps je n’ai su signer deux fois de la même façon, peut-être que j’y parviens maintenant, je n’en suis pas sûr. Souvenir des difficultés au guichet de certaines banques étrangères pour le retrait d’espèces en échange d’un chèque de voyage, quand je devais apposer par deux fois le même paraphe, où imiter celui qui ornait mon passeport. Et toujours une différence selon le jour et l’heure, l’humeur, la nervosité, la tension intérieure. Un jour minuscule, un autre gigantesque, le plus souvent très appuyée (tout le 75


corps s’épuise à l’écriture), plus ou moins arrondie, jamais penchée. Je me relis parfois avec peine. Ce n’est qu’une deuxième fonction de l’écriture, d’être relue ensuite. Elle est elle-même une première lecture, à l’aveugle. Du temps en train de se composer ? L’écriture comme soulignement d’une conscience qui s’extravase… Écrire non pour se relire, pour se relier peut-être. Ou pour se voir relié. Dans l’urgence de l’instant. Être rattrapé/ne pas être rattrapé. Être saisi. Être conducteur. Que la vie passe non pas là mais ici. Quelque chose. Les accents. Les accrocs. Les épines. Le corps veut ramper encore. Les rires. Dans la vitesse absolue de l’immobilité, comme si dans un cimetière les morts avaient la fièvre. Il serait drôle qu’à force d’écrire des fadaises cette main se rebiffe et que la plume vous saute à la figure. Robert Pinget, Taches d’encre.

* Le mensonge de l’adverbe et le parlement qui s’applique à mériter son nom. De la langue (symbolique) des oiseaux aux dévoilements de sens opérés par Jacques Lacan, en passant par la grammaire logique de Jean-Pierre Brisset, l’écriture imprimant des signaux moins visuels que musicaux avant toute chose. Et pourtant, fourbi d’indications, de sens, sémaphores pour l’inconscient, l’alphabet grec reprenait les dessins cunéiformes des Phéniciens, cousins des hiéroglyphes de l’Égypte, assemblages visuels fabriquant le discours et fabriqué par lui, il fit passer de l’œil à l’oreille l’écriture, s’appuyant surtout sur des sons, créant carcasse de consonnes 76


où la chair des voyelles prendrait place. De phonème en graphème, il accouche bientôt d’une syllabe. Jeu et règle de la grammaire. Domestication de la langue. L’industrie de la mémoire entamait sa carrière et le corps hésitait encore entre le stylo de l’hystérie et la placide dactylo d’un autre savoir. Dans son Discours sur l’origine des langues, Rousseau compare l’agitation de l’Européen à la tranquillité de l’Oriental, comme si, pour ce dernier, l’humeur pouvait être entièrement dans les mots combinés de la langue sans que le corps n’ait à l’accompagner. L’écriture pourtant n’a cessé de parler pour l’œil, souvent ésotérique, toujours esthétique. Écriture des pierres, de la Corse aux cathédrales ou à l’Île de Pâques, mystère maya, mystère étrusque, des tablettes ou des disques d’argile couverts de messages encore incompréhensibles sont enfouis par les ans, à Glozel, à Phaïstos ou ailleurs. Écriture, écriture encore, les Calligrammes d’Apollinaire, Les mots en liberté de Marinetti, la typoésie présentée par Jérôme Peignot, la langue des signes des sourdsmuets, etc. * Je suis parti un jour là-bas avec ce projet d’accoucher ma langue. De prendre ce temps exclusivement pour cela. C’est en Égypte, en 1989, que je me suis mis à écrire pour de vrai. Au pays des pictogrammes et des chats. Il y en a partout dans les rues, errant ou se prélassant, malins, sagouins, véritables sybarites ménagés par un peuple qui méprise les chiens. J’ai longtemps contemplé les chats de la Cité des morts ou 77


ceux d’Alexandrie. Protecteur des récoltes puisque chasseur des rongeurs prédateurs, le chat était sacré jadis, et momifié à sa mort. On le vénérait plus que tout. Les hiéroglyphes forment une écriture, les humains ont construit des langues. À part les guerres et les lois, ils n’ont fait que cela peut-être. Inventer des outils de partage d’émotions aussi bien que des réservoirs de connaissance, une capacité à penser en perspective, et enfin initier une mémoire vivante et possiblement immortelle parce que passant d’un être mortel à un autre, comme la peste ou l’héritage, dans un jeu collectif repoussant l’égarement et le temps. C’est là-bas, dans des chambres d’hôtel du Caire, que j’ai entrepris de remplir des cahiers en vue d’en faire des livres. Pas de plan, pas de savoir-faire, juste une envie qui barbouille et rature. Une première expérience suivie par d’autres, et peu à peu des formes naissantes nourries de ma rage, mon amour, ma tristesse. Mon besoin d’être au monde et à ma place. En même temps manifeste et anonyme. Seul, solide et attaché. * Il y a quelques mois, en été 2014, dans le grenier de la maison où j’ai grandi, je me suis retrouvé face à des cartons nappés de poussière entassés contre un mur. Soulevant des vestiges, j’ai remué l’enfance et j’ai percé l’oubli. Quelques cahiers de faible épaisseur. La couverture est de couleur pâle, rose ou verte, jaune. De marque Sphinx, avec une gravure du sphinx de Ghiza inscrite dans un triangle doublement ligné, pointe 78


vers le haut. À l’intérieur, les pages sont quadrillés de lignes d’un bleu délavé, soit des carrés de huit millimètres de côté. Le bord inférieur de chaque carré – j’ai envie d’écrire carreau – est doublé d’une autre ligne écartée de quelques millimètres. Assez pour la hauteur de l’œil d’un caractère. C’est dans ce cahier que j’ai commis mes premières pages d’écriture. C’était en l’année scolaire 19651966 ; cours préparatoire deuxième année. Sous la consigne de Mme Letexier, j’alignais les lettres dans l’intervalle des lignes doubles qui ornaient le blanc du papier. Au début de chaque ligne, l’institutrice – on disait la maîtresse – avait tracé en rouge une lettre parfaitement dessinée, un modèle que nous devions imiter, moi comme les camarades de ma section. Imiter, répéter ce même éclat de l’alphabet. Ce cahier commence sa carrière le 5 février 1966. À la première ligne de la première page, sous mon nom et la date, c’est une série de o. Un œuf avec une houppe dirigée vers l’avant, vers ce qui vient après. La ligne suivante, c’est le mot « bol » qui est graphé quatre fois d’une main débile. Aujourd’hui, je jugerais peut-être pittoresque cette déclinaison irrégulière – les arts bruts, sinon le snobisme, sont passés par là – tandis qu’alors j’ai dû rougir de honte de ne parvenir à ce beau style que la maîtresse nous donnait en exemple. Dans la marge elle notait ensuite son appréciation. À chaque fois j’ai droit à « mal ». Il y a plus loin, quelques « bien » en marge des exercices de calcul, soit des additions ou des soustractions. Les raisonnements semblent corrects mais ma main gauche a beaucoup de mal à s’assurer dans sa position de scribe. Mon écriture est maladroite et elle le restera jusqu’à aujourd’hui, d’une 79


maladresse qu’il m’aura fallu accepter, fort tardivement. Entre-temps la machine à écrire d’abord, puis le traitement de texte de l’ordinateur auront bouleversé la question du rendu physique et de la lisibilité. Au final de ce cahier qui court jusqu’au 5 mars 1966 il y a ce verdict : « Jean-Claude ne s’applique pas dans son cahier. » Qu’on veuille pardonner ce fétichisme par trop sentimental, en dépit de ses sévères annotations, j’ai beaucoup respecté et aimé Mme Letexier, et j'ai plaisir à la nommer. Je l’ai revue quelquefois depuis cette lointaine époque, elle se disait heureuse de m’avoir appris à lire et écrire, sachant que mon goût pour les voyages et aussi pour les mots et les livres avait pris peut-être un tour assez étonnant. Elle vit quelque part à Mayenne. Je la salue ici comme une bienfaitrice. Je n’en finis pas de mal m’appliquer à satisfaire les grandes personnes, comme si c’était encore l’école, que je me demandais encore, mais avec aujourd’hui davantage de malice ou d’inconscience, qui a commencé de l’encre ou du cahier, de l’œuf ou du o.



petite fable un rien laconique écrite en 2007, non pas préméditée, plutôt sortie d’une rêverie sans crier gare.


De la cendre des mots

De la cendre prise au poêle de Monsieur le Prophète, mort asphyxié, on tissa un beau tapis pour l’immense séjour du Château des Républiques. On sait que par la suite le séjour demeura vide durant bien des années, car personne n’avait à cœur de venir s’y reposer. Pourtant, il arriva qu’un jour un jeune professeur vînt frapper à la porte majuscule du château en ruine. À titre bénévole, il se disait prêt à examiner le tapis de cendres. Sans paraître intrigué le moins du monde, ni même curieux, l’intendant qui gouvernait ici lui accorda cet avantage. Et il laissa le jeune homme travailler, c’est-à-dire marcher à quatre pattes dans le séjour et renifler le sol comme un chien, en éternuant de temps à autre. Plusieurs semaines d’affilée il revint quotidiennement au château et poursuivit l’analyse des cendres. Soudain, il annonça qu’il était en mesure de reconstituer le document initial, celui qui avait brûlé dans le poêle de Monsieur le Prophète et qui gisait là sous forme de poussière noire. Cette nouvelle ne parut pas incroyable à l’intendant. Lequel prononça juste un : « Très bien monsieur. » Quelque jour plus tard, la poussière du tapis avait viré au blanc et noir. Il semblait que des mots allaient se former à partir de ces milliers de points noirs qui se regroupaient selon une géographie très savante. Quand l’exalté professeur vint chercher l’intendant endormi dans l’office, celuici bâilla et prit un verre d’eau qu’il avala d’un trait. Puis il accompagna le professeur jusqu’au séjour. Au sol, à la place du beau tapis de cendres, il y avait une centaine de feuillets noircis de l’écriture si caractéristique de feu Mon83


sieur le Prophète. Ils étaient disposés dans un ordre calculé et prenaient à peu près autant de place que le tapis d’où ils venaient. Les joues du jeune homme étaient rouges d’enthousiasme : « Ça y est, je crois que j’ai réussi. Si vous voulez bien, je vais commencer à lire. » Et il se pencha sur le feuillet qu’il considérait être le premier de cet assemblage. Mais comme il ouvrait la bouche, clignant expressément ses deux yeux, il sentit la lame d’un coupe-papier s’enfoncer entre deux côtes, et la main de l’intendant secouait le manche pour mieux agir, renouvelant le geste rédhibitoire. Le corps du professeur fut habilement équarri avant d’être brûlé dans le poêle hérité de Monsieur le Prophète, un petit modèle en fonte près duquel, quoiqu’on dise, l’intendant aimait à s’assoupir et à rêver du passé. Le tas de cendres qui en résulta, il l’étala sur les feuillets manuscrits et, à la place de l’ancien tapis de cendres, définitivement, il y eut un nouveau… tapis de cendres.


Se sentir seule textes issus des ateliers d’écriture animés par Jean-Claude Leroy

Amani Abdulah Marie Bellet Cinty Benlahcen Morgane Dumazeau Sandrine Ferron Laura Largeaud Sitti Mahmoud Gulizar Namoyan


Se sentir seule Rendez-vous dans les ruines j’aime, j’aimerais, j’aime pas Dans mon vaisseau spatial Depuis l’âge de 13 ans… Chamonix Rendez-vous à la rivière Une enfant innocente Mon petit frère À coup sûr… je crois que… Une petite boutique de couture le mot j’aime Une geisha dans la nuit Sarah


Se sentir seule

La pluie se fracasse contre les vitres fermées, le vent s’engouffre violemment dans les joints des ouvertures ; des frissons parcourent mon corps, le froid ne vient pourtant pas jusqu’à moi. Il faut croire que le cerveau est pour beaucoup dans cette sensation d’être protégée, que rien ne peut arriver. La nuit tombe, la lumière se fait rare ; je peux voir au loin un lampadaire qui éclaire à peine, il se balance de gauche à droite, le vent le chahute. Je me sens seule mais bien. La solitude ne déçoit jamais. Les moments de nuit noire où le silence règne sont les moments que j’apprécie par-dessus tout. La vie tourne au ralenti car les gens se sont hâtés de rentrer chez eux, se sont frotté les mains pour les réchauffer, certains se retournant pour voir si personne ne les suivait. Ils apparaissent comme des nouveaux nés, comme des enfants perdus que l’on doit rassurer. Je les regarde passer, je me sens puissante, très en sécurité. Je les vois, mais eux ne me voient pas ! La nuit tout est calme, tout est vrai, les sentiments sont forts et exacerbés, jusqu’au moment où un rayon de soleil vient percer l’obscurité. La vie reprend ses droits et moi j’attends la prochaine nuit ! Marie

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Rendez-vous dans les ruines

Masquant la lune qui ne pouvait donc éclairer ce théâtre abandonné dont le toit s’était effondré, exposant au ciel des chaises brisées, des rideaux déchirés, et la scène sans animation, les nuages couvraient l’ensemble du décor. Ils se firent plus nombreux, laissant leurs flocons s’élancer doucement jusqu’à ce lieu délaissé par les hommes. L’hiver s’imposait ainsi, la neige couvrant le paysage, les ruines du théâtre devenant toutes blanches. Parmi les décombres, entre les vieux sièges, un chat dont le pelage était aussi sombre que la nuit se faufilait jusqu’à la scène. Il s’allongea doucement sur le manteau que formait la neige avant de regarder la lune et les étoiles dont le scintillement avait réussi à transpercer le voile obscur, éclairant ce théâtre autrefois majestueux. Un son se fit entendre, le miaulement du chat, comme une douce mélodie, une musique apaisante. Sa queue bougeait doucement, balayant la fine couche de neige, dénudant en même temps le vieux bois de la scène. Mais le ballet des flocons s’arrêta soudain, les nuages fuyaient le ciel, la pleine lune reprit sa place, elle irradiait ces terres abandonnées, offertes à la nature. Alors le chat se dressa, étirant tout son corps avant de se faufiler dans les vieilles loges. Des restes de costumes jonchaient le sol, formant un tapis aux couleurs passées. Des miroirs brisés reflétaient des morceaux d’une part de pleine lune qui dépassait du ciel. Avec agilité, le félin sauta sur le 89


haut d’une cloison, jusqu’à atteindre un lambeau restant du plafond. Puis, alors même que les nuages revenaient à la charge, entraînant avec eux un nouveau ballet de flocons, il gagna un bout de toiture encore intact. L’animal émit un léger ronronnement, puis, avec sa patte droite, il voulut attraper l’un de ces étranges projectiles. Délicatement, le coussinet de sa patte effleurait les flocons. C’était comme un jeu qui commençait. Sautillant sur le toit avant de descendre parmi les débris, se faufilant entre les strapontins, tentant d’attraper encore un flocon venu s’échoir ici. Cependant, il s’arrêta soudain. Il avait senti une odeur inconnue, quelque chose qu’il n’avait jamais perçu jusqu’alors. Enveloppé dans une bulle de nostalgie, un homme marchait sur la scène délabrée. Il se souvenait du temps où il était maître sur cette même scène. Il se souvenait du temps où le théâtre était encore en vie. Il se souvenait du temps où il avait encore une âme. L’homme regardait les sièges repliés, espérant peut-être que quelqu’un entendrait sa détresse. Il entendait le miaulement du chat qui résonnait dans les ruines. Et maintenant, homme et félin se regardaient, s’observaient, et le silence régnait. Le vent poussa un souffle, les flocons furent emportés. L’animal s’avança vers l’homme et il sauta dans ses bras, lui réclamant de la chaleur. Ils s’en allèrent tous les deux, laissant la neige prendre possession de ce lieu que des hommes avaient bâti jadis, avant de l’abandonner. Morgane


J’aime, j’aimerais, j’aime pas

–  J’aime les mots rentrée, rose, tulipe. –  J’aime le mot neige : c’est un mot qui me rappelle des souvenirs d’enfance, quand je faisais des bonhommes de neige avec ma famille et qu’on les transportait jusqu’au balcon de notre appartement. J’aime me promener en regardant la neige tomber et puis voir les flocons fondre dans ma main. –  J’aime les mots Emeline, Amalia, jonquille. –  J’adore les prénoms qui se terminent en y car dans la terminaison on entend i et j’aime aussi voir la forme du y. Je voulais m’appeler Stecy. J’adorais mon papou, mon papy, et je l’écrivais avec un y. Et de même j’ajoutais le y à son prénom, il s’appelait Pierre et moi je l’écrivais : Pierry. –  J’aime Cheviré-le-Rouge, Brigné, Vezina, Emilie. Jasmin. J’aime aussi le mot triste. Quand je suis triste j’ai envie de m’enfermer, de ne plus parler, et je dors sur le ventre. Vezina, je choisis ce prénom, car j’ai une copine d’enfance, qui s’appelle Faïzina et les deux mots se ressemblent. J’aime le jasmin parce qu’il brille jour et nuit. –  J’aime les noms de ville : Écouflant, Bocé, Loiré, Miré, Marans, Coutures, Jarzé, Gatox… –  Il y a aussi le mot calme. Je suis toujours calme. Je ne parle pas beaucoup. Je travaille très vite. Trop vite ? 91


Non ! Ma maman était calme. Je suis calme. Ma petite, qui s’appelle Samira, est également calme. Elle ne parle pas beaucoup à l’école, elle en CP. La maîtresse s’en est inquiétée, mais non, je l’ai rassurée, je lui ai dit qu’elle était toujours ainsi, que c’était son attitude naturelle, elle est calme. Dans la langue arménienne, pour dire calme on dit hangist. Et pour dire soleil on dit arev. –  J’aime les chats et les pandas. J’aime pas les araignées, la canicule et les moustiques, les prises de sang. –  J’aime apprendre les choses mais je n’aime pas les gens qui parlent fort. –  J’aime les gens aimables, le chocolat et les crevettes. –  J’aime pas les curieux ni les huîtres. Ni les rats ni les souris. –  J’aime les bracelets, les portables tactiles, les camions, les vélos. –  J’aime pas la campagne, c’est trop calme. J’aime pas la piscine, c’est trop petit. J’aime pas les gens qui relookent. J’aime pas le lycée, car trop strict. J’aime pas les gens trop francs. –  J’aimerais un chat. –  J’aimerais parler d’autres langues. –  Je déteste entendre les ronflements de mon père, les cris des enfants des voisins. 92


–  Moi je déteste le bruit du clavier des ordinateurs, le bruit des moteurs ou le vacarme de la foire Saint-Martin. –  Entendre le souffle du vent, surtout le soir, je n’aime vraiment pas ça. –  Je n’aime pas la guerre. Je n’aime pas rester toute la journée à la maison. –  J’aime les orages. J’aime voir les gens qui tombent. J’aime le moment où l’on s’endort. –  J’aimerais ne plus avoir à réfléchir. J’aimerais ne plus connaître l’angoisse. –  J’aime les hamburgers et les fins de mois. –  J’aimerais avoir plein d’animaux et que la vie soit simple, car elle est assez compliquée. –  J’aimerais être médecin pour aider les gens qui souffrent. J’aimerais aussi être libre comme l’air. –  J’aime le mot neige. –  J’aime rentrée, rose, tulipe. Amani, Cindy, Gulizar, Laura, Morgane, Sandrine, Sitti



Dans mon vaisseau spatial

loin de la terre avec Alexy on voyage pour aller chercher son chat Missy qui a réussi à s’échapper loin d’ici. Sur le chemin on y croise un proxy on décide de s’y arrêter pour aller chercher des croquettes pour Missy qui était parti depuis trois semaines et Alexy s’inquiète vraiment pour son chat qui est si mignon. On a dû préparer le vaisseau spatial, on a mis des vêtements chauds de la boisson froide et chaude puis de la nourriture pour tenir trois jours dans le vaisseau spatial car de la terre à la galaxie il y a trois jours de voyage. Pendant le voyage on aperçoit les belles étoiles briller dans le ciel. Trois jours après on y voit Missy on court pour le rattraper. On a réussi à l’attraper et on l’a mis dans sa cage et on lui a donné des croquettes et un bol d’eau. Pendant le voyage, Alexy a rétréci mais on ne savait pas pourquoi et du coup on se pose la question. Il 95


va devoir aller voir son médecin pour savoir ce qu’il a. Mais même le médecin ne sait pas pourquoi ni pour qui. Notre question est sans réponse. Alors on a tout expliqué au médecin, le grand voyage de trois jours vers la galaxie. Le voyage a été super-génial et serait à refaire si c’était possible. Un voyage qui nous a permis de découvrir d’autres planètes. Grâce à Missy on a adoré ça. Une épopée inoubliable et à revivre sans hésitation * De retour sur Terre le voyage je décide d’en parler aussi à la famille et aux amis. Mes amies Mary, Cindy et Stecy ne me croyaient pas ! Je leur disais mais si croyez-moi s’il vous plaît, je ne suis pas une menteuse, une affabulatrice ! Venez avec moi et vous aurez la preuve que tout cela est vrai. Je suis prête à vous embarquer et à tout vous montrer Même Alexy est témoin ! Alors, venez voir Alexy et vous verrez bien que mon voyage a bien été réel ! Mary et Cindy 96


n’arrêtaient pas de rigoler mais Stecy commençait à me croire. Donc, j’emmenai Stecy avec moi pour lui présenter Alexy mais on ne le trouva pas dans le salon et donc on décida d’aller dans le jardin et, là, on l’aperçoit assis je lui présente ledit Stecy et je demande à Alexy, de raconter l’histoire que l’on a vécue, lui et moi ! Puis soudain Stecy nous demande à refaire l’aventure avec nous deux ! Mais on a refusé, on a dit que les autres ne nous croiraient pas, et qu’alors cela ne servirait à rien de refaire ce voyage de trois jours. Puis Mary et Cindy ont fini par nous croire et, toute la soirée, moi et Alexy on a raconté ce qui s’était passé et Mary, Cindy, et Stecy écoutaient avec plaisir l’aventure ou folie jusqu’au bout ! On mangeait et même on se gavait de pop-corn ordinaire mélangé à du pop-corn super-concentré à base d’histoire vécue, d’histoire de vie avec et sans soucis histoire de maintenant et d’ici. Laura



Depuis l’âge de treize ans

Depuis l’âge de treize ans jusqu’à l’âge de vingttrois, j’ai vécu à Mayotte. C’est une petite île qui se trouve dans l’Océan indien, une île française. Il y fait chaud, autour de 36° et, tout autour, la mer. On y voit des palmiers, des cocotiers, des bananiers. Et beaucoup de touristes pour profiter de l’océan. À Mayotte, on parle le maoré, on écoute de la musique et on danse le m’gocho : c’est-à-dire qu’on bouge les fesses en rythme. À Mayotte on s’habille en salouva. Soit deux ou trois châles cousus ensemble qui forment cet habit typique des îles. Il y a là-bas beaucoup d’associations qui s’occupent de l’organisation de mariages. Par exemple, si une jeune fille se marie pour la première fois, on prépare les enfoues, ce sont des fleurs de jasmin avec lesquelles on fait un collier et un sur-tête pour la mariée. Et puis on prépare aussi les hennés. Pendant ce temps les autres se mettent à faire à manger pour les invités. Plus tard on dansera le m’biwi, le tari et le chigoma, des danses traditionnelles. J’aimais bien être à Mayotte car j’y avais ma famille. Je connaissais beaucoup de gens, je m’étais fait beaucoup d’amis. C’est aussi là-bas que j’ai rencontré mon mari, Samir, qui est le père de mes enfants. Je l’ai rencontré dans mon quartier, un après-midi vers 17 h, il était grand, avec les yeux marron et la peau brune. Souriant, il m’a demandé mon adresse, il voulait passer voir ma mère et lui parler… Plus tard, après notre mariage, c’est un ami 99


français, ouvrier dans le bâtiment, qui l’a fait venir en France, à Lille, où il travaillait. Samir a obtenu un cdi. Pour ma part, ce n’est qu’après trois ans de solitude que j’ai pu le rejoindre. Pendant trois années j’ai vécu seule avec mon fils, heureusement il y avait ma famille, surtout ma grande sœur qui m’a aidé à garder le petit quand j’allais gagner ma vie. J’ai travaillé jour et nuit dans un restaurant, c’était en fait aussi pour essayer d’oublier que j’étais toute seule. Après le travail, je n’étais pas pressée de revenir à la maison où surtout la tristesse m’attendait. Je n’avais plus de mari, alors je regardais sur mon téléphone portable pour voir s’il y avait un sms ou un appel venant de France. Ce n’était pas si facile de vivre sans amour, mon mari me manquait beaucoup, à moi et à mon fils également. Jusqu’au jour où Samir m’annonce qu’il va revenir à Mayotte. C’était au mois de novembre 2010, j’étais fier de son retour. Mais, finalement, il a changé d’avis, et il a demandé qu’on vienne le rejoindre en France. Sitty


Chamonix

Je me souviens que la route traverse d’abord les villages de Passy, Saint-Gervais-les-Bains et les Houches. Et quand on entre dans Chamonix on est d’abord saisi par les montagnes, car la ville est dans le creux d’une vallée encadrée de versants tellement plus grands qu’elle. Je remarquai aussi les câbles du téléphérique qui mènent à l’Aiguille du Midi. C’est de là que le randonneur pourra marcher vers le Mont-Blanc. Je me souviens d’une rue dans le centre-ville, elle était réservée aux piétons et aux voitures de livraison, je revois les petites boutiques, la boulangerie, le magasin Super U. Je me souviens encore de la rue de la Gare où une année il y avait eu une fête regroupant tous les commerçants, chacun derrière son stand, et la foule des badauds partout autour. Le soir, il y avait eu un bal dansant. Je me souviens qu’il y a aussi une patinoire, et qu’elle est toujours fermée. À côté, c’est une piscine avec un toboggan ! Je n’oublie pas qu’il y a une deuxième gare, plus petite, la gare de la Mer de Glace, avec un train qui file dans la montagne, suivant le relief. On regarde par la fenêtre, c’est une vue plongeante sur la vallée. J’ai peur du vide et mes parents aussi. La ville paraît minuscule, les voitures et les gens sont des points de couleurs. Au terminus, tout au bout, c’est-à-dire tout en haut, on est accueilli par un magasin de souvenirs où sont vendus des cartes postales, des bols, des porteclés, et d’autres babioles pour les touristes. J’en101


tends encore mes parents me dire : « Voilà, c’est la Mer de Glace ! » Alors, j’ai vu une énorme plaque de glace couleur blanc gris qui avait des crevasses profondes. Et des gens qui marchaient dessus. Il y avait une grotte et, avec mes parents, nous l’avons visitée. Mieux vaut être bien couvert, car il y fait très froid. On est entré, il faisait sombre, c’était impressionnant. Le thème : Obélix et Astérix. Ils étaient sculptés dans la glace. Il y avait aussi des fauteuils, une table et des chaises, tout cela reconstitué, sculpté dans la glace. La visite terminée, plus qu’à reprendre le train, descendre vers la vallée. À la belle saison on peut pratiquer la « luge d’été ». Il faut emprunter le télésiège, mettre les deux luges à l’arrière ; une fois en haut, on choisit entre deux circuits. L’un est plus lent, c’est la tortue, et l’autre est plus rapide, c’est le lièvre. Quand on s’assoit dans la luge, il y a un frein au milieu, pour ralentir. Il n’y a plus qu’à se laisser glisser, avec les sensations. L’été, on partait en randonnée. J’y ai pris goût. J’adore encore me promener dans la montagne. Je prends des petits chemins qui grimpent entre les herbes et les rochers, il y a des bancs pour s’asseoir et regarder le paysage. Des petites cascades d’eau chantent dans le paysage, et des plus grandes. Notre regard croise parfois celui des animaux : des moutons ou des chèvres, ou d’autres. Au fur et à mesure qu’on monte, on marche plus près du bord, au-dessus du vide. Mieux vaudrait ne pas avoir le vertige. Mais en haut, l’air est plus pur, et toutes les odeurs de la nature nous envahissent. Sandrine


Rendez-vous à la rivière

Soufflant doucement, le vent faisait danser les branches d’un cerisier en fleur. Le soleil illuminait la rivière, ses rayons glissaient près d’un arbre dont les pétales des fleurs se posaient délicatement à la surface de l’eau. Un soldat marchait dans la plaine où cette rivière était la reine, elle qui en avait traversé toute l’étendue après avoir dévalé une colline et continué sa course entre les champs. Le soldat s’approcha de l’eau transparente dans laquelle on voyait divers poissons et créatures des rivières. Il s’assit près du cerisier en fleur, à l’abri des rayons du soleil. Il ferma les yeux, écouta le vent qui dansait avec les fleurs avant de les faire tournoyer jusqu’à la rivière. Gardant ses yeux fermés, le soldat ne faisait pas attention à la personne présente près de lui. Pourtant, une voix brisa le silence, une voix fragile qui chantait un air traditionnel évoquant des légendes très anciennes. Le soldat ouvrit enfin les yeux, cherchant à découvrir à qui appartenait cette voix. De l’autre côté de la rivière, se trouvait une jeune femme, elle puisait de l’eau avec un grand seau. Ses cheveux étaient longs et noirs et sa peau aussi blanche que la neige. Elle venait d’un village situé à l’autre extrémité de la colline. Séparés l’un de l’autre par le cours d’eau, le soldat et la jeune femme se regardèrent. La femme ne chantait plus mais, au moment de prendre son seau et de s’en aller, elle sourit au soldat.

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Il demeura interdit et la regarda s’éloigner alors qu’à cet instant une fleur tombée de l’arbre se posait sur sa main. Il la prit dans sa paume, gardant en elle le souvenir du cerisier, et surtout l’image de cette jeune femme aux longs cheveux noirs et à la peau blanche. C’était l’heure pour lui de regagner le campement de son régiment, non sans savoir qu’il ne la reverrait peut-être jamais, puisque le lendemain il devait partir combattre, là où la guerre avait lieu. Morgane


Une enfant innocente

Une enfant qui a subi une vie très difficile et qui, bien sûr, n’y est pour rien. Malheureusement, elle ne peut comprendre ce qui lui arrive. Elle a trois enfants, à son âge c’est énorme. Mais elle vit de beaucoup d’espoirs, car elle pense à ce que sera bientôt sa famille. Elle pourra tout partager avec eux et leur parler de tout. Elle imagine que l’aîné deviendra son frère. La plus grande des filles sera sa sœur et la plus jeune sera sa petite sœur par la suite. Son souhait le plus cher est de pouvoir tout faire pour eux et que plus tard ils ne se séparent jamais. Elle n’est pas très souriante car elle ne sait pas bien à quoi sourire, mais quand elle voit ses enfants en train de jouer ou de rire, ça lui donne le sourire à elle aussi. Sa propre enfance lui a appris que la présence d’une mère est très importante pour ceux qu’elle a mis au monde. Elle sait que sa vie a été ratée du fait de n’avoir pas vécu avec sa mère. C’est si difficile à supporter. Dès le premier jour à la maternité, voyant son fils qui venait juste de naître, elle a commencé à lui sourire en regardant ses yeux, et ses mains, et sa bouche. Elle s’est mise à pleurer car elle se demandait si sa maman à elle avait vécu cela de la même façon. Ce qui doit arriver, arrivera, mais elle ne s’éloignera jamais de son fils. Même si le père les quitte un jour, elle gardera son fils, il est trop important pour elle. Aujourd’hui, elle commence à se dire : « Je ne suis plus toute jeune puisque je suis déjà mère. » Mère trois fois, et bien105


tôt quatre. Certains jeunes de son âge ne pensent qu’aux études alors qu’elle est mère au foyer. Mais comment et pourquoi une mère pourrait abandonner son enfant ? Est-ce à cause de son père ou de sa jeunesse qu’on abandonne son enfant ? Sans avoir une réponse de sa part, je continue à m’interroger. Est-ce bien vrai qu’on peut oublier son enfant si facilement ou qu’on peut faire semblant, faire comme si on n’avait pas mal ? Elle se pose des questions, se demande si sa mère pense comme elle ou au contraire pas du tout. Est-ce bien vrai qu’on peut oublier ou faire semblant ? Sitti


Mon petit frère

Mon petit frère, Thomas, c’est toute ma vie. On a grandi ensemble, lui et moi, et notre relation est fusionnelle. J’ai toujours été là pour lui dans tous les bons moments comme dans tous ceux qui l’étaient moins. Déjà, quand il était bébé, c’est moi qui lui donnais le biberon. Avec l’aide de maman, je lui changeais sa couche. À l’âge de cinq ans, Thomas est tombé de son vélo. Il saignait beaucoup et c’est moi qui avais mal à sa place. Il disait : « Mais moi j’ai pas mal, alors pourquoi tu pleures lorsque c’est moi qui tombe ? » Et maman disait en rouspétant : « Arrête de pleurer à la place de ton frère ! » Et je disais : « Mais maman, j’ai mal pour lui ! » Lui et moi, on s’est toujours senti à merveille. À rigoler comme deux fous. On dormait dans le même lit dans ma chambre, on ne voulait pas se quitter. Le matin, je le réveillais et je lui disais : « C’est l’heure d’aller à l’école. » Il se préparait tout seul, avec maman je l’emmenais à l’école. La journée finie, on allait le chercher et on rentrait à la maison. On jouait toujours au loup cache-cache ; je le trouvais, et lui aussi, il me trouvait. Mon petit frère, c’est toute ma vie et c’est mon sang. Je ne peux pas me séparer de lui, et lui non plus. On ne peut pas être une semaine sans se voir, c’est totalement impossible ! On est fait pour vivre ensemble et rester l’un à côté de l’autre. Quand je suis parti chez maman à Monplaisir, on rigolait tous les soirs, on se cherchait mutuellement tous les deux et on était mort 107


de rire à chaque fois. Et quand j’avais mon petit copain chez ma mère, mon petit frère était déçu de ne pas pouvoir dormir avec moi, alors le matin il frappait et, quand je disais oui, il venait dans le lit et se mettait toujours entre nous deux. Et quand je suis partie il a vraiment été déçu que je parte de la maison vivre avec mon copain. On ne se voyait plus comme avant. Je n’avais plus mon petit frère pour m’embêter, j’étais assez triste d’être partie de chez maman. Et de temps en temps j’allais chez maman y dormir pour retrouver ma famille et mon petit frère. Ou alors c’est lui qui venait à la maison, il dormait dans la chambre d’amis. Et un jour il me demande s’il pouvait venir dormir la semaine chez nous, notre maison est plus proche de son collège, je lui ai dit : « Tout dépend de maman, si elle est d’accord », et maman a dit : « Mais oui, va chez ta sœur. » Thomas est bien content de venir à la maison. Quand il va se coucher, j’ai le droit d’avoir un petit bisou et pareil quand il part au collège. Ma vie mon petit frère ! Et vu qu'il a bien travaillé à l’école, il a voulu un chat. Alors on nous a donné une chatte et on l’a appelée : Gina. Thomas est avec moi un enfant pourri gâté. Je veux qu’il soit heureux, mon petit frère. Puisque je suis sa grande sœur, je dois le rendre heureux. Pour son anniversaire je lui ai promis une chevalière, donc je vais la lui acheter et la lui offrir. Mon petit frère joue au basket, il veut devenir basketteur professionnel. Aujourd’hui, à seulement quatorze ans, il mesure un mètre quatre-vingt-dix. Je ne sais pas s’il va réussir mais, si la nba fait appel à lui, il devra quitter le Maine-et-Loire, alors je serai hypertriste sans ma vie, mon petit frère. Laura


À coup sûr je crois

–  Je sais à coup sûr comment je m’appelle mais je sais aussi à coup sûr que je ne suis pas sûre de grand-chose. –  Je sais à coup sûr que je ne saurai jamais comment va se passer le futur. –  Je sais à coup sûr que j’aime beaucoup mes enfants et qu’entre nous cet amour ne peut pas s’effacer car il y a beaucoup de complicité et de confiance… Je sais que j’essaie souvent d’oublier mes soucis pour me transformer en quelqu’un qui est heureux et peut satisfaire les autres. Alors je suis à la fois triste et généreuse. –  Je sais que je ne saurai jamais oublier mes problèmes car ça reste naturel pour moi, je ne peux pas passer une seule minute sans penser à tout cela, j’ai grandi avec mes problèmes et je mourrai avec mes problèmes. –  Je sais à coup sûr que je ne saurai jamais ce que je serai demain, et jamais je ne saurai le sens de la vie. –  Je sais que je ne saurai jamais voler comme un oiseau, escalader les immeubles comme Spiderman, construire un avion ou… cuisiner comme ma belle-mère.

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–  Je sais à coup sûr m’occuper de mes enfants et je sais analyser une personne bonne ou mauvaise. –  Je sais à coup sûr où j’habite, je sais où je suis née, je sais le prénom de ma maman, je sais que je ne bois pas d’alcool et que je n’aime pas ça même si je n’y ai jamais goûté. –  Je crois que dans quelques années il n’y aura plus de guerre dans le monde. –  Je crois que je vais réussir à finir ce que j’ai commencé mais je crois aussi qu’on ne peut plus avoir confiance dans les gens… –  Je crois que c’est difficile de dépendre de quelqu’un, difficile de résister et d’attendre des autres de savoir ce que tu peux ou ne peux pas. Je parle ici de la dépendance, de mieux travailler, de penser à soi. –  Je crois qu’il y a des fous sur terre ! –  Je crois que je n’aime pas travailler avec les personnes âgées. –  Je crois que je préfère les enfants. –  Je crois que j’adore rigoler. –  Je crois que je suis bloquée ! –  Je crois que je vais bientôt me faire couper les cheveux.

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–  Je crois que l’argent appelle l’argent, la misère appelle la misère. –  Je crois qu’on ne peut faire confiance qu’à soi ! Il y a énormément de gens qui parlent tout seul dans la rue, cela peut faire très peur. La vie est remplie de gens, quelle crainte, la vie des gens ! –  Je crois que l’avenir sera meilleur. –  À coup sûr, je crois… que je crois… Cindy, Laura, Marie, Morgane, Sandrine, Sitti



Une petite boutique de couture

On arrive devant la boutique. On voit la façade qui est rose pastel, avec des motifs comme des bobines et du fil. Ensuite, on aperçoit le bureau, le mur du fond crème et les côtés rose pastel avec des motifs de bobine et d’épingles. Une petite salle est réservée aux essayages. En ouvrant la porte on se trouve face à un petit bureau rouge clair et derrière il y a un portant de la même couleur, le rouge c’est la couleur de l’amour. Il y a une rose noire. Les murs sont rose pastel avec des motifs de robes et de chaussures. Derrière l’accueil, sur le côté, une table à repasser. Le fer ressemble à un vieux fer d’autrefois, il est noir avec une poignée en bois clair. Au milieu se trouvent des machines à coudre. Il y a plusieurs machines dont une machine plate et une surfileuse, le fond est occupé par une grande table de découpe. Sur les côtés je rangerai le matériel de couture, au fond j’installerai des tréteaux en bois pour les vêtements, de couleur crème et rose pastel. Les cintres sont en tissu. Quand une cliente arrive on se dit bonjour. Je lui pose des questions pour savoir ce qu’elle veut. Elle me dit qu’il lui faut une robe pour le mariage de sa sœur et on regarde les robes sur des livres. On a trouvé une robe qui lui plaît, couleur rouge en haut. Elle a des bretelles et un col en V. La robe est évasée jusqu’aux genoux avec des petites roses 113


blanches. La femme repassera dans quinze jours. Au revoir ! C’est un homme, on se salue, il porte un pantalon trop long. Il va dans la salle d’essayage pour se changer. Je pique des épingles pour faire son ourlet. Il retourne se changer et remarque : « Elle est bien chaleureuse votre petite boutique. » Puis il part. Il y a beaucoup de clients dans une journée et il me faut trouver le temps de faire les retouches. Le téléphone sonne : demandes de renseignements et prises de rendez-vous pour les essayages. Une autre cliente arrive pour sa petite fille car elle fait du théâtre et il lui faut un costume de princesse avec un voile. On a regardé ce qui se faisait comme costume pour enfants, la petite fille a trouvé un modèle de vêtement. Je prépare le patron et je fais la coupe. Je rappelle la cliente pour l’essayage du costume de sa fille. La petite fille rentre dans la cabine d’essayage et elle admire le paravent. Elle me dit qu’il est beau et elle essaye la robe. Elle est toute belle avec sa robe bien ajustée sur les côtés. Il n’y avait que l’ourlet du bas à faire. Avec sa maman, on a vu ses yeux qui brillaient. À midi, je ferme la boutique pour déjeuner. Le téléphone sonne et je réponds, une cliente est paniquée car son mari a un costume avec des coutures cousues sur les côtés. La taille du pantalon n’est pas la bonne. Je lui demande pour quand elle veut que les retouches soient faites et elle me répond : « On a une soirée aujourd’hui. » Je lui dis que son mari doit passer à la boutique pour l’essayage, ce sera prêt pour ce soir. Il arrive, on se dit bonjour et il se 114


rend dans la salle d’essayage. Je pique les épingles où il faut, je me mets vite au travail pendant l’heure du déjeuner. Je mangerai plus tard. À̀ l’ouverture du magasin, l’après-midi, je fais les retouches des autres clientes. En milieu d’aprèsmidi une femme arrive avec un vêtement dans une housse. Elle va se marier d’ici quelques mois. Elle a acheté sa robe dans un magasin de mariage. Quand elle a essayé la robe je l’ai trouvée trop simple et trop longue aussi car elle allait jusqu’aux pieds. Elle désire une traîne et une rose blanche devant, sur le côté droit. Pour la traîne je vais lui mettre un voile blanc avec une rose pour l’attacher afin qu’elle tienne bien. Le haut est un bustier, elle souhaite mettre un voile sur ses épaules. Elle repart, je lui ai donné rendez-vous dans quinze jours. Je continue les retouches que j’ai à faire. Plus tard, je démarrerai la robe de mariée. Une femme rentre, qui veut que je lui couse une robe de soirée. Elle me dit comment elle la voit, un bustier qui s’attache avec une jupe évasée. Je lui demande dans quelle couleur. Elle me dit noir et rouge, rouge pour le bustier et noir pour la jupe. Sur le bustier, elle veut des paillettes sur les coutures, en bas du bustier et en forme de V. Elle veut une petite veste courte qui arrive sous la poitrine, en voile, les manches doivent couvrir la main. Sur le devant, la veste s’attache avec un petit nœud rouge. Je prends ses mensurations et l’invite à un essayage dans quinze jours. Pour visualiser la robe, je suis obligée de la dessiner. En fin de journée je commence à ranger et à passer le balai pour ramasser les fils par terre. Je fais 115


les comptes. Je regarde ce qui manque et je fais ma liste pour acheter le fil, la doublure, les boutons etc., et je ferme la boutique. Sandrine Ferron (Ce texte est issu de l’atelier animé par Dominique Fabre en 2013.)


Le mot j’aime

j’aime le mot désert j’aime le mot éclosion j’aime le mot justesse j’aime le mot précision j’aime le mot silence j’aime le mot transparence j’aime le mot vent j’aime les mots et j’aime le désert l’éclosion la justesse la précision le silence la transparence le vent j’aime Marie

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Une geisha dans la nuit

La nuit était présente, éclairant un grand village caché par la neige. Une jeune geisha marchait dans les rues désertes, inanimées. C’était à n’y rien comprendre, quelques instants plus tôt elle était chez elle, prête à s’en aller dormir, et maintenant elle se retrouvait dehors sous la neige, seule, dans un décor qu’elle ne connaissait pas. Elle voulait fuir ce lieu effrayant, rentrer dans sa maison. Aussi marchait-elle d’un pas plus rapide, essayant de trouver une issue, mais rien, elle tournait en rond, comme prisonnière d’un labyrinthe. Tout à coup retentit un cri puissant, glaçant, la jeune femme arrêta d’abord son mouvement. Puis elle se mit à courir, en quête d’un abri. Vite, elle se réfugia dans une vieille maison, priant pour que tout ceci ne soit qu’un rêve. Encore le cri, encore plus terrible ! Des secousses faisaient trembler le sol. La jeune geisha regarda discrètement par un trou qu’il y avait à travers le mur. De justesse, elle se retint de hurler quand elle vit un grand dragon. Elle remarqua aussitôt qu’il avait une épée plantée dans une de ses pattes, comprit que c’était ce qui le mettait en colère. Voyant la bête foncer vers la maison et commencer à la détruire, elle n’avait d’autre choix que de prendre la fuite. Elle se réfugia derrière de grandes caisses en bois, mais l’animal avait une vue perçante auquel rien n’échappait. Cependant, sa blessure lui faisait souf119


frir le martyre, alors il s’allongea sur la neige. La jeune femme décelant de la douleur dans ses yeux, elle s’approcha doucement de lui, ne voulant pas le brusquer. Le dragon la scrutait, se méfiant de ses intentions de geisha. Or, celle-ci lui tendait lentement la main, ce qui provoqua des grognements chez lui, car il était inquiet de ses intentions. Elle recula légèrement avant de s’avancer au contraire et poser doucement sa main sur la patte du dragon, calmant progressivement sa colère. Elle l’observa patiemment et avec tendresse jusqu’à ce hochement de tête de l’animal qui, par ce signal, l’autorisait à retirer l’épée. Alors elle posa ses deux mains sur le pommeau de l’arme, tira d’un coup, retirant l’objet et faisant du même coup hurler le dragon. La jeune femme posa l’arme à terre, déchira le bas de son kimono, et soigna la plaie. Le dragon la regardait avec confiance ; débarrassé de l’épée, il était enfin apaisé. Il arracha lui-même une des écailles dont il était couvert, l’offrit en cadeau de remerciement à sa jeune infirmière. L’écaille était d’un vert émeraude étincelant. La geisha prit délicatement l’offrande dans sa main au moment même où un vent puissant souffla vers elle, la forçant à fermer les yeux. Quand elle les rouvrit, elle ne se trouvait plus dans des rues enneigées mais dans une chambre de jeune fille, la sienne. Elle soupira de soulagement, tout ceci n’était effectivement qu’un rêve. Elle s’assit sur le rebord de son lit et sentit confusément quelque chose sous sa paume. Écartant sa main, la geisha découvrit, non sans trouble, une écaille vert émeraude. Morgane


Sarah

Une petite fille très gentille aux joues roses, et qui aimait beaucoup les chats, se promenait dans la forêt. Elle s’appelait Sarah. Tout en se baladant au milieu des arbres, elle jouait. Soudain, entre deux buissons, apparut un chat, petit et seul dans une si grande forêt. Sarah se dit qu’il était probablement abandonné. De couleur blanche et grise, il lui parut vraiment très mignon, mais elle devinait aussi qu’il avait très soif et mourait de faim. D’ailleurs, il miaulait sans cesse : « Miaou, miaou ! » ; alors Sarah prit le chat et le mit sous sa veste, car il faisait froid. Elle l’amena tout d’abord chez sa mamie Lucette. « Bonjour mamie ! » Et elle lui montra le chat qui miaulait encore, si bien que mamie s’écria : « Il faut le nourrir, ce pauvre petit chat ! » et elle se dirigea vers la cuisine où elle trouva un reste de viande hachée qu’elle lui mit dans une petite gamelle. Et aussi de l’eau. Le chaton se dirigea tout de suite vers son repas. Mamie dit à Sarah : « Es-tu sûr que ta maman acceptera le chat ? » Alors, Sarah commença à craindre la réaction de sa maman dans le cas où elle lui ramènerait l’animal. En attendant, Sarah dit à sa mamie : « Lucette, as-tu préparé mon biscuit préféré, un quatre-quarts aux pommes ? » — Oui, j’en ai justement préparé un pour toi, dit sa grand-mère. Explosant de joie, Sarah sauta sur le gâteau, le dévora. C’est alors que la sonnette retentit. « Dring ! » Sarah s’écria : « C’est maman ! Mamie Lucette, va ouvrir 121


la porte à maman ! » Ginette venait d’un cours de théâtre et elle était très énervée… Elle venait de se casser la binette / avec sa mobylette, / maman Ginette, et elle pouffait de rire, / mamie Lucette… Mais Ginette se défendait : « Ce n’est pas drôle de jouer cette pièce, surtout que je dois jouer un rôle en étant entourée de vieilles casseroles. » Elle rentra alors dans une colère… Et voici qu’elle aperçoit le chat. Doublement furieuse, elle hurla : « Qui a amené ce maudit chat ? » Sarah avoua que c’était elle, alors sa maman l’attrapa et la frappa encore et encore. Car maman Ginette était une maman très sévère qui, par ailleurs, ne s’occupait pas beaucoup de sa fille. Et c’est pour cela que la petite fille aux joues roses vivait chez sa grand-mère. Maintenant elle pleurait de tous ces coups qu’elle avait reçus. Puis elle prit le chaton dans ses bras et le blottit contre elle, à moins que ce ne fût-elle qui se blottît contre lui. Elle murmura quelques mots à l’oreille de son protégé : « Ne t’inquiète pas ! Viens, on va s’enfuir ! » Et elle ouvrit la fenêtre, l’escalada avant de la franchir et de repartir en direction de la forêt, à grands pas, avec le chat. C’était la nuit noire et Sarah, les larmes aux yeux, avançait sans changer de direction. Elle marchait, marchait sans jamais s’arrêter. Cindy



Bibliographie Artaud Antonin, Œuvres complètes, T. XXIV, Gallimard, 1988. Ba rthes Roland, Réquichot et son corps [1975], in Œuvres complètes, T. IV, Le Seuil, 2002. Barthes Roland, Variations sur l’écriture, Le Seuil, 2002. Ba stard Joël, Sur cet air gracieux et léger, « mots-nambules », Éditions Cénomane, 2012. Biagini Cédric, L’Emprise numérique, L'Échappée, 2012. Blanchot Maurice, L’espace littéraire, Gallimard, 1955. Bousquet Joë, La Romance du Seuil, Rougerie, 1976. Césaire Aimé, Moi, laminaire, Éditions du Seuil, 1961. Ch ristin Anne-Marie, « L’écriture », in Encyclopædia Universalis. Guerne Armel, Fragments, Fédérop, 1985. Jea n Georges, Langage de signes, Gallimard (coll. Découvertes), 1989. Jea n Georges, L’écriture, mémoire des hommes, Gallimard (coll. Découvertes), 1987. Lao-tseu, Tao-tö king, Gallimard, 1967. Lefebvre Henri, Le langage et la société, Gallimard, 1966. L’Ecclésiaste, Desclée de Brouwer, 1975. Meschonic Henri, Célébration de la poésie, Verdier, 2001. Mi chaux Henri, « L'avenir de la poésie », Œuvres complètes, T. I, Bibliothèque de la Pléïade, Gallimard, 1998. Musil Robert, L’homme sans qualité. Oz ouf Mona, « L’école, le plaisir et l’ennui », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], septembre 2011. Peignot Jérôme, De l’écriture à la typographie, Gallimard, 1967. Perros Georges, Papiers collés III, Gallimard, 1978. Pinget Robert, Taches d’encre, Éditions de Minuit, 1997. Prié Yves, carte de vœux 2015 des éditions Folle Avoine. Rancière Jacques, Le Maître ignorant, Fayard, 1987. Ro ugemont Denis de, Journal d’un intellectuel au chômage, Albin Michel, 1937. Vié-David Odile, Habitacle versant nord, Le Dé bleu, 1983.


Merci aux patientes ou impatientes participantes à/de l’atelier Aimé-Césaire pour leur transparence et leur ténacité et à tous les complices de ce projet au sein du lec : Maryse Raimbault, Christine Lassale, et Guylaine Arnould Duma, chargée de mission moteur de l’action et ceux que je n’ai qu’aperçus mais qui ont œuvré et merci à Sophie Ferrandino pour son regard avisé sur les questions de pédagogie, de transmission (et la lecture du Maître ignorant de Jacques Rancière), à Séverine Duchemin pour les chats qu’elle a vus et dessinés, à Michel Dugué, à Jean-Christophe Lerouge et enfin un merci insistant à l’éditeur et ami, Alain Mala si heureusement complémentaire sans qui ce livre, comme bien d’autres, ne serait pas.


mots-nambules Créée à l’initiative de Louis Dubost, éditeur de l’Idée Bleue, mots-nambules est une collection d’œuvres de création littéraire, issus d’ateliers d’écriture organisés par l’association Lire Écrire Compter (LEC). L’originalité de la collection est bel et bien dans la « mise au monde » des livres qui la constituent. Un écrivain anime une suite de rencontres avec un petit groupe de personnes jusque-là éloignées du livre, de la lecture et de l’écriture. Chaque livre est ainsi composé de deux textes : un premier, fruit du travail collectif des ateliers ; le second laissé à la liberté de l’écrivain. Les ouvrages sont publiés avec le concours de la drac des Pays de la Loire, du conseil régional des Pays de la Loire et de la Ville d’Angers.


Titres parus dans la collection aux éditions l’idée bleue Thierry Crifo, Femmes dans la ville, 2006. Serge Joncour, Les Collègues, précédé de La Clef des mots-je, 2006. Isabelle Rossignol, Les Ombres et la Plaie (conte ordinaire) précédé de Aidez-moi ou je pars !, 2006. aux éditions cénomane Éric Pessan, La Nuit de la comète, suivi de Ce matin, la lune, 2009. Hubert Haddad, La Barricade du cygne, suivi de Petit inventaire des quatre vents, 2009. Colette Nys-Mazure, L’Envers & l’Endroit, précédé de Tapisserie angevine, 2011. Joël Bastard, Sur cet air gracieux et léger, suivi de Donner un nom et de Écrire dans les yeux, 2012. Sylvain Coher, Entre soi, suivi de Douce et secrète, 2013. Dominique Fabre, La Mallette, suivi de Quand on a des blessures, les pas sont plus lents et de Choses qui, 2014.


Achevé d’imprimer quelques jours après le dix-sept mai deux mil quinze sur les presses de l’Imprimerie Jouve, à Mayenne, pour le compte des Éditions Cénomane, au Mans. No d’impression : Imprimé en France Dépôt légal : juin 2015.



Jean-Claude Leroy

Album composite où sont réunis travaux en cours et reliques, relevant pour chacun d’eux d’un exercice d’écriture ou sur l’écriture, Un cahier sans école se voudrait un miroir où rien n’est arrêté de l’objet réfléchi, toujours en marche, une phase d’un mouvement sans fin. À la fois réflexion embryonnaire, rapport égotiste et insistance critique, il cherche à montrer une nouvelle fois – l’expression est de Jean Dubuffet – une sorte d’homme du commun à l’ouvrage, ici dans son endroit le plus « bégayant » : le seuil de l’expression. Un ensemble personnel d’un auteur qui se penche sur son travail et sa condition, interrogeant aussi bien les modalités de la création que le monde qui nous est fait. À partir d’un atelier initié par le LEC, qui se tint durant l’automne 2014 à Angers, Se sentir seule est composé d’une série de textes réalisés en solo ou en commun par les participantes, novices en écriture. Des imaginations fertiles ou des témoignages à l’épreuve d’une mise en mots.

Jean-Claude Leroy Un cahier sans école (écrire ne pas)

Un cahier sans école

suivi de Se sentir seule

Écrivain et photographe, Jean-Claude Leroy est né à Mayenne en 1960. Il vit actuellement à Rennes. Son écriture a cours dans différents domaines : poésie, essai, récits et romans. Il tient un blog sur Mediapart et anime le site Tiens, etc. qui fait suite à la revue éponyme créée en 1996. Un cahier sans école est son septième ouvrage publié par les Éditions Cénomane, et le dixième de la collection mots-nambules.

mots-nambules

Éditions Cénomane

ISBN 978-2-916329-67-3 10 euros

alain mala

mots-nambules

Éditions Cénomane

Les chats recueillis dans l’ouvrage ont été dessinés par Séverine Duchemin.


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