Mercredi 11 août 1943 Monsieur Épaisseur a été vu, par plusieurs, en officier prussien. Tous, ici, le disent de la Gestapo. C’est l’adorateur de la carte postale du führer. La balayeuse me disait hier qu’en nettoyant l’étable du porc, elle avait fait choir la sainte image. Il s’était précipité pour la relever et la remettre sur le tabernacle à boustifaille qui, normalement, devait s’appeler son bureau. Puis, il dit, furieux, à la pauvre femme : « Vous savez qui c’est ?... Vous ne le connaissez pas ?... — Oh ! si ! que je le connais ! » répondit-elle, en ajoutant, pour elle-même : « Que trop ! » Il n’a pas saisi la nuance et a trouvé cette réponse satisfaisante. Il parle très bien français, mais il pourra y vivre cent ans, il ne saisira jamais l’intention d’une femme de ménage illettrée. Elle est plus fine que lui. Depuis qu’on l’a vu en massacreur, chacun se méfie de lui. C’est un de ceux qui partiront les derniers. (Ou qui resteront pour l’éternité.) J’ai déjà parlé de l’occupation d’Étampes par ces sauvages et de la merde qu’ils y ont déposée dans les appartements pillés, le déménagement des meubles et des chiens. Voici maintenant qu’un certain Wolf von Nubellschütz (ce qui signifie peut-être garde champêtre des nuages !) dépose dans les Cahiers franco-allemands d’avril-mai 1943 un excrément poétique qui a pour titre : Lettres d’avril à ma jolie Étampes. Le massacreur taquine la muse : Les anémones sont en fleurs, Les ormes graves et tranquilles. Que manque-t-il à ton bonheur ? Flûte la brise dans les cimes. Ce qui me manque, O mon Dieu, rien De neuf, rien qu’un enfant qui passe Ce serait – quel conte ! – le mien. Comme le vent fleure l’espace ! etc. Comme sa chambre fleurait la merde ! On dirait un crapaud qui va aux fraises. Bande de fourbes ! Reçu hier une feuille de poésie : L’Honneur des poètes1. Pleine de pièces antinazies. L’intention est belle, la réalisation est faible, mais ––––– 1. L’Honneur des poètes (Éditions de Minuit, 1943). Anthologie de la « poésie de Résistance », réunie et préfacée par Paul Éluard. Un second volume, sous-titré « Europe » et incluant des textes de résistants étrangers, paraîtra en 1944. Ce qu’il en reste surtout, c’est la réponse de Benjamin Péret : Le Déshonneur des poètes (1945). 349
émouvante. Cela donne la tonalité de la colère française durant l’occupation. Jeudi 12 août 1943 Stil me réclame La Création que j’ai donnée à Arnaud1, il y a deux mois, pour la lui transmettre, car, disait-il, il allait à Lille pour le rencontrer. Je viens de la recopier rapidement et de la jeter dans le trou de la poste. Quand j’étais enfant, je m’imaginais que la boîte aux lettres était le bout d’un tuyau qui allait jusque chez le destinataire, comme une distribution d’eau. J’étais en avance sur le progrès industriel. Nous n’en sommes pas encore arrivés à ce haut degré de civilisation ! J’ai cru aussi, vers sept ou huit ans, que la femme pondait un œuf et le couvait et que de cet œuf sortait l’enfant. J’avais fait un raisonnement par analogie avec les gallinacés ; je n’avais pas encore vu vêler une vache, ni une truie mettre bas, sinon je n’aurais pas hésité sur le chemin de la vérité. Si les femmes devaient couver leur œuf, il y a longtemps que le monde aurait atteint son état naturel de perfection dont la première condition est l’extinction de la race humaine. La moitié des femmes sinon les trois-quarts oublieraient volontairement leur œuf, parce que : un gosse encore à nourrir, merci ! Du restant, une partie mangerait l’œuf un jour de famine par exemple, en ces temps heureux où les politiciens règnent sur toute l’activité des peuples et où sévit comme il se doit la misère, et les autres ne penseraient plus à ce pauvre œuf qui refroidit dans le lit, absorbées qu’elles seraient chez le coiffeur ou chez la modiste. On entendrait : « Zut ! j’ai laissé geler mon œuf ! » comme on entend : « J’ai oublié d’éteindre le gaz, ou l’électricité ! » Bernardin de Saint-Pierre trouverait là encore un motif d’admirer les œuvres du créateur qui, dirait-il, a voulu que… etc. etc., afin que… Depuis un mois, il n’y a plus de beurre ni aucune matière qui puisse en tenir lieu. J’ai rapporté samedi une demi-livre que j’ai payée cent dix francs, ce qui fait quatre cent quarante francs le kilo. Hier, j’ai dû en racheter autant, à cette cadence je dépenserai huit cents francs chaque mois pour le beurre. Les bucentaures graissent leurs bottes avec et font du carburant avec notre sauternes. Les Messieurs allemands d’abord, entendait-on, quand nous montions dans le car SNCASO à Châtillon. Ils n’étaient pourtant que nos invités. Qu’aurait ce été si la voiture eût été leur propriété ? On peut ––––– 1. Voir p. 317. 350
en parler de leur collaboration ! Ses brochures de propagande traînent partout dans cette maison, je viens d’en feuilleter une qui donne des extraits d’articles pour le rapprochement franco-allemand depuis 1933. On retrouve tous les noms des Français collaborateurs d’aujourd’hui, plus celui de Jules Romain1, l’hurluberlu. Les fourbes de Berlin nous endormaient avec des flatteries, pour ensuite se dresser en armes et alors exiger le droit qui revient à la force. Un certain professeur Fourneau, comme son nom l’indique, parle des relations amicales qui ont toujours existé entre savants français et allemands et fait une extrapolation sur le plan des peuples. Cet idiot ne voit pas que cela fait le beurre des politiciens et donne à leurs fourberies une apparence honnête. Si on se laisse prendre à ces sucreries, on devient leur proie sans moyens de résistance. À ce moment, une bonne querelle d’Allemands nous donne apparemment tort, l’amitié fait place à la bagarre et le vainqueur, qui a tout machiné, invoque les lois de la guerre et les droits sacrés du conquérant. C’est très simple, beaucoup trop simple pour Fourneau. Si les Prussiens étaient vainqueurs, si le monde tombait dans les pattes du sombre Idiot, mieux vaudrait mourir que de subir leur schlague et leur infatuée bêtise. Il n’y aurait plus de place pour le sourire. La mort serait douce. Cœurfidèle vient d’édicter trois mesures réprimant les absences, les faux certificats médicaux et les désertions. Quand on ne peut pas venir au travail, il faut avertir et justifier dans les deux heures. Les sanctions vont jusqu’à trente mille francs d’amende et la prison dans les geôles hitlériennes. Ce sont les tribunaux nazis qui jugent ! Il est vrai que les gens ont abusé, pendant un, an de certaines commodités et que le pourcentage des absences est monté à quarante pour cent, ce qui est exceptionnellement élevé. Mais toujours, le Prussien c’est la grande indulgence ou la grande répression. Pas de nuances. Ils frappent aveuglément, les quelques rares personnes de bonne qualité sont plus touchées que les voyous. Démesure. « Trop allemand ! » Vendredi 13 août 1943 Je relève dans La jeune Europe, ordure nazie, ceci : « Il va naître une nouvelle espèce d’esprits libres, renforcée par la guerre, l’isolement, le grand danger ; des esprits qui connaîtront le vent, les gla––––– 1. Jules Romain, alors en exil aux États-Unis, ne peut en aucun cas être accusé de collaboration, même si certaines de ses positions de l’immédiat avant-guerre avaient pu comporter quelques ambiguïtés. 351
ciers, les neiges des hautes montagnes, et qui mesureront d’un œil serein toute la profondeur des abîmes » – Benito Mussolini 1908. Ce singe sanglant a emprunté le style de Nietzsche, et l’on voit comme dans un miroir grossissant le grand défaut du style de Nietzsche. Ce flou dans les termes qui fait grande impression sur les ignorants. Chez Nietzsche, les mots sont presque toujours mis pour d’autres, mais étant sujets à d’autres interprétations, parfois ouvertes, ils étonnent et enlèvent l’adhésion des émotifs par leur grandeur un peu raccrocheuse. Ce Mussolini a copié tous les défauts de son auteur favori et incompris. Si le grand Frédéric le voit, de sa montagne de l’autre monde, il doit en faire une maladie. Samedi 14 août 1943 Dans une autre saleté propagandarde, je vois qu’un dénommé commandant Langeron faisait partie du Comité France Allemagne depuis 1936 ; ce vaniteux boyau pourri était membre du comité de direction. C’est par la gueule qu’on attrape les poissons et par la flatterie qu’on pêche les couillons. Ce raté avait quitté l’armée vers 1935 pour devenir rédacteur en chef d’une feuille de chantage dont le rayon d’influence était l’aéronautique et qui s’appelait Les Ailes. Il était imprimé sur du papier bleu ciel et était propagé dans les milieux scolaires et enfantins. Sa tenue était celle d’un canard de chef-lieu de canton. À chaque changement de ministère, et on sait s’il y en avait ! le même article reparaissait. Enfin, nous avons le right man in the right place ! notre nouveau ministre est le plus ceci, le plus cela, et nous lui donnons toute notre confiance pour maintenir l’aviation française à son rang dans le monde : le premier ! Et ledit commandant Langeron s’en allait toucher son pourboire. Il le touchait aussi des services nazis pour le soutien qu’il apportait à la pagaille, la gabegie, la concussion et l’impéritie qui préparaient la victoire boche. Lundi 16 août 1943 Chaque mois est comme une bouteille qu’il me faut vider. Il y a de la lie, plus ou moins. Ces mois-ci, la lie occupait la moitié de la bouteille. Aujourd’hui 16, je commence à l’ingurgiter. Et je pense alors que la Mort est la seule solution, ich liebe alleine die Kleine, die Feine, die Reine, die Eine. Je ne vois pas pourquoi on la représente aussi hideuse, en squelette ricanant avec son manteau noir et sa faux. Les Parques avec leur écheveau sont beaucoup plus près d’une représentation adéquate. Celle qui a les ciseaux dénoue les situa352
tions impossibles, avec grâce et sourire, sans suer comme un moissonneur au soleil de juillet. Le premier qui eût cette idée de lui mettre une faux dans les mains n’avait jamais fauché les blés. L’image classique de la Mort, c’est exactement l’image par laquelle je vois la Vie. Comprenne qui pourra. Une serveuse du restaurant, qui me semble un peu écervelée, oublie de se faire payer les plats. Comme il y a ici une forte majorité de gredins, elle doit en être de sa poche. Je le disais ce midi au cantinier qui me répondit : ça lui est égal, elle a des ressources qui lui viennent par un autre canal (en faisant un clin d’œil de cochon). Il me confia qu’elle était la maîtresse d’un brigadier de gendarmerie allemand, que ce brigadier a une femme, une maîtresse et une poule, que la poule c’est Angèle, l’écervelée. Je lui confie mon étonnement, que je croyais qu’avec le national-socialisme, l’Allemand était devenu parfait en toutes choses et que, si j’en crois Monsieur Hitler, ce qu’il me dit là est une injure, ou tout au moins une injustice. Il se penche à mon oreille et me glisse : « Eh bien ! moi, je crois bien qu’il couche aussi avec mon cuisinier. » Le cuisinier est un Alsacien blond de vingt à vingt-cinq ans, grand et bien fait, le derrière rond et ondulant, le témoignage du cantinier est vraisemblable. Éluard s’encanaille, il glisse sur son ber, il va au fond, dans la vase. Le voici membre du jury pour l’attribution d’un prix de cent mille francs, dit « Prix de la Pléiade », financé par Gallimard le mange-merde. Le nom de Gallimard me fait penser à gallinacé et à limace et aussi à merde, à coquelinard, coquillard, colichenarde, etc. Il y a un an, Éluard me dit, un soir que j’avais été le voir pour l’affaire Schoenhoff1 : « Demain, je n’aurai pas le temps de faire telle chose car je vais au cours de Valéry, c’est son dernier cours. » Il y a quinze ans, je l’ai entendu, avec les autres surréalistes crier « Valéry aux chiottes », aux oreilles même de Valéry assis dans une loge, auprès de deux gonzesses, alors qu’on donnait une représentation unique de La Danse de Mort de Strindberg au théâtre de l’Avenue. Il y a dix ans, il me disait le larbinisme du même Valéry qui avait écrit un texte pour un catalogue de produits pharmaceutiques. Il est juste d’ajouter que, pour balancer ce pipelettage, il dit aussi : « Son Léonard de Vinci2 est une belle chose ! » Éluard aime bien papoter. Il est très féminin. Avant de sortir, il est très longtemps devant la glace à se lisser les cheveux et à poser son chapeau à la position optime, non, ce n’est pas encore ça ! un petit peu plus à droite, un petit peu sur l’œil, très bien ! Un millimètre ou un millimètre et ––––– 1. Voir le 17 novembre 1942. 2. Paul Valéry : Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1919). 353
demi, autant que j’aie pu voir. Mais ce petit millimètre avait une très grande importance. Une vieille coquette qui croit encore à la puissance d’un chapeau pour faire un chopin. La première fois que je l’ai rencontré, j’ai été étonné qu’il accordât tant d’importance au joli style, aux phrases élégantes, à la poésie bien léchée, toutes choses dont un surréaliste se fichait, à en croire leurs manifestes. C’est comme pour leur écriture automatique ! C’est bon pour les autres, pour les débutants, cela leur casse les reins, il n’y a rien de tel pour éliminer la concurrence. Après cette conversation, j’avais honte de mes poèmes, indifférent que j’avais été à tous ces soins de beauté quand je laissais gicler mes poèmes tels que. J’ai profité quand même un peu de la leçon et je ne m’en porte pas plus mal, sans exagération.1 Mardi 17 août 1943 Hier midi, bombardement du Bourget, d’Orly, de Toussus. De la terrasse de notre château de l’ennui, on voyait la fumée de l’incendie qui traînait sur le ciel comme une vieille serpillière, au nord. Ceux qui ont la vue bonne ont distingué des groupes d’avions qui, par paquets de quinze à vingt, passaient à deux mille mètres environ au-dessus de Paris. La D.C.A. était très fatiguée, une salve de 14 juillet de temps à autre, ce n’était pas digne d’une Forteresse Européenne. Les journaux vont encore crier contre la barbarie qui détruit notre civilisation. Ils feront plus de bruit que la D.C.A. et cela n’empêchera pas les barbares de revenir. En effet, les sirènes donnent de la voix. Il est cinq heures, le vœu de chacun est que cela se termine avant six heures, que nous puissions quitter notre travail et notre non-travail comme à l’accoutumée. Mercredi 18 août 1943 Ils nous ont pris notre Sicile ! Guyomard est bossu, il a le menton sur le sternum. C’est la suite d’un accident, il y a quelques années déjà. Depuis bientôt un an, il suit un traitement chez un éminent spécialiste de Paris, le Docteur Dunoquez, qui lui a promis de lui redresser sa colonne vertébrale. Le cas est sans doute difficile, car on ne voit pas d’amélioration. Monsieur Mélange voulant l’avoir à Dessau, car il est travailleur et ––––– 1. Dans la notice autobiographique publiée par Maurice Blanchard à la fin des Pelouses fendues d’Aphrodite (1943), on lit : « A toujours envié l’élégance d’écriture d’Éluard et de Char. » 354
sérieux, a réussi à lui faire signer un engagement qui lui accorde dès son arrivée à Dessau des appointements très bons, neuf mille cinq cents francs. Guyomard aime bien l’argent, mais il n’aimerait pas beaucoup aller en Anhalt. Il a signé ce contrat, il y a trois mois, comptant sur une fin prochaine de la guerre, mais l’échéance est passée depuis quinze jours, et pour amorcer une discussion avec Cœurfidèle, il a transmis sa demande de démission. Il voulait, en discutant, obtenir l’annulation de son contrat et l’ajustement de son salaire en France d’après le taux régulier de soixante-quinze centièmes de fois celui donné en Allemagne. On lui donne neuf mille cinq cents en Allemagne, donc il devrait avoir sept mille cent francs, ce qui dépasse de mille six cents francs son taux actuel. La manœuvre était délicate. Cœurfidèle me reçut hier soir au sujet de cette démission. Je lui dis l’état de santé de Guyomard, qu’il avait besoin de soins constants, que la maison n’avait aucun avantage à cette mutation, car il serait au bout de peu de temps hors d’état de travailler, tandis qu’en restant à Paris, il rendra de grands services ; j’ajoutai qu’il avait signé son contrat sans avoir de goût pour ce dépaysement, mais parce qu’il était discipliné et que, par conséquent, il n’avait pas voulu s’opposer au projet de Monsieur Mélange. Alors, le Prussien apparut ; Cœurfidèle prit sa gueule de Bismarck et me dit : « Au contraire, il est indiscipliné ! Discipliné : c’est, quand on a dit oui, de partir ! » A quoi je répliquai que Guyomard, ne refusait pas de partir, mais tout simplement que cela ne lui plaisait point ! et que je ne considérais pour l’instant que l’intérêt de la Maison. Je fis venir Guyomard, qui alla dans mon sens, et je vis que Cœurfidèle manigançait un tour de cochon envers son prédécesseur ; son expression fut celle de celui qui va faire une bonne farce. Il fit venir la Moisson, sa nouvelle secrétaire à la tignasse de lin, et dicta une lettre à Monsieur Pape demandant que Guyomard restât ici à cause de son traitement, de son corset orthopédique et des soins spéciaux commencés par un médecin français et qui doivent être continués par le même homme, qui a une méthode particulière, etc. etc., cela n’en finissait plus, il allait plus fort que moi. Ensuite (pendant tout ceci, Guyomard était retourné dans mon service), nous discutâmes la question des nouveaux appointements à lui accorder dans le cas d’une réponse favorable à Dessau. J’obtins six mille deux cents. Nous avons ainsi gagné la partie. L’habileté plus efficace que la force ! La lettre étant adressée à Pape, c’est de bon augure, car j’ai eu dernièrement une conversation avec lui à ce sujet et ce saint Père était d’accord pour laisser Guyomard à Paris. Ce Pape ressemble physiquement à l’autre, celui du Vatican, en or et en pierreries. Il a le même nez, les mêmes binocles et l’expression du 355
visage, tout en ayant de nombreux points de contact, est plus franche, plus distinguée. Je préfère encore mon Pape à l’autre. C’est un avis personnel, j’ai bien le droit d’avoir des préférences, tout de même ! nom de Dieu ! Hier soir, Radio-Londres nous a donné un tableau atroce de la vie (ou plutôt de l’agonie) des juifs concentrés en Pologne et torturés de toutes les manières jusqu’à la mort qui leur est une délivrance. Certains auront peut-être pensé que la radio exagérait. Je pense que c’est véridique car je crois ces sauvages-là capables de tout. Une voisine revient de passer des vacances à Corrèze, en Corrèze. Des réfractaires et des prisonniers en permission sont cachés et recherchés par la police. L’un était à Brive, la police le pistait. L’homme traverse la rue, un gendarme de Brive dit aux Allemands : « Le voici. » Les sauvages se jettent sur lui et lui écrasent la tête à coups de talons. Depuis, le gendarme se cache, car il sait que son pain est cuit. Le frère dudit gendarme à Corrèze, lui aussi traque les réfractaires. Lui seul, car les autres gendarmes font le sourd et l’aveugle, quand ils ne préviennent point vingt-quatre heures à l’avance des chemins où ils doivent passer. Ce frère a aussi son pain cuit. Le temps est lourd, orageux. Le repas de ce midi était immangeable. Les hommes ont des têtes de désespérés. Si ces animaux-là étaient vainqueurs, la France démissionnerait. Seuls resteraient debout les escrocs, les marlous, les prostituées. Ces bestiaux nous suppriment un certain aspect du travail grâce auquel on pourrait passer le temps. Un peu de recherche, un peu d’initiative, de liberté dans les chaînes, un peu de jeu dans la crapaudine, tout cela disparaît avec notre graisse, notre goût de vivre, notre nous-même. Nous nous dissolvons dans le purin. Il nous reste la radio de Londres qui nous soutient, nous fait marcher jour après jour, sur ce chemin du dégoût. Jeudi 19 août 1943 Un boulanger de Grenelle accepte les faux tickets. Il va même un peu plus loin, il en demande, et il fait savoir qu’il accueillera avec grand plaisir les personnes qui en ont. Sans doute est-il associé à un contrôleur du ravitaillement, ce n’est pas sans doute, mais certainement. Ce qui est amusant, c’est que cet honnête commerçant a collé un immense placard sur sa glace qui dit : « Un faux ticket ce n’est pas un crime, c’est un MEURTRE ! » Quand, lundi dernier, j’eus cette longue discussion avec Cœurfidèle au sujet de Guyomard, je lui dis, pour appuyer sur la décision : « Vous avez vu comme cet homme est difforme, il sera logé dans une baraque au milieu d’une 356
bande de gens dont la valeur morale moyenne n’est pas très haute, on se moquera de lui et il souffrira beaucoup. » Alors, Cœurfidèle eut une expression de féroce contentement, ses yeux brillèrent, ses babines se froncèrent comme celles d’un chien qui sent la viande cuite à point, il m’apparut sous l’emprise d’une joie sadique, j’eus la traduction vivante du mot schadenfreude. Vendredi 20 août 1943 Cambriolage hier après-midi. Le deuxième que nous subissons. L’autre eut lieu le 6 mars 1941. Ils avaient emporté les bijoux de ma femme et une montre à mon fils. Cette fois-ci, ils ont vidé tous les meubles pour emporter finalement un manteau de fourrure et trois draps. Ce qui me cause une grande douleur, c’est de voir qu’ils ont touché à nos choses avec leurs pattes ignobles. On vit avec toutes ces choses, elles font partie de nous-mêmes, c’est comme s’ils m’avaient touché la figure. Ils ont cherché les bijoux et l’argent, ce qui s’emporte facilement sans attirer les yeux des curieux. Or, les bijoux ont déjà servi. Quant à l’argent pour dépenses courantes, nous sommes le 20 du mois ! les pauvres ! ils ont dû être déçus. Le nombre de cambriolages est immense. Deux ou trois mille spécialistes fouillent Paris et ne vivent que de cela. Pendant que les habitants sont au travail, qu’ils luttent pour ne pas même gagner leur vie, les voyous visitent les maisons pour voler ce qu’il reste des économies d’avant-guerre péniblement constituées pour faire face aux malheurs inévitables qui s’abattent avec l’âge. On part des deux côtés. Aux souffrances de l’esclavage industriel viendront s’ajouter la misère et les maladies. Leur « putain de guerre » fait pousser toutes les herbes du malheur. Des historiens expliqueront plus tard que ce fut une grande époque, la douleur dans l’enfantement, etc. etc., toutes les fourbes déductions analogiques payées par les crapules du pouvoir. N’y a-t-il rien de plus lâche qu’un intellectuel ? Catherine balaie mon bureau, elle parle très vite, je ne comprends pas la moitié des mots, je les devine. Elle n’hésite jamais pour trouver une expression et elle explique des faits assez compliqués. Elle parle allemand de la même façon et c’est une Polonaise illettrée. Elle gagne très peu, elle n’a que la force de ses bras pour gagner sa vie et elle est toujours joyeuse et réjouie. Elle m’a parlé de son village dans des termes émus, son seul désir c’est d’y retourner le plus tôt possible, mais quand les Boches n’y seront plus. « Sinon j’irai n’importe où, j’m’en fous ! j’peux pas les voir ! » Elle a un solide bon sens, ce n’est pas une écervelée, et j’admire son courage sans pouvoir déterminer si ce courage est conscient ou inconscient. Et ce qui est 357
beau, c’est qu’il me paraît conscient pour une grande partie. Elle est vivante et elle me donne une leçon réconfortante. Et ce n’est pas parce qu’elle n’a qu’une trentaine d’années, elle est fixée pour toujours ; à quatre-vingt-dix ans, si elle vit encore, et elle est taillée pour, elle sera la même. Ce qui est admirable en elle, c’est l’absence de toute sentimentalité. J’imagine la vie d’un homme qui a peiné pour se constituer quelques rentes, je parle d’un homme qui ne s’est pas vendu, qui a gardé une certaine espèce d’indépendance (je sais bien que je me projette dans cette vision). Il ne peut compter que sur ce qu’il a gagné pour vivre, alors qu’il atteint soixante ou soixante-dix ans et que les bagnes industriels le rejettent à la rue. Cet homme est cambriolé, on lui enlève du coup sa nourriture, et peut-être ses vêtements et son logement ! La vie à la Maison Départementale de Nanterre équivaut à la mort, car il ne peut supporter la vie en commun, ne l’ayant jamais aimée dans sa plus extrême jeunesse. Que lui reste-t-il ? le suicide. Au moment même où il allait pouvoir être tranquille pendant quelques années et ayant toute sa vie rêvé de ce repos et de cette solitude, libéré de la course à l’argent, le voici retombé au dénuement de sa naissance, avec soixante-dix ans sur les épaules et le dégoût dans l’âme, le désespoir ! D’autres ont profité des plaisirs de la vie, sans souci du lendemain, ils sont au même point, avec le souvenir de leurs jouissances en plus, mais cela ne doit pas être drôle. Je crois que c’est encore plus désespérant. C’est ma femme qui subit les dommages des deux cambriolages. On lui a pris des choses auxquelles elle tenait pour d’autres raisons que leur prix, à cause des souvenirs qui s’y étaient intégrés. C’étaient des cadeaux que je lui avais donnés. Bague de fiançailles, boucles d’oreilles et bagues pour fêter la naissance de nos enfants, et un manteau de chez Révillon qu’elle désirait depuis des années et que je lui ai offert en 1936, avant la hausse des prix et la dévaluation Blum. C’est elle qui reçoit les coups, ce qui confirme encore ma théorie de la destinée. Je souffre de la voir souffrir. Elle s’attache de tout son cœur à ses objets, les anime, les transforme en talismans, puis ils lui sont ravis. Samedi 21 août 1943 Un garçon coiffeur du quartier habite Dugny, localité proche du Bourget bombardée lundi. Il ne possède plus que ce qu’il avait sur lui, sa maison est volatilisée avec sept cents autres de la même commune. Il habite à l’hôtel. On lui a donné quatre francs d’aumône et des bons pour acheter des objets de première nécessité, mais ces bons ne dispensent pas de payer ces objets ; cela veut dire seulement 358
que le commerçant est obligé de lui en vendre, s’il en a. Autant dire que ces bons sont tout simplement faits pour que la presse puisse imprimer en gros titre que les sinistrés sont secourus grâce au Secours national ou autre chose ! Ce sinistré disait que la population n’a aucun ressentiment pour les bombardeurs. Ils disent : « C’est la guerre ! » Il y a eu une centaine de tués parmi la population, mais le nombre des soldats européens envoyés au paradis n’a pu encore être dénombré. On en retire encore, on parle de cinq cents jusqu’à ce jour. Ils s’étaient précipités dans les abris spéciaux, qui ont par hasard reçu les plus gros calibres. Ce qui était particulièrement visé, la réserve d’essence, a échappé de justesse. Ils reviendront, dit-il, en terminant. Chaque soir, il est prostré dans sa chambre d’hôtel et pense aux objets familiers auxquels sa vue était accoutumée, auxquels il ne prêtait guère d’attention et qui maintenant lui manquent à en mourir ! Lundi 23 août 1943 Hurel a passé en Algérie. Il aurait pris un avion en essai à la SNCASO de Marignagne et se serait envolé emportant avec lui ses trois fils. Il laisse ici sa femme, ses deux filles et sa poulette Madeleine, à moins qu’il ne l’ait déjà plaquée, car ses amours sont incertaines. « Dont l’amour incertaine a comme l’océan son flux et son reflux », de qui est-ce cette nom de dieu de chose ! Malherbe, sans doute ! En décembre 1940, Hurel a emmanché l’affaire SNCASO-VichyGrand Reich. Amiot lui avait montré la route, il a sauté sur l’occasion et, du coup, il entrait à la Caso, puisque la Société Nord était barrée. Il était, à ce moment-là, collaborateur ; il me dit : « Ils sont vainqueurs, il faudra s’arranger avec eux, le plus tôt sera le mieux pour nous. » Comme je lui disais que la guerre avait aussi son flux et son reflux, il me répondit qu’il jouait les Allemands vainqueurs. J’ai été assez stupéfait mais je compris qu’il avait amarré son youyou au vaisseau Darlan. Je crois avoir déjà dit comme il a tourné en même temps que Darlan. Mais ce qui l’a poussé à tenter ce coup dangereux, c’est, je crois : premièrement, se réhabiliter car son procès aurait certainement été instruit au changement de coordonnées, et il s’en serait tiré difficilement ; deuxièmement, sauver ses fils de la déportation. Comme cet homme est un futé calculateur, s’il est parti, c’est que le vent est bon qui pousse la barque des Alliés. Incidences : je perds ma bouée de sauvetage pour le cas où je quitterais Junkers ; d’autre part, si je tiens bon, je profiterai de son retour 359
dans la mère patrie, après le grand nettoyage. Un jeune homme venant de Rennes nous dit les jeux de princes de ces Messieurs dans les maisons qu’ils ont bien voulu occuper, sans demander la permission. Leurs déjections dans des endroits inadéquats, c’est de la monnaie courante, mais ce qui est original, c’est de découdre la toile d’un matelas, sur une longueur de cinquante centimètres, de chier par l’ouverture et de recoudre. Elle est bien bonne ! Je les vois d’ici, rire comme des baleines, Mein Gott ! Ce jeune homme est le fils d’un notaire qui habite un vieil immeuble dont l’escalier est très dégoûtant, comme c’est la coutume à Rennes, mais un peu plus que cela encore ; cela leur a évité d’être occupé. Quand ils ont eu grimpé quelques marches de cet escalier de masure, et qu’on leur eût dit qu’il n’y avait pas de confort moderne, ils ont fui en disant, « Sale ! très sale ! » Mais derrière les portes, il y avait des appartements splendides. Comme les pots de pharmacie à Rabelais ! Pour avoir la paix, rien de mieux qu’un aspect décourageant ! On nous dit aussi qu’il y a en ce moment de très nombreux incidents sur les voies de chemin de fer. On parle surtout de rails déboulonnés. Il y a du grabuge à l’horizon. « Qu’il vienne, qu’il vienne, Le temps dont on s’éprenne ! 1 » Mardi 24 août 1943 Prise de Kharkov par les Bolcheviks, « Les Européens ont l’initiative dans la défense élastique. » La radio nazie nous présente cette opération comme un succès allemand ! Je lui en souhaite beaucoup de ce calibre. Je, mis pour nous. Ces idiots-là s’imaginent toujours qu’avec la propagande on fait ce que l’on veut du pauvre monde. Une nouvelle affiche sur les murs du métro : une femme a une petite fille dans les bras, au-dessous : « Papa gagne de l’argent en Allemagne » ! Cette affiche a trois ans de retard. Aujourd’hui, chacun sait ce qui s’y passe. Quelle stupidité ! Ces bestiaux donnent à l’armée russe des qualificatifs méprisants : les rouges, les bolcheviks. Ils diront, par exemple : « Les armées européennes ont anéanti un groupe de partisans bolcheviks qui s’étaient infiltrés dans nos arrières ! » Ceci afin de présenter l’ennemi comme quelque chose de très petit, de très méprisable ; or, on pourrait retourner la formule, et parler des partisans nazis. On en déduirait qu’un parti c’est une bande de partisans et Adolf un chef de bande. Comment ces gros––––– 1. Arthur Rimbaud : Une saison en enfer. 360
sières astuces réussiraient-elles à faire de nous des Européens ? Ils nous disent, l’autre hier, que les Anglo-Américains déportaient des travailleurs siciliens pour le travail en Afrique du Nord ! Ils ajoutaient : « Voici le sort qu’ils réservent à l’Europe ! L’esclavage ! » Le chaudron qui se moque de la poêle qui a le cul noir. On en rit. Nous avons reçu hier soir, de Dinan, un canard de deux cent cinquante francs qui a mis deux jours de trop à venir. Il est arrivé pourri, nous l’avons fait cuire quand même, espérant que la cuisson le rendrait mangeable. Après quelques bouchées, nous avons renoncé, c’était impossible. Nous mangeons souvent de la viande pourrie, depuis trois ans, mais nous ne nous y accoutumons pas. Il y des gens qui mangent n’importe quoi, il en est d’autres, comme nous, à qui la mauvaise odeur enlève tout appétit et qui mourraient de faim à côté d’une charogne. Mon fils me raconte qu’aux chantiers de jeunesse on leur servit un jour des tripes qui n’avaient pas été lavées. Cette pleine odeur de latrines a écœuré toute la section, sauf deux qui ont avalé une gamelle de dix-huit rations. Après cette prouesse, ces deux va-de-la-gueule ont dormi pendant trente-six heures. Mercredi 25 août 1943 Hier soir, sept heures, bombardement de Villacoublay. De notre fenêtre, nous avons vu cinq sections de dix-huit avions au sud-ouest, la D.C.A. criblait les nuages de points noirs. Villacoublay a déjà été bombardée plusieurs fois, la seule usine qui restait debout était celle de Junkers, mon maître ; elle était chargée de la réparation des avions. Elle avait déjà reçu ce qui restait de l’atelier du Bourget et elle était en cours de déménagement pour s’installer ici, dans notre château. Depuis quelques jours, on amène les tours et des ouvriers installent l’atelier. C’est pour cette raison qu’on nous a concentrés au troisième étage et que j’ai quitté mon studio du quatrième. Le mardi, les ouvriers sortent une demi-heure plus tôt ; grâce à cela, il n’y a eu aucune victime, sauf un Allemand qui était allé se fourrer dans un abri et qui y est resté pour sauter dans l’éternité. Requiescat ! C’est Monsieur Complice, le directeur de l’usine qui est venu ici ce matin et qui a raconté cela, et aussi que la baraque est démolie. On récupère des machines qui vont venir ici. Une partie de Vélizy a été rasée, et le champ d’aviation a été labouré. Pas de chance, le dépôt de munitions avait été évacué la semaine dernière. Ils auraient lancé, avant hier, deux mille tonnes de bombes sur Berlin. C’est curieux comme cette nouvelle réjouit notre cœur ! En mille neuf cents ans, la charité chrétienne n’a pas encore pénétré 361
dans notre peau. C’est à désespérer de l’éducation. À cela, un arrangeur de choses me répondrait que sans la religion chrétienne, nous serions encore pires. On prouve tout ce qu’on veut, ce qui ne change rien à la réalité, heureusement. Arnaud est venu hier soir, retour de vacances. J. B.1 est dans de sales draps. Les Italiens de Saint-Tropez ont fêté la chute de Mussolini, ils ont payé à boire. Ils croyaient que la guerre était terminée ; quand ils ont vu qu’elle continuait, ils ont repris leur figure d’enterrement. Fausse joie. Arnaud et Chabrun sont passés par hasard à Céreste, venant de Forcalquier. Ils avaient prévenu Char, mais Char a envoyé quelqu’un à l’autocar pour l’excuser, ne pouvant être libre ce jour-là. Ils ont continué sur Villeneuve 2 et engueulé Poésie 43 au passage. Arnaud attend le numéro de La Main à plume qui sort de chez l’imprimeur aujourd’hui3, et il prépare un prochain numéro4 pour lequel il me demande un jus sur l’objet-machine ; je vais essayer. Rêve de cette nuit. J’étais dans une grande usine qui ressemblait au Grand Palais. On déménageait ; toutes les machines, les établis, les échelles, les caisses, etc. étaient déplacés et encombraient les passages, je cherchais à rejoindre mon bureau, un bureau vitré situé au premier étage, à l’autre bout du grand hall. Les ouvriers déplaçaient les machines sur des rouleaux, empilaient des objets hétéroclites et mettaient dans ce local un désordre inimaginable, une accumulation d’obstacles qu’il me fallait traverser et gravir pour atteindre mon but. Je me trouvais parfois, après avoir escaladé des collines de matériel, dans un étroit passage sans issue, je revenais, je marchais sur des tours et des presses en balance sur leurs rouleaux, en équilibre instable sur des machines ; les ouvriers continuaient leur tra––––– 1. Voir note p. 339. — Jacques Bureau est alors emprisonné à Fresnes. Pour tout ce qui concerne l’action de Jacques Bureau pendant la guerre, voir son livre Un Soldat menteur. 2. Villeneuve-lès-Avignon, où Pierre Seghers publiait sa revue Poésie 43. 3. Le Surréalisme encore et toujours. Voir note p. 343. 4. Le groupe de La Main à plume avait mis en route le projet d’une publication collective consacrée à « l’Objet », et dont le sommaire était aussi fourni que celui du Surréalisme encore et toujours. La parution était prévue pour l’été 1944, mais les circonstances en décidèrent autrement, et l’ensemble des contributions resta au stade des épreuves. Le texte de Blanchard, intitulé Le Grand passage, parut finalement en 1947 dans le n° 8 de la revue Les Quatre vents. Il figure dans le volume Plasma Débuter après la mort. 362
vail sans paraître me voir, quoique parfois je m’agrippasse à l’un d’eux pour ne point tomber. Finalement, j’arrivai à une partie déblayée sur le bord de laquelle se trouvait l’entrée d’une administration ; tout était en mauvais état, mais il n’y avait plus d’obstacle. Je passai devant, c’était une sorte de péristyle illuminé avec des lampes électriques qui à peine rougeoyaient et je continuai ma route sur un dallage plat et uni, là, je perdis le fil de mon rêve. Ce rêve me hante, car il représente bien l’enchevêtrement de difficultés, de soucis et d’angoisse devant un avenir noir qui, en ce moment, me maintient dans une insupportable torture. Jeudi 26 août 1943 Nous voici au jeudi, demain vendredi et puis ce sera la fin d’une semaine. Je compte les jours qui mènent au dimanche, les semaines qui mènent à la paye, les mois qui nous mènent au grand coup de pied au cul de ces salauds-là. Je reviens à cette attitude que j’avais à Châtillon et qui avait fait place depuis presque un an à une autre : ne pas sentir le temps qui passe. Tant que je fus dans ma cellule du quatrième étage, en plein travail poétique (si tant est qu’on puisse unir ces deux mots), le temps a passé comme une brise d’été sur le feuillage. Ici, maintenant, dans cette gare, je compte les minutes du jour. Je me souviendrai longtemps de ces neuf mois de poésie. 1er novembre 1942, 1er août 1943. Le mythe de l’âge d’or se rattache, paraît-il, aux neuf mois qu’on passe dans le ventre de la mère, sans soucis, bercé, protégé, en pleine production de cellules vivantes, dans une fureur créatrice unique dans la vie de l’homme. La mort commence sa course au jour de la naissance. L’installation de l’usine continue avec vigueur. Les ouvriers commencent à garnir les ateliers et ils viennent déjeuner à la cantine. Depuis la guerre et pour la première fois dans ma vie, je ne suis plus mêlé à leur vie professionnelle. Je les regarde tandis qu’ils mangent. Ils ont beaucoup changé. Ils sont silencieux et résignés. Leurs traits amaigris et d’une grande fixité me rappellent certains films que j’ai vus autrefois, celui, par exemple qui s’appelait Tempête sur l’Asie, tiré de Terre chinoise de Pearl Buck ; le livre est très attachant, le film était juste. On voyait l’exode des paysans chinois vers les villes, fuyant la famine. Je me souviens d’un autre, dans lequel on voyait des files de nègres s’égrener sur les pistes, à la recherche d’une région qui aurait été épargnée par les sauterelles ; des hommes, de temps à autre, s’abattaient sur le sol et mouraient. Les parties documentaires de ces films étaient certainement authentiques, on n’imite pas ces marques de sous-alimentation chronique ; 363
je m’en rends compte aujourd’hui en voyant ces pauvres visages et la détresse qui affleure, à en pleurer ! Que devient l’idiot qui criait : « Un canon vaut mieux que du beurre ! » Le mettre dans une cage avec trois biscottes par jour, le filmer, comme on filmait l’éclosion des fleurs, de façon à résumer en vingt minutes six mois de ce régime, et montrer le monstre, et sa punition dans tous les cinémas du monde, voilà qui serait beau ! Vendredi 27 août 1943 Un grand titre du Matin : « Le Reich est décidé à défendre sa liberté les armes à la main ». Il n’est plus question de conquérir un espace vital, ni d’anéantir la judéo-bolchévico-ploutocratie et d’en purger le monde à tout jamais ! ni même d’organiser une Europe centrée autour du Grand Reich ! non, l’État veut défendre sa liberté, le cadavre de sa liberté. Le Grand Reich veut mourir pour un souvenir lointain. Les sadiques sont devenus les masochistes. Ce cabotin d’Hitler veut plastronner devant l’histoire, singe de Napoléon, le bandit corse. Lui aussi, si on ne le tue pas, pissera l’encre sur son mémorial, et emmerdera l’humanité dans quinze ou vingt ans, par couillons interposés, comme l’autre. Quand le cinquième Reich commencera à se relever de sa défaite, la légende d’Hitler, au service de la patrie retombée dans sa folie, regonflera l’esprit d’agressivité des jeunes générations et la bestialité se déchaînera encore un coup. Après 1815, 1851, après 1943, 1970. Tournez, chevaux de bois ! Samedi 28 août 1943 Hier, ce fut notre tour de poisson. Cela arrive une fois par semestre, environ. On a eu le droit d’acheter deux petites raies pour soixante-dix francs, cela valait quinze francs en 1939. Par-dessus le marché, il est à craindre qu’elles ne soient pisseuses, ce qui nous est arrivé il y a un an. Après avoir gaspillé notre beurre pour la faire cuire dans les règles de l’art culinaire, elle fut immangeable, les chats n’en voulurent point. Il y a quelques années, en vacances à Saint-Jacut, ma femme demanda à une marchande de poisson ambulante qui lui offrait de la raie, si ce n’était pas ce genre de raie, vous savez bien, comment dirais-je, qui a une forte odeur. « Dame non ! c’est pas de la raie qui cogne. Ah ! non, la raie qui cogne, je la vends aux gens du pays, ils aiment bien ça ! » De derrière la haie, notre propriétaire qui était penchée sur ses légumes se redressa, furieuse, et cria : « Ben ça ! C’est fort, par exemple, de la raie qui cogne ! pour nous ! Ben ! t’as du culot, Marie ! t’as été élevée dans la 364
bouse, pas possible ! » Un drame au village. En voilà encore deux qui ne se parlèrent plus jusqu’à la fin de leurs jours. C’est étonnant de voir à quel point, dans un village, les gens sont hostiles. Pétain, avec sa communauté villageoise, nous amuse beaucoup. Est-il bête ? Estil roublard ? Probablement half and half. Guyomard reste ici et a l’augmentation demandée. Cette ennuyeuse affaire est réglée comme je le voulais, mais après six mois de soins attentifs. De ma nouvelle fenêtre, je vois encore passer les nuages, mais l’horizon est bouché par le cul sale d’une usine, et un peu plus loin, par les grandes maisons neuves du quai de Passy qui sont si bêtes et qui ressemblent à du nougat moisi. Lundi 30 août 1943 Le roi Boris de Bulgarie1 est mort, on dit qu’il a été assassiné. Par qui ? Eh bien, tout le monde accuse Hitler ! Cela sert toujours d’avoir une bonne réputation. Le roi Boris voulait jouer sur tous les tableaux, on le disait très astucieux et capable de tirer son épingle du jeu, mais le jeu était dangereux. Il y a temps pour tout, et notre époque ne convient pas aux finasseries. La voix du Reich donnait de la gueule hier contre Giraud2. Elle dit que c’est un moustachu, un ancien adjudant et qu’il est bête. Elle donne cet exemple de sa bêtise : Giraud a passé à la dissidence et n’a pas eu la récompense à laquelle il avait droit, et qui était sa reconnaissance par les Alliés comme chef du gouvernement de l’Empire. « Il a travaillé pour rien, cet idiot ! » Ce que les Allemands trouvent bête, nous le trouvons encore, de ce fait, plus beau, puisque ce n’est pas par intérêt personnel qu’il agissait ainsi mais par dévouement à la patrie. Il y a un mur épais entre nos façons de penser. Aujourd’hui, ils s’efforcent de rabaisser Giraud en le traitant d’ancien adjudant, et il y a un an, ils chantaient la gloire d’un Rommel qui avait été soldat de deuxième classe pendant l’autre guerre. La moustache est un signe de bêtise chez Giraud et c’est un signe de génie chez Bismarck, voilà où ils en sont ! Ils préféreraient gagner des victoires, évidemment, mais faute de victoire, ils disent des imbécillités. Ils sont mauvais joueurs, ces canaques-là ! Je pense à mon texte sur la machine, que je dois donner à Arnaud ––––– 1. Boris III, roi de Bulgarie (1893-1943). La Bulgarie faisait partie de l’Axe et Boris III avait autorisé les troupes allemandes à y stationner. Il mourut au retour d’une entrevue avec Hitler. 2. Voir note p. 283. 365
dans un mois. Et je pense au père Caillaut, un vieux rentier de Montdidier qui avait la passion du bricolage. Mais il était très bête et très avare. Et même, il était fort moustachu, ce qui doit faire plaisir à la voix du Reich ! Au bout de son jardin, il avait aménagé un petit atelier de mécanique. C’était un brasseur retiré des affaires (il avait cédé son usine à son fils) et il aimait particulièrement tourner des boules en fer, de quatre à six centimètres de diamètre. Il avait acheté un petit tour à chariot qu’on actionnait soit à la main, en tournant la manivelle, soit au pied avec une pédale de rémouleur. Ayant vu dans un catalogue une gravure représentant un anémomètre à boules, il eut l’idée d’en construire un, très agrandi, pour actionner son tour avec le vent du bon dieu. Il fit chaudronner quatre casques hémisphériques en cuivre, d’un diamètre de cinquante centimètres environ, les installa au-dessus de son atelier au bout de deux tiges en croix, et une autre tige formant moyeu traversait le plafond et commandait le tour par l’intermédiaire d’un jeu de poulies et de courroies. Le rendement d’un tel système est déplorablement faible, et puis de grands arbres abritaient la maison et ne laissaient passer que du vent mou. Lorsqu’il débrayait les poulies et qu’il y avait grande tempête, les casques tournaient timidement. S’il embrayait son système, tout s’arrêtait net. J’avais onze ou douze ans, il me fit venir pour tourner la manivelle, et l’animal ! il me mettait sur les bras non seulement le travail de l’outil mais aussi les casques, pour épater les voisins qui, le soir, le félicitèrent de son invention qui marchait si bien ! J’y allai deux après-midi de suite, il m’avait promis cinquante centimes, qu’il ne me donna point parce qu’il avait oublié son porte-monnaie ce jour-là, par hasard, et je n’y retournai plus. La Moisson est venue d’Allemagne fichue comme l’as de pique. Elle est germanique à cent pour cent, une grande haquenée à tête de goret et une opulente tignasse de chanvre. Elle a été chez le coiffeur qui lui a arrangé la tête d’une façon très luxueuse et qui a su faire ce qu’il fallait pour corriger la nature cruelle. Elle est presque bien maintenant, mais qu’est-ce que cela a dû lui coûter ! Elle porte maintenant des robes à fleurs et des corsages de poule de luxe, elle se met de la poudre et un peu de rouge aux babines. Dix ans d’éducation hitlérienne ont été anéantis par trois semaines de séjour à Paris. C’est à désespérer de la nature humaine. On n’arrivera jamais à rien avec cette race ! Mardi 31 août 1943 Londres nous a dit hier le motif de la présence de Rudolf Hess 366
dans un établissement pénitentiaire du Royaume. Il y a bien dixhuit mois que ce voyou a atterri en Angleterre. Depuis on a fait le silence sur cet individu. Avait-il fui Hitler ? Était-il chargé de mission par le même Hitler ? Il apparaît que cette dernière supposition serait la bonne. Il venait proposer à l’Angleterre la codirection de l’Europe nouvelle, Russie comprise. On comprend pourquoi les Anglais se sont tus, et la propagande à Adolf idem. Ça aurait sapé le moral du pays. Faire entrevoir une possibilité d’arrangement, c’était déclencher un mouvement d’opinion pour la paix immédiate. Il se peut même qu’Hitler ait joué là-dessus. Si on dévoile la chose maintenant, c’est que la victoire est cuite et que l’Angleterre ne risque rien à ce que ses nationaux parlent. Quel Anglais voudrait faire une paix de compromis alors que l’Allemagne est touchée à mort ? La voix du Reich nous a fait un tableau pitoyable de la situation en Afrique du Nord depuis l’arrivée des Alliés. Le peuple crève de faim et de froid. C’est la grande misère. Or, des nouvelles venues par le consulat d’Espagne nous ont appris qu’on y était comme avant la guerre, et qu’on avait un complet pour cinq cents francs. Qu’une propagande mente par plus ou moins, en défigurant les faits, c’est normal, quoique ignoble, mais qu’elle en vienne à la totale contradiction, c’est un signe qu’il est plaisant d’enregistrer. La bonne nouvelle d’hier : Taganrog1. J’ai présenté à la signature de Cœurfidèle un projet de quinze dessins et dix listes, fruit d’un travail d’un mois. Ces documents définissent une pièce qui, maintenant en acier, remplace une ancienne pièce en duralumin. Je lui apportai en même temps le dessin de l’ancienne pièce. Ce dessin unique, de soixante centimètres sur quarante environ, porte toutes les indications suffisantes pour la fabrication, il date de 1933. Le papier que je fournis pour la nouvelle pièce représente une surface vingt-cinq fois plus grande, peut-être trente fois. Cœurfidèle, qui est un technicien de mon âge et qui a par conséquent trente ans d’expérience, me fit remarquer que si un dessin de vingt-quatre centimètres carrés suffisait autrefois, il ne voyait pas pourquoi j’avais usé cinq mètres carrés de précieux papier. Je lui répondis que je pensais la même chose, mais que si j’avais fait comme on doit faire, et comme on faisait autrefois dans toutes les usines du monde, Monsieur Épais, gardien des règlements, m’aurait renvoyé mon travail avec des observations désagréables à entendre. Il leva les yeux vers moi avec un sourire complice et eut un haussement d’épaules désabusé, comme s’il eût dit : « Puisqu’ils le veulent, allons-y, faisons des idioties ! » Et j’ai senti ––––– 1. Port de Russie, sur la côte septentrionale de la mer d’Azov. 367
qu’il sautait sur ce prétexte pour exhaler timidement son dégoût d’une pareille administration et pour me montrer qu’il n’était pour rien dans ces extravagances. De plus en plus, et, à tous points de vue, je souhaite que ces genslà soient vaincus. La vie ne serait plus possible et je suis étonné que les Allemands supportent de pareilles réglementations qui, je crois, n’ont pour objet que de les abrutir. Monsieur Épais, venu dans l’aéronautique en 1938 par la grâce du parti et de la Gestapo, est plus puissant que le directeur responsable. Il est impossible que cela marche, si l’on compare avec les méthodes des Alliés. Ils auront tout fait pour être battus. Et ils viendront se plaindre plus tard qu’on les persécute ! qu’on leur en veut, que le monde leur est hostile sans raison. Ils trouveront des tas de raisons à leur défaite, mais pas les vraies. Seulement les raisons qui pourront leur être utiles à ce moment-là. On les connaît, on s’en souviendra ! Mercredi 1er septembre 1943 Je suis en plein dans mon étude sur la machine. Ce sera peut-être un peu long. Mais, si je ne la publie pas, elle m’aura aidé à passer mon temps. La vie devient de plus en plus écœurante, on croit toujours être arrivé au bout du rouleau, et on va encore un peu plus bas chaque jour. Il y a trente pour cent de malades ou de fatigués. La nourriture est rare et de très mauvaise qualité, les caractères sont noirs. L’Espoir, l’Espoir ! Invention de Prométhée ! Ce qui est étonnant, c’est leur vanité sans mesure. Voilà des gens capables de diriger le monde ! ce sont des cafouilleux, des pauvres types, la propagande en a fait des êtres pensants. C’est pour cela qu’ils sont si bêtes. Mais ils se croient très malins. C’est bien là le drame. La providence les a désignés pour gouverner le monde, qui a dit cela ? La providence ? Sûrement pas. Alors qui ? un humaniste ? Ils n’en ont pas en Allemagne. Peut-être est-ce un juif qui a voulu voir ce qui arriverait ? Il ne croyait pas réussir aussi complètement. Jeudi 2 septembre 1943 Monsieur Seigneur retourne chez lui, on me donne sa succession. Je lui demande s’il s’en va pour longtemps, il me répond que c’est pour un temps indéterminé, c’est vague. Ce Seigneur est complètement
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Vendredi 3 septembre 1943 gâteux. Voilà, je suis emmerdé toute la sainte journée par ce débris. Comment cet homme ne voit-il pas ce qui se passe dans son coin ! C’est inimaginable. Il me prie de demander aux hommes de venir samedi et dimanche pour travailler en heures supplémentaires. Je demande, on me répond : « Oui. » Je lui dis : « Oui. » Il me remercie et me serre la main. Les hommes viendront, s’allongeront sur les tables ou joueront aux cartes et toucheront des heures majorées de cinquante pour cent. Dans le courant de la semaine suivante, ils s’absenteront un jour ou deux pour cause de maladie : hyperthrychose palmaire aiguë, et le temps de maladie étant payé quatre-vingt-dix pour cent du taux normal, il est roulé. Il me serre la main. Hier, il me demande un spécialiste du traçage, j’en ai un, je lui demande la nature du travail et quand cela doit commencer. Il me dit : « Demain, tout sera prêt. » Ce matin, je vais voir ; ce qui était prêt hier soir est annulé et on recommencera une autre solution ; je demande donc à Monsieur Seigneur si je dois lui envoyer mon traceur, il le veut tout de suite. Je le lui envoie ; quelques heures plus tard, je rencontre mon homme, je lui demande ce qu’il fait, il me répond qu’il attend la nouvelle solution. Il reviendra samedi et dimanche attendre encore. Ils sont une centaine à attendre comme cela depuis un an ! Ubu ! je ne savais pas que tu existais en Germanie à quatrevingts millions d’exemplaires. Bombardement d’Issy-Billancourt ce matin à onze heures. Un bombardier en difficulté s’est délesté au petit bonheur la chance et a laissé tomber ses bombes rue du Cherche-midi, rue Croix-Nivert et au métro Javel. Il y a, paraît-il, beaucoup de victimes, des Parisiens. De la fenêtre de mon bureau, j’ai vu des incendies vers le Point du Jour. Une grande flamme a monté à plus de cent mètres de hauteur, cela proviendrait de l’usine Ripolin. La rumeur nous annonce au même moment le débarquement des Alliés en Italie1. On demande la fin à tout prix. Arnaud, venu hier, nous dit que la courbe statistique de la folie monte plus haut que jamais. Vichy ayant eu l’idée de faire établir sur le même graphique la courbe de consommation d’alcool et la courbe des fous, on s’est aperçu que tandis que la première tendait vers zéro, la seconde allait vers l’infini. Pétain voulait faire une propagande pour montrer l’excellence du régime sec. On lui a présenté le tableau, il a abandonné son projet. Ce tableau est ––––– 1. C’est en effet le 3 septembre 1943 que les troupes de Montgomery débarquèrent en Calabre. 369
en bonne place dans un couloir du ministère de la Santé. Il réjouira quand même la vue de quelques-uns. Des épidémies grondent un peu partout. Finir ou crever ! Voilà le souhait général, c’est pourquoi les bombes anglaises ou américaines ne nous excitent pas. Nous supportons tout, la rage au cœur, toute la rage contre les Européens, il n’en reste plus pour les autres. 3 septembre 1939 ! Quatre ans de guerre ! anniversaire de misère et d’esclavage. Samedi 4 septembre 1943 Le gâteux vient me dire que l’homme que je lui ai donné hier ne veut plus travailler. J’y vais, le gréviste me dit qu’on lui donne un travail de gosse et qu’il ne veut pas faire ce travail qui lui déplaît à un haut point. J’explique au gâteux que cet homme a mal aux reins et qu’il ne peut pas rester penché sur le tracé ; cette loque qui a vu tout de même la tête rétive du travailleur déchu me fait observer que cet homme n’est pas une femme qui va avoir un enfant. Alors, je lui propose d’en mettre un autre à la place. Il veut bien, j’envoie un jeune idiot qui ne sait rien faire, le gâteux est satisfait. Lundi 6 septembre 1943 La radio du Reich veut nous démontrer quelque chose, elle nous cite un fait inventé de toutes pièces et ajoute : « ... cet incident, pris parmi tant d’autres, prouve une fois de plus que… » Et voilà, ils s’étonnent après cela que nous ne comprenions pas. Ils se fâchent et disent que nous sommes des idiots. Cette alimentation de feuilles cuites produit des effets étranges. On croirait qu’avec une alimentation aussi simple on obtiendrait des excréments jaunes et pleins, mais non ! c’est vert et pâteux comme de la bouse de vache. Et puis, on va au chose plus souvent qu’à son tour. Et on se lève plusieurs fois, la nuit, pour pisser. L’effet le plus désagréable c’est que les gens pètent dans le métro et que les gaz libérés sont fortement marqués. Ces gaz ont une telle faculté de diffusion qu’il est impossible de repérer le salaud, ni par le son, ni par l’odeur. Tout est dans tout ! Des personnes très bien en profitent pour activer la production, j’en soupçonne même qui y trouvent du plaisir et qui regardent le voisin innocent avec une moue visqueuse de réprobation. Je dis dans mon étude de la machine que les politiciens et les industriels freinent le développement de la machine. J’ajoute qu’ils ne le font pas exprès. Ils ont peur de ceci : que la machine ne tra370
vaille plus. Que deviendra notre société fondée sur l’abrutissement de l’homme ? pour le bonheur de quelques-uns ! Le travail est rendu écœurant. Je voyais ce matin, à la sortie du métro Dupleix, des agents venus de tous les coins de Paris, qui se rendaient au Vél’ d’hiv’ où sont les corps des victimes du bombardement. Ils vont protéger les autorités qui vont faire leur parade aux obsèques. À voir leur tête de vermicelle, il était clair qu’ils auraient préféré cultiver des fleurs dans leur petit jardin. Si j’avais le dégoût d’en interroger un, il me répondrait : « Je fais ça pour manger ! » Ceux qui travaillent dans l’industrie germanisée ne sont pas autrement. Même ceux qui, comme moi, ont jusqu’en 1940 été privilégiés, à qui on laissait encore l’occasion d’exercer leur imagination. Pendant vingt-cinq ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je n’aie au moins un problème à résoudre ou des décisions à prendre. Maintenant, c’est fini. Tout est prévu par les règlements. Le nazisme construit pour mille ans, disent-ils. Pour beaucoup plus. Tout est gelé. Il faut que les hommes soient esclaves. On n’en viendra à bout qu’en les broyant. Un homme heureux, c’est un homme qui échappe au Moloch ; il n’en faut pas. Bismarck disait : « Un Allemand indiscipliné ! connais pas. Je voudrais bien en voir un ! » Il va être midi, notre troupeau va être conduit à l’auge communautaire. La Mort est une solution. C’est la seule réelle, les autres solutions sont imaginaires, racine de moins un. Je ne me représente racine de moins un que comme une fuite suivant une autre dimension. La seule autre dimension de la vie c’est le néant. C.Q.F.D. J’ai rêvé encore que ma chatte me parlait. Elle était sur mon épaule droite, ma joue contre sa fourrure, je me plaçais devant l’horloge de la cuisine et je lui demandais : « Quelle heure est-il ? » Elle me répondait : « Neuf heures moins dix » et je voyais effectivement l’horloge à neuf heures moins dix. Je me suis réveillé, la chatte était couchée sur mon épaule droite et dormait profondément. De quoi rêvait-elle ? Elle ! Dessau répartit son personnel à Vienne, Varsovie, Cassel. C’est prudent. Des hommes qui sont partis d’ici il y a deux mois ont à peine eu le temps de se mettre au travail, si travail il y a, qu’ils sont refoulés sur d’autres rivages. Ubu continue. Mercredi 8 septembre 1943 Le cafouillis, le très agité cafouillis continue. Je perds mon temps et mes forces. Le gâteux est parti hier soir. Il a demandé à un de mes hommes 371
quel était l’idéal des Français. L’homme a été stupéfait et n’a rien pu répondre, car je crois bien qu’il n’avait jamais pensé à cela. Alors le gâteux lui a parlé de Napoléon. Là, il lui fut répondu que, de ce bandit de Napoléon, tout le monde s’en fiche. Ce fut à son tour d’être stupéfait. Il partit en disant : « Non, les Français n’ont pas d’idéal ! » Voilà un Teuton idéaliste et va-de-la-gueule à la fois. Drôles d’animaux ! Heureusement qu’il ne m’a pas posé la question. C’est comme cela que cela a commencé à Châtillon ; deux mois plus tard, il a fallu que je déguerpisse. Je reçois hier un Russe, candidat dessinateur envoyé par le service de la main-d’œuvre nazie. C’est une épave de l’armée Wrangel. Venu à Bizerte avec les restes de cette armée en 1922 ou 23, il entra comme mécanicien aux phosphates de Sfax. Il était lieutenant de marine sorti de l’École polytechnique de Kiev. Il a cinquante-six ans, il est brisé, désenchanté, désintéressé. C’est un chiffon délainé. J’essaie d’en tirer quelque chose, mais il parle à peine le français, après avoir vécu et travaillé vingt ans en France. Il a passé dix ans aux papeteries Navarre. Il vient d’Allemagne où il a été dessinateur chez Udet pendant six mois. Certificat très élogieux, comme tous les certificats allemands. Je commence à croire que ces certificats sont rédigés par le service de propagande pour des fins inavouables. Cet homme parle petit-nègre : verbes à l’infinitif, absence d’adverbes et de prépositions, cherche sans succès les mots « trou, tube, alésage », qui sont pourtant des mots qu’il a dû entendre plusieurs fois par jour depuis vingt ans. Il dessine comme dessinerait un enfant de quatre ans, il tremble, il pense à autre chose. Je lui dis que je ne peux pas le prendre, il accepte cela comme si je lui avais dit que je le prends. Il me demande d’écrire sur son papier que je ne veux pas de lui et il s’en va comme une ombre insensible, résignée, mon image dans trois ans, si les Allemands étaient vainqueurs. Il retourne au bureau de la main-d’œuvre pour qu’on l’adresse ailleurs et ainsi de suite ! La vie brisante des exilés, des sans patrie. Je pense à Nietzsche, à son « Nous autres sans patrie1 » dont le sens m’est clair, maintenant. On apprend que H.2 est bien arrivé en Alger et que le chef de l’aérodrome, un officier italien, a été fusillé pour l’avoir laissé filer. H. a fait d’une pierre deux coups. C’est du beau travail.
––––– 1. Nous autres sans patrie sera, en 1947, le titre d’un recueil de poèmes « politiques » de Blanchard. 2. Hurel, certainement. Voir lundi 23 août 1943. 372
Jeudi 9 septembre 1943 Hier soir, grande nouvelle tombée au moment où le désespoir se hérissait à la vue d’un nouvel hiver de tombeau. Capitulation sans condition de l’Italie au moment où les Teutons abandonnaient le bassin du Donets. Ce matin, Radio-Paris en parle comme d’une trahison de Badoglio qui a ainsi « ... perpétré un lâche attentat contre le peuple italien », qui, lui, voulait continuer jusqu’à la victoire finale. On fait tout dire à un peuple muet, comme à un homme mort. J’ai entendu un philosophe allemand dire au micro, il y a deux ans : « Nietzsche, s’il vivait aujourd’hui, serait membre du parti nationalsocialiste » ! On pourrait aller loin dans cette voie : « Jésus Christ serait ministre de la propagande du Reich », etc. etc. A-t-on jamais vécu dans une telle fourberie ? Londres rappelait hier que, le 10 juin 1940, Mussolini déclarait la guerre avec la « ... conscience tranquille ». Mussolini, le singe de Nietzsche, se souvient peut-être de cet aphorisme : « Il est un degré suprême de fourberie invétérée : on l’appelle la conscience tranquille. » S’il en parlait (le Musso), c’est qu’il se sentait coupable ! Hier après-midi, je rencontrai deux Boches en conciliabule dans un couloir ; j’eus en passant près d’eux l’impression qu’il se passait quelque chose d’angoissant, sans doute savaient-ils déjà la nouvelle ! Ils font une sale gueule ! Nous, nous avons la joie intérieurement, mais nous ne pavoisons pas, cela les peinerait ! Nous attendons que cela aille tout à fait bien pour manifester nos sentiments dévoués ! La source est tarie, plus de poèmes ! Je relis ce que j’ai écrit pour rattraper le fil. Mais ce que je lis me dégoûte, je suis extrêmement inquiet sur la valeur de mes poèmes, ils me paraissent fades et sans intérêt aucun, c’est du vent. Ce bandit de Cœurfidèle m’a stérilisé, car, si ce que j’écris ne me plaît pas, du moins, j’ai, en l’écrivant, un soulagement, une joie que je puis appeler une joie poétique et qui dépasse toutes les autres joies. C’est le seul moment où j’aime la vie. J’ai depuis longtemps pensé que la poésie était chez moi une réaction de défense. Ce qui est écrit a rempli sa mission, et est devenu inutile, d’où mon désintérêt. Il faut une nouvelle récolte, mais je suis incapable en ce moment d’écrire une seule ligne poétique et j’en ai le plus grand besoin ! À chaque crise, je m’interroge, je veux savoir si cela reviendra ! je doute, et il me semble qu’en doutant, j’éloigne le retour du dieu. C’est insupportable ! J’ai pris vingt fois ma feuille blanche aujourd’hui. Je suis plus blanc que ma feuille. Je me souviendrai toujours du dernier hiver, quand j’écrivais à Char : « Le poème a encore écrit un blanchard ! » 373
Vendredi 10 septembre 1943 La fureur du führer fait plaisir à entendre. Ce sombre idiot n’est pas bon joueur. La fripouille italienne était un noble allié quand la victoire allemande était presque cuite, en juin 1940. Aujourd’hui que, conformément à sa nature de fripouille, l’Italie se retourne contre les sauvages afin de s’asseoir à la table des vainqueurs et d’avoir un os à sucer, c’est du poisson pourri. Ha ! Ha ! Ha ! Hi ! Hi ! Hi ! Jean Guignol-Paquis1, hier soir, parlait de Monsieur Badoglio et de Monsieur Victor Emmanuel. Pense-t-il vraiment qu’il fasse de la propagande ? Ce pour quoi on le nourrit. Ses maîtres sont pleins d’indulgence, car toute la France asservie a été heureuse, hier, de l’entendre rager, baver, vomir. Un vieil idiot m’a dit ce matin : « Cela ne leur portera pas bonheur, d’avoir trahi. Les traîtres finissent toujours mal ! » Je lui ai répondu : « Vous croyez à la morale ? à votre âge ? où avez-vous vu, dans votre vie, les méchants, punis et les bons, récompensés ? » « Oui, oui, ils finiront mal ! c’est moi qui vous le dis ! » Pauvre bête innocente ! Samedi 11 septembre 1943 Adolf a prêché ! Il a parlé de la trahison. Il est contre quand elle s’exerce à ses dépens, il est pour quand elle est perpétuée à son avantage. Le beau professeur de morale. L’État-la-Vertu n’a pas de patrie. Il apparaît sous des formes plus ou moins grossières suivant la finesse et la faculté critique des peuples. Mais, au fond, les États n’agissent que pour de grossiers intérêts à courte échéance. Les beaux motifs (ils en trouvent toujours) sont faits pour blouser les imbéciles, en faire de braves soldats, de bons citoyens, des travailleurs aveugles et sourds, et malheureux par surcroît, donc dévoués au pouvoir du jour, résignés, viande à canon, viande à fosse commune, viande à production d’armes, viande d’abrutis. L’idiot en vient à dire que si nous vivons des temps inhumains, les Européens seront fiers d’avoir eu de tels héros, qui leur ont légué un monde si beau ! Depuis et y compris la guerre des troglodytes en l’an trentecinq mille avant J.C., on dit cela. Y en a-t-il qui croient encore à ces foutaises ? En Allemagne, peut-être, et chez les Canaques. Toujours cette analogie dégoûtante de l’accouchement dans la douleur ! O diarrhée ! ––––– 1. Voir note 2, p. 336. 374
Lundi 13 septembre 1943 L’oncle M. venu hier, ébéniste-antiquaire, a, du fait de ses occupations, l’occasion de coudoyer des gangsters du marché noir. Quand je lui dis qu’un de ces voyous, à Grenelle, se faisait trois mille francs par jour, il me regarda avec surprise (surpris par mon innocence) et m’apprit que ce petit bénéfice ne convenait qu’aux plus infimes margoulins, à la basse pègre mégotière. Il me cita un trafiquant, modèle standard de Fontainebleau, qui faisait un million par jour (cinq millions par semaine) car il ne travaillait que cinq jours. Il trafique en gros, avec les Allemands. Les gagne-petit se font huit à dix mille francs par jour. Si je considère d’autres métiers qui nourrissent bien leur homme, commerces d’alimentation, pharmaciens, médecins, dentistes (l’un d’eux, travaillant trois après-midi par semaine, gagne trente mille francs par mois) je constate que l’industrie est la classe des parias. (Quant aux paysans, ils ne savent que faire de leurs billets de mille.) Depuis vingt-cinq ans, mes appointements n’ont pas bougé, les ouvriers ont eu quelques augmentations et vivent à trois mille francs par mois. Le prix d’un repas dans un restaurant des Champs-Élysées. Ces mêmes ouvriers gagnaient deux mille deux cents francs avant la guerre lorsque leur repas coûtait huit à dix francs, aujourd’hui c’est trente francs. Les ouvriers des villes crèvent de faim et paient les frais de la guerre. L’industrie, bête noire de Pétain, subit la punition infligée par cette vieille carne qui, depuis quinze ans, manifestait sa haine de la classe ouvrière. Il veut mettre les ouvriers au pas, il veut les dresser, scrogneugneu ! Obéissance, mortification, briser la résistance ! Il croit cela, le vieux machin ! Il n’arrivera qu’à la plus violente révolte, celle des désespérés qui n’ont plus rien à perdre, et qui, crever pour crever, en démoliront le plus possible auparavant. Quand je pense que ce métier que je fais (en temps normal, pas en ce moment, depuis que les palatins seigneurisent follement !) est un des plus difficiles, un de ceux qui demandent des réapprentissages continuels, des luttes avec la réalité rugueuse et rétive, aux violents réflexes, quand je pense que depuis quarante-cinq ans, j’apprends quelque chose chaque jour (en temps normal, encore un coup !) à mes dépens, et que je ne gagne pas ma vie tandis que d’autres, assis, réglés par des textes-parapluies, répétant les formules une fois apprises, appliquant des textes établis pour toujours, ou peu s’en faut, n’étant astreints qu’à quelques heures de présence par jour, peuvent mettre de l’argent de côté pour leurs vieux jours, acheter une villa en province, une ferme, ou un bordel, et recevront encore, par surcroît, une retraite confortable, je deviens enragé ! Il est vrai 375
que si j’étais commissaire de police ou inspecteur du travail, je ne serais pas poète. Comment concilier la poésie avec certains métiers de larbins ou de proxénètes ? La technique des machines, c’est une recherche de la vérité. C’est un climat supportable qui n’est pas contraire à la recherche poétique, et c’est peut-être pourquoi nous serons toujours brimés par le pouvoir politique, quel qu’il soit. Nous transportons facilement nos raisonnements sur un plan qui tranche dans leur gadoue cérébrale et ils n’aiment pas cela, ces maquereaux ! Mussolini kidnappé1, drôle de guerre qui a ses aspects de film américain genre gangster de Chicago. Hier, séance imposante de la reddition de la Flotte à Malte avec tout son cérémonial traditionnel, aujourd’hui enlèvement de Musso ! Si nous avions de quoi manger, nous nous amuserions un peu ! Ce midi, on a voulu nous faire manger de la viande pourrie. Jeudi et vendredi, le cantinier a cherché des clients pour sa viande qui, alors, n’était pas encore verte. Il en demandait deux cent vingt francs le kilo (bœuf pour pot-au-feu). Personne n’a marché, il a attendu qu’elle soit pourrie pour nous la servir. Un seul a mangé de cette charogne comme si c’était du gâteau, c’est le vieux Belge qui ne s’est aperçu de rien et qui a torché son assiette comme un chien. Cet abruti a une gueule de cirque, le caricaturiste Dubout2 a dessiné de ces êtres qui paraissent impossibles, et pourtant ils existent. Notre Belge est une créature créée par Dubout. Exactement. Quand on lui parle, il tombe de la lune, fait répéter cinquante fois, puis a l’air de n’avoir pas encore compris. Il est amusant pour autant qu’on ne lui parle pas. Mais si on cause un peu avec lui, il est extrêmement fatigant et, au bout de deux minutes, on a grand envie de lui fiche une claque et un coup de pied au derrière. Le gâteux est revenu. « Il est complètement déminéralisé, ce pauvre type ! » me dit un de mes gens. C’est vraiment un excrément au fil de l’eau. On ne peut pas lui tirer une explication, il bafouille, se fâche, trépigne et s’en va. Il revient une heure après et ne sait pas davantage ce qu’il veut. Toute la journée s’est passée avec ces entrées de Guignol. Grand Reich, tu nous envoies de ces numéros ! et qui promènent ta gloire par l’Europe comme une odeur de camembert trop fait ! Enfin, je suis tout de même heureux d’avoir fait leur connaissance, enchanté ! ––––– 1. Par un commando SS. Voir note p. 332. 2. Albert Dubout, bien connu. Il a illustré Rabelais, Villon, le Code de la route et… Sade. 376
Il y a huit jours qu’il est parti. Avant de fiche son camp, il écrivit un rapport pour me signaler l’état des travaux et ce qu’il fallait faire pendant son absence. Ce rapport, je l’ai reçu ce matin à huit heures et à dix heures je voyais l’homme. C’est extraordinaire ! Évidemment, rien n’a été fait de ce qu’il demandait qui fût fait. Il n’a rien dit, rien vu. Tout s’est passé comme s’il n’avait rien écrit ! Il y a un réseau de voies ferrées dans son cerveau. Mardi 14 septembre 1943 Personne ne croit à cette rocambolesque histoire de l’enlèvement de Mussolini. Il est vrai que les informations européennes sont pleines de contradictions et d’invraisemblances. En dehors des grands titres : Mussolini est délivré. « Le Führer a préparé lui-même l’audacieux coup de main » ! (sic). On ne dit rien de précis, tantôt il a fui en avion, tantôt en vedette. On pense que ce bruit est destiné à cacher la retraite de Russie et la livraison de la flotte italienne. Les Anglais n’ont pas demandé la livraison de Musso, pour quoi faire ! On voit plutôt beaucoup de raisons pour qu’ils ne se chargent pas de cet oiseau. Un sous-marin italien vaut dix mille Musso. S’ils le tuaient, on les accuserait de barbarie ; s’ils ne le tuaient point, on dirait qu’il y a une combinaison contre les peuples. Mieux vaut qu’il aille se faire pendre ailleurs, le pouvoir qu’il a encore étant uniquement un pouvoir de division, donc favorable à la sécurité anglaise. La flotte italienne est autrement intéressante que les quatre-vingts kilos de barbaque moisie représentant Bénito. Cœurfidèle et le gâteux m’ont taraudé toute la journée pour l’organisation du service du gâteux ; ces heures d’interminables paroles pour aboutir à une solution idiote qui ne durera pas deux jours m’ont fait atteindre une haute tension d’envie de leur foutre des coups de pieds au cul. J’ai envie de casser quelque chose, n’importe quoi. Les cafouilleux du troisième Reich sont les premiers du monde. Mercredi 15 septembre 1943 Le cantinier, ce gros gangster, a été arrêté hier après-midi par des gendarmes nazis qui l’ont embarqué, menottes aux poignets. Ce n’est pas pour son trafic de voyou qu’on l’a ficelé, c’est parce qu’il est alsacien et, qu’ayant opté pour l’Allemagne il y a deux ou trois ans, quand il attachait sa fortune à celle de l’Axe, il a oublié qu’il devait sacrifier sa vie sur les steppes de Russie pour la gloire du Reich. Ce gros malin a joué sur les deux tableaux, il était en état d’insoumis377
sion, il a résisté un peu, on l’a coffré. Sa femme a un air réjoui. Je crois qu’elle est heureuse d’en être débarrassée. Elle ne vaut pas mieux, mais il la frappait. On la voit assez souvent avec l’œil au beurre noir ou les bras truffés. Cette vache est devenue grosse comme une truie. Jeudi 16 septembre 1943 Hier soir, de sept heures trente à huit heures (heure nazie), bombardements de Billancourt et Colombes. De notre balcon, nous suivions des yeux un premier groupe de soixante avions venant du nord-ouest et ensuite un second groupe de même importance venu de l’ouest. De ces deux points, au ras des toits, s’élevaient des bouchons d’épaisse fumée noire. Nous vîmes alors un des avions se changer en une grande flamme jaune et rouge et des débris descendre en vrille, puis nous distinguâmes trois parachutes qui devaient descendre leur homme. Beaucoup de personnes étaient, comme nous, aux fenêtres et sur les balcons, ce fut un rugissement de douleur qui balaya la rue, auquel succéda des imprécations à l’adresse des Boches. Toute la nuit, nous eûmes cette vision de l’appareil en flammes, et celle des autres avions qui continuaient leur route en ordre parfait et nous donnaient l’image du calme, du sang-froid et du sacrifice accepté. Vers neuf heures, Paris était imprégné de la fumée des incendies qu’un faible vent d’ouest poussait. Les rues étaient estompées, l’odeur était sensible. Ce matin, Guyomard n’est pas là, son quartier a été touché (il habite Courbevoie). « Par le fer et par le feu », qui a dit cela ? Bismarck ! « La Force prime le Droit ! » Qui ? Bismarck, barbares, idiots, foutus cons ! Un de mes hommes qui habite Maisons-Laffitte me dit qu’un parachutiste, tombé d’un appareil en flammes, fut tué par des soldats de la civilisation alors qu’il atterrissait près du pont de MaisonsLaffitte et qu’il se trouvait à une vingtaine de mètres d’altitude. Les brutes s’acharnèrent sur lui et le criblèrent de balles. « Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur ? » Guyomard est passé ici cet après-midi. Il était dans la cave de l’immeuble qu’il habite et c’est une bâtisse neuve en ciment armé. Une bombe est entrée par la façade obliquement, à mi-hauteur. Son appartement, qui est au septième, a eu ses portes et ses fenêtres arrachées et tout ce qui était facilement cassable fut cassé. Dans la cave, ils firent un bond d’un demi-mètre et pendant deux minutes entendirent au-dessus d’eux la dégringolade, 378
ils sortirent immédiatement de l’abri et se trouvèrent devant un incendie qui achevait les maisons voisines. Il n’y a plus d’eau, plus d’électricité, on leur a donné trois mille francs. Les usines Hispano, Air-Équipement, Delage Berliot sont rasées, mais beaucoup de maisons au centre de Courbevoie le sont aussi. On compte déjà cent dix morts et on en retire encore. Un parachutiste américain de dix-sept, dix-huit ans a été trouvé écrabouillé, son parachute n’ayant pas fonctionné. À Billancourt, l’usine Renault (ce qu’il en restait), a été nivelée. Un train, en gare de Bécon, a été anéanti. Le pont de Sèvres est coupé. Ce fut un grand bombardement. Vendredi 17 septembre 1943 L’atelier de la manufacture de Sèvres a été anéanti. On n’y travaillait que pour Goering qui se fait offrir un colossal service de table. Le gros va-de-la-gueule veut boustifailler nos cochons dans nos assiettes. Ce matin, un soldat européen avec tout son barda a voulu passer alors que le portillon automatique du métro Étoile refermait sa mâchoire. Il passa, avec son fusil et ses cartouchières, mais son rücksack et son masque à gaz restèrent de l’autre côté. Ce gros papillon jurait et lançait de la flamme par les naseaux, tous les badauds riaient et il était très mécontent. Quand notre train démarra, beaucoup de vaincus lui firent des signes d’adieux, l’un d’eux agita son mouchoir. C’était touchant et cocasse. La capitulation de l’Italie nous avait donné un grand espoir, et voici que nous retombons dans le noir. L’hiver nous effraie. Le prix des choses devient une angoisse chaque jour plus pesante. On meurt à petit feu. Char ne m’écrit plus. Sa femme a dû lui rapporter des cancans, ou bien c’est Dumont qui a manigancé une saloperie, ou encore Parisot. Celui-ci m’a toujours fait l’effet d’un sournois couillon. Le monde littéraire est infréquentable. Ils ne vivent, ces gens-là, que dans des brouilles et des raccommodages à n’en plus finir. Je découvre encore une incompatibilité, il ne me reste plus guère de positions d’équilibre. Enfin, je vais pouvoir rétablir mon Allégorie1. J’ai grande envie de continuer mes cent cinquante-quatre sonnets2, j’en ai déjà trois douzaines, restent dix. Mais pour cela, il faut que je sois délivré de toute attache littéraire ; être seul m’éviterait de prendre la remorque de La Main à plume qui m’entraînera, si je n’y prends ––––– 1. Voir note p. 250. 2. De Shakespeare. Rappelons que Blanchard ne publiera que douze traductions. 379
garde, je ne sais où, mais sûrement pas où il faut que j’aille. C’est évidemment plus agréable de se laisser tirer, je deviens sensible à la fatigue. Je cherche la paix presque à n’importe quel prix tellement je suis brisé. Il faut que je réagisse. La relecture de mes six poèmes1 de La Main à plume, au milieu des autres études, me fait craindre un désaccord inéluctable. Je resterai seul. Vieillesse terrifiante. Ça finira mal. Samedi 18 septembre 1943 Arnaud et sa femme venus hier soir avec Stil et une jeune fille, ou peut-être sa femme. Stil, physique de gars de ch’nord, genre maigre et fluet, vingt-deux ou vingt-trois ans, la jeune fille paraît seize ou dix-sept ans. Interview de Claudel dans Panorama : on lui fait dire, à propos des décors du Soulier de satin : qui les fait ? C’est un garçon du nom de Coutaud, j’aurais préféré que ce fût J. M. Sert…2 Oh ! le salaud, Coutaud va être atterré ! L’Ignoble Claudel ! La radio hier nous crache un sketch en anglais parodiant la libération de Mussolini, les enfants avaient tourné les boutons et j’entendis : « Look at the window, the window ! (par plusieurs voix), puis : « Duce ! the Duce ! », bruit de pas et le chef des gangsters disant : « Duce, le führer nous envoie vous délivrer ! » Puis des cris de joie populaire dans les rues de Milan et de Turin me firent comprendre que c’était Berlin qui radiodiffusait le radioreportage de la libération de Musso en anglais. Lundi 20 septembre 1943 Monsieur de Croquefromage a reçu son colis. C’est ainsi qu’on avertit quelqu’un qu’il sera pendu pour services rendus à l’ennemi. Mon fils, en revenant de Toulouse, a entendu un paysan dire : « Eh ! ben, vous savez, Untel, il a reçu son colis ! » Le colis c’est une boîte contenant un pendu. La grandeur du colis dépend des possibilités de ravitaillement en matières premières. Certains ont reçu un cercueil grandeur nature contenant un mannequin également grandeur nature ; le colis était envoyé port dû, ce qui ajoutait du sel à la farce. ––––– 1. Hic sunt leones, in Le Surréalisme encore et toujours. voir note 1, p. 343. 2. Lucien Coutaud (voir note 1, p. 101). — José Maria Sert, peintre, ami de Claudel et dédicataire du Soulier de satin, à la genèse duquel il avait contribué. — L’anecdote se rapporte à la création du Soulier de satin, mis en scène par Jean-Louis Barrault au Théâtre Français en novembre 1943. 380
Les dessinateurs de Châtillon confectionnèrent un mannequin de quarante à cinquante centimètres de haut, approximativement ressemblant au Croquefromage, si ce n’est qu’une grande langue rouge lui pendait jusqu’à la ceinture. Il était pendu par une petite ficelle à un gibet miniature et empaqueté soigneusement. Il fut déposé dans le monte-charge et le garçon de l’étage le porta à la Direction sans savoir l’importance de la chose. On n’a pas de nouvelles de l’effet produit, car le salaud ouvrit cela tout seul dans son coin. On imagine la gueule qu’il fit et on est réconforté. Musso a parlé un quart d’heure samedi soir, mais je n’ai pas reconnu sa voix. J’ai reconnu la voix d’un speaker de Radio-Rome qui, depuis deux ou trois ans, éjaculait ses idioties fascistes à longueur de journée. Or, les journaux nous disent que c’est Musso qui a parlé ! Il dit même au début (que je n’ai pas pris) : « C’est moi, vous reconnaissez ma voix ! » Le mystère continue. On nous dit bien que le peuple italien a acclamé le retour du Duce ! Ils pourront dire aussi que la population française est aussi enthousiasmée par cette libération, la preuve : les journaux, fidèles miroirs de l’opinion publique, s’en réjouissent à qui mieux mieux ! donc C.Q.F.D. La notion d’État survivra-t-elle à cette comédie ! Possible ! les hommes sont bêtes et ignobles. Le gâteux est enfin parti. Nous avons eu, vendredi après-midi, une séance comique. Le matin même, il m’a demandé la date de la fin de son travail. Il avait été assez guilleret jusque-là, je lui dis : « Un mois ! » Aussitôt son nez, qu’il a très long et très lame de couteau, s’allongea, son échine se plia et il partit, vieilli de dix ans, sans dire un mot, comme s’il venait subitement d’apprendre un grand malheur, comme, par exemple, que sa maison avait été pulvérisée avec tout ce qu’il possède. Il revint au début de l’après-midi avec la liste des dessins à exécuter, nous discutâmes longtemps sur cette répartition avec nos sous-chefs et, l’ayant amené à accepter le chiffre de quarante heures par dessin (je guignais le total pour arriver à nos fins), je lui fis faire lui-même : 1) la multiplication : 104 dessins à 40 heures = 4160 heures 2) la division par 20 dessinateurs = 208 heures 3) à 200 heures par mois, le délai est un mois et un jour. Il trouva lui-même le délai de un mois et du coup, s’assit, anéanti. Je l’achevai, au grand réjouissement de mes collaborateurs : « Monsieur Hormann ! cela fait un mois si la courbe temps-nombre de dessinateurs était une droite parallèle à l’axe des temps, mais vous savez qu’on démarre progressivement et qu’on finit de la même façon ; la courbe est pratiquement une parabole. Pour avoir la surface équivalente au rectangle de même hauteur, je dois multiplier le 381
temps par un et demi, donc il faut un mois et demi. » (Là, le pauvre homme fit un geste las de main droite signifiant : pitié ! miséricorde !) Alors, j’ajoutai : « Il faut un mois et demi, mais nous allons faire un gros effort et nous essayerons de finir dans un mois ! » Un léger sourire affleura sur sa tête de bois, et il osa demander : « Pourriez-vous donner quelques dessins avant ? » Je dis : « Oui, la porte avant, la porte arrière et le carénage de porte ! » Il se consola, et partit en me remerciant. C’était nous, les vainqueurs ! Il avait accepté nos conditions d’armistice, nous avons bien ri. Mardi 21 septembre 1943 Il nous apparaît que les Européens font une retraite clandestine et ne tiennent pas à passer un nouvel hiver dans les steppes. Ils craindraient alors d’être obligés de se retirer en désordre dans la neige et de rééditer le Passage de la Bérésina. Ils se sont retirés victorieusement de Sardaigne. Ils ont raccourci leur front en Ukraine, ce qui a eu pour effet de l’allonger de cent cinquante kilomètres, la somme des deux côtés d’un triangle étant, jusqu’à nouvel ordre, plus grande que le troisième. Les mensonges de leur propagande deviennent de plus en plus grossiers. Londres, hier, parlait de la position critique de la flotte anglaise de la Méditerranée en 1941. Ce fut une période vraiment angoissante. Une preuve encore que le service des renseignements allemand est au-dessous de tout. Les nazis ont tout pour perdre, qu’ils veuillent bien foutre la paix à la Providence. Il n’y a aucun hasard dans leur échec. Les hommes, les hommes seuls sont les maîtres et les plus bêtes perdront. Écrit L’Objet-Machine1, à relire dans un mois. Le maréchal Badoglio a donné hier des conseils et des consignes de sabotage à l’intention des Italiens sous la botte nazie. Encore un maréchal. Et ce sera sans doute le maréchal Goering qui capitulera et qui estourbira Hitler. Il n’y a qu’un maréchal pour faire ces besognes de vidangeurs de la guerre. Le grade de maréchal n’est-il pas le plus haut dans la hiérarchie militaire ? Il représente donc le militaire dans toute sa pesanteur, sa connerie, sa sale gueule à gifles et son sale cul à recevoir les coups de bottes. Quelle race ! J’ai eu des nouvelles de ce marlou de Romano, ce cochon qui, il y a vingt ans, enfila sa poule dans le compartiment du wagon où nous reposions, une nuit, entre Paris et Cannes. Ce voyou faisait le proxénète à Cannes, son fils rabattait des filles et lui les livrait aux Boches et aux Italiens. Ce fumier est en prison, on ne m’a pas dit pour quel motif. Sa femme, que j’ai connue très femme sérieuse, a ––––– 1. C’est-à-dire Le Grand passage. voir note 4, p. 362. 382
mal tourné aussi. Elle couchait avec son chauffeur nègre qui, sans souci du public, lui réclamait de l’argent à chaque instant. Drôles de gens ! l’élite du monde civilisé ! Un escroc, un marlou, une paillasse à négro, voilà un ménage d’industriels protégé par l’État. Mercredi 22 septembre 1943 Commencé Poètes de proie1. Chaque jour amène un changement sur le plan militaire. Pendant des mois, il ne se passait rien, maintenant le rythme s’accélère. La destruction des usines du Reich n’a pas permis au caporal généralissime de faire le plein de ses magasins sur le front de Russie. Ne pouvant assurer un ravitaillement suffisant pour la campagne d’hiver, le voici obligé de reculer pour ne pas être anéanti comme la grande armée de 1812. Hier, on annonçait la délivrance de la Sardaigne et de la Corse, tout ceci sans grands dommages. Les Américains appliquent leurs méthodes de haut rendement à cette industrie qui s’appelle la guerre. On espère en voir la fin, la plupart donnent encore un mois et demi à deux mois avant la libération. Les Prussiens font une très sale gueule depuis deux jours. Les quelques petits travaux que nous avons à faire ne sont jamais terminés. Le contrôleur des dessins, Monsieur Épais, un officier teinté de Gestapo, change ses règlements chaque mois et nous avons à peine le temps de mettre notre travail en accord avec ses décrets que, ceux-ci étant modifiés, il vient pour les reprendre et gratter. Certains dessins sont comme des passoires. Les dessinateurs sont enragés, car il n’y a rien de plus énervant que de gratter. Les services de Dessau sont pressés, Monsieur Épais s’en fiche, il faut que les dessins soient conformes aux règlements. Lesquels ne changent rien à l’objet du dessin, mais à sa présentation formelle : grandeur des chiffres, disposition des titres et sous-titres, etc., toutes choses qui, en temps de guerre, n’ont pas de sens, et, en temps de paix, sont oiseuses. Je suis très content de ce système, car cela retarde encore la livraison des dessins que Dessau attend depuis un an et je n’y suis pour rien. La méthode F.W. de Châtillon est rééditée ici. Je disais déjà à Monsieur Petitcoup, il y a deux ans, on offre un million au dénonciateur des sabotages, je vais gagner le million car je les connais les saboteurs, c’est vous ! Il riait jaune, mais enfin il riait. Dans son cœur, il était assez inquiet, il m’en croyait capable. Il est vrai que contre eux, je suis capable de tout. ––––– 1. Voir note 2, p. 411. 383
Jeudi 23 septembre 1943 Ce matin, place Villiers, un troupeau de Prussiens défilait, se rendant quelque part. Un homme pressé, voulant passer d’un trottoir à l’autre, traversa le cortège ; un sergent se mit à hurler, mais il ne fit pas arrêter le bonhomme, des spectateurs, dont j’étais, se mirent à rire (faussement) aux éclats. Les animaux nous regardèrent férocement et continuèrent leur chemin sans réagir autrement. Il y a quelque chose de changé en Europe. Le pont de Sèvres va être réparé par les soldats nazis, il le faut pour octobre, dans trois ou quatre semaines. Ils comptent en avoir besoin, pour nous défendre, ou pour ficher le camp ? On ne sait pas, mais ce qu’on sait c’est qu’ils ne veulent pas d’ouvriers français sur le chantier. En somme, ils réparent nos ponts, ce sont nos esclaves ! Drôle de guerre jusqu’au bout ! Londres nous a donné hier les conditions de paix apportées par Hess1 il y a deux ans. C’est un document terrible pour l’Allemagne vaincue. Elle se réservait l’hégémonie en Europe et la Grande-Bretagne conservait son empire. Elle n’aura pas à se plaindre si le Grand Reich passe sous l’hégémonie des ploutocrates-judéo-maçons-bolcheviques ! On pourrait leur faire ce qu’ils auraient fait. Leurs propositions étaient d’ailleurs inacceptables, ce n’eût été qu’une courte trêve. Le temps pour les Prussiens d’organiser leurs nouveaux points d’appui pour s’élancer vers de nouvelles conquêtes : l’Amérique et les colonies anglaises. Il est à craindre que de sales oiseaux grimpés à la direction des usines à la faveur de l’occupation ne veuillent, après la guerre, maintenir cette militarisation de l’industrie qui plaira malgré tout aux ploutocrates démagogues n’importe quoi-istes qui possèdent et posséderont les moyens de production. Je ne parle pas du Croquefromage, car on le pendra, ou « c’est qu’il n’y a plus de justice, nom de Dieu ! », mais d’autres de ce genre, en plus malin, s’infiltreront dans la terre des privilèges et voudront, parce qu’ils ont appris à faire cela et qu’ils ne savent rien d’autre, être les spécialistes indispensables du Knout à prolétaires. Je parie que ces salauds-là seront en haut de l’échelle et nous chieront dessus. Je parie tout ce qu’on veut. La race humaine est une saloperie à pattes.
––––– 1. Rudolf Hess. Voir le 31 août 1943. 384
Vendredi 24 septembre 1943 Quand un homme, le plus bas, le plus vil, le plus bête, commet une saleté, si idiot soit-il, il a le besoin irrépressible de donner à son acte un motif spirituel, idéologique ou quelque chose de ce genre. La bande à Bonnot voulait répartir les richesses de coffre-fort, Stavisky voulait créer des affaires internationales qui apporteraient à l’humanité plus de bien-être, alors qu’il volait l’argent pour financer son truc. Julot tue Bébert pour délivrer Nénette que Bébert tabasse, c’est le défenseur des opprimés, mais Nénette délivrée va turbiner au profit de son nouveau seigneur qui la tabassera autant que l’autre. À midi et demi, alerte. Nous mangeons à midi et, vu l’abondance des matières premières, à midi dix c’est fini. Mais les Prussiens se mettent à table à midi trente. Aujourd’hui, au lieu de bâfrer, ils descendirent à la cave. Je me promenais dans un coin de la cave quand je butai dans Monsieur Épais, qui me dit : « Alerte pendant le dîner ! », avec une mine qui signifiait : c’est-y-pas malheureux, ils auraient pu faire ça avant ou après, mais pendant, c’est sans éducation ! c’est déplacé ! Je fis la même grimace et je répétai : « Pendant le dîner ! » en hochant la tête ! Le dîner chez eux c’est sacré. Ils ne vivent que pour boulotter, ces porcs. Ce midi, j’ai mangé un bout de poisson gros comme une pièce de cent sous, trois petits morceaux de pommes de terre et une feuille de salade nature. Ça et un verre d’eau, c’est ce que cette tête-de-lard appelle dîner ! Catherine, la Vénus hottentote de Pologne, a des amateurs. Chaque midi, j’en surprends un qui essaie une prise de lutte avec elle. Il dit : « Ce qu’elle est forte, pas moyen de la faire bouger », et ils en profitent pour la peloter, sans en avoir l’air. Elle, cette grosse betterave, se prête franchement au jeu, mais les amateurs ont de plus mauvaises intentions. Ils prennent tous le même argument et sans entente préalable. Il y a des situations qui amènent automatiquement le même réflexe chez des individus différents. Deuxième alerte de la journée, de cinq heures à cinq heures trente. Il faut compter une heure de non-travail par alerte. Cela fait deux heures pour cette journée ; deux heures multipliées par un million de travailleurs, cela fait deux millions d’heures perdues, la valeur m - xv de cinquante avions. Les Prussiens ne se souviennent plus d’une ordonnance de 1941 qui décrète que les heures d’alerte ne sont pas payées, mais récupérées par des heures supplémentaires. Ce n’est pas moi qui leur rafraîchirai la mémoire, mais il y a là encore un exemple de leur cafouillage.
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Samedi 25 septembre 1943 Le nettoyage de la Corse a été rapide et organisé, sans doute sans organisation, c’est-à-dire qu’elle était dans la nature des choses. Chacun a poussé sa roue parce qu’il avait la « rage au cœur ». C’est là le moteur le plus efficace pour un mouvement d’ensemble. On a arrêté vingt-trois créatures à Laval, comment se fait-il qu’on ne leur mît pas les tripes au soleil ? Ça, c’est un mystère. La maison a fait passer une annonce dans quelques journaux pour demander des dessinateurs. Depuis quatre jours, c’est un défilé de candidats, tous des plus originaux. Un représentant en appareils électriques de soixante ans, qui a été licencié ès sciences dans sa jeunesse et qui ne sait plus faire une addition ni me dire la définition du moment d’inertie. Un charcutier en faillite, un coiffeur toulousain, qui voulait être chef, pas moins de sept mille francs, un jeune homme de vingt-quatre ans, sortant de l’école Pigier, complètement innocent, intelligence d’un enfant de cinq ans. Je demande au coiffeur toulousain, en lui montrant un dessin, comment s’y prendra l’atelier pour exécuter la pièce représentée : on leur donne l’ordre de la faire, et ils la font ! C’est en effet très simple. Cœur-decire me demande si je crois à une bonne récolte de dessinateurs avec ce système, je lui dis que nous ne trouverons personne, car il y a longtemps que les techniciens disponibles ont trouvé chaussure à leur pied et que c’était inutile de donner l’argent aux journaux, du moins sous cette forme. Elle est anéantie, la pauvre. Dessau lui dit d’embaucher et elle fait ce qu’elle peut. Mais si on n’embauche pas, elle se fait massacrer ; aussi, à chaque candidat, elle vient voir le résultat. Elle a eu un sourire quand j’ai retenu enfin un Russe de soixante-trois ans qui a tout oublié et sans doute jamais rien appris. J’ai fait ça pour elle car elle est gentille. Écrit le deuxième morceau de Poètes de proie. Ça va. Je suis à point pour écrire ce poème de massacreur. Quand je vois ces débris humains, à partir de quarante ans d’âge, qui viennent s’ouvrir le cerveau dans mon bureau d’embauche, quand je vois cette sclérose du cerveau, je pense que j’ai eu cette chance de venir au monde avec le démon de l’étude, de la curiosité intellectuelle et de la poésie, car je me compare et je vois que c’est cela qui conserve les articulations libres. La carapace qui se forme se brise à chaque aperçu nouveau, à chaque question nouvelle. On peut concevoir un Dieu éternellement jeune s’il est éternellement créateur, mais s’il s’est reposé le septième jour, pas étonnant qu’il soit gaga ! Éluard adorant son œuvre. Relisant un de ses anciens poèmes, il 386
disait : « C’est bbôh, ça » en fermant les yeux à demi comme une chatte qu’on caresse. Lundi 27 septembre 1943 Un fou, ce matin, au changement de l’Étoile. Il monologuait sans voir ce qui se passait alentour de lui, mais il voyait autre chose. De cinquante à soixante ans. La grande misère, une barbe d’un mois et plus, noire et grise, un béret sur les yeux et le menton en avant, ce qui lui donnait, avec les lèvres serrées, un profil de condottiere. Et puis, dans les yeux, une grandeur étrange. Comme je le comprends ! c’est mon double. Deux idiotes et un idiot, de ces gens qu’on appelle normaux se tapaient du coude et riaient comme des barbares, comme les matelots de l’Albatros. J’avais envie de les étrangler. C’est pour ces idiots raisonnables que la radio prussienne nous dit hier à longueur de journée que la Wehrmacht « gardait l’initiative dans les opérations de décrochage », que les « armées bolcheviques n’avaient pas encore rétabli le contact » (la preuve qu’ils filent vite, les vaincus !) et puis ceci, le plus beau des arguments : « Napoléon a perdu la bataille parce qu’il n’a pas su faire sa retraite ! » L’auditeur continue alors le raisonnement de l’idiot : donc si les généraux nazis savent faire leur retraite c’est qu’ils ont gagné la bataille ! C.Q.F.D. J’ai lu hier dans le Journal de la Bourse que les dépenses de la France pour les sept premiers mois de 1943 se montaient à cent cinquante-sept milliards, pour les seules dépenses de l’armistice. Il y a en plus une soixantaine de milliards pour le budget ordinaire. Dans ces cent cinquante-sept milliards, il y en a vingt-neuf au titre du clearing franco-allemand, c’est-à-dire que l’Allemagne nous a envoyé vingt-neuf milliards de marchandises de plus que celles qu’elle nous a achetées. À ce compte, cela fait environ mille francs par habitant ; on connaîtrait bien quelqu’un qui aurait eu dans les mains un objet made in Germany. Mais non ! Nous voyons qu’ils nous enlèvent tout, qu’ils ne nous donnent rien et ils nous envoient une facture de vingt-neuf milliards. On a compris ! On a bloqué la vaisselle chez les négociants, on a cru un instant que c’était une mesure pour assurer le rééquipement des ménages pulvérisés par les derniers bombardements, mais non, c’est pour les pulvérisés de la Ruhr, d’Hambourg, de Berlin, etc. La facture du mois de septembre va être salée. Au garage Saint-Didier, il y a un service d’expédition des objets volés dans les appartements juifs de Paris ; ce que ces messieurs ne jugent pas dignes de garnir les intérieurs allemands, ils le cassent et l’envoient à la poubelle ; des chiffonniers sont chaque matin à l’affût pour inventorier les boîtes. Ils se font de bonnes journées avec les 387
rogatons des seigneurs. Oh ! la vengeance sera terrible ! On a eu le temps de les apprécier en trois ans de fréquentation ; le prestige qu’ils s’étaient acquis avec la propagande et la passivité de leurs ressortissants, qui pour rien au monde n’auraient critiqué leurs congénères, s’en est allé au vent cru de la réalité. Quand on a vu ce que c’était, on a dit : « Non, ce n’est pas ce qu’on croyait, grand merci, gardez votre système, foutez le camp chez vous et qu’on ne vous voie plus. Allez ! Ouste ! » Été au Salon d’Automne, samedi, des gens riaient devant les toiles de Coutaud1. Il y avait beaucoup de visiteurs et, forcément, presque autant d’imbéciles. La salle de Braque est inoubliable. C’est d’une authenticité extraordinaire. Ça a l’air d’être fait avec presque rien, il n’y a que trois ou quatre couleurs par tableau et, avec cette pauvreté de moyens, c’est riche comme Crésus. Un poêle godin usé et un seau à charbon déglingué sont devenus dans ses mains des pièces d’orfèvrerie pour le sacre de Charlemagne. Le possible et le réel se joignent. Des métamorphoses inouïes. Dans l’ensemble, c’est un beau salon, on ne voit pas un seul tableau avec des couleurs sales comme celles que Soutine avait déclenchées. Même Goerg2 s’est éclairci, printanisé. Des Boches en uniforme se promenaient, j’en suivis deux ou trois attelages, ils vont par deux, comme les bœufs, ils s’arrêtaient longuement devant les toiles-calendriers et cartespostales-fantaisies. Ils s’extasièrent devant un bouquet blé et coquelicots de Dézizé qui était rudement bien imité, et aussi devant des scènes anecdotiques et usuelles. Ils passaient devant les choses intéressantes comme une bille qui aurait roulé sur le parquet. Je n’en vis aucun dans la salle Braque, ni dans la salle Matisse. Celui-ci a outré ses tons et la justesse des dissonances s’en ressent. C’est criard. Il ne dépare pas Geschia, son singe d’en face. On les confond, tellement c’est du pareil au même. Un voyant avait annoncé le débarquement des Français en Corse un jour avant, et il avait donné le lendemain jour de cette opération, cela a tombé juste3. (C’est un homme de Châtillon). Il annonce le débarquement des Anglais en France pour cette semaine qui commence aujourd’hui. Nous allons voir s’il voit. Téléphonage de Parisot chez moi, retransmis ici. Ne pas écrire à Char. Il va dans les Pyrénées. Sans doute s’est-il ––––– 1. Voir note 1, p. 101. 2. Édouard Goerg (1893-1969), peintre et graveur français. Longtemps expressionniste, il évolua, pendant la guerre, vers une peinture plus intimiste. 3. En ce mois de septembre 1943. 388
fait remarquer et pister. Par la même occasion Parisot me dit que « la N.R.F. examinerait avec bienveillance le manuscrit que je voudrais bien lui présenter ». Je lui parle de Char, il me dit que Paulhan a hésité et qu’enfin Queneau a enlevé son adhésion1, mais qu’il reste encore Gallimard ! C’est une boîte à surprises que cette N.R.F., on ne sait jamais si c’est oui ou non. Cela me rappelle les Farman2. J’ai dit à Parisot que j’attendrais, que je ne voulais pas publier avant la fin de la bagarre, et qu’ensuite, eh bien, on verra ! J’aimerais mieux qu’on me les coupe que d’être édité chez ces cravateux pommadés d’empapaoutés de zipholos merdeux. Seulement, je veux les faire courir, pour ma petite satisfaction personnelle. Cela me flatte, et je me venge. Ils m’ont claqué la porte au nez. Je leur claquerai la mienne quand leur nez sera bien avancé au niveau du chambranle. Vlan dans le pif ! Mardi 28 septembre 1943 Monsieur, permettez-moi de porter à votre connaissance la réalisation d’une étude intéressante, exceptionnelle, mondiale, de grand rapport lucratif et humanitaire. Très intéressante pour le tourisme et indispensable pour l’armée. Économie pilote, avion, essence, efficacité incomparable. Cette étude scientifique et longtemps approfondie dans un sens concret et constructif est un matériel spécial pour éliminer tout accident possible d’aviation, et écarte absolument tout péril. Cette nouvelle création d’aviation, par sa forme spéciale donne la stabilité aérienne qui est la sécurité du pilote, qui ne se tue plus, et de l’avion qui ne s’écrase plus. L’avion ne peut plus se renverser ni capoter, plus de crainte d’incendie ni d’attraction atmosphérique et électrique. Il peut rester en l’air presque immobile, pareil au faucon qui guette sa proie et s’élève à grande hauteur sans souffrir du froid ou de la chaleur. Il peut rester en l’air tout le temps que son endurance lui permet. Il décolle et atterrit sur tous terrains, doucement, sans traîne, comme un pigeon, et dans l’eau comme un canard. Il se pose sur la mer sans danger d’être englouti (atmosphérique et amphibie). L’amélioration consiste en ce que le poids n’agit plus sur la mécanique. Sa légèreté déclenche avec souplesse une agilité et une rapidité pareilles à celles de l’hirondelle, écarte tout obstacle atmosphérique et électrique. Il Je reçois cette offre d’un inventeur.
––––– 1. C’est en effet Raymond Queneau qui fera publier Seuls demeurent chez Gallimard, en 1945. 2. Les frères Henri et Maurice Farman, chez qui Blanchard avait été ingénieur de 1920 à 1923. 389
esquive tout ennemi qui ne peut l’atteindre ni avec un fusil, ni avec un canon, ni avec une mitrailleuse. Il chasse l’ennemi en l’air, sur mer et sur terre, jour et nuit, et sauvegarde les frontières. Étant silencieux, il se place au-dessus de l’ennemi et l’anéantit avant que celui-ci ne s’en soit aperçu. Cette invention a été expérimentée par un avion de stabilité parfaite, de petite envergure, 2,50 x 1, s’élevant à vingt mètres de hauteur avec un poids de neuf kilos. Par son vol, il détient une force mécanique spéciale pour l’aviation, sans matières inflammables, et peut voler pendant une durée indéterminée, sans escale, allant de la plus petite à la plus grande vitesse, et peut ainsi traverser mer et désert sans péril. En cas de force majeure, il détient en réserve une force motrice spéciale. En cas de panne mécanique, il peut tenir l’air de par lui-même et continuer son parcours, et ceci sans escale forcée. Vrai corsaire (air, terre, mer). En unissant toutes ses forces d’un seul coup, il obtient une vitesse foudroyante, le pilote peut accomplir toute mission tout seul. L’invention n’est pas brevetée pour la bonne raison que personne n’a eu connaissance de ses secrets. La question de compétence est nulle, cette invention n’ayant aucune ressemblance avec l’aviation actuelle, cette dernière existe depuis trente-neuf ans, n’a jamais pu assurer la sécurité de l’avion et du pilote et en conséquence, les soi-disant compétents ne pourraient être, pour cette invention, que des curieux dangereux. Si cette invention qui assure l’invulnérabilité de l’aviation vous intéresse et si vous désirez acquérir le secret, vous pourriez l’avoir contre remboursement de la valeur. Si vous en désirez la réalisation par l’inventeur lui-même, il lui faut faire confiance complète et lui donner entière liberté d’action en lui donnant tout le nécessaire, il prendra la responsabilité de la construction et la mise au point et la preuve par lui-même. Mais n’hésitez pas longtemps, car à l’heure actuelle, le temps est plus précieux que de l’or. Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes respectueux sentiments. L’inventeur : Giaccone Vincent Encyclopédique : Métier. Arts. Science. Monsieur J. M. F., D’apres annonce du journal Le Matin, je vien à vous propose un étude exceptionnelle mondial de la dernière création Aviation avec la vrai tecnique logique essentionelle positive a le donner sa inedemnité invulnérable de aucun renversement de capotage la nécessité indispensable avec la stabilité aérienne teinent la plus petite et la plus grande vitesse imparegiable avec la matrise du plafond aérienne universelle une efficacité insourmontable. Il faut lire la brochure attentivement a bien approfondir pour se fair À ceci est jointe cette lettre manuscrite :
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une conception compréhensible de l’importance de se faculté utile qui aucune aviation mondiale peut-être paregiable. La vrai dernière création d’Aviation. En cas que cette proposition ne soi pa de votre grée si je peut être a votre service je sui libre a tout travail et tout engagement. Agrée Monsieur mon plus respectuese salutation. Écrire Giaccone Vincent, rue du Dragon n° 8, 6e arr. Paris, le 25 septembre 1943. De cette aviation aucun ennemi pourra passe le frontiere soi en l’air mer et terre jour et nuit. Un pilote peut rester en l’air tout le temps que son endurence le lui permet sans être obligé a fair une decente force de foi aussi maleureuse. Et voilà. Ils sont tous comme ça. Cela me rappelle l’invention de Laubaneau dont Éluard m’avait prêté les publications, car ce Laubaneau voulait faire connaître son idée par une revue qui n’a eu que trois numéros et dont Éluard avait un exemplaire complet. C’était très intéressant. On case à Maisons-Laffitte douze mille ménages de Mannheim. Mercredi 29 septembre 1943 J’avais abandonné hier, découragé, Poètes de proie. Je l’ai rattrapé ce matin. Il m’a suffi de rayer cinq lignes et de rapprocher les blancs. Je crois que je vais pouvoir en faire quelque chose. De ce coup, la suite que j’avais commencée hier soir se raccorde très bien. Je deviens adroit et même astucieux. C’est la vieillesse, on supplée aux extinctions de voix par des maquillages savants et qui donnent plus de plaisir au consommateur que si l’on éjaculait directo. C’est comme avec les garces de femmes. Trois heures de palabres avec Cœurfidèle. Il me dit : « Vingtquatre dessins pour cette pièce ? » Je lui réponds : « Oui, un seul suffirait mais vos règlements sont sévères, je suis obligé de les suivre. » Il prend un air de chien battu et dit : « En pleine guerre ! c’est mauvais ça, on ne devrait pas ! » Cœurfidèle est un peu moins bête que les autres mais il ne dira rien, il se contente de pleurer en silence, il a trop peur qu’on le renvoie d’où il vient. On mange bien, à Paris, quand on a la gueule qu’il a et des marks plein les poches. Il s’aperçoit enfin qu’on ne gagne pas la guerre avec ces méthodes-là. Trop tard ! Je lis sur son bureau une facture de la cantine : « Je vous rappelle que votre compte s’élève à : 92 jours à 80 francs = 7 360 francs. » Ces animaux payent quarante francs par repas, un repas qui vaut trois cents francs, valeur normale. Et ils ne payent pas, ils veulent 391
planter un magnifique drapeau hitlérien sur le livre de compte du cantinier. Cœurfidèle a le portefeuille perfide. Jeudi 30 septembre 1943 La France est tombée au plus bas, à tous les azimuts. Comment pourra-t-elle revivre sans employer la terreur, la shlague et la chiourme ? En 1936, le peuple enivré crut tout savoir sans rien apprendre. Du fait même qu’on était prolétaire, on était quasi divin. Ce qu’ils reprochaient à la classe possédante, ils en étaient comblés : la suffisance, l’omniscience. À Sartrouville, les apprentis étaient déchaînés. Les professeurs leur donnaient des notes allant de dix-huit à vingt sur vingt ; au-dessous de dix-huit, on réclamait la tête du professeur. Ce fut ainsi jusqu’à juin 1940. Depuis, c’est l’inaction, et leur supériorité universelle étant plus vivante que jamais, ce sont des juges inamovibles de tout ce qui passe devant leurs yeux. Ils sont immobiles et impitoyables. Eux ne se trompent pas, ils ne font rien. La réalité rugueuse ne les a pas frôlés. Cela leur donne une bassesse mentale qui fait vomir. Voici sept ans que cela dure, le régime nazi les achève en de jeunes vieillards inaptes à tout exercice manuel ou intellectuel. Il n’y a aucune curiosité dans leur caboche. Ils n’ont pas besoin de connaître, ils savent tout. La machine tourne à vide, quand on lui mettra quelque chose sur les reins, ce sera le vent au lieu du béton, qui aura à supporter la charge. Alors, la réaction sera dure. Le gouvernement futur, quel qu’il soit, devra appliquer des mesures inhumaines. Nous allons à grands pas vers l’esclavage. Celui de cette période de guerre n’est qu’une mise en route. Rien à attendre de l’élite des puissants capitalistes. Ceux-ci ont des enfants qui mangent leur patrimoine. Ils font penser à la cour de Louis XVI de 1775 à 1789. « Rions, chantons, qui sait si nous vivrons demain ! » On en a vu assassiner leur père pour hériter plus rapidement, ou cambrioler la maison familiale pour faire la bringue. On a vu aussi, en 1936, dans les centres de rééducation, des chômeurs qu’il était impossible de réadapter, des gens qui avaient cessé toute activité depuis trois ou quatre ans, s’ils avaient dépassé l’âge de trente-cinq ans. On sait depuis longtemps qu’un homme de quarante ans qui ne pense pas est un vieillard abruti. La machine intellectuelle a besoin de marcher à fond, sans arrêt, ou elle se rouille, se sclérose avec une grande rapidité. Tous ces gens qui n’ont rien fait depuis sept ans sont perdus pour la société. Je les observe, aucun ne sait occuper ses loisirs, jamais un livre, jamais un cahier de mathématiques, de sciences, de n’importe quoi. Les yeux vagues cherchent 392
à s’accrocher au moindre incident bête du bureau, un homme qui dit « merde ! » éveille l’attention et les discussions adéquates. Puis la torpeur revient pour se redoubler si un autre pète ou ouvre une fenêtre. Hier, une bataille a failli devenir générale à cause d’une fenêtre qu’un jeune voyou avait ouverte alors qu’il fait très froid depuis deux jours. Toute la journée, ce fut le noyau de leur occupation. Que faire ? Non pas que je défende la société, je l’emmerde, je l’ai déjà dit : il faut mettre quelques gouttes de pétrole dans leur Chambertin (c’est des libido-dominandards que je parle) mais il ne faudrait pas mettre quelques gouttes de Chambertin dans leur pétrole, ce serait idiot, la bêtise de pierre des buveurs de pétrole rend l’opération inutile, superflue. Ce soir, la paye. Cœur-de-cire est très occupée à préparer les enveloppes. Elle me dit que certains avaient parié qu’ils ne seraient pas payés ce mois-ci parce que les Allemands auraient fiché le camp avant. Elle ajoute, ces gens-là ont perdu leur pari. Si on savait qui, on ne les paierait pas pour qu’ils le gagnent. Mais elle avait un sourire jaune. Elle sait bien que cela ne tardera pas. Ce sera peut-être pour le mois prochain ! Qui sait ! Les candidats affluent, je les refoule ; moins j’en aurai, plus j’aurai la paix. Il y a déjà trop de monde ici. Cœurfidèle vient encore de m’agrafer. Depuis son retour de Dessau, je subis chaque jour une attaque contre laquelle je me défends élastiquement. Je n’ai jamais vu pareil emmerdeur. Le résultat est toujours le même : nul, mais au prix de quelle agitation ! Seigneur ! Pitié ! Épargne-moi les gestes insensés, les coups de pied au cul, etc. et rends-les moi au jour du jugement que je les colle sur les surfaces adéquates ! Monsieur Fermier vient de traverser mon bureau pour aller bâfrer, il avait un petit visage triste, je l’ai arrêté pour lui demander un petit renseignement sur n’importe quoi, sur des poulies, pour voir de plus près son état moral. Il a bafouillé lamentablement, il disait des choses ineptes sur la fixation des poulies en Allemagne, je le vis complètement groggy. Il pensait vraisemblablement aux sales coups du destin plutôt qu’aux boulons et aux rondelles, je l’ai lâché assez vite car il me faisait mal au cœur. Mais quelle ruine. Ils ne supporteront pas leur défaite, ces tranche-montagnes ! Vendredi 1er octobre 1943 Cette brute de Cœurfidèle devient enragée. La sensation de la défaite rend certains, la plupart, complètement dégonflés, et d’autres fous furieux. Qu’est-ce que cela va être dans 393
un mois ou deux ? Le gâteux a reparu. Je le vis arriver ce matin vers onze heures avec un air funèbre. J’ajoutai à son cafard en lui disant que ce qu’il nous avait donné en tant que directions était contraire à la réalité et qu’il fallait faire autre chose. Le voici, du coup, reparti, la queue basse, vers Cœurfidèle, dans le gilet duquel il doit verser des larmes. Il va y avoir un scandale ! Aussi, je file cet après-midi à Levallois. Demain, on verra ! On aura un jour de plus. Les conditions, fonctions de t, auront changé. Lundi 4 octobre 1943 Scène vécue : à la comptabilité d’une usine de Levallois, la cheftaine est une bigote ultra-noire. Les employés ont, de ce fait, des conversations qui portent atteinte à l’honneur des curés et de leurs bonnes. La bigote, à bout de patience, pousse un cri de protestation. Quelqu’un dit : « Comment ! vous croyez que les curés ne font pas l’amour ? Tenez ! madame Legrand a couché avec un curé. Dites, Madame Legrand, on dit que c’est faux que vous avez couché avec un… — Oui, c’est vrai, je le jure sur la tête de ma mère que j’ai couché avec un curé ! Même que je ne recommencerai plus. Quand j’ai vu ses bas noirs et son petit pantalon, ça me l’a coupé ! » Deuxième scène vécue : à Châtillon, le cantinier sert des nouilles immangeables, immondes, la cantinière passe sa figure par la trappe de service, elle a entendu les murmures. Un convive de la première table lui envoie son paquet de nouilles sur la figure, et déclenche ainsi le mouvement collectif des plats de nouilles qui la poursuivent jusqu’à la retraite complète derrière la porte des lavabos, où elle n’a plus qu’à se nettoyer. Il y eut ensuite des fromages blancs synthétiques et puants, les convives les lancèrent au plafond et sur les murs où ils firent des constellations. On en lança même sur les tapis de la direction, du haut de la galerie du premier étage. Toutes ces choses se passent sans réaction de la direction qui se cache, qui se rend invisible et qui touche son bénéfice dans l’ombre de la misère, de la faim, de la révolte. J’ai rêvé cette nuit que j’étais fou, et je faisais des efforts à chaque instant pour lutter, pour cacher mon état, afin qu’on ne me renvoie pas de mon travail. Je pesais les avantages de l’internement, mais je voyais ma famille dans la gêne et je m’exerçais à paraître normal, c’était très douloureux. Le Goebbels a encore ouvert sa pâle gueule, il a dit que le peuple allemand a coupé les ponts derrière lui. On le sait depuis dix ans, à la condition d’identifier le régime nazi et le peuple allemand. La 394
durée de la résistance donnera une valeur à cette identité. Quarante-neuf mois dans le fumier militaire. Un nouveau mois commence aujourd’hui. Je vais faire des heures supplémentaires payées cent dix pour cent. Je sortirai de l’usine à huit heures du soir, je ferai soixante heures par semaine au lieu de quarante-huit, ce qui m’augmentera ma paye de vingt-sept pour cent, soit deux mille cinq cents francs, ce n’est pas ce qui me sauvera, mais cela retiendra le navire sur son ber. Durer, tout est là, mais vais-je tenir debout avec le ventre vide ? Si je dois dépenser ensuite dix fois mon gain en médecine, il faut quand même que je tente l’expérience. Le point le plus grave, c’est que cette somme gagnée dans le mois d’octobre ne me sera payée que fin novembre. Si, d’ici là, le Reich se désosse, je perds le jus de mon sacrifice. Quand débarqueront-ils ? Le voyant qui avait vu juste pour la Corse n’a rien vu de vrai cette fois. C’était une coïncidence, il dit maintenant que c’est pour ce mois d’octobre. Si nous devions rester sous la botte ferrée des Teutons à gueule de vache, je me tuerais tout de suite. La vie avec cette promiscuité n’est plus la vie, mais un vomissement. Un ciel magnifique, très Ile-de-France, un ciel grec, et je suis dans un cul de basse-fosse. Je regrette mon bureau du quatrième étage, j’aurais passé ma journée à la fenêtre. Les arbres me manquent. Et ce ciel sans toits qui m’aurait doré la journée, pilule amère. J’ai dit au gâteux qui me demandait les dates d’achèvement des travaux dont il a la charge que je ne donnerais pas de dates, que je ne m’engageais à rien parce que Cœurfidèle était trop dur envers moi. Il a filé chez Cœurfidèle pour lui demander aide et protection, mais il en est revenu la queue basse et m’a dit qu’il resterait jusqu’au 1er novembre. On croirait que cet idiot a eu le sens de la punition la plus dure qu’il était possible de recevoir. Il ne l’a pas fait exprès, mais je risque de passer un mois d’octobre assez écœurant. Mes deux assistants m’ont enfin assisté dans cette contre-attaque et ont fourni les mêmes arguments que j’avais déjà vainement produits chez Cœurfidèle samedi. Les aurais-je eus, les Boches ! Mardi 5 octobre 1943 C’est pénible de rester deux heures de plus dans cette boîte ; peu à peu les hommes ont disparu et nous ne restâmes plus que deux sur le terrain. Je reste assis sur une chaise pendant deux heures et je gagne cent francs. En sortant de l’usine, il fait un noir d’enfer. Hier soir, je me supposais aveugle et j’essayais de ressentir les impressions que ressentirait un aveugle. J’ai constaté qu’ils sont plus adroits que moi. Ils hésitent moins pour descendre les trottoirs 395
ou traverser la rue, c’est peut-être une affaire d’habitude. Mais c’est curieux quand même. Mercredi 6 octobre 1943 Les journaux embouchent encore un coup de clairon du ralliement des Français pour la défense de l’Europe. Depuis trois ans, ce rappel retentit périodiquement. « Il faut choisir », dit Le Cri du peuple français ! l’heure de la décision a sonné ! plus d’attentisme, prenez parti, voyez votre intérêt, etc. Bande de culs ! Il y a longtemps que notre parti est pris, que notre décision est prise, que notre but est clairement fixé : foutre les Boches à la porte, à n’importe quel prix ! Ils font l’idiot ces crétins crapuleux et pourris, ils savent bien que nous savons ce que nous voulons, mais ils gagnent l’argent du Boche et montrent la difficulté de leur tâche pour obtenir d’importants crédits de propagande. Peut-être ont-ils promis de nous amener à comparer avec le nazisme, mais alors, les nazis sont si bêtes que cela ? L’affaire de Corse ne leur a rien appris ? Dans deux mois, nous atteindrons les cinquante et un mois, durée de l’autre guerre. Pourquoi, dira-t-on, énoncer une loi d’après une seule expérience ? Mais c’est que la période de quatre ans représente le temps nécessaire à un développement industriel pour atteindre un niveau de production optima. Les Russes avaient fait le plan quinquennal, ils n’en étaient pas les inventeurs. La grosse industrie appliquait depuis longtemps ce principe. C’est le rythme normal d’une civilisation industrielle au XXe siècle. Établir les besoins, construire des usines, assurer l’approvisionnement et l’outillage, les moyens de communication, démarrer la fabrication, en voilà pour quatre ans, première partie d’une courbe qui monte en sinusoïde pour atteindre son palier à la fin de la période. Puis, un an de production, mise au point où le bénéfice de l’opération se fait connaître. Quand les deux adversaires sont stabilisés industriellement, la balance des comptes est claire, on sait qui gagnera la guerre. Si on sait qui sera vainqueur, la guerre est terminée. Le vaincu n’a pas de raison de s’entêter jusqu’à la tombe dans une expérience qui lui est mortelle. Ce 6 octobre 1943, à deux heures, après quarante-neuf mois de guerre et trente-neuf et demi d’esclavage intolérable. Si la magie des mots était réellement efficace pour changer l’écoulement des événements, on le saurait aujourd’hui même. J’invoque les puissances, je leur demande de terrasser le Dragon. Boum ! ça n’y est pas ! ça foire ! Et pourtant quelque part dans ce monde ou dans un autre, quelque chose se fait, ou ne se fait pas, qui peut, dans une de ses innombrables conséquences rencontrer un 396
événement particulier qui, lié à mon individu, de près ou de loin, médiatement ou immédiatement, me donne l’apparence d’un résultat révélateur, convaincant. Le hasard est là, on s’en sert avec plus ou moins de bonheur. La chance est d’arriver juste, de se trouver où il faut, à l’heure propice. Il se peut que des gens aient un flair inconscient qui les mène droit sur le bon morceau. Le ventre plein est une image pleine de signification. Je n’aurais jamais cru que cela voulait dire tant de choses, bien que j’aie connu la faim. Les nuages aussi sont pleins. Ils crèveront et alors, gare dessous ! L’organisation allemande (Hallemande, comme dit Radio-Paris) fait encore des choses inintelligibles. Depuis deux jours, l’usine est envahie par un troupeau de Teutons qui débarquent de Teutonie. Ils viennent s’installer ici, à l’étage au-dessus. C’était pour eux qu’on me fit fiche le camp de mon belvédère à poèmes. D’une part, on emmène des Français travailler en Bochie, d’autre part, on amène des Prussiens à Paris. Comprenne qui voudra. Ils ont amené avec eux d’innombrables caisses de dessins et de documents. Ils ont sans doute l’intention de beaucoup travailler ! On verra ! On verra ! et on s’amusera un peu, une risée sur un mur de plomb fondu. Prendre un ris, cela me fait l’effet d’une ride qu’un sourire fait sur un visage triste. Le gâteux me demande si l’on peut donner des hommes aux nouveaux vainqueurs, et ceci sans trop gêner les travaux en cours. Je lui réponds qu’on peut en donner la moitié sans qu’on s’en aperçoive, puisque zéro ôté de zéro égale zéro, mais que je l’avertis que ceux dont je parle sont des gens qui ne savent rien faire et qu’il ne faudra pas ensuite me le reprocher, j’avertis avant de faire. « À vous la responsabilité ! » Je lui ai donc apporté une liste de dix personnes ; lisant les noms, il eut encore une crise de fou rire, il m’en fit ajouter un qui, quoique sachant travailler, ne s’en donne pas la peine. « En quinze jours, il a travaillé une heure ! il faut le leur donner ! » Je vais donc donner un lot de onze propres-à-rien et mon gâteux va bien s’amuser à voir la tête de ses compatriotes tourner du beau temps à la pluie à mesure qu’ils apprécieront notre cadeau. Comme me dit un de mes hommes : « Nous sommes au cirque, un vrai cirque ! » Comme j’aurai aimé le ciel, dans ma vie ! On vient de me boucler sous la carapace de la défense passive alors que le ciel était encore clair et ces bourreaux ne m’ont pas fait grâce d’une minute. Ils passent une demi-heure avant l’heure du black-out, car ils ont toute la maison à camoufler avec des rideaux en mauvais état et des panneaux démontables à accrocher très haut. Ils se foutent pas mal du crépuscule. Si un jour je deviens riche, je me paierai une coupole vitrée au plus haut de la maison, et je choisirai une maison située 397
sur la hauteur. Montdidier, près du prieuré et de l’église SaintPierre, me plairait. Jeudi 7 octobre 1943 Mille deux centième jour d’occupation. Terminé Poète de proie. J’ai dû l’amputer de quelques membres pour lui sauver la vie. Je cherche, je me désespère. Ce n’est jamais cela. Cette joie et ce désespoir, ces vibrations nécessitent une résistance aux efforts alternés qui n’est pas commune. Je comprends les fous, et aussi la phrase de Pascal : « Les hommes sont si nécessairement fous que… etc.1 » L’avance russe est calmée, ils doivent s’installer sur le Dniepr qu’ils traverseront cet hiver à pied sec. Devrons-nous passer encore un hiver de misère ? On ramène des meubles d’Allemagne pour installer les bureaux du quatrième étage. Ils avaient tout enlevé, les voici obligés de rendre leur proie. S’ils s’en vont plus vite qu’ils ne sont venus, ce sera notre petit bénéfice. Mais ils ne nous ramèneront pas notre beurre, ni nos cochons. Longue discussion avec le gâteux. En résumé, j’ai obtenu un crédit de primes pour améliorer la paye des hommes dignes d’intérêt. La lettre part à Dessau aujourd’hui pour demander l’autorisation de faire cette entorse à la doctrine nazie. Le gâteux me dit qu’en Allemagne il y avait des hommes qui ne voulaient pas travailler, mais qu’on les a amenés à une plus réelle compréhension en très peu de temps. On ne peut pas les renvoyer car ils ont droit au travail, ce serait donc inhumain de me rejeter dans le chômage, mais ils doivent travailler en tant que membres de la communauté. S’ils sont paresseux, on les envoie passer trois semaines dans un camp de travaux forcés et ils reviennent de là transformés en travailleurs effrénés. (Qu’est-ce qu’ils doivent subir, dans ces camps de travaux forcés, pour avoir tant changé ! Il est clair qu’ils ont une grande frousse d’y retourner). En France, on appliquera la même méthode et cela ira très bien. En moins d’un mois, on peut changer l’état de choses actuel. Voilà la doctrine européenne. Vendredi 8 octobre 1943 Les journaux publient chaque jour un tableau de chasse des terroristes. C’est-à-dire, les attentats commis par les patriotes. Ces idiots ––––– 1. « Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n’être pas fou. » (Pensées). 398
ne savent donc pas qu’il n’y a rien de tel pour propager l’action. Cela donne l’idée à ceux qui hésitent encore et à d’autres qui n’y auraient jamais pensé, et il suffit parfois qu’on y pense pour qu’on agisse. Il va y avoir une épidémie d’attentats. C’est du deux et deux font quatre. La connerie du vainqueur est du plus lourd calibre. Arnaud a corrigé Hugnet1 et a diffusé le procès-verbal de la rencontre. Les Prussiens qui sont arrivés ici viennent de l’usine de Frizlar, près de Cassel, c’est la suite du bombardement de la semaine dernière qui a aplati Cassel. Me promenant au quatrième étage pour voir l’installation de ces fauves venus des forêts germaniques, je vis que la porte de mon ancien bureau était ouverte, je suis entré et j’ai subi cette atmosphère poétique ou plutôt il m’a semblé que j’étais pris dans une matière poétique. Je me suis accoudé à la fenêtre et j’ai regardé les arbres des écoles. Quelques-uns sont roux, minéralisés, d’autres sont encore verts quoique un peu vieillis, sales ; il n’y avait pas d’oiseau, les hirondelles ont dû repartir, et les moineaux ont fini leur repas de midi. Le ciel est gris sale. J’ai passé là deux minutes extraordinaires. Je ne pense pas que je puisse jamais revivre les neuf mois de poésie que j’ai vécus là. Histoire allemande. « Hitler, se sentant vaincu, vient, incognito, trouver Laval et lui demander de le naturaliser Français ; Laval lui dit d’aller voir Pétain, qui seul a ce privilège. Hitler y va ; Pétain le fait Français, Hitler sort et Laval, qui l’attendait, lui demande s’il a obtenu sa naturalisation, Hitler le regarde en chien hargneux et lui dit : “Ta gueule ! sale boche !” » La rumeur nous apprend que les Russes, reprenant leur offensive, ont bousculé les nazis. Samedi 9 octobre 1943 Radio-Londres nous conseille de faire des provisions pour quinze jours. Cela veut dire que leur débarquement est prochain, voilà bien ma chance ! Je fais des heures supplémentaires et suppliciaires qui me seront payées fin novembre. Je fais des heures de présence dans ––––– 1. Le 6 octobre 1943, Noël Arnaud avait giflé Georges Hugnet, rencontré sur le boulevard du Montparnasse. Une fois de plus, Hugnet venait de tenir sur le groupe surréaliste et La Main à plume quelques-uns de ces propos calomnieux, mais surtout mensongers, dont il avait le secret. Souvent corrigé (il le sera de nouveau en 1962 par Vincent Bounoure, Jehan Mayoux et Jean Schuster, pour avoir insulté Péret mort), jamais amendé, Georges Hugnet est l’un des plus grands faux témoins de l’histoire du surréalisme. Sur l’affaire Arnaud-Hugnet, voir Michel Fauré, op. cit., pp. 316 sq., et, infra, le 15 octobre 1943. 399
des conditions écœurantes, je m’affaiblis, parce qu’il faut de l’argent à la maison, et voilà que toute cette peine est subie en vain. J’arrive toujours trop tard, voilà bien ma destinée. Dans les questions d’argent je suis toujours roulé. Si encore je faisais mes heures de présence dans mon ancien logis poétique, je meublerai le temps et j’oublierai pourquoi je reste deux heures de plus par jour. Mais ici où je respire toutes les odeurs de l’Europe, les minutes sont des siècles comme disait si bien Xavier de Montépin1. J’ai reçu hier un candidat venant de La Rochelle, il écrit à SCAN de Donzille et Derèze. Fin 1940, Derèze anciennement à Meaulte vint me demander un projet de coque d’hydravion école, en bois. Il me dit que Coroller et Potez étaient dans l’affaire, je lui fis les lignes, l’échantillonnage et la méthode de fabrication, il me promit deux mille francs par mois, je travaillais en dehors de mes heures de SNCASO. J’ai touché le premier mois, et quand il eut suffisamment de renseignements pour croire qu’il pouvait se passer de moi, je ne le vis plus jamais. J’ai encore été roulé. Je demande donc au jeune couillon qui se présente des nouvelles de l’hydravion, il me dit qu’il est à Sartrouville pour essais, que les Allemands ont dissous la maison de La Rochelle, emporté les machines et démonté l’usine pour faire autre chose ailleurs. Louche histoire, le Donzille est un gangster, le Derèze en est un autre. Ils ont dû se faire choper en mauvaise posture de voleurs. Je n’arrivais plus à me souvenir du nom de Derèze, alors que je connais l’individu depuis vingt ans et que nous fîmes dix ans dans la même société, c’est la faim qui commence à faire ses dégâts dans la mémoire des noms. Il a fallu que je demande au bonhomme quel était son chef au bureau d’études de La Rochelle pour que je pusse me remémorer le nom de ce sacré Derèze. Derèze est un singulier animal, c’est un avare de la plus sordide espèce. Il porte ses vêtements pendant dix ans et plus. Sa femme est toujours en train de les rapiécer. Quand il invite quelqu’un à prendre un verre au bistrot (car c’est aussi un ivrogne), il propose une partie de dés, sort ses dés, qui sont truqués, et gagne à tous les coups. La maison Potez de M. alla un jour en excursion au bord de la mer, vers le Tréport, au Cryeur le Derèze voulut visiter le phare, le gardien demandait deux francs par personne. Derèze commença à demander des explications et comme le gardien, un peu éberlué, lui disait que de monter les marches cela les usait et qu’il faudrait de l’argent pour refaire l’escalier, Derèze lui donna un franc, monta l’escalier et le descendit en posant le pied chaque deux marches. Cet ––––– 1. Xavier de Montépin (1823-1902), romancier populaire (La Porteuse de pain, 1885). 400
animal a pour le moins un million en banque. Il a placé de l’argent dans l’affaire à Donzille. Quand il vint chez moi en décembre 1940, c’était la première fois que je le revoyais depuis l’exode, il me dit qu’il n’avait plus que ce qu’il portait sur lui. Il avait sur lui son vieux costume noir et son vieux chapeau, l’unique équipement que je lui vis pendant dix ans. Il pleura misère et je me laissai faire pour travailler au rabais, d’autant plus qu’il me promettait un avenir rémunérateur, de la part de Potez. Or, je crois bien que Potez et Coroller n’étaient pour rien dans cette entreprise et que le malin tricheur s’est servi de tout cela pour me rouler. Moi, trop porté à compatir aux malheurs d’autrui, j’avais envie de lui donner mon porte-monnaie, tellement il sut m’apitoyer. J’ai cru que, pour une fois, il était sincère. J’ai su de lui beaucoup d’histoires qui dépeignent son originalité, mais elles ne me reviennent pas en ce moment, dommage ! Je le vois toujours, quand il m’expliquait quelque mécanisme, sortir du plus profond de la poche de son gilet un misérable bout de crayon, si court, qu’il avait peine à le tenir dans ses doigts. C’était un bout de crayon ramassé par terre sous les tables de ses dessinateurs. Il ne se servait que de cela. On disait que les grands crayons qu’il recevait chaque mois en tant que fournitures de bureau, il les faisait revendre par sa femme aux commères du quartier, chaque année au mois d’octobre, pour la rentrée des classes. Il est juste de dire qu’on lui colle sur les reins toutes sortes d’histoires de ce genre. Tout le monde le croit car son avarice est extrême et ingénieuse. Lundi 11 octobre 1943 L’unique collaborateur de cette maison, le Mulot, déjeune à ma table et comme si la viande ne puait pas assez, cet imbécile nous rend l’air irrespirable ; il essaie de louvoyer, mais certains jours sa connerie reprend le dessus et il gueule comme un ivrogne des injures contre les gaullistes, en nous regardant d’un air provocant ou plutôt provocateur. « Ces cons de gaullistes qui… Ces idiots que ... Ces fumiers… de… » Ce lâche qui cherche déjà un autre logement pour fuir la pendaison qui l’attend dans son quartier, à Puteaux, fait le bravache à bon compte car il est prêt à aller au pas de course dénoncer à la Gestapo celui qui lui ficherait le pied au cul et s’avouerait ainsi gaulliste. Le Croquefromage de Châtillon avait exactement la même attitude et cherchait continuellement des réactions antiboches. Il devait se dire, en lui-même : « Comme je suis brave !
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seul contre cinquante, pas un qui ose me contredire ! » Ces salauds sont aussi de vaniteux imbéciles. Pensent-ils, eux aussi, que l’homme n’a pas de mémoire ? Quels règlements de comptes se préparent ! Quels patouilleurs ! J’engage un homme il y a trois jours. Cet homme m’est envoyé par le Quai d’Orsay, service T.O. Je prends rendez-vous avec le docteur pour ce matin, l’homme doit passer la visite avant d’être admis à servir notre noble maison. La maison, entre-temps, lui envoie une lettre le convoquant ici pour ce matin, huit heures ; or il devait aller, même jour, même heure, chez le docteur. Ce n’est pas tout, le Quai d’Orsay le convoque aussi pour huit heures, par erreur, parce qu’il n’avait pas noté que cet homme avait déjà été recensé et expédié chez nous. Quai envoie aux Champs-Élysées à notre bureau central, Champs-Élysées envoie chez nous. Chez nous, il tombe dans les pattes de Cœurfidèle qui n’y comprend rien, Cœurfidèle m’appelle et les explications recommencent. Finalement, je dis que je vais arranger cela car je vois qu’il y a eu trois pagailleurs. Enfin, je retourne voir Cœur-de-cire, qui reprend un rendezvous avec le docteur pour demain. Il n’y a pas de raisons pour que cela finisse. Le pauvre type ne sait plus où il est, il tourne en rond, on se le renvoie de l’un à l’autre. Quelle patouille ! Revenant à mon bureau, Guyomard m’annonce que Dérision s’est trompée en nous donnant des numéros de dessin. Il faut recommencer les nomenclatures, gratter les anciens numéros, en mettre des nouveaux. Voilà, elle est chargée de nous donner des numéros et elle a donné les mêmes à deux services, il y a donc des dessins qui sont différents et qui portent le même numéro. Il faut reprendre tout cela ! Quelle patouille ! Quelle Europe ! Paris-Soir (toujours lui) nous donne un reportage en Turquie. Il nous raconte que la femme turque s’est tellement émancipée qu’elle est devenue une prostituée et que le gouvernement fait des rafles monstres pour réfréner ce débordement de mauvais instincts. Je pense qu’on va y rétablir les harems et ceci me plairait assez, car c’est une preuve encore qu’il ne faut pas légiférer contre la nature. Il est clair que si, après des siècles d’expérience, la Turquie en était venue à séquestrer les femmes, c’est qu’il y avait une raison, c’était une position d’équilibre stable, ou alors, cela n’aurait pas duré aussi longtemps. Voici vingt ans qu’ils ont libéré la femme, et il va leur falloir revenir au seul régime compatible avec la sexualité turque. Quand on est fatigué de marcher les pattes en l’air, on se remet sur les pieds et on appelle ça une révolution, une libération des peuples, un progrès social, etc. etc. L’opinion orientale de Nietzsche n’est pas une utopie, c’est une position d’équilibre de la société. Il peut y en 402
avoir d’autres, évidemment, le nombre de variables étant très grand, reste à savoir si elles sont aussi simples et explicables. Turcs ! on vous observe ! Intensément ! Les usines où des femmes ont une certaine influence sont invivables. Qu’un directeur couche avec sa secrétaire et toute la boîte devient impossible. Les petits racontars, les jalousies, l’espionnage rendent la vie impossible. Cela arrive aussi en Allemagne, plus qu’en France pour autant que j’aie pu constater de visu, car les Allemands ont un certain culte niais de la femme qui leur enlève tout l’esprit critique dont ils sont capables, ce qui n’est pas bezef ! J’ai vu les amours de B. et de la M. Les caprices de la M. (qui est une sale garce, malfaisante et envieuse) étaient pour B. plus sacrés que les paroles de son führer. Ces deux bestiaux se pâmaient dès qu’ils se voyaient. Quand B. alla à Cannes pour recruter du personnel, il emmena la M. Eh bien, je jurerais qu’ils n’ont même pas couché ensemble ! Ils ont dû se promener au clair de lune en se tenant par le petit doigt, dans une soûlographie de sentimentalité. Ça, c’est grave, car s’ils avaient forniqué, le charme aurait été rompu tôt ou tard et les défauts se seraient révélés. Il aurait fini par se dire : « C’est entendu, elle baise bien, mais elle a l’esprit étroit, le jugement faux, je couche avec, je me promène avec, je l’écoute quand elle dit des petites choses enfantines, mais si elle croit qu’elle va mener mon service, basta, je la connais, elle me ferait faire des conneries pour satisfaire ses petites rancunes, mettons du fil barbelé entre les deux domaines. Déshabille-toi ma petite, on va faire ça à poil ! et ferme ta gueule ! Tu es si belle quand tu te tais. » Aux femmes le silence est une parure (Sophocle, Ajax). Chez Blériot, une secrétaire surnommée la directrice faisait la pluie et le beau temps. Elle avait couché avec le directeur une fois, puis avait assuré son empire en menaçant ce directeur d’aller tout dire à sa femme. Elle avait été mariée mais, après quelques jours de cohabitation, le mari avait fui pour ne jamais revenir. Il paraît qu’elle exigeait que la copulation se fît sous le regard de sa mère qui habitait avec eux. La vieille aimait voir ce spectacle. C’était une rosse aussi et, à elles deux, elles terrorisaient mille cinq cents à deux mille personnes. La directrice aimait les voluptés rares, elle possédait un grand chien noir qu’elle avait dressé à faire un tas de choses ; on espérait toujours la voir accoucher d’un centaure ! Finalement, elle a harponné un ingénieur tchèque, un pauvre type, et l’obligea au mariage en se foutant enceinte. On disait que ses grandes lèvres pendaient jusqu’aux genoux mais je n’ai pas eu confirmation, bien qu’elle me fît des avances quand j’entrai dans cette maison, avances que je fis 403
semblant de ne pas remarquer parce que sa gueule ne me disait rien de bien franc. Maisoncrotte retourne en Allemagne malgré les avantages du séjour à Paris. Je lui demande s’il ne se plaît pas à Paris, pour savoir. Il me répond qu’il s’y plaît beaucoup mais que sa femme exige qu’il revienne immédiatement. Se promenant dimanche dans les bois qui environnent Dessau, elle a vu des Françaises couchées avec des hommes sur des couvertures et en train de forniquer. Elle en fut scandalisée et eut sur les Françaises une certaine opinion qui les classait dans une catégorie dangereuse pour l’équilibre des ménages nazis. Elle craint le pire et fait revenir l’oiseau au nid. Elle pourra le surveiller plus efficacement, les hommes se laissent si facilement entraîner par ces putains de Françaises ! Mieux vaut prévenir que guérir ! Je souhaite qu’ils s’en retournent tous chez eux avec la vérole ! Il y avait, l’an dernier, au bureau des Champs-Élysées, une secrétaire qui avait la figure sale, c’était visiblement une Marie-couchetoi-là-en-toute-indifférence. Un jour, la police militaire est venue la cueillir. Elle avait racolé un soldat du Grand Reich et lui avait collé la chtouille. Elle s’est défendue comme elle a pu, elle a dit qu’elle n’en savait rien, et qu’en tout cas, c’était un autre soldat du Reich qui la lui avait collée car elle ne fréquentait que des vainqueurs. On l’a fichue à la boîte quand même, on ne l’a plus revue. Aujourd’hui, je suis tranquille. Le gâteux est en prise avec les calculateurs. Tout est à refaire car les efforts sont plus grands qu’on ne pensait. C’est là une des beautés de l’organisation européenne. On dessine sans connaître les efforts. Il y a un rouleau de barbelés entre la construction et le Statik-Büro. Quand on a fait n’importe quoi, on envoie les papiers à Statik, qui nous les renvoie en disant : « Ça ne va pas, faites autre chose », sans pour cela nous dire ce qui ne va pas. Puis on recommence, et ainsi de suite. En France, on avait les efforts aérodynamiques, puis le bureau vérifiait pour justification auprès du service technique du Ministère et tout était réglé. Ici, c’est puissance n. Extraordinaire ! Tous mes hommes sont arrêtés dans leur travail, ils font des faux tickets, on attend Statik. Ce n’est pas une méthode dynamique. Nous statiquons ! Mardi 12 octobre 1943 Le cafouillis est splendide. Maisoncrotte, venu ici pour faire dessiner un siège de passager, avait terminé son travail (deux mois pour ce qui demandait trois jours) et il s’aperçoit à l’instant qu’il s’est 404
trompé de type d’appareil. Il n’a plus qu’à recommencer. Il n’y a qu’en Europe qu’on voit cela. Un revenant d’Allemagne me dit que dans la ville où il était en déportation, vingt-cinq nations étaient représentées. Il y avait des priapées internationales, une fureur sexuelle inimaginable. Encore une fois, la nature se venge. Hitler, apôtre de la pureté de la race, aboutit au mélange totalitaire. Les Prussiens, moutons de Panurge, ne donnent pas leur part aux cochons. Ils imitent les races inférieures et sautent sur les chiennes en chaleur. C’est la nature qui a pu faire croire à l’existence d’un Dieu juste et bon, on a attribué à un surhomme ce qui était dû aux lois naturelles. Celles-ci font leur justice elles-mêmes et, statistiquement, elles la font bien, avec le retard dû aux forces d’inertie de cette énorme masse. « Tout ce qui est réel est rationnel. » Il y a beaucoup de façons d’interpréter cette phrase, Hegel a écrit des sentences de ce genre, mais je ne pense pas qu’il se soit expliqué clairement, alors chacun y met sa petite personne et on dit que Hegel était un génie. Hydre de Lerne, polyface à claques. Dimanche, Radio-Paris nous a donné l’histoire des variations de la politique russe depuis 1935. Il est juste de dire qu’ils n’avaient pas besoin d’inventer. Tout le monde se souvient qu’en 1935 Staline et Laval couchaient ensemble, qu’en 1938, la Russie poussa au crime, jusqu’à septembre 1939, et que, du jour où Hitler la laissa s’installer en Pologne, ce fut du défaitisme de première classe. En juin 1941, elle redevint pousse-au-crime. Mais tout de même, ce n’est pas à Hitler à le lui reprocher, car pour la palinodie, c’est un porte-bannière. On dira, c’est de la politique. Si vous voulez, mais alors, mangez de la merde aussi et ne venez pas nous dire que c’est le fin du fin. Le communisme s’appuie sur Hegel, qui fut un honnête homme, cela n’a pas de sens. Mentez, trahissez, tournez à tous les vents, dites que vous êtes des malins fourbes et margoulineux et que celui qui ne l’admet pas, vous le foutrez à la boîte, d’accord ! beaux Messieurs, mais dire que vous êtes des hommes, non ! Des chaussettes, des paillasses de boxons, des vieux préservatifs, tant que vous voudrez, des forcenés salauds, encore ! et surtout, surtout laissez-nous vous dire que vous nous faites vomir rien qu’à regarder votre portrait. De grâce ! ne salissez pas les grands hommes avec vos pattes de lépreux. Quand l’un de vous crève, je me réjouis sans mesure. Mercredi 13 octobre 1943 Notre chatte est une espèce de baromètre de ravitaillement. Quand la nourriture est au beau temps, elle gonfle ; qu’il y ait 405
seulement un jour de dépression et elle maigrit immédiatement. La semaine dernière, nous avions dégusté des feuilles de je ne sais quoi et des nouilles synthétiques, la chatte était fantômale. Nous avons reçu un colis de Dinan, elle fut la première servie, et la voici grosse comme un petit cochon. Cette nuit, elle s’est fait une grande toilette, signe de satisfaction ; je l’ai prise, elle était mouillée des pieds à la tête. Les Anglais annoncent pour l’après-guerre un nouveau régime social. Ils savent bien qu’il faut faire l’économie d’une révolution. La leçon de Louis XVI n’a pas été perdue, espérons-le. Il est certain qu’une certaine forme de capitalisme, devenue caduque, doit tomber. Les privilèges d’une classe qui, parce qu’il y a cent ans un ancêtre a risqué ses sous dans une affaire industrielle, s’adjuge des droits éternels, ces privilèges intolérables de quelques godelureaux doivent être supprimés. Il vaut mieux qu’ils fassent leur nuit du 4 août avant qu’on ne les pende. Dire que cela résoudra le problème du bonheur, c’est idiot. Il y aura, en contre-partie, une oppression qui sera sans doute plus insupportable encore que la domination des deux cents familles. La guerre aura montré aux chefs d’État qu’ils peuvent tout se permettre, impunément ou presque. Les mitraillettes et les lanceflammes sont devenus les moyens normaux du pouvoir. Ils garderont la carte d’alimentation le plus longtemps qu’ils pourront. Les peuples seront brisés par quelques bandits. Nous sommes dans le noir pour un demi-siècle. L’État grandit et l’homme est réduit audessous de la bête de labour, au-dessous du chien galeux. L’État devient une entité qui peut vivre sans l’homme, c’est la divinité, la nouvelle idole. On a fichu l’équipage à l’eau pour que le bateau soit sauvé. Je vois une espèce de fin du monde de ce genre. On tue tous les humains et le dernier massacreur se tue après avoir écrit sur un mur : « Gloire à l’État Éternel et Tout-Puissant ! Son règne est venu ! Rien ne l’oppose plus à sa parfaite existence ! » Jeudi 14 octobre 1943 La fin du mois a commencé. Je deviens enragé. Il y a près d’un mois que je n’ai pas senti un poème. Il faut absolument que j’élimine mes toxines. « Le Portugal avec nous ! » Les stupides impriment ce matin que le Portugal a cédé à un ultimatum anglais. Ne voient-ils pas que cette explication leur est défavorable ? Que cela prouverait, si c’était juste, que l’Allemagne est devenue faible ! Il eût été plus adroit de dire que c’était contre le Japon que les Portugais agissaient, parce 406
qu’on ne veut pas décamper de Timor1. Ce qui est sans doute la raison essentielle, la raison annexe étant la faiblesse des nazis qui ne peuvent plus agir militairement contre le Portugal. Cette faiblesse se révèle maintenant, car il y aurait belle lurette que le Portugal se serait décidé depuis longtemps. Depuis l’agression japonaise contre les colonies du Pacifique. Deuxième réjouissance : l’Italie déclare la guerre à l’Allemagne. Il faut pour cela qu’une grande partie du peuple soit d’accord (explicitement ou implicitement). Vichy n’a jamais osé déclarer la guerre à l’Angleterre, malgré son violent désir. Et encore, le roi d’Italie veut sauver sa couronne, donc il va dans le sens de la majorité et de la victoire. Ces deux événements vont nous faire passer la journée. Une de plus une de moins. On vit. Mon char poétique est enlisé et je ne reçois pas de chevaux de renfort. Char ne m’écrit plus, La Main à plume a d’autres préoccupations, jeux d’enfants, crêpage de chignons, communiqués de guerre, excommunication de Patin2, tout cela nécessaire, sympathique mais coercitif, comme par exemple, il est nécessaire de pisser pour vivre et pour écrire des poèmes. Encore ne faut-il pas que pisser. Je crois que ces jeunes gens pissent trop. Robinson Crusoé pourrait-il écrire des poèmes ? grande question qui met en jeu la définition même de la Poésie. Je crois qu’on peut commencer, mais si l’on veut franchir les obstacles, il faut être soutenu. Le premier défrichage ne demande que de la force et du courage, mais, pour labourer, semer, tailler, engranger, là il faut du monde. J’ai travaillé seul, sans grand espoir de soulever le rideau pendant dix ans. Mais je n’étais encore que larve, je vivais sur moi-même. La communion avec quelques-uns m’a servi d’engrais, d’eau, de chaleur. Et je suis ––––– 1. Ile de l’archipel de la Sonde, partagée entre l’Indonésie (moitié ouest) et le Portugal (moitié est). 2. Marc Patin (1919-1944), membre des « Réverbères », puis de La Main à plume, où il publie de très beaux poèmes (L’Amour n’est pas pour nous, suivi de Femme magique, avec une postface de Noël Arnaud, 1942). En juillet 1943, il accepte de partir pour l’Allemagne au titre du S.T.O., et de là adresse bientôt à ses amis parisiens des lettres justifiant sans équivoque l’« Ordre nouveau » qu’il vient de découvrir — lettres qui entraîneront naturellement son exclusion de La Main à plume. Il meurt dans un hôpital allemand le 13 mars 1944. La polémique le concernant a rebondi récemment avec la publication d’une anthologie de ses poèmes et d’un dossier signé Guy Chambelland, dans le n° 6 (1er trimestre 1992) de la revue Le Pont sous l’eau, qui provoqua une riposte de Noël Arnaud, sous la forme d’une Lettre à Guy Chambelland au sujet de la collaboration et du poète collaborateur Marc Patin (La Dragée haute n° 13, juin 1992). 407
devenu très sensible à l’atmosphère poétique. Je crois que ma poésie s’est élargie, développée, enrichie, et une comparaison avec ma vie d’il y a dix ans n’a plus de sens. Il faut que je sois porté. Je ne fais plus de la poésie avec n’importe quoi, mais avec les grains sélectionnés. La cohabitation avec une gueule apoétique me stérilise. Je me débarrasse du personnel affligé de cette tare, j’emploie des ruses de sioux pour le refiler à un autre service. Je ne puis supporter leur présence qui, à d’autres, serait indifférente. J’ai eu l’occasion de rendre service cette semaine à un collègue teuton ; il voulait du personnel, je lui ai refilé deux dessinateurs qui me gâchaient mon climat, bien qu’ils fussent passables, et j’ai gardé des mauvais qui, poétiquement, sont neutres. Le gâteux me redemande des délais, mais cette fois sous une forme directe. Il me croit aussi bête que lui. Je vais lui répondre par retour du courrier avec une phrase sibylline à souhait pour faire retomber sur son nez toute la responsabilité. Cet être déconcertant m’a fait perdre mon après-midi. Vendredi 15 octobre 1943 Réponse de Hugnet à Arnaud. Mais ce qui est dégoûtant dans cette contre-attaque, c’est que Hugnet ait fait attaquer Arnaud par un autre. Cette histoire tourne à la dispute de chiffonniers. Arnaud est jeune, il a déjà des plis qui iront en s’accentuant et je le vois, d’ici quinze ou vingt ans, dans un asile d’aliénés. Il est très instable. Je ne veux pas prendre part à ces joutes. Mon heure n’est pas venue, je vais attendre encore. Je pense que se présentera la grande occasion. Si elle ne se présente pas, tant pis. Je me suis fait une raison ! Ce qu’ils appellent le terrorisme grandit de jour en jour. Mais, qui a commencé ? Vichy, en infligeant des peines disproportionnées avec leur objet. Pour un tract déposé sur un banc, ils collaient des années de prison avec des brutalités et des tortures. Les gangsters du marché noir s’en tirent en versant quelque chose au Secours national et font huit jours de tôle, puis recommencent. On fusille l’homme qui hait Laval et qui le crie. Les vengeurs naissent et le cercle infernal se met à tourner, tourner ! « Ce sont les gouvernements qui font les révolutions ! » La maladresse du régime de Vichy dépasse tout ce qu’on connaît dans ce genre. Il est maintenant trop tard. Il y aura de violentes secousses. Les partis sont devenus irréductibles.
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Samedi 16 octobre 1943 Cœurfidèle refiche le camp en Allemagne, pour combien de temps ? Mystère, on croirait que le déplacement du dernier des couillons ait une importance exceptionnelle pour la marche des hostilités. Ces gens-là sont brisés, modelés, robotisés. Ils sont en bois. Ils manquent d’originalité. Je voudrais bien en voir un agir et penser autrement que les autres. Le soir, en débarquant du métro, par nuit noire, si j’entrevois la silhouette d’un flic, je me mets à rire aux éclats, parmi la foule rejetée par le vomitoire ; cela fait un effet extraordinaire. Tous les gens sont tristes, écrasés par le cafard de l’hiver, attentifs à ne pas se casser la gueule dans les trottoirs, et moi je ris bruyamment comme un garçon de ferme le jour de la fête du village. Un flic m’a crié « Eh ! bien là-bas ! » J’ai continué de plus belle sans m’occuper de lui, il n’a pas insisté, il a craint que je ne lui ouvre le ventre, on ne sait jamais, avec les fous ! On n’a plus le droit de rire, maintenant, à huit heures du soir ? Si l’un de ces idiots m’interpelle encore, je lui dis que jamais je ne me suis tant amusé que depuis trois ans ! Et je me taperai sur les cuisses ! On verra bien ! Ne nous dit-on pas tous les jours que nous jouissons enfin d’un régime admirable, le plus beau des régimes, et qu’il y a encore des imbéciles qui n’ont pas encore compris. Eh bien moi, j’ai compris ! leur dirai-je, et je suis dans la grande joie de celui qui comprend ! Comme lorsqu’on a saisi enfin le sens d’un calembour. Il est deux heures et demie. Encore une demi-heure, que les minutes sont longues ! Lundi 18 octobre 1943 Un de mes hommes était dessinateur chez Bloch1, à Châteauroux, avant la débâcle. C’est un peintre du dimanche. Quand il voulut, quelques mois plus tard, revenir par ici, il s’y prit d’une façon originale. Il partit avec sa boîte sur le dos, s’installer sur la ligne de démarcation, non loin d’un poste allemand, et se mit à peindre un paysage. Les fritz venaient voir l’artiste, et disaient : « Vous ! artiste peintre ! » « Ya ! » répondait l’homme. Au bout de quelques heures, il plia bagage et dit qu’il reviendrait le lendemain. « Aujourd’hui, lumière nicht gut » « Ya ! » et il partit vers Paris avec un chaleureux « Aufwiedersen ! » Chabrun et Rius sont venus hier. Ils m’ont raconté la poétomachie Arnaud-Hugnet. Ils m’ont parlé ––––– 1. Dassault. 409
de L’Honneur des Poètes, cette feuille clandestine que j’ai reçue il y a deux mois. Parmi les collaborateurs de cette poésie combattante, il y a Éluard, Aragon, Emmanuel, etc. Jamais je n’aurais deviné leur présence. C’est terrible un essai d’anonymat comme celui-ci. Est-ce que ces gens-là vivent sur leur réputation ? Mardi 19 octobre 1943 J’ai passé une nuit cafardeuse en songeant aux ennuis qui m’attendent avec la nouvelle répartition des travaux qui est en train de s’élaborer et dans laquelle la plus mauvaise part m’est réservée. Et puis, ce matin, on annonce la percée des Russes et leur déferlement dans la plaine au sud du Dniepr vers Krementchoug1. Guyomard, entré brusquement chez les nazis en simulant l’étourdi, a surpris les gueules des Boches en conversation funèbre, dans une atmosphère de désespoir. Aussitôt, chacun pense que la guerre va finir, les visages s’éclairent, on renaît. Puis, demain ou après-demain, peut-être, redirons-nous : « Il nous faudra encore passer cet hiver-ci ! » et nous marcherons la tête basse comme des fantômes usés. Un jeune ouvrier de Levallois travaillait à Berlin. Lors d’un bombardement, il y a deux ou trois semaines, il fut pris de terreur et, à demi inconscient, s’embarqua dans le train pour Paris. Il eut la chance de passer à travers les obstacles et arriva chez ses parents qui furent assez inquiets sur les suites de cette escapade. Une semaine plus tard, ils recevaient de Berlin un avis de décès de leur fils. Il est très content d’être mort, il continuera à l’être jusqu’à la victoire. Mercredi 20 octobre 1943 Londres, hier soir, nous dit que le débarquement des troupes alliées n’aura lieu que l’an prochain, au début de l’année, probablement. Si c’est vraiment leur intention, pourquoi la disent-ils, alors qu’ils devraient au contraire nous le promettre pour bientôt afin de retenir des massacreurs sur les côtes occidentales pendant que les Russes s’expliquent sur le Dniepr. Ou bien, si c’est une feinte, elle est un peu grossière et je doute que les Teutons, si stupides soientils, s’y laissent prendre. Le gâteux est parti à Amsterdam, Cœurfidèle est en Bochie. Je suis un peu tranquille pour trois ou quatre jours. Je goûte la sérénité relative de ces lieux. ––––– 1. Port fluvial d’Ukraine, sur le Dniepr. 410
Je commence un nouveau poème : La Liberté ou la mort1. Que sera-ce ? Pourquoi ce titre dangereux ? Tentons l’expérience. Guyomard est là-haut avec Cyron. Il est découragé, il va piquer une bonne maladie afin d’échapper pendant quinze jours aux tracas ubuesques de ces idiots. Je dois monter le 1er novembre avec ces nouveaux énergumènes, que se passera-t-il alors ? Ces stupides poussent les gens à l’anarchie, à la révolte et ensuite nous chargent de la responsabilité et quand tout est embrouillé, ils nous confient le soin du paquet de ficelle. Je n’attendrai pas que la bagarre soit dans son plein, je vais regimber dès le premier jour. Je risque la perte de mon emploi. Si je laisse faire, je serai malade vraiment, ce qui serait une solution pire. Donc, insurrection totale et tout de suite ! Je relis La Création pour la dixième fois au moins depuis que j’ai reçu les feuillets de Stil, et voici, j’en suis dégoûté pour toujours. Le nouvel aspect typographié me l’avait fait paraître nouveau, mieux que manuscrit, puis la satiété est venue et maintenant, c’est un poème mort sans espoir de résurrection2. C’est toujours ainsi, et cela vaut mieux, car j’ai un autre poème qui me préoccupe et ce qui est fait est fait. Ce qui importe, c’est ce qui reste à faire. J’ai des réactions naturelles adéquates. Le poème est mort, vive le poème ! Jeudi 21 octobre 1943 Les journaux laissent transparaître inconsciemment les soucis du Condottiere de l’Europe. Hier, on annonçait sèchement que l’Idiot de Berchtesgaden avait réuni toute la crème nazie, civile et militaire, dans une conférence importante pour examiner la politique intérieure et extérieure. Aujourd’hui, un titre du P. P.3 dit : « Réserves et matériel de guerre sont jetés sans compter de part et d’autre, dans les furieuses batailles de Krementchoug. » ––––– 1. Voir note 2 infra. 2. De ces lignes, il ressort que les trois dernières pièces de La Création telle qu’on peut la lire dans le recueil de 1947 La Hauteur des murs (« Poètes de proie », « La Liberté ou la mort » et « Le Fil des jours ») ne figuraient pas dans la première édition qu’en avait donnée André Stil en 1943. Ces trois poèmes sont d’ailleurs relativement hétérogènes — ne serait-ce que par leur longueur — au reste du texte. 3. Probablement Le Petit Parisien, depuis janvier 1941 organe officieux du P.P.F. 411
Si Adolf jette ses réserves sans compter, on se demande ce qu’il pourra jeter demain, même en comptant ? Une histoire qui se passera dans deux ans ou trois. La guerre dure encore. Pierre dit à Paul : « Veux-tu du beurre, pas cher, mille cinq cents francs le kilo ? — Oui, donne-m’en trois kilos. Mais toi, veux-tu de l’électricité, en échange ? — Je veux bien, combien en as-tu ? — Quatre hectowatts. — Donne.» Quelques jours après : « J’ai mangé le beurre, il était bon, et toi, qu’as-tu fait de ton électricité ? — J’ai écouté les Anglais ! Ils disaient : “Courage ! nous arrivons” ! » On peut penser que les Anglais et les Américains ont examiné la situation probable de l’après-guerre et que leurs agissements actuels tiennent compte de l’état instable de l’état du monde. Ils veulent incliner dans un certain sens la lourde masse. Ils font comme les bûcherons qui, avant d’abattre un arbre, tendent une corde de la cime à un point choisi de la rose des vents afin qu’il tombe comme ceci et non autrement. S’ils n’avaient pas pris cette mesure préalable, ils risqueraient d’être écrasés. Il apparaît, à nos regards de taupes, que ces malins hommes cherchent aussi à affaiblir la Russie (et l’Europe occupée) afin d’avoir notre misère à leur complète discrétion. Il nous faudra être sages si l’on veut que les bateaux nous apportent de la nourriture et des objets indispensables. Ont-ils tort, ont-ils raison ? Il faudrait avoir vingt ans de plus pour en dire un mot. L’Allemagne peut encore demander la paix à peu de frais, car elle a des gages : les pays occupés. Et, si elle voulait combattre jusqu’à l’anéantissement, elle coûterait un certain nombre de millions de dollars, ce que les hommes d’affaires doivent peser ! Il y a maintenant trente-deux Prussiens dans cette maison. Il n’y en eut jamais autant ! Mélange me disait que leur nombre diminuerait et que je prendrais la direction bientôt. Depuis qu’il est parti, leur nombre a doublé. On croirait que Cœurfidèle embusque tous ses amis et relations dans ce pays de Cocagne qu’est, pour eux, la France occupée, le Paris des Folies-Bergères ou Moulin rouge de Tabarin. Il y a un an, ils étaient six, il y avait une centaine de Français, réduite maintenant à soixante-dix, une trentaine ayant été déportée. Étant donné qu’un Français travaille effectivement une heure par 412
jour, il suffirait que les trente-deux Européens qui, eux, ne font rien que nous regarder, nous surveiller, boire, manger et dormir, travaillassent 70 ÷ 32 = deux heures douze minutes pour faire l’économie de toute cette installation de milliardaire. Je n’ose pas leur proposer cette solution, pas encore du moins, mais avant qu’ils ne décampent, je le leur dirai. Ces cinq cents millions de frais d’occupation ne font jamais que cent francs pour chacun des cinq millions d’ouvriers travaillant pour le Reich. Or, toute l’industrie française travaille dans ces conditions. Qu’il n’y ait pas cinq millions de salariés, peut-être, mais aussi je dirai que cent francs par jour c’est peu, car on doit tenir compte des frais généraux (au moins deux cents pour cent) qu’ils paient aussi. Ce qui ferait un million six cent soixante-six mille esclaves. C’est un ordre de grandeur probable. Donc, il ne leur reste plus grand chose des frais d’occupation, on comprend mieux pourquoi ils ont été obligés de fermer leurs centres d’achats. Le pauvre Reich est en déficit, c’est pitoyable, on a envie de lui donner deux sous. Ces salauds se ruinent après nous avoir décortiqués. « Bien mal acquis ne profite jamais » aurait dit ma mère ! En fils bien élevé, je dirai que ces vaches ont mangé leur blé en herbe. Que la diarrhée verte les emporte ! Nom de Dieu ! Vendredi 22 octobre 1943 Grand titre dans un torchon nazifié : « L’Église et l’État » Peste ! qu’ont-ils touché pour toucher à ces sujets-là ? L’Église et l’État : Cocotte et Mimi, les deux prostituées coprophages, les deux traînées, les deux gorillesses putréfiées qui empoisonnent le bitume, leurs trottoirs, trop étroits pour leur monstrueux éléphantiasis, trottoirs gluants de poux pourris, de vers de tombe, d’asticots, de menstrues glaireuses et de merdes sanguinolentes. Les deux rivales de l’excrément, Haine et Mépris pour Cocotte et Mimi1. Vagins cloaques de toutes les pestes. Le gâteux est de retour d’Amsterdam. Il ne s’est pas trouvé un Hollandais pour le fiche dans le canal, Got ferdom ! Cette funèbre andouille est revenue nous empoisonner l’existence. Cœurfidèle et le gâteux absents, la vie était malgré tout supportable, relativement ! ––––– 1. On lit, dans « La Liberté ou la mort » (voir le 20 octobre 1943) : « Vagins cloaques de toutes les pestes ! Vingt-deux, Cocotte et Mimi, les deux prostituées, les deux gorillesses putréfiées qui empoisonnent les trottoirs de leur monstrueuse charogne ! Trottoirs gluants de poux pourris, de vers de tombe, de menstrues et de merde ! Haine et mépris pour Cocotte et Mimi ! » 413
Il y a ici une jeune femme, une Française, mariée depuis mai dernier à un dessinateur qui est parti à Dessau un mois après son mariage et qui n’a pu revenir encore en permission. Cette pauvre femme est bien élevée, et sérieuse, elle est fraîche et jolie. Aujourd’hui, Monsieur Épais lui dit qu’il était chargé de lui faire une proposition de la part d’un jeune salaud d’Allemand ici depuis quelques semaines et nommé Porte-clef. Ce jeune chien voudrait sortir avec elle le samedi ou le dimanche. Elle fut assez estomaquée, mais ne perdit pas la boule, elle demanda pourquoi ce Porte-clef ne faisait pas ses commissions lui-même ; l’Épais répondit qu’il ne parlait pas français, à quoi elle fit remarquer que s’il ne parlait pas français, il ne pouvait passer son temps à d’agréables conversations. Monsieur Épais précisa qu’il suffisait de quelques mots. Elle refusa poliment, mais le vieux cochon, qui est sous-directeur, donc très supérieur à Porte-clef, se dit, dans sa cervelle de porc, qu’elle serait peut-être sensible à la hiérarchie et insinua : « Et si c’était moi ? » La futée eut une réponse très fine et lui lança avec ironie : « Oh ! Alors ! ce serait très différent ! » Elle n’eut rien de plus pressé que de raconter l’histoire. Monsieur Épais, c’est ce nazi fanatique qui s’habille parfois en capitaine de Gestapo, qui remplace le directeur absent, qui apparaît comme un dictateur en bois. Très sévère, très brute, un officier prussien classique. Il a cinquante ans, il fleurit son veston de décorations, et est très statue du Commandeur. Et voilà que ce chevalier teuton, cette casquette rigide, fait l’entremetteur, le proxénète, le marlou à la redresse, le trafiquant de Buenos Aires ! Ces êtres-là sont contradictoires ! pour parler comme Hegel. En Allemagne, le personnel des bordels est autochtone, les clients viennent des trente-six coins de l’Europe. Mais si un Français copule avec une Allemande extrabordèlement, il chope deux mois de prison, trois mois s’il récidive. La gretchen en attrape sans doute autant, mais cela se passe dans le secret ; si un Français se fait voir copulant avec une Française, on leur colle un mois de prison. Verger me montre des photos de Warnemünde1, où il travailla. Il y a sur la plage d’innombrables cabines dont le toit s’ouvre comme une huître, et qu’on déplace afin de se garantir du soleil ou de s’y exposer. Chaque cabine s’entoure par les mains du client d’un rebord de sable pour s’isoler un peu, et parfois, surtout le soir, on voit vibrer les cabines sous les vigoureux mouvements des coïteux. À part cela, les bains sont séparés. Il y a une partie de la plage pour les femmes et une autre pour les hommes, chaque partie étant munie de cabines très surveillées. Allez y comprendre quelque chose ! Il n’y a rien à ––––– 1. Port et station balnéaire sur la Baltique. 414
comprendre si ce n’est qu’il y a des domaines où la civilisation a un peu luit et d’autres qui sont restés dans la nuit, c’est un damier construit par le hasard. Samedi 23 octobre 1943 Quarante mois d’occupation, vingt-huit mois de guerre russe. Dans dix jours : cinquante mois de guerre, de black-out, de darkness, et de carcere duro spirituel ! J’ai une superstition du cinquante et unième mois, quelle brisure s’il faut encore que 1944 soit dans la merde ! Depuis six mois, ces animaux appliquaient une méthode dont je ne saisissais pas les tenants et aboutissants. J’en arrivais à me demander si leur connerie n’était pas totale. Une pièce aurait pu être très facilement et très économiquement fabriquée en un seul morceau, ils voulaient absolument la faire en plusieurs petits bouts soudés les uns aux autres. Je crus que c’était pour économiser la matière première, mais je trouvai des cas où l’on gagnait et d’autres où l’on perdait. Donc, ce n’était pas cela. Ce n’était pas aussi pour économiser de la main-d’œuvre car dans tous les cas, il y avait gaspillage de trois à quatre cents pour cent. Ce matin, devant un de ces nouveaux cas de loufoquerie caractérisée, j’ai empoigné le gâteux et je ne l’ai pas lâché avant de connaître. Après lui avoir démontré les inconvénients de sa méthode, qui étaient flagrants, il me dit enfin que c’était pour économiser du transport. Les morceaux sont faits dans des petits ateliers isolés et réunis à l’usine principale pour être assemblés ; or, il faut aussi porter la matière aux ateliers, ensuite, les mêmes pièces peuvent voyager d’un atelier à un autre pour chaque opération différente, par exemple le tour se fera à Chevreuse, le fraisage à Chantilly, le perçage à Brest, le traitement à Conflans-Sainte-Honorine, la rectification à Bercy, etc. Là, il est clair qu’il est avantageux, pour le prix des transports, d’opérer comme ils le font. Mais alors, cela dénote un certain embarras dans les affaires du Grand Reich. Le Turc me demandait ce midi ce que feraient les Allemands après leur défaite. Ce bachibouzouk venait de me dire qu’en Turquie il n’y avait pas de communiste, car dès qu’on en découvrait un, on l’assassinait (on mis pour la police, évidemment !) Je lui répondis donc que les Allemands seraient communistes. J’ajoutai que le communisme était la seule doctrine universelle de ce temps, que le christianisme avait mis trois siècles à se fonder et dix à se consolider et qu’il en serait de même avec le communisme, qui est la seule doctrine universelle parue depuis le christianisme. 415
Que les fluctuations et les variations actuelles n’apparaissaient pas aux peuples de l’avenir, pas plus que sur la carte du monde n’apparaissent les vagues de la mer. Je l’ai un peu estourbi, le marchand de tapis. En somme, j’ai peut-être dit vrai, tout en disant n’importe quoi. Mais comme les actions des hommes, viles et basses par nature, décolorent toujours les doctrines, je n’ai aucune illusion sur l’avenir du monde. Ce sera toujours à recommencer, comme les vagues de la mer. Annonce de L’Illustration : « La plus brillante des carrières vous sera réservée si vous apprenez la Fiscalité par correspondance. S’adresser à… » Horrible ! mot horrible ! Ma foi, Tout, même le bolchevisme, plutôt que ça ! Parisot me demande le livre que je viens de publier. C’est ce livre de quatre pages, La Création ! Je le lui envoie bien volontiers, bien que ma confiance en lui soit restreinte. Lundi 25 octobre 1943 Le gendarme à Angèle et le jeune cuisinier callipyge trafiquaient au marché noir. Ils se servaient d’une motocyclette side-car dont le side avait été remplacé par une énorme caisse de plus de deux mètres, de la maison, et marquée en grandes lettres jaunes, ceci afin d’échapper aux griffes des policiers du ravitaillement. Un soir, filant à toute vitesse dans le noir, ils débouchèrent du pont Alexandre III et percutèrent dans un camion du Grand Reich, qui lui aussi fonçait dans le noir, sûr de sa divine impunité. Le gendarme eut un trou dans la tête, et le cuisinier chéri eut les membres brisés en quatre ou cinq endroits, et le premier est mort, le second n’en vaut guère mieux. Angèle s’en fiche, elle a perdu une source de revenus, elle en a sans doute aussitôt, si ce n’est avant, capté une autre. Un gendarme de moins ! et un Tudesque, ce qui n’est pas un malheur. Samedi, une marchande des quatre saisons, place Villiers, mécontente de ce que les ménagères la payaient avec des billets, hurla : « De la monnaie ! vous croyez que je vais en donner comme ça jusqu’à la saint trou du cul ? » Vingt-deux, Cocotte et Mimi. Souvenir du loto à bord. Chaque nombre avait sa devise. Onze les jambes du maître coq. Vingt, il y a du bon à la cambuse. Quatre, à quatre pattes sous les hamacs. Sur le plancher des vaches, on dit vingt-deux vlà les flics ! Avance d’un cran La Liberté ou la mort ! On donne en ce moment un film sur Mermoz. Peyronnet de Torrès, cet idiot de basse-cour à dindons qui fit la pluie et le beau temps, dans l’aviation d’avant-guerre, avec ses maquereauteuses 416
élucubrations et qui passa, par une manœuvre de chantage, au service de Bloch (ce qu'il cherchait depuis quelques années) où il fit les plus grosses conneries qu’on vit jamais, a écrit sur ce cabotinage cinémateux un jus de pruneau dans Comœdia. On fait de Mermoz une Jeanne d’Arc. On le tire dans un sens qui est un non-sens. On en fait un preux de légende moyenâgeuse et en avant la musique. On fabrique un Mermoz ad usum cretini. Vers 1936 parut un hebdomadaire illustré, comme il y en eut tant à cette époque, et qui se nommait : Confessions. C’était une feuille ignoble dans laquelle les criminels, les vedettes de l’escroquerie de la politique, du théâtre, racontaient leur vie. Le premier numéro (peut-être le second) contenait la biographie de Mermoz signée Mermoz. Il racontait ses débuts dans l’aviation commerciale et nous faisait part de son activité de marlou sur le boulevard de Sébastopol ; métier qui le sustenta entre le moment où il revint du service militaire et celui où il put se présenter à Toulouse, aux lignes Latécoère1. Je ne le lui reproche pas, cela ne change rien à son action aéronautique, je demande seulement qu’on mette les choses à leur place. Cela ne diminue pas Shakespeare de dire qu’il battait sa femme et qu’il s’éloigna un peu vite et mal poliment de sa famille et de ses enfants. Cela ne diminue pas Rimbaud de savoir qu’il fut pédéraste, mais qu’on ne nous fabrique pas un saint de vitrail avec ce qui fut vivant, très vivant, avec tout ce que la vie comporte de haut et de bas. Comme quelqu’un disait, de Dostoïevski, je crois, à un salaud qui colportait des pipelettages : « Oui, il a été vil et bas, oui, mais pas vil et bas comme vous ! autrement que vous ! Fermez ça ! sale morpion ! » Il se gardait bien de dire que Dostoïevski fût un saint. Il eût été pire que le morpion. La grandeur telle que, et cela suffit. Merde pour ceux qui ne comprennent pas ! Un Belge de la B.B.C. est extraordinaire. Des millions d’hommes, depuis trois ans, lui doivent ce qui les rattache à la vie : l’espoir. La vie sous la domination allemande est un non-sens. Cœur-de-cire me dit qu’elle a appris à l’école, comme tout le monde, le calcul intégral. Elle était dans une école qui correspond chez nous à un établissement d’enseignement primaire supérieur. ––––– 1. Pierre Latécoère (1883-1943), constructeur aéronautique, établit une ligne Paris-Dakar avec prolongation sur le Brésil. C’est précisément Jean Mermoz qui effectua la première liaison postale aérienne directe FranceAmérique du sud, en 1930. Il disparut en 1936 au large de Dakar, à bord de l’hydravion Croix-du-Sud. 417
Je lui demande qu’elle m’explique, en gros, ce que c’est que le calcul intégral. Elle ne le sait pas, elle a tout oublié. Ça a dû être une élève assez bien notée, mais je me souvins tout à coup d’avoir lu, il y a, deux ou trois ans, un article de journal qui disait qu’en Allemagne, on apprenait le calcul intégral aux enfants des écoles primaires. Je me suis aperçu qu’on avait tort, cela leur donne des prétentions, mais pas de connaissances. Il vaut mieux ne rien apprendre que de faire croire aux enfants qu’ils savent tout ! Mardi 26 octobre 1943 Les Russes avancent. Les Anglo-Américains piétinent. Les succès des Russes développent le communisme en France (et peut-être ailleurs aussi). La dernière guerre a montré que le vainqueur jouissait d’un préjugé favorable pour des activités autres que militaire ; on accorde facilement au vainqueur une supériorité dans tous les domaines, même ceux qui sont les plus éloignés de l’art de démolir et de massacrer. C’est la tendance à la simplification dont les peuples sont pleins. C’est une paresse d’esprit. Nietzsche disait déjà dans Ecce Homo que les grands succès militaires de l’Allemagne ne prouvent rien quant à sa culture, car il n’y a pas de culture, en Allemagne, mais une opinion publique ! Les peuples sont simples, et tout est compliqué. Hier, La Liberté ou la mort a fait un bond, un bon bond (!) Un Prussien a oublié son journal sur ma table, le Köthener Zeitung du 20 octobre. Un petit torchon, 0,30 m x 0,50 m, quatre pages qui donnent, en quatrième, cinq avis de décès se rapportant à des soldats tués sur le front russe. Trois officiers, un sergent et un troufion. C’est-à-dire que tous les cadavres n’ont pas forcément droit aux avis, il n’y a que ceux dont les familles payent pour. Pour trois officiers, il devrait y avoir trente soldats. Ce journal de Köthen intéresse peut-être cent mille habitants. Les cinq cadavres font donc quatre mille pour quatre-vingts millions pour un jour. Mon chiffre de dix mille exécutions quotidiennes se trouve vérifié une fois encore. Si cela continue, il n’en restera plus guère, des seigneurs. Köthen me fait penser à Bach. Remarque intéressante : il y a un an, dans un de leurs canards, j’avais pu lire encore : « Mort pour son führer ». Aujourd’hui, pas un des cinq n’est mort pour son führer. Le S.S. Dr Hans Weniger est tombé le 6 octobre en accomplissant son service sur le front de l’Est. Otto Jacob est mort en héros dans un dur combat, le feldwebel a atteint la maison des héros victorieux. On ne meurt plus pour son pays ni pour son führer ! On meurt pour aller se reposer dans l’autre monde, tout simplement ! Verger qui 418
travailla à Rostock, il y a dix-huit mois, avant la destruction, me dit que pour la fête des mères, les maisons sont pavoisées, mais celles qui ont eu un héros massacré à la guerre clouent un crêpe au linteau de la porte ; or, presque toutes les maisons avaient cet ornement. Faudrait, aujourd’hui, qu’ils en missent deux ou trois. Mercredi 27 octobre 1943 Grand titre dans L’Œuvre, ce matin : « Une bonne nouvelle : nous aurons un litre de vin par semaine au lieu de quatre litres par mois ! » Et, à côté : « Les Allemands ont évacué Dniepropetrovsk ». C’est plutôt ça, la bonne nouvelle ! En 1913, Théry, le gros gangster lançait son torchon à grands coups de papillons dans les pissotières : « Les imbéciles ne lisent pas L’Œuvre ! » au-dessous de quoi l’on écrivait, à la craie : « Ils y écrivent ! » Nous pourrions ajouter, « Et les voyous aussi ! » Putréfaction ! L’Œuvre et Paris-Soir seront toujours L’Œuvre et Paris-Soir. C’est la fiente du Pouvoir. Encore un bond de La Liberté ou la mort. Ça va ! Ça biche ! Monsieur Épais s’est taillé la moustache comme son idole, exactement. Comme il a une face de cul, c’est assez comique. Il est venu ce matin assister à l’examen que je faisais passer à un candidat, car, maintenant, il a été désigné pour surveiller mon activité ; la direction a jugé que j’étais trop sévère pour l’embauche (je n’ai accepté que trois candidats sur trente depuis deux mois). La présence d’un nazi ne rend pas les couillons moins couillons, aussi le pauvre type a merdoyé si bien que l’Épais l’a, de son propre mouvement, liquidé. C’est un type qu’on a fait venir de Marseille pour passer cet examen, on lui paye son voyage et ses frais de séjour. Ces cinq minutes reviennent cher. Autrefois, je répondais à des demandes de ce genre par une invitation à rester chez lui, sur le vu de ses références et surtout de l’écriture. J’ai pu, depuis trois ans, vérifier l’exactitude de mon sens graphologique. Je m’amusais, à Châtillon, à établir une fiche psychologique sur le vu de la lettre de demande, et quand je convoquais la personne, nous confrontions, Hubert et moi, l’être et son image. C’était plus que satisfaisant. Je suis surtout sensible aux écritures de cons. Je n’analyse pas les détails, l’aspect général de la lettre me frappe instinctivement. L’usine de Courbevoie est en sommeil ; il n’y a plus de matières, surtout les tubes. Les hommes font des heures de présence, ces heures sont payées au même prix que les heures de travail et les démarcheurs cherchent des tubes au marché noir. Comme ces tubes 419
doivent être en acier spécial, ils chercheront longtemps. Il y a belle lurette que tous les stocks ont été écumés. C’est la fin des haricots. Cœurfidèle est rentré. Cet abruti-là m’a déjà emmerdé pendant deux heures. Dans sa conversation d’idiot, il a laissé échapper une indication intéressante. Je lui présentais un projet dans lequel il y avait deux roulements à billes, il m’a dit qu’il fallait trouver une solution sans roulements parce qu’il n’y en avait plus en Allemagne, les usines qui les fabriquent ayant été détruites. Je me suis réjoui dans mon cœur. La guerre peut finir faute de roulements à billes. Ce serait satisfaisant pour l’esprit. Le mien tout au moins ! Jeudi 28 octobre 1943 J’ai parcouru un bouquin merdeux qui traite des Favorites de la Troisième République. C’est de la pourriture. On y dit expressément que la Comédie Française était la Maison des politiciens. Elles ne sont pas dégoûtées, les gagneuses du Théâtre Français ! Je dis elles ne sont malgré était parce que je pense que maintenant, sous le règne du Père la Vertu, rien n’a changé sauf les noms des michés. Aujourd’hui, c’est le bordel des autorités occupantes et des collaborateurs de première classe. Monsieur Jean-Louis Vaudoyer, le petit con, tenancier du premier bordel de France ! Il a le physique de l’emploi, avec ses petites manières et son nœud papillon. La pourriture sera toujours la pourriture, les dominandards des dominandards et les putains des putains. Peut-être que dans six mois, Marty se les fera sucer par Cucul-la-Praline, la talentueuse pensionnaire ! Aujourd’hui, un brouillard londonien ! Après-demain, la paye. La prochaine aura-t-elle lieu ? Je l’espère, car j’ai à toucher les heures supplémentaires de ce mois-ci. Mais je préférerais quand même les perdre et que ces salauds disparaissent. On nous demande de venir travailler lundi 1er et on nous accordera cinquante pour cent de prime sur ces heures. Ce supplément ne nous sera payé que le 31 décembre, ce qui fait que personne ici ne croit qu’ils seront encore ici dans deux mois. S’il y avait cent pour cent de prime, le jeu serait équitable, on risquerait la partie. Je crois maintenant que c’étaient les juifs qui justifiaient la renommée de l’Allemagne. Depuis qu’ils les ont chassés des postes de direction, la renommée, renforcée par la propagande criarde, a pu faire illusion, mais derrière il n’y avait plus rien, rien que la bêtise, la pagaille, la stupidité. Ils sont en retard dans tous les domaines. Cette appréciation est générale, unanime parmi tous les techniciens qui les ont 420
approchés, qui ont vécu avec eux (industriellement parlant). Le juif est une nécessité pour l’Allemagne. Ils seront obligés de les rappeler ou bien ils sombreront dans l’imbécillité. Amen. Vendredi 29 octobre 1943 Voici un an que j’ai commencé d’écrire ce journal. Voici le cinquième carnet. Je crois toujours que le carnet que je commence sera celui sur lequel je noterai la délivrance. Cette fois encore. Tant que j’aurai cette croyance, tout ira bien, car j’aurai l’espoir au cœur. Les commentaires nazis sur la situation militaire sont réconfortants. L’un dit que la trahison de Badoglio a obligé la Wehrmacht à faire face à de nouveaux ennuis avec des troupes diminuées, alors qu’il y a un mois il se félicitait de cette même trahison qui simplifiait les problèmes. Un autre dit que tant que le moral tiendra, l’armée tiendra. Von La Palisse n’aurait pas mieux dit. Et c’est vrai : c’est une phrase du manuel d’infanterie. Ce ne sont plus les armées européennes qui défendront la civilisation, mais les armées allemandes. Peu à peu, la propagande a passé d’une expression à l’autre, en même temps que l’Allemagne sentait les liens de ses alliés se relâcher. La propagande laisse percer ses inquiétudes profondes, tous les mots en sont chargés. Freud nous a à peu près expliqué cela dans son chapitre sur les actes manqués. Le slogan racial a aussi disparu. Évidemment, il servait à justifier les pillages ; comme il n’y a plus grand chose à piller on n’a plus besoin de la race. Autre astuce, la dernière et la plus belle : les Russes en 1941 n’ont pas été vaincus parce qu’ils se sont retirés toujours plus en arrière. Les Allemands doivent faire la même chose, et puisque les Russes sont temporairement vainqueurs, les nazis le seront aussi, par la même tactique, mais définitivement, eux ! C’est magnifique. Un secrétaire de commissariat de police interrogeait énergiquement un homme, cet homme mourut d’une fracture du crâne. Le divin policier passe aux assises et s’en tire avec le minimum de la peine, deux ans de prison avec sursis, pour homicide par imprudence. Il n’est pas puni parce qu’il a frappé, mais parce qu’il a mal frappé ! Un jeune ramasse étourdiment un tract dans la rue, on lui colle quatre ans de travaux forcés, c’est-à-dire pire que tout : la mort à petit feu doux. La police est sacrée. Aussi, profite-t-elle largement de son sacrement. On trouve des hommes pour faire ce métier, on en trouvera plus qu’il en faut, vingt pour un, tant la nature humaine est vile et basse. On me raconte un attentat foiré contre la vie précieuse de ce porc 421
de Laval. Un capitaine de gendarmerie chargé de la surveillance du rail à un certain endroit, avait déferré un engin, et allongé le fil dans la campagne, jusqu’à un bosquet où il s’était tapi, pour faire sauter le train du salaud numéro un. Un cheminot qui passait sur la voie vit le fil, le suivit et découvrit le capitaine. Il le dénonça et toucha dix mille francs de deniers de Judas. Le capitaine fut fusillé. Ces dix mille francs étoufferont le cheminot, un jour ou l’autre ! Verger a une fille employée au service des tickets de beurre, rue de la Boule, près du Châtelet. Il me dit, ce matin, qu’il y a eu perquisition et arrestations ; une employée avait cent cinquante mille francs en billets de banque dans son sac, elle n’a pas pu dire où elle les avait trouvés ! Une autre avait subtilisé une feuille de tickets. Le directeur, comme il se doit, trafiquait par millions. Il est coffré, c’est le troisième directeur qui se fait pincer, pas malins ces directeurs ! Une personne que Verger connaît bien a mis six cent mille francs de côté, depuis deux ans qu’elle est employée à deux mille francs par mois dans ce lieu de délices ! Beautés de l’économie et du travail ! Vive Pétain ! La vie est belle ! Ce brave et honnête peuple de France, les gens d’chez nous ! Les pieds solidement posés sur la terre de France ! Ah ! mais ! Tâchez un peu de dire du mal du Maréchal et de la Vertu ! Nom de Dieu ! Le louis d’or est coté en ce moment deux mille cinq cents à deux mille huit cents francs à la Bourse noire, ce qui met le gramme à quatre cents francs. Quand j’avais dix à quinze ans, c’est-à-dire de 1900 à 1905, à Montdidier, j’allais acheter un litre de beurre au marché, pour ma terrible mère, avec trente-deux sous dans la main bien serrée, pour ne pas perdre une seule pièce, laquelle maudite pièce m’aurait coûté cher ! Un kilo de beurre pour trois francs vingt, aujourd’hui quatre cent cinquante francs le kilo. En somme, un gramme d’or vaut encore un kilogramme de beurre. Trois francs le gramme en 1910, quatre cents francs et plus en 1943. La règle d’airain de Lavalle, je crois ! c’est beau l’économie politique ! mais c’est triste. Samedi 30 octobre 1943 Ce journal commence à me peser sur l’haricot. J’ai hâte que la guerre finisse, afin de passer à un autre genre d’occupation. Il est deux heures. J’ai encore une heure de présence à faire dans cette usine loufoque. Cœurfidèle et le gâteux viennent de traverser mon ergastule, ils sortent de table, ils y étaient depuis midi. Deux heures de mangeaille, ces porcs sont à l’engrais. Le gâteux m’a salué du salut hitlérien. C’est un innocent. 422
Lundi 1er novembre 1943 Soixante-cinq hommes de Châtillon désignés pour l’Allemagne, après maintes péripéties, reçurent l’ordre de se trouver gare de l’Est, il y a quelques jours pour s’embarquer dans le train pour Brême, par la force si besoin est. Trois ou quatre faiblards avaient capitulé et signé un engagement. Croquefromage et trois sous-verge étaient sur le quai et allaient conduire leur troupeau jusqu’à destination, les installer, puis revenir au bercail. Ils livraient la marchandise. Les soixante-cinq hommes se présentèrent sur le quai. Gueule épanouie du Croquefromage. Quatre montèrent dans le train et soixante et un leur serrèrent la main en guise d’adieu, non sans avoir fait toute la propagande possible pour les faire redescendre. L’un des quatre fut sensible à ces provocations. Quand le train s’ébranla pour la Teutonie, les cinq douzaines de sacripants firent des adieux touchants, et agitèrent leurs mouchoirs aux faces pâles qui regardaient par les portières la translation d’un bitume aussi sombre et mollardeux que leur conscience. Le plus pâle était le Croquefromage. Le lendemain, les journaux publiaient qu’on n’enverrait plus de travailleurs en Allemagne jusqu’au 1er janvier. La conférence de Moscou apparaît comme très importante. C’est la première fois que les Russes se compromettent avec les Alliés (aux yeux de singe du Japon). Tout se passe comme si les Anglo-Américains marchandaient le deuxième front, contre une alliance avec la Russie, pour la guerre d’Asie aussitôt que serait terminée celle d’Europe. Mais la Russie, qui a pourtant des comptes à régler avec les macaques (1905 et la Mandchourie), ne voudrait pas, pour l’instant, avoir un deuxième front au derrière. Le ministre Tôjô1 a braillé la semaine dernière ; il sent venir le coup. La Russie pourrait très bien, après sa libération, attendre que l’Amérique ait corrigé les petits salauds, ce qui demanderait quelques années, sans doute, et intervenir au dernier moment pour ramasser les morceaux, c’est la morale des États que les États réprouvent chez l’individu ! On comprend que les accords, qui finalement se feront, car les intérêts, sacrés ou autres, coïncident pour l’instant, que les accords, dis-je, seront faits, et qu’il est temps, grand temps, car la nécessité fait claquer son fouet, les Russes sont victorieux, mais à quel prix ! Les Alliés temporisent, mais à quel prix ! Et la suite ? Le sable mouvant de la suite ? Nous saurons bientôt si, ––––– 1. Tôjô Hideki, général et homme politique japonais. Partisan de la guerre à outrance, il dirigea le Japon de 1941 à 1944. Exécuté en 1948. 423
cette fois, l’alliance est complète, nous le saurons incessamment, peut-être la semaine prochaine, si le débarquement a lieu. Le fameux débarquement allié sur nos côtes ou sur celles des Pays-Bas. Notre espoir. La liberté ou la mort ! Très peu de monde ici aujourd’hui, le travail est facultatif, mais on nous offre cinquante pour cent de prime. Nous sommes une dizaine (sur cent). Nous n’encaisserons cette prime que le 31 décembre. On ne croit pas que ces Messieurs seront encore ici pour nous verser notre dû, ni qu’ils nous l’enverront par mandat posté de Dessau s’ils sont rentrés chez eux. Ils n’auraient certainement pas cette délicate pensée. Il est juste de dire qu’ils auraient d’autres chats à fouetter. Depuis trois ans, la France n’avait plus de courant électrique, il ne pleuvait plus, Dieu (le il de s’il pleut), le grand responsable nous abandonnait. Depuis deux mois, il n’a pas plu davantage et voici maintenant qu’on a du courant à ne pas savoir qu’en faire. Les barrages débordent et demandent qu’on leur prenne du courant, Paris a refusé, ou plutôt a été contraint de refuser ; on n’est pas libre, à Paris, d’accepter ou de refuser. Mais si, brusquement, il y a de l’eau dans les réservoirs, c’est apparemment parce que le plus gros client, la Ruhr, ne consomme plus. Ce n’est pas qu’elle a le gosier sec, mais c’est parce qu’elle n’a plus de gosier du tout. Plus d’usine, donc plus besoin du courant électrique. La crise est résolue, comme celle de l’essence : plus de voitures automobiles, plus besoin d’essence. Quand il n’y aura plus d’hommes, d’autres problèmes jusqu’à présent inextricables seront résolus aussi. On peut même assurer que tous les problèmes seront résolus, car les problèmes n’existent que dans la sale caboche de l’homme. Cœurfidèle m’a laissé dans son bureau pour cinq minutes qui en ont duré trente. J’ai examiné les portraits d’Hitler et de Goering. J’avais bien envie de mettre sa radio en marche et d’écouter les Américains, il était deux heures et demie. Je n’ai pas osé. Il entrait souvent des gens de la race qui voulaient voir Cœurfidèle. Sous chaque portrait, il y a la signature de l’animal. Celle d’Adolf est curieuse. Je l’ai examinée longtemps, puis je me suis exercé à la reproduire, en me laissant aller à la complète disponibilité. J’obtenais difficilement une imitation satisfaisante. Il fallait que je me torde l’esprit, pour obtenir des gestes incoordonnés. J’en ai fait plus de cent. Il faut vraiment que je me mette dans l’état d’un désespéré pour arriver à faire quelque chose du même style. Le H surtout est incompréhensible, il a une bonne panse et la deuxième partie est bois mort, puis la suite sombre dans l’abîme du 424
désespoir. Cela commence par une grande velléité de faire quelque chose, puis un grand coup de folles décisions qui tourne à un : Merde, j’en ai marre, c’est pas cela que je voudrais, c’est autre chose, autre chose qui n’existe pas et je coule à pic dans le fond des enfers. Dans le H, il y a un saut brutal dans le désespoir du châtré. Ce qui demande de l’énergie, au-dessus de ce que je puis donner, c’est pour passer d’une moitié à l’autre de cette sacrée lettre. Chaque moitié paraît écrite par un homme très différent, même opposé, et passer de l’un à l’autre avec cette rapidité, c’est là ce que je ne comprends pas. Celle de Goering est celle d’un trafiquant qui mène ses affaires jusqu’au bout et qui s’amuse à les fignoler, tandis que celle d’Adolf trahit un mépris de la fin et un acharnement à attaquer nettement. Le G final est tracé rallentendo amoroso delle la rua piccola goletta. C’est un peu cabotin de cinéma. C’est un fourbe moyen, très maîtresse de maison. Aucun intérêt. J’ai été aujourd’hui captif à soixante-cinq francs cinquante-cinq l’heure. Il y a trente ans, je gagnais soixante-dix centimes, le rapport est de un à cent environ. Mardi 2 novembre 1943 Perekop1 bloqué. La Crimée est coupée du continent. C’est la grande nouvelle du jour. Une autre, moins spectaculaire mais sans doute plus importante, c’est l’accord des Alliés à Moscou. Nous verrons avant le 15 si cet accord est autre chose que du vent. Le deuxième front devrait s’établir immédiatement. Hitler commence ses guerres et sa signature en éclair, les Alliés doivent terminer en éclair. Sinon, nous n’en finirons jamais, sauf la tombe. Zarubin, le Russe interprète, me dit avoir reçu des nouvelles de Corse et qu’on a livré les Russes émigrés aux autorités soviétiques qui les emmènent en Russie pour les massacrer. Ses parents ont été massacrés en Lettonie. Les émigrés de l’Italie du sud ont été exécutés sur place. Il dit avoir appris qu’un accord avec de Gaulle livre tous les émigrés russes de France aux Soviets, pour en faire des cadavres. J’enregistre rigoureusement. Dans mon for intérieur, je crois cela possible, l’homme est la plus sale bête de la création, donc... Les pires choses sont très naturelles, les belles le sont moins, ce sont des mauvaises, mais greffées, voir Shakespeare ! (Conte d’hiver – Polyxène). Ici, il y aura de vilaines choses qui se passeront avec le motif : règlement de comptes. ––––– 1. Isthme d’Ukraine, seule route de terre vers la Crimée. 425
Cinq ou six voyous de cette maison jouent à dresser des listes de condamnés à mort. Un dessinateur qui me connaît de longue date m’a rapporté une conversation qu’il a surprise dans laquelle j’étais noté comme collaborateur. Or, aucun de ces petits salauds n’a travaillé avec moi, aucun ne me connaît. Je les connais seulement de vue, pour les avoir croisés dans les couloirs ; je ne leur ai jamais adressé la parole. C’est ce qu’on appelle l’envie. Ils pensent que je gagne plus qu’eux, il n’en faut pas davantage. Je cherche l’occasion d’en coincer un au détour d’un couloir et je lui ferai passer son envie. Le meneur de ce jeu est un raté que j’ai embauché par pitié. Cet individu ne sait rien faire et ne veut rien faire. Il a été refoulé de service en service et, ayant épuisé toutes les patiences, a dit dernièrement au dessinateur qui le dirige : « Je ne veux plus travailler avec un chef français, je veux travailler avec un Allemand ! » Du coup, le dessinateur qui ne demandait qu’à se débarrasser de cet homme, a sauté sur l’occasion et l’a livré à un nazi. Pendant huit jours, ce fut la lune de miel. Il lui disait « Ya ! Ya ! », faisait celui qui comprenait et promettait la lune. Au bout d’une semaine, le nazi s’est tout de même aperçu que le pauvre couillon n’était qu’un pauvre couillon, ce qui demandait cinq minutes d’attention à un être humain, alors, autant le nazi se laisse facilement blouser, autant il mord dur quand il s’en rend compte. Du coup, ce voyou ne veut plus travailler avec un nazi. Encore un filon épuisé. C’est un être, tour à tour cauteleux et matamore qui se fait passer pour le chef gaulliste de la maison. Et une bande de jeunes couillons le suivent. Au début de son séjour ici, il se promenait avec le Pariser Zeitung sous le bras, sous l’œil des nazis. Mercredi 3 novembre 1943 L’avance russe continue vers Odessa1. Les nazis perdent certainement plus de dix mille hommes par jour en ce moment. Comment peuvent-ils supporter une pareille ponction ? Ils sont bien près d’avoir perdu les dix millions de soldats que le Führer consentait à sacrifier pour la grandeur du Reich hitlérien. Le mot « historique » a à peu près disparu de la littérature nazie. Il fut un temps où il ornait chaque bout de phrase. Cette hantise de l’histoire montre bien le cabotinage des dictateurs. Quand ils pètent, c’est un pet historique qui prend son vol pour l’éternité. Bande de cravateux. Nous sommes tous impatients de voir le débarquement allié, même s’il y a de mauvais quarts d’heure à passer. Plus la décision se ––––– 1. Port d’Ukraine, sur la rive gauche du Dniestr. 426
fait attendre, plus la Russie en profite, c’est-à-dire que beaucoup deviennent communistes. Les succès militaires de la Russie, qui ne prouvent rien quant à la culture, font comme s’ils pouvaient tout, pour la majorité des hommes. L’Homme est, quoi qu’on fasse, sensible à la force militaire. Il y a là un atavisme ou une éducation vicieuse à corriger, difficilement. Aujourd’hui commence le cinquante et unième mois de guerre. Jeudi 4 novembre 1943 Grande avance russe hier vers Kherson. Piétinement des Alliés en Italie. Lamentations de Pétain qui demande l’aumône pour son Secours national, à l’instar du cinglé de Berchtesgaden. Cafard brouillardeux devant un hiver qui s’annonce encore un coup comme un hiver de misère et de dégoûtation. J’ai eu beaucoup de moments comme celui-ci, dans ma jeunesse surtout, mais encore avais-je espoir dans un avenir meilleur. Chaque année cette chance s’amenuise ; non seulement parce que j’ai un an de plus, mais aussi parce que l’échéance possible s’éloigne encore davantage, car la révolution est de plus en plus prévisible. C’est un nouveau 1789, et nous serions en 1793. Encore dix ans de misère et de captivité, j’aurai alors soixante-trois ans, si je suis encore ici et sain d’esprit ; ce que personne n’affirmerait, sauf pour me flatter (à rebrousse-poil). Vendredi 5 novembre 1943 Je croyais bien que la guerre se terminerait avant mes bâtismoteur J-52. J’ai ce petit travail depuis quatorze mois. Je vais finir dans quelques jours. Je fais un galop final, après une promenade de flâneur, afin de ratiboiser une prime pour mon personnel, et pour moi si possible, bien que Cœurfidèle m’ait dit que je n’avais pas droit aux primes, en tant que chef. (« Moi aussi, je n’en ai pas ! » m’a-t-il dit.) Comme il faut qu’absolument je termine cette histoire, je préfère la terminer en beauté. Je ne peux pas lanterner plus longtemps, les risques deviennent grands. Je danse sur la corde. Me voici encore obligé de vendre des obligations que je réservais pour les coups durs. Je gagne huit mille sept cent quarante francs net et je dépense douze mille francs. À ce prix-là, nous crevons de faim. A vau-l’eau ! Il y a beaucoup de colère dans l’air qu’on respire. Celui qui, le 1er novembre 1918, nous aurait annoncé la demande d’armistice pour dans huit jours aurait été envoyé à l’asile d’aliénés. L’armistice fut une surprise pour nous, le peuple ! Il nous tomba dessus sans sifflement avertisseur. Peut-être que, cette fois-ci, ce 427
sera identique ; l’espoir se raccroche à un brin d’herbe. On étudie les précédents, on prend ceux qui sont favorables, on laisse de côté les mauvaises solutions, comme celles par exemple de l’Autriche ou de la Russie. On refait la France de 1918. Nous sommes imprégnés de l’autre guerre. Nous ne nous sommes pas habitués à notre défaite, ce qui est de bon augure pour l’issue des événements. Les réalistes riront, les réalistes à la Machiavel. La merde aussi est réelle, la prochaine récolte n’est pas réelle. Et pourtant, identité du possible et du réel. Samedi 6 novembre 1943 Paris-Soir et Radio-Paris nous annoncent le débarquement imminent des Anglo-Américains. Jean Guignol-Paquis1 a terminé son vomi, hier soir, par un : « Je vous souhaite une libération fraîche et joyeuse ! » C’est le premier quartier, le temps est beau, et nous les attendons avec impatience, quelles que soient les vicissitudes afférentes. Venez ! Vivre libre ou crever ! Lundi 8 novembre 1943 Il y a vingt-cinq ans, ils demandaient un armistice. Quelqu’un de très bien informé dit que cette guerre-ci peut finir aussi bien dans huit jours que dans trois mois. Le mois dernier, ils ont demandé la paix aux Américains par l’intermédiaire d’un Lequerica, ambassadeur d’Espagne2. Les Russes ont refusé. De Gaulle assure qu’il n’y a aucun danger bolchevique pour la France. Il tient la dragée haute à Churchill, ce qui excite chez celuici des réactions de défense. La fin est proche, mais nous gèlerons encore cet hiver, le ventre vide. Nos voisins de Sèze ont quatre enfants très famine aux Indes comme dit la mère. La fille, Élisabeth, d’une dizaine d’années, est surnommée l’Araignée, ce à quoi elle ressemble étrangement par ses petites guiboles en fil de fer. Patrick, huit ans, a une insuffisance d’attention, c’est-à-dire qu’il pense toujours à autre chose. On a essayé de lui faire étudier le piano, on a abandonné au bout de peu de temps. Il nous raconte cela et ma femme lui demandant : « Qu’est-ce qui n’allait pas ? — Les notes ! » ––––– 1. Jean Hérold-Paquis. Voir note 2, p. 336. 2. À Vichy. 428
Quand ces petits viennent goûter à la maison, ils dévorent les tartines. On écrira sur la vie pitoyable de Paris pendant l’occupation, on ne rendra jamais ces choses-là sensibles à des gens bien nourris, quel que soit le talent du narrateur. Hier, avance russe de soixante kilomètres dans la région ouest de Kiev. Non seulement, nous, Français, sentons venir les jours dangereux du débarquement, mais les civilisateurs aussi. Il se préparent, les salauds. Ils organisent des camps de concentration. Ils ont installé des projecteurs autour du stade de Colombes et entouré les pelouses du Bois de Boulogne avec des rouleaux de barbelés disposés en chemin de ronde. Ces ignobles nous préparent des fosses de martyrs. On s’attend, dès la nouvelle de l’attaque, à des rafles d’hommes et à leur parcage dans ces camps. Avec les nuits froides, il y aura des souffrances. Il faudra, à tout prix, éviter ces sauvages, il faudra trouver des cachettes. Je ne pense pas qu’il y ait assez de policiers pour ramasser tous les planqués. À moins que ceux de la Préfecture de Police ne fassent du zèle, ce dont ils sont bien capables, ces vaches ! Il y aura aussi les types à Doriot, Déat1, Bucart et Compagnie qui se mêleront de ce qui ne les regarde pas, à leurs risques et périls. On annonce que l’Idiot va parler à son peuple ce soir. Je me souviens de deux discours de cet énergumène, bien que je ne les entendisse point, c’était à Châtillon, cet emmerdeur avait choisi de parler à cinq heures et demie, nous quittions à six heures et nous partions par le car dans lequel ces messieurs prenaient les trois-quarts des places. Il nous fallut attendre la fin des élucubrations et nous quittâmes l’usine vers sept heures et demie après avoir poireauté une heure et demie dans la cour. Ces sauvages se ruèrent à leurs places, la figure illuminée, les yeux égarés et restèrent sans dire un mot jusqu’à la Madeleine, rue des Mathurins, où était leur étable. Quel pouvoir a ce fou pour les mettre dans un état pareil ! Ces gens-là avaient l’air de somnambules, ils étaient ravis, en extase. Drôles de bêtes ! À lire son discours, le lendemain, je vis qu’il n’y avait pas de quoi se faire mourir. Sa parole les soûle. Sa parole seule, et les mots sont sans importance. Il peut dire n’importe quoi, et il ne s’en prive pas, le cafouilleux ! ––––– 1. Marcel Déat (1894-1955), ancien député S.F.I.O., fondateur du P.S.F. (Parti socialiste de France), il se prononce pour le compromis avec l’Allemagne dans son célèbre article « Mourir pour Dantzig » publié dans le journal L’Œuvre, qu’il dirige après 1940, et crée le R.N.P. (Rassemblement national populaire), parti de la collaboration. Secrétaire d’État de Vichy en 1944, il se réfugie en Italie à la Libération. 429
Mardi 9 novembre 1943 J’ai relu La Création. Ce n’est pas si mauvais. J’en avais la nausée, mais en trois mois, ce sentiment s’est effacé grâce à ma nonmémoire de mes textes. Il y a un mois, j’ai appris en quelques minutes un poème de Heine. Je le sais encore, sans trous. J’ai lu La Création pendant six semaines, quand je l’ai écrite, et je ne pourrais pas en réciter trois lignes sans me tromper ! Je pense que c’est un avantage ou plutôt un don poétique. Je ne puis ainsi m’encombrer de bagages puisque je n’ai pas de bras pour les porter ni de poches pour les y enfouir. C’est un degré de liberté en plus. Vive la liberté, criait le vaincu ! On offre à Jean1 de lui permettre de faire sa deuxième année de E.S.E. sous le camouflage de la compagnie, à la condition qu’il s’engage à rester au service d’icelle. En échange de quoi on lui donnera deux cents francs par mois, appointements symboliques qui signifieront son attachement à la Société des Chemins de Fer. Je lui ai conseillé d’accepter car l’État aura le vent en poupe après cette guerre-ci et les fonctionnaires seront privilégiés. On va vers une république communisante. Et aussi, le service électrique des Chemins de Fer deviendra sans doute un service d’inter-connexions autonome, organisme d’État et en pleine période de développement. Cette branche d’industrie n’est pas encore figée, c’est une coming-man industry et c’est là qu’on a le plus de chances de trouver un terrain d’adaptation. Se rappeler l’aviation il y a vingt-cinq ans ! A la fin de cette guerre aurons-nous une révolte ou aurons-nous une révolution ? Une révolution est une révolte organisée, préparée, dirigée. Or, la tendance des démocraties étant communisante, y a-t-il intérêt à faire une révolution pour hâter un mouvement naturel ? Y a-t-il intérêt, en ce moment où l’Europe (et le monde) ont besoin de réparer leur économie, à détruire encore davantage et à rendre plus lointains les résultats d’un changement social qui risquerait de trouver des détracteurs puissants si l’amélioration promise se faisait attendre désespérément. On ne voit pas comment un gâchis mondial pourrait aider la reconstruction de la Russie. Or, c’est de là que partiraient les fils de commande. L’opportunisme de Staline est une garantie de l’avenir. L’idiot a parlé pendant une heure. Il a dit qu’il aurait la victoire parce qu’il finirait la guerre cinq minutes après, alors que ses ennemis lâcheraient un quart d’heure avant, il a dit qu’il défendait la ––––– 1. Jean Blanchard. 430
civilisation et que le Tout-puissant le protégeait. Il a même ajouté : « Je crois en Dieu ! » Resterait à savoir si Dieu croit en l’idiot ! Discours prévu, ressassé, entendu, réentendu depuis cinquante ans. Aucune originalité, mais cela convient aux foules, les nazis ouvrent leur gueule de poisson pour avaler ces attrape-cons. Il n’a pas parlé de la date de la victoire. Il a dit aux Allemands de se réjouir, car ils pourraient souffrir davantage. Il dit aux centaines de milliers qui n’ont plus de maison de se réjouir, car ils auront des maisons plus belles et reconstruites par les esclaves de pays conquis ! Et la foule d’applaudir (la foule des cinquante partisans de service auprès du micro). Voici l’hiver, un bon tiens vaudrait mieux que trente-six tu l’auras. Enfin, il a promis de couper les têtes des mécontents. Ça va mal ! Il y a des mécontents en Allemagne ! Mercredi 10 novembre 1943 Il va falloir que j’examine à fond la négation ou la négativité dont je suis imprégné jusqu’à la moelle. Je n’ai plus peur de casser la machine. Lors de La Création, je me suis psychanalysé à travers tous les obstacles pour ce qui regarde l’action. Je n’en suis pas mort, ma faculté poétique n’en a pas été atteinte, Freud n’a pas toujours raison, à moins qu’il n’ait sous-entendu une limitation des névroses, mais alors il aurait dû donner la liste des névroses qui, et de celles qui ne. Maintenant je vais attaquer la négation. Je regrette de ne pas avoir noté le chemin que j’ai fait dans cette expérience de février dernier. Mais j’ai tout écrit à Char et je suis paresseux pour redire. Et puis, en écrivant, je débarrasse ma mémoire et je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit, a fortiori de l’objet de mes écrits. Char aura peut-être un jour l’occasion de confronter le poème et les recherches qui l’ont nourri. Je vois le titre : La Possession1. J’ai pensé d’abord à Faust puis à Méphisto, mais c’est trop littéraire, trop pédant, et puis ce n’est pas juste. J’ai pensé aux Démons de Dostoïevski, puis aux Possédés, autre traduction de son titre, et, de Possédés, je suis passé à Posses––––– 1. La Possession comportera en fait neuf poèmes. Contrairement aux autres textes de cette période — et notamment La Création, dont elle est censée être le complément — elle ne figurera pas dans La Hauteur des murs, mais dans Le Pain la lumière (G.L.M., 1955). 431
sion, qui forme le complément de Création. Il me faut douze illuminations. En route mauvaise troupe ! Hier encore, j’étais désespéré, je me croyais vidé pour toujours, c’est quand je suis au plus bas du néant, que je rebondis. À voir ! Qu’y a-t-il au départ de ma négativité ? Période prénatale de refus et de compassion. Traumatisme de la naissance, rejet de ma première enfance, importunité de ma présence, puis obstacle à l’avarice de ma mère et à l’indépendance érotique de mon père, enfin compassion sociale dans le milieu industriel et marine militaire puis, l’adaptation au milieu étant faite, je me suis jeté, inconsciemment et toujours, vers les solutions de même tonalité, me liant, me ruant ad servitudinem, pour en souffrir de plus en plus en m’y engageant de plus en plus ; terrible maelström ; plus atavisme. La loterie nationale a joué en plein. L’idée vient de prendre un billet, elle vient à telle heure, telle minute, à tel endroit, on achète ce billet à telle boutique plutôt que telle autre, telle boutique donne tel numéro, puis tel jour, telle heure, tel numéro sort du ventre du hasard. Cette chaîne de choix donne telle chose et non telle autre, or la vie d’un homme est encore plus compliquée que la sortie d’un numéro de billet. Car il y a les parents, les parents des parents, les milieux, les rencontres, etc. etc. Je crois voir, à cet instant même, ce qui est à l’origine de ma négativité, ce serait la vie angoissée, et d’une angoisse à haute puissance, que j’ai vécue de moins neuf mois jusqu’à trente-sept ans, moment où je me suis répandu sur le papier, avec ma plume pleine d’encre noire. J’avais terminé mon apprentissage de l’angoisse (Voir « Laboratoire1 » de Malebolge). Nous passerons encore un hiver noir. Churchill l’a annoncé hier. Désespoir ! Il faut que je débite ma plaquette d’or. Je vais en couper un bout et essayer de trouver un acheteur. Quand on dit j’ai de l’or à vendre, on trouve toujours des amateurs, mais quand on les met devant la décision, ils rabaissent les prix. On m’avait dit que cela valait quatre cent quinze francs le gramme, j’ai dit oui, on me dit maintenant que ça ne vaut pas plus de trois cent soixante francs. Les offres et les demandes sont très fluides. C’est parce que tout cela se passe hors la loi, c’est à qui roulera l’autre. La loi de la jungle. Malheureux besogneux ! Pouvoir attendre, tout est là. La cantinière se soûle et fait la putain. Son mari est toujours quelque part à l’est et cette idiote qui a beaucoup d’argent et beaucoup de bêtise s’imagine que tout est permis, maintenant qu’elle ne reçoit plus de claques pour la maintenir dans une certaine réserve. ––––– 1. « Laboratoire » est le premier texte du premier chant de Malebolge. 432
C’est l’image de tous ces gens qui ont ramassé des millions en quelques mois et qui n’ont pas une structure mentale adéquate à leur nouvelle situation, trop brusquement atteinte. L’état d’équilibre n’est pas réalisé et c’est la chute jusqu’au plancher, au dur plancher de la réalité. Cette femme est plus bête qu’une jeune truie, elle satrapise son personnel et la direction vient de la fiche à la porte. Elle se figure qu’elle s’en tirera comme cela ! la pauvre folle ! Elle ignore les haines du petit personnel humilié par une qui ne les vaut pas. L’argent soûle les cerveaux déficitaires et leur donne l’impression d’être supérieur en tout quant et quant la bourse pleine. Mettez un manteau de fourrure sur le dos d’une catin, elle écrase de son mépris ses voisines du métro qui n’ont qu’un paletot d’ersatz de simili coton sur les épaules, alors qu’elle devrait se cacher, ayant tout à se faire pardonner. Non, ça crâne jusqu’à ce qu’on les foute sous les roues. Je ne les plaindrai pas quand ça leur arrivera ! Cette infâme cantinière est arrivée ici, il y a un an, maigre et mal nippée. Quelques temps après, je la rencontre dans les couloirs, je lui dis qu’elle avait bonne mine et qu’elle engraissait. Elle me répondit qu’elle ne mangeait presque rien, qu’elle avait vu le docteur à ce sujet et que c’était de l’anémie graisseuse. Elle fut assez bête pour croire que je la croyais ! Jeudi 11 novembre 1943 Vers minuit, une quinzaine d’homme arrivèrent en camion à l’usine Air Liquide de Boulogne ; mitraillette au poing, ils firent sortir les gardiens de nuit et firent évacuer la maison voisine, déposèrent des charges d’explosifs près des compresseurs et firent sauter. Ils s’en allèrent comme ils étaient venus. 11 novembre. Il y a vingt-cinq ans exactement (il est une heure de l’après-midi), la France se soûlait. Les rues de Paris se remplissaient d’êtres fous qui allaient, jusque très avant dans la nuit, chanter, hurler, échanger leurs coiffures et leurs insignes, tripoter les femmes, boire jusqu’à plus soif et au-delà. Ce fut une somptueuse journée. Il dut y avoir beaucoup de naissances vers le 11 août suivant ! Il y eut des priapées, à la tombée de la nuit, dans les bosquets des Champs-Élysées. Il y eut des vérolés de l’armistice qui eussent pu former une association genre anciens combattants et, comme telle, avoir une influence sur les affaires de l’État. Vendredi 12 novembre 1943 Ceux de Châtillon ont quitté le travail hier à onze heures et sont 433
rentrés chez eux pour la journée après avoir hissé un grand drapeau en papier aux trois couleurs au-dessus de l’usine. La direction a dû appeler les pompiers pour le descendre. Beaucoup d’établissements ont fait grève, car les rues de Paris connurent un fourmillement inaccoutumé. La discipline tudesque faiblit. L’idée finit par lasser la force. Ces salauds-là veulent diriger le monde sans l’aide d’une doctrine universelle. Leur idiot l’a dit et répété : la doctrine nazie n’est pas un article d’exportation. Évidemment, le racisme, le Tout ce qui est favorable à l’Allemagne est bien, tout ce qui est contre est mal sont des principes restrictifs, accordant à certains des privilèges, c’est donc tout le contraire d’une doctrine universelle. Le christianisme et la Révolution française ont été universels, les conditions ont changé, elles sont mortes, mais elles ont vécu. Le communisme aujourd’hui est la seule doctrine universelle en accord avec les conditions données. Je ne parle ici que des principes, car pour ce qui est de l’application, j’ai déjà dit le dégoût que m’inspiraient les pattes sales des hommes qui touchent à ces virginités. Cœurfidèle n’est pas ici depuis une semaine. Le gâteux est rentré hier matin chargé à bloc d’emmerdite sulfurée. Il a gémi, il a tapé du pied pendant toute la journée. Il était sale comme un petit cochon car il était accouru ici directement de sa descente du train, dans lequel il moisissait depuis peut-être quarante-huit heures. Ce matin, il est calme, il a dormi et la fièvre a tombé. La vie est quand même vivable quand ces deux ostrogoths-là sont à cent lieues d’ici ! Mais leur présence est un charbon ardent sur le sommet du crâne. Oh ! les emmerdeurs ! Et pour quel piètre résultat ! « Monsieur B., il y a un tel qui lit le journal ! Monsieur B., il y a tel autre qui bavarde, il y a X. qui n’est pas là, où est-il ? Il y a Y. qui a fait trois traits dans sa journée », etc. etc. Il m’a dit : « Je croyais qu’avec un chef français, cela irait mieux qu’avec des chefs allemands, mais c’est pire. » Je lui ai répondu : « Mettez des chefs allemands. » Et lui : « Il n’y en a pas ! » Il est parti très affligé, la tête entre les jambes et la moue de dégoûtation entre le nez et le menton, tontaine tonton. Samedi 13 novembre 1943 Rencontré Catherine dans le métro. Elle me raconte ses occupations en tant que femme de ménage du Grand Reich. Elle fait les colis des vainqueurs. Ce sont de fortes caisses en bois destinées à contenir des documents nécessaires aux fabrications de guerre. Une douzaine de caisses font le va-et-vient Paris-Dessau. On croirait à une production intensive de documents alors qu’un sac à main de demoiselle suffirait pour abriter le résultat de nos cogitations aéro434
techniques. Catherine remplit ces caisses avec des victuailles et des objets utiles à la vie des vainqueurs, du café à trois mille francs le kilo, du chocolat à mille deux cents francs, du beurre à quatre cent soixante-quinze francs (c’est pas cher !), des bonbons à quatre cents francs la livre, de l’étoffe, des jambons, etc. etc. etc. Les chemins de fer du Reich ont de l’occupation. Lundi 15 novembre 1943 J’avais déjà entendu raconter beaucoup d’histoires sur la police du ravitaillement. Je ne pouvais savoir si elles étaient vraies bien que je les crusse, sachant que ces oiseaux sont capables de tout. Mais, enfin, je me gardais de colporter ces histoires qui n’étaient pas de première main. Cette fois-ci, j’en ai une dont, la tête sur le billot, je garantirai l’authenticité. Un boucher de la rue de L. a été pris, il y a quelque temps, pour une affaire de deux cents kilos de viande qu’il avait revendue sans tickets. Tous les commerçants sont obligés de se débrouiller ; leur chiffre d’affaires est dix fois moins élevé qu’en temps normal et leurs frais généraux sont au moins égaux. Ce pauvre homme a dû payer soixante-seize mille francs d’amende. La récidive lui procurerait six mois de prison. Deux jeunes inspecteurs, deux merdeux comme dit le boucher, de vingt-quatre à vingt-cinq ans, le guettaient comme un chat guette un trou de souris, car l’affaire pouvait leur être profitable. L’un, après trois heures de veille, chopa une vieille qui sortait avec trois cents grammes de viande qu’elle avait obtenus sans tickets. C’est une femme qui a neuf enfants et après maintes pleurnicheries, le boucher, qui est un brave homme, lui avait vendu cette viande au prix de la taxe, ce qui lui coûtait à lui une dizaine de francs car il dut alors acheter des tickets au marché noir. Le merdeux lui dit : « Nous sommes deux, il nous faut à chacun dix mille francs, vingt paquets de cigarettes et un gigot, sinon c’est la prison ! » Le boucher s’exécuta. Un de ses confrères de la même rue dut payer huit cent mille francs à ces merdeux, pour une affaire un peu plus importante. Mort aux vaches ! Proverbe arabe : Quand tu rencontres un puissant sur un âne, crie-lui : quel beau cheval vous avez là ! J’ai scié ma plaquette pour en vendre un morceau. Il faut de l’argent, toujours davantage. Les prix des choses montent, les réserves diminuent. Tous ceux qui travaillent honnêtement sombrent dans la mouscaille, la mouise au cul verdâtre. Il y a de mauvais moments, je passe le point mort en dormant comme une brute. Le gâteux tombe sur Laborie qui faisait des mots croisés. 435
Premier incident. Il va dire à Collin qu’il ne va pas assez vite. Collin est un déséquilibré qui s’emballe et qui gueule : « Vous m’emmerdez, quand on est socialiste on n’emmerde pas les gens ! » Le gâteux baisse la tête et s’en va. Second incident. Il tombe à pic sur Senette qui dort sur son travail, la tête dans la main. Il le réveille, Senette ne perd pas les pédales, il dit qu’il est malade et demande à sortir. Accordé. Troisième incident. Revenant à sa table ce pauvre gâteux piège Piot qui lit un livre amusant, donc hors du métier. Quatrième incident. Alors, c’est la grande crise. Il m’appelle, me demande ce qu’on peut faire pour discipliner les gens, je lui réponds ma sempiternelle réponse : les mettre à la porte. Comme je sais que le nazisme est contre et qu’il ne le fera pas, je le plonge dans l’embarras, il réfléchit et me dit : « Il faut crier dessus, moi, j’ai crié et cela va déjà mieux ! » Je lui réponds qu’il faut alors continuer à crier ! et je tourne les talons. Voilà la vie de tous les jours quand ce clown est ici ! Donner une première note à la demoiselle1. Mardi 16 novembre 1943 Au Bois de Boulogne, cinq hommes dont une femme (je maintiens l’expression) armés cernent un agent de police et lui demandent son uniforme. L’agent se déshabille et s’en retourne à son commissariat en chemise. Le gâteux se fâche, il m’avait demandé des « délais » pour le samedi 13. J’ai attendu qu’il les redemande. Ce matin, il m’attaque, je lui donne la date du 30 novembre. Son nez plonge, marque de désespoir chez cet animal, puis il me dit de lui faire la liste de mon personnel avec mon jugement, ma Kritik, c’est-à-dire mon mouchardage. Je lui dis oui, et je fais une liste mentionnant pour chacun ce qui a été fait, ce qui se fait, ce qui reste à faire, en appuyant sur ce qui a été fait par eux et défait par lui. Il va dire que ce n’est pas cela qu’il veut, je ferai l’imbécile et je dirai que c’est cela que j’ai compris. Cœurfidèle rentre ce midi. Le gâteux veut lui faire prendre des sanctions. Je prépare de quoi discuter. J’essaierai que cette histoire ––––– 1. On verra revenir cette « demoiselle », à qui Blanchard adresse des notes. Il s’agit évidemment d’une allusion à ses activités résistantes. 436
tourne à la confusion. C’est le seul moyen de sauver mes hommes, dont les trois-quarts ne valent pas la peine que je prends à les défendre. Le gâteux a de la rancune, il a encaissé hier les réactions de Collin l’énergumène, mais aujourd’hui il me demande un rapport sur cet hurluberlu afin de le faire fiche à la porte. Enfin la doctrine nazie est violée ! À moins qu’il ne le livre aux gendarmes ! Hé ! Hé ! J’ai fait un rapport où j’insiste sur le choc psychique qu’il reçut à un bombardement de Hambourg et sur le fait qu’il a eu déjà des altercations avec des Français, ceci afin de lui prouver qu’il ne l’envoya pas chier parce que Allemand, mais parce que emmerdeur, au même titre qu’un emmerdeur de tous les pays. Je demande qu’on le renvoie immédiatement en lui payant un mois de préavis. J’ai trop peur qu’en restant ici un jour de plus, il n’aggravasse son cas. Épais a un bourrelet sur la nuque qui apparaît monstrueusement quand on regarde sa gueule de profil, un serrurier évaluerait cela à du demi-rond de vingt millimètres. C’est très curieux, ce signe. Ce n’est pas racial, car il n’apparaît que chez ceux d’un certain âge, et de plus, je ne crois pas beaucoup à cette doctrine de la race (pour l’Europe). Ce doit être de la catégorie des rides. C’est le spirituel qui creuse les rides, il influe sur les attitudes et l’attitude donne des plis à la peau. Mercredi 17 novembre 1943 Commencé La Possession, hier soir au crépuscule. Les préposés à la défense passive avaient oublié de baisser mon rideau. Je garde les premières feuilles où j’ai cherché le déclenchement des harmonies. J’emploie rarement ce procédé (qui est l’écriture automatique de Breton), mais seulement quand la machine est gommée, et qu’il faut un fort couple de démarrage pour la dégeler. Je vois maintenant, après ce Rêve, un Poème errant puis un Nabuchodonosor1. Le livre de Sartre, L’Être et le Néant, que je lis en ce moment2, donnera peutêtre à ces poèmes la teinte de néant que je recherche depuis longtemps, depuis toujours ! ––––– 1. Nous ignorons ce qu’est ce « Rêve », peut-être le premier titre d’une des pièces de La Possession. « Poème errant » et « Nabuchodonosor » sont deux poèmes de la suite intitulée Poésie, propriété de la matière (in La Hauteur des murs). Il semblerait donc qu’à cette date, les deux projets (La Possession et Poésie...) soient encore indifférenciés, ou se chevauchent. 2. L’Être et le Néant était paru au printemps 1943, quelques semaines après Les Mouches. 437
Le 352 est arrivé à Villacoublay. On nous a emmené le voir ce matin, tous les gens de cette maison, jusqu’aux apprentis et même les dactylos. Il faisait froid, les cars ont dû faire plusieurs voyages. Je suis revenu à une heure. Nous avons pu visiter l’appareil. J’ai fait marcher la tourelle, qui porte deux canons de vingt. Les canons étaient remplacés par une mitrailleuse photographique. J’ai vu l’essentiel. Ces gens sont démesurés. Ils ficheront les gens en prison pour un dessin de boulon qui traîne dans tous les pays du monde et ils font voir l’armement d’un prototype. Je n’arriverai jamais à les comprendre. On dit que Pétain devait nous faire un discours, que son disque soumis au visa du vainqueur a été cassé brutalement en signe de réprobation. Pétain, incité à recommencer son laïus aurait répondu : « Merde ! » Laval tenterait d’arranger les choses. Les molognards s’engueulent ! Qu’ils se bouffent les entrailles, il y aura de la joie dans les cœurs !1 Jeudi 18 novembre 1943 J’ai fait un rêve tellement invraisemblable, qu’au beau milieu j’ai pris conscience de ces absurdités et que je cessai d’être angoissé et de souffrir en disant : « C’est certainement un rêve ! », puis je voulus continuer ce rêve comme j’aurais lu un roman. J’avais alors des vagues de spectacles et des entre vagues de réalité qui faisaient de ce rêve quelque chose d’unique. J’étais dans un wagon d’émigrants où tous les malheureux s’arrangeaient comme pour y vivre longtemps, ils s’installaient des campements avec leur harde, j’étais sur une banquette et j’avais quelques paquets, ce que j’avais pu sauver de je ne sais quelle catastrophe. Tout à coup, je ne sais comment, j’eus dans les mains une bouteille de vin blanc de grand luxe avec capsule d’étain. Un vieux clochard monta dans le train et se plaça en face de moi. Je regardai alors ma bouteille de vin que j’avais placée sur le paquet entre ma jambe gauche et la paroi du wagon. Je vis qu’elle était débouchée, j’accusai le vieux d’avoir bu un coup ; je croyais aller vers une ville du nord, et lui demandai où nous allions, il me répondit : Montpellier. J’acceptai la chose avec la résignation ––––– 1. Pétain avait prévu de s’adresser aux Français le 13 novembre 1943, pour leur signifier que, s’il venait à disparaître, le pouvoir devait revenir à l’Assemblée nationale — ce qui constituait une grave menace pour Laval. Au dernier moment, les Allemands interdirent la diffusion de ce message. Il s’ensuivra une crise interne au gouvernement de Vichy (Pétain faisant quelque temps la « grève de l’État » — voir infra, Maurice Blanchard : « (...) Nous n’avons plus de gouvernement. » ) qui tournera à l’avantage de Laval et des éléments les plus favorables à la collaboration. 438
des réprouvés ; après tout, qu’est-ce que cela pouvait faire ? Me retournant, je vis qu’on m’avait volé mes paquets et je me vis subitement assis par terre contre un mur dans une petite ville. Une vieille femme vint s’inquiéter de ma présence, désirant visiblement que je m’en aille ailleurs loin de son voisinage immédiat. Je restai assis et je m’endormis. Il y a du grabuge à Vichy. On ne sait quoi. Tout se passe dans l’ombre comme chez les asticots. Le Liban veut son indépendance ! Comme s’il pouvait y avoir une indépendance possible pour un pays touché par le malheur géographique. Ce pays est une marche de Suez et de Mossoul. Et il veut être indépendant ! Il est poussé à l’indépendance par l’Angleterre comme la Bretagne et l’Alsace étaient poussées à l’indépendance par l’Allemagne. Je vais dire à mon voisin : « C’est barbare d’enfermer les poules dans ton poulailler ! Ces bêtes ont droit à leur indépendance, sois donc civilisé, donne-leur la liberté, vive la liberté ! » Alors, mon voisin lâchera ses poules qui viendront dans mon jardin, où j’aurai répandu du grain, et je mangerai les poules du voisin. Et voilà ! C’est la doctrine du Molognard ! D’ailleurs, tous les autres voisins diront comme moi. La propagande sera puissante. Il s’agira pour chacun des Alliés d’attirer le plus de poules possible chez soi. Même en se bagarrant. Et l’histoire recommencera tant qu’il y aura une poule. Quand il n’y aura plus de poules, on se bagarrera pour se venger de ne pas avoir eu son compte de poules. Et voilà ! la roue tourne, la roue idiote du Molognard. Haine et Mépris, crachats et coup de pied au cul ! Hier soir, la B.B.C. nous a annoncé des prochains bombardements. Elle dit aux habitants de certains lieux, quai de Javel, par exemple, de déménager immédiatement. Nous sommes quai de Javel, nous, les Boches et leurs esclaves dont je suis. Ce matin, des camions enlevaient du matériel. Ce que nous avons, aujourd’hui, ce n’est pas du métal, mais du brouillard, du fog londonien. Cela va donner le temps aux nazis de garer leur marchandise gare Saint-Lazare ou place Vendôme. Démolissez tout et que ça finisse ! Vendredi 19 novembre 1943 On dit que depuis huit jours, nous n’avons plus de gouvernement. On ne s’en est pas aperçu ! Un gouvernement tombe, la température ne change pas d’un millième de degré, le vent reste au sud, sudouest, et c’est bien ce qui défrise les Molognards. César faisait décrire par ses larbins à plume, ou à calame, les orages, les pluies de sang, les tremblements de terre qui accompa439
gnaient l’arrivée ou la chute du grand Molognard. Cette connerie a fait des petits, j’ai là quelque chose de ce genre pour la mort de Napoléon le nervi, caïd de l’Europe putride 1800-1815. Goethe, qui avait vu choir des régimes, disait que la chute d’un régime n’est pas une réalité, l’incendie d’une ferme en est une. Oui, mais, malheureusement, les molognards ne veulent pas crever comme les oiseaux (qui se cachent pour mourir !) ils incendient les fermes avant ! La concomitance de ces deux événements contradictoires fausse le jugement de l’historien, qui, plus ou moins mortularisé, tire la couverture du côté du pouvoir. Rédigé une deuxième note sur certain sujet, pour la demoiselle. La première a été donnée hier. Écrit le deuxième morceau de La Possession. Ce matin j’avais grande envie de supprimer le premier morceau, tellement je le trouvais mauvais. Je viens d’écrire le deuxième d’un seul jet, sans corrections visibles pour le moment. Je vais voir ce que ce poème a dans le ventre, au fur et à mesure qu’il se développera. Je le jugerai après. Car, encore cette fois, je ne sais pas où je vais. J’écris ce poème (étant) possédé, agi, conduit, donc, je n’ai pas à le juger.1 Depuis un an, j’ai fait de la poésie dirigée. je reviens à la poésie libérale, c’est sans doute un de ces mouvements de balançoire à l’instar de l’existence. Ne nous fâchons pas trop vite, quoique possédé. Samedi 20 novembre 1943 Paris-Soir nous explique magistralement les succès allemands en Russie. Ces succès étant matérialisés par un recul de mille kilomètres. L’un dans l’autre, c’est que depuis un an, la stratégie allemande a changé dans son principe essentiel. Jusque-là elle visait aux conquêtes territoriales, depuis elle n’en veut plus de ces conquêtes, ce qu’elle veut c’est détruire la puissance militaire des Soviets, car elle s’est aperçue que ces conquêtes territoriales étaient une charge pour le Reich. Ainsi, la preuve : c’est qu’il leur fallait approvisionner le bassin du Donets2 avec du charbon nazi ! ––––– 1. La Possession, une des plus belles suites de Blanchard, ne comporte pas de « mauvais » poème. Mais il est vrai qu’elle devait se composer de douze pièces, et n’en a que neuf... Dans la version publiée (Le Pain la lumière, op. cit.), le deuxième morceau est « La Sérénité de la cendre ». 2. Important bassin minier et centre métallurgique, à cheval sur l’Ukraine et la Russie. Également connu sous le nom de Donbass. 440
Le repli est donc un bloc d’avantages et un néant d’inconvénient. All is well ! Ce qu’il y a de remarquable, c’est que jusqu’à maintenant, ils s’égosillaient à nous dire l’inverse ! Pourriture du Moloch ! Depuis quelques jours la propagande nazie fait valoir ses richesses militaires. Le Guignol-Paquis d’hier soir faisait le bilan des forces nazies. Les journaux, Pariser Zeitung en tête, décrivent leur nouveau matériel, donnent des photos de bombardiers et de transports de troupes de cinquante tonnes. Ce déploiement de tape à l’œil, la prise et la reprise de terrain, avec un discours du Pape par là-dessus, cela va faire une offensive de paix, tant ces vainqueurs craignent l’hiver russe. Ils tentent leur chance de s’en tirer aux moindres frais. On dira que les Alliés sont renseignés et que la propagande ne les touche. Le Detroyat, ce voyou qui a fait sous tous les régimes, réceptionne des appareils de guerre pour les vainqueurs, il a ainsi droit à la voiture, essence et sauf conduit de première classe, plus des appointements royaux. Or, ce marlou avait acquis malhonnêtement des moyens d’existence. Il pouvait vivre sans se salir davantage. Le Front populaire en avait fait un inspecteur général de l’aviation. Il jugeait des prototypes en dernier ressort, ce qui lui permettait de faire chanter les fournisseurs. Il levait le poing comme un stalinien cent pour cent, maintenant il lève la main et signe ses lettres « Heil Hitler ». Ce crétin a été fichu à la porte de tous les lycées et collèges, pour cancrise et voyousseté. Élève pilote à Istres, il forniquait avec la chèvre d’un paysan du voisinage et avec la chienne de l’escadrille. Il fut pris, on lui donna une légère punition pour un autre motif. C’est le fils d’un général. Depuis 1930, on savait la guerre inévitable. En regard de tous les malheurs que cette guerre présupposait, je trouvais un seul avantage ; ça serait moins de salauds sur la terre : oui, mais les salauds se sont garés, ils sont dans les maquereautages, politicards et autres, ils sont dans la police ou dans le marché noir, en somme, ils sont peut-être moins nombreux, un petit peu, mais il sont plus gros, beaucoup plus gros. Lundi 22 novembre 1943 La propagande nazie fonce à plein dans l’exposé de ses moyens de guerre, elle cite des chiffres astronomiques pour la production de matériel. Elle insiste sur les armes nouvelles qu’elle aurait en réserve. La visite à Villacoublay fait partie de ce plan. Ils font voir le 441
peu qu’ils ont et insinuent que, derrière le rideau, il y en a à ne savoir qu’en faire : c’est de l’esbroufe. La destruction des usines du Reich, depuis six mois, se fait durement sentir ; qui veulent-ils tromper ? Pas les gouvernements alliés, ils ont d’autres moyens de se renseigner. Mais les peuples : ils veulent obtenir des révoltes et des mouvements en faveur de la paix dans les pays démocratiques. Ils se trompent, car, en ce moment, il n’y a plus de pays démocratiques, c’est la monarchie de la guerre, comme disait autrefois ce détritus de Maurras, du temps où il avait encore un cerveau humain dans sa caboche de Boche. H., venu me voir samedi pour la demoiselle, me dit que B., un dessinateur de Châtillon qui travaillait chez B. et V. à Hambourg, avait été viré à Augsbourg, les bureaux B. et V. ayant été complètement anéantis. À Augsbourg, refuge des Hambourgeois, tout est embouteillé, pagaillé, et rien ne sort des usines, il manque toujours quelque chose. Châtillon ne fait rien, il n’y a pas de charbon et les gens se tapent la semelle pour se réchauffer. Travail : néant. Ici, on a chaud, mais on n’en fait pas beaucoup plus ! Ce matin, j’ai déménagé. Peter m’avait dit, quand je suis entré dans cette maison, que c’étaient des fieffés déménageurs. Et c’est vrai ; on déplace les meubles pour faire tout de même un travail ! Une vingtaine de dessinateurs français sont arrivés de Toulouse pour faire un stage d’initiation ! Il y a trois heures qu’ils sont ici et ils ont déjà pigé les procédés de fabrication des faux tickets. Ils auront, du moins, appris quelque chose ici ! Le gâteux me confie qu’on attend pour cette semaine le grand chef de Dessau, et qu’on parlera de la réorganisation de la maison. Je lui fais rentrer dans le crâne mon programme en trois points : augmenter de quinze pour cent le niveau moyen des appointements pour les réajuster aussi bien que possible, compte tenu de la valeur générale des hommes. Il est d’accord ! Au diable la doctrine du parti ! La voilà taillée en pièces, elle aussi. Ces sauvages-là finiront par se civiliser au contact des dégénérés que nous sommes. Mardi 23 novembre 1943 En France, nous considérions qu’une guerre était devenue impossible à cause des grandes misères qu’elle causerait à tous, vainqueurs et vaincus. À chaque aboiement du Fou on disait : « C’est du bluff. Il ne le fera pas, sa guerre ! Il veut tout détenir par la menace, mais il reculera devant le dernier pas. » On ne croyait pas une guerre possible au milieu du XXe siècle ! En raisonnant, on a raison, 442
mais nous n’imaginions pas que tout un peuple pût être fou. Et pourtant, il l’était. Un fou avait contaminé quatre-vingts millions de sujets non-résistants à l’infection. C’est en quoi nous nous sommes trompés. Or, ce sont ces fous qui accusent de ne pas voir la réalité ! Ils n’ont que le mot de réalisme à la gueule quand ils nous parlent : « Voyez donc la réalité en face ! L’Europe existe maintenant, vous ne pouvez pas faire qu’elle n’existe pas, intégrez-vous dans l’Europe nouvelle ou vous périrez. N’allez pas contre votre intérêt pour satisfaire à des imaginations moyennes, soyez réalistes ! » Un autre mot dont ils se gargarisent la gargamelle, c’est « allgemein », la généralité. Les plus gourdes parmi les Français sont baignés d’universalité ; ce qui est dû à une attitude spécifiquement française de nos élites qui jugeaient la guerre au point de vue du monde et non au point de vue de tel pays. Et finalement, c’est la gourde française qui aura eu raison contre le surhomme nazi. Mais après quelle expérience ! Je regardais ce matin des soldats nazis dans le métro. Je n’en vis pas un seul du type racial caractérisé dolychocéphale blond. Certains avaient des nez de juifs tels qu’on les dessine dans les tracts antijuifs, d’autres auraient pu être tout aussi bien auvergnats ou marseillais, ce qui ne veut rien dire quant à la race ! Qu’est-ce que la race ? Un moyen de propagande au service d’un sauvage. Maintenant que le Reich perd dix mille soldats par jour, et ceci sans espoir, semble-t-il, de s’en tirer, ce serait le moment d’être réaliste et de demander la paix aux moindres frais. Leur réalisme n’est aussi qu’un réalisme de propagande. Je viens de porter une note à un nazi. Il mangeait une tartine de beurre comme je n’en ai jamais vue. Un centimètre de beurre sur cinq millimètres de pain. Le pain est là seulement pour soutenir le beurre et permettre son transport de la motte à la gueule. Et il en avait une deuxième sur sa table, prête au sacrifice. « Nous nagerons dans le beurre des autres ! » Nagez, rascasse ! Voici deux mois que j’ai écrit aux Cahiers du sud pour avoir une référence au sujet d’une théorie de la machine parue dans leur poubelle il y a six ou sept ans. Ces foutus cons ne m’ont pas répondu1. Ils ont bien absorbé le timbre de un franc cinquante à l’effigie du ––––– 1. Les Cahiers du Sud, créés à Marseille en 1913, dirigés par Jean Ballard, et qui comptaient parmi leurs collaborateurs réguliers Joë Bousquet et René Nelli, sont loin de mériter les invectives de Blanchard. On n’a pas oublié les très grands numéros de cette revue que furent, pour ne citer que ceux-là, Le Romantisme allemand (1937), Le Génie d’Oc (1943, précisément) ou Lumière du graal (1951). 443
vieux marlou de Vichy, ils ont dû le monnayer pour boire un pastis. Ces crâneurs de la Méditerranée sont décevants. Ça nage dans la merde et ça guide la jeune littérature, où ? Rue du Lacydon, sans doute. Je suis enrhumé. En temps de paix, j’aurais bu un grog bien tassé et ce serait déjà guéri. Mais il n’y a plus d’alcool, et je vais traîner ce rhume pendant un mois. Le Français était alcoolique, tout le monde sait cela, le Maréchal l’a dit. Or, tous les étrangers que j’ai vus l’étaient dix fois plus que nous. Seulement, ils se soûlent dans leur chambre. Ils terminent leur beuverie couchés dans les draps, ce qui fait qu’on n’a pas à les ramasser dans la rue. Aujourd’hui, c’est le Boche qui boit et c’est le Français qui est alcoolique ! Nous porterons les péchés du vainqueur. Ils disent aussi que les Françaises sont dépravées et pesteuses, oui, mais par leur argent et leur vérole. Hypocrites ! Ils sont tous un peu protestants dans ce pays-là. Je viens d’examiner un Russe, cinquante-six ans, ancien capitaine de corvette, école navale de Saint-Pétersbourg, depuis dix-huit ans en France, sait à peine parler petit nègre, ne connaît aucune langue étrangère à la sienne, je suppose qu’il a su le français il y a trente ans, mais qu’il l’a désappris. A travaillé cinq ans dans toute sa vie errante, comme comptable ou dessinateur, ses connaissances sont celles d’un garçon de onze ans à quatorze ans. Les traits de son visage sont fins et distingués. Cet ancien marin est une épave. C’est curieux que des gens, la majorité des gens, ne puissent survivre à un régime ! Que leur manqua-t-il ? Un certain élan vital ? Se faire le martyr d’un bouleversement politique, c’est faire trop d’honneur à ladite salope de Politique. Mon agressivité et ma révolte me sauvent, je transfère facilement et je me tire de l’eau. Ces gens-là étaient trop soumis, trop adaptés. Son tuteur cassé, la tige du rosier s’est brisée au premier coup de vent. Et tous les soins de générations de jardiniers ont été anéantis. Ceux qui n’ont pas eu de tuteur ni de jardiniers ont eu plus de chances de survivre ; habitués aux coups de vent, ils savaient louvoyer, d’instinct. Mon chat Bamboula m’a donné des leçons sur ce point, lui qui avait été ramassé dans la rue alors qu’il errait abandonné et incapable encore de se nourrir de n’importe quoi. Il s’est accroché à mon fils qui passait et ne l’a pas lâché qu’on ne l’eût mis devant son écuelle de lait. Il vécut six ans, ce fut une bête extraordinaire et inoubliable. Son comportement était tout à fait différent de celui de notre siamoise qui, abandonnée par nous, se laisserait mourir dans un coin. Sa mère, donnée par le docteur George à un de ses collègues, se jetait contre les murs tête baissée, pour se tuer ; elle ne mangea point ni ne fit ses besoins durant trois jours, au bout desquels on rendit la pauvre bête au doc444
teur George. Bamboula aurait vécu n’importe où et aurait été prince chez n’importe quelle tribu de chats. Cœurfidèle est toujours en Bochie. Il a quarante-cinq ans, on lui en donnerait facilement cinquante-cinq. Il vient d’avoir son premier enfant et sa femme a une fièvre puerpérale. Quand il reviendra ce sera pour aller prendre la direction de l’usine de Toulouse. Tant pis pour Toulouse, tant mieux pour Paris. Nous ne pouvons pas avoir pis. C’était bien la pire charogne de Boche qu’on eût jamais vue ! Qu’il soit maudit jusqu’à la septième génération, ainsi soit-il ! Mercredi 24 novembre 1943 Le métro est tapissé d’affiches pour Sodome et Gomorrhe, la nouvelle pièce de Giraudoux1. Cet esbroufeur snobard a pris un titre terrible pour envelopper une petite merde à la crème, un petit soufflé au purin. Ses livres d’il y a vingt ans sont illisibles. Ce gommeux a fait son chemin dans tous les bourbiers. Il a été grand inquisiteur de la poésie française, ce qui signifie, dans leur cervelle d’égout, censeur de ce fleuve de boue qui a nom la presse. Vil et bas avec des manières de vieille catin. Oh ! il n’est pas dangereux, il est répugnant ! Il représentera le fonctionnaire lettré d’entre-deux-guerres. Il est de ceux qui passent pour de grands écrivains aux yeux des fonctionnaires, et pour des fonctionnaires de grande classe aux yeux des littérateurs. Une fonction poussant l’autre, la prévarication, la forfaiture aidant le maquereautage intellectuel, et voilà notre chauve-souris à la table des privilégiés. Face de gnome ! On enlève les tickets de viande et de vin à ceux qui ont besoin de lait. Mais de ce lait dont on pourrait légalement obtenir un quart de litre par jour, on ne peut en avoir que deux ou trois fois par semaine, sans récupération pour les jours perdus. Quand le lait n’arrive pas à la crémerie, sans doute parce qu’il a été kidnappé pour le petit déjeuner des Têtes-de-lard, cela compte comme s’il l’avait été, mais les malades boivent de l’eau et mangent de l’air. Les gueules de vaches de l’intendance ont le ventre plein et les poches pleines. Tout l’honneur est pour les malheureux qui crèvent pour conserver à la France ces excréments galonnés. Que serait une France sans képis à feuilles de chêne ? Le néant ! Alors, tout est bien, vive la merde ! ––––– 1. Giraudoux fut commissaire à l’Information en 1939. A ce titre, il coiffait les services de la censure. Par la suite, on le verra beaucoup aux dîners de l’Institut allemand à Paris, dont le rôle était de « renouer les liens avec l’élite française » — aux côtés de Jean Cocteau, Lucien Daudet, Georges Duhamel, Alphonse de Châteaubriant, et tant d’autres. 445
Si je vois la fin de cette guerre et si, après les soucis quotidiens, je puis avoir quelques loisirs, je relirai ces carnets et s’ils ne me déplaisent pas, si je vois que cela peut intéresser autrui, s’il y a, enfin, analogie, je me laisserai aller à raconter mes souvenirs d’enfance et de jeunesse. Et aussi ceux, plus récents, d’une vie difficile et amère. À voir. Parler de novembre 1909. Nous sommes en novembre, le mois le plus noir de l’année, le mois du désespoir1. Après lui, c’est le mois de juin qui m’est le plus horrible. Il doit y avoir une explication. À voir et à chercher ! Tout cela fait beaucoup de si enchaînés l’un à l’autre. On fait circuler le discours que Pétain devait faire aux Français il y a dix jours. Cela correspond à ce qu’en disait la radio suisse. Il confiait le choix de son successeur à l’Assemblée nationale, afin d’assurer la légitimité du pouvoir ! Les nazis ont cassé le disque, pourquoi ? Qu’est-ce que cela pouvait bien foutre aux Français et aux étrangers, à n’importe qui (sauf Laval) ce qu’il voulait nous dire là ? Comme dit ma femme, in petto, quand je me fâche : « Dégoise toujours, va ! » sur un ton de « Ça ne me fait ni chaud ni froid ! » Aurat-il bientôt fini de faire don de sa personne à la France, celui-là ! Quelle gueule de vache ! Jeudi 25 novembre 1943 Est-il possible de mener les hommes sans les mépriser ? Non ! à moins d’être un novice plein d’illusion sur la valeur moyenne de l’humanité. Ou bien il échoue parce qu’il a surestimé les caractéristiques du matériau Homme ou, s’il est intelligent, il corrige aussitôt son jugement et alors il peut réussir, s’il a de l’ambition et le nez bouché. Reçu enfin une lettre de Artine2. Il y a deux mois et demi qu’il ne m’avait écrit. Il est très occupé. Vendredi 26 novembre 1943 Encore un arrivage de vainqueurs. Au bureau de statique, il y avait quatre Français et, de temps à autre, un Teuton. Maintenant, ––––– 1. Nous ignorons ce qui a pu se passer en novembre 1909. En juin 1908, Blanchard s’était engagé dans la marine militaire, et l’année suivante (1910) il entrait à l’École des ingénieurs mécaniciens de la Marine. 2. René Char. Artine est le titre de son premier livre, publié en 1930, et repris dans Le Marteau sans maître. 446
il y a huit Teutons attablés comme à une table de café, toujours en train de siroter ou de mastiquer. Ils ne font rien, ils attendent des documents. Il y a parmi eux une Teutonne qui se hâte de se nipper au marché noir. Tous les petits trafiquants de la maison se jettent sur ces proies et leur vendent des bas, des mouchoirs, des robes de quatre sous qu’elles paient deux mille francs. En huit jours, cette calamité va être transformée en mannequin, sauf la démarche d’artilleur en campagne qui lui restera pour compte. Écrit à Artine. Je lui parle des difficultés que j’aurai à publier après la guerre, quand G.L.M.1 sera revenu. Mon contrat est onéreux. Pour que je publie, il faut que je paye, et les prix sont devenus très élevés et le resteront, je n’aurai pas les moyens d’y faire face d’ici quelques années. Je suis donc condamné à semer quelques feuilles par-ci par-là au hasard des relations que je me ferai dans les revues. Autant dire que je ne serai pas étouffé par les demandes ! Quant à aller me traîner à leurs pieds, merde ! Je suis très content d’être enchaîné à G.L.M., c’est un bon prétexte pour ne plus faire éditer un livre, car je ne suis pas sûr que sans cela, je puisse résister à la tentation. En 1915, j’ai connu à Dunkerque une femme qui ne pouvait pas dire non à un homme. Pour ne pas se laisser aller à des aventures, elle se rasait les poils du pubis. La pensée qu’elle n’était pas montrable la retenait au bord du gouffre. C’est quelque chose de ce genre qui se passe en moi ! Samedi 27 novembre 1943 Voici huit jours que je suis très enrhumé, je n’arrive pas à en sortir, c’est très pénible, les nuits sont froides et quand je me lève pour pisser cela n’arrange pas la chose. Je suis en train de couver une de ces bronchites qui pourra durer longtemps. Pas un grog pour couper la toux. Ils en font du carburant pour leurs camions, et du pousse-au-crime pour leurs soldats du front de l’est. Ils sont maintenant quarante vainqueurs, ici. C’est leur maître d’hôtel qui vient de me le dire. Il y aura bientôt pour chaque Allemand un Français. Comme dans les cirques romains chaque lion devait avoir son chrétien. Aux archives, une nouvelle venue, une ––––– 1. Guy Lévis-Mano, alors prisonnier de guerre, ne regagnera Paris qu’en juin 1945 (voir, infra, les 24 et 28 août 1945). Il avait publié trois livres de Blanchard : Les Barricades mystérieuses (1937), Les Périls de la route (id.), et C’est la fête et vous n’en savez rien (1939). Après la guerre, il fera encore paraître une réédition des sonnets de Shakespeare (1947), La Hauteur des murs (id.) et Le Pain la lumière (1955). 447
Française avec une gueule de plâtre tout ce qu’il y a de faux témoin. Elle travaille avec le portrait du Führer devant le nez. Paraît qu’ils l’ont tirée de prison en juin 1940 où elle était condamnée pour espionnage. Elle a demandé sa naturalisation allemande. L’Épais s’en occupe activement. Ignoble puissance. Le gâteux était dans le bureau à huit heures tapantes. Vers huit heures trente, tout le monde était à peu près là, les entrées s’étaient étagées entre huit heures cinq et huit heures dix. Le gâteux était surexcité. Il est venu me dire ses peines. Il m’a accusé de tout le mal. Je lui ai dit que je n’y pouvais rien, c’est l’administration qui doit me donner le personnel à l’heure exacte et me les reprendre à midi tapant, etc. Il était très houleux, il m’a dit que c’était à cause de ça que nous avions perdu la guerre. Je lui ai répondu que ce n’était sûrement pas pour ça, vu qu’avant l’occupation les Français arrivaient cinq minutes avant l’heure (ce qui n’était pas leur faute, c’est parce qu’on fermait les portes à moins cinq et que les retardataires étaient pénalisés, et même renvoyés si ça devenait une habitude). Il a tourné le dos et est parti calmer sa fureur dans sa tanière. Mais enfin, de quoi se plaintil, puisque c’est grâce à ça qu’il est vainqueur ? Lundi 29 novembre 1943 Ce matin à sept heures et demie, en sortant de chez moi, beau temps, un ciel pur, les étoiles s’étaient éteintes mais brillaient les trois planètes Mars, Saturne et Jupiter, cette dernière à l’ouest, sudouest et les deux autres près l’une de l’autre, ouest, nord-ouest, audessus de l’avenue de Villiers. Un ciel d’annonciation. Reçu de La Main à plume un questionnaire sur l’objet1. J’ai répondu plus facilement que je ne l’aurais cru. Je leur ai souvent dit que je n’avais pas la tête philosophique, je ne tiens pas à m’emmancher dans ces subtilités. Je n’ai pas de disposition pour ; il est vrai que, bien souvent, les dispositions pour, surtout dans ce domaine, peuvent se réduire au culot et à quelques grimaces copiées sur les cravateux de la philosophie qui enseignent en Sorbonne ou au Collège de France. Il suffit d’aller s’asseoir dans une salle de cours, un jour de pluie ou de froid, de regarder le professeur, de s’imprégner de son attitude et de noter quelques expressions absconses ; on sort de là reposé, chauffé, et grand philosophe aux yeux des amis et connaissances. ––––– 1. Dans le cadre de son projet sur « L’Objet » (voir note 4, p. 362), La Main à plume avait lancé une « Enquête sur l’objet ». On en trouvera le questionnaire, ainsi que la réponse de Blanchard, dans Michel Fauré, op. cit., pp. 381 et 385. 448
Les bombardements des villes du Reich sont nommés « Raids terroristes ». Quand le Reich bombardait Varsovie, Rotterdam, Belgrade, Amiens, Evreux, Caudebec-en-Caux, etc. etc., ils appelaient cela des opérations militaires, alors que dans ces villes-là, il y avait belle lurette qu’il n’y avait plus de militaires, ils avaient décampé avec leurs bagages et leurs putains. Que cette propagande grossière pénètre les cervelles nazies, c’est toujours un sujet d’étonnement pour les Français. Jean GuignolPaquis lance le slogan : « L’Angleterre doit être détruite ! » En attendant, c’est Berlin qui reçoit les bombes. Encore un colonel russe avec des titres pompeux, Institut Physique du globe etc. etc., et qui s’exprime dans un informe baragouin françoïde, malgré vingt années en France, certificat élogieux de Udet qui l’a employé comme ingénieur calculateur. Je lui pose une question moyennement facile, résultat néant, je descends de marche en marche jusqu’à lui demander l’allongement sous une force F d’une barre d’acier de section S et de longueur L. Il m’écrit L2 et me dit qu’il faut encore d’autres termes, là, il se lance dans des gestes comme s’il caressait un chat et dans des mots approximatifs, au lieu de m’écrire tout simplement ce que je lui demande : a = F/SE. Le L était là pour voir s’il s’en servirait. Ce bonhomme m’avoue qu’il ne connaît rien en élasticité, qu’il avait été engagé pour travailler dans une usine de Krivoï-Rog, qu’il attendit longtemps et qu’on l’employa finalement chez Udet pour les calculs de résistance d’avion. Si j’étais aviateur du Reich, je ne monterais pas dans ces avions-là ! N’empêche qu’il a un beau certificat et qu’il s’en sert ! Il se figure que nous sommes aussi bêtes que les Allemands. Pourquoi se gênerait-il ? Qui ne risque rien n’a rien ! Le gâteux est venu pleurer parce qu’il y a trente pour cent d’absents aujourd’hui ! Un homme, ce midi, vient me demander la permission pour l’après-midi. Après la scène que je venais de subir, je la lui refuse mais je lui dis d’aller la demander au gâteux. Je comptais voir une corrida, mais non, il la lui accorda ! Ces gens-là ont un puissant complexe d’infériorité, ils gueulent contre le chef mais accordent tout aux hommes. Des seigneurs, ça ! Mardi 30 novembre 1943 Encore une fin de mois ! Combien nous faudra-t-il encore en voir, bon dieu de merde ! Un homme passe dans les bureaux en proposant une boîte de dix cigares (genre ninas) pour cent vingt francs. Le paquet a la grosseur d’un paquet de cigarettes scaferlati ordinaires. Il est marqué quatre francs, c’est belge. Il ne trouve pas d’amateur, il va plus loin, peut-être tombera-t-il sur un qui vient de conclure une 449
bonne affaire et qui sacrifiera une partie de son bénéfice pour fumer dix ninas ! Durant toute la journée ce ne sont que visites et conciliabules secrets d’un bureau à l’autre, puis on voit un visiteur revenir avec un paquet sous sa blouse, sucre, chaussures, cigarettes, beurre, bas, mouchoirs. Cette maison est un important centre d’échanges. Elle contribue ainsi à maintenir les traditions de l’Europe. L’État Moloch doit grincer des dents de voir toutes ces transactions lui passer sous le nez sans qu’il y opère son prélèvement de maquereau. Je viens de conduire une personne dans les bureaux du premier étage occupés par l’administration des ateliers ex-Villacoublay. Mais notre domaine est une ruche active et ordonnée auprès de ce cafouillis qui s’est offert à ma vue ! Est-ce possible ! Pourtant, depuis trois ans, je me suis adapté au désordre et à la paresse, mais vraiment cet après-midi, j’ai appris quelque chose dans cet art du non-travail. Ces bureaux sont bondés de personnel, aucun n’est à sa place, ceux qui sont assis tournent le dos à leur travail et parlent avec d’autres qui se tiennent là debout ou accoudés, vautrés sur les tables, les classeurs, la plupart s’assoient sur les dossiers des chaises et font l’acrobate. C’est une salle de café un jour de fête au village, mais sans consommations ni serveuses. Je demande à un que je connais si c’est jour de liesse et à quelle occasion, il me dit que non, c’est tout ce qu’il y a de plus normal. Il est très étonné par mon étonnement. Par la fenêtre je voyais, l’autre jour, des ouvriers, une dizaine, commandés par un contre-maître allemand et qui déchargeaient un camion. Seul l’Allemand travaillait, les ouvriers faisaient la mouche du coche, ou plus exactement les clowns du cirque quand les garçons préparent les accessoires. L’Allemand me parut satisfait de son travail. Il y a eu grève à Sartrouville. Les vainqueurs ont arrêté quinze ouvriers, le reste a repris le travail. Il y a des grèves en Amérique et en Angleterre, il n’y en a pas en Europe. Mais ce n’est pas l’envie de s’y mettre qui fait défaut. Les salaires sont ceux de 1936, les prix sont ceux de 1943, c’est-à-dire multipliés par trois. On a beau se restreindre, user ses vieilles frusques, crever de faim et de soif, on n’y arrive plus. Cela marche parce qu’il y a des mitrailleuses prêtes à cracher. Mercredi 1er décembre 1943 Ces jours-ci sont cafardeux. La propagande nazie sur les immenses moyens de guerre que les Prussiens auraient en réserve fait des ravages. Un coursier me confiait hier que Londres allait être rasée par des fusées qui partiraient de la côte française et que la guerre 450
serait longue encore, le pape l’annoncerait dans son laïus de Noël. Vraiment ce monde-là qu’on dit bien informé est girouettard comme une petite poule nerveuse. Savent-ils seulement ce que c’est qu’une fusée ? On les verra partir, on les suivra à la trace, on escagassera les lance-fusées. Et puis, leur précision est nulle. Cela fera de l’effet dans les journaux et dans la radio. Les journaux nous apprennent l’assassinat du Docteur Röptke qui était administrateur militaire à Dijon. Si c’est le même que l’auteur de Crise et conjoncture, sa perte est à déplorer, d’autant plus que comme tout être intelligent, il était anti-hitlérien. Le gâteux lisait son Pariser Zeitung, je lui ai demandé si le Röptke assassiné était le même homme que l’économiste, il m’a répondu oui, assez tristement et sans commentaires ; je lui ai dit que le monde perdait beaucoup par sa mort, il m’a regardé avec ses yeux de poisson mort, sans un soupir. Peut-être a-t-il été descendu par la Gestapo, ils en sont bien capables, les salauds ! Jeudi 2 décembre 1943 Un crachat sur le 2 décembre 1851 où un vaniteux idiot voulut singer son bandit d’oncle, et réussit, fit l’unité italienne, l’unité allemande, élucubra le principe des nationalités, libéra le Pape au lieu de le supprimer, d’où le binoclard sadique d’aujourd’hui, et qui préfigura un autre singe sanglant du nervi d’Ajaccio, celui dont le nom est maudit un milliard de fois par jour, le châtré de Berchtesgaden.1 Le vieux Riquier, un gardien de soixante-cinq ans, qui marche assez difficilement, est chargé d’apporter la paye chaque mois, il en a pour un million dans sa petite valise. Il va chercher ça au bureau des Champs-Élysées, prend le métro à Georges V et descend à Dupleix. De Dupleix jusqu’ici, il prend la rue des Usines qui, à ces heures-là est déserte. Comment ne s’est-il pas fait estourbir et voler ? C’est la question que chacun se pose. L’an dernier, ce n’était pas lui qui allait chercher l’or du Rhin, c’était une jeune fille de l’administration surnommée Huit-dixième à cause de sa minceur, de son peu de volume. Elle a vingt ans, mais semble en avoir quinze. Je lui ai dit, à ce moment-là, qu’elle risquait gros en allant faire cette course mensuelle, et qu’un jour elle serait massacrée dans un couloir du métro. Elle a réclamé, on lui a alors donné un garde du corps, un jeune idiot de Grenelle qui était l’Idiot du Village et qui jouait au malabar ; il avait dix-huit ans d’âge et six ans d’intelligence, il confiait toutes ses aventures au premier venu ––––– 1. Par ordre d’entrée en scène : Napoléon III, Pie XII, Napoléon Ier et Hitler. 451
et j’attendais l’attentat, j’imaginais ce crâneur au zinc d’un bistrot du boulevard Garibaldi en train de dégoiser : « Demain à dix heures, j’accompagne la petite môme qui va chercher le pèze ! Si on l’attaque, je le bute, le mec ! » Eh bien, non, toutes les circonstances étaient pour, et rien n’est arrivé. La valise Junkers a une destinée, rien à faire pour lui donner une courbe conforme à la raison ! Le vieux Riquier est aussi bavard, c’est lui qui remplace la Huitdixième qui a réussi enfin à se dégager de cette corvée après un an de manœuvres savantes. Elle a dû changer de service pour s’en sortir. Le vieux Riquier, hier, disait coram populo : « Hier, je me baladais dans Paris avec un million dans ma valise, moi qui n’ai jamais eu plus de cent francs dans mes poches ! Ça fait un drôle d’effet ! » Il a l’âge de l’expérience et il ne sait pas encore qu’il y a des paroles qui tuent ! Si cela ne lui arrive pas, il aura de la chance. Vendredi 3 décembre 1943 Cinquante et un mois de guerre, à cinq heures, cet après-midi. La propagande verte (viande pourrie avec mouches idem) nous clame que deux cent vingt-cinq millions d’Européens travaillent pour la victoire du Reich. D’après ce que je vois, et d’après l’égalité : 225 x 106 x 0 = 0, il n’y a pas de quoi se vanter ! On me répondra que dans l’égalité ci-dessus, je forme le second nombre en y transportant le second terme du premier, que je suis de mauvaise foi, car je pouvais tout aussi bien y transporter le premier terme et obtenir le résultat favorable 225 x 106 x 0 = 225 x 106. Si je réponds que ce calcul n’est pas vrai, on me dira, en me jetant un regard de lanceflammes : « On appelle vrai ce qui est favorable au Reich ! » Je m’inclinerai alors profondément devant la vérité favorable au Reich ! Vichy = Berlin (si on veut bien y voir quelque chose de favorable au Reich, cette égalité est permise !), je pose cette expression en constatant que la Radio-Vichy est devenue aussi fourbe que celle de Berlin. Un nommé Crécelle, au nom bien radiophonique, directeur de l’Information dont le fauteuil a recelé jadis le cul de Giraudoux la Praline, faisait hier un chapelet de nouvelles alliées et gaullistes tirées de l’Évangile, c’est-à-dire des agences d’information et c q f dait par un cri de rage contre le bolchevisme. L’État, ou plutôt les États s’engueulent comme des harengères, mais ils exigent le Respect ! Avant la guerre, l’État nous annonçait le temps qu’il fera, il eût mieux fait de se taire car, lorsqu’il se trompait, ce qui arrivait neuf fois sur dix, il détruisait son standing de Divin Père du Peuple. En mars 1940, lors du terrible hiver, il annonça un jour que le froid 452
allait encore être plus froid, je fis ce qu’on appelle une sale gueule, j’étais seul dans mon appartement en panne de charbon et comme je travaillais chez moi à cette putain de bombe1, j’attendis le lendemain avec une grande trouille. Mais le lendemain, le thermomètre franchit le zéro après être resté terré dans les profondeurs pendant trois mois et monta allégrement à dix degrés. Une petite pluie chaude tomba et ce fut le dégel ; trois jours après, les murs, les toits, les balcons étaient débarrassés de glaces. L’État Ferme-ta-gueule avait déconné au profit des anarchistes dont je pourrais être si ce mot avait un sens. Voici mille siècles (supposons !) que l’homme lutte pour acquérir un peu de sécurité (je crois que Shakespeare dit quelque part « cueillir cette petite fleur, la sécurité », c’est l’épitaphe de Katherine Mansfield, à Fontainebleau)2. Les progrès ont été lents, très lents. Quand on regarde le chemin parcouru et qu’on ne considère que les possibilités, on est plein d’admiration ; quand on voit que périodiquement ce progrès est remis en question, on est désespéré. L’hitlérisme est retourné aux rites des clans, des canaques. Ils ont remis en honneur les fêtes zoulous dans les forêts, l’adoration sans mesure d’un chef de tribu. Ce parti politique, c’est ça, en plein, on tue ceux qui n’en sont pas, sous prétexte de commandements divins. Romains et infidèles, chevaliers de Colomb et Incas. Les dominandards se cachent derrière ces hallucinations collectives pour satisfaire leurs sales instincts. Pauvres peuples ! Ce sont les plus mauvais que vous aimez. Vous regrettez votre vie animale d’il y a mille siècles. Vous avez toujours sacrifié ceux qui voulaient vous tirer de la crotte et adoré les fumiers ! Aux îles Salomon, les malabars du village portent des colliers de dents, chaque dent représentant un homme tué et mangé. En Europe, on colle sur la poitrine d’un civilisé supérieur des petits signes en métal qui ont la même signification sauf, je pense, le repas du vainqueur, et encore je n’en jurerais point. Titus Andronicus ne m’effraie ni ne me surprend, en 1943. ––––– 1. En mars 1940, Blanchard travaillait au prototype d’une bombe dirigée par radio, dont les essais eurent lieu à Saint-Raphaël au mois de mai. 2. Katherine Mansfield est morte en 1923, dans la communauté de Georges Gurdjieff, au Prieuré d’Avon, à Fontainebleau, où elle est enterrée. L’épitaphe qui figure sur sa tombe, extraite de Henry IV, de Shakespeare, dit exactement : But I tell you, my Lord fool, out of this nettle danger, we pluck this flower safety. — que François-Victor Hugo traduit : « Mais je vous le dis, Mylord stupide, que sur cette épine, nous cueillons cette fleur, la sécurité. » 453
Le gâteux me dit qu’il a été au théâtre hier soir. Il a vu le Feu du ciel. J’ignore tout de ce Feu du ciel et je le lui ai dit. Il est très étonné de mon ignorance. Je lui ai dit qu’il ferait mieux d’aller voir Le Soulier de satin au bordel français. Il a noté sur son carnet et m’a remercié. « J’irai ! » m’a-t-il crié en partant. Samedi 4 décembre 1943 Payot a été cafardeux hier soir. Les Alliés ne sont pas d’accord, trois millions de soldats, en Angleterre, attendent l’ordre de leur enmarche. L’offensive en Italie piétine. La paix sera plus difficile encore que la guerre ! Quelle agitation idiote ! Si, comme on peut le voir au Palais de la Découverte, vers 1950 et quelque, je ne sais plus au juste, la planète Adonis (à moins que ce ne soit Éros – il y a trois ans que j’ai été voir ça) vient visiter la Terre et l’envoie ad patres, un Thucycide de Sirius pourra écrire une oraison funèbre d’une effroyable cocasserie. « Il y avait sur la peau de cette défunte Terre, une race animale très étrange et décevante, un sou de divinité dans un million d’ordure. Cette distorsion de la nature aura été jusqu’au bout de son destin. Ils se sont massacrés même sous le feu du ciel, leur dernier soupir fut un crachement de haine sur le voisin ou une dernière morsure, un dernier coup de pied pour son semblable, ou, à défaut, pour soi-même. » Lundi 6 décembre 1943 Les trois comparses de Téhéran1 ne publient toujours pas leur communiqué annonçant les résultats de la conférence. Et les aboyeurs de la presse et de la radio européennes s’en donnent à cœur joie en criant urbi et orbi que le désaccord est entre les Alliés, qu’ils n’arrivent pas à s’entendre sur les points principaux. Comme si un libido-dominandard était gêné pour dire quelques phrases ronflantes que chaque camp pût interpréter à sa façon et dont les interprétations diverses ne fussent pour chacun un réconfort. Une des dernières rencontres Hitler-Musso se termina par un communiqué d’une ligne : « Ils avaient examiné la situation militaire », et les aboyeurs d’expliquer longuement les grandes choses qu’impliquait cet énoncé plein de potentiel, de résolution et de ––––– 1. Première rencontre entre Churchill, Roosevelt et Staline, la conférence de Téhéran (28 novembre.– 1er décembre. 1943) décida l’ouverture d’un second front en Europe occidentale par des débarquements en Normandie et en Provence. Ses attendus politiques et territoriaux préfigurent ceux de Yalta. 454
confiance dans la victoire. Non, les Alliés pouvaient en faire autant, même sous prétexte de ne fournir aucune indication à l’ennemi. Je crois même que s’ils n’étaient pas du tout d’accord, ils se seraient mis d’accord pour qu’on n’en sût rien, et auraient rédigé un communiqué d’unanimité. Il me semble, pour ces raisons, qu’on puisse s’attendre à une bombe machiavélique pour attaquer les nerfs du populo. C’est plutôt par la révolte du populo que par un anéantissement militaire que la guerre finira, ou bien nous avons encore pour deux ans de ténèbres devant notre nez. Les pissotières de Grenelle donnent un exact niveau de l’opinion publique. Un chef d’État ne devrait pas négliger les graffiti, c’est la voix du peuple pure et simple. Si l’on met de côté les appels à l’amour, sodomites ou gomorrhéens, les amours de priapes surdimensionnés, les déviations sexuelles qui demandent leur assouvissement pour lundi soir huit heures et demie à cet endroit, etc. on lit : « Mort aux Boches, les collaborateurs on les pendra, Doriot au poteau, Laval est un salaud », et, le plus original, « Quand tous les Boches seront tués, alors on sera heureux. » Il y a aussi : « Vivent les Soviets. Vive de Gaulle, les Européens aux chiottes ! » etc. du même tonneau. Il n’y a pas une voix discordante, si j’ose dire. Le peuple a parlé. Ici aussi il y a quatre-vingt-dix-neuf pour cent virgule neuf des voix d’une part et un dixième de l’autre « en sens inverse des lances de l’averse ». Dans les usines, ce moyen d’information n’est pas négligé par les directeurs intelligents. Ils se gardent bien de barbouiller les waters de goudron ou de crépi granuleux sur quoi on ne puisse écrire. Au contraire, on laisse des surfaces ad hoc. On sait ainsi que le contremaître un tel est une vache et que la dactylo Aurore, aux doigts de rose, couche avec le directeur. C’est un moyen d’information et de redressement moral car il est clair que sous un pareil régime, Aurore et Duchnok feront ce qu’il faut pour que ça ne se voie pas ! La morale, qui est apparence, y gagnera. La tenue de l’usine sera plus correcte. L’Honneur de la maison sera intact. O dérision ! J’ai embauché au début de ce mois un jeune ingénieur de Centrale. Il a tout à apprendre, mais il a aussi tout ce qu’il faut pour tout apprendre. Ce tout concerne l’industrie moderne, celle d’aujourd’hui et de demain, et non celle d’hier et d’avant-hier qui règne sur l’enseignement technique. Je lui donne quelques indications car il a l’air plein de bonne volonté. Je lui ai fait aussi un discours, il en fera ce qu’il voudra, mais il faut bien que certaines choses soient dites. Le voici, en substance, sinon dans les termes exacts : « Les Allemands veulent l’anéantissement de la France. Ils ne le 455
veulent pas de propos délibéré, ni en obéissance à un ordre de l’État ou du Parti, mais ils le veulent de tout leur être, comme un oiseau, au printemps, veut construire un nid. Vous êtes ingénieur diplômé, on vous donne un travail de manœuvre intellectuel. (On lui avait donné quelques calculs élémentaires et un tableau des formules à appliquer.) Ne croyez pas que c’est pour commencer, non ; s’ils restaient ici dix ans, ou vingt ans, eh bien, dans dix ou vingt ans vous feriez encore la même chose. Vous êtes arrivé d’emblée à votre bâton de maréchal. Je préfère vous avertir tout de suite, si vous vous appliquez à exécuter ce travail idiot, si vous vous y donnez totalement, dans six mois, un an au plus, vous serez gâteux, abruti, brisé, anéanti, et de plus, ce travail machinal aura fait de vous un animal discipliné et sans réaction ; c’est le système d’inhibition par la répétition des excitations (genre Pavlov). On vous paye comme ingénieur, on vous emploie comme manœuvre. Si vous acceptez cet état, intérieurement s’entend, vous êtes foutu. Car dans quelques temps, on saura bien vous dire : « Voyez ! votre travail ne vaut pas ça ! Réjouissez-vous de gagner ces appointements qui sont très audessus de vos capacités ! » Et comme l’on vous dira cela quand on verra que vous êtes à point, que vous avez accepté votre destin, vous remercierez ces Messieurs de leur Bonté. La clémence d’Auguste ! Non ! Vous aurez des loisirs, vous vous en ménagerez, c’est très facile. La notion de rendement est perdue pour eux. Il leur suffit, quand ils passent dans votre bureau qu’ils vous voient en train de faire semblant de travailler attentivement, il faut que vous arriviez à l’heure exacte, que vous ne vous promeniez pas dans les bureaux à la recherche d’un sujet de conversation, il faut que vous ayez toujours un feuillet à demi rempli sur votre table et que vous soyez dans la position du travailleur intellectuel, la plume ou le crayon à la main, la statue du scribe. Ayez aussi l’air attentif, mais pensez à autre chose qu’à ce que vous devez faire. Alors, vous aurez de longues heures de calme et de solitude. Ils seront rassurés sur votre avenir, ils se diront, ou plutôt ne se diront pas, mais ce qui est plus grave, ils sauront intuitivement que vous êtes sur le bon chemin de l’anéantissement, ils vous laisseront mijoter dans votre jus, sachant bien que vous êtes la proie empêtrée dans leur toile d’araignée. Ils pompent les nations, leurs hommes, leurs richesses, avec méthode et sans se hâter. Ne restez pas oisif, c’est pire que tout. Certains ici n’ont rien fait depuis trois ans ; quand ils voudront retravailler, ils ne le pourront plus. Le ressort sera cassé. Les expériences d’avantguerre sur les méthodes de rééducation professionnelle des chômeurs ont été concluantes. Et puis, dès qu’ils auront foutu leur camp, il y aura beaucoup de travail en France, et ailleurs ; il faudra 456
reconstruire, refaire les stocks, remplacer les objets usés, rapiécés, branlants et pourris. Il y aura de bonnes places pour les meilleurs, l’efficacité sera redevenue un critérium de la valeur professionnelle, sociale, etc. Ceux qui se sont laissés rouiller trouveront à s’employer, bien sûr, mais dans l’armée des sans-grade des gagne-petit, des épaves de la vie. Donc, le seul chemin qui s’offre à vous, c’est de travailler pour vous sous les prétextes et des formules toutes faites. Voici d’où viennent ces formules, étudiez cela, et puis en voici d’autres qui sont établies en partant d’une autre hypothèse. Travaillez comme un chercheur et non comme un forçat. Faites ces calculs de toutes les façons connues. Trouvez-en d’une autre si vous pouvez. Faites la critique des opérations. Venez m’en parlez, nous en discuterons. Si ces Messieurs trouvent le temps long, portez-leur les différentes solutions ; ils ne sont pas habitués à critiquer les méthodes, ils seront désarmés, indécis, ils ne sauront pas choisir, ils demanderont des ordres à leur supérieur hiérarchique, qui est à mille kilomètres d’ici, et qui a d’autres chats à fouetter et, pendant ce temps, vous étudierez à fond la question générale dont on vous avait donné un cas particulier à résoudre. Vous noterez cela sur un carnet et vous connaîtrez une question avec la manière de s’en servir (ce qui manque dans l’enseignement qu’on donne dans vos écoles, et industriellement, ce qui est indispensable !) Quand vous aurez fait ce petit trafic une douzaine de fois, vous aurez vu les questions qui reviennent toujours dans la vie d’un ingénieur, car un métier, si compliqué soit-il, c’est un petit nombre de problèmes à résoudre et une infinité d’applications s’y rapportant, à affronter. Allez et vivez ! » Mardi 7 décembre 1943 Acheté pour Jean-va-nu-pieds1 une paire de godasses pompiesques avec des gros clous, coût : mille cinq cents francs au marché noir, noir de fumée, pouvoir absorbant : huit cents pour cent. Le Journal de la Bourse laisse échapper des nouvelles d’Indochine qui montrent que le Japon a atteint son plafond de production militaire. On voit aussi que leur méthode de pillage a été fidèlement copiée sur celle de leurs frères de race, les grands dolichocéphales blonds. La conférence de Téhéran a enfin donné de ses nouvelles, c’est bien ; la Russie garantit l’indépendance de la Perse, promesse d’a––––– 1. Jean Blanchard. 457
moureux. On s’attendait à quelque chose de la part de la Turquie qui danse sur la corde. De quel côté tombera-t-elle ? et quand ? Huit jours avant la fin de la guerre, si possible ! Adolf doit rager, car il ne peut plus répondre à une conférence par une autre conférence avec Musso. En somme, il reste seul, il n’a plus d’alliés dignes de ce nom. Alors il a fait une conférence de presse, où tous les journalistes européens gueulèrent « Ya ! Ya ! » ; on fait ce qu’on peut, mais on tirerait volontiers sur le pianiste. Le Russe que j’ai refoulé le 29 novembre parce qu’il était trop bête a été réclamer au service de placement allemand qui l’avait envoyé ici. Il a joint son élogieux certificat de Udet à sa réclamation, ce qui fait que, ce matin, j’ai été appelé pour me justifier. J’ai dit que tous ceux qui revenaient d’Allemagne avaient un certificat très élogieux mais que cela ne prouvait rien, justement parce qu’on le donnait à tout le monde, j’ai ajouté que je ne tenais compte des certificats qu’après examen des connaissances techniques et que ce Russe n’en avait aucune. Il a quarante-six ans et il a travaillé seize mois dans toute sa vie de chevalier errant. J’ai demandé qu’il soit examiné à nouveau par le Prussien qui dirige le bureau des calculs. Il a fallu que je fasse le détail des questions posées et des réponses du zigoto. Le grand chef a été satisfait de ma façon de procéder et il m’a remercié. Il faut qu’il réponde avec détails au service de placement et c’est pour cela qu’il a dû perdre une demi-heure avec cette histoire. Évidemment, c’est lui qui recevrait les coups en cas de grabuge, je le comprends, je lui pardonne. Je suis un vaincu magnanime ! Le gâteux avait entrepris Laborie, un dessinateur un peu gouape que je connais depuis six ou sept ans. Je m’approche et Laborie, à qui le gâteux venait de dire qu’il avait fait l’autre guerre comme aviateur, dit en me désignant : « Aviateur aussi, pendant la guerre ! — Ach ! où ? — À Dunkerque1 », répondis-je. Un sourire de carpe fleurit sur sa face d’alose « Ach ! moi Zeebrugge, moi visiter l’aérodrome de Dunkerque, pan ! pan ! » et il me dessinait la carte et il piquait des coups de crayons sur les hangars, et moi je prends le crayon, je continue la carte vers le nord : ––––– 1. On sait que Blanchard, pendant la Première Guerre mondiale, fit partie de l’escadrille de Dunkerque, dont il était l’un des rares survivants. Entre autres « actions de guerre », il coula un sous-marin allemand dans la Manche. 458
« Bruges, pan, Ostende panpan, Zeebrugge, la jetée et ses rails de chemin de fer, les hangars d’hydravions, panpanpan ! » Je n’ai jamais vu un homme aussi heureux au souvenir de ces années de destruction et de noire imbécillité. Il me dessina la villa du roi des Belges à La Panne, ne se souvenant plus du nom du pays que je lui reseringuai. « Ya, Ya. » Je me souvins alors d’une promenade sur la plage de Rosendaal, par un dimanche après-midi. Je crois bien que j’étais avec Guierre, un casseur d’assiettes, un fada et un assailleur de femmes faciles. Nous vîmes deux femmes se promenant sur la dune, mon Guierre fronça les narines et sortit une langue de chien. Nous abordâmes les deux nymphes et il commença à bonimenter la plus élégante, si bien que cette peu farouche beauté nous invita à prendre le thé dans une villa proche. Je ne disais rien, étant d’un naturel timide et sentant que le terrain était miné. La bonne, en apportant, le plateau y alla d’un « Sa Majesté », en répondant à sa bourgeoise. Mon Guierre piqua un soleil couchant sur l’Adriatique et ne savait comment placer ses fesses sur la chaise. La reine Élisabeth lui dit, en me montrant : « Votre camarade est très gentil, mais vous, vous êtes insupportable ! » Nous nous quittâmes bons amis quand même. Guierre, qui aimait beaucoup raconter ses victoires, ne se vanta jamais de celle-ci. Mercredi 8 décembre 1943 En 1919, aux essais de mon 1000-chevaux1, je revis Guierre à Saint-Raphaël. Il était midi, et, heureux de nous revoir, il m’invita à déjeuner sur l’heure. Devant sa très grande insistance, j’acceptai, bien qu’il me parût que je gênerais les prévisions de sa ménagère, quelle qu’elle fût. « J’habite une villa que j’ai louée en compte à demi, et j’ai là une amie de Toulon venue pour vingt-quatre heures ; elle s’en retournera par le train de quatre heures. Nous allons faire quelques provisions en passant en ville. » Et nous nous mîmes à faire notre marché vers midi et quart. Il s’occupa du liquide et prit deux bouteilles de porto puis me dit : « Savez-vous faire la cuisine ? » Je lui avouai que je savais faire cuire un œuf ou même un bifteck et des pommes de terre frites. « Superbe, épatant ! je vais acheter des biftecks et, pendant ce temps, achetez les pommes de terre. » Nous arrivâmes à la villa et je vis l’amie en train de se faire les ongles mais nullement disposée à se servir de ses doigts pour autre chose. ––––– 1. Le premier hydravion construit par Blanchard. 459
C’était une poule de Toulon qu’il avait fait venir pour la nuit, comme on aurait loué un vélo. Il versa une rasade générale de porto puis me demanda si je savais éplucher les pommes de terre, je me mis au travail et tandis que je taillais les frites, il se promena longuement les pieds en l’air, en marchant sur les mains et fit ainsi plusieurs fois le tour de la cuisine. Nous mangeâmes sur le pouce, nos assiettes sur le rebord libre de la table de la cuisine, table chargée des restes de vingt-quatre heures de folle bombance. Le porto était bon et je sortis de là vers trois heures heureux de vivre et de voir clair, expression marine qui définit un état assez avancé d’éthylisme. Hier soir, on sonne à ma porte. J’ouvre, je vois deux êtres un peu clochardeux qui me souhaitent une bonne année et qui s’annoncent : boueux ! Je compris que c’étaient des ramasseurs d’ordures qui venaient chercher un pourboire. Je leur donnai vingt francs et ils allèrent frapper en face où il n’y avait personne. Étaient-ils vraiment les boueux ou avaient-ils inventé ce truc pour tirer quelque argent ? Je ne le saurai jamais. On se méfie de tous les coups de sonnette. Quand on ouvre la porte, on se demande toujours si on ne va pas recevoir un mauvais coup. Je comprends que les troglodytes aient toujours mis des obstacles naturels entre leur refuge et leurs semblables. Et, plus tard, les lacustres eurent aussi une trouvaille heureuse ; ils voyaient venir de loin et lentement le visiteur et pouvaient le recevoir selon son mérite et ses intentions. Saint Pierre doit s’y prendre d’une façon analogue, je pense. Le gâteux et Épais m’ont annoncé que le nouveau Directeur mettait de l’ordre dans la maison. Il commence par ficher à la porte cinq hommes qui, vraiment, seraient indésirables sous n’importe quel régime. Puis ils me disent que, le 11 novembre, on a fait, dans certains bureaux, une quête pour venir en aide aux réfractaires. Ce qui m’inquiète dans cette affaire, c’est qu’ils le sachent. Ils ont donc un renseigneur. Quel est cet homme ? Premier point à élucider. Et ce vidage de mauvais garnements annonce une intention de surveiller étroitement le personnel. Méfiance ! Il s’agit de gouverner dans les récifs. La B.B.C. nous annonce que Churchill a remis à Staline une épée d’honneur que le roi d’Angleterre offre à la ville de Stalingrad pour sa résistance héroïque. La B.B.C. ajoute que le maréchal Staline « prit l’épée et la baisa avec ferveur ». Le maréchal Staline-Don Quichotte leva les yeux vers le ciel, baisa son épée et son écu et donna une pensée à sa dame, etc. Nous vivons des temps inoubliables, pleins d’humour noir et nonnoir. Maréchal Staline, le baisement de l’Épée, que verrons-nous 460
encore ? Staline faisant sa première communion ? Staline chantant la messe ? Staline lavant les pieds d’un clochard, guérissant les écrouelles, montant les marches du Sacré-Cœur à genoux. Hi ! Hi ! Hi ! Quelle diarrhée ! Mon fils Jean, lorsqu’il avait dix ans, devint Don Quichotte après une lecture dudit. Il se harnachait en chevalier de la Triste Figure, une bassine sur le crâne, un couvercle de lessiveuse au bras gauche, il brandissait un bâton-épée et baisait la poignée, puis, hurlant le serment de Don Quichotte, il se battait contre les courants d’air et tombait raide mort sur son lit qu’il démolissait au grand courroux de sa mère. J’identifie le maréchal Staline à mon fils Jean de ce temps-là et je me réjouis dans mon cœur. Il y a encore de la place pour la plaisanterie, le monde n’est pas perdu. Jeudi 9 décembre 1943 Un homme d’ici, genre fou forcené, avait réussi quand même à rester pendant un an. Cet homme ne savait rien faire et était de ceux qui disent « Travailler pour les Boches ! non, mais, tu ne m’as pas regardé. T’as déjà vu des gars comme moi travailler pour les Boches ! Dis, l’as-tu déjà vu, espèce d’enc... » Et pan ! un accès le prenait et il boxait le pauvre interlocuteur. Cet homme était, heureusement pour moi, dans un autre service. Finalement, un Prussien qui connaît à peu près son métier, oiseau rare, s’en débarrassa hier. Cet homme avait cette manie de vouloir épater les jeunes couillons par des attitudes de terroriste et d’espion gaulliste. Il le criait bien haut et se vantait de ses relations et de son haut grade dans la hiérarchie des troupes alliées. Il se vantait grossièrement car, qui eût voulu accepter un tel butor, un tel insensé ! Il fit si bien qu’un policier allemand vint, un de ces dimanches, dimanche dernier je crois, visiter les tiroirs du fier-à-bras et fit une bonne récolte d’élucubrations sans intérêt aucun pour la guerre, mais dépeignant bien, par une verbosité sans pareille, sa volonté d’attirer les admirations non informées. Il y avait surtout un Catéchisme du résistant qui était un résumé de tous les slogans de Londres. Ne travaillez pas pour les Allemands, sabotez, cassez tout, ne faites aucun travail utile ou bien vous n’êtes plus dignes d’être Français, etc. Des conseils à la jeunesse folle et qui, si elle appliquait ces formules, ne réussirait qu’à se faire fiche à la boîte sans profit pour la France. Le cerveau de cet hurluberlu était réglé sur le tout ou rien des simples d’esprit. On l’a liquidé hier soir et, ce matin, les policiers européens ont été le cueillir à domicile. Ce fort-en-gueule a trouvé ce qu’il cherchait. Cet idiot était admiré de quelques-uns. Le monde est bête, bête, bête ! Quand je vois de ces choses, un cafard sans espoir 461
me baigne. Je me vois dans le fond de la Seine, au pied d’un pont, avec un pavé attaché au cou, et je me dis : « On est mieux ici que làhaut ! » Épais m’apprend que Mélange est dans un camp de concentration. Cette expression camp de concentration a pour eux un sens très désagréable, on sent cela très nettement rien qu’à leur façon de le prononcer. Les yeux, la grimace... Brr !... Brr !! Quand Guyomard m’a dit « Non ! » hier soir au sujet de Bene, il pensait juste, puisque Bene aurait dû être coiffé à six heures, mais j’avais raison quand même puisqu’il ne le fut que ce matin. Je ne pouvais pas comprendre son « Non ! » Cette nuit sera meilleure ! grâce à Guyomard qui m’a confié ce qu’il savait. Ils sont bizarres ces clients-là. Il y a un mois ou un peu plus, parlant à Thou. st. leit. au sujet d’une épaisseur de tôle qui avait été fixée par Mélange et qui revenait en question, je m’opposais à toute modification à cause de la décision de Mélange. Il me répondit que Monsieur Mélange n’avait rien à voir à ce qu’on faisait ici. Je fus un peu étonné de cette sorte de grossièreté inhabituelle dans ce pays très hiérarchisé. Mais aujourd’hui je comprends. Mélange était à la boîte, le malheureux ; alors on tapait dessus de partout, même de Paris. Oh ! là ! là ! ma tête ! Enfin de ces vingt-quatre heures mémorables, il reste matériellement ceci : que ce carnet ne doit pas rester dans le tiroir. Épais m’a confié sous le sceau du secret qu’il avait institué ici un système de surveillance. Quelle chance qu’il m’ait pris pour confident ! Qu’ils sont épais. Mais enfin, la doctrine nazie est dans les choux. Ils ont foutu cinq types à la porte, et il y en aura d’autres, paraît-il ! Ils ont mis trois ans à comprendre. Il est clair qu’il y eut en Allemagne une pénurie de cadres et qu’ils envoyèrent dans les pays conquis des gens sans expérience. On nomma chefs des exécutants pleins de bonne volonté, ce n’est pas douteux, mais qui s’y prirent comme des pieds. Ils firent de ces choses qu’un jeune chef qui a seulement exercé pendant six mois ne ferait jamais, si gourde soit-il. Qu’un homme puisse pendant un an roupiller ou tenir des propos contraires à l’ordre établi, cela ne se voit nulle part, je ne juge pas, je constate, sous aucun régime, ni même sous un non-régime, si tant est que cela puisse exister. Vendredi 10 décembre 1943 Nous voici déjà le 10. Cela passe vite, malgré tout. Le temps me paraît plus rapide à mesure que je vieillis. Voici bientôt passée la moitié de cet hiver. Nous en verrons le bout. J’ai un rhume qui ne 462
guérit pas. Nous mangeons mal, en ce moment. Pas d’huile, pas de beurre, pas de pommes de terre. Nous mangeons des nouilles à l’eau, des carottes et des navets à l’eau. L’avant-dernière nuit, je me suis levé cinq fois pour pisser. J’ai rempli le pot. Cela m’a refroidit les pattes et je tousse coquelucheusement, ce qui est gênant pour le voisinage immédiat ! Samedi 11 décembre 1943 Je déménage encore un coup. J.1 est la maison des déménageurs. Le nouveau directeur réorganise, donc il chamboule les tables et les chaises. Les hommes suivent la danse, et ainsi peut-être qu’un jour ça tournera rond. « J’ai beau changer de quartier, disait le poivrot, ma chambre est toujours dégueulasse. » Le matin, quand je vais prendre le métro à Villiers, je rencontre souvent des officiers qui marchent en rasant les murs et portant leur valise. Ils doivent rejoindre les hôtels du quartier qui leur sont réservés. Fini le temps où ces messieurs se faisaient voiturer et où ils se faisaient accompagner par un esclave français porteur de bagages. Mais ils se déplacent avec leur barda à la faveur de la nuit ou des crépuscules. Leur vanité de seigneurs de la caste supérieure doit être affectée par ces travaux incompatibles avec leur uniforme fait pour des poses de statue d’usine. Cela doit agir sur leur conscience. Cela les diminue. Mais, être vainqueur et en arriver à porter sa valise, c’est contradictoire. Leur dignité de chef est salement atteinte. La sainteté de leur mission doit leur paraître un tant soit peu boueuse. Nous avons la cruauté de nous réjouir dans notre cœur. Dante punissait ainsi les superbes. C’était pourtant un grand chrétien, paraît-il ! Lundi 13 décembre 1943 3 septembre 1939 – 13 décembre 1943 – 1er août 1914 – 11 novembre 1918, avec vingt-cinq ans de décalage. Mais cette fois-ci, la guerre dure encore et la révolte gronde. Salaires de 1936 et prix des choses 1943. Les comités d’organisation font la pluie et le beau temps, les actions industrielles ont atteint cinq cents pour cent comme le prix des choses. Ces mêmes comités, la main dans la main du vainqueur, ont maintenu les salaires. Les premiers pour gagner des fortunes, les autres pour garder le pouvoir d’achat de l’indemnité d’occupation. La justice sociale nazie et la justice sociale de ––––– 1. Junkers. 463
Vichy sont identiques. Des grèves s’annoncent un peu partout. Des salariés, dont la faculté de jugement n’est pas évidente, assouvissent leurs petites rancunes personnelles sous couleur de patriotisme. On disait autrefois : « Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est galeux ! » Aujourd’hui, celui qui répond non à une demande folle est classé collaborateur et porté sur la liste des futurs cadavres ! Un petit épicier de la rue de Constantinople travaille dur avec toute sa famille, il est propre, il se donne de la peine, de sept heures du matin à neuf heures du soir. Et l’on sait, hélas ! ce que représente de fatigues le ravitaillement sans moyens de communication, rapporter des paquets et des sacs par le métro après avoir fait des heures d’attente devant les répartisseurs, et les comptabilités, inspection et contrôle des tickets, etc. Cet homme a sans doute refusé une livre de chocolat ou de n’importe quoi à quelqu’un qui n’y avait pas droit : il a reçu un cercueil. Il est affolé, car son patriotisme, comme on dit aujourd’hui, est pur, comme celui de tous ceux qui peinent pour vivre. Les punitions de traîtres sont devenues trop souvent des attentats crapuleux. Il faut tout de même mettre les choses au point. Le débarquement des Alliés en France serait, en ce moment, quelque chose de très dommageable pour les habitants des régions troublées. Ce qui s’est passé en Italie et en Russie nous laisse supposer que les occupants détruiront tout avant de lâcher pied. Être sur les routes en décembre serait une autre catastrophe que juin 1940. Le XXe siècle sera le siècle de la guerre, de la bassesse, de l’idiotie, de la Propagande ! Mardi 14 décembre 1943 Écrit à Char. Je lui parle de mon désespoir, de la poésie morte, ou du moins endormie, vu les occupations écœurantes auxquelles je suis soumis ; et, enfin, du discontinu en poésie avec les grands trous de néant. Cette guerre ! cette guerre qui n’en finit plus ! Et pourtant, se laisser dériver, c’est s’anéantir. Ma femme me donne l’exemple du courage. J’aurai une admiration jusqu’à la mort pour son dévouement et sa vaillance durant ces dures années. Pas de nouvelles de l’Objet. C’est pourtant là un point essentiel du problème poétique. J’aurais voulu lancer ces jeunes gens vers l’attitude Heisenberg1. J’appelle ainsi non pas une transposition de la ––––– 1. Werner Heisenberg (1901-1976), physicien allemand, auteur de postulats de la mécanique quantique comme les « relations de commutation » et le « principe d’incertitude » — ainsi que du modèle du noyau de l’atome. Prix Nobel de physique 1933. 464
théorie dudit et des relations d’incertitude par lesquels l’irrationnel entra dans la science, car ces théories sont peu vivaces, mais bien l’incertitude qui a présidé à l’illumination découvrant ces idées. Et aussi, le discontinu avec ses trous de néant entre les corpuscules poétiques. Les idées nouvelles sur la lumière peuvent bien éclairer la Poétique. Il y a tous les éléments pour, sans calquer, évidemment. Chabrun et compagnie, qui ont une forte culture philosophique, pourraient déblayer le terrain ; mon insuffisance dans ce domaine m’interdit d’y mettre la main. Et puis, j’ai cinquante-quatre ans et des soucis plein ma cloche à plongeur. Cette volonté qu’ils ont de diminuer les peuples conquis en leur donnant des travaux d’esclaves ! C’est terrible ! Un calculateur m’a posé tout à l’heure un problème intéressant, je m’y suis attelé et j’ai passé une heure agréable à résoudre ce cas. Je sais bien que je pourrais me poser des problèmes et m’y distraire, mais je ne fais que cela depuis trois ans et je suis fatigué de donner des coups de poing dans le vide ; se battre contre son ombre, disent les boxeurs ! Je suis désespéré, mon moyen d’existence, la poésie, m’est enlevée à nouveau. Mercredi 15 décembre 1943 Encore un déménagement en vue. Le nouveau directeur réorganise, mais on ne perd pas au change. C’est bien le troisième qui est le bon, comme disait ma mère. Le premier était un putassier, le deuxième une brute de Cromagnon, le troisième est un homme normal. Il est calme, attentif et raisonnable. Il réfléchit beaucoup avant de se décider. Depuis huit jours qu’il a pris le dirigeoir, il étudie la situation, s’informe, pèse et enfin décide. Il m’a appelé ce matin. Il était penché sur la liste du personnel. Il m’a dit que je n’avais pas eu jusqu’ici des travaux en rapport avec mes capacités et il s’en excuse, que l’on prévoyait des travaux très importants d’ici quelques mois, où j’aurai mon rôle à jouer, et que pour l’instant, il me collait dix mille francs par mois (au lieu de neuf mille deux cents), et qu’il me priait de prendre la direction du bureau de calcul, provisoirement. J’ai dit oui, bien que je sache qu’une grande patouille règne dans ce coin des calculateurs. Mais ils sont cinq seulement, tandis qu’au dessin, j’aurai toujours au moins quarante vauriens. Et le niveau d’éducation des calculateurs étant un peu plus élevé que celui des dessinateurs, je pourrai facilement les dompter. Tandis que pour les autres, l’écœurement m’en empêche, leur bassesse et leurs têtes de bûches sont opaques. À un autre tout le plaisir ! Parmi les cinq, j’ai 465
tout de même deux centraux, un licencié de l’École des Mines, et deux je ne sais quoi, mais enfin niveau mathématiques spéciales. Si je n’arrive pas à les mener, c’est que je suis un con. Jeudi 16 décembre 1943 Du personnel nouveau arrive. Un groupe de Cannes s’installe. Ils appartiendront toujours à la SNCASO. C’est bien ce que j’avais prédit à Cœurfidèle. La société négrière garde ses nègres et les loue au vainqueur. La belle affaire pour les trois ou quatre gros ventres de l’avenue Malakoff. Ils ont un pacte avec un chef nazi qui partage le fric avec eux, pas possible autrement, car enfin, pourquoi la Junkers ne réquisitionnerait pas ces hommes-là sans s’occuper de la SNCASO ? Quand ils envoient un garçon épicier en Téderquie, font-ils donc tant de manières ? Il va falloir loger ces gens ; or, les chambres d’hôtel étant introuvables pour le prix qu’ils peuvent mettre, on va les fourrer d’autorité dans les appartements des juifs. On leur a promis qu’ils seraient chez eux d’ici quinze jours. Cela doit étreindre le cœur d’un honnête homme, de s’installer chez des persécutés. J’accepterais difficilement un pareil cadeau ! Je ne pourrais y dormir. Vendredi 17 décembre 1943 Les ouvriers de Châtillon se sont mis en grève avant-hier. La police allemande est venue installer ses mitrailleuses dans l’usine et vingt-cinq ouvriers ont été emmenés au Fort de Romainville, on ne sait rien d’eux depuis. Hier soir, on a distribué les lettres avisant les heureux bénéficiaires d’augmentation. J’ai reçu la mienne. Mes anciens dessinateurs ont aussi été servis, mais, à part ce petit groupe, la distribution a été maigre. Aussi, il y eut des faces longues et des cris démesurés. Comme toujours en pareil cas, ce sont les feignants qui gueulent le plus. Ils se sont rués pour réclamer, on les évinça, mais ils sont bien décidés à ne pas travailler davantage. Ce qui est assez comique, c’est de les entendre dire : « Puisque c’est comme ça, je ne fous plus rien. Quand on se crève le cul, on n’est pas récompensé, Merde ! Je ne travaille plus ! » Et, vraiment, ils croient ce qu’ils disent ! Le gâteux est parti ce matin. Je lui ai demandé s’il reviendrait, il m’a dit : jamais ! Dommage ! c’est un phénomène. Je lui ai demandé si la guerre finirait bientôt : « Encore trois ou quatre-z-ans ! » « C’est 466
long », lui répondis-je. « Ne vous plaignez pas, vous n’avez pas de bombardements ! » C’est ma foi vrai. Ils sont déjà plus malheureux que nous. Plus de beurre à la maison depuis deux semaines, plus de pommes de terre, plus d’huile. La misère ! J’ai essayé d’avoir du beurre au marché noir, on m’en promet toujours pour « demain », mais rien, tout le monde se jette sur le pauvre beurre. J’ai rapporté deux cent soixante-quinze grammes de lard salé à trois cents francs le kilo, il y a cinq jours. Nous avons fait fondre le gras, ce qui nous a fait du saindoux. Dans deux jours, nous serons de nouveau sac de toile. Je vais acheter une bouteille de cognac à deux cents francs. Cela valait quarante francs avant le massacre. L’épicier ne me vole pas. C’est un brave. Nous sifflerons cela à Noël. En quarante-huit heures, à quatre, ce sera liquidé. Peut-être ne serons-nous que trois, Jean n’est pas certain de venir. Mais nous la sifflerons sans lui, à la vitesse 1,33 au lieu de 1. Samedi 18 décembre 1943 Ce matin, dans le noir, au coin de la rue Viala et du boulevard de Grenelle, un camion passait, je vis un petit lapin blanc courir dans le ruisseau, à toute vitesse, je le suivis des yeux, très amusé et il s’évanouit magiquement. Je regardai alors à la distance qu’il aurait dû parcourir durant le temps que je ne le vis plus, mais pas de lapin blanc. J’aurais juré, la tête sur le billot moyenâgeux, que j’avais vu un petit lapin blanc courant près du trottoir, la queue en l’air et son petit museau noir pointant vers moi. Réflexion faite, je me rendis compte que ce n’était qu’une tache de lumière que le camion laissait passer par le travers d’une lanterne, sans doute un trou surnuméraire dans le cylindre du phare de droite. Cette tache de lumière courait à la vitesse du camion et avait la forme d’un petit lapin blanc. N’empêche que cet animal a existé, pour moi, pendant quelques minutes. Par les temps que nous vivons, c’est dans la casserole qu’il faudrait qu’il fût ! Lundi 20 décembre 1943 Nous commençons une demi-heure plus tôt pour récupérer les fêtes. Ce qui me donne ce matin la joie de voir, dans un ciel purissime, les trois planètes triomphantes alors que je fonçais vers la place Villiers, pour prendre mon métro. Je crois, et c’est philosophiquement parlant une croyance, pas autre chose, que c’est un signe favorable. Tout comme en juillet 1939, quand je descendais avec 467
Char l’avenue du parc Monsouris et que je vis, vers minuit, un Mars extraordinaire et insolent annonçant la catastrophe.1 (Ce vieux fond de superstition qui croupit dans le cœur humain !) Jean, venu de Lannemezan pour deux jours, nous dit l’effet destructeur des petits attentats multipliés et répétés contre les lignes de distribution électrique. Paris a été, et est peut-être encore, isolé et ne peut compter que sur ses centrales thermiques. Il y a très peu de charbon (pour quatre jours seulement), d’où les subites restrictions qu’on nous a collées sous prétexte de sécheresse persistante. Bande de menteurs ! Les réservoirs sont pleins. Faire sauter des poteaux électriques a paru au début comme une gaminerie, on changeait le poteau et, en deux heures, la ligne était rétablie. Mais aujourd’hui qu’il n’y a plus de poteaux, que les magasins de poteaux sont vides et qu’il n’y a pas de matières prévues pour en refaire, on s’aperçoit de l’efficacité du système. D’autant plus que sur tous les points, des attentats ont lieu. Cette multitude de coups d’épingles peut tuer la grosse bête aussi sûrement qu’une attaque massive de tanks, avions, etc. etc., conduits par des grands, gros, clinquanteux généraux ou maréchaux. Il y a aussi ce truc astucieux de lancer un train électrique sans équipage, un train ivre, sur une ligne de chemin de fer fréquentée par des trains de marchandises européennes. C’est l’avantage de la traction électrique. Cela marche tout seul jusqu’au télescopage, l’arrachage des rails et la pulvérisation des wagons inclus. Un train ayant été lancé ainsi, les lanceurs apprirent qu’un train de voyageurs se trouvait sur la ligne, ils téléphonèrent à une gare intermédiaire de bien vouloir couper le courant, le courant fut coupé et la catastrophe évitée. Les bandits sont de braves gens. Il paraît aussi que les dynamiteurs connaissent très bien le réseau, qu’ils fusillent les poteaux et les transformateurs qui intéressent les points principaux et dont l’incidence est très étendue. C’est du travail bien organisé. Ils ne jettent pas leur poudre aux moineaux. Ils terrorisent en connaissance de cause. En gare de Lannemezan, les Européens avaient garé trois foreuses pour puits de pétrole qui devaient être mises en action dans la région pour rechercher le pétrole qui, paraît-il, se cache à deux mille mètres au fond des terres. ––––– 1. Cet épisode est évoqué dans Wanderers of the dark, poème de février 1943, dédié à René Char, où on lit : « Il avait fait très chaud et nous prenions le frais dans la tête d’un crapaud. Une planète, accrochée de toutes ses pinces à la crinière du Soleil, se gonfla et devint aussi grosse qu’un bouton de culotte. Nous reconnûmes bien là le visage de l’enragée rouquine qui, à deux pas, nous lançait son venin. » 468
(Faut-il qu’ils en aient besoin pour entreprendre de tels travaux qui, avant guerre, étaient considérés comme inutiles parce que pas rentables !) Une de ces machines sauta. Les gendarmes vinrent constater les faits et virent deux bombes prêtes au sacrifice près des deux autres foreuses. Le gendarme proposa l’enlèvement des engins dangereux, le brigadier répondit que cela regardait les artificiers et qu’il allait de ce pas les chercher tandis que, pendant ce temps, le gendarme surveillerait les bombes encore neuves. Dès que le brigadier eut pris la poudre d’escampette, c’est-à-dire qu’il eut très vite disparu vers la ville, le gendarme s’éloigna sur la pointe des pieds et se mit hors de portée des foreuses, guettant le retour de son chef pour, le moment venu, faire celui qui n’a pas bougé. Mais alors, les deux autres foreuses sautèrent brutalement et brigadier, gendarme et artificiers arrivèrent pour examiner les morceaux. Tous sains et saufs, ce qui leur importait le plus ! All is well that end’s well ! Marcel Luglieu Labordère est venu hier après-midi de deux à quatre heures. Quand je lui eus ouvert la porte et que je vis ce vieillard pouvant à peine traîner les pieds, j’eus honte de l’avoir laissé venir, mais je me suis souvenu d’une de mes lettres dans laquelle je l’avertissais que j’habitais le cinquième à gauche. Donc, s’il est venu c’est qu’il a bien voulu. Il est un peu clochard et pourtant il a des sous. Il nous a dit qu’il avait des valeurs étrangères, qui étaient gelées pour le moment, et des terres. Donc, il peut bazarder ses terres au bon moment, car ce n’est pas demain qu’il pourra profiter des prix idiots pratiqués aujourd’hui. C’est un étudiant de soixante-treize ans. Il bouquine depuis soixante ans et s’intéresse principalement au problème de l’or. Surtout les statistiques et les échanges internationaux. Il est musulman hindou. J’ai cru comprendre qu’il avait une religion fabriquée par lui-même en amalgamant Mahomet et Bouddha. Car il a horreur des brahmanes. Je lui ai parlé de René Guénon, connaît pas, je lui ai montré Les états multiples de l’Être, il a pris le nom de l’éditeur pour se le procurer. Quand je lui ai offert mon exemplaire, il a violemment refusé, me disant que sa religion le lui interdisait. Les musulmans ne prêtent pas. Il a refusé le thé. Il ne boit que de l’eau, et encore, un verre à porto. S’il buvait un peu de vin, je crois qu’il grimperait allégrement les escaliers. Il ne paraît pas atteint de quelque malheur de vieillesse, je le trouve un peu faible des jambes. Il dit que toute sa partie inférieure est froide. Raison de plus pour piétonner un brin. Si j’étais lui, j’essaierais ce remède inoffensif et peu coûteux. Mais cet homme est vraiment entêté ; quand il va à Montdidier, il refuse d’entrer dans les maisons. Sa religion lui interdit de s’abriter sous 469
un toit. Son notaire de Montdidier nous racontait qu’il le trouva un jour étendu sur le gazon du jardinet qui sépare la maison de l’étude. Le notaire et le premier clerc durent apporter leurs livres de comptes et s’asseoir eux aussi sur l’herbe pour parler des affaires du bonhomme. Je crois que ce vieux fou se tue par fanatisme. Il est végétarien, il est buveur d’eau, il dort sans chauffage, il habite une mansarde dont il ouvre les vasistas, ce qui lui permet de croire qu’il n’habite pas sous un toit, il traverse Paris pour aller s’enfermer toute la journée à la bibliothèque américaine de la rue de Téhéran, où il prend des notes qui ne lui serviront jamais à rien ; c’est l’étudiant éternel, aggravé de théosophisme et d’islamisme. Il est antichrétien et il a bien ri lorsque j’ai appelé le christianisme : La Morale des esclaves ; j’ai ajouté modestement que c’était de Nietzsche, mais il a eu l’air d’entendre ce nom pour la première fois. Il est sourd comme un pot et sa culture, qui est évidente, me paraît spécialisée. C’est un homme qui a eu une fortune suffisante pour se payer une vie de studieux loisirs. Certains sujets l’intéressaient plus que d’autres, il a joué au spécialiste et le voici, à la fin d’une vie gaspillée, ou plutôt effilochée, plein de croyances et d’idées fondées sur le bon plaisir et qui ne plongent dans aucune réalité. Il y avait un quart d’heure qu’il m’avait refusé le livre que je lui prêtais, il avait alors ajouté à son refus : « Les musulmans ne prêtent pas à intérêt ! », qu’il me demandait mon avis sur les valeurs qui seraient les plus profitables, après la guerre. Nous examinâmes les différents compartiments et je conclus en disant que, comme un clochard qui trouve un portefeuille, le monde se jetterait premièrement sur la nourriture, deuxièmement sur l’habillement, troisièmement sur l’outillage et les matières industrielles. Et, plus tard, les produits manufacturés. Nous tombâmes d’accord sur ce programme, et je vis que ce contempteur de l’argent qui rapporte de l’argent était très alléché à l’idée de toucher de gros coupons sur ces bonnes valeurs que nous venions d’énumérer ! Y a-t-il contradiction ? Je crois bien que oui, mais je ne lui en fis pas la remarque. Je ne veux pas faire de peine à ce brave fou. Ce qui est exceptionnel chez ce vieillard, c’est cet appétit de connaissances et cet intérêt passionné pour des tas de choses. Par certains côtés, il est encore tout neuf. Il a onze ans. Pronostiquant la fin de la guerre, il dit qu’il y en avait encore pour plusieurs années. La guerre en Birmanie ne peut se faire que l’hiver, les Japonais prendront l’Inde et il faudra aux Alliés trois ou quatre ans pour la reprendre. Il voit tout comme un musulman hindou d’horizon très rétréci et qui ne jugerait de la guerre mondiale qu’au point de vue Birmanie. Je lui dis que la guerre était une industrie et que 470
des signes évidents d’affaiblissement industriel de l’Allemagne et du Japon se révélaient depuis un an, donc que la guerre finirait en 1944. Il n’est pas disputeur, il est très anglais. Nous fûmes très anglais, devrais-je dire. Il parlait, développait son idée, je l’écoutais sagement en opinant du chef, puis c’était mon tour et il opinait aussi ; nous n’étions pas du même avis mais notre attitude était tout comme. Ce devait être un curieux spectacle. Il se retira enchanté en disant une phrase latine que je n’ai pas saisie. Il y a quelques jours la radio et la presse criaient au viol ! parce que les Alliés auraient décidé que le franc serait désormais à trois cents francs la livre au lieu de deux cents. Et de faire des Imprécations de Camille avec de grands gestes : la France qui, la France que, la France dont le crédit s’améliore chaque jour, etc. etc. Ces volontés nous arrachent le cœur, ils veulent notre peau, les bandits, les ravageurs ! Et voici dans Le Journal de la Bourse un rapport Franc-Livre en passant par la peseta qui met le franc à trois cent cinquante-deux francs la livre. Somme toute, ces bandits d’Anglais nous font cadeau de cinquante-deux francs par livre. La situation du Trésor du même journal montre que c’est plutôt nous les voleurs ! Le cantinier, arrêté il y a quelques mois pour insoumission (en tant qu’Alsacien ayant opté pour l’Europe, il devait endosser l’uniforme de soldat du Reich) était en prison à Melun. Il a demandé une permission de vingt-quatre heures pour venir voir sa femme, il a obtenu cette faveur et en a profité pour prendre le maquis. Son départ pour la Russie était imminent. Il préfère la liberté, beaucoup sont de cet avis. Mardi 21 décembre 1943 Lu un livre de 1931 : Dictateurs et dictatures, de Sforza, qui m’a confirmé dans cette opinion, claire et démontrée aujourd’hui, que les régimes de terreur produisent l’esclavage et l’abrutissement des peuples, et aussi la bassesse et tout ce qui s’ensuit. On devient lâche, d’abord par politesse, puis par peur et enfin par habitude. Et, ce qui est grave, cet abaissement mettra des dizaines d’années à se résorber. Nous sommes avilis pour un temps qui dépassera ma vie. Wanderers of the dark de ma naissance à ma mort. Mercredi 22 décembre 1943 Trente mois de guerre russe. Solstice d’hiver. Le soleil va recommencer une ondulation, un battement de cœur. Peu à peu, il fera moins noir. Nous avons un temps 471
de printemps avec un ciel purissime. Les bombardiers alliés font des voyages sur l’Allemagne. Le temps travaille pour eux, le tempsdurée et le temps-qu’il-fait. Francfort a reçu deux mille tonnes. Ou bien le peuple teuton est complètement abruti, ou bien la propagande du Reich a un culot colossal. À moins qu’il n’y ait ces deux choses à la fois ! Ils doivent quand même en avoir assez ! Reçu lettre de Grossetête qui me raconte une histoire exemplaire. Il a vendu sa maison, pour manger, lui et sa famille. Il l’a vendue à un riche négociant, maire d’une commune voisine qui n’en prendra possession que deux ans après la fin de la guerre. C’est un gangster du marché noir qui utilise son argent comme il peut. Les dix doigts de ses mains ne suffiraient pas pour compter les millions qu’il a gagnés en trafiquant avec les Prussiens, il lui faudrait aussi ceux de ses pieds. Un soir, vers huit heures, trois hommes armés de mitraillettes sont venus lui demander un million. Le magot était à la banque, il a fallu deux heures pour racler les fonds de tiroir. Un chèque, complément de la rançon, fut signé. Les hommes partirent en disant que s’il se plaignait à la police, d’autres viendraient l’assassiner. Grossetête conclut en pronostiquant qu’il y aura beaucoup de ces règlements de compte après la guerre ! Dire que des idiots, à l’est, défendent une civilisation qui n’existe plus ! Il est vrai que c’est eux qui disent qu’ils défendent LA civilisation ! Ils font bien, car s’ils ne le disaient point, personne ne le saurait ! Allons-y pour Civilisation policière, s’ils tiennent absolument à se gargariser avec ce grand mot. Faut pas les contrarier ! Ils sont dangereux. Scène dans le métro hier soir entre Étoile et Villiers. Tout contre moi, une jeune fille de vingt à vingt-cinq ans très forte, très marchande des quatre-saisons ou bouchère, d’après ses mains. Très bien habillée dans son genre, c’est-à-dire avec des frusques neuves, en cheveux, des rosaces bleues piquées dans les oreilles, très vache en rut. Elle lisait un petit livre d’une édition ultra-populaire, le titre était L’ultime baiser. Il y avait foule, je tenais ferme un dossier de banquette et mon bras lui entrait dans le flanc comme dans un matelas Dunlopillo. À deux mètres de là, l’employé, un genre macaroni carte postale couleur mie de pain (de ce pain qu’on mange en pleurant, depuis plus de trois ans) de ses yeux de chanteur napolitain chantant une mourante valse lente, la zieutait avec des mines tinorossistes du plus mauvais goût. Elle s’en aperçut, frétilla et sourit, puis, à une attaque plus mourante encore, elle fit un signe affirmatif. Nous arrivions à Villiers, et la danse nuptiale continua sans doute jusqu’au terminus. Ça ne connaît pas le prix des choses, 472
me disais-je, et puis cela finira dans huit jours ou trois semaines au plus par des baffes ou une vérole, peut-être les deux. Jeudi 23 décembre 1943 J’ai eu le droit d’acheter deux paquets de cigarettes le 21. J’en fume un demi-paquet chaque soir, les deux paquets de la décade sont donc liquidés en quatre jours. Je fume les dix cigarettes d’affilée, j’allume l’une avec le mégot de la précédente. Ces quatre nuits sont pleines de rêves. Cette nuit, j’ai mangé de la chair humaine, plus exactement, j’ai mangé mes parties sexuelles. Je ne puis savoir comment elles avaient été détachées. Mon rêve commence alors que j’avais les morceaux dans les mains, ils étaient crus et chauds de leur chaleur propre, les trente-sept degrés standards. Je déchirais par pincées et je mangeais, c’était bon, sauf un morceau qui n’avait pas la même texture et qui avait très mauvais goût, je le retirai de ma bouche et il m’apparut que c’était un préservatif usé. Vendredi 24 décembre 1943 La maison nous offre un cadeau de Noël payable ce midi. Trois cents francs plus deux cents francs pour la femme, ceux qui ont le suprême bonheur d’en avoir une, et deux cents francs pour chaque enfant au-dessous de vingt et un ans. Ceci ne s’applique qu’au personnel qui a plus d’un an de présence et qui n’a été l’objet d’aucune réprimande pendant l’année. Ce qui rétrécit assez le nombre des bénéficiaires. Je vais toucher cinq cents francs. Du coup, j’ai acheté une livre de beurre à Catherine, deux cent quarante francs. « C’est pas cher ! », rengaine de ces temps misérables, chaque époque a sa rengaine. En 1900, c’était : « As-tu vu mon œil ! » En 1914 : « Merci pour la langouste ! » En 1930 : « Tu t’rends compte ! » et « Ça me ferait mal. » Il y aurait quelque chose à faire, une étude psychanalytique, par exemple, sur ces expressions collectives à la mode qui, pour un temps, assaisonnent les conversations populaires. Et même celles des gens très bien. Avant-guerre, l’expression « D’accord ! » revenait à chaque phrase. On n’avait jamais été moins d’accord. Cela exprimait sans doute un vœu. Voici un mois qu’il n’y a plus de beurre ; on me dit que l’Espagne livre à l’Allemagne, sa protectrice occulte, le pétrole que le Mexique est autorisé à lui fournir pour ses besoins intérieurs, et qu’en échange, la grande et noble Allemagne paye en beurre raflé en France grâce aux services du ravitaillement à Laval. Des trains de wagons-citernes sont passés à Chartres avec leur chargement mexicain. 473
Samedi 25 décembre 1943 Le binoclard1 a bavé dans son micro en or ciselé enjolivé de pierres précieuses, son cul posé sur un fauteuil moelleux de vieille putain richissime, douillettement enveloppé dans sa robe de chambre à cent mille francs le mètre. Toujours la même lâcheté, les mots à multiples sens, sa foi dans le bonheur futur, éternel, etc. et sa prudence pour ne pas heurter les quelques réflexes demeurant encore dans les barbaques pourries des libido-dominandards qui le tiennent dans leurs pinces de crabes. Toujours La Morale des esclaves, des Hallucinés de l’arrière-monde. Et vas-y, gueule de vaincu ! Dégoise ! Machiavel de tinette ! Gagne ton bifteck, larbin ! On voudrait entendre un peu une voix de Jésus Christ qui lâcherait ses quatre vérités aux maîtres du monde. Il ne sort de cette serinette qu’un arrosage de pipi d’oiseau imperceptiblement acide. Va prendre ton petit déjeuner avec tes tartines beurrées, salaud, après avoir chialé sur les misères des peuples ! On te laissera ton château et tes revenus, chancre blanc, n’aie pas peur, on ne te tuera pas tant que tu lécheras les sphincters ignobles et brisés de ces pédérastes, de ces fourbes, de ces chefs de bande ! Il ferma sa gueule de chacal quand le Prussien, pendant quatre ou cinq ans, formait la plus grande armée qu’un monde barbare ait jamais eue. Dès que le doigt fut sur la gâchette, il a tout fait pour pousser les autres nations à la résignation de l’abattoir. « Laissez-vous égorger, ne brandissez pas l’épée, c’est défendu, vous irez dans un ciel de gloire, pour la vie éternelle, ainsi soit-il. Moyennant quoi, Nous ne crèverons pas de faim, ni de froid, on soignera nos hémorroïdes, ce qui est le plus important pour Nous ! À vous la vie éternelle, à Nous celle d’aujourd’hui ! Ha ! Ha ! Ha ! » C’est bien le chacal qui suit la chasse des sanglantes et cruelles bêtes sauvages afin de rapiner des morceaux de cadavres. Dire qu’il y a des cons qui versent encore leur obole au denier de saint Pierre, ce qui fut, pendant vingt ans, la source des devises nécessaires à Mussolini pour maintenir ce régime de basse police qui lui coûtait cher, pardon, qui coûtait cher aux futurs vaincus ! Ce bâilleur d’équivoques, comme eût dit Shakespeare, s’en tirera encore un coup avec un certain bénéfice, vous verrez ça ! Tellement le monde est bête ! Puis, hier soir, ce fut le cafardeux Pétain qui alla dans le même sens. « Soyez unis ! » Il sait très bien que nous le sommes contre lui, contre les ravageurs de l’Europe, évidemment, mais il fait la bête, ce ––––– 1. Pie XII. 474
vieux fourbe ! Il pleure sur les victimes des bombardements. Il ne dit rien sur le pillage nazi qui tue quatre cent mille Français par an. Va donc ! À la fosse à purin, vieux chenapan ! Il a eu une velléité de révolte, il y a un mois. C’est passé1. Un gueuleton avec Abetz2 et les amours ont repris. Lâcheté des puissants ! Puissance merveilleuse d’un verre de fine après la galimafrée. Ou bien, ce fut peut-être le merveilleux pouvoir du coup de pied quelque part. Ils sont capables de toutes les lâchetés, ces serviteurs de l’État. Ces voyous avilissent les peuples. Il est prouvé maintenant qu’un régime peut abaisser la qualité humaine. Tous les hommes ne sont pas en diamant, pas même en verre à vitre, la plupart sont en mastic. Si un régime peut abaisser cent fois la valeur humaine, il y a forcément un autre régime qui pourra augmenter un dixième de fois sa valeur normale. C’est à espérer pour la suite des âges. Ou bien nous ferions mieux de crever tout de suite. Hier midi, viande pourrie à la cantine. Le cantinier offrait, il y a huit jours, sa viande à deux cents francs le kilo. À ce prix, personne n’en a voulu. Il a attendu que la faim fît sortir le loup. Le loup n’est pas sorti, il a collé sa viande pourrie dans la chaudière à tambouille. Hier soir, quelques moules. Ce midi, nous arrive un colis de deux kilos de bœuf parti depuis quatre jours. Pourri. Et voilà la vie. Les économies disparaissent sans même que les besoins du ventre soient satisfaits ! Payot, hier soir, a cité une date pour la fin de la guerre, il a dit : « Dans quelques mois ! » Il est prudent, mais juste. Il s’exprime avec des circonlocutions du grand siècle, mais on comprend très bien qu’il méprise les totalitaires, avec raison, c’est-à-dire avec sa raison aussi. Ce n’est pas un sentimental faisandé. Lundi 27 décembre 1943 Noël fut un jour de jeûne. Le mot d’ordre de la radio, c’est maintenant l’union. Cessons nos querelles, serrons-nous la main, loyalement, franchement, refaisons une France ! De tous les micros, cette invitation a jailli. Radio-Paris, avec Guignol-Paquis, de Reauplan, Peyronnet de la Rose des vents, ont développé ce thème comme s’il n’était question que de cesser une bouderie enfantine. Il s’agit de choses sérieuses qui ne peuvent pas s’arranger aussi facilement. ––––– 1. Voir note page 438. 2. Otto Abetz (1903-1958), ambassadeur allemand à Paris à partir de juin 1940, spécialement chargé d’organiser la collaboration. 475
Sont-ils inconscients ? Ou croient-ils que c’est nous qui le soyons ? Bonnes nouvelles ce matin. Le « Sharnborst » coulé au cap Nord. Les Russes à huit kilomètres de Vitebsk1, la poussée allemande vers Kiev annihilée et l’armée russe ayant avancé de quarante kilomètres en cinq jours en tuant vingt-cinq mille Prussiens. Les femmes de ménage ont eu du travail ce matin. Il leur a fallu nettoyer les salles du festin et les cabinets. Elles ont lavé à grande eau après avoir balayé la vaisselle cassée. Ces gens-là se soûlent jusqu’à crever. Laborie, voulant entrer dans un water, n’arrivait pas à ouvrir suffisamment la porte, il poussa et la porte s’ouvrit entraînant sur les carreaux du parquet un tas de merde séchée. Ce curieux homme, qui est aussi un homme curieux voulut comprendre ce qui s’était passé et examina les lieux avec toute sa bienveillante attention. Des indices recueillis, il en induisit que le cochon était en train de dégueuler dans le trou et qu’il se sentit en même temps violemment sollicité par une puissante et wehrmacheuse envie de chier. Voulant faire les deux opérations simultanément, il s’accroupit tel que et emmerda le sol près de la porte. « Peut-être ce cochon était-il une cochonne, ajoutait-il, car, à moins qu’il ne fût à poil, je ne le vois pas mettre bas sa culotte, avant d’avoir débourré dans son froc ! » Donc, ce matin grand nettoyage. Et les femmes de ménage de se rappeler celui d’il y a un an et qui sera raconté plus tard aux petits enfants, quand elles seront vieilles, le soir à la chandelle. Cela fera partie des histoires de l’occupation qui franchiront ainsi quelques générations futures. Elles pourront aussi raconter, mais pas aux petits enfants, la dégoûtante priapée de l’an dernier. Quelques-unes d’entre elles avaient été requises comme serveuses et laveuses de vaisselle. Elles racontaient, ce matin, que des Françaises avaient été invitées, et quelques Français aussi, des maris qui voulaient profiter quand même d’une galimafrée franche. Une des invitées fut saillie par cinq vainqueurs en l’espace de quelques minutes, pendant que le mari était parti dégueuler ! Pendant qu’il se vidait, sa conjointe se remplissait. C’était une caisse de compensation. Et pendant que ces brutes sombrent dans l’orgie, leurs frères se font perforer à Vitebsk et à Jitomir2, ou crèvent dans les rues de Berlin bombardé le 24 au matin. Ah ! l’esprit communautaire ! J’ai vu ce que c’est ! De grâce, fermez vos gueules ! Il y a dans ce bureau un ancien combattant, je veux dire un ancien combattant qui porte ––––– 1. Ville de Biélorussie, conquise en juin 1941 par les Allemands qui en massacrèrent tous les juifs, soit 45 % de la population de la ville. 2. Ville d’Ukraine, à l’ouest de Kiev, enjeu de plusieurs batailles de 1941 à 1943. 476
tous les signes de la fonction, béret basque, pile d’assiettes de décorations en revers du veston et air opaque sur sa figure en bois. Le parfait abruti. Il ne sait rien faire, il a une cinquantaine d’années, on lui a appris à dessiner des lettres et il les fait très mal ; au bout d’un an de pratique, il est encore inutilisable. Un gosse de quatorze ans qui apprend le même métier depuis quinze jours en sait plus que lui. L’autre guerre a brisé des centaines de milliers de ces hommes-là. Quelques années de tranchée ou de captivité ont pétrifié leur cervelle. Ils ont toujours devant le nez la vision de leur guerre. Et puis, les politiciens les ont achevés. Ils leur ont dit qu’ils étaient la France, eux seuls ! Ils ont gobé cela, ayant perdu tout esprit critique dans la boue des tranchées, ils se sont laissés mener comme des moutons en croyant que c’étaient eux qui menaient la barque ! On leur avait tant promis qu’après la guerre ils gouverneraient ! Bande d’andouilles ! Ce qui est certain, c’est que les voyous s’en sont servis, les ont roulés dans la farine, fait sauter dans la poêle à frire et boulottés. Quelques malins parmi les anciens combattants ont été hissés aux présidences locales où ils faisaient le beurre du politicien tapi dans l’ombre au bord de sa toile d’araignée. Les a-t-on eus, les pauvres anciens combattants ! Les a-t-on bernés ! possédés ! Et les voici maintenant avec leur pension de clochard, leur béret basque et à la recherche d’un emploi de manœuvre et de garçon de bureau qu’on leur donne par pitié ! Les quelques anciens combattants militants que je connais ont tous vécu depuis 1918 sur leur titre. Ils ont profité de tous les petits avantages concédés à leur qualité d’anciens combattants et n’ont rien produit d’utile au pays. Ils se sont embourbés dans un roupillon de fainéant à qui la vie doit être assurée pour toujours en récompense de leur présence au front soit comme combattant actif, soit, le plus souvent, comme garniture de cheminée. Nous reverrons cela avec les futurs anciens prisonniers. Mardi 28 décembre 1943 Les journaux nous informent qu’un jeune juif de dix-huit ans, arrêté en gare de Toulouse parce qu’il portait un revolver, s’est fait sauter, lui et ses deux gendarmes, avec une grenade qu’il avait dissimulée dans son pantalon. On propose à notre admiration les Japonais qui tombent sur un cuirassé avec leur charge d’explosif, on traite l’acte du jeune juif de lâche attentat ! Je trouve le coup de la grenade beaucoup plus admirable. À dix-huit ans, malheureux, persécuté, traqué, isolé, se faire pulvériser avec deux policiers de droit divin, je sais que c’est d’une autre valeur que de sacrifier sa vie officiellement après y avoir été préparé pendant des années dans ces 477
brigades qu’on appelle brigades de la mort, dans lesquelles on crée un esprit collectif, dans lesquelles on applique des réflexes conditionnés, dans lesquelles on offre aux prédestinés une vie de coq en pâte, en vue de cette seule action. Cela ressemble à ce jeune Indien qu’on dit devoir être destiné à la mort sacrificielle et qui est auparavant nommé roi, ou dieu, et adoré, comblé de toutes les saintes fonctions et voluptés, et qui peut mourir gavé, sa vie vécue en dix ou vingt fois plus de temps, voilà tout ! Cela ressemble aussi à la préparation des gladiateurs sous le règne putride des Césars. Oui, le réprouvé qui fait sauter la baraque est un héros. Après que tout a été fait pour le briser, il a encore ce courage ! Beaucoup, presque tous, se couchent par terre et attendent la mort. Un dessinateur (Bernaux), autrefois à Châtillon, travaillait à Dessau depuis deux ans. Il fut collaborateur jusqu’au mois de juillet dernier, quand il vint en vacances. C’est un pragmatique. Il va où il trouve son intérêt. Le revoici en France avec ces idées girouettées de 0 à π. Il trouve qu’il est temps de repasser la frontière. En juillet, il était indécis, il avait posé sa candidature pour un poste de calculateur dans notre bureau. Après mûres réflexions, il avait reconduit un nouveau bail de six mois. Cette fois-ci, il restera dans ses foyers. Il a mis trois jours pour revenir, les trains marchent mal. On travaille très peu, à Dessau, rien de nouveau, des petites modifications qui durent des mois et qui font passer le temps à d’innombrables gens. Il a le sentiment qu’on attend la fin bourriquement, impassiblement, plutôt dans la stupeur que dans l’impatience. Ils sont sans joie ni crainte, ils supporteront tout. C’est dire qu’il ne faut pas s’attendre à une révolte. Leur gouvernement pourra dire que le peuple allemand a résisté jusqu’à la limite de ses forces avec une énergie unique dans l’histoire. On peut dire tout ce qu’on veut, l’énergie d’une croûte de pain derrière un buffet ! Mercredi 29 décembre 1943 Le « Sharnborst » s’en est allé meubler le fond de la mer avec ses mille cinq cents nazis. Le ventre de Neptune peut bien avaler cela ! Les grands travaux militaires s’en vont facilement au néant d’où ils n’auraient jamais dû sortir. Il y a de la justice, par hasard. Quand cela arrive on est un tant soit peu satisfait. Flandin1, ce con épanoui, ––––– 1. Pierre-Étienne Flandin (1889-1958), président du Conseil de novembre 1934 à mai 1935, ministre des Affaires étrangères en 1936. Il approuva les accords de Munich, puis fit partie du gouvernement de Vichy, dont il dut se retirer en 1941 à la demande des Allemands. 478
va passer en jugement. La justice voudrait qu’on le Sharnborstîte. Encore une satisfaction en vue ! Voici trois ans qu’on nous a infligé un régime qui enfin ! oh oui, enfin ! nous arracherait à la pourriture républicaine. On a fait d’un seul coup ce miracle (ou le Maréchal et sa baguette magique aux sept étoiles d’or) : une France honnête, loyale, dans laquelle enfin, encore une fois enfin, on ne connaîtrait plus que le mérite, et rien des protections politico-calotardes, ni privilèges de l’argent et de la cuisse. Enfin, on allait vivre ce qu’on n’avait jamais vécu, une vie idéalement raisonnable, idéalement calme, idéalement belle sous l’égide trinitaire : Travail, Famille, Patrie. Ah ! oui ! on a vu ! Merci ! Faites marcher la machine à rebrousser le temps. Cela suffit, l’expérience est concluante ! Les crapules et les policiers, qu’on ne distingue pas à première vue, ont été traités selon leur mérite de crapules et de policiers. C’est l’élite de la France nouvelle, de l’État Poliçocratique ! Autour de ce diadème pour une Patrie rénovée, une poussière de diamants forme un anneau de Saturne : les rabatteurs du marché noir, les cambrioleurs, les esprits immondes qui s’appellent Légion, les marchands d’esclaves, les partisans du R.N.P.1, P.P.F. et autres germanocoliques, les journalistes, les speakers, les inspecteurs, les marlous, les académiciens, les industriels chevaliers d’industrie, les commerçants (avec l’ennemi), les agriculteurs (de la culture européenne), tout cela bourdonne et vibre autour du cadavre puant de la France assassinée. L’élite de l’Europe civilisée bénit cette guerre qui enfin, oui, encore une fois enfin, a placé aux premières places les plus grands salauds, elle remercie le Maréchal Tinette, chef d’État, bienfaiteur de la pègre. Et puis, tout à fait au loin, dans la boue des ergastules, croupit et crève la classe des travailleurs, des pauvres travailleurs, vidés par les araignées du pouvoir, maintenus la tête dans la vase, fouettés, lapidés, étripés, étouffés jusqu’à la dernière immobilité, celle où l’on gît raide et glacé, un clair de lune à travers les côtes et des crachats sur la face aux douleurs de marbre. Jeudi 30 décembre 1943 Le Goebbels trouve que tout va bien, que tout va bien mieux, depuis que les Allemands sont allégés par la perte de leurs biens. « Quand on n’a plus rien à perdre on se défend mieux. » Il transpose au collectif ce qui est parfois vrai dans l’individuel. Mais avec quoi la Wehrmacht se défendrait-elle ? avec ses griffes, avec ses dents ? ––––– 1. Voir note p. 429. 479
puisqu’elle perd ses usines, ses chemins de fer, ses armes. Fourberie de la propagande ! Hier soir un candidat se présenta. Il était dans une usine de machines-outils de Leipzig, rasée au dernier bombardement. Je l’ai fait parler. L’attaque a duré un quart d’heure. Partant de la gare principale sur trois kilomètres de long et un kilomètre de large, tout est anéanti. Les incendies ont duré plusieurs jours, il était impossible d’atteindre les foyers à cause de la généralisation du désastre. L’arrosage en bombes fut fait comme au semoir mécanique : une plaque incendiaire pour quarante mètres carrés, une bonbonne de phosphore chaque deux mètres carrés et une bombe explosive pour mille mètres carrés. Le nombre de victimes est inconnu ; tout ce qu’il sait, c’est qu’il y en eut beaucoup, tout ce qui était abrité dans le rectangle de feu fut envoyé dans l’éternité. Nous venons d’avoir la deuxième alerte de la journée. Une heure dans la cave à chacune, une heure de remise en route après, et cette journée est une journée morte pour l’industrie de guerre de la grande Europe. Il est juste de faire remarquer que toutes les journées, qu’elles soient avec ou sans alerte, sont aussi vides et candides, mais enfin, pas de la même façon, ce n’est pas tout à fait la même chose. Il y a des qualités de néant. Des nuances de rien. Un chromatisme de l’inexistant. Ha ! Ha ! Ha ! Vendredi 31 décembre 1943 Nouvelle direction de la propagande nazie : ce n’est plus seulement pour sauver l’Europe qu’ils se battent, mais pour le salut de l’humanité, pour lui conserver l’honneur, la liberté, la sécurité, etc. etc. Quelle grosse ficelle à faire passer dans le fin trou de la fine aiguille de l’intelligence ! Ça, c’est la ligne théorique de leur propagande ; pratiquement, dans les détails c’est plus amusant. Je m’en souviens, et je m’en souviendrai longtemps ! Le lieutenant Doriot était, avec sa section et une mitrailleuse, à l’affût dans la steppe. Arrivent des Cosaques, le mitrailleur appuie sur la gâchette mais l’arme reste endormie, elle est gelée ; la situation est sérieuse, il y va de la vie et de l’honneur de la section. Alors, Jacques Doriot, le chef, le CHEF (pardon pour mon impertinence), n’écoutant que son courage, sort son robinet et pisse sur la mitrailleuse. Elle est dégelée, elle lance son tac-tac des jours de fête et l’attaque est repoussée. Le grand chef a reçu une décoration, une de plus ! bien méritée. « Ces Français font l’admiration des officiers allemands, qui, pourtant, s’y connaissent, en héroïsme ! » On ne dit pas s’il a eu la pine gelée.
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Il y a huit jours, donné à la demoiselle1 un poème sur le voisin et l’homme-lointain, une vérité sur la stratosphère. Aujourd’hui je lui donne le foc qui louvoie dans les landes et aussi une citation de tacau-tac sur la reine. Alerte à onze heures : grand bombardement vers Courbevoie. Beaucoup de fumée. Le temps était exceptionnellement beau. Des centaines d’avions sont passés, la cave tremblait. Samedi 1er janvier 1944 Hier soir, nous avons réveillonné avec un hareng saur et quelques feuilles de choux. Durée du festin : dix minutes. Coucher à huit heures jusqu’à ce matin, neuf heures. Qui dort dîne, et on a chaud, dans le lit. On ne vit pas, on dure. Ce midi, encore un hareng et des feuilles de choux. Nous avions trouvé quelques harengs à treize francs pièce. Nous sommes des heureux de ce monde. On en trouve très difficilement à quinze. Quand j’étais enfant, le hareng saur, le sauret, le gendarme, était à peu près le seul poisson connu ou plutôt mangé, dans mon univers natal. Les trains de marée allaient de Boulogne à Paris sans s’arrêter, bien sûr, s’il avait fallu qu’ils s’arrêtassent à tous les carrefours ! Une marchande de poissons passait chaque vendredi avec sa brouette et quelques caisses de harengs saurs. On les payait deux sous les gros, et deux pour trois sous les petits. L’épicerie-buvette-mercerie-plombier-zingueur avait toujours une de ces boîtes ouverte et étalée derrière la vitre. Le paysan partait aux champs avec son morceau de pain, son oignon et son sauret. Le bombardement d’hier a démoli les usines de roulements à billes de Colombes et Ivry, incendié la raffinerie d’essence Detmarais et redémoli Hispano-Suiza qui avait repris son activité depuis le 1er décembre. On signale deux cents morts et autant de blessés. Le sombre idiot de Berchtesgaden a parlé à ses soldats. Il leur dit que Dieu donne toujours la victoire au plus digne, donc l’Allemagne vaincra ! Il est indécrottable, ce fou, il n’apprend rien. L’objectif principal du bombardement d’hier fut l’usine de roulements à billes d’Ivry et sa succursale de Colombes. Je disais à Labordère, l’économiste dans la lune, il y a trois semaines, qu’une guerre moderne peut être perdue par l’absence d’un produit ou d’une série d’objets, en apparence d’importance secondaire. On peut perdre la guerre malgré des tonnes d’acier, d’aluminium, de charbon, etc. etc. parce qu’on manquera de nickel, de manganèse ou de ––––– 1. Voir note p. 436. La demoiselle apparaît de plus en plus souvent dans les notes de Blanchard. 481
soufre, ou aussi, par exemple, de roulements à billes. Fabrication spéciale pour laquelle on ne peut pas improviser un outillage de remplacement. La puissance belligérante qui aurait de tout, sauf des roulements, perd la guerre, car la guerre, au XXe siècle, est une industrie. Les usines allemandes et italiennes ont été anéanties, ce sont maintenant les usines françaises. Cela avancera beaucoup la fin de nos souffrances. Lundi 3 janvier 1944 Un Suédois, via Londres, cite trois maladies de l’Allemagne : les bombardements aériens, la révolte des pays occupés et les quinze millions de travailleurs étrangers. La défaite du Reich entraînerait un sacré gâchis dans ce sacré pays de fous. On peut dire qu’ils se sont coupé toute solution de dépannage. Ils ont massacré, pillé, déporté, ils ne trouveront pas d’avocat pour plaider les circonstances atténuantes, ni l’irresponsabilité. Comme ils disent encore dans leurs discours de nouvel an : Il nous faut vaincre ou périr. Il se peut qu’ils aient fait cela pour enlever au peuple toute velléité de capitulation, mais ils ont bêtement cloué leur porte de sortie. Ce sont de pauvres hommes d’État, sans expérience ni intelligence. Il est à peu près certain que si l’Europe avait collaboré, la guerre serait maintenant terminée au profit du Prussien. Aussi comptaient-ils sur la toute-puissance de la Propagande pour arriver à se faire aimer. De l’expérience nazie, expérience favorable à leur thèse d’esprit simple, ils en avaient conclu à la valeur universelle du charlatanisme. Je me souviendrai toujours de cette phrase de Petitcoup : « Avec la propagande, on arrive à tout ! » On arrive à blouser les stupides, mais non les peuples qui ont au plus haut point la faculté critique, comme nous, Latins, ou la pratique de l’examen de conscience comme les Anglo-Saxons et les Nordiques. L’Allemagne s’est laissé mener par des primaires de la pire espèce, l’espèce maître d’école. Ce qui marque fortement les dictatures, que ce soit celle des États ou celle d’une simple famille, c’est que le dictateur n’est pas renseigné. On n’ose pas lui annoncer les mauvaises nouvelles. On dit que Cléopâtre faisait tuer les porteurs de mauvaises nouvelles et donnait une fortune au porteur d’un message agréable. Londres disait hier que l’Idiot, en septembre 1940, se basant sur l’effectif aérien de la Grande-Bretagne et sur les communiqués de la Luftwaffe dénombrant les avions abattus, et ayant trouvé qu’il ne devait plus y avoir d’avion valide sur le sol anglais, avait déclenché la grande attaque où il perdit cent quatre-vingt-cinq avions en un seul jour. Il aurait eu une orageuse explication avec gros Goering. La terreur, de fil en 482
aiguille, arrive à lui faire croire que deux cent millions d’Européens travaillent pour lui, alors que le travail efficace est de un centième environ. Nous voyons les effets jusqu’ici, dans ce petit coin d’une centaine d’esclaves à peu près inactifs que les gardes-chiourmes maintiennent en inactivité en toute connaissance de cause, car s’ils disaient que nous sommes inutiles ici et qu’il vaudrait mieux nous envoyer où il y a de plus grands besoins, ils se feraient sévèrement châtier pour apporter une nouvelle aussi désagréable. Et c’est partout ainsi. Le grand industriel n’avouera pas qu’il a vingt mille hommes en trop, et qu’il manque de matière ou d’outillage. Il dira, au contraire, que tout va bien et que cela irait encore mieux si on lui envoyait vingt mille autres figurants. D’autant plus qu’il touche par tête de pipe. Le grand dictateur ne voit que le nombre d’hommes. Drôle de conception pour le XXe siècle. Il en est resté au « quarante siècles vous contemplent », à la construction des Pyramides. Cinquante-deux mois de guerre. Des voix autorisées nous annoncent que la guerre sera terminée en 1944. Jusqu’à maintenant, c’étaient des speakers sans garantie qui, chaque nouvel an, nous donnaient l’espoir d’en finir au cours de l’année, mais cette fois-ci, c’est Eisenhower, Roosevelt et les maréchaux anglais qui l’ont annoncé. Je ne pense pas que ces gens qui ont de l’expérience, risqueraient pour rien de se rendre ridicules. Ils doivent savoir de quoi il s’agit. Ils ont l’état des forces en présence et les courbes de potentiel militaire. Ils devraient savoir à un mois près la date du baisser de rideau. L’entourage de l’Idiot le sait aussi, mais l’Idiot ? Probablement pas, qui le lui dirait ? S’en trouvera-t-il un pour lui dire par la bouche à feu de son revolver de marlou ! C’est ce à quoi on s’attend. Les historiens lui confectionneront une mort shakespearienne. Dans Richard III, je crois, un roi donne à son fidèle soldat l’ordre de le tuer d’un coup d’épée ; le fidèle soldat sort son épée et la passe au travers du corps, alors le roi fait son travail soi-même, c’est très émouvant. Les poètes surestiment toujours les libido-dominandards. Ils ne projettent qu’eux-mêmes, mais le pouvoir en profite. Propagande ! On finit par croire, dans le monde, qu’un roi ne peut mourir qu’héroïquement. Ça meurt comme Néron, à moins que ce ne soit Galba, dans les chiottes jusqu’au cou. Comme il a vécu. Un Français animé d’une foi nazie, parti tout acquis à l’Europe nouvelle il y a un an et demi pour Dessau, est venu aujourd’hui revoir ses anciens camarades. Il est venu en vacances. Le voici maintenant antinazi avec bec et ongles, prêt à les manger tout crus. Il est défendu aux étrangers de loger en ville, ils doivent loger au camp et ce camp genre « concentration » est gardé par des senti483
nelles à mitrailleuses. Dans les trains qu’il a pris pour venir en permission, il y a un wagon-mitrailleuse à l’avant et un à l’arrière avec des tueurs prêts à massacrer tout le convoi. Cela va mal, en Deutschland, ça peut devenir terrible d’ici peu. La révolte creuse ses galeries de taupe. Les chefs du parti ont la trouille. Quelle joie de voir cet effondrement ! « Qu’il vienne, qu’il vienne ! » Mardi 4 janvier 1944 Mille tonnes sur Berlin. Les Russes à la frontière de Pologne. C., mariée pendant l’autre guerre, a connu son mari quinze jours, le temps d’une permission de mariage ; il fut tué à son retour du front. Elle a le cerveau un peu dérangé, elle a perdu ses parents, et son frère ne peut la recevoir comme il le voudrait parce qu’il a une femme qui est un vrai chameau. C. est entrée à l’hôpital Boucicaut pour une appendicite ou quelque chose de ce genre, on ne sait pas encore. Le chef de service l’a examinée à fond. Ma femme a été la visiter hier et la pauvre C., toujours exubérante, raconta la visite du médecin. « Il a dit : “L’hymen est presqu’intact !” Tout de même, c’est beau ! c’est bbôh ! Hein ! Ysabel ? que c’est beau ! Il en voit tant, ici, des femmes qui ont des fausses couches, ou des tas de maladies, en voir enfin avec un hymen presque intact ! C’est beau ! c’est beau ! » Elle était contente que le médecin ait pu voir ça au moins une fois dans sa vie ! Il fait un temps de printemps. Adolf disait que Dieu donne le beau temps aux plus dignes. Cela nous flatte de penser que nous sommes les plus dignes ! Dieu s’en fout ! Naturellement ! Je viens d’examiner une jeune fille qui revient d’Hitlérie où elle a travaillé un an dans les bureaux de l’AEG. Se présentant ici, dans le bureau de l’administration, elle fut reçue par les deux garces qui flanquent Cœur-de-cire ; celle-ci étant en vacances, elles jouent à l’impératrice. L’une est alsacienne et l’autre hollandaise, toutes deux sont dominatrices et bêtes. Elles ont quarante ans ou plus. Voyant entrer une jeune fille d’agréable figure et d’agréables contours, leur instinct femina feminae lupa a immédiatement fonctionné. Elles ont toutes deux (quoique ennemies acharnées à se dépiauter l’une l’autre pour acquérir la préférence des vainqueurs), elles ont toutes deux fait front à l’envahisseuse qui risquait d’attirer sur elle la bienveillante et putassière attention des casse-cœurs de Poméranie. Je suis arrivé ensuite, j’ai interrogé la pauvre enfant, j’ai répondu à ses demandes de renseignements. Elle aurait voulu gagner au moins trois mille francs. Je lui fis voir le barème qui mettait un 484
barrage à deux mille cinq cents francs pour sa catégorie et elle décida de chercher autre chose, dans un ministère par exemple. Elle me remercia pour ma politesse et mon amabilité, et, évidemment, c’était là le but de son remerciement, me fit observer que mon attitude compensait celle des deux fauves. C’est comme ça que j’ai su qu’elles l’avaient reçue hargneusement. Quand je leur appris que cette candidate ne maintenait pas sa candidature, leurs yeux brillèrent, leur face de cul s’épanouit. Elles avaient connu un grand péril. Elles respiraient le parfum de la sécurité. Mercredi 5 janvier 1944 Quand je me couche, je pose sur le lit à portée de la main mes chaussettes, mes caleçons, une vieille veste de laine, ainsi, quand je me lève, je puis commencer à me couvrir sans sortir mes guiboles dans l’air froid de la chambre. Hier soir, je contemplais mes chaussettes tout en écoutant RadioLondres. Je voyais ces pauvres débris reprisés sur la moitié de leur surface et repercés en moins de trois jours par mon pouce, cette espèce de cuirassé, et par deux destroyers des quatre de l’escadre des petits orteils. Mais j’entendais en même temps les paroles réconfortantes de « La France parle aux Français » et vraiment ce n’est pas de la propagande, c’est l’expression de la pensée de tous. C’est ce qui fait la force de notre gouvernement d’Alger. Quand il dira : « Tuez-en chacun un ! » le pays se livrera comme un seul homme et la guerre sera finie, comme pour toujours. Radio-Vichy, Radio-Paris et la Voix du Reich sont miteux et déficients auprès du chemin royal que parcourent les Alliés. Nous revoici pleins d’espoir, il y a un mois, nous étions désespérés quand nous vîmes que 1944 seulement verrait la fin de nos malheurs. La déclaration de Montgomery à ses troupes, en forme d’adieu, est très intéressante, exempte de tout blabla, un vrai langage de technicien précis et lucide. C’est un bon résumé de l’affaire africaine. Cet homme va prendre le commandement des troupes d’invasion. Il a fait ses preuves, son expérience est grande. Nous l’attendons. L’Allemagne vaincue, que deviendront tous les militaires de carrière ? Ils traîneront les rues à la recherche d’un petit emploi. Cette perspective les incite à aller jusqu’au bout. Jeudi 6 janvier 1944 On recommence à fouiller les poches dans les stations du métro. Depuis quelques mois, on ne les avait pas vus. C’est le changement 485
de ministre qui nous vaut cette délicate attention. Darnand1 vient de s’asseoir sur le trône de France. Je dis bien sur le trône de France ! Oui ! parce qu’en régime de dictature, c’est le chef de la police qui a le pouvoir réel. Laval a dû le récompenser ainsi pour l’assassinat de Sarraut2. Ce sont deux chefs de la Milice, dit-on, qui l’ont assassiné, premièrement pour se débarrasser d’un astucieux personnage qui aurait joué son rôle après la libération du pays, et deuxièmement pour en accuser les bandits terroristes et diviser la dissidence en écartant les radicaux, par exemple, dont ce Sarraut était le chef occulte. Et Laval s’est fait représenter aux obsèques de sa victime ! C’était sans doute pour voir s’il était bien mort ! Politique, royaume de l’ordure ! Des hommes de Cannes qui sont déportés ici maintenant m’ont parlé de ce Darnand, très connu sur la Côte. Pendant les alertes, on cause de choses et autres dans les abris. Le temps passe vite à bavarder. Ce Darnand a vécu pendant vingt ans de l’exploitation de son titre d’ancien combattant. Il est inapte à toute besogne utile à la société. Il avait fini par trouver sa position d’équilibre en s’installant à Nice comme déménageur, en petit, bien sûr. Il avait deux ou trois voitures et l’association des anciens combattants lui rabattait les clients. N’empêche que son incapacité intellectuelle en faisait un pauvre type toujours à la recherche d’un pourboire. La Côte d’Azur était aussi le paradis des marlous ; là-bas, tous les patrons de bordel et les gangsters sont agents électoraux et travaillent six mois tous les quatre ans, puis se font entretenir par les parlementaires élus grâce à leurs manœuvres, légales et autres. Mon Darnand vivait surtout de cela, mais le déménagement était un alibi ; même déficitaire, c’était quand même une position sociale avouable. Il avait séduit la femme d’un ami, Agnelli, et en profitait. Reprenant du service en 1939, ce qui, sans doute lui permettait d’échapper à ses créanciers, il tomba dans le même régiment que son cocu d’Agnelli. Cet agneau, désespéré par la trahison de sa femme et de son ami, alla dans un corps franc décidé à y crever. Le séducteur en fit autant, dans le même groupe, sans doute pour ne ––––– 1. Joseph Darnand (1897-1945), fondateur du S.O.L. (Service d’ordre légionnaire), puis, en janvier 1942, de la Milice. Membre du comité directeur de la L.V.F. (Légion des volontaires français) et officier des Waffen SS. En janvier 1944, il est nommé par Vichy secrétaire général au Maintien de l’ordre. Fusillé en 1945. 2. Maurice Sarraut (1869-1943), frère du politicien Albert Sarraut, et luimême sénateur radical-socialiste. Propriétaire et directeur de La Dépêche de Toulouse, il fut assassiné dans cette ville le 2 décembre 1943 par le milicien Maurice Dousset. 486
pas perdre de vue l’agneau enragé, dont il redoutait quand même la vengeance. Dans un coup de main, l’agneau fut tué et Darnand rapporta le cadavre sur son dos. On m’a dit qu’ainsi il se protégeait des coups de fusil avec le corps de son cocu et cette action d’éclat lui valut de surcroît une citation grandiloquente et un nouveau triomphe ! Voilà bien les militaires ! Quelle était l’utilité militaire du cadavre d’un cocu ! S’il avait tué le nazi assassin (en supposant qu’il y en eût un) on aurait pu dire : la balance des comptes est en équilibre, on ne vous doit rien ; s’il en avait tué six avec, on pouvait lui donner une récompense, mais ramener soixante-dix kilos d’inutile barbaque ! O ! militaires du XIIe siècle littéraire ! Espèces de troubadours ! Vous êtes délicieusement fous ! Ce Joseph Darnand a dégoisé au micro, il y a quelques semaines déjà. Ce fut pitoyable, des phrases vides qui n’en finissaient pas, avec des qui, des que, et des resucées de tous les bobards européens qui traînent dans les poubelles de l’occupant. Il suffit de quelques phrases d’un homme, placé dans ces conditions de s’exprimer brièvement et à plein, pour le juger sans appel. Il est bête, il est malin dans son petit univers à une dimension, il a l’insensibilité d’un assassin ou d’un dur, d’un de ceux qui font des coups d’audace à la guerre, des coups d’une portée très locale, bien sûr, comme d’aller jeter une grenade dans un abri ennemi. Il tuera, il massacrera, et ne pourra être neutralisé que par ses directeurs et chefs de bureau, qui l’auront en le trompant. Il ne durera pas longtemps, mais jusque-là il peut faire du dégât ! Vendredi 7 janvier 1944 Encore un nouveau carnet ! Un beau ciel sans nuages, vraiment exceptionnel, cet hiver. Chaque matin, en traversant la Seine de Passy à Dupleix, je vois poindre l’aube, qui avance d’une minute par jour. Je vais la connaître point par point, discontinue. De la cinématographie ! Ma nouvelle situation est plus calme. On nous prépare un campement à l’étage supérieur. C’est mon quatrième déménagement en six mois. Je n’aurai plus rien à faire avec les crétins du dessin. Il était temps, un nouveau contingent de nullités a été livré par SNCASO. Les négriers ont enfin obtenu ce qu’ils cherchaient : fournir de la viande humaine à la Junkers. Ils ont été plus forts que nos Prussiens. Ils ont barré le recrutement et ensuite ils ont offert du personnel. La maison, qui s’était mal défendue pendant un an et demi, a capitulé, j’ajouterais même sans condition, si cela avait un sens, à part la vacherie qui me point. 487
Arnaud, venu hier, va faire un nouveau tirage de la revue d’août1, puis, dans deux ou trois mois, le numéro sur l’objet que nous allons préparer demain après-midi. Samedi 8 janvier 1944 Payot dit que la propagande fait tout pour maintenir le moral du populo, qu’on voudrait bien faire une paix de compromis, mais qu’il faudrait pour cela un petit succès quelque part qui montre aux peuples démocratiques que l’Allemagne peut être vaincue. Il parle aussi des nouveaux ministres imposés à Vichy et des difficultés du pouvoir. Ce n’est ni Darnand ni Henriot2 qui arrangeront les choses. On craint qu’ils n’emploient des moyens irréversibles, faute de trouver la confiance nécessaire. Ils voudront obtenir par la force ce qu’ils ne peuvent avoir de bon gré. L’expérience va être intéressante, mais cruelle ! Ils disent que le pays est divisé ! Il n’a jamais été aussi uni. Il n’y a plus que deux partis : l’un de cinq pour cent, l’autre de quatre-vingt-quinze pour cent. Ils veulent, avec leurs pauvres épaules, maintenir la muraille qui penche ! Lundi 10 janvier 1944 Samedi, séance chez Hérold3. Nous étions de quinze à vingt. Ce fut un peu trop réunion de société politique ou même électorale. Il y eut un président : Rius4, qui donna la parole à Ch.5 lequel lut son rapport sur l’enquête. Ma réponse vint en queue avec celle de Rybak6 (ou de Sède), classée parmi les matérialistes scientifiques ; ––––– 1. Le Surréalisme encore et toujours. 2. Voir note 2, p. 310. 3. C’est en effet chez le peintre Jacques Hérold, passage Dechambre, que se tenaient alors la plupart des réunions de La Main à plume. Celle-ci est consacrée à l’« Enquête sur l’objet » (voir note p. 448). 4. Robert Rius. 5. Jean-François Chabrun. 6. Boris Rybak, poète et scientifique, il fut l’un des membres les plus actifs de La Main à plume et — avec Hérold — son principal fournisseur en faux papiers. Œuvres principales de cette période : Le Linceul des marées (La Main à plume, 1945 — illustré par Jacques Hérold), et son article « Introduction à un surréalisme scientifique » dans Le Surréalisme encore et toujours. Après la guerre, poursuit une brillante carrière scientifique (travaux sur la division cellulaire, etc.). Il est notamment l’inventeur du dactylophone (synthèse de la parole auprès des muets). 488
elle fut bien accueillie, une des meilleures. Puis ce fut la riposte de ceux qui avaient reçu des observations et qui ne voulaient pas les garder sur l’estomac. Sède1, Rybak et Nat2 furent très ardents et Ch. eut parfois le dessous. Il m’a semblé que Ch. s’entraînait pour la vie politique, qu’il, en forgeant, deviendrait forgeron. Il s’accoutume aux réunions publiques et aux astuces dialectiques. Il m’a fait un peu l’effet d’un jeune virtuose qui s’essaie dans les réunions de famille et s’habitue au coram populo usant ainsi son trac, sa timidité. Il s’accoutume aux réactions, il apprend à les provoquer et à les diriger. C’est toute une affaire, et puis, surtout, arriver à pomper dans cette atmosphère une excitation de la pensée, alors que c’est plutôt paralysant. Il faut un sacré entraînement pour arriver à ce résultat. Il faut commencer jeune. Je ne pourrai jamais faire cela. Je le vois, dans vingt ans, ministre ou chef de parti. Les petites maladresses qu’il a montrées sont de celles qu’on arrive à camoufler facilement, avec un peu de pratique. Il sera pourtant redoutable dans l’accusation. Dans la défense, je le vois moins prédisposé. Nat était plus serré, plus net, plus précis, mais, comme un nageur qui n’ose pas quitter le rivage, il se raccrochait de temps à autre à un piquet, à une épave, à une feuille de chou, je veux dire qu’il se faisait appuyer par de Biran, Stuart Mill,3 Marx, etc. J’aurais mieux aimé qu’il prît la pleine mer, avec ses seules forces ; alors, c’eût été beau, car il est vif et rapide quoique très réfléchi. Nous sommes sortis de là sans solution au problème de l’objet. Il y avait une sténo, comme à la Chambre des Députés ! J’espère pour elle qu’elle en a passé la moitié, car la pauvre, elle risquerait la méningite. Chabrun, désarçonné par Nat, en vint à dire qu’il acceptait la définition de Littré4 alors qu’il avait loué ma réponse dans laquelle j’étais contre ! Ce qui montre la densité des projectiles verbaux échangés ! Pourtant je tiens à mon Objet. ––––– 1. Gérard de Sède, membre du groupe surréaliste en 1939 (il a alors dixhuit ans), il rejoint La Main à plume dès sa création. Il y publie L’Incendie habitable en 1943. Résistant, il sera deux fois cité pour la libération de Paris. Après la guerre, ses recherches l’orientent vers les grands mythes et la tradition ésotérique : Les Templiers sont parmi nous (René Julliard, 1962). 2. Serge Nat. 3. Maine de Biran, philosophe français (1766-1824) — John Stuart Mill, philosophe et économiste anglais (1806-1873). 4. Le questionnaire de l’enquête reproduisait la définition suivante, tirée du Littré : « Objet : tout ce qui frappe et affecte nos sens. » 489
Je voudrais essayer de préciser. L’objet venu d’un no man’s land traverse la région sensible, le everybody’s land des sens. Il arrive à la surface de la conscience. Un portier, responsable de cette surface, donne un vêtement à l’objet et le prie de se couvrir, il lui donne même un deuxième vêtement, un troisième, etc., ce sont ces interprétations fonction des souvenirs, des désirs, des besoins, des usages etc. Le tribunal de la conscience se trouve donc devant un objet qui n’est plus l’objet seul, mais un objet camouflé, transformé par les affections, les passions subies par un sujet qui naît dans le monde, et l’objet s’évanouit, se fluidifie, échappe en tant qu’objet. Donc la définition de l’objet est impossible. L’attitude surréaliste est de fournir un trousseau complet à l’objet en délivrant les fonctions, déjà énumérées, des censures intérieures et extérieures. Mardi 11 janvier 1944 Hier soir, nous avons fait un bon repas. Une côte de porc et du vin. J’ai beaucoup rêvé, cette nuit. Être bien nourri, cela nourrit aussi l’usine à rêves. Les trois-quarts de mes rêves me mettent dans la situation de passer par des portes étroites ou de faire des acrobaties inouïes pour arriver à me placer en des endroits qui n’ont aucun intérêt. Cette nuit, j’ai grimpé sur une échelle et j’ai pénétré dans un grenier par une ouverture encombrée qui me laissait difficilement passer, puis j’ai sauté d’un toit sur l’aile d’un avion géant qui était stationné dans la prairie ; l’île était un peu au-dessous du toit de la ferme. Dans le grenier, j’ai peloté une femme qui ressemblait à Angèle, l’écervelée de la cantine. Dans un autre rêve, dont le décor m’échappe, je me suis coupé la verge aussi facilement que si c’eût été du saucisson, et étonné par la facilité de l’opération, je l’ai recommencée pour faire voir à quelqu’un dont je ne puis distinguer l’image. Je ne sentais aucune douleur et je replaçais le bout coupé qui se recollait instantanément. Puis, après avoir encore coupé, j’ai regardé dans l’intérieur de la partie attenante à mon corps ; c’était creusé, comme un roseau, je distinguais une ouverture hypostatique en forme de trou de sifflet ou de flûte à deux sous et mon rêve s’évanouit. Cette peine que je sens lorsqu’il me faut passer dans des petites ouvertures, c’est peutêtre un résidu du traumatisme de la naissance ou parce que ma mère s’est beaucoup comprimée quand elle me portait dans son sein. Quant au cisaillage de l’objet, c’est peut-être par refoulement sexuel.
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Jeudi 13 janvier 1944 Le Ciano1 a été massacré. Un salaud de moins sur la Terre ! Et quatre autres avec lui. Tout de même, la justice passe quelquefois sur nous ! J’avais tellement cru que la guerre nous débarrasserait de quelques salauds que je jubile quand j’en sais cinq partir pour Pluton. Vendredi 14 janvier 1944 On est venu arrêter hier deux hommes, D. et L., que j’ai eus à Châtillon. Je connaissais L. depuis 1937 où il était dans l’équipe de Brunet à Sartrouville. C’est une tête brûlée dont j’ai déjà parlé. C’est un chahuteur, un amoral, mais plein de bonnes qualités à part cela. Il est franc, brutal, sans ressentiment. On peut en tirer du travail si on le prend adroitement, ce qui n’est pas le cas ici ; il est joueur et il aime immodérément l’argent. Il ne méritait pas d’être arrêté, mais simplement d’être congédié, ce qui ne l’aurait gêné en rien, car, dans son métier, l’offre surpasse la demande. La maison, qui n’avait rien su en tirer, en eût été débarrassée. C’était trop simple. Ils ont voulu faire un exemple, je pense. Toujours cette manie de maître d’école ! D. est très intelligent et expérimenté. Trente-cinq ans environ, comme L. Je l’ai eu comme chef d’un bureau, celui des fuselages, à Châtillon. Il n’avait aucune notion des devoirs qu’on accepte implicitement en même temps qu’on accepte d’être chef. Il avait été délégué du personnel, c’est-à-dire porte-parole en 1936 et il en avait gardé l’esprit. Il est de ces chefs qui marchent derrière leur troupe et font les commissions. Je lui avais plusieurs fois reproché cette attitude à Châtillon. Ici, l’affaire du gâteux a gâté les choses. Au gâteux, qui lui reprochait devant moi de ne pas faire travailler ses hommes, il répondait : « Je ne suis pas ici pour les faire travailler, mais seulement pour leur distribuer du travail ! » C’était bien là la seule réponse à ne pas faire à un Allemand ! Je lui avais fait la leçon, il comprenait très bien, mais la peur de déplaire à sa douzaine de sacripants était plus forte que tout. Il croit encore, après toutes nos expériences vécues, hélas ! qu’on fait le bonheur des hommes en flattant leurs défauts et en satisfaisant leurs instincts ! Bien sûr, le bonheur c’est la satisfaction des instincts, mais la satisfaction des instincts amène la société à la pénurie et par suite à l’impossibilité de les satisfaire, ––––– 1. Voir note p. 297. 491
donc le bonheur tue le bonheur ! Enfin, je crois bien qu’on l’a arrêté pour faire un exemple et qu’il reviendra après quelques jours de prison. Mais aussi, quand les policiers sont venus, aucun de ces crétins qui parlent à chaque instant de casser la gueule à ceux de leurs chefs qui exigent qu’ils sauvent la face par une tenue discrète et un minimum de travail, aucun des ces voyous ne s’y est opposé. Ils ont une grande responsabilité dans cette affaire, mais ils se défilent comme des souris qui entendent les pas d’un chat. Il avait flatté leur lâcheté. Il en est récompensé. L’expérience sera-t-elle vaine ? Lundi 17 janvier 1944 « Tel le peuple français voici plus de cent cinquante ans, c’est le peuple allemand qui a été désigné par le destin pour répandre à travers le monde les conceptions nouvelles et fécondes. » Ce sont les paroles que daigne nous adresser un docteur prussien. Pourquoi expose-t-il son titre de docteur aux intempéries de la rigolade ? Est-ce que jamais un Saint-Just, un Marat, un Mirabeau, un Robespierre a dit que le peuple français était désigné par le destin ? C’est là une expression spécifiquement germanique. Et puis, ce qui est plus important, et de beaucoup, c’est que 1789 proposait une doctrine universelle tandis que l’Allemagne n’expose qu’une doctrine étroitement germanique. Comment veulent-ils intéresser le monde à leur petite combine ? Hitler a dit au micro de Nuremberg, en 1938, que le National-Socialisme n’était pas une doctrine d’exportation. Tous ceux qui ont lu Mein Kampf le savaient déjà ! La race ! La race ! Jean, venu passer quelques jours, nous dit que beaucoup de bêtes, moutons et vaches, tombent dans les précipices des Pyrénées. L’abattage clandestin se transforme en chutes dans l’abîme pour les besoins de la bureaucratie à Laval. Les animaux sont recensés, il faut bien justifier leur disparition ! Nous avons bu hier midi le café du mois, une petite, toute petite tasse chacun. Le café est un noyautage de quelques grains de café dans des grains d’orge. On trie, on prélève un par un les grains de café et on arrive ainsi à faire une tasse de pur jus. Pendant les vingt-neuf jours et demi qui restent à couler pour remplir le mois, on boit du jus d’orge grillé, mais au moins on a savouré du pur café. Ces temps sont sordides. Avant la guerre, au comptoir en zinc des petits bistrots, on pouvait demander un arrosé-rhum ou un arrosécalva, c’est ainsi qu’on désignait un café avec une goutte de schnich… Il y avait aussi du zinc sur les comptoirs. Plus de zinc, 492
plus d’arrosé-rhum ! mais des discours du Docteur Nimbus Dietrich von Perlimpinpin. Ces temps sont très sordides. On voit parfois sur un mur ou dans une pissotière un papillon du R.N.P. ; c’est leur nouvel insigne qui essaie de se graver dans la cervelle du peuple. C’est un dérivé de la croix gammée. Psychanalytiquement, c’est toujours très intéressant, c’est toujours la défaite, la queue molle ! Le massacre des Ciano and C° est aussi très intéressant. Enrichis par le parti, traîtres au parti, anéantis par le parti. C’est très consolant et très dégoûtant. Partis et partisans sont une humanité dégradée. Quelque chose de très déchu. Madame L. est venue me voir. Elle n’a pas de nouvelles de son mari. Elle a été rejetée d’un bureau à un autre. Je lui dis que ce silence fait partie du système. On fait participer la famille aux moyens de pression sur l’individu. Je lui ai dit que je pensais qu’on le relâcherait au bout de quelques jours et qu’on le remettrait où il était, c’est-à-dire à son travail, ici, afin qu’il serve encore à l’enseignement des autres, enseignement exemplaire. Des maîtres d’école ! Je souhaite avoir dit vrai, pour elle et pour lui ! C’est ce qui pourrait lui advenir de moins mauvais. J’ai été voir l’exposition Apollinaire1 samedi après-midi. Apollinaire ne m’intéresse pas du tout, mais il y a des peintures qu’on peut voir. Au coin de la rue Bonaparte et de Saint-Sulpice, près de la galerie Breteau, j’ai vu un magasin de vieilleries peint en vert clair tapageur et qui porte le titre « Bricus à Bracum ». Très amusant par le temps que nous vivons et qui est excédentairement rabat-joie ! Auparavant, j’étais passé chez Gibert2 et j’y ai trouvé deux livres qu’il me fallait, sans les chercher ni savoir qu’ils existaient. La décomposition des charges de Ludwig Andrée et L’Histoire du principe de moindre action. Ce dernier va me permettre de défendre mon exposé de l’objet, si j’ai à le défendre, à la réunion du 29 où nous discuterons du prochain numéro de la revue3. Je ne voudrais pas qu’on m’accusât de prendre une attitude théologique à la Maupertuis4, et ––––– 1. « Présence d’Apollinaire », à la Galerie Breteau. 2. La librairie Gibert, boulevard Saint-Michel. 3. Voir, supra, le 10 janvier 1944. 4. Pierre Louis Moreau de Maupertuis, mathématicien et savant français (1698-1759). C’est lui qui mit en évidence l’aplatissement de la Terre aux pôles et formula, en 1744, le « principe de moindre action » cher à Maurice Blanchard. 493
j’ai trouvé un texte de Mach1 qui me replonge dans le matérialisme scientifique. Je suis armé ! En lice ! J’ai rencontré de Sède, sa femme et deux autres de La Main à plume. dont je ne sais pas les noms. L’un des deux, le plus grand , devait être Bocquet2. On a parlé de la réunion du 8 et du cafouillage de Chabrun. Chabrun se plaint qu’on l’ait abandonné au féroce Nat qui avait réussi à le faire chanceler un peu malhonnêtement, par coups presque défendus ou du moins pas beaux. Je leur ai dit, pour qu’ils le répètent, que je n’avais aucune expérience des discussions verbales, surtout philosophiques, car chacun des discutants devrait alors donner son dictionnaire aux auditeurs. Voir Volonté schopenhauerienne, Joie spinoziste, Conscience du catéchisme etc., et la difficulté de s’entendre avec des mots à quintuple sens. Je leur ai dit que Chabrun avait eu tort de se laisser manœuvrer et qu’il était très intelligent, donc que la leçon lui serait féconde. Son texte du catalogue d’Apollinaire est très bien. Il le met à sa place. C’est de la mise en place. Arnaud a un poème qui est bien et, ce qui n’est pas mal non plus, qui n’a rien à voir avec le Temps d’Apollinaire. Jeudi 20 janvier 1944 Je n’ai plus le temps d’écrire, je suis assez écartelé durant tout le jour. Je me plonge dans le travail pour passer le temps et, faute de mieux, j’étudie des problèmes que je n’avais jamais le temps d’approfondir. C’est très intéressant quand même. J’ai dégoté un livre de Ludwig Andrée au moment même où j’en avais besoin. Et aussi une histoire du principe de moindre action qui va me servir pour l’objet. Une chiffonnière a tué son chiffonnier. Elle passe aux assises. Un témoin dépose : « Je l’ai entendu qui criait : “Tu m’as piqué le cœur, ça coule, ça saigne !” » Magnifique, cette phrase ! Radio-Vainqueurs se lèche les babines en racontant que des patriotes italiens ont fait sauter un navire allié dans le port de Bari. Ils glorifient ce qu’ils condamnent chez nous ! Bizarre ! Au pays de ––––– 1. Ernst Mach, physicien et philosophe autrichien (1838-1916). Il établit le rôle de la vitesse du son en aérodynamique. Sa critique de la mécanique newtonienne influença Einstein. 2. Charles Bocquet, instituteur, il entre très tôt dans la clandestinité. Publie, en 1942, Des Oiseaux seront ivres (Cahiers de l’école de Rochefort) et, en 1944, Constatations (Éditions surréalistes). Délégué de l’état-major national des F.F.I. pour la Normandie en 1944, il exercera après la guerre d’importantes fonctions militaires en Allemagne occupée. 494
Kant, c’est très rigolo. Cela fait un effet très cocasse d’entendre une telle chose. Radio-Vainqueurs fulmine contre les saboteurs, les terroristes, les bandits et, de l’autre côté de l’eau, dirait Pascal, ils en font des héros antiques. C’est ce contraste mécanique qui fait rire inconsciemment. Mode nouvelle : les femmes portent des mitaines en laine rouge, d’un rouge sang de bœuf qui fait penser aux ruisseaux de sang des rues à guillotine en 1793. À quand la psychanalyse de la mode ? Et aussi ces coiffures très hautes de l’avant, extrapolation des casquettes prussiennes. Que de choses à observer dans ce monde moribond ! Lundi 24 janvier 1944 Quarante-trois mois d’occupation. Trente et un mois de guerre russe. Ce qui doit faire neuf millions et demi d’Européens usés. Samedi, j’ai acheté un paquet de sel, soi-disant irradié, chez un pharmacien. Seize francs les deux cent cinquante grammes ; c’est pour saler notre nourriture, on ne trouve plus de sel. Une vieille femme qui venait d’être servie avait payé un paquet de huit francs avec un billet de vingt francs. Le pharmacien lui rendit deux francs. La vieille réclama ses dix francs qu’on lui donna avec des excuses et en se frappant le front d’un geste éloquent qui signifiait : « Où ai-je la tête ! » A mon tour, j’allonge vingt francs pour payer mes seize francs, il me rend trois francs au lieu de quatre. Cet homme se fait ainsi un petit pourboire qui doit atteindre quelques centaines de francs par jour, la boutique étant toujours pleine. La pharmacie est une profession libérale. C’est une élite intellectuelle et ça vole comme les pickpockets à la foire. C’est un petit peu écœurant. Mercredi 26 janvier 1944 Ce matin, à huit heures moins le quart, en traversant la Seine, je pensai que le cannibale était mort et je disais : cet être était en porte-à-faux. Il a trouvé enfin sa position d’équilibre. Il est rentré dans son ordre naturel : la décomposition, la vermine, la liquéfaction puante ! Je suis très occupé en ce moment. Samedi 29 janvier 1944 Les États-Unis cessent leurs envois de pétrole en Espagne. On comprend pourquoi. On sait aussi où notre beurre foutait son camp. 495
Ce qu’on ne comprend pas, c’est qu’ils n’aient pas fait ça plus tôt. Vu un milicien, il a un insigne très curieux, mais vraiment canaque. Les blasons au moyen âge étaient autrement nobles. Leur interprétation psychanalytique est extrêmement difficile, et cette complication dénote une culture très poussée, très puissante contre les instincts. L’insigne milicien est un gamma minuscule dont les branches sont un peu écartées pour atteindre l’angle des aines, cela donne à la partie inférieure une forme de verge qui pend avec ses grosses valoches. C’est toujours le complexe du vaincu qu’on rencontre dans ces insignes des partis politiques qui ont poussé sur le fumier de la défaite. Si l’on pense que l’insigne nazi est formé de quatre gammas majuscules, l’adoption d’un seul gamma minuscule montre aussi une soumission totale au vainqueur. Dans quelle bassesse sommes-nous chus ! B., hier après-midi, me parlait de la jeunesse européenne et de son très bas niveau. J’ai connu B. en juillet-août 1942, j’en ai parlé déjà. Il était reparti dans son pays en décembre 1942 et me fit ces adieux que j’ai rapportés. Il disait que l’année 1943 serait très dure. Il ne comptait pas revenir ici et il m’avait dit qu’il ne me reverrait jamais. Le voici revenu quand même. Il pense que l’absence des pères est un malheur pour la formation des jeunes ; en général, les mères sont trop indulgentes et il y a là-bas aussi toute une jeunesse oisive et maquereauteuse. C’est une génération perdue pour le progrès général. Les études sont abandonnées. « Les bons sont à l’est », dit-il, et se font massacrer. Restent les salauds ! C’est la même chose ici, à part que les bons, on ne sait pas trop où ils sont. Sont-ils, seulement ? Beaucoup de bons sont devenus résignés, des lavettes, ils sont brisés par le régime d’oppression, ils sont sans force dans cette atmosphère de désespoir, de noire humidité, de vermine policière. Voici de la sécheresse pour cinquante ans. Après, la forêt reverdira peut-être. Si quelques-uns sont assez forts pour sauver ce qui doit être sauvé. On voit la tour Eiffel de notre bureau et mes gens, que j’interroge, n’ont jamais grimpé là-haut. Ils ne sont pas curieux. Je leur raconte qu’il y avait, au plus haut étage, quelques boutiques qui débitaient des souvenirs, des cartes postales, des brimborions, des gâteaux et des bouteilles de limonade. Une marchande avait aménagé, vers 1920, son cagibi en coïtorium, et beaucoup de cochons montaient làhaut pour pouvoir dire, ou tout au moins se dire : « J’ai baisé en haut de la Tour Eiffel ! » Une dénonciation mit fin à ce trafic très original. Vers la même époque, la grande roue ne servait plus guère qu’à cet usage. Des cochons montaient dans un wagon ; la clientèle étant très clairsemée, chaque couple pouvait avoir son wagon parti496
culier, et sitôt quitté le sol, ils étaient chez eux pour une demi-heure, sans risquer un dérangement fâcheux. Cela coûtait un franc cinquante ou deux francs et le panorama était splendide. Quand on exerce son droit d’acheter du vin, l’épicier note la vente au dos de la carte. Le garçon épicier très étourdi, oublia de pointer notre carte et ma femme réemploya son droit pour acheter aujourd’hui quatre litres de vin surnuméraires. Cette fois, ce fut la patronne qui oublia de pointer la carte, alors ma femme la lui tendit pour qu’elle la pointât en disant : « Je suis honnête ! » La patronne en est plus que jamais persuadée. Stil m’envoie deux nouveaux feuillets qui montrent une mauvaise orientation de son activité. L’un est d’un R. Hugues, l’autre de Jacqueline Allan qui a sévi avant-guerre chez G.L.M. C’est du Samain avec du barbouillage surréalisant. C’est très 1890. Il y a des asphodèles, des cygnes, des lys, des colombes, il y a même ceci : « J’ai gravi le chemin de ta beauté. » Et Stil veut publier une anthologie1, et me demande d’y collaborer ! S’il reste sur ce chemin, je ne le suivrai pas. Dimanche 30 janvier 1944 B.B.C. nous dit la découverte de Dorothy Thomas sur la cause des cruautés allemandes et japonaises. « C’est, dit-elle, la science, qui est la galeuse, car c’est la science qui donne aux chefs de parti la possibilité de rendre les peuples mauvais ! » Bien sûr, on abrutit des millions d’hommes d’un seul coup, avec pas plus de peine qu’on en aurait à en abrutir un. Mais enfin, ce n’est pas la faute de la science s’il y a des salauds sur la terre et ce n’est pas sa faute non plus si les politiciens et les chefs d’État se recrutent uniquement dans la merde ! Ces salauds-là se servent de la science comme des salauds qu’ils sont et voilà tout. Sont-ils capables de faire autrement ? Évidemment non. Alors ? Un garçon de café suisse demeurant en France a été déporté en ––––– 1. Les Feuillets du Quatre Vingt et Un, d’André Still (où avait paru La Création) venaient de publier Les Heures rondes, de Robert Hugues, et Poèmes d’amour, de Jacqueline Allan-Dastros (qui avait été la femme d’Armand Robin). Quant à l’anthologie projetée par Stil, elle paraîtra bien, en janvier 1945, sous le titre de L’Avenir du surréalisme, avec une introduction de Noël Arnaud, dans laquelle on peut lire : « Aujourd’hui, le soleil s’est levé sur le jour de Maurice Blanchard. Aujourd’hui encore, vous auriez pu rencontrer le plus pur poète de ce temps. Il est à ce temps ce que l’heure qui vient est à l’heure qu’il est (...) » Et Blanchard collaborera à cette anthologie. 497
Allemagne à Baden Baden. La famille était sans nouvelles. Elle en a enfin reçu via la Suisse. Il a été gratifié de deux ans de prison pour avoir dit que l’Allemagne ne gagnerait pas la guerre. Ici, un père a torturé son bébé ! l’a fait mourir, il a eu la même peine. Il vient de dégoiser 1. Pendant vingt-cinq minutes seulement. Moins il parle, mieux ça vaut. Il a remué sa sempiternelle ritournelle raciale, et aussi la civilisation deux fois millénaire ; on croirait qu’il y est pour quelque chose dans cette foutue civilisation. Il y a eu aussi la mission confiée à son peuple et tout le tralala cent mille fois répété depuis quatre-vingts ans. C’est monstrueux et nauséeux. C’est le onzième anniversaire de la prise du pouvoir, onze ans, un cycle solaire si l’on considère les taches, les taches de sang, bien sûr ! Mardi 1er février 1944 Terminé un travail absorbant. Les paroles du canaque ont été publiées, c’est toujours la même chanson. Et, c’est aussi toujours la même façon de démontrer les théorèmes : « Ceux qui ne voient pas cela sont des idiots ! » ou bien des imbéciles. C’est tantôt l’un, tantôt l’autre. Mais il peut dire qu’il n’a pas varié dans cette méthode. Mein Kampf en est rempli. Une injure n’est pas une preuve, sauf chez eux. Ils se satisfont à bon compte. Mauvaise conscience. Mercredi 2 février 1944 Sacha Guitry, l’Européen nouveau, Sacha qui a fait don de son génie à la France, le chantre en queue de paon du Maréchal et de l’honneur, de la loyauté, de la gloire la plus pure, Sacha Guitry le communautaire a acheté du charbon au marché noir. Cet important salaud ne pouvait pas se contenter des trois sacs réglementaires qu’il trouve suffisants pour les humains. Or, ce charbon était du charbon volé. On arrêta les voleurs qui firent valoir la grandeur et la noblesse de leur clientèle, espérant ainsi se tirer des flûtes quant et quant. Mais on n’arrêta pas Sacha Guitry. Le journal nous explique qu’on ne peut traîner en correctionnelle un homme aussi important. On lui a fait verser trois mille francs au Secours national et on s’est excusé. Hi Hi Hi ! Socialisme et pourriture ! Jean Guignol-Paquis, qui fait le Caton de basse-cour avec son Delenda est Britannia, termine hier son dégoisement par : « Nous ––––– 1. Il : Hitler. 498
qui sommes pieux, nous louons Dieu qui nous a promis que l’Angleterre serait détruite ! » Utilisons Dieu, qu’il serve à quelque chose, nom de Dieu ! Dieu avec nous ! Dieu qui lubrifie les vagins ! Jeudi 3 février 1944 Cinquante-trois mois de guerre. O diarrhée ! J’ai changé de place. C’est la huitième en dix-huit mois. Tout devient difficile, on a recensé les appartements. En cas d’évacuation sur Paris, nous devrons loger des réfugiés, pendant qu’on démolira leurs maisons. Voir bâtir une maison serait un spectacle très beau, on ne se rendait pas compte de cela avant la guerre. C’était monnaie courante. Voir des maçons sur les échafaudages, et les plâtriers enfarinés qui prennent leur coup de rouge au comptoir, il faut avoir vu cela une seule fois dans la vie pour y penser de temps à autre, si près de la mort qu’on soit. Je comprends mieux Sollness qui me faisait rire, il y a vingt ans. Ses réflexions sur la bâtisse ont pris tout leur sens, depuis que la bâtisse a disparu. Vendredi 4 février 1944 Hier soir, dans les murs de la Station Dupleix, une nouvelle affiche attirait le populo. Cela reproduit les photos judiciaires agrandies de quelques terroristes abattus ou capturés par les forces de l’ordre (« On appelle ordre un certain désordre », a dit Bergson). Le peuple admirait douloureusement l’affiche. L’effet produit n’est pas du tout celui que les promoteurs se promettaient. Un ouvrier disait : « C’est pas pour voler ni pour avoir une bonne place qu’ils se font crever la peau, c’est pour leur idée, ça c’est beau ! » « Voilà ce que les gros gangsters du régime nouveau ne peuvent pas blairer ! » Un autre disait : « Ça, c’est des purs. Enlevez vos chapeaux ! » Henriot, le pion aigri qui dirige la propagande, me fait l’effet d’une tête de bois. Il fait tout ce qu’il ne faut pas faire, c’est un maladroit prétentieux. Il se fait haïr par des gens qui, comme moi, étaient complètement indifférents à ces choses, à ces merdes de choses. Samedi 5 février 1944 Mon voisin, Monsieur Chemin, fait des poids. C’est une occupation extrêmement abrutissante, ou plutôt brisante. C’est le cheval qui tire la charrue, avec toujours la même terre sous les pieds, et le même collier d’esclavage. Trois ou quatre fois dans la journée, il 499
ouvre son armoire et plonge son museau dans son pot de beurre, puis reprend son labour. Sans arrêt, sans un mot ni un regard vers l’espace libre. Ses maîtres sont des sadiques. Cœur-de-cire a brusquement changé de fourrure. C’est la glace de la Bérésina. Que s’est-il passé ? Sans doute ceci : elle lisait un jour Le colonel Chabert, je lui reprochais de perdre son temps, que la vie était courte, qu’il ne fallait pas gaspiller ses loisirs, d’abord les choses intéressantes, puis, ensuite, si l’on vit par hasard deux cents ou trois cents ans, on peut brouter les brindilles. « Quels sont les livres intéressants ? » Je répondis : « Eh ! bien ! le plus grand romancier français du XXe siècle, Proust, par exemple ! — Vous pouvez me prêter quelque chose de lui ? — Volontiers. » Je lui ai prêté le premier volume d’A l’ombre... Je suppose qu’on a vu, et qu’elle s’est fait secouer, car Proust1 est considéré comme impur parce que sa mère l’était. Je n’ose pas lui redemander mon livre, ça déclencherait peut-être l’orage, surtout si la secouée a eu lieu pendant ses vacances, dont elle revient, et dans un lieu public, dans le train, par exemple, comme je me plais à l’imaginer. Elle a dû faire cela candidement, et même peut-être pour épater les populations ; elle ignorait complètement la tache infamante de l’auteur. Elle pense que je lui ai joué un tour de cochon, ce qui est à peu près faux, car je n’ai aucun préjugé de race et je n’y pense pas. J’ai perdu à la fois un livre et un sourire. Ma douleur est extrême ! Un boyard s’est présenté cette semaine avec un immense certificat de calculateur. Il a cinquante-neuf ans et durant ces cinquanteneuf années de présence sur notre planète, il n’a travaillé que pendant l’année de grâce 1943, celle même qui vient de claquer, il y a un mois. Il arrive d’Allemagne et cherche un emploi digne de lui, baron du Tsar. Je lui pose une question simple. C’était de l’hébreu. Un de ces Messieurs étant entré par hasard, je le réquisitionne afin qu’il partage ma responsabilité et, de vide en vide, j’en viens à lui demander ce qu’il pensait du moment d’une force, et je compris à son baragouin qu’il n’en pensait rien de bien. Ces Russes ont habité plus de vingt ans en France et ne comprennent ni ne parlent le français. Je commence à croire que c’est une astuce pour cacher leur ignorance. Ils peuvent ainsi dire (et ils le disent) : « Je m’exprime mal en français, mais je sais bien calculer, la preuve, voici un certificat ! » J’ai laissé à B. le soin de le refouler, car, avec ces Cosaques, on ne sait jamais ce qui peut arriver. S’il va rous––––– 1. À l’ombre des jeunes filles en fleur. La mère de Proust était juive. 500
péter à la Main-d’œuvre allemande, il faudra que je donne des explications, et si on sait comment ça commence, on ne sait jamais comment ça finit. Un jeune homme travaillant à Saint-Ouen a été dénoncé comme saboteur, c’était faux. On l’a arrêté, on lui a cassé la mâchoire inférieure, on l’a collé dans une chambre de sudation pendant des heures et comme il n’avait rien à dire, pas de complices à dénoncer, puisqu’il n’avait rien fait, on l’a renvoyé chez lui où il creva le lendemain. Il a eu un bel enterrement. Cinq mille personnes ont suivi son pauvre corps. Dix jeunes gens arrêtés, on ne sait pourquoi, conduits à l’hôtel Grill, en sont ressortis quelques heures après pour être menés au Mont Valérien où ils furent lâchement assassinés. Ces pauvres gosses sont morts en appelant leurs mères ! Les victimes des bombardements sont une fraction négligeable des décès violents. On ne sait jamais si on rentrera le soir chez soi. On vit assez dangereusement, en vérité ! Giraudoux est mort. Pourriture à monocle. Faiseur. Dimanche 13 février 1944 Le Portugais1 déclare au monde que les hommes ont plus besoin d’ordre que de pain. C’est l’opinion d’un repu, car de quel ordre parle-t-il ? De Dieu, évidemment. Il y a une infinité d’ordres. Quant il dit ordre, on croirait qu’il y a un ordre comme il y a un soleil. On peut vivre dans ce qu’il appelle le désordre, on ne peut pas vivre sans manger. Le désordre intérieur, beaucoup plus grand que le soidisant désordre politique, on s’y fait, on ne s’habitue pas à crever de faim. Musso préférait les canons au beurre ; celui-là, ce Sacré foutu libido-dominandard préfère ses prisons et ses bourreaux au pain. Machiavel continue sa chanson. De quoi vit-il, ce salaud ? Avec la boustifaille que les Prussiens lui envoient, prélevée sur notre sol, en échange de produits d’Amérique que les Andouilles du nouveau monde sont assez culs de lui porter à domicile, Franco de port et d’emballage. Parle donc, sale mec, profite de tes dernières goinfrées ! Les barrages sont minés. Nous retournons à l’âge de la pierre taillée, ensuite nous passerons (nous ? nos arrière-petits-enfants, si on en a) nous passerons à l’âge de la pierre polie, etc. L’éternel recommencement. Un de mes hommes a voulu acheter la Théorie de l’élasticité de Timoschenko, on le lui a refusé : il est défendu de vendre des livres ––––– 1. Salazar ? 501
traduits de l’anglais ! Sombre régime et pestilents gredins ! La vie devient écœurante. Le jour où ces brutes seront vainqueurs, je me tuerai. Je ne tiens debout que parce que j’espère voir leur désintégration. Ce sera un spectacle qu’on aura payé cher, mais qui vaudra ça. J’ai cherché un livre sur les systèmes hyperstatiques, on m’a répondu qu’il était épuisé, et pour longtemps. Avec le papier, ils font des affiches de dix mètres carrés sur lesquelles tout le monde crache et qui heurtent les sens et la raison. On nous a distribué une brochure luxueuse sur papier couché à la gloire de la Junkers. Cela s’appelle : « Nous travaillons chez Junkers ». Cela a été imprimé dans toutes les langues, il y a des photos spécialement choisies et cela a coûté une centaine de francs l’exemplaire. On a dû en distribuer quelques dizaines de mille. C’est la culture, le fumier de la culture. De quoi faire vomir la Bestialité. La vie de Titus Andronicus serait une oasis de fraîcheur et de calme, de luxe et de volupté. Lundi 14 février 1944 Il a gelé cette nuit, c’est la première fois cet hiver. Si le froid s’installe, ce ne sera pas pour longtemps. Vendredi 18 février 1944 Toujours un peu de gel, un peu de neige, c’est un hiver de bénédiction, relativement. Un jeune déporté a fricoté avec une Prussienne, elle a le ballon, le jeune couillon est revenu chercher ses papiers pour un mariage rapide, ou sinon, dix ans de prison ! On n’y comprend rien. Et la race ? Merde alors ! Dimanche 20 février 1944 Un journal d’il y a dix ans me tombe dans les mains, en rangeant une armoire du débarras. À la lueur des événements qui se sont passés depuis, quelle abjection, quel maquereautage. Et penser qu’aujourd’hui, c’est encore plus abject ! La presse « libre » était pourrie, celle d’aujourd’hui, captive et domptée, l’est aussi. Vu de loin, on ne distingue pas la différence entre la boue et la boue, et pourtant il y en a. Elle devient immense pour ceux qui vivent dedans. Les blattes qui foisonnent dans la guerre ont leurs préférences, elles choisissent selon leurs goûts personnels. Elles ont certainement classé les guerres en un grand éventail de 502
nuances. Peut-être publient-elles un catalogue genre Galeries Lafayette ou Bon Marché d’avant-guerre. Rêve de cette nuit. J’étais sur un trottoir, un large trottoir très fréquenté, genre Porte de Saint-Ouen. J’étais camelot, au milieu de deux autres camelots, et une valise ouverte était pleine d’objets à vendre, pieds à coulisse, chaussettes, cravates, pierres à briquet. Les autres camelots criaient et lançaient des boniments, je ne disais rien et j’avais quand même des clients, autant qu’eux, et peut-être davantage. J’avais chaud, j’enlevai mon pardessus que je mis sur la valise, les clients choisissaient dans le tas d’objets et quand je ne vis plus d’amateurs autour de moi, je repris ma valise qu’un dernier client avait refermée ; je l’ouvris, elle étais complètement vide et mon pardessus avait disparu. Je fis le compte de mon argent, et je constatai que je n’avais rien reçu en échange de tout cela ; je partis sans rien dire et résigné, je disais : « C’est toujours comme ça ! » Reçu Les Lettres françaises 1 qui racontent l’enterrement de Carbone. L’enterrement d’un prince ! Ce qui fait souvenir de Prince. Ce gangster a été tué dans le déraillement du Lyon-Paris, déraillement terroriste de décembre. Je me plais à croire que ce règlement de compte eut lieu près de Dijon où l’on retrouva le corps de Prince, il y a dix ans ; ce serait drôle, comme justice divine ! Némésis… ne serait pas une blague ? C’est gros de conséquences ; ce sont là des amusements qui me font vivre et espérer. Je me cache pour écrire, cela me rappelle 1930-1934. Solidité de la chair a été écrit dans les chiottes, chez Potez ! Je n’ai plus de loisirs, je souffre terriblement. Une vie d’esclavage. Je n’arrive pas à accepter mon destin. La presse, ignoble et bête, nous décrit longuement le procès de vingt-cinq terroristes qui comparaissent devant le tribunal de guerre nazi à Paris. Croient-ils nous écœurer ! Pour mon compte, je fus très ému par ce récit pourtant très mal écrit. Cela m’a paru aussi beau que King Lear, Macbeth ou Antigone. Ces hommes disent qu’ils sont des soldats et qu’ils ont frappé l’ennemi chaque fois qu’ils en ont eu l’occasion. Nous sommes toujours en guerre, jusqu’à votre défaite complète. L’un a crié : « J’en ai tué cent soixante et un. » Je débaptiserai la nouvelle idole et je l’appellerai Antigone. ––––– 1. Les Lettres françaises, organe du Comité national des écrivains, avaient été fondées en 1941 par Jean Paulhan et Jacques Decour, mais le premier vrai numéro ne fut réalisé qu’en septembre 1942, sous la direction de Claude Morgan. Elles paraissaient alors clandestinement. Les Lettres françaises devinrent plus tard l’hebdomadaire d’Aragon. 503
Mardi 22 février 1944 Trente-deux mois de guerre russe. 9,6 x 106 cadavres. Il n’en faut plus que quatre dixièmes pour atteindre le but du prophète. Encore un mois et demi. Huit mille tonnes1 en trente-six heures. C’est comme si on avait transporté la tour Eiffel, et un peu plus, puisqu’elle ne pèse que sept mille. Une flotte de six mille avions assure le trafic d’exportation. Ce trafic devient intense, on en fiche un sacré coup. Peut-être n’auront-ils pas besoin de débarquer, car comment faire la guerre sans villes industrielles ? Ce n’est pas l’agriculture qui fait des armes. Il le savait bien, celui qui assignait à la France une position exclusivement agricole, en 1940 ! Le procès des vingt-quatre terroristes2 continue. La propagande pète du feu. Paris-Soir revient aux beaux jours de Mortorino ou du procès Bessaralo, la poétesse qui avait fourré son cadavre de mari dans une malle. Et toujours ces lâches attentats contre des soldats allemands ! Tandis que tirer sur des aviateurs qui se parachutent pour s’échapper d’un avion en flammes, c’est le contraire d’un lâche attentat ; seulement voilà, cela n’a pas de nom, dans aucune langue. Mercredi 23 février 1944 Vingt-trois sur vingt-quatre des terroristes ont été lâchement condamnés à être lâchement assassinés. Les comptes rendus de la presse pourrie sentent la fabrication de mauvaise qualité. Il n’y a sans doute rien de vrai dans cette histoire, sauf vingt-trois victimes de plus ! Qu’espéraient-ils ? Nous faire collaborer au maintien de l’ordre, non, on admire ces hommes, car enfin, on sait qu’il existe des hommes, qu’il en existait vingt-trois sur cette malheureuse Terre à merde ! Jeudi 24 février 1944 Dans le métro, un coup d’œil sur le canard du voisin, Le Cri du peuple3 en gros titre : « Une interview de Machin-chouette ». Je me tourne, je vois sur un Petit Parisien : « Une interview de Machinchouette ». Dégoûté, je me lève, je vais me planter ailleurs, L’Écho m’envoie en pleine vue, une interview de Machin-chouette. Cela ––––– 1. Tonnes de bombes. 2. Voir, supra, le 20 février 1944. 3. Journal du P.P.F. de Doriot. 504
définit la presse européenne. On a plaisir à penser qu’à Christiania, à Athènes, à Bruxelles, etc. même à Trouduc-sur-le-Pô, d’autres ont lu, au même moment, avec un même mouvement de lassitude et de colère, cette phrase grise : « Une interview de Machin-chouette ». Les nazis sont habitués à ce système. Ils ont perdu toute curiosité, ils avalent leur bouillie quotidienne, ça doit leur ressortir avec le caca. Nous, cela nous reste sur le cœur, on ne peut pas s’y faire. Le monde nous est représenté sans relief, sans échelle. Le froid est vif. Il fait moins cinq pendant la nuit. Je tâche de voir d’où vient le vent, je guette son changement d’azimut, ce sera le signe du printemps. Il vient du nord-est, mais quand je cherche une fumée vomie par un toit, je suis surpris de n’en voir aucune. Il faut un vrai hasard pour en choper une, et c’est le seul moyen de voir d’où vient le vent ; ou bien le ciel n’est qu’un immense et continu nuage ou bien il n’y en a point. En temps civilisé, on pouvait, en levant le nez fortuitement, apercevoir une douzaine de cheminées crachant leur bile. Ça et les interviews de Machin-chouette, ça et le maintien de l’ordre, ce sont nos vomissements. Vendredi 25 février 1944 Quarante-quatre mois de tombeau. Je me suis soûlé de calcul pendant deux mois, le temps a passé vite, mais je suis dégoûté ; il me faut du loisir, peut-être pourrai-je reprendre la poésie. Il n’y a qu’elle pour purger le sang. Tout le reste est poison. A. revient de Ch. où il travaille à la Toot Il a quelques jours de vacances. Il nous dit qu’il n’y a dans ce port que des travailleurs pour fortifications. Il n’y a plus d’habitants, mais seulement des captifs marche-ou-crève. Il y a des prisonniers russes (« Très bien », dit-il). Ils refusent de travailler pour la guerre, en accord avec les conventions de La Haye. Alors, on les prive de nourriture et, chaque matin, un camion vient enlever les cadavres. Des prisonniers politiques sont là aussi, avec des vêtements barbouillés de grands traits de peinture, des habits de zèbre, ce sont les parias de la Terre, chaque matin on leur fait exécuter deux heures de culture physique intensive dans une prairie, torse nu et lorsqu’ils sont bien échauffés on les fait s’étendre sur l’herbe humide. On défend la civilisation comme on peut. Ce matin, je découvre un nouveau canard, L’Écho de la France, Écho en très grosses lettres et de la France tout petit petit. Mais L’Écho de la France n’est que l’écho de Berlin, ou plutôt de ce qu’il en reste. De même, Le Cri du peuple du sieur Doriot, n’est que le cri de Carbone et Bénito car s’il voulait mériter son titre, les tauliers de ce torchon s’en iraient s’étendre sur 505
l’herbe de Ch., deux heures chaque matin d’hiver. Reste Le Petit Parisien, qui vraiment est petit, petit. Interrogé hier une épave, quarante-six ans, Ingénieur Arts et Métiers, ancien Directeur de je ne sais quoi à Konakry, à Libreville, ancien professeur à Bogota, blessé en 1939, et tirant sur la ficelle, depuis ce temps dans les hôpitaux ; on a dû le fiche dehors et il cherche une situation. La pauvre chose complètement vide, un naufragé de la Méduse spirituelle. J’ai été obligé de le fourrer dehors, il ne comprenait même pas pourquoi on ne pouvait même pas le prendre comme gardien de bureau. Il ne s’est pas encore vu, ce qu’il est. Il en est resté à son image d’il y a vingt ans ! Très pénible impression. La décomposition suit son cours, l’imagination reste fixée, éternelle pourrait-on dire. Samedi 26 février 1944 Le singe asiatique joue bien son rôle de singe en singeant le gorille de l’Europe. Et voilà que lui aussi décide de changer sa tactique et son état major afin de ne plus faire de conquêtes mais de prendre une attitude défensive ! On croirait que c’est un pur effet de sa volonté, mais le pauvre animal ne fait que ce qu’il peut. La victoire de 1905 lui a enflé la tête. Pauvre peuple japonais conduit par ces sapajous, pauvre peuple qui crève de faim et qui fut exploité plus qu’aucun autre depuis vingt ans en vue de préparer cette guerre de rapines. Il ne nagera pas dans le beurre des autres, lui aussi ! Il faut en finir avec ces mœurs de condotierre ou bien cela ne se terminera qu’avec le massacre total de tout ce qui vit sur la Terre. (Ces horreurs commises au nom de peuples.) Dimanche 27 février 1944 Terminé le bouquin de Sartre L’Être et le Néant, que j’ai commencé il y a à peu près trois mois. C’est long et obscur. On croit à chaque instant que l’on va connaître (ou voir) et un nuage passe, on est noyé dans le brouillard. Une phrase, à la fin : « L’homme est une passion inutile. » C’est le seul endroit où l’auteur fait la preuve de son don d’expression. C’est décourageant, car l’on sent qu’il y a là derrière une nouvelle richesse minière à prospecter. Je suis arrivé à la dernière des sept cent vingt-deux pages de quarante-quatre lignes, soixante lettres, pour apprendre que toutes les activités humaines sont équivalentes et vouées à l’échec par principe. « Ainsi revient-il au même de s’enivrer solitairement ou de conduire les peuples. » Je le savais depuis toujours. 506
J’aurais voulu trouver du combustible pour la remise en marche de ma locomotive à poèmes, je suis en panne au milieu du désert. Je ne dois compter que sur moi. Néant. Mercredi 1er mars 1944 Neige et froid. L’hiver a commencé le 14 février et je crois qu’il vient de se terminer cette nuit. Le vent est bien situé. Le bon vent d’ouest qui fait germer les moissons et qui refoule les puanteurs de l’est. La mer, la mer éternelle. L’esprit de Dieu flottait au-dessus des eaux... Vendredi 3 mars 1944 Quatre ans et demi de guerre, cinquante-quatre mois, mille six cent cinquante jours, etc. etc., un milliard de dégoûts. Une nouvelle affiche offense le pauvre monde, mais elle eût fait la joie de Sigmund Freud. Sur un fond brumeux se détache un delta lumineux, insigne de la milice. Au fond de la brume, comme un coucher de soleil, la faucille-marteau rouge sombre semble sombrer dans la nuit. La disposition de ces deux schémas ajoute encore à la signification freudienne. Mais le gamma est un pendouillard pénis, tandis que l’autre, dans l’ombre propice de ces deltas d’activité, féconde un cul puissant avec son manche de pioche. Le mot Vichy est aussi une heureuse contingence. Un vit qui chie, qui se chie soi-même. Ha ! Ha ! Ha ! Hier soir, à cinq heures, alerte. Après l’alerte, sortie et métro archi-plein, au changement Étoile, queue nombreuse et impatiente à l’entrée du vagin, pardon ! C’est encore Freud ! Un élégant gangster en costume neuf et un foulard étincelant autour de son cou de bandit passe devant et s’insère dans la foule, un ouvrier l’engueule ; ce gigolo, non content d’insulter le monde avec ses nippes de prince, se met à rouspéter avec une syntaxe d’accordéonnier de la rue de Lappe : « Je suis un artiste, j’vais au boulot et il faut qu’j’arrive à l’heure ! Laissez-moi passer, quoi ! » Ce fut une engueulade Ajax et Patrocle qui me fit passer le temps, qui sans cela m’eût paru amer. Je pensais à l’exode, à Blanche Montel qui nous criait : « Laissezmoi passer ! je suis Blanche Montel, star de cinéma ! » J’ai déjà parlé de cette punaise.
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Samedi 4 mars 1944 Radio-Rosbif : Doriot – Déat – Darnand Trois D – Trois dégoûtants ! C’est amusant. Radio-choucroute n’en a jamais fait autant. Un répartiteur officiel de beurre a étouffé deux cent douze tonnes de beurre. Il avait une comptabilité méticuleuse, les juges l’ont épluchée. Quatorze tonnes avaient été distribuées à des personnalités protectrices. Comme les noms y étaient, on a collé six mois de prison au gangster fonctionnaire. S’il n’avait pris qu’une livre parce qu’il crevait de faim, il aurait écopé deux ans de tôle ! Justice ! Mardi 7 mars 1944 Vu la demoiselle et son papa. Quelques bonnes histoires de brigands. Mercredi 8 mars 1944 Refroid. On a brûlé tout le charbon quand il faisait beau temps. Maintenant, on gèle, comme la probité. Attaque de Bronzavia samedi après-midi. Une bande de terroristes a dynamité les centres vitaux, transformateurs, etc. Succès total. Hier, rue de Lévis, un soldat de la civilisation, en armes, gardait l’entrée d’un immeuble pendant que les cambrioleurs opéraient chez un Israélite. Les meubles descendaient, avec l’étiquette : « Don des Français aux sinistrés allemands ». Jeudi 9 mars 1944 Les journaux sont pleins de cette histoire de fosse à charogne d’où on a retiré la barbaque pourrie de dix policiers. Il y a des détails et des illustrations qui exaltent le patriotisme du lecteur. Quand on lit cette prose à la Xavier de Montépin1, on est soulevé par une envie d’en faire autant. Pas de doute que cette littérature n’amène à l’action un fort contingent de chambardeurs. C’est instinctif. Ce n’est pas très noble, bien sûr, mais c’est puissamment instinctif. La faute en est aux écrivains de dernier ordre qui rédigent ces saletés, et à ceux qui les payent. ––––– 1. Voir note p. 400. 508
Vendredi 10 mars 1944 Nouvelles avances des Russes. On se souviendra longtemps des quatorze communiqués spéciaux du grand gratin général du grand führer du grand Reich grand Allemand d’il y a deux ans, ce dimanche après-midi où, en avant la grosse caisse ! on nous détaillait par morceau, chaque demi-heure, l’anéantissement de l’armée russe. « La route de l’Oural nous est ouverte », gueulait-il ; il y a un an, il gueulait encore : « Jamais nous ne lâcherons ce que nous occupons ! » Aujourd’hui, les armées russes anéanties refoulent les armées nazies victorieuses. Les femmes ont une nouvelle coiffure qui imite la casquette nazie. De quoi leur fiche une baffe sur la gueule. Putains ! Samedi 11 mars 1944 Monsieur Chemin fait toujours les poids. Il a l’air très appliqué à cette bienfaisante occupation. Bienfaisante car elle lui a anéanti le système nerveux et il ressemble beaucoup (psychiquement) aux ruminants des prairies normandes. Parfois, il écrit une lettre, en cachant son papier sous un buvard et ne laissant apparaître que l’espace d’une ligne, puis il pointe en rouge son calendrier : il efface un jour, il compte le temps, jours, minutes et secondes, qui le séparent des vacances. Chaque matin, il lit son Parizer Zeitung, en douce dans son tiroir. Tout comme un fonctionnaire français d’autrefois, quand la France était pourrie ! Adolf ! tes peines et tes travaux seront-ils vains ? J’ai été cet après-midi à Versailles chez le notaire de nos pupilles Georges1. De Puteaux à Saint-Cloud, le train survole la banlieue dont l’industrie est extrêmement dense et qui s’allonge le long de la Seine. Je connais bien ce pays ; je connais chaque usine, chaque rue. J’ai travaillé huit ans chez Blériot dont les toits en dents de scie m’ont ravigoté des souvenirs que je n’aurais jamais cru si fortement liés à mon être. Cette banlieue si laide et plaquée de lèpre a plus d’importance pour la vie d’un État que les Champs-Élysées ou l’avenue du Bois. Un peuple de travailleurs niche dans les fractures d’usines, ––––– 1. Anne-Marie et Bernard Georges, dont le père, décédé en 1936, était un ami de Blanchard, qui devint, à sa mort, leur subrogé tuteur. Bernard Georges, romancier et critique, est notamment l’auteur de Le Méchant petit habit bleu de bal (Robert Laffont, 1963). 509
dans les ligaments de ce squelette bariolé de sales couleurs. C’est un chaos sous lequel coule une vie organisée et très simple en somme, c’est un organisme bizarre pour le non initié, pour l’habitué des palaces faisandés, pleins de snobards et de maquereaux de bordels mondains genre Montherlant, Giraudoux, Morand, etc. Dimanche 12 mars 1944 Avance continue des Russes. Les voici à cent kilomètres de la Roumanie. Ils ont presque reconquis leur territoire. On voit maintenant la valeur politique de Staline. C’est qu’on ne peut juger de la politique d’un homme d’État que très longtemps après sa définition, exemple : Richelieu, Louis XV et, dans le mauvais sens, Bismarck qui ne fit, somme toute, qu’un stupide au jour le jour et à qui l’Europe doit cette troisième guerre prussique. Si la Russie n’avait pas eu cette politique stalinienne, elle eût été boulottée et, de ce tremplin, les canaques germaniques eussent accompli leur folie démesurée, la conquête du monde. Des dessinateurs français parmi lesquels ceux de la société négrière SNCASO, déportés près de Brême chez F.W., ont fêté Noël comme ils ont pu. Le soir, dans leur dortoir communautaire, ils chantèrent. Les nazis vinrent les inviter au silence. Ils chantèrent derechef. Ils n’avaient pas épuisé leurs dégoûts, ils les transférèrent en gueulements, en soulageants gueulements, on leur éteignit la lumière, ils se couchèrent et continuèrent leur concert. On les fit se lever, s’habiller et on les chassa dans la nature où on leur colla à chacun un sac de ciment de cinquante kilos sur les épaules. On les fit marcher pendant deux heures, à coups de trique. Quatre sont morts sur-le-champ. On défend la civilisation comme on peut ! Ces gens-là étaient partis pour six mois, il y a de cela un an, ils y sont encore, vivants ou morts. Et merde pour les contrats, merde pour la justice. Le grand Reich avale tout, il en crèvera ! On souhaite que cela soit bientôt ! Le poète dort. Je travaille beaucoup. Je reçois des travaux qui ont demandé beaucoup de temps, deux ou trois mois, et en deux jours j’ai trouvé la paille dans l’œil du canaque et je redonne le tout pour un nouveau recommencement qui durera autant. Je travaille beaucoup et je fais travailler. Résultat : c’est comme si rien n’avait été fait. J’acquiers la réputation d’être un travailleur consciencieux et je retarde la machine, ce qui est la chose essentielle : faire ou défaire c’est travailler, ne rien faire c’est se faire envoyer dans la nature avec un sac de ciment sur le dos, sans profit pour personne, tandis que comme cela, je coûte cher à la production 510
de guerre. C’est tout de même plus intelligent que de crier : « Mort aux vaches ! » Il y en a qui ne comprendront jamais cela, mais tant pis. L’humanité est dégoûtante. Je n’y puis rien. Ce n’est pas moi qui l’ai construite. Les petits salauds, qui causaient des ennuis, marchent au pas, maintenant qu’ils sont sous la schlague canaque. Ils n’ont pas une pensée pour les deux qui sont au mitard, pour leurs beaux yeux.1 On fait du meilleur travail en brisant les rôles. La preuve ! On ne peut tout de même pas leur expliquer ce mécanisme, cela se saurait immédiatement et tout serait cassé. Je suis effrayé quand je pense à ce que sera l’après-guerre avec des couillons de cette envergure. Les marcassins de l’humanité. Je disais cela au grand patron, il y a huit jours ; il était, lui aussi, inquiet sur le relèvement de la France… Radio-Vichy nous transmet Le Soulier de satin. Je viens de supporter cela pendant un quart d’heure, « C’est beaucoup ! » dirait Voltaire, « C’est peu », ajouterait-il. Ce vide cadencé, déjà insupportable, est multiplié par l’élocution artificielle des cabotins de la Comédie Française. C’est écœurant, c’est emmerdant, à vomir. Ce catéchisme gueulard est, au fond, d’une pauvreté puante, c’est grandiloquent, nauséeux, à gifler et, à la base, il y a un schéma bête de prétentieux ratichon. Ça sent le fumier de l’ancien régime. Des gens applaudissent ça ! Les cons ! Hier, dans le train de Versailles, montèrent des terrassiers qui rentraient chez eux, la journée faite. D’après leurs propos, ils travaillent sous terre, ils creusent des galeries dans le sable pour les défenseurs de l’Europe. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Vont-ils faire sauter les coteaux de Saint-Cloud ? Les sauvages ! Mardi 14 mars 1944 Une nouvelle affaire Landru2. Un médecin brûlait ses clientes. Et, d’un coup, la presse pique un galop furieux. Quand les princes ne veulent pas parler de certaines choses, ils font monter en neige une escroquerie ou un assassinat et en voici pour au moins un an de tranquillité. On remplit avec ça la cervelle de piaf du public. Il ne faut d’ailleurs pas dire que ces sortes d’affaires arrivent toujours à point nommé et que, donc, elles sont organisées de A à Z pour la police, non, ils sont trop bêtes, ils ne sauraient pas, ils n’ont pas plus d’imagination qu’un cervelas. Mais il y a toujours un noyau autour ––––– 1. Voir, supra, le 14 janvier 1944. 2. Il s’agit, bien entendu, de l’affaire Petiot, qui éclate le 11 mars 1944. 511
duquel on peut enguirlander. Si on n’avait pas eu besoin de ce Landru, on aurait simplement dit : « On a découvert dans une cave des débris humains. » L’enquête est ouverte ! Puis, quelques mois plus tard : le docteur Goudron a été condamné à tant et tant pour crime commis à... le... Un point c’est tout. Il y a eu en 1918-1919, l’affaire Landru, qui détourna l’attention du public et l’éloigna de ces préoccupations si grandes du traité de paix. Au début 1914, l’affaire Caillaux ; en 1870, l’affaire Victor Noir.1 Le cantinier est revenu. Après quelques mois de prison, il est rentré gros et gras comme une vache. Il devait partir pour le front de l’est, mais il s’est acheté une libération ; on me dit que cela lui a coûté deux cent cinquante mille francs. O, Adolf ! si tu savais ! elle serait indicible, ta douleur ! Ha ! Ha ! Ha ! Du coup, on a mis le verre de vin à cinq francs au lieu de trois francs cinquante. Faut bien qu’il récupère sa libération. Somme toute, c’est à nous qu’il la devra. La guillotine est une belle invention. Vendredi 17 mars 1944 « Nous sommes fermement résolus à ne pas déposer les armes avant que nos ennemis soient prêts à nous assurer la liberté et la sécurité de notre existence nationale. » Du Goebbels, hier dans Paris-Soir , lequel, trop couillon pour l’inventer l’avait pris dans Das Reich. Das Reich ! Le titre d’un journal ! « Que je voudrais bien publier la nouvelle idole. » Ce galeux dit encore : « Nous aimons le Reich plus que notre vie ! », ce qui signifie : « Crevons pour que vive l’État ! » Non-sens et stupidité. Race humaine, je te crache dessus ! qui suintes tant de saleté ! Samedi 18 mars 1944 Un titre du Petit Parisien : « La répression du terrorisme se poursuit efficacement. De nouveaux crimes à l’actif des bandits. » La bêtise est du côté du pouvoir, comme toujours. ––––– 1. L’assassinat de Gaston Calmette, directeur du Figaro, par la femme de Joseph Caillaux, alors ministre des Finances. — Le journaliste Victor Noir avait été tué en duel par le prince Pierre Bonaparte. Ses obsèques donnèrent lieu à une importante manifestation contre le régime impérial. 512
Le Vél’ d’hiv’ est isolé, on le remplit avec les gens que le râteau, passé par les policiers français, récupère, chaque jour dans Paris : les oisifs, les réfractaires, les communistes, etc. C’est-à-dire qu’ils piquent dans le tas, à la fourchette, et donnent ensuite une dénomination, selon leur humeur. La police française est plus nazie que les nazis. L’ignominie est totale. Dimanche 19 mars 1944 De leur point de vue, Les Lettres françaises ont raison, politiquement, en condamnant Antigone. Mais ces gens me font l’effet des demoiselles qui vont soigner les lépreux chez les Caraïbes. Ils surmontent leur mépris de l’humanité pour sauver quelques épaves de cette même humanité. Cela leur fait passer le temps et leur donne une raison de vivre, (de persévérer dans leur être). Comme ils disent si justement, s’il n’y a pas cela, il reste le suicide. Autant dire que leur solution est un pis-aller. Antigone est dans l’absolu. Eux sont dans la vulgaire réalité. Et pourtant, humainement, les gens des Lettres ont raison. Rien n’est simple. Autre solution : l’ironie glacée, l’humour noir. Vendredi soir, Payot allongeait des considérations sur les conséquences de la traversée du Bug1 par les armées russes, il disait que l’avance jusqu’au Dniestr serait une catastrophe pour les nazis et que, pour cette raison, il croyait que le front allait se fixer là où il est, les Européens de Prusse étant obligés de faire le mur sous peine de débâcle pour les armées qui sont encore en Ukraine. Cinq minutes plus tard, B.B.C. annonçait l’arrivée des Russes sur la rive gauche du Dniestr. Payot le savait certainement, mais il a fait l’âne pour corser la dépêche de Staline et montrer l’importance de cette action, sans se compromettre aux yeux de vache des guestapoux. Une bonne définition des Lettres françaises : « Les trois couleurs de Vichy : marché noir, terreur blanche, bibliothèque rose », pas mal ! très juste ! Henriot, ce midi, a prononcé le jugement le plus dur contre Vichy, Vichy condamné par Vichy. Et, on a l’impression que cet imbécile a lâché cela inconsciemment, car le sujet était « les mauvais patrons. » J’essaie de profiter du dimanche pour écrire un peu, mais ce n’est pas facile. Je ne puis écrire à l’usine, j’ai un salaud près de moi. Ici, je me cache aussi. Torquemada m’emmerde, je ne suis pas libre, même dans les chiottes. ––––– 1. Rivière née en Ukraine et longeant la frontière soviéto-polonaise. 513
Autant dire que je n’arrive plus à lutter contre le désespoir. Je ne me soignais autrefois que par la poésie. C’était mon seul soulagement efficace. Je n’ai plus rien, je n’ai même plus cela. Enfin, Vichy accuse les patrons et les anciens syndicalistes, c’està-dire quatre-vingt-dix pour cent du monde du travail, d’avoir saboté la Charte du travail, panacée verbeuse et couillonne du barbare sénile gueule-de-vache que tout le monde supporte, on se demande pourquoi ! Un coup de pied au cul suffirait pour l’envoyer dans son sépulcre. Enfin, la question sociale, qui est primordiale, ne sera pas réglée de cette façon. Il n’y aura sans doute que la solution bolchevique qui sera possible. La lutte des classes est irréductible. Le travail industriel moderne crée une catégorie de parias, de sacrifiés et l’évolution de l’industrie ramène forcément à l’esclavage antique, au servage tout au moins, parce que, dès 1936, on décrétait l’impossibilité pour un homme de changer de métier et d’entreprise. Ceux qui, pour leur malheur, sont dans les pattes de l’industrie, n’ont qu’un désir, la quitter. Si l’on trouve l’occasion tant désirée, le cheptel industriel se dépeuple, et l’État, de plus en plus vorace, ramène le déserteur. C’est le nom qu’on donne au malheureux. Cette dénomination me dispense d’en dire plus long. Elle donne la température des cervelles dirigeantes. Orienté professionnel, rivé à la coque d’une entreprise, encerclé dans une communauté de travail, parqué dans un dortoir communautaire, boulottant à la gamelle idem, lectures et conférences idem, crevant dans la partie basse de l’ergastule, complètement décervelé par une vie d’esclavage, décoré du nom de travailleur conscient et organisé, voilà la vie qui attend la moitié de l’humanité, de la triste humanité, bestiale, stupide. Lundi 20 mars 1944 Millième jour de guerre à l’est. 10 x 106 hors d’usage dans le camp raciste de la racaille. Juste ce que l’Idiot avait annoncé comme limite du prix qu’il mettrait pour conquérir le monde. Il y a des phrases qui retombent sur leur auteur. L’affaire Petiot sent la police à plein tuyau. Les pompiers ont gaffé. C’est difficile à rattraper. Troisième alerte aujourd’hui, il n’est que midi. Huit à douze heures, trois heures de cave. Rendement intéressant, à peu près égal à celui qu’on aurait obtenu s’il n’y avait pas eu d’alertes. Curieux ! Très intéressant à observer. Mathématiques européennes.
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Mardi 21 mars 1944 Les journaux de ce matin, avec un ensemble ridicule et compréhensible, pleurent et hurlent en première page le cadavre de Pucheu1. Il y a mille Français chaque jour qui meurent victimes de cette guerre de civilisation et dont la plus fripouille n’atteint pas en fripouillerie le millième de ce que contenait la plus petite goutte de sang pourri de ce pourri de Pucheu. Pleurez, salauds ! Pleurez la préfiguration du sort qui vous attend ! Puissiez-vous avoir une fin identique, et non une fin identique à celles que vous infligez aux Hommes, c’est-à-dire aux êtres à deux pieds sans plumes qui n’acceptent pas que le fumier monte à cheval, car, ce que méritait un Pucheu, ce que vous méritez, c’est durant des jours les tortures que vous infligez aux innocents, jusqu’à ce que mort s’ensuive, et que cette mort soit lente, très lente, asymptotique, et ait lieu sous les yeux des suivants de-ces-messieurs, comme chez le coiffeur. Je suis trop bon. Hier soir, me trouvant près du bureau du chef civilisateur, je voyais sur le revers de la page précédente de son calendrier à feuilles, une illustration présentant trois gibets garnis échelonnés en perspective, au-dessous : « Tod dem Volksfeind ! », ce qui doit signifier mort aux ennemis du peuple ! c’était très distingué. C’est de la propagande par l’image et par le mauvais goût. Et je pensais que Nietzsche avait bien fait de naître cent ans plus tôt. Vendredi 24 mars 1944 Lu dans Paris-Soir, après les idioties européennes sur le socialisme nazi et la justice apportée au monde par cet ordre nouveau qui nous est infligé, ceci : « Souteneurs et prostituées ayant fait fortune voulaient fuir les restrictions et les malheurs présents pour couler une douce vie sous les cieux d’Argentine. » C’est à propos de l’affaire Petiot. Ce malin docteur choisissait ses proies parmi les gens fortunés, donc il prospectait les maquereaux et les putains. C’est une illustration du régime nouveau PétainHitler. ––––– 1. Pierre Pucheu (1899-1944), membre du P.P.F. Secrétaire d’État à la Production industrielle, puis à l’Intérieur, du gouvernement de Vichy. Chaud partisan de la politique des otages. Après le débarquement allié en Afrique du Nord, il cherche à gagner Alger. Arrêté par les autorités gaullistes, il est fusillé en mars 1944. 515
Dimanche 26 mars 1944 Idem Paris-Soir. Un placard : « Ouvriers d’Europe, votre travail garantira pour des millénaires notre civilisation ! » Et voilà : l’ouvrier d’Europe qui est le sacrifié de ce monde nouveau, l’esclave renouvelé des satrapies antiques, c’est lui qui doit garantir pour les millénaires une civilisation qui profite à ses bourreaux, c’est d’un sadisme extrême. Mes fils, revenus d’Avranches où ils allèrent à la noce de M. H., ont rapporté du pain blanc de fabrication familiale. Ce fut un délice. Il rapportèrent aussi un peu de calvados qui a été exécuté sur-lechamp. On ne connaît pas les restrictions dans ces campagnes. Les trains sont occupés par les bandits du marché noir qui vont par là une ou deux fois par semaine et rapportent trente ou quarante kilos de victuailles qu’ils paient quatre-vingts francs le kilo et revendent trois ou quatre cents francs. Bénéfice : dix mille francs par voyage. Ce sont des petits bandits, c’est le prolétariat du marché noir, les gros font cela par camions de huit tonnes. Les conversations dans les trains sont instructives. Ils ne se gênent nullement parce qu’un quidam étranger à la corporation est assis près d’eux. Ils sont la majorité, ils se connaissent en tant qu’habitués de la ligne et parlent de leurs affaires comme si c’étaient des affaires honnêtes et même honorables. Ce matin, ma femme a acheté une botte de cresson dix francs, qu’on avait pour cinq centimes en 1914. Il apparaît bien que Paris est volontairement affamé. On voudrait pousser les gens au bolchevisme qu’on ne s’y prendrait pas autrement, et pourtant, on sait comme la propagande nous assourdit de ses imprécations contre ! Car ils sont contre, les salauds, mais ils agissent pour, les salauds ! Les petits boutiquiers font fortune. J’ai vu samedi matin une marchande de mercerie, près du métro Dupleix, ouvrir sa boutique de trois mètres de façade, en manteau de fourrure tout neuf, bas de soie et tout le grand pavois up to date et princesse de Galles ! Un ancien mécano que j’ai revu dernièrement avait monté une petite boutique d’alimentation à Vanves, il a vendu et acheté mieux à Suresnes. Il revend pour acheter encore mieux. Il s’est fait choper pour trafic de pommes de terre, il a payé cent mille francs d’amende, il n’en est pas plus pauvre pour si peu. Il a pris gaiement la chose et s’est très vite rattrapé avec bénéfice ! Ces gens-là, quand ils sont pris, augmentent les tarifs et font ainsi payer leurs frais par le pauvre affamé qui est obligé d’y passer s’il ne consent pas à crever de faim. 516
« Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer ! » Vichy est bien coupable. Il y a du pain pour tous puisque les faux tickets sont plus nombreux que les vrais. Mais il faut payer une carte cent cinquante à deux cents francs et une carte représente environ dix kilos de pain. Mais puisque tous ces faux tickets sont servis, pourquoi ne pas augmenter les rations ? Pourquoi ? Pour punir les pauvres qui sont assez bêtes pour être pauvres, assez gourdes pour être honnêtes, assez crétins pour être candides et très image d’Épinal ! Les tonneaux de haine s’accumulent dans les cales du navire pendant qu’on danse là-haut chez l’Amiral. Quand cela cassera, je n’irai pas les plaindre. La condition des ouvriers est épouvantable. Lundi 27 mars 1944 Dernière semaine du mois, la plus terrible, je ne m’y habitue pas. Je la supporte de moins en moins. Être débarrassé de mon fardeau et crever ! Je n’ai plus que ce désir. L’an dernier j’avais un refuge : la poésie. Écrire est pour moi comme un abcès de fixation. Le poison sort de mon corps et ce soulagement, cet apaisement me paraît une jouissance, me regonfle pour une semaine ou deux. Il faudrait que je puisse écrire douze lignes par semaine. Il sera épouvantable que je dise, plus tard, si je vis, que j’ai vécu les neuf mois les plus supportables de ma vie d’octobre 1942 à juillet 1943, et aussi les trois ans de Dunkerque, de 1915 à 1917. C’est donc au milieu de grands malheurs que j’ai trouvé cette petite fleur : la santé mentale ! Ces moments deviendront de plus en plus rares, le courant communautaire que l’État gonfle de tout son souffle de baleine et qui est fait pour abrutir le peuple, me touche déjà. Dimanche 2 avril 1944 Encore un mois de plus et un mois de moins. Cinquante-cinq mois de guerre. Dans cinq mois, ce sera cinq ans. Il y aura peut-être à la suite cinq ans de révolution, cela fera dix. J’ajoute cinq ans de service militaire et cinq ans pour l’autre guerre et en voici pour vingt ans, le tiers de mon existence probable, très grossièrement calculé. Les deux autres tiers ayant cheminé à travers une autre guerre : la vie au milieu des marcassins de l’humanité. Guerre d’un autre genre, souterraine, hypocrite, larvatum prodit et, d’un certain point de vue encore plus dégueulasse, sauf certains points lumineux qui, de temps à autre, illuminent cette vache d’existence. Comme ces enchantements me faisaient vivre, je 517
ne vois pas ce qui me soutient maintenant, dans ce noir absolu, si ce n’est la curiosité. Le Journal de la Bourse de ce jour publie un texte sur la condition des salariés qui est juste, quoique modéré. Il va jusqu’à donner auxdits salariés l’appellation de Parias de la nation. C’est le qualificatif même que j’emploie quand je parle de cela. Avant-hier, vers dix heures du soir, bombardement de la zone de Vayres-Torcy, près de Meaux. Un train de munitions a sauté. Un train de permissionnaires qui se trouvait là a été pulvérisé. Un millier de soldats européens ont été dématérialisés. Ils sont maintenant chez Pluton, où ils continuent à défendre notre civilisation. Nous avons de la chance, nous avons des défenseurs partout. Je les vois d’ici, ces purs esprits. Je les contemple et je les aime mieux ainsi. Les Russes ont fait du chemin cette semaine. Les voici en Roumanie. Au même rythme, ils seront à Bucarest dans quinze jours. La forteresse Europe était faite d’ondes et de papier. Ils ont inondé la Hollande. Et on attend toujours le deuxième front. Histoire du jour. On recrute des Français pour guetter le débarquement. Un jeune homme se présente, on lui fait voir la vie en rose pour qu’il signe son contrat : « Tu seras sur un rocher près de la côte, avec une paire de jumelles, et tu regarderas s’ils viennent... Tu n’auras pas grand chose à faire et puis, à soixante ans, tu auras la retraite ! » Les massacreurs se baladent dans Paris avec tout leur fourbi. On rencontre même parfois un isolé avec une mitraillette pendue à l’épaule droite, prête à tuer. Ce déploiement de force paraît un peu ridicule. Et puis, traîner des kilos de ferraille, cela doit les fatiguer. La confiance n’est pas grande, à moins qu’ils ne considèrent leur attitude de bandits calabrais comme un moyen suprême de civilisation. Depuis trois ans, ils portaient le revolver à la ceinture. Il y en avait de tous les modèles, depuis le modèle joujou jusqu’au canon de campagne de deux ou trois kilos qui tirait fort sur le ceinturon et leur battait la fesse. Une grande diversité d’armes et d’étuis. Ils avaient dû chiper cela un peu partout. C’était très marché aux puces. Je me souviens de ce marin soûl qui virait lof pour lof sur le trottoir de la rue de Rome à la recherche d’un bistrot et dont la pétoire lui tombait le long de la cuisse droite, sa ceinture détendue à quarante-cinq degrés. Nous passâmes prudemment sur l’autre trottoir, nous ne tenions aucunement à nous faire civiliser. Sait-on jamais ! Premièrement une brute, deuxièmement un ivrogne, troisièmement l’un et l’autre confondus dans la même barbaque.
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Mercredi 5 avril 1944 Ils sont en panne de beurre, comme nous, mais ils ont des confitures. Chemin ne plonge plus son museau dans le pot de beurre mais dans le pot de confitures. Il se relève avec une tartine de confitures et un petit peu de pain dessous. Cinq millimètres de pain et un centimètre de confitures. Il fait des acrobaties pour que cela reste en place, et il s’en fout plein la gueule, cet animal-là. Dix fois par jour au moins. Vendredi 7 avril 1944 Stil m’a réécrit pour son anthologie1. J’aurais préféré qu’il m’oubliât. Je me dégagerai le plus tôt possible de toute relation, poétique ou professionnelle, ou même familiale. J’en ai marre. Je crèverai seul, dans un coin. Je lui ai envoyé La Liberté ou la mort2. S’il recule devant le danger, j’en serai débarrassé, et de tous les autres aussi. S’il accepte, je risque les représailles autant que lui. Il y a eu orgie teutonne cette nuit, ici. Ils ont bâfré, ils se sont imbibés, ils ont vomi jusqu’à six heures ce matin. Le portier, le Vieux Riquier, en avait pris sa part ; il servait à la cuisine et, de service à la porte à huit heures, il ne reconnaissait plus personne. Il levait le bras à l’hitlérienne. L’hommage d’un poivrot au régime nazi. C’était beau à voir. Pas un canaque n’est venu à l’heure réglementaire. Il est midi, ils commencent à rappliquer pour la mangeoire. Ils ont fêté la mort du Christ, ces salauds ! Et Dieu ne les a pas colpités ! C’eût été une preuve de son existence. Pourquoi a-t-il raté cette occasion ? Mystère impénétrable. Pendant cette nuit de ventraille, des milliers de leurs frères de race se sont fait dématérialiser avec de pleines souffrances comme dessert, pousse-café et rincette. Les marcassins de l’humanité, énième chapitre. Dimanche 9 avril 1944 – Pâques Ils n’ont pas tenu sur le Dniestr, alors qu’on s’attendait à l’établissement d’une ligne de défense efficace. Ils n’ont pas davantage tenu sur le Bug. Le front a été franchi et voici maintenant que les Russes franchissent les Carpates. En ce jour de Pâques, un grand espoir soulève la France, on ne parle que de cela. ––––– 1. Voir note p. 497. 2. Voir note 2, p. 411. 519
« Dans trois semaines, c’est fini ! » me crie un voisin avec une figure ensoleillée qui faisait plaisir à voir. Il est visible que les nazis sont au bout de la longe. Ils ont encore des hommes, c’est donc que le matériel, l’outillage de guerre leur fait défaut. Les bombardements de l’industrie du Reich ont leur effet sur la ligne de feu. Il a fallu neuf mois pour que l’onde parcoure deux mille kilomètres. La masse est grande, l’inertie considérable. Le mur penche, rien ne pourra s’opposer à la chute. Gare dessous ! Par deux sources j’apprends qu’un train de permissionnaires nazis ayant dû s’arrêter en pleine nuit près d’un village du nord, à la suite d’un attentat, ces civilisés conduits par le chef du détachement, ont massacré les habitants du village. On me donne des détails affreux, à faire honte aux canaques. Nul doute qu’on en parlera après la guerre. Une nouvelle affiche salit nos murs. A psychanalyser ! Un écusson blanc portant l’insigne du R.N.P. flotte horizontalement. L’ombre forme une tache noire qui donne, plutôt qu’une ombre, l’aspect d’une fosse de cimetière, le tout ressemble à une tombe. L’idée de la mort hante ces cervelles pourries. Le plus ardent de leurs ennemis n’aurait pas trouvé mieux. Chemin a retrouvé du beurre et il plonge et replonge dans son pot de beurre avec une joie non dissimulée. Vendredi midi, la cantine nous ayant donné du poisson pourri, je suis revenu bien vite au bureau, et mon chef nazi me demandant si j’avais bien déjeuné, je lui fis une description nauséeuse du régime alimentaire que ce salaud de gargotier nous inflige. Il me dit alors : « Il faut le dire à Monsieur Bauman. » Ce Monsieur Bauman, ce beau fumier, c’est le susdit gargotier. Chemin n’était pas là, je me trouvais debout près de son bureau et je répondis, montrant le bureau de Chemin : « Autant parler à ça ! » « Comment ? » « Oui, autant parler à cette table, à un mur, à une pierre ! » Je ne m’étais pas rendu compte de ce qu’avait de méprisant pour Chemin mon geste inconscient. Le nazi aussi, d’ailleurs, car il ne me fit répéter que parce qu’il ne comprend pas très bien notre langue. Ce n’est qu’un quart d’heure plus tard, quand ils furent partis brouter, que mes compagnons me firent remarquer la chose, avec beaucoup de joie. Ils avaient immédiatement compris mon acte manqué et cru que j’avais agi avec intention. Je les ai laissés avec cette conviction, mais ce fut bien inconscient, ce qui est encore plus mauvais pour Chemin. Hier matin, des dessins arrivèrent sur ma table en vue d’un calcul. C’était une construction en tôle d’acier spécial de quatre millimètres d’épaisseur. On me demandait de déterminer son épaisseur 520
dans le cas où elle serait en acier à ferrer les ânes. Je trouve six millimètres, je le dis au nazi. Il téléphone au grand chef qui répond qu’il est difficile de trouver cette épaisseur actuellement, qu’il faut chercher une autre solution, qu’il faudrait employer uniquement un acier spécial d’une épaisseur maximum de deux millimètres cinq. Je propose une double épaisseur cloisonnée en deux millimètres. Et j’ajoute, avec une mauvaise intention : « Il faudra un important outillage et beaucoup de main-d’œuvre, soudure autogène, acétylène, etc. etc. — Yawolh ! » Retéléphonage et reperplexité. Puis, au bout d’un long temps de réflexion : « C’est la guerre ! on manque de tout ! Il faut être ingénieur (pour ingénieux). C’est la guerre ! c’est la guerre ! » Et je répétai « C’est la guerre ! » du même ton que j’aurais dit « C’est la merde ! » C’est étonnant comme je suis vivant, dynamique, alacre quand je suis en lutte contre l’oppresseur. Je crois que je ne pourrais pas vivre ailleurs que dans un monde hostile. J’en ai besoin. Ma santé n’a jamais été si claire, mes facultés aussi éveillées depuis trois mois que je suis directement attelé en flèche avec un nazi, j’ai travaillé magnifiquement ma statik. Je complique les problèmes à plaisir pour avoir à les résoudre. Les semaines passent à toute vitesse. Alors qu’à la construction tout est réglementé, à en vomir, là, liberté de manœuvre inouïe. Incomparablement plus de liberté qu’en France avant-guerre. Il n’y a pas de méthode imposée. Il suffit de citer sa référence en note. Et on m’accorde tout le temps nécessaire, et même davantage pour parfaire mes spéculations. J’ai pioché dans leurs bouquins tout ce qu’il y avait à prendre. Il y a de bonnes choses, chez eux, les grands physiciens n’ont pas cru déchoir en s’occupant des applications industrielles de leur science. Les théories élastico-plastiques sont déjà entrées dans le domaine pratique. Après avoir pris leur départ en France, il y a cinquante ans et plus, et aussitôt abandonnées, elles ont été reprises chez eux par B., en Angleterre par N., en Italie par L. V. et immédiatement appliquées aux constructions. La moyenne des Teutons est intellectuellement très inférieure à celle des Français, mais en compensation, ils ont quelques hommes éminents et qui n’ont pas la vanité des nôtres, qui ne prétendent pas rester de purs esprits, en dehors de ce monde. Ils ne craignent pas de se salir un peu les mains en touchant les objets. Tout cela se fait aux dépens de la Poésie ! Il faudra bien, un jour, que j’en parle. J’hésite toujours devant le rideau. Je sais pourtant que je n’ai qu’à le soulever, et qu’il est léger, très léger. 521
Pas de nouvelles de Char. Que fait-il ? Lundi 10 avril 1944 Lundi de Pâques Dans la journée du dimanche 2, trente cadavres suicidés sont entrés à l’hôpital Bichat. Il paraît que c’est le chiffre moyen chaque jour ! Je retrouve un vieux journal du 4 janvier 1938, Le Jour, dans lequel on rapporte une phrase de Goering parlant du plan de quatre ans : « Le ronronnement d’un avion au-dessus de nos têtes nous console de bien des privations. » Qu’il ne se plaigne pas. Aujourd’hui, il est servi. Il y a des paroles qu’on ne doit pas prononcer, elles attirent la réalisation, au-delà de l’interprétation du moment. Prise d’Odessa. Hier, les Russes étaient à quinze kilomètres de la ville, aujourd’hui elle est prise. Autant dire que la résistance nazie est nulle? Une ville comme Odessa devrait être défendable. Mardi 11 avril 1944 Une grande affiche au métro Étoile : « La France dans une main » ; puis pour mieux faire comprendre : « Après l’Algérie et la Corse, demain ce sera la France ! » C’est stupéfiant. Ou c’est intelligent, ou bien c’est bête. Si c’est intelligent, c’est une affiche gaulliste qui déclare implicitement la défaite de l’Allemagne. Si c’est bête, n’en parlons plus. Mercredi 12 avril 1944 Un grand titre sur une feuille qui se nomme avec prudence Aujourd’hui : « La résistance soviétique est brisée ». On me dit que les grandes choses viendront avec la prochaine lune, c’est-à-dire à la fin de ce mois. Vendredi 14 avril 1944 Cinquante-quatre ans ce matin à l’aube. De quoi vomir ! Infliger la vie à un être, ce n’est pas seulement un crime, c’est le crime. La lui ôter est aussi un crime. Dans les deux cas, on se mêle de ce qui ne vous regarde pas. Mais tuer mérite quelquefois le bénéfice des circonstances atténuantes, on peut être induit à bosseler un emmerdeur. Punir quelqu’un qui n’existe pas et qui, par suite, ne 522
vous a rien fait, c’est le crime pur. Ceux qui font cela pour transmettre un héritage ou pour le confort de leur vieillesse ajoutent la crapulerie au crime. Quant à ceux qui donnent la vie sans intention de la donner, parce qu’ils ont le tracassin, c’est encore plus inexplicable, ils ajoutent la bestialité et la laideur. Qu’y a-t-il de plus affreux que le spectacle de deux possédés qui se chevauchent et caracolent sans avancer ni reculer d’un pas et qui se déhanchent pour pousser un muscle idiot dans un trou dont le nom est une suprême injure et une précise analogie lorsqu’on veut qualifier un humain à l’intelligence déficiente ? La faiblesse d’Éluard, c’est l’obsession de ce truc-là. Samedi 15 avril 1944 Les vainqueurs bafouillent. Au dolce farniente de l’an dernier a succédé une cocasse agitation genre Ubu. Depuis trois mois, j’ai repris dix fois les mêmes travaux. Le téléphone leur apporte à chaque instant les dernières nouvelles de la pénurie grandissante. « N’employez plus telle matière. Employez telle autre ! » Réponse : « Cette telle autre existe-t-elle en telle dimension ? — Attends ! je vais voir. » Huit jours après : « Non ! Il faut employer l’archi-telle autre, refaites les calculs avec ça ! après, on verra ! et, se tournant vers moi : Monsieur Blanchard, reprenez cela et refaites le travail avec !... — Bien monsieur », et je file dans mon coin recommencer encore ! « La répétition amène le rire », a dit Bergson. Je me tords, nous nous tordons. Il faut peu de choses pour nous amuser. Mais hélas ! les loisirs me manquent. Dimanche 16 avril 1944 Je lis le Journal d’un médecin malade d’Allendy. Je me souviens d’avoir lu, il y a quinze ans au moins, Le Problème de la destinée, de cet auteur, et le sens général m’est resté bien clairement. Je trouve cela très juste et je passerai un jour prochain un moment à examiner ma vie suivant sa méthode. Mais, psychanalyste à outrance, il en arrive implicitement à nier l’hérédité. Caractère et destinée dérivent des chocs psychologiques du premier âge. Mais enfin, quand on retrouve, dans un saut, direct ou latéral, par-dessus une ou deux générations, un autre caractère et son destin identiques, les circonstances du milieu n’ont pas pu être les mêmes et tout le monde est d’accord pour y voir l’effet de l’hérédité ou plutôt de l’atavisme. 523
Rien n’est simple. C’est une fonction qui a beaucoup de variables. Je recopie, pour reprendre à loisir : « Je comprends mieux maintenant pourquoi devant le désespoir de mes vingt ans (mettons dixneuf) alors que la vie apparaissait à mes complexes comme noire, lugubre, désespérée, je me suis jeté dans un travail inhumain, sans répit, malaisé, riche de refuges inaccessibles à mon entourage. Pour mes déséquilibres, les surtensions, mes angoisses, il n’y avait qu’une solution : agir en désespéré, absorber l’obstacle. » Mardi 18 avril 1944 Le parti Doriot1 a fait un grand tralala au Vél’ d’hiv’ dimanche dernier. Il a dit : « Je sais que nous ne sommes pas aimés ! » Oh ! combien ! Les journaux disent quand même que les Parisiens ont acclamé la L.V.F.2 Ils peuvent dire n’importe quoi. On les haïra de plus en plus. Les soldats de Vichy sont venus faire nombre. J’en ai croisé hier au métro Dupleix. Ils sont gras, bien vêtus. C’est l’armée du crime. Ils touchent sept mille francs par mois plus cinq mille par dénonciation. Ils font de belles économies. C’est l’élite de la France ! (c’est eux qui le disent et ils le croient d’autant plus volontiers qu’ils sont plus bêtes). Quelle différence avec les soldats de 1914-1918, qui gagnèrent la guerre au prix d’un sou par jour ! Mercredi 19 avril 1944 Les assassins se promènent dans les rues et dans le métro avec leur fusil. Ils n’ont pas d’autre équipement, comme un homme du monde sort avec sa canne. Ils ne sont pas groupés. On les prendrait pour de vulgaires passants si ce n’étaient leur accoutrement vertmarécage et leur sacré flingot qu’ils caressent de leurs grosses pattes d’assassins. Leur gueule d’abruti par là-dessus, on a envie de leur dire merde ! Monsieur Épais est revenu hier soir. Il vient de son pays et passe rapidement ici, il s’en va à T. Il m’a paru cadavéreux. Je lui ai demandé ce qu’il avait, c’est un ulcère à l’estomac. C’est ce loustic qui adorait la photo de son idiot à longueur de journée. Il a bien profité de l’occupation. Il était gras et rose. Le voici au bord de la tombe. J’aime à croire que la boustifaille qu’il nous a volée lui a crevé les entrailles. ––––– 1. Le P.P.F. 2. Légion des volontaires français. 524
Cette nuit, le plus grand bombardement que nous ayons jamais subi. Il a duré plus d’une heure et, encore ce matin, des explosions se font entendre. Sans doute y a-t-il eu incendie d’un dépôt de munitions. Orly, je souhaite ! où il y en avait des tas depuis longtemps signalés. Dix ans aujourd’hui que Malebolge fut achevé d’imprimer. Y en eût-il cinq cents ou quatre cents ? Je crois me souvenir que ce fut cinq cents, dont cent exemplaires de presse1. J’en ai eu une cinquantaine et les trois cent cinquante mis en vente ne sont certainement pas épuisés, Debresse se serait empressé de me le faire savoir. Il doit s’en vendre un par mois, l’un dans l’autre, expression amusante, cela durera trente ans. J’ai encore de la chance que ce Debresse n’ait pas failli. Tout serait parti au pilon. Est-ce une chance ? disons une chance mathématique. Jeudi 20 avril 1944 L’Europe fête les cinquante-cinq ans de l’Idiot. A la veille du massacre, il disait à l’ambassadeur d’Angleterre : « J’aime mieux faire la guerre à cinquante ans qu’à cinquantecinq ! » Eh bien, il les a, et il fait encore la guerre, comme il aurait bien voulu qu’elle ne se fît pas. Il y croyait à sa guerre éclair ! Cet être, qui se targue de son intuition (laquelle faculté fait faire les plus grandes conneries, aussi) se confie, évidemment, aux astrologues et devins de diverses sectes. On a dû lui annoncer que le cycle de onze ans, cycle des taches solaires, avait de l’influence sur la nature divine de porc malade. Cinquante-cinq ans c’est cinq fois onze. On lui a peut-être annoncé une catastrophe pour 1955 et il préférerait faire la guerre avant. La catastrophe étant mise au compte de la maladie, par exemple, ou de la mort naturelle. Ça lui serait égal de mourir, à ce clown, si sa mémoire était inscrite en grandes lettres dans l’histoire du monde. Histoire, Histrion. J’imagine quand même avec un certain plaisir qu’un astrologue lui a dit un jour cette vérité, et qu’elle l’obsède jusqu’au masochisme. Bien que je ne croie pas aux devins des princes. Il me semble que pour que les prophéties aient une valeur, il ne faut pas que le ––––– 1. L’achevé d’imprimer de Malebolge est bien du 19 avril 1934. En revanche, la justification du tirage indique : « 20 exemplaires sur Vergé Hollande teinté crème L.M.F., numérotés de 1 à 20 / 380 exemplaires sur Alfa Impondérable, numérotés de 31 à 400. » 525
prophète ait un intérêt à la chose. Il ne faut pas qu’il connaisse le sujet, surtout si ce sujet est puissant et a déjà, par la propagande, organisé sa légende. Vendredi 21 avril 1944 Cette nuit, Paris a subi le plus grand bombardement1 de toute son existence. Une première vague a lâché son venin de minuit à une heure, puis, après quelques minutes de calme, une deuxième flotte est venue et pendant une heure encore elle a arrosé la gare du Nord. Au-dessus de la maison, des luminaires se promenaient lentement et donnaient un éclairage rose très puissant. La D.C.A. a été très faible. J’éprouve un plaisir profond à voir détruire. C’est irrépressible. Je suis un type dans le genre de Néron (en plus distingué). Il est vrai que j’ai de grands comptes à régler avec la société. La radio et la presse font la littérature la plus vile, la plus éculée, à propos de ces bombardements. Cela commence habituellement comme un roman de Balzac : « Par une belle nuit de printemps, alors que la nature etc. etc. » Puis viennent inévitablement les oiseaux de proie, les sauvages ivres, etc. etc. Enfin un couplet sur la civilisation deux fois millénaire que les Allemands défendent avec leur sang, les cathédrales, les femmes, les vieillards, les enfants, reetc. re-etc. Les églises de Rouen et d’ailleurs seraient peut-être belles si elles n’avaient abrité tant d’infamie, si elles n’avaient servi à tant de fausses justifications, si elles n’avaient servi à subjuguer et à abêtir tant de peuples, en un mot, si elles n’avaient servi à rien. Mais elles suintent la crapulerie. On pleure sur les ruines du Palais de Justice de Rouen alors que je verrais avec volupté s’effondrer tous les Palais de Justice du monde tant la contradiction est violente entre ces pierres coûteuses et rares et ce qu’elles contenaient de saleté et d’injustice. Innocents condamnés, fripouilles revêtues de la robe, paroles de voix vomiques, singes habillés pour la mascarade. Monde à l’envers où l’infâme juge pour de l’argent et pour ce qu’ils nomment des honneurs, [ ? ] ne suffisant pas à cacher leur conscience malade. Je n’ai jamais eu le courage d’aller voir leur Sainte-Chapelle, leur fameuse Sainte-Chapelle. En disant leur, je pense aux esthètes fluets qui se pâmaient hystériquement, fermaient leurs yeux morts. J’ai essayé d’y aller, mais, traverser cette boîte à caca qu’on nomme Palais de Justice ! Je n’ai jamais pu faire trois pas dans ce cloaque. ––––– 1. 651 morts dans le XVIIIe arrondissement, à Saint-Ouen et Saint-Denis. 526
J’ai vu, cette fois-là, des guignols en robe noire avec vastes manches d’illusionnistes, qui riaient et se parlaient à l’oreille, qui marchaient sur un rythme de danse macabre en se tenant par la taille, et pensant aux sales et parfois tragiques histoires qui se passaient làdedans, je les trouvais hors du monde. Des flics et des gardiens à face de cataleptiques faisaient des statues au milieu de ce bal d’ombres, la lumière caverneuse augmentait l’angoisse du naïf visiteur. Samedi 22 avril 1944 On a fêté les cinquante-cinq ans de l’Idiot. Ils empoisonnent l’air que nous respirons. Qui extirpera ce tourbillon ? Qui colpitera cette armée du crime ? Dimanche 23 avril 1944 Tout le quartier s’attend au bombardement de la gare des Batignolles. Il fait un temps d’été, les enfants sont aux fenêtres ou jouent sur les balcons. Ils s’interpellent à travers le vide de la rue : « C’est ce soir, le bombardement des Batignolles ! » du même ton que s’il s’agissait d’une partie de plaisir. Hier soir et avant-hier aussi, il y avait queue au métro. La population va dormir ailleurs. Certains ont été camper au bois de Boulogne. Jeudi 27 avril 1944 On va rafler ce qui reste d’hommes valides. Des commissions dites de peignage s’occupent de fournir de la viande humaine au Moloch teuton. L’expression : commission de peignage est officielle. Radio-Vichy en a parlé. Ceci montre la bassesse de ce régime. On considère les hommes comme des poux, ni plus ni moins, plutôt moins que plus. On a le vocabulaire qu’on mérite. On attend toujours le colpitage des Batignolles. A chaque alerte, le populo dévale la rue de Rome à toutes jambes. Il y a un snobisme de la frousse. Je ne bouge pas de mon lit. Elle1 se met sur son trente et un pour descendre à la cave et revient une heure après avec une heure en moins sur son carnet de sommeil. Elle est très fatiguée, bien sûr. Ce n’est pas encore demain qu’elle mettra son carnet à jour, elle a tant à faire. ––––– 1. Madame Isabelle Blanchard, la femme de Maurice Blanchard. 527
La femme de ménage a été deux mois malade, on l’a opérée. A peine remise, elle trouve sa fille allongée dans la cuisine toutes fentes obstruées et le gaz grand ouvert. La pauvre petite, un peu détraquée, s’était suicidée. Elle n’est pas tout à fait morte et n’en vaut guère mieux. Si elle vit, elle aura une vie de malade. Quand on tue, il ne faut pas rater son coup, même quand c’est soi qu’on tue. Le Maréchal Putain est venu hier à Paris sans crier gare1. Dès le soir, la radio gueulait fortissimo l’accueil délirant des Parisiens. Or, ces Parisiens étaient des miliciens et des doriotistes en service commandé. Mon fils qui se trouvait sur le quai Saint-Michel se heurta à un barrage de police qui empêchait l’accès des ponts. De là, il vit des voitures sur le parvis Notre-Dame. L’assistance était massée sur des positions préparées à l’avance. Paris-Soir, toujours lui, nous donna une photo de la cérémonie à Notre-Dame sur laquelle on voit la vieille putain agenouillée sur un prie-Dieu. Un peu en arrière, le Laval avec sa gueule sale est sagement assis. C’est ignoble. L’après-midi, la caravane monta la rue de Rome à soixante kilomètres à l’heure, la rue fut déblayée par les gendarmes motocyclistes qui éjectèrent un malheureux cycliste et l’envoyèrent rouler sur le trottoir. Place au Fétiche ! Tant pis pour ceux qui sont dessous ! Ces singeries d’Hitler sont dégoûtantes. « Le peuple de Paris a voté », gueulait hier le Henriot. J’te crois ! A l’unanimité ! ce n’est pas les quelques stipendiés placés là à cent francs par tête qui prouvent le contraire. S’ils étaient là, c’est qu’on avait voulu qu’ils y fussent, car personne, à part les brigades d’acclamation, ne savait que la vieille putain reviendrait enfin dans sa capitale après quatre ans d’absence, comme dit si bien Paris-Soir. Ce matin, toute la presse développe ce thème, c’est au plus bas de l’imbécillité, de la sénilité, de l’abdication humaine. Quand on relira plus tard ces journaux ! Ha ! La ! La ! Vendredi 28 avril 1944 On me dit que la grande gueule de vache a été un peu acclamée en traversant les Champs-Élysées et aussi à la gare Saint-Lazare. ––––– 1. Voyage, en effet, décidé au tout dernier moment, sous prétexte d’assister aux obsèques des victimes du bombardement du 20 avril (voir, supra, le 21 avril 1944). Toute la collaboration, les autorités allemandes et le cardinal Suhard attendaient Pétain sur le parvis de Notre-Dame. Pétain s’adressera à la « foule » du balcon de l’Hôtel de Ville, visitera les blessés à l’hôpital Bichat, et regagnera Vichy le soir même. 528
Pardi ! qui fréquente ces endroits-là à trois heures de l’après-midi ? Des gangsters du marché noir, les prostituées et leurs marlous, les policiers camouflés, tous ceux qui sont accrochés au régime qui les protège et leur permet de s’enrichir. C’est la reconnaissance du ventre. Samedi 29 avril 1944 Il a dégoisé, ce vieux hibou de la désolation. Cafard et sadique, il nous dit encore de souffrir, d’obéir et d’aider les Européens. Tout cela sur le ton insupportable d’un père fouettard qui aurait la colique. Sa bouche fait de l’eau par le cul. Ce matin, suite logique, je vois en très grand titre, sur six colonnes : « La France affirme sa position contre le bolchevisme et pour l’Europe ». Jamais ce vieil assassin n’avait été si loin dans la collaboration et l’abjection. Il aime la défaite. Cela le fait vivre. Lundi 1er mai 1944 Hier soir, trois enfants des voisins, Patrick, Robert et Gilles de Bazanes, seuls et un peu désemparés (le père était allé voir la mère à la clinique, où elle venait de livrer un sixième enfant à la vie sordide de ce monde) ont appelé par la fenêtre, pour parler un peu. L’un dit : « C’est la fête à Fifi Pétain. » Le plus petit enchaîne : « Fifi Pétain c’est un crétin ! — Qui t’a dit cela ? demandons-nous. — C’est Patrick. » Patrick fait la remarque : « Si Fifi était là sur le toit, il t’entendrait et ne serait pas content ! » Aujourd’hui, c’est la fête du travail. Toutes les radios s’en donnent à satiété. Elles sont déchaînées. Les conneries nous submergent. Les feignants chantent (et pour eux, chanter c’est gueuler) la beauté du travail, sa sainteté, etc. etc. J’ai congé. Pour la première fois depuis l’occupation, je fête le travail à ma manière, en ne faisant rien. Je fais comme Eux. Mais Eux font cela chaque jour du 1er janvier à la Saint-Sylvestre. Ils aiment fêter le travail, c’est pourquoi ils le fêtent sans discontinuer.
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Mardi 2 mai 1944 Aggravation de la pénurie. Le gaz n’est ouvert qu’à certaines heures de la journée. Trains supprimés. Pas de légumes, pas de viande ni de graisses. S’ils ne viennent pas au plus vite, nous crevons. Ils vont modifier leur nouveau transporteur, enlever un moteur et remplacer les deux autres par deux plus puissants. C’est une modification qui entraîne de tels changements qu’il vaudrait mieux en refaire un autre. A peine né, on le remet en forme. Le Huron, venu par hasard hier à Paris, interroge les passants : « Que fais-tu ? — Je suis maçon. — Tu construis des maisons pour abriter les hommes ? — Non ! — Tu construis des églises, alors ? — Non ! — Des hôpitaux, des théâtres, des écoles ? — Non ! — Alors, que construis-tu ? — La forteresse Europe. — Ha ! — Et toi, compagnon, quel est ton métier ? — Boulanger. — Très bien, tu fais du pain pour les hommes, très bien. — Non, on m’a retiré du pétrin, je tourne des obus qui tuent les hommes ! — Ha ! Ha ! — Et toi, l’ami ? — Je suis étudiant en médecine. — Oh ! très bien ! Tu veux soigner, soulager, guérir les malades, tu veux que les enfants débiles deviennent des hommes forts, c’est magnifique. — Non, on m’envoie en Europe creuser la terre, et de ces trous, les super-Européens tireront sur les hommes pour les massacrer, à moins qu’ils ne soient massacrés avant. — Ha ! Ha ! Ha ! Drôle de monde ! » Un ingénieur de certaine firme aéronautique, celle dont le dirigeant a été coffré il y a quelques mois pour avoir inventé des travailleurs et touché à la fois leur paye et le bénéfice du négrier sur cette même paye, est venu me voir, il y a deux mois, pour caser son personnel libéré d’Allemagne. Je transmis l’offre à la direction qui me répondit qu’il n’y avait 530
pas de travail pour eux, j’avisai le demandeur et je crus l’affaire terminée. Ce matin, l’équipe a embarqué sur notre galère. J’ai revu le collègue. Il m’a expliqué que l’accord s’était fait au ministère de l’Air et qu’on avait donné l’ordre à notre maison d’avaler le personnel, que cela plaise ou non. Cette dernière condition n’était que sousentendue, car il ferait beau voir un Européen soulever une objection aux ordres qu’on lui inflige. Scrogneugneu. Il y a trop peu de travail et on nous envoie du monde pour nous aider à ne rien faire. Il n’y a que la statistique qui y gagne. Et aussi les mauvais Français qui souhaitent la mort du Teuton, trente-cinq millions au moins, rien qu’en France métropolitaine ! Leur bêtise est colossale. C’est comme si j’embauchais quarante-cinq femmes de ménage pour me cirer les chaussures. Je cherche surtout une « climaterie », en voici une sur le module de onze années : Age
Années
Tâches noires 0
5
95
16
06
27
17
38
28
49
39
) crasse ) marine ) aviation ) littérature
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En examinant avec un peu d’attention, je ne trouve pas ce mouvement dans ma vie. Chaque année, chaque mois, chaque jour est une tâche noire. Seul de temps à autre un éclair brutal m’atteint, me précipite encore plus bas. Mercredi 3 mai 1944 Cinquante-six mois de guerre, cinq de plus que l’autre, qui fut longue. Celle-ci est plus longue et plus ignoble encore. Cinquante-six mois, mille sept cents jours, quarante mille huit cents heures, deux millions cinq cent mille minutes, vingt-cinq millions de crachats à la gueule du Monstre. « Elle est indicible, ma haine, O Muses ! » Samedi 6 mai 1944 Le chômage démarre sourdement. Nous qui n’avons rien à faire, nous recueillons (par ordre) du personnel qui n’a plus de travail 531
dans les maisons françaises acoquinées. Les bandits de la traite industrielle refilent leur cheptel aux idiots d’en face. Il y a, place Denfert-Rochereau, une pauvre fête foraine où un lion a essayé de manger le dompteur. Il y a aussi un manège de chevaux de bois où les chevaux sont des avions. Ma femme est passée par là hier et regarda les enfants, si heureux de tourner en rond, image de la vie. Un petit garçon les contemplait en pleurant. Sa douleur était grande, comme elle ne peut l’être que chez les enfants. Il était habillé comme un petit prisonnier avec une marque rouge sur le vêtement. Ma femme lui a payé son enchantement. Il faisait partie d’un groupe conduit par une vieille femme à qui elle a posé des questions. Ce sont des réfugiés du Jura. Les parents de ce petit ont été tués par une bombe. Il n’a plus que son frère, qui était là aussi. Elle leur a donné encore dix francs pour continuer la fête. Je ne suis pourtant pas beaucoup plus barbare qu’un autre, mais je suis heureux quand je lis, dans leur presse pourrie, le châtiment d’un milicien ou d’un partisan de l’ordre nouveau. J’entends en ce moment une conférence qu’un dégénéré du nom d’Henriot dégoise à Toulouse ou ailleurs. Il a dépeint Ponson du Terraillesquement le crime de Voiron1. Son âme de crapaud sale se déchirait en décrivant cette belle tuerie. Eh bien ! cela ne m’a pas apitoyé du tout ; j’ai beau m’introspecter, j’avoue même que cela m’a donné l’envie d’en faire autant. Je nomme héros ces jeunes gens-là. C’est exaltant. Ces salauds ont constaté une augmentation du chiffre des naissances. Il est évident qu’il y a pas mal d’accouchements. Un technicien me dit que cela est dû à la disparition des capotes anglaises et du borate de soude et aussi aux restrictions du chauffage. Les femelles hésitent à se lever dans le froid de la nuit et à se laver le cul avec de l’eau glacée. Elles disent : « Bah, on attrape pas cela à chaque fois et je compte sur ma chance. Tant pis, je reste au lit. » Elles passent un coin de serviette sur le trou et se rendorment dans les bras de leur cochon. Mais voilà ! la chance est chanceuse, et trois mois après, elles pleurent avec leur polichinelle dans le tiroir. Quand le gosse viendra, il n’aura pas de lait, on le nourrira avec des berceuses et de l’eau chaude, et il crèvera. La statistique des naissances aura une unité de plus, quant à celle des décès, cela n’y fera ni chaud ni froid, puisqu’il n’y en a pas. La France renaît grâce au ––––– 1. L’assassinat à Voiron (Isère), le 20 avril 1944, du chef milicien Ernest Jourdan, de plusieurs membres de sa famille et de deux autres miliciens, par de jeunes résistants (Jean Colonna, Édouard Girard et Paul Durand), qui seront eux-mêmes fusillés à Lyon le 3 mai. 532
Maréchal Lapin. Cafarderie, Jésuiterie, Paralysie des méninges, c’est grâce à la saleté, la sordidité, que le pays semble renaître. Donc, saleté = Maréchal, Quod erat demonstrandum ! J’ai appris, cet après-midi, que Renault va cesser son activité, que Citroën envoie son cheptel chez Gnôme et Rhône où les gens usent déjà leurs journées à jouer à la belote. Le charbon n’arrive plus à Paris. Il y a très peu de stocks à Paris et la famine va nous sauter à la gorge avant le fin du mois. Cela m’est égal de crever, si je sais que EUX crèvent. Un jeune homme a besoin d’un certificat de médecin pour finir son école, un intermédiaire va chez un médecin qu’il rencontre parfois chez des amis, lui demande le certificat, l’obtient immédiatement avec un beau cachet du conseil de l’ordre. Coût : cent francs. Une France propre dans une Europe unie, comme dit Radio-Paris. Dimanche 7 mai 1944 A ceux qui donnent, tout sera ôté. Lundi 8 mai 1944 L’homme, plus qu’aux trois-quarts dépouillé, court dans la steppe depuis quarante ans, toujours poursuivi par l’ours insatiable. « Il remorque son odeur et sa bête. » L’homme n’en peut plus, son courage est brisé, il crie dans l’espace inhumain : « Tuez-moi, bandits en uniforme ! ou qu’une bombe me descende sur la tête et me disperse en un nuage de poussière. Ces deux solutions évitent une facture des pompes funèbres qui retomberait sur d’autres. Et, je ne veux pas que d’autres payent pour moi. Si je traverse la steppe, j’irai crever dans un fossé, anonymement, après avoir vomi le monde. » La vieille vache revient à Paris1. Le maquis d’Auvergne lui fout la pétasse. Elle vient se mettre sous la protection des Kommandantur. Elle va empoisonner notre air qui était déjà irrespirable. On comprend maintenant l’opération de propagande moulinée à l’occasion des obsèques à Notre-Dame. On lui a fait lire les journaux de Paris qui dépeignaient l’enthousiasme des Parisiens, on lui a dit que le peuple de France le demandait. Cet histrion était tout disposé à les croire et ils l’ont décidé à venir s’enchaîner à la roue du vainqueur. Ce vieil imbécile croit encore aux journaux et au cinéma. Il y en a qui ont encore plus peur que lui, c’est son entourage. Paris est ––––– 1. Voir, supra, le 27 avril 1944.
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grand, on peut toujours trouver un refuge dans une cave ou sous les toits. A Châteldon1, c’est moins sûr, on fout le feu au château et la bête est obligée de sortir. Jeudi 11 mai 1944 Mademoiselle Diadème est retournée dans sa patrie. Elle était intelligente et d’un commerce agréable. Professeur de mathématiques dans un lycée, elle avait été obligée de servir en usine, afin de forger des armes pour la défense de l’Europe. En fait de forger des armes, elle reprisait ses bas à longueur de journée. Les autres se nippaient luxurieusement, mais elle, qui avait sa mère à charge, ne se laissait pas glisser sur la pente de la victoire. Elle nous avertissait parfois des sentiments rugueux de nos chefs et nous signalait les passages dangereux. Elle avait environ trente-cinq ans, son fiancé pourrissait dans la terre russe toujours triste, elle ne participa jamais aux orgies romaines de ses concitoyens. Elle était très supportable. Elle avait la mélancolie d’une qui s’en irait vierge au tombeau. Samedi 13 mai 1944 La décomposition économique de l’Europe, dont le mouvement est exponentiellement accéléré, est arrivée à la partie de sa trajectoire où le dy2 se voit, se mesure, à l’œil nu. Il y a quelques jours, nouvelles restrictions sur le gaz, puis, suppression des trains, sauf par-ci par-là, pour les chouchous du régime. Avant-hier, suppression de deux tronçons du métro. Aujourd’hui, suppression de stations et suppression du courant électrique de sept heures à huit heures du soir. Les colis n’arrivent plus. Londres nous recommande de partir, même à pied ou en péniche. Dans quinze jours, nous crèverons de faim. Ça ne va pas mieux chez les vainqueurs. Hier, remplacement des boulons en acier à soixante-dix par d’autres en ferraille, dont on ne voudrait pas pour réparer une brouette. Ils vont se casser la gueule ! D’heure en heure la courbe s’infléchit, on annonce que, en plus des stations fermées, « les rames seront plus rares », ce qui veut dire, sans doute, qu’il y aura moins de trains. Et aussi, une solution étonnante : il est interdit de voyager par plaisir ! Tout voyage devra avoir un « motif valable ». ––––– 1. Chef-lieu de canton du Puy-de-Dôme. Le domicile de Pierre Laval. 2. Symbole chimique du dysprosium. 534
Voilà où on en est ! Ma mère me disait souvent que je finirais ma vie au bagne ! Je n’en croyais rien, mais maintenant je constate la justesse de sa vision. On dit que le vieux singe est prisonnier dans un château près de Rambouillet. On dit que Laval a filé au Portugal. On dit que les nazis auraient chopé la valise diplomatique Vichy-Lisbonne et y auraient trouvé de quoi frémir. Mais on dit tellement de choses, qu’on ne saurait distinguer le vrai du faux. On dit même que Laval aurait été fusillé par les nazis. Mais ça, c’est trop beau pour être vrai. Les sauvages ne nous donneront pas cette joie. Dimanche 14 mai 1944 De Vauvenargues : « La guerre est moins onéreuse que la servitude. » On peut constater que c’est vrai, tout au moins dans les limites de notre expérience, en ce lieu, en ce jour. Des généraux, des colonels et du menu fretin d’officiers de l’armée active française ont été ramassés par les nazis et bouclés au camp de Compiègne. A sept heures du matin, chacun est debout au pied de sa paillasse et répond à l’appel fait par un simple soldat. Lundi 15 mai 1944 La guerre est déclarée entre le personnel et la cantine. Le cantinier, qui joue les chauve-souris assez grossièrement, apparaît comme un dictateur dans cette maison. Il doit tenir tous les nazis par la gueule. Il fait la pluie et le beau temps, et comme ce porc est très stupide, ce qui m’incline à le croire plutôt teuton que français, il y a des grincements dans les articulations. Une pétition a couru pour attirer l’attention du directeur sur la dégueulasserie de notre pitance. Résultat : on exige le nom de celui qui a rédigé la réclamation. On en choisira deux au hasard pour les coller en prison. La gendarmerie teutonne est alertée. Il paraît que c’est contraire aux lois nazies de faire une réclamation collective. Comme on n’avait que ce moyen-là de renseigner la direction sur ce qui se passe dans son domaine, autant dire que le cantinier aurait bien tort de se gêner. Un homme qui avait dit tout haut que « l’on mange de la merde dans cette taule » a été attaqué le soir à la sortie de l’usine par un tueur à la solde de l’empoisonneur. Malheureusement pour lui et à la grande joie des spectateurs, l’attaqué l’a à moitié assommé. Le cantinier qui, en deux ans, a amassé une jolie fortune, n’opère pas par lui-même ; il peut payer, il paye. Monseigneur ne se salit pas les mains. Il est gros, il crache loin, il a toujours un gros 535
cigare dans la gueule. Il fait désormais partie de l’élite de la civilisation. Il me dit, il y a quelques mois, en me présentant un candidat dessinateur : « Je compte sur vous, il faut le prendre. Entre Français, hein ! » (Un clin d’œil, une petite tape sur l’épaule, comme si nous maquignonnions ensemble.) J’en fus estomaqué et j’ai refoulé son protégé. Depuis ce jour, il ne me salue plus. Je l’imagine, tapant sur le ventre d’un Boche et lui disant : « Entre Allemands, hein ! » Si les Anglais viennent, il dira : « Entre Anglais, etc. etc. », à n’en plus finir, à moins que d’ici là il n’ait fini au bout d’une corde. Vendredi après-midi, beau soleil de mai sur la petite terrasse réservée à monsieur le cantinier, à madame idem et à leur chien. Une invitée venue au jour de madame étalait sa bidoche sur une chaise longue. Je la regardais par la fenêtre, corsage de soie, bas à mille francs la paire, coiffure platinée au dernier modèle, figure plâtrée, peinte et sculptée et une expression de vulgarité, de bassesse, inimaginable, une saleté intérieure qui perçait toute la crème et puis ces deux yeux, deux sphincters qui cracheraient le pus blennorragique. Les yeux, les plis de la bouche et les gestes : voici des choses qu’on n’a pas pu maquiller. La voix aussi, mais sa voix je n’ai pu l’entendre. J’ai eu cette chance ! Mercredi 17 mai 1944 En descendant du métro Grenelle, je bute dans un de mes anciens employés, quand j’étais chez Blériot, il y a quinze ans et plus. Il est toujours à l’usine de Suresnes où l’on travaille aussi pour Junkers où l’on fait le simulacre du travail, plus exactement, c’est même le dolce farniente farnientissime. Ils attendent les fuselages de chez Amiot-Colombes, lequel AmiotColombes attend les pièces de l’usine Amiot-Bièvres, laquelle AmiotBièvres ne peut plus leur en fournir vu qu’elle fut colpitée il y a un mois par les terroristes anglo-américains. De fil en aiguille, toute l’industrie est sclérosée. Citroën, Renault, Gnôme et Rhône s’endorment tour à tour. Ça tombe comme une pile de dominos posés sur la tranche et, qu’enfant, je faisais mourir en roulement de tambour, militairement. Un arpège final sur les harpes. Il y a six semaines que j’ai envoyé deux poèmes à Stil. Il ne m’a même pas écrit pour me dire s’il les avait reçus1. Par ces temps d’incertitude c’est de la négligence de fort calibre. Avant-hier, Monsieur Laflèche nous fit ses adieux. Il repartait voir ses forêts et ses grottes. Hier matin, il était revenu ; hier soir, il ––––– 1. Voir, supra, le 7 avril 1944, et note p. 497. 536
nous refit ses adieux en disant : « Cette fois, c’est vrai ! » Ce matin, Chemin me dit : « Laflèche, pas parti ! » avec un sourire de bœuf qui annonce une bonne blague. En effet, vers midi, Laflèche est revenu. Pas de place pour lui dans le train de Berlin, mais il partira ce soir. Je le crois, mais ce n’est pas sûr. Les trains des vainqueurs sont touchés par la pénurie, eux aussi ! Quand on sème la misère, il est difficile de prévoir la limite de son espace vital. Jeudi 18 mai 1944 Ascension. Un ordre est affiché : nous travaillerons le 18, jour de l’Ascension, en raison des travaux urgents. Il faut ajouter, pour la compréhension immédiate, que tous les ordres qu’on affiche sont au préalable visés par l’autorité compétente. On n’a rien à fiche ici, mais le directeur sauve sa situation et peut-être sa peau rose de Boche en faisant semblant de péter le feu. Cette journée nous sera payée avec cinquante pour cent de prime, au tarif des heures supplémentaires. Des bruits courent, rasent le sol, plus ou moins échevelés. « L’Allemagne a demandé la paix, par la Suisse », « Paris ne sera plus bombardé », « Des civils allemands ont reçu l’ordre de rentrer en Hitlérie. » Et puis, en hors-d’œuvre, cette histoire : « Que fait la Maréchale Pétain quand le Maréchal travaille ? » Réponse : « Madame la Maréchale Pétain coud ! » Nos ancêtres étaient des Gaulois. Le professeur M. a terminé son cours de découpage de cadavre par une conclusion philosophicocancarde : « L’anatomie nous enseigne qu’il n’y a aucune différence entre un grand conquérant et le plus vaste des idiots. » Applaudissements et rires, tout le monde a compris. Vendredi 19 mai 1944 Leur cafouillage est démesuré (comme leurs appétits). Le mot improvisation n’existe pas en allemand. Ils ont stagreidfrede, qui veut dire parole de l’étrier, improvisation verbale qui naquit quand le chef des bandits, debout sur ses étriers, excitait ses tueurs à commettre un attentat. Leur emploi du français improvisation est relativement récent, mais Dieu seul sait les images qu’ils fourrent sous ce mot : ils ont dû en faire quelque chose d’intraduisible, comme leur gestalt, schaden france, etc. etc. 537
Après avoir donné l’ordre de changer les boulons en acier par des boulons en ferraille, voici maintenant l’ordre des trois solutions : une en tôle soudée, une en duralumin et une en bois, l’usine choisira celle qu’elle peut exécuter, d’après les circonstances du moment. Il n’est pas question des pièces fondues ou motrices qui exigent un outillage important que l’Europe paraît ne plus posséder. Et notre chef s’arrache les oreilles. Tous ces ordres qu’il faut immédiatement suivre lui font perdre la boule. On ne sait pas où sont les dessins. « Peut-être à Prague, peut-être à Amsterdam ! on ne sait pas, il y a deux mois que je les demande », me dit-il hier. Je lui parle d’une pièce qui immobilise les ailerons au sol, il me dit qu’il faut y poser un oriflamme rouge pour que le pilote ne décolle pas avec ses ailerons bloqués : « C’est arrivé une fois, il se sont tués !... » Puis avec une figure longue et funèbre et ses yeux de hibou : « C’était un gauleiter !! » Oh ! la voix basse et brisée ! Il pleurait presque, et moi je me réjouissais dans mon cœur ! C’est étrange comme la civilisation est fragile ! Il a suffi de quatre-vingtdix kilos de guano pour bestialiser le monde. Je ne suis pourtant pas beaucoup plus mauvais que n’importe qui, mais enfin, rire quand quelqu’un déplore la mort d’un gauleiter, c’est cruel ! Mon rire était un peu augmenté par l’effet du contexte. Effet employé par les clowns. Je dis cela, pour m’excuser un peu. On vit au milieu de telles saletés que de le voir s’apitoyer sur le sort d’un gauleiter me rappelait cette histoire de guignol qui relatait l’attaque d’un café par une bande d’ivrognes : « Ils ont démoli la cafetière ! » puis, après un temps ménagé pour la propagation de l’onde d’horreur : « Horrible détail ! La cafetière était en tôle ! » Henriot accusant Pierre Dac d’avoir empoisonné la France avec L’Os à moelle. Si l’idiot d’en face avait eu un os à moelle et le club des loufoques au lieu de Mein Kampf et du Parti nazi, l’Europe rirait encore au lieu de gémir. Lundi de la Pentecôte 29 mai 1944 Le mois de mai a été un des plus froids de ceux que j’ai passés. Et puis voici que d’un seul coup, il devient l’un des plus chauds ; aujourd’hui même, le soleil a tapé comme un fou. Trente-quatre degrés à l’ombre. Je me suis mis en short. Je suis resté à la maison, bien sûr, comme toujours. Je passe dimanches et fêtes entre nos quatre murs. Voir des gueules de Boches, ça me rend malade. Ma femme me regardait effrontément, je l’ai appelée : obsédée de la braguette. Je lui ai raconté un souvenir de l’autre guerre : un régiment écossais débarqué à Calais se rendit à pied à son cantonnement, 538
vers Gravelines ; à la halte, ils s’assirent sur les talus qui bordent la route, leur petite robe courte ne laissait rien ignorer et les femmes du pays passaient et repassaient sur la route, faisant semblant de regarder l’horizon mais, en réalité, contemplant cette exposition. Elles sont curieuses comme des chats. Et si l’un de ces Écossais leur avait mis ça sous le nez, elles auraient beuglé en se bouchant les yeux ! Que cette chaleur continue longtemps ! On a moins faim quand il fait chaud. Mercredi 31 mai 1944 Cinq alertes hier. Une très longue ce matin. Les dévastations rongent jour après jour les réseaux de chemins de fer. Grands titres des journaux : « En deux mois, dix mille Français ont été tués par les Anglo-Américains ! » J’ajoute, in petto, en deux mois, soixante mille Français ont été poussés dans la tombe par les vainqueurs provisoires ! Samedi dernier, un de nos hommes attendait sur le quai de la gare Saint-Lazare. Il avait manqué le train de une heure vingt-trois pour Sartrouville. Les wagons avaient été pris à l’assaut par les turfistes qui se ruaient vers Maisons-Laffitte afin d’améliorer la race chevaline. Un groupe de ces sportsmen faisait grand chahut autour d’un chef de gare, leur porte-parole hurlait ses revendications : « On paye assez d’impôts pour avoir le droit d’exiger que l’État mette des trains à notre disposition ! » Cet idiot-là, quand il apprit que son train de une heure vingt-trois avait été écrabouillé à Sartrouville, a dû gueuler : « Vive l’État qui ne veut pas nous conduire à MaisonsLaffitte ! » Vérité à une heure trente. Erreur à deux heures. Ainsi va le monde ! Vendredi 2 juin 1944 « Résistance farouche de la Wehrmacht sur tout le front italien. » On dit ça quand on est fichu. Cela a tellement servi que personne ne se méprend. Demain, il y aura : « Nos furieuses contre-attaques infligent à l’ennemi des pertes considérables. » Puis : « Nos vaillants soldats résistent héroïquement devant un ennemi vingt fois supérieur en nombre et en matériel. » Alors, ce sera le repli victorieux sur des positions préparées à l’avance, d’après un plan prévu. La bêtise de l’État est admirable. Il n’y a que lui qui ne se voit pas. Il n’y a pas de miroir pour ce gros porc. 539
Rencontré ce matin, près de l’usine, une employée de chez Blériot qui m’a arrêté un instant pour me dire bonjour, je ne la reconnaissais pas. Il y a quinze ans que je ne l’avais vue. Elle était alors apprentie dactylo au secrétariat. Il m’a fallu un violent rétablissement de mémoire pour la revoir comme elle était. Elle avait quinze ou seize ans, un air Bécassine très accentué. Elle a toujours son air bête, mais elle a acquis aussi un vernis de civilité standardisé qui fait qu’en moins de rien elle m’a parlé de tout. Elle m’a dit : « Je vous ai reconnu de loin, car vous n’avez pas du tout changé ! » Elle est trop gourde pour ne pas être sincère et j’ai des recoupements. De temps à autre, je rencontre dans Paris des gens que je n’ai pas vus depuis vingt ans et plus et qui me reconnaissent comme si je les avais quittés d’hier ; et c’est toujours la même réflexion : « Vous êtes toujours le même ! » Cela ne se voit donc pas, que je ne suis pas le même ! Bon Dieu ! Il y a un an, dans le métro un quidam me dit : « Bonjour Blanchard, ça va ? » Je ne reconnais pas l’homme... « Tu ne me remets pas ? Balis ! en 1917, aviation. » Alors, je le remis (comme il dit). C’est lui qui s’était fait épouser par la fille à Donner, croyant toucher la belle dot et qui, en tant que cadeau de mariage, reçut de son beau-père le droit de le tutoyer. Bécassine m’apprit que Grenadine, son ancienne cheffesse, était en Autriche et qu’elle avait une maladie du cervelet. Je lui fis remarquer qu’on ne devait pas s’en apercevoir, ou très difficilement, étant donné sa dingoterie congénitale. Elle fut de mon avis et passa à Herbemont, qui a perdu la mémoire et qui s’est cassé le fémur. Il a perdu la mémoire actuelle, mais se souvient parfaitement des choses d’autrefois. « Il vous rencontrerait, il agirait avec vous comme s’il venait de vous quitter. » Le temps a pris une drôle de place dans son intellect. Il n’a plus la notion du temps et s’il n’écrit pas sur son carnet ce pour quoi il est sorti, il revient et c’est comme s’il était resté sans bouger. Il a quitté sa femme et son fils, qui maintenant doit avoir vingt-cinq ans au moins, pour se coller à une jeune secrétaire Blériotique que j’ai connue aussi autrefois. « La pauvre a une sacrée croix à porter. » Elle travaille pour nourrir son pauvre idiot, elle l’a soigné avec un grand dévouement, elle a gâché sa vie avec un bambocheur vidé, vingt ans plus âgé qu’elle. Elle ne sait pas qu’on n’a qu’une vie ! Titania était folle de Bottom à tête d’âne1. C’est drôlement foutu, une femme. La mère Bernard est morte, c’était la concierge Blériot, un chameau. C’est sa fille qui est en Autriche. ––––– 1. Dans Le Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare. 540
Cette fille s’est mariée il y a vingt-cinq ans et davantage. La mère a tenu à ce qu’elle continue à habiter sous son toit, dans une chambre commune, les mauvaises langues disaient qu’elle voulait assister au devoir conjugal. Elle aimait voir ça. Le mari dégoûté disparut au bout d’une semaine pour ne plus jamais revenir. La fille, qui avait le feu au cul, se fit trousser par n’importe qui. Elle avait, disait-on, des oreilles de chien de chasse (grandes lèvres démesurées). Elle finit par séduire un pauvre couillon, ingénieur tchécoslovaque-autrichien-allemand. Elle se fit d’abord engrosser, puis le buffet rempli, elle obligea, sous menace de mort, son mâtiné cochon d’Inde à convoler. Ce con s’appelait Kirste, les ouvriers disaient Kirsch et appelèrent la fille Bernard : Grenadine. Pourquoi ? parce que Grenadine au Kirsch ! A Paris, l’esprit court les rues. Samedi 3 juin 1944 Le Binoclard1 joue le rôle du valet de la Commedia dell’Arte, ou plutôt, c’est le clown de la tragédie. Il a dégoisé hier pour déclarer que Rome ne devait pas être un champ de bataille. Brave serviteur, va ! Demain, Adolf va dire qu’en tant que défenseur de la civilisation chrétienne il évacue Rome sans combattre, il sacrifie ses intérêts à la spiritualité universelle, etc. etc. Alors sa défaite paraîtra un sacrifice shakespearien. Ce ne sera que pour obéir au pape qu’il a abandonné un champ de bataille qui aurait vu la victoire de ses soldats. L’armée prussienne est invincible. Elle trouve toujours de bonnes raisons. Hier soir, vers huit heures et demie, nous avons vu le bombardement de la région sud. Les avions passaient par groupes de quinze ou vingt, on entendait un grand déménagement à chaque passage. La canonnade nazie était faible. Pourtant, un avion à quatre moteurs, vraisemblablement touché, passa très bas au-dessus de la ville, se traînant vers le nord-est comme un cheval fatigué s’en retournant à l’écurie. Il volait un peu de guingois, penché du côté droit, ce qui m’a fait penser que ses moteurs de gauche étaient morts. Les quelques canons prussiens s’acharnèrent sur le malheureux qui s’avançait en traînant la patte au milieu de flocons noirs ; nous allâmes aux fenêtres qui donnaient vers le nord pour suivre son vol en souffrant énormément de voir ces lâches taper dessus. Nous le vîmes s’éloigner, sans être atteint, mais il laissait derrière lui une fumée inquiétante et paraissait perdre de la hauteur. Il ––––– 1. Pie XII. 541
disparut derrière les toits et je pense qu’il n’alla pas bien loin. On parle du courage militaire, mais il faut parler aussi de la lâcheté militaire. Quand douze couillons fusillent un gosse ligoté au poteau, un gosse qui n’a plus que sa voix pour crier maman ! Sa voix et ses larmes. Et que ces douze couillons reviennent en chantant et fiers d’être les meilleurs soldats du monde, on n’a plus qu’un désir, c’est de mourir en en tuant quelques-uns, le plus possible. Ivrognes en temps de paix, assassins en guerre, le beau métier des armes ! Autrefois, dans les siècles obscurs, on faisait faire ce travail par un bourreau qui, une fois pour toutes, avait accepté ce métier ignoble. Il vivait en marge de la société, il se cachait et quand il crevait on l’enterrait dans une terre maudite. Cinquante-sept mois de guerre ! Combien encore ? Si on pouvait savoir, on supporterait mieux. Dimanche 4 juin 1944 Hier, nous avons eu quatre alertes, dont une d’une heure. Ce fut la plus longue. J’étais dans le métro station Étoile lorsqu’on l’annonça. Je sortis de la station et je m’en fus, en flânant, vers le Trocadéro, d’où la vue est bonne, pour voir l’éventuel bombardement. Place du Trocadéro, je vis bien des flics devant le palais, mais je n’y pris point garde, je traversai la place pour m’engager dans la rue Franklin ; beaucoup de personnes se promenaient comme si c’était dimanche et je ne me méfiais pas. Passant devant la bouche ouverte du métro, un flicard me fit descendre dans le trou. Le flicard gardait le seuil et cela faisait une grande séparation entre les hommes libres qu’on voyait dans la rue et les réprouvés, dont j’étais, condamnés on ne sait pourquoi à moisir dans la fosse. Ce fut une image du destin. Moralité : éviter les flicards ! Si j’avais fait un détour de deux cents mètres, j’aurais respiré l’air bleu de la liberté. Semaine de jeûne. Une poignée de haricots, des carottes aux navets, des navets aux carottes, des carottes sans navets et des navets sans carottes. Cet après-midi nous recevons un colis, un gigot. Il est un peu pourri mais ça ne fait rien, on s’habitue à tout ; par contre, on annonce que nous sommes dans les faubourgs de Rome. Ça vaut un festin de Sardanapale. Quelle joie sur les visages ! Nos émotions valent la peine de vivre.
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Mardi 6 juin 1944 Pleine lune. L’escargot traverse Rome tel un zèbre. Il y a quinze jours, les stupides collèrent l’affiche dite de l’escargot. Une grande carte approximativement italoïde et un escargot toutes cornes dehors collé sur la région de Naples, le cap sur Rome. Au-dessous, une légende (pour ceux qui n’auraient pas saisi la fine allusion) : « Le record de vitesse de l’escargot est de quatre-vingts centimètres à la minute. » Dès que cette affiche eut ébloui nos yeux, les Alliés foncèrent sur Rome à la vitesse d’un cheval au galop. Ce matin, un gamin disait en montrant ce chef-d’œuvre d’opportunité : « Ils vont pouvoir l’enlever LEUR AFFICHE ! » Radio-Rosbif nous disait hier soir que deux soldats américains avaient paru sur le balcon de Venise, d’où, il y a quatre ans, Musso guignol avait lancé son défi aux démocraties. Cela devait être très amusant à voir, très Charlot. Le sacré Binoclard a, lui aussi, paru à son balcon, tout comme Juliette ou Mélissandre. Il a joué le deuxième numéro du scénario signé Adolf. Il a remercié Dieu d’avoir bien voulu écarter de Rome les horreurs de la guerre. Du coup, Adolf va dire : « Dieu c’est moi, le pape l’avoue ! car c’est moi ! Moi ! Moah ! qui ai donné l’ordre à mes braves soldats de foutre le camp vers le nord ; d’ailleurs Rome n’avait aucun intérêt militaire, c’était une source de tracas sans contrepartie. J’en ai assez de nourrir des Italiens et des curés qui n’ont même pas la reconnaissance du ventre. Je les laisse dans leur crotte, dans leur barbarie. Je les abandonne à leur triste sort ! » Que le Binoclard ait paru à son balcon, c’est probable et même plus que certain, qu’il ait dit ceci ou cela, c’est une autre affaire. Il a sûrement marmonné quelques bouts de syllabes que personne n’a compris, ce qui lui permettra d’en donner un sens conforme au développement des affaires du monde : si les Prussiens revenaient à Rome, il ferait dire qu’il a protesté violemment contre la barbarie anglo-américaine et qu’il a excommunié les généraux, les chefs d’État, les escargots et tous ceux qui n’ont pas compris la mission civilisatrice des nazis. Si l’affaire tourne à l’opposé, il proclamera qu’il n’avait pas attendu la victoire des pays libres pour saluer les libérateurs, les souteneurs de la Chrétienté ! Une rumeur à visage hilare a couru les bureaux, ce matin : « Ils ont débarqué ! » Peu après, vers dix heures, ma femme me téléphone pour me demander si j’ai envoyé Britannicus en Normandie. Je fis l’association Britannique-Normandie, je lui répondis : « Oui, très heureux ! » 543
Il faut quand même attendre confirmation de cette nouvelle par Londres, on se méfie des attrape-nigauds made in Adolfie. Nous venons d’avoir la quatrième alerte de la journée, il est onze heures du matin. Un de nous est sorti pendant cette alerte pour un prétexte très quelconque et a été écouter la radio française, dite Information permanente. On y annonce le débarquement de Cherbourg à Ostende ! Cela a commencé à deux heures du matin par des parachutistes à l’estuaire de la Seine. C’était la raison des bombardements de Rouen. Tout le monde est heureux, sauf un ou deux salauds qui « foirent dans leur froc » comme me dit Maignon. Ledit Maignon habite Maisons-Laffitte et a vu des gens qui ont vu atterrir l’avion qui traversa Paris, la patte cassée, dans la soirée du 2 juin. C’est un bombardier quatre moteurs, dit Forteresse volante, qui a atterri normalement dans un champ, un peu au-delà du bois de Maisons-Laffitte. Des soldats nazis coururent sus pour prisonnieriert l’équipage. S’approchant de la machine, ils ne voyaient toujours rien bouger. Ils se méfièrent d’une réception à coups de mitrailleur, sortirent leurs armes et sautèrent avec le petit frisson sur leur peau de cochon. Aucun mouvement ne se manifestant dans la grosse bête, ils osèrent ouvrir la porte et virent tout l’équipage mort. L’avion avait fait son atterrissage avec son pilote automatique. Toujours le jeûne. Ce midi, au restaurant d’en face, on m’a servi une tranche de matière inconnue au milieu d’une douzaine de haricots. J’ai demandé comment se nommait cette matière, on ne m’a pas répondu. J’ai goûté, ce n’était pas mauvais, cela avait le goût de la friture qui lui formait une légère carapace, c’était spongieux. J’ai mangé une compote, environ une cuillerée à soupe et une pomme de terre à l’huile, je dis bien une. J’ai bu un verre de vin (un verre à Dubonnet). J’ai demandé l’addition, la dame l’a faite devant mes yeux. Elle a dit : cent cinquante grammes de pain, une pomme à l’huile, un truc, une compote, tant et tant, ça fait quarante-cinq francs quatre-vingt-quinze. J’étais très attentif, je voulais savoir le nom de la matière spongieuse. C’est un truc ! La serveuse n’en savait pas plus que moi. La seule différence, c’est qu’elle s’en moque. Elle n’a pas l’esprit scientifique ! B. est arrivé cet après-midi d’un village des environs de Dreux, d’où il a dû faire quinze kilomètres à pied pour atteindre une gare qui fonctionne : il nous dit les figures hilares des paysans qui regardent passer les convois allemands qui volent au secours de leurs congénères. Ils se fichent carrément des pauvres sauvages. Et B. s’étonne, quoique ayant vécu deux ans en Hitlérie, de la stupide candeur de ces héros qui devraient taper dessus s’ils avaient le moindre 544
sens critique. Quand je lui dis que ces idiots croient sans doute que ces sourires goguenards sont des extases d’admiration pour leur personne, il me répond : « C’est bien possible, ils sont assez bêtes pour ça ! » Mardi 7 juin 1944 Deuxième jour du débarquement. Notre presse prussianisée dit : « Le débarquement n’a sur aucun point dépassé cinq kilomètres de profondeur. » Ils ont oublié la promesse de l’Idiot : « Moins de neuf heures après, ils seront tous rejetés à la mer ! » Pourquoi neuf heures ? Hier, sept alertes. Autant dire qu’officiellement, on n’a pas travaillé. En réalité, on a fait ce qu’on fait chaque jour de la semaine, chaque semaine du mois, chaque mois de l’année, depuis quatre ans. Cela équivaut à zéro. La propagande répand partout des faux billets d’un dollar. Au verso, des idioties anti-juives et anti-américaines étalent leur indigence. Une loi interdit les billets de ce genre. Avant la guerre, un metteur en scène connut les bancs de la correctionnelle et affronta la gueule pourrie des juges pour s’être servi de liasses de théâtre. Fallait-il qu’il donnât de vrais billets de mille aux acteurs ? Ou, supposé qu’il les ait eus, les eût-il retrouvés après la première représentation ? Ce qui est défendu aux hommes, l’État peut le faire. Il est vrai de dire que même les vrais sont faux. L’État, grand professeur de vertu, pourrait peut-être montrer l’exemple. « Mais non, il ne le pourrait pas ! » me disait le polytechnicien du ministère de l’Air. Il n’est que de voir l’air puant d’un individu soudain investi d’une autorité. Un petit couillon de la défense passive avec son casque et son brassard jaune a tout du Napoléon, en plus distingué. Ça vous foutrait au bagne à perpétuité parce qu’on ne bée pas d’admiration devant son air d’idiot sculpté. Ils sont à pendre (et non à peindre). Ça mange ces gens-là ? Mais non ça ne pisse pas, ça ne chie pas, c’est dans l’Olympe depuis le coup de sirène d’alerte jusqu’à celui de fin d’alerte. A botter le derrière ! Chaque matin devant le garage de la rue de Constantinople, un troupeau de Poméraniens fait la cuisine des gazogènes. Ça vide les escarbilles, ça gratte la chaudière, ça souffle, ça enfourne le charbon dans cette grande marmite qui ornemente les flancs pisseux des camions et ça part pour le pillage en laissant la rue pleine de saletés, sous l’œil de vache des flics, leurs confrères en civilisation. Ce matin, plus de camions, plus de Poméraniens, plus de flicaille, plus de décombres au milieu de la chaussée. Ils sont partis se faire 545
massacrer à l’ouest. Bon voyage ! Mais, place Villiers, au lieu des deux flics habituels, il y en avait quatre. La police française remplace les assassins verdâtres et, fière de la mission que le grand Reich lui a confiée, emmerde les gens tant qu’elle peut. A tuer ! Le vieux chialeur1 a été à Saint-Étienne. Il a dit : « C’est ici que j’ai jeté les bases de la Charte du travail. » Jeter les bases ? C’est français, ça ? Il a peut-être jeté la France dans la poubelle ! C’est sans doute ce qu’il a voulu dire. Et puis, pour nous combler, il a bien voulu nous adresser ses consignes pour le débarquement des Anglais. Il nous a dit de ne pas nous mêler des affaires des autres, ou sans ça, la France en souffrirait, na ! La gueule de cambouis de Châteldon2 a ajouté son français patoisant au français approximatif du vieux foireux. Vlà el’débarqueument, faut pas qu’vous tapiez dans l’dos des défenseurs d’l’Europ’, sans quoi, ça s’ra poignarder dans l’dos ed’la Franc’. J’vou’llai toujours dis mohah ! equ’ça finirait maleust’histoire, hein ? queuj’voullavais ben dit ? sûr et certain comm’ej suis là queu j’vous cause ! Jeudi 8 juin 1944 Hier après-midi, un grand vent de tristesse a passé sur nous. Un de nos hommes qui, pendant une alerte, avait pu sortir, en rapportait que les Anglais avaient été repoussés et qu’ils abandonnaient leur tentative. Ils se rembarquaient ! Il avait entendu ça à RadioParis. Je me suis dit : « Attendons un peu, il n’est pas possible qu’ils aient entrepris cette action pour l’abandonner au deuxième jour. » Les Anglais sont persévérants, tenaces, courageux devant la défaite. J’ai eu là un bon réflexe. Le soir même, Londres et l’Amérique étaient satisfaits de la marche des événements. Ils ne parlèrent que de cela, ce qui est un bon signe ; quand un belligérant reçoit une gifle, il passe à un autre sujet de conversation. Ainsi, Radio-Paris nous parle beaucoup des hauts faits d’armes des Japonais. J’ai vu, à l’occasion de cette panique, la force morale et la faculté de jugement des hommes de mon bureau. L’un, le meilleur calculateur de la bande, très subtil en sciences, a été le plus déplorable caractère qu’on puisse rencontrer, un illettré lui aurait donné des leçons de bon sens. Il lâchait tout : « Les Anglais n’ont qu’à demander la paix ! » Un quart d’heure plus tôt, il renversait les rôles ! J’en avais un peu honte pour lui et je restai dans un silence d’aspect très indifférent. ––––– 1. Pétain. 2. Laval. 546
Hier soir, fin d’alerte à six heures moins dix. Je pus embarquer dans le premier métro, vers six heures vingt. Au changement de l’Étoile, affluence considérable, l’affluence habituelle. Chaque alerte agit comme une porte d’écluse sur le flot humain, elle fait monter le niveau. Après avoir cheminé pendant un quart d’heure, molécule parmi les molécules de la veine fluido-plastique, le portillon de la ligne Villiers fut fermé et on nous dit qu’un accident entre Courcelles et Monceau arrêtait le trafic pour un temps indéterminé. Le temps de faire passer la nouvelle jusqu’au bout du tuyau, le temps d’une décision à prendre pour le sens du courant, le temps de vaincre les remous, les tourbillons et les troncs à la dérive et, vers sept heures, je pus sortir à l’air soi-disant libre de l’avenue de Friedland. De là, en route pedibus cum jambis vers la rue de Copenhague. Passant rue de Monceau, devant l’hôtel d’un ci-devant Israélite occupé maintenant par la Police d’État (c’est quand même une sacrée déchéance pour un immeuble, pour des pierres, des escaliers, pour un toit, que d’abriter des policiers !) je vis une scène étrange, difficile à qualifier. C’était d’un comique noir. Un flic en pèlerine, au milieu de la rue, réglait une circulation inexistante. Pendant le grand quart d’heure que je mis à parcourir la rue de Monceau, je ne vis pas une voiture, mais seulement deux cyclistes qui s’en allèrent prudemment par l’avenue de Messine, comme pour éviter ce sinistre, pestiféré et maudit lieu. Sur le trottoir, un autre bipède en pèlerine, le casque pendu au cul. Jusque-là rien que de très ordinaire, quoique déplorable, mais ce qui était nouveau, c’était, dressés contre les piliers de la grande porte d’entrée, deux flics en long manteau de corbillard, leur face de plâtre et, sur l’avant bras droit, le canon d’une mitraillette. La position de cette arme noble fit surgir l’image des ouvertures de la chasse d’antan, quand je voyais les chasseurs arpenter pesamment l’horizon, la crosse du fusil sous l’aisselle droite, le canon soutenu par la main gauche et pointé vers le sol à quarante-cinq degrés, l’index sur la gâchette, prêts à foudroyer la perdrix ou le lapin, ou le chien d’un autre chasseur, ou bien cet autre chasseur même, comme cela est arrivé à mon cousin Dubois vers 1900. En un mot, prêts à tuer tout ce qui remue. Mais, ce qui était différent, c’était l’air idiot de ces deux tueurs, l’air imbu, imprégné de la très haute mission pour laquelle ils avaient été choisis par le Tout-Puissant. Je m’étais arrêté sur le trottoir d’en face, admirant la symétrie de ce tableau, la bouche entrouverte et l’œil ironique, mais ces gueules de bois ne remuaient pas plus que desdits de cire. C’était comme si je regardais mon pied. 547
Je vis sortir de ce palais deux autres flics de plâtre en manteau noir, bottés et casqués, qui leur ressemblaient comme un frère, ça s’avançait militairement : un, deux ! un, deux ! Ayant débouché d’un mètre environ sur le trottoir, celui de gauche fit un quart de tour à gauche, celui de droite, un quart de tour à droite, puis, après deux ou trois pas, encore un quart de tour dans le même sens de rotation puis un pas, puis pétrification. Et les deux nouveaux se trouvèrent nez à nez avec les deux anciens, se regardant bêtement sans se parler, sans remuer. La manœuvre était précise, coordonnée, les deux mannequins semblaient être mus par le même mécanisme. Mais, comme on l’a depuis longtemps remarqué, ces gestes mécaniques et hors de mesure avec leur objet me firent éclater de rire, l’intempestivité de mon rire et son désaccord avec la situation, somme toute pas risible du tout, dans laquelle nous nous trouvons au milieu de ce monde hostile, donna un nouvel essor à ma joie. Les deux statufiés se réveillèrent, posèrent leur mitraillette sur leurs avant-bras, comme une mère présenterait son bébé sur les fonds baptismaux et les posèrent délicatement sur les avant-bras des nouveaux envoyés de Dieu. Puis les nouveaux prirent la place des anciens et se statufièrent. Les anciens, complètement rendus à la Terre, firent le salut militaire, quart de tour, deux pas, re-quart de tour et un, deux, un, deux, disparurent sous la porte cochère israélite et banknotarde. Ils firent tout cela comme les petits bonhommes des horloges anciennes, les quatre saisons, les phases de la lune, etc. Le noble métier des armes est devenu le noble métier de la mitraillette et de la matraque. A quand la bénédiction des surins ? A quand le sacre du chevalier avec un coup de menottes sur l’épaule ? Où sont-ils, les preux chevaliers ! D’Artagnan, Porthos et Aramis ? Ha ! Ha ! Ha ! bon Dieu, que je fus content de voir ça ! La chute spirituelle de l’état en même temps que sa face matérielle grandit. Moloch est saoul de cadavres et d’ignominies. Il a perdu le goût du bon vin, il en est à avaler des furoncles. Crève, grosse vache ! Quand je vois de tels tableaux, symboles de l’État nouveau de la société, quelque chose me serre la gorge, je ne me connais plus, je suis un autre. Il faut que j’évite ces situations, car ils me tireront dessus, ces crapules ! Nous ne recevons plus de colis, nous avons faim. Je viens de demander à Catherine si elle avait des œufs. Elle ne veut plus en vendre parce qu’ils sont à quatorze francs la pièce et qu’on l’accuse de faire du marché noir et de s’enrichir, la pauvre ! On comprend cela, c’est le dernier maillon de la chaîne qui fait mal.
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Vendredi 9 juin 1944 Le débarquement a réussi et, jour par jour, les troupes vont s’infiltrer par le trou de souris. S’il y a cinq cent mille Prussiens pour défendre la culture, quand, au bout de quinze jours les terroristes anglo-américains nous auront injecté un million de « ramoneurs », comme dit Radio-Boston, il n’y a pas de doute que la situation de l’Europe sera peu enviable. Rêve étrange, cette nuit, thème nouveau dans l’histoire de mes rêves. Je n’ai pas noté dès le réveil, ce matin j’ai été dérangé et maintenant je ne vois plus les détails. Il y avait une histoire de coffre d’or et de bijoux qu’une voisine m’apportait, cette voisine avec qui je partis à Fontainebleau le 13 juin 1940. Puis je faisais bouillir, dans une grande chaudière de forme homologue au coffret, le corps de mon père, ou peut-être de ma mère. Les morceaux de chair se décollaient très bien des os, je les détachais en les touchant avec une tige pointue, la chaudière était pleine, je fermai le couvercle et, la portant comme on porte une malle, avec une aide dont je ne me préoccupai nullement, je sortis. Je regrette de n’avoir pas noté immédiatement. Mon Doré m’a emmené ce matin voir un essai. Il me demanda dans quelle région de la France se trouvaient les usines à beurre ! Je lui ai répondu que tous les paysans faisaient du beurre. Les quelques usines spécialisées dans ce genre de fabrication ne travaillent que pour l’exportation. Il me répondit que le paysan était riche. Je lui répondis : « J’te crois, Benoît ! » Il n’a pas compris, mais j’ai très bien compris qu’il était inquiet pour son beurre à cause d’Isigny, Carentan, Bayeux et compagnie. Ce qui le tracasse, ce n’est pas le débarquement des Anglais, c’est l’arrêt des usines à beurre. Samedi 10 juin 1944 Il y a quatre ans, Mussoguignol nous déclarait la guouerra. J’entendis son accès de picrocholisme aigu, ce lundi 10 juin 1940, vers cinq heures du soir. Je crois avoir rapporté ces événements il y a quelques mois. L’horloge a tourné, l’horloge à vent du pays de Cocagne fait des sauts, signe indubitable de leur défaite : ils deviennent moutons. Hier, Maurice1, convoqué la veille par un ordre du Comité francoallemand de la main-d’œuvre, alla avec ses camarades de la Faculté, tout tremblant, plein de décisions extrêmes, au bureau du 25, quai ––––– 1. Blanchard. Fils de Maurice Blanchard. 549
d’Orsay, principal pourvoyeur de bagnards d’Europe. Ce fut une journée d’émotions pour ces jeunes gens. Alors que cette comédie aurait pu se jouer en deux minutes, ils la firent durer pendant des heures. Ce furent des alternations d’espoir et d’abattement. A la visite médicale, on leur disait : « N’avez-vous pas eu la scarlatine ? — Bien, mais vous avez eu aussi une maladie plus grave, certainement, souvenez-vous ! — Heu ! oui, j’ai eu une phlébite ! Ou bien, je suis épileptique. — Bien, très bien, vous vous rappelez ces maladies-là ! S’il y a contre-visite, répétez ces mêmes mots. J’y tiens beaucoup ! » Puis ce fut le jeu du chat et de la souris. « Je ne peux tout de même pas vous déclarer tous inaptes ! Il faut que j’aie un certain pourcentage de travailleurs. Ma foi, tant pis, il m’en faut tant ! Vous ! Vous !... Tant pis, il le faut. Départ dans trois jours. » Au bureau suivant, on leur dit : « On vous prend tous, mais vous êtes affectés dans le département de la Seine, vous n’avez qu’à rester chez vous ! » Le fin mot de l’histoire, c’est qu’il n’y a plus de train pour les déportés, et profitant quand même de cet empêchement, ils le mettent au compte de leur gentillesse, de leur chictypisme, pour amadouer leurs futurs vainqueurs et occupants. Sur la table du Doré, il y avait, ce matin, une brochure avec une feuille d’émargement. Titre : Ton devoir sacré (Dein Heilig Pflicht !). J’aurais bien kidnappé cette espèce de littérature, mais il pouvait rentrer subitement et, de toute façon, j’étais le seul « soupçonnable ». Pas de blagues ! Mais qu’est-ce que cela peut bien être que ce devoir sacré ? Une couillonnade, comme tout ce que l’État dégoise. Ça ne vaut pas la peine de risquer le carcere duro. L’État, c’est une pierre qui ne sait rien du passé, du présent et de l’avenir, et le devoir qu’il dit sacré apparaîtra peut-être plus tard comme une gueuserie et alors, ce sont ceux qui n’auront pas accompli leur sacré devoir qui auront en fin de compte accompli leur devoir sacré. Ça va en Normandie. Le mauvais temps gêne un peu le débarquement, ce fut vraiment une malchance que cette pluie et cette mer agitée juste au moment où il aurait fallu que le beau temps continue. Nous sommes accrochés à la radio, affamés de nouvelles. Mais là encore, des épines dans le bouquet : pas d’électricité de sept heures trente du matin à dix heures du soir. Sauf pendant les alertes, à cause de l’éclairage des caves. Et encore, on a prié militairement les 550
propriétaires d’avoir à se débrouiller pour éclairer les caves sans électricité. En attendant qu’on nous supprime ce dernier plaisir, dès l’alerte, on se rue sur les boutons du poste de radio et on explore la stratosphère des ondes terroristes. Une annonce de Comœdia : à vendre, portrait de Tino Rossi par J. Weissmann, 1937. Toile 60 x 73. S’adresser à Monsieur X. tel endroit ! Ce ne doit pas être ce J. Weissmann qui fera courir les amateurs, donc c’est Tinette. Foule ignoble ! Rumeurs du jour : le premier régiment de France est passé à la dissidence. La plupart des miliciens idem. Les villes de Tulle et Châteauroux seraient sous leur autorité. Les flics parisiens ont été expédiés à Vichy pour protéger le gouvernement fantôme. Dimanche 11 juin 1944 Depuis ce matin voici la quatrième fois que j’entends défiler une escouade de Prussiens en train de beugler un lyrisme. Je suppose qu’ils ont l’ordre de faire le flambard dans les rues de Paris pour nous faire croire que tout va bien ou peut-être, j’allais écrire et aussi, pour les abrutir un peu plus. Entendre chanter des assassins, c’est une émotion rare. On dit que vraiment il y a des villes révoltées. Un professeur a pu quitter Limoges par le dernier train qui en sortit, avec quelques enfants dont il avait la garde. Radio-Londres parle de ces choses dans ses émissions pour les pays étrangers, et n’en dit rien dans ses émissions françaises. Tout à l’heure, en flamand, il parlait de Besançon et de Grenoble. Le prix des choses monte continuellement, le ravitaillement est devenu difficile, le marché noir a monté ses prix. La classe des salariés est toujours la plus sacrifiée. Cette injustice soulève des haines, des révoltes qui trouveront à se manifester dès la première crevasse. Les salaires de 1936 sont maintenus malgré les promesses réitérées du gouvernement. Le Déat dans son discours d’avènement, le 1er mai, avait annoncé que cela allait finir ; ce verbeux salaud n’a rien fait. On admettrait encore la souffrance si toute la nation la partageait, mais il n’y a jamais eu autant d’injustice. Un coiffeur qui a dix mètres carrés de boutique et qui dansait sur la corde raide de la faillite avant guerre, demande maintenant des conseils pour placer dix-huit mille francs, ses économies du mois ! Les restrictions d’électricité font qu’il se rend à domicile pour faire une indéfrisable qu’il fait payer mille francs. Un bistrot sans clients apparents, entasse des billets de banque dans de vieilles paires de bottes. Comment fait-il ? Il vend du sknick à mille francs la bouteille dans son arrière-boutique. 551
Les commerçants les moins habiles font fortune. Le peuple des usines crève et reste enchaîné ad vitam eternam à son négrier. Lequel vend au prix qui lui plaît. Pas de grève, pas de revendications. Les mitraillettes sont là. Goethe a toujours raison ! Ce sont les gouvernements qui font les révolutions ! Hier, j’ai entendu un idiot de Radio-Paris qui exhortait les Français, ces pauvres dégénérés, à exercer les muscles de leur cerveau. Je viens d’entendre le quatrième concerto de Beethoven. Très bien joué, puis le speaker annonce : « Vous allez entendre une conférence sur Beethoven à travers les âges. » Tourner le bouton ! Lundi 12 juin 1944 Les murs sont bariolés d’affiches, mais ce ne sont plus des affiches artistiques ! Ce sont des proclamations. Appel aux Français, message de Darnand, allocution de Laval, puis, en rouge, un avis du général prussien invoquant les lois de la guerre pour s’excuser à l’avance s’il fait fusiller des francs-tireurs. Les apôtres de la Force qui viennent se réfugier dans le code de La Haye ! Eux qui déportent et fusillent des otages en violation avec les conventions, nous menacent d’appliquer ces mêmes conventions pour ce qui leur est profitable ! Ils disent que c’est lâche de frapper l’armée allemande dans le dos ! (toujours cet anthropomorphisme), et que celui qui fait cela n’est pas un soldat ! J’ai toujours cru que les soldats étaient des assassins et des massacreurs, mais il paraît qu’il y a des nuances ! Il y a bien un code de l’honneur chez les gens du milieu ; après tout, c’est peut-être le même ! Mardi 13 juin 1944 Il y a quatre ans, je partais pour je ne sais où. Aujourd’hui, je suis dans la cave de l’usine. J’ai trouvé un coin tranquille, je descends ma chaise et je peux écrire un peu, à la sauvette. Je crois bien que de septembre 1942 à juillet 1943, j’ai vécu une période exceptionnelle de ma vie. Mon destin est d’écrire à la sauvette. Chez moi, lorsque je veux écrire quelques lignes le dimanche, c’est aussi à la sauvette ! J’en suis désespéré ! Ce matin, à l’entrée de Villiers, un clochard tendait une feuille sur laquelle était imprimée une carte de la Normandie. Cet être gueulait : « Achetez la carte de Normandie, pour suivre les opérations ! » Un quidam sortit ses vingt sous et pendant qu’il étudiait la géographie, je vis que c’était le journal L’Œuvre de Déat, dont la carte n’était que le verso. 552
Ce voyou a dit quelques mots hier soir « Aux ouvriers de France ! » Il a eu pour récompenses quelques tonnes de papier pour répandre son bafouillis. Il croit à la puissance de sa parole, il y a des gens qui se croient Jésus Christ ou Napoléon. Il a voulu aussi en tirer un peu d’argent, je suppose. Ce type qui parle fouchtra doit être d’une cupidité rare. Aussi a-t-il lancé une armée de clochards pour vendre son éructation. Et les clochards, moins bêtes que lui, présentent la carte et se gardent bien d’annoncer la prose du voyou. Non seulement personne ne l’eût achetée, mais le pauvre hère se serait fait battre le derrière. L’appel à la classe ouvrière que j’entendis hier soir est bien le texte le plus révélateur d’une mauvaise conscience. Il promet aux ouvriers, dans le cas d’une libération, tout ce dont nous souffrons : l’esclavage, la misère, la déportation. Il emploie les mots et les phrases qui s’appliquent le mieux à l’occupation nazie et il conclut en disant : « Vous ne voudrez pas d’un tel régime, levez-vous avec l’Europe pour défendre votre liberté ! » Les quelques phrases que cet homme traqué nous a dites forment un véritable acte manqué de Freud. Il nous annonce aussi qu’il va y avoir une révolution sanglante, mais que la répression sera terrible. Par là, il exprime son inquiétude, sa pensée de jour et de nuit. Ce pauvre polichinelle est acculé au coin le plus noir de sa conscience. Quant aux promesses qu’il a faites le 1er mai au sujet de l’amélioration des salaires et de la justice sociale, il n’en est plus question ! C’est naturel. Il est au pouvoir, il se déguise en dieu, c’est plus facile. Je lis que la Cour de Douai a condamné un homme à quatre mois de prison pour avoir volé un chien pour le manger ! Les juges s’approvisionnent au marché noir. Mercredi 14 juin 1944 Ce matin, je sortais de la maison à sept heures trente, comme chaque jour d’esclavage. J’avais à peine fait vingt mètres dans la rue, la sirène d’alerte beugle. Chaque matin, je dis : « Chante donc ! Putain de sirène ! » Aujourd’hui, ça y est. Hier elle a chanté à huit heures alors que j’entrais au bagne. Il est neuf heures et demie : la fin vient d’être signalée. C’est la plus longue alerte que nous ayons eue. A dix heures, je partirai. A dix heures et demie, je serai à l’ergastule1. A moins que d’ici là un autre chant de sirène ne reten––––– 1. L’ergastule était, à Rome, une prison pour esclaves. Le mot revient périodiquement chez Blanchard. Un de ses plus beaux poèmes s’intitule même « Plan secret de l’ergastule » (in Périls de la route). 553
tisse dans le ciel de juin. Beaucoup d’avions terroristes sont passés, la canonnade était très clairsemée. Les avions passaient au milieu des points blancs sans paraître gênés le moins du monde. Les Prussiens vident leurs caissons. Quand le premier soldat du monde n’en aura plus, il sera comme un vulgaire animal, le nez en l’air et le cerveau comprimé par la Frousse. Sa connerie resplendissante réjouira nos cœurs. Guerre finiche ! Ce jour-là, toute la Bochie remplacera « Heil Hitler ! » par « Hitler capout ! », tellement ces animaux ont le culte de la Force. Bande d’idiots ! Ça vous aura servi à grand chose de gâcher des années de jeunesse à emmerder le monde ? Chemin repart pour sa Prusse natale. Nous avons regardé le travail qu’il a fait en deux mois. Ce bœuf toujours au travail, en apparence du moins, a fait ce qu’un homme moyennement doué aurait fait en un jour. On a compté le nombre de lignes, on a chronométré dix lignes et on en a déduit le temps qu’il aurait fallu. Ce ventre a laissé des pots de confitures presque vides, on les a vidés complètement. C’est toujours ça que les Prussiens n’auront pas ! comme disait ma grand-mère. Laflèche est parti aussi. Il a laissé du travail. Il reviendra dans deux mois. Il nous a dit que, si ce n’était pas fait, il nous ferait fusiller. Il a dit cela en rigolant comme une andouille, mais il en est bien capable, le salaud. N., un jeune homme de vingt-cinq ans, étudiant à la faculté, s’inscrivit avant la guerre au groupement des Jeunesses communistes. Les miliciens l’ont appris, soit par une liste d’adhérents qui leur serait tombée dans les pattes, soit par un milicien même qui, autrefois, en fut aussi. Il vinrent chez lui un matin mais, par hasard, N. n’y était pas. Il fut informé de cette bonne visite et mit le plus d’espace possible entre lui et les divins salauds. Un parent âgé, alla avec une figure noire demander des explications, et en donner. Les divins miliciens lui dirent, après avoir bien écouté : « Donnez-nous trente mille francs et nous étoufferons ça ! » La famille N. n’a pas les moyens de faire une telle aumône ; les eût-elle, qu’elle passerait devant la sébile comme un qui a la vue faible. Jeudi 15 juin 1944 Alerte à sept heures, fin d’alerte à huit heures, je devais partir à huit heures trente à cause du métro qui ne roule qu’une demi-heure après. A huit heures vingt, re-alerte. Huit heures quarante-cinq, fin de la re-alerte. J’attends neuf heures quinze. J’arriverai chez les idiots vers dix heures.
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Vendredi 16 juin 1944 Ces êtres mangent des oranges ! Il y a un mois, les journaux annonçaient avec des trémolos frelatés dans la voix que Franco avait envoyé un train d’oranges pour les Enfants de France. Je les vois, ces Enfants de France, le jus des oranges leur dégouline des babines, des gut, des Sehr gut tombent avec les pépins. Deux sont partis hier, après la distribution des oranges, deux partent aujourd’hui. L’effectif fond comme beurre au soleil. L’un de ceux qui partirent hier était un Don Juan de Poméranie. Il était du dernier bien avec une jeunesse de cinquante ans, bien conservée, bien rajeunie par des soins éclairés, mais cette Dulcinée faisait son beurre, elle économisait pour ses vieux jours. C’était sans doute sa dernière occasion, aussi elle en avait saisi le cheveu. Depuis deux ans, cette liaison alimentaire a navigué calmement comme dans une cuvette. Le forniqueur faisait des reconnaissances sur des terres vierges, mâles ou femelles, mais revenait toujours à son coffre d’amarrage. Hier, il y eut un drame. Il avait séduit une gosse de quinze ans, la fille de ce cocu de M., seul collaborateur de la maison, et la petite collaboratrice pleura comme la Fontaine Médicis, à fendre le cœur. J’apprends aussi que Laflèche à la tête de canard coïtait avec la gosse A. Les journaux nous informent qu’il est défendu de voler les chats pour les manger. Premièrement, parce qu’on fiche en prison les voleurs, les petits, pas les gros, et que voler un chat c’est une action de petit voleur. Deuxièmement, parce que les chats mangent des rats et que les rats ont la peste, donc, celui qui mangera du chat crèvera pestiféré et emprisonné. C’est pourtant vrai, qu’il y a des gens qui en sont réduits à boulotter du chat ! J’ai assez faim pour désirer en manger une cuisse, malgré mon dégoût a priori. Samedi 17 juin 1944 La chronique des tribunaux nous raconte qu’au cours d’un traitement électrique le ventre d’un homme a explosé. Les médecins experts ont dit que la nourriture actuelle traduisant beaucoup d’hydrogène et d’hydrocarbures, il se peut fort bien qu’une étincelle électrique traversant l’intestin ait fait exploser des gaz. Le 555
médecin traitant a été acquitté. Je suppose qu’il y a là beaucoup de confraternité. Il est évident que notre nourriture produit des gaz. Le métro sent la merde. Mais de là à dire qu’on va exploser ! Dimanche 18 juin 1844 Grand pavois avec l’arme nouvelle1. Un tam-tam trop bruyant, trop mirobolant pour qu’il soit bien fondé. Puis, à la fin du discours, on voit l’oreille d’âne, qui dit les effets foudroyants du météore à la dynamite, et la terreur panique qui règne en Angleterre, qui arrête toute activité sur les côtes de la Manche ! On sait que les Turcs sont à deux doigts de la guerre et on veut les retenir par la peur. Depuis trois jours, cette arme nouvelle, avec beaucoup d’autres que le Reich tient en réserve, et qui vont être employées demain ou après-demain, a changé la face de la guerre et va donner au Reich la victoire finale ! Cette arme nouvelle, c’est celle sur laquelle j’ai peiné en 19391940. C’est celle qu’on étudiait en Amérique et en Angleterre, avion sans pilote bourré d’explosifs et piloté par T.S.F. par un autre avion qui ne le perd pas de vue. Cela peut causer quelques dégâts par-ci par-là, mais ça ne peut pas gagner une guerre. Un policier célèbre d’avant-guerre mêlé à toutes sortes d’escroqueries, et son alter ego, un journaliste maître chanteur, B. et S.2 de l’ancienne bande à Chautemps3, font les faux policiers avec l’aide de vrais. Un quidam vint voir L., de la part de M. X., que L. connaît, pour acheter cinq cent mille francs d’or. L. répond que c’est trop pour lui, qu’il ne peut en fournir que cent cinquante. Rendez-vous pour le lendemain. Dès qu’il est dans la rue, il est arrêté par deux faux policiers qui l’emmènent au poste de police rue Saint-Honoré, le dépouillent de sa marchandise et lui disent de se rendre à la Préfecture de Police. « Nous vous suivons. » L. sort, puis se retourne et voit qu’il n’est pas suivi. Il comprend qu’il est roulé. Au commissariat, les vrais serraient la main des faux, ce qui donnait une certaine ––––– 1. Les fusées V1 et V2. 2. L’ancien commissaire de police Pierre Bony, adjoint du gangster et proxénète marseillais Henri Lafont, chef de la « Gestapo française », — Georges Suarez directeur du journal Aujourd’hui. Tous fusillés à la fin 1944. 3. Camille Chautemps (1885-1963), plusieurs fois président du Conseil de 1930 à 1938, il avait dû démissionner en janvier 1934 à la suite de l’affaire Stavisky, dans laquelle le commissaire Bony, alors sacré « premier policier de France », joua un rôle essentiel. 556
authenticité à leurs prétentions. A la préfecture, on a dit à L. que c’était la bande à Bony-Sentori et qu’il fallait attendre la fin de la guerre car ces oiseaux-là travaillaient en liaison avec la Gestapo. Mardi 20 juin 1944 La propagande imbécile des États. Paris-Soir nous dit que les Anglo-Américains font une propagande éhontée pour cacher leur défaite ! Ils prêtent aux autres leurs soucis et leurs crimes. Personne n’est dupe ici. Chez eux c’est peut-être efficace, cela montre leur degré d’abrutissement. Ah ! le noble métier des armes ! Le noble métier de la mitraillette et du destin ! Je vomis sur tout cela ! Mercredi 21 juin 1944 Trois ans de guerre à l’est. On recrute les miliciens parmi les jeunes de dix-sept ou dix-huit ans. Ces couillons sont très fiers d’avoir un revolver à la ceinture. Ça joue au gangster de cinéma. Ça fait le coq devant le lycée SaintLouis, aménagé en repaire. Le ministère du Maintien de l’Ordre en est là : il savonarolise. A dix-huit ans, travailler pour le roi de Prusse, être réaliste ! c’est pitoyable ! c’est l’âge où l’on meurt pour une grande idée. Où est la grande idée de la Milice ? Faire une Europe ? Faire une Europe dominée par l’Allemagne nazie. Une Europe pangermanisée, racialement organisée, Mein Kampfisée. Et ça trouve des partisans parmi ceux qui, d’avance, sont désignés pour l’esclavage. Parmi ceux qui n’ont aucun intérêt à la victoire d’une clique hitlérienne, parmi ceux qui trouveraient chez les ennemis de l’Europe une doctrine universelle, et même d’eux, on dira : oui, mais, une doctrine universelle se dégrade à l’usage, voyez Christianisme, voyez 1789, voyez Staline ! Oui, il y a dégradation, bien sûr ! mais c’est ainsi pour toutes les théories auxquelles on donne un corps, une réalité. Nous sommes d’accord. Et la théorie de l’unité européenne ? Elle ne se dégradera pas, elle ? Alors qu’elle n’est qu’un pis-aller opportun du germanisme, du dogme de la supériorité des Germains, de cette croyance plus que jamais implantée dans la tête des Boches qu’ils sont désignés par le Tout-Puissant pour diriger le monde ? Et si je dis que plus l’idole est hors de notre portée, plus elle est grande, plus elle touche à l’ensemble de l’humanité, plus les débris après la dégradation seront grands ; si nous sommes encore d’accord, que restera-t-il de l’unité européenne après, mettons, dix ans d’existence ? D’autant 557
plus qu’on nous prévient d’avance que chaque nation sera récompensée d’après les efforts qu’elle a faits pour la cause, que cette manie pionnesque de donner des bons points, des blâmes, des punitions est tout à fait allemande, qu’il y aura toujours des efforts à faire et que les plus importants sont ceux d’aujourd’hui et non ceux d’hier, qu’il y aura toujours un motif pour une querelle d’Allemands, que les promesses ne sont que des promesses et que le droit du plus fort est toujours le meilleur. Jeudi 22 juin 1944 Payer, payer, je n’en finirai jamais de payer ma dette à la société. Finir, finir, crever. J’ai meublé mon temps en rédigeant des notes de Résistance1, j’ai eu six semaines d’apaisement. Les gens du bureau m’ont demandé de leur prêter les soixante pages que j’ai faites pour en tirer copie. J’attends qu’ils me rendent mon cahier pour continuer. Et me voici retombé dans le noir. Poésie impossible, c’est cela qui me ronge. Un Boche derrière mon dos, huit jeunes gens bien gentils mais dont la présence m’excède. Quant à la maison, inutile d’en parler. Des poèmes rentrés qui m’empoisonnent2. Un avenir de clochard. Des filles à tous les coins de rue, la faim, la misère. La Junkers vient d’accorder une augmentation à peu près générale de dix pour cent environ. A peu près générale, car je suis le seul de mon bureau à ne l’avoir pas. Le Doré se sent merdeux, il me disait hier qu’ils allaient faire un grand dîner auquel ils inviteraient leurs employés français. Croit-il qu’il m’honore en me faisant brouter dans sa prairie ? Que le diable l’encule ! Vendredi 23 juin 1944 Hier soir sept heures et demie, bombardement des magasins d’essence et d’huile de Clichy-Saint-Ouen, en bordure de la Seine. Les groupes d’avions venaient du nord-ouest et, à un signal de fumée ––––– 1. Il ne s’agit pas ici de la résistance aux nazis, mais du traité de Résistance des matériaux que Blanchard rédigea à cette époque. Pour ce qui concerne cet important travail de Blanchard, on se reportera à notre Maurice Blanchard, le matériau résiste encore (Éditions du Rewidiage, 1992), dans lequel nous avons publié des extraits de ce texte et exposé les circonstances de sa rédaction. 2. Cf., supra, le 17 février 1943 : « Ce sont les poèmes non manifestés qui empoisonnent le monde. » 558
blanche émis par le chef du groupe, tous lâchaient leur chargement et viraient vers le sud. J’ai vu passer cinq groupes, à quelques minutes d’intervalle ; chaque groupe était de vingt avions environ. Un grand nuage de fumée noire dérivait vers le sud-ouest, le dernier groupe ne suivit pas le chemin des quatre autres et fonça derrière le nuage, pensant se mettre à l’abri de la canonnade qui n’était un peu violente que de ce côté ; c’est pour cela que les premiers évitèrent cette région. Nous entendîmes un vrombissement très bruyant, comme celui d’un avion piquant à plein moteur, puis nous vîmes sortir d’un nuage un quadrimoteur dont le fuselage était coupé et qui volait sans empennage. Un parachutiste en sortit, au-dessus de l’avenue de Clichy, à ce qu’il semblait ; l’avion se dirigea vers le sud, moteurs en plein fonctionnement, sans équipage et sans queue. Il perdait de la hauteur mais volait très correctement, il vira vers l’ouest, disparut derrière les toits, nous entendîmes un boum et une fumée noire s’éleva vers la gare du Nord. Il était tombé et ses réservoirs avaient dû éclater. Pendant des heures, les docks de Clichy crachèrent un nuage noir sur Paris. Ce matin tout est résorbé, les dieux doivent en avoir plein les trous de nez. Plus il y aura de destructions, plus tôt ça finira. Et puis, on se dit, ça nous est égal de crever, si EUX crèvent aussi, car, peut-on vivre esclaves de ces gens-là ? Plutôt la mort. Donc la mort avec eux vaut encore mieux que la mort pour nous et la vie pour eux. On en est là ! La haine est extrême. Quatre ans d’occupation nous ont hyénisés. Lundi 26 juin 1944 Hier soir, un réfugié de Caen, ami de Maurice, est arrivé après quatre jours d’exode. Nous l’avons installé chez nous ; il a marché à pied durant trois jours puis, ayant trouvé un vélo à Dreux, il a pu faire Dreux-Paris dans la journée. Il a dormi dans des granges, dans des meules de foin. Il a pu manger copieusement, c’est la différence avec l’exode de 1940. Par contre, les routes étaient plus dangereuses ; les avions alliés sont partout et tirent sur les convois. Pas un avion européen dans le ciel : quand on en voit un, on ne peut pas dire qu’il est dans le ciel, il rase le sol pour ne pas se faire remarquer. En cours de route, à Louvigny-sur-l’Orne, il fut requis avec tous les hommes du village pour creuser des tombes. On leur fit un discours maître d’école. « Si vous voulez manger ce soir, il faut travailler, et puis, nous vous défendrons, nous nous battons pour défendre votre sol, il faut travailler ! » Pourquoi ce prêchi-prêcha ? Par habitude germanique. Toujours les donneurs de leçon. Le jeune 559
homme n’a pas voulu leur répondre : « Ne vous donnez pas cette peine, Messieurs, on ne vous en demande pas tant ! » Ça n’aurait servi à rien, qu’à se faire fiche en prison, pour le moins. On a donné un trou à creuser à chacun. Un Allemand en avait creusé un comme modèle, car il y a chez eux une fosse normalisée, et on leur a dit de faire leur trou exactement aux mêmes dimensions. Les pauvres fossoyeurs allaient de temps à autres mesurer la tombe du maître avec leur manche de pelle et s’appliquaient à faire un bon devoir, pour n’avoir pas à recommencer. Le jeune réfugié alla assez vite, la terre était molle, certains rencontrèrent de dures racines et peinèrent pour les déchausser. La châtelaine, c’était dans le parc du château de Louvigny promu à la dignité d’hôpital, vint leur dire que si ça continuait encore quinze jours, le parc ne serait plus qu’un cimetière. D’avoir entendu cette parole, les travailleurs s’en furent réconfortés et n’attendirent pas leur repas-récompense, craignant qu’on ne leur fît creuser des tombes supplémentaires ou qu’ils ne reçussent des bombes sur la tête. Les avions terroristes rôdaient dans les environs immédiats. Les routes sont nettoyées par les escadrilles de chasse, les bascôtés des routes sont semés de voitures cassées, incendiées, culbutées. Parfois, au volant, un cadavre semble dormir, mais l’odeur révèle le secret de son attitude. Ça sent le cadavre comme en juin 1940. Les Alliés ont la maîtrise de l’air. Un avion dut se poser dans une prairie pour une défaillance mécanique réparable. Ses équipiers, ils étaient cinq ou six, firent les chevaux de bois tout autour, en volant pendant plus d’une heure tandis qu’il réparait, afin d’éloigner les gêneurs ; quand la réparation fut terminée, il reprit l’air et le groupe fila vers le nord. Pas un vaillant soldat européen n’osa s’approcher, pas un avion nazi n’apparut. Des villages sont rasés, des villes aussi, Lisieux, Saint-Lô, Vitré. On vit une expérience chirurgicale sanglante, brutale, qui ne sera justifiée que si elle est courte. Dans ce cas, on pourra dire que cela valait mieux ainsi. Mais si, malgré cela, il faut encore des mois de misère, et de captivité, non, c’est mal ! Au milieu de l’horreur, il y eut aussi de quoi rire, comme dans Shakespeare. Un troupeau d’Européens aperçut au-delà de l’Orne un troupeau de bovins méditant dans la prairie. Ils volèrent des seaux, des pots à lait et une barque, traversèrent la rivière, s’enfoncèrent dans une prairie marécageuse et arrivés auprès de leur récompense virent que ce n’étaient que des bœufs. Ils grincèrent des dents, lancèrent au diable leur matériel et revinrent assez vexés.
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Mercredi 28 juin 1944 Cherbourg pris en quatre jours. La presse pourrie (pléonasme) nous dit que les défenseurs de la Civilisation manquaient de munitions. Croient-ils que c’est une excuse ! Trente mille couillons menés par une centaine de voyous sont éloignés de notre table, la moitié pour l’éternité. C’est toujours ça qui ne mangera plus notre pain. Car nous crevons. Certains achètent quand même des poulets à sept cents francs. « C’est pour rien ! » Pas de chance, ce matin, le métro quittait Villiers quand sonna l’alerte. A l’Étoile, pour ne pas être prisonnier de la compagnie, je pus sortir. Je suis sur un banc de l’avenue Mac-Mahon en train d’écrire. J’ai choisi un coin désert où il n’y a pas de bourriques. Ces salauds-là font payer quinze francs d’amende à ceux qui restent dehors. Mais, ils ne peuvent être partout, malgré leur puissance divine, et, comme les pêcheurs à la ligne ils se postent aux endroits poissonneux, aux tournants de rivière pour en prendre le plus possible. C’est qu’ils touchent un petit pourcentage ! Dame ! On a beau être Dieu, on aime bien prélever un tant soit peu de la fortune du pauvre. Les gros gangsters, on les salue obséquieusement. Ils ne prennent pas le métro, ils ont la voiture et chauffeur. Et pourtant, les voitures sont rares. J’en ai compté trois depuis une demi-heure sur cette avenue, une avenue où la circulation est ordinairement active. Je ne compte pas les deux ou trois voitures canaques qui sont passées aussi. L’une d’elles recouverte de feuillage, avec des soldats idem, c’est-à-dire en casque à feuilles, filait au secours de la spiritualité. Ceci me donne encore un certain aspect de La machine et la Société. Les premiers travailleurs délirants qui bricolèrent la voiture sans chevaux n’avaient pas en vue l’utilisation de leur poème par l’État et, particulièrement, par ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle des valeurs humaines, police, armée, gangsters, RadioParis, commerçants, Maréchal chef de l’État, industriels, etc. Vinrent les hommes d’affaires, les brasseurs d’affaires, comme on dit, parce qu’ils brassent des cadavres, de la merde et les larmes des peuples. Ces oiseaux-là virent l’utilisation pratique, ils dégoûtèrent les chercheurs et rationalisèrent la production de ces engins, comme ils disent. (On dit que Philippe Henriot a été assassiné1. On entend encore, quand même, des choses qui font plaisir.) L’objet-machine est différent suivant qu’il est vu par l’inventeur ou par le banquier. L’utilisation de la machine selon les vues de ––––– 1. Voir note 2, p. 310 et p. 564. 561
l’exploiteur ne peut que décourager l’inventeur, on l’a bien vu pour l’aviation. Quels drames, devant l’autre guerre ! Drames intérieurs, bien sûr, mais grands pour certains êtres. Quand un militaire demandait qu’on installât une mitrailleuse à l’avant d’une carlingue ou qu’on fît un trou dans une coque pour caser des lance-bombes, le malheureux inventeur faisait un nez de dindon et criait : « Non ! Ce sera un veau, ça ne volera plus, ça se traînera avec toute cette batterie de cuisine, c’est un crime de transbahuter des ordures comme ça dans un avion ! » L’inventeur de l’avion ne voyait qu’un objet : la machine à voler. Transporter de la charge, c’était du taxi, du pragmatisme, du gilet rayé ; plutôt crever ! disait-il. Mais le militaire ou l’utilisateur, comme on dit au ministère, prenait ça comme une machine à tuer, ou à colporter, ou à gagner des ors. Il y avait incompatibilité d’humeur. Aujourd’hui, la dégradation est complète. Il n’y a plus que les négriers et les bochifiés pour faire le paon sur les alvins à ressort, pour faire le veau à roulettes. Ça commence dans l’enthousiasme, ça finit dans la merde ! Et l’on cherche autre chose, toujours. Il se précise que l’Henriot a payé sa dette à la société. Ce matin, sur mon banc de l’avenue Mac-Mahon, vers huit heures et demie, un vieux bonhomme est venu s’asseoir près de moi. Je lui ai montré un groupe d’avions qui étincelait au soleil. Il m’a dit que les Anglais devaient avoir beaucoup d’informateurs pour venir ainsi partout où passaient des convois. Ainsi à Versailles, samedi, un train de matériel était en gare quand les avions lâchèrent leurs bombes. Je lui répondis que tout se passait comme si. Il me dit alors : « Il paraît que Philippe Henriot a été assassiné. » Je lui répondis que ça ne m’étonnait pas, et qui si ce n’était pas fait, ça se fera. « En tout cas, j’ai beau crever de faim, je ne voudrais pas en manger un morceau. » Le bonhomme me confia que l’alerte le grisait, je lui fis remarquer que ce n’était pas du temps perdu, celui qui nous rapproche de la fin de la guerre. « Oui, mais ! mon travail oblige des recherches dans les bibliothèques et l’heure de fermeture ne sera pas retardée pour ça ! » Il partit vers l’Étoile. Paris-Soir nous dit les hurlements des co-intérims d’Henriot, quels gémissements ! Il y a chaque jour des milliers de gens qui tombent et dont le plus mauvais valait des centaines d’Henriot. Ce voyou aurait ramassé le pouvoir dans une fosse d’aisance, avec les dents ! Un collaborateur de Paris-Soir écrit : « Qui peut douter, en voyant Philippe Henriot tomber sous les balles terroristes, dans les conditions où le crime fut commis, du sort qui serait le nôtre si les tenants d’une cause qui n’hésite pas à employer de tels moyens pouvaient triompher ? » 562
Il est évident que le nôtre s’applique aux collègue du larbin de service à Paris-Soir et à ce larbin lui-même. A l’autre colonne : « La mort du ministre français est une perte non seulement pour la France mais aussi pour l’Europe », souligne une personnalité de la Wilhemstrasse1. Une personnalité ? Un porc, un salopard, une bouse. Et puis l’Europe est mise pour l’Allemagne. Tout le monde a compris. 28 juin, un salaud de moins. Jeudi 29 juin 1944 La Presse pourrie s’étale verbeusement sur la barbaque déjà vermineuse de Philippe Henriot. Elle profite de l’occasion pour se taire sur les défaites de l’Allemagne. L’abondance des matières les oblige à remettre à la semaine prochaine le récit des héroïques défenses élastiques qui annonceront la débâcle de l’Europe nazie. Trublion Henriot ! Dans huit jours, on n’en parlera plus. Dans un an, un quidam prononçant son nom verra se lever les faces interrogatives et les yeux ronds de ses interlocuteurs. « Vous rappelez pas, Henriot ? — Ah ! oui, le Docteur Henriot ? Celui qui magasinait ses cadavres dans un hôtel particulier près de l’Étoile2. » Ce que c’est que leur gloire en papier gammé ! On juge un gangster nommé Lebœuf, qui a tué une comtesse venue chez lui pour chercher de la drogue. Il l’a lovée sur le parquet de la cheminée et a ensuite moulé un sarcophage de plâtre autour. Ceci dans sa chambre d’hôtel. Un an après, on a eu l’idée, enfin, de démolir cette construction hétéroclite et on a retiré le cadavre. Les bijoux n’étaient plus à leur place habituelle et l’assassin avait déménagé. On se demande comment un patron d’hôtel peut ne pas voir un demi-mètre cube de maçonnerie dans une chambre ! On comprend très bien quand on suppose que Lebœuf est une vache, un policier ou plus noblement un indicateur. Il était interdit de séjour, toléré à Paris pour les bons renseignements qu’il devait apporter aux bourriques. Donnant-donnant. On peut parier tout ce qu’on voudra que le patron de l’hôtel en est un autre. Beati qui escarunt justitiam car ils seront rassasiés. On dit que les faux miliciens qui ont massacré Henriot étaient de vrais miliciens ; que ce salaud avec Déat et Doriot, avait monté un complot contre Laval-Pétain pour s’emparer du pouvoir et que les ––––– 1. Siège du ministère allemand des Affaires étrangères, à Berlin. 2. Amalgame avec le Dr Petiot. 563
intéressés avertis ont pris les devants. C’est bien possible. Tout est possible dans le sens des deux négatifs.1 Un bon mot court : « Bonne nouvelle, on va avoir de la viande ! — Ah ! sans blague ! — Oui, on a tué une vache hier ! » Le populaire se réjouit, le ventre vide et le gosier sec. Vendredi 30 juin 1944 Au bombardement du 23 juin, je vis descendre un parachutiste vers la place de Clichy. Il tomba sur le toit du théâtre Moncey et fit un rétablissement pour entrer par une lucarne, où il se déchira un peu la jambe. La concierge le recueillit et lui donna les premiers soins. Dans la rue, la foule s’amassait. Mais comme des milliers de gens l’avaient vu descendre, et quelques sauvages aussi, une femme qui savait où il était renseigna les premiers soldats nazis qu’elle rencontra. Les verts salauds emmenèrent l’homme qui, acclamé par la foule, fit le signe de la victoire avec deux doigts de la main et leva le pouce en l’air, ce qui, chez eux signifie : « Tout va bien ! » Un champion de la civilisation lui donna un coup sur la main, la foule gueula, des miliciens qui se trouvaient là, eux aussi (naturellement, ils sont où il y a des guerriers teutons !) tirèrent des coups de revolver en l’air, il y eut panique, des gens s’effondrèrent sur des bicyclettes garées le long du trottoir et se blessèrent. La police embarqua du peuple au hasard. La putain qui était allée avertir les Boches n’en fut pas quitte ; suivie à la piste par les gens qui avaient vu son manège, ils l’étripèrent. Le même jour, un autre descendit au pont de Joinville. Il atterrit dans un terrain vague où il y avait des tas de bois. Il se cacha dans l’un d’eux. Les nazis le cherchèrent longtemps mais ne le trouvèrent pas. Les Français qui l’avaient vu disparaître dans les planches faisaient le nigaud et priaient à grands coups de Nom de Dieu ! qu’ils ne le trouvassent point. Les trognes armées s’en allèrent, un peu fatiguées, et les Français se précipitèrent vers le tas de bois pour faire connaissance avec l’ami. Un Boche se retourna, vit la ruée, un éclair de raison jaillit dans sa cervelle de boudin, ils revinrent et trouvèrent le pauvre parachutiste. Trop de zèle nuit. Par ailleurs, un idiot d’ici ayant rencontré un parachutiste dans une rue de Colombes interpella un agent afin qu’il l’agrafât et le ––––– 1. Possible, mais inexact. Ce sont bien des résistants F.F.I. qui ont tué Philippe Henriot, à Paris, le 27 juin 1944. 564
menât à la Kommandantur. L’agent, qui ne voulait pas se mouiller (on ne sait jamais, il peut être reconnu par des amis en train de livrer l’Américain et avoir des comptes à rendre, plus tard) répondit que cela regardait les Allemands et s’en fut. L’idiot fit un rapport à qui de droit en casquette de plomb, en indiquant le numéro de flic qu’il avait eu soin de noter. Deux autres parachutistes tombés vers Juvisy entrèrent dans une maison et demandèrent qu’on téléphonât au Kommandant. Les gens ne voulurent pas et demandèrent s’ils ne voulaient pas se cacher et fuir à la faveur de la nuit. Ils dirent préférer se rendre, car la guerre allait bientôt finir et qu’il ne voulaient pas causer d’ennuis aux Français. L’habitant fit le numéro d’appel et tendit l’appareil aux hommes afin qu’ils fissent ce travail eux-mêmes. Il y a toujours des chers voisins qui raconteront l’affaire à leur façon, il y aura du grabuge à la libération, on se méfie. Hier, scénario et prises de vue de la gare du Nord à la gare de l’Est ; à l’heure où les Parisiens sont au travail, on fit défiler des prisonniers anglo-américains au milieu d’une assistance spécialement payée pour les insulter. Des miliciens, des doriotistes, des greluchons et des greluchonnes à cinquante francs peut-être, crachèrent sur les prisonniers tandis que le cinéma enregistrait, que les plutographes plutographiaient, que les journalistes français et étrangers convoqués notaient leurs papiers à cinq marks la ligne. Et ce matin, les journaux font tout un battage orchestré sur cette affaire en disant : « Le peuple de Paris a crié son indignation ! » Le peuple de Paris vous pendra, salauds ! Samedi 1er juillet 1944 Grand tralala pour l’enterrement de la charogne d’Henriot. A Notre-Dame, comme un roi, avec la bénédiction du CardinalArchevêque. Vas-y faciès de frometon ! raclure de cureton, envoiemoi ça au paradis. D’après les journaux, la France est en pleurs ! A Tulle, les sauvages ont pendu des patriotes ; interdiction de les décrocher, ça se balance aux arbres et les habitants deviennent fous avec ça devant les yeux. Pas de Cardinal-Archevêque pour les envoyer au ciel. Mais ils y sont, face de crabe ! Et tu n’y seras jamais, corbeau déplumé ! balayette à merde ! Un général prussien est mort héroïquement sur le front de Normandie, nous annoncent les journaux. Londres nous dit qu’ayant bombardé le même jour à la même heure la maison qui abritait ledit général, où se trouvait cet assassin, les 565
pilotes ne virent rien sortir des décombres. Le général est donc mort héroïquement en recevant une bombe sur la gueule ; où est l’héroïsme ? Enfin, ça fait huit généraux tués et deux prisonniers en trois semaines sur le sol de France. Pourvu que ça dure ! Allah promet les félicités du paradis aux guerriers tombés dans la bataille. Toutes les religions en sont là, c’est leur face ignoble, gangrenée. Rien à manger. Les femmes font deux heures de queue pour avoir une poignée de nouilles. « Si encore on avait quelque chose au bout de la queue, je serai contente », disait l’une, naïvement. Ce qui fit rire les autres. Le Doré est parti hier, il doit revenir dans trois jours. Il croit au Père Noël, celui-là. Mais trois autres frisés et quatre frisées sont partis définitivement. Dans quinze jours, il ne restera à l’usine qu’un frisé et une frisée, la Cœur-de-cire. Les rats quittent le navire. Dimanche 2 juillet 1944 « Ils la repasseront, la Bérésina ! » La prédiction du soûlaud qui descendait en titubant la rue de Rome, le 22 juin 1941, est réalisée. Voyance ou désir ! Plutôt voyance plus désir ! On me dit que je maigris, je ne m’en aperçois pas. Faudra que je me pèse. Je mange très peu, je suis dégoûté des nouilles synthétiques. Je ne tiens debout que dans l’espoir de voir s’enfuir les bachibronzants. L’avocat du troisième devait plaider une affaire pour une société allemande de maquereautage cinématographique, on lui a dit de ne pas se déranger ; il demanda si c’était remis, on lui répondit : « Non, mais dans huit jours nous ne serons plus ici. » Jeudi 6 juillet 1944 On croit qu’ils se sont fait poisser. Si près du but et sombrer, ’tis a pity ! Reste à connaître le nom du salaud. Il y en aurait six. On craint les séquelles de cette puante maladie. Quel en est le virus ? Car virus il y eut.1 Vendredi 7 juillet 1944 Le Doré est revenu. Il a mis quarante-huit heures pour revenir à son auge, autant dire qu’il fit un coït à la sauvette et revint au plus ––––– 1. Allusion probable à des arrestations dans le réseau de Blanchard. 566
vite, se boutonnant la braguette dans le train en marche. On le croyait disparu pour toujours. Disparu pour nous, s’entend ! ce qui, pour notre moi est la même chose, car ses travaux, s’il en produit jamais, ne viendront pas à notre connaissance. C’est un pauvre abruti, froussard comme pas un, englué dans cent mille pieds de mélasse nazie. Ses yeux ont la fixité et l’exacte circonférentialité des stupéfiés, des empoisonnés par traitement toxique à dose limite. L’intoxication politique donne parfois les mêmes signes que l’intoxication chimique. Quand les hommes en eurent assez d’être des hommes. C’est très difficile de persister dans son être. Et c’est tellement facile d’être une pierre, une goutte d’eau, une larve non différenciée. C’est dur à avaler, mais on sait maintenant que les intoxiqués sont capables de tout. Lundi 10 juillet 1944 Il y a huit jours, c’était le passage de la Bérésina. Hier, les Russes prenaient Lida, à deux cents kilomètres à l’ouest. Vingt-cinq kilomètres par jour. Les voici à cent soixante kilomètres de la Prusse orientale. Huit jours en extrapolant. Les abrutis vont goûter à l’occupation. Deux jeunes hommes du bureau ont été hier en vélo vers Dreux afin de trouver un peu de ravitaillement. Ils n’étaient pas seuls sur les routes. On aurait cru que tout Paris s’était éparpillé. Ils ont vu des champs de blé vert fauchés. Ils en ont demandé aux paysans la raison, ce sont les Allemands qui les obligent à…* Ils sentent, en bestiaux qu’ils sont, qu’ils n’auront pas le temps d’engranger. Le célèbre Bucard1, dont, depuis dix ans, on voit le nom inscrit à la craie sur les tôles de pissotières, a été arrêté, relâché, re-arrêté et, croit-on, re-relâché. Voici ce qu’on raconte. Vers une heure du matin, une voiture de police chargée de quatre agents, un inspecteur et un chauffeur, faisait une ronde dans Paris. Elle fut dépassée par une voiture française et lui donna la chasse. Elle la dépassa, mitrailla les pneus, la serra et l’obligea à stopper. Les agents et l’inspecteur descendirent et se firent descendre à coups de mitraillettes éjaculés de la voiture suspecte. Seul le chauffeur resta vivant. Une patrouille de police arriva sur le champ de bataille, arrêta les gangsters, dont Bucard, chef de la bande. Le matin, le préfet de police fit relâcher Bucard et ––––– 1. Voir note p. 316. * (Lire… « Les jeunes gens, discutant… » page suivante.) 567
ses complices. La police décida la grève générale, le préfet fit réarrêter les tueurs. Mais on dit que, en tapinois, ils auraient été relâchés. On dit aussi que le Bucard a été surpris en train de cambrioler une bijouterie et que c’est là l’origine de la course d’automobiles nocturne et sanglante. C’est dans le sens du possible et du plus-que-possible. Les jeunes gens, discutant avec une fermière pour lui arracher quelques carottes, choux, haricots, navets, virent arriver deux soldats, parmi les premiers du monde, maigres et déguenillés. Deux bêtes efflanquées qui dirent : « Madame ! nous pas manger ! nous a rien, cuisine cassée. Donnez deux œufs, madame, nous faim, bonne madame ! » La bonne madame leur donna deux œufs tout en souhaitant in petto qu’ils crevassent. Ils s’en allèrent en chialant ! Ils sont foutus ! car, s’ils n’étaient pas foutus, ils auraient mis leur fusil en joue, ils auraient même tué tout ce qui bouge, ils auraient pillé, mangé, bu et chié sur les rideaux. J’ai lu hier un récit de la destruction d’Oradour1, et du massacre de ses huit cents habitants par les soldats du Râche. Quant on lit ce texte, on ne doute pas un seul instant de sa véracité, tellement on les sait capables de. Un godelureau, légèrement cravaté d’histoire, me dit : « C’est la guerre ! » Mais oui, pierre de touche, bien sûr, mais ça te suffit c’t’explication ? bourrique ! On dira : « Autrefois, c’était pis ! », et si l’on a son bachot on sortira Corcyre, Platées, Mélos, etc.2, pas les plus civilisés de l’humanité passée, présente et future, pas les Grecs de Périclès. Autant dire que nos stupides Spartiates vert-de-grisés sont des bienfaiteurs de l’Humanité. On sous-entend, on subodore la pensée en devenir pourrissant du godelureau. Mais c’est parce qu’on a besoin du cheptel humain, aujourd’hui ! Quand nous avons colonisé, nous avons massacré, affamé des nègres et, un beau matin, le grand colonisateur ayant sonné son esclave nègre pour lui commander son pernod, le grand chambellan lui répondit : « Excellence, c’était le dernier, il est mort cette nuit ! » « Scrogneugneu ! qu’on en fasse. Je veux être servi, nom de Dieu ––––– 1. Le massacre d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) par des éléments de la division « Das Reich » eut lieu le 10 juin 1944. Il fit 643 victimes, dont 500 femmes et enfants. 2. Corcyre : ancien nom de Corfou. Ses rivalités avec la Grèce et l’intervention d’Athènes sont à l’origine de la guerre du Péloponnèse. — La bataille de Platées (Béotie) en - 479 vit la victoire des Grecs de Pausanias et d’Aristide sur l’armée perse de Mardonios. 568
de bon Dieu. Et pour les empêcher de se tuer, de vomir leur vie, faites venir des missionnaires de Jésus Christ, qui devront mettre dans leur crâne de brique les dix commandements de Dieu et la suite, voir chapitre de la résignation et de la vie éternelle. J’ai dit ! Apportez-moi à boire, vous-même ! Vous êtes à l’amende d’une tournée ! Me priver de nègres au moment où j’en ai besoin ! Merde alors ! » Un grand camion vient de sortir de l’usine, chargé de malles, valises, caisses. Destination : Prusse. Et les emballeurs continuent à emballer. Il y a des caisses dans les couloirs. Ces idiots-là n’ont pas l’air de s’apercevoir que leur pain est cuit. Ils obéissent à des ordres, ils ne les analysent pas. On leur dit : « Revenez avec tout ce que vous pouvez chiper à ces cochons de Français », et on leur dit, un point à la ligne : « Nous aurons la victoire finale. » Deux propositions indépendantes. Ils ne les rapprochent pas pour voir le conflit des idées qu’elles supposent. C’est un peuple d’abrutis. Je viens d’aller faire un tour dans le couloir de mon ancien bureau poétique. Il y a une douzaine de grandes caisses prêtes à partir, numérotées, étiquetées. Ça fait plaisir. J’y retourne. Comment des caisses grossières, en planches, à peine rabotées, peuvent-elles donner tant de joie ! Il y a toute une délivrance dans ces parallélépipèdes pas même peints, faits de planches de toutes les couleurs. Les dernières cloisons de la maison serviront de cercueils aux illusions nazies. Une dizaine de caisses, là en vrac, un vrai Parthénon. Les doryphores qui décanillent. Le Doryphore de Polyctète. Il y a de ces instants où la vie égale l’art. Nom de Dieu ! qu’elles sont belles ! Mardi 11 juillet 1944 Encore un chien abattu, encore un libido-dominandard jeté au néant, à l’oubli. J’ai connu ce Barthélémy1, il y quinze ou vingt ans. Il fréquentait assidûment notre voisin de palier, un type de Béziers représentant de quelque chose en je ne sais quoi, marié, une fille de dix-sept, dix-huit ans, et notre écornifleur de Barthélémy se faisait nourrir, dorloter. Aux dires de la concierge, il forniquait avec la mère sûrement, avec la fille « Ça se pourrait bien, ma foi ! » Il agrafait toutes les jeunes de la maison et leur racontait des histoires marseillaises, des gaudrioles de commis voyageur. Il avait une bouille de jeune alcoolique un peu boursouflée, parlait haut, crachait loin, épatait les bonniches et faisait du chictypisme avec les balayeurs. ––––– 1. Joseph Barthélémy, Garde des Sceaux de Vichy. 569
J’appris, quelques années après, qu’il était député, il avait été patronné par Léon Blum et sa clique, programme S.F.I.0., celui qui convenait à la circonscription choisie. Il se serait fait curé s’il avait eu la certitude de devenir cardinal. Jusqu’à ce qu’il eût atteint son siège de député. « Finie la mouise ! », il vivait d’invitations à dîner. Les bourgeois, ces pauvres types qui veulent garnir leur table et boucher les trous de la conversation, nourrissent de ces polichinelles. « Il est amusant, ce sacré Barthélémy, il est roulant, buvons encore un coup ! » Et voilà comment on recrute les maîtres du monde. Requiescat. Paris-Soir nous donne sa photographie. Il a encore grossi, mais sa figure a été labourée par ses pensées dominantes. Sa face de bébé cadum d’autrefois était devenue quelque chose d’ignoble qui participe du dindon et du gypaète. Son nez s’est allongé en stalactite et deux ravins donnent au bas de son visage quelque chose du prêtre repu, retors, et quelque chose du bagnard, ou plutôt du doublard modelé par vingt ans de Centrale. La photo va jusqu’à nous montrer son gros ventre en poire mûre. C’est en voyant ce tas de pus qu’on pense à la phrase de Saint-Just : « L’opulence est une infamie. » Je suis retourné dans le couloir à poésie. Les caisses sont parties, chassées par le vent d’ouest. Je regarde par mon ancienne fenêtre. Les écoles sont vides, d’humanité s’entend, mais pleines de policiers franciscains. Ça gueule, ça fait un, deux, trois, un deux trois, on les distingue à peine, le feuillage forme un écran imperméable au de visu gendarmesque. Ça pullule, la flicaille. On marche dessus. La peste, la vermine, les misères de la guerre, et par là-dessus, la divinité du flic, du bestiaux. Cette lâcheté qu’il faut, pour continuer à vivre ! Mercredi 12 juillet 1944 Les Russes à cent cinquante kilomètres de la Prusse. Que vont faire les Poméraniens qui disaient il y a trois semaines aux paysans normands : « Nous faire la guerre pour défendre votre pays, votre ferme, vous travailler pour nous tout de suite, tiens v’là la pelle pour faire ton trou, enterrer soldat allemand ! » Car ils croient ferme ce qu’ils disent, ces abrutis. Ils ne l’ont pas inventé, loin de là, on leur a seriné la chansonnette, ils la répètent, mais ces têtes de bois vont avoir un fameux cas de conscience à résoudre : devront-ils défendre la France, ce qu’aucun Français ne leur demande de faire, et laisser les Russes envahir leur terre, brûler leurs fermes, massacrer leur famille ou bien fiche le camp 570
illico subito presto au risque de nous laisser envahir par leurs ennemis, qui sont nos amis ? Ce serait la meilleure solution, on danserait sur la place du village et aux carrefours des villes, comme aux temps comparativement dorés de mon enfance. Je suis allé, samedi, au ravitaillement. A Sèvres, j’ai trouvé huit œufs ; je suis revenu à pied, huit kilomètres pour huit œufs, plus quatorze francs l’œuf. C’est cher et très fatigant. Je suis revenu à pied, le métro était trop encombré pour que je me risquasse à la casse, à une omelette dans le métro. Je suis passé par la rue de Monceau, où j’avais vu naguère des singes à mitraillettes faire l’idiot. J’ai constaté un changement d’attitude très réconfortant. Les singes n’étaient plus que des lazzaroni fatigués appuyés paresseusement contre le mur, ricanant et se lançant des mots qui les faisaient rire, eux. Des joueurs de gaule de gonfanon à la porte du bistrot, après la dernière tournée de pastis. Enfin une satisfaction pour l’esprit. Cette pantomime d’automates à jugulaire était vraiment trop désespérée, je l’avais subie avec une âme de condamné à mort. Pas de nouvelles de la bande du Singe1. J. est parti en vacances. J’attends, je me confie au destin, amor fati. Je ne pense pas qu’ils aient les [ ? ] pour, ce serait déjà fait. Ce sont eux qui font dire que les hégéliens vendent de l’ail à la sauvette, pour diviser la corporation. Infamie policière. Jeudi 13 juillet 1944 Lu une circulaire bavamerde adressée aux préfetmerdes qui les informe de la suppression des déportations de travailleurs. Mais, dit-elle, cela ne peut être publié pour des raisons spéciales. Toutefois, les préfets devront communiquer la nouvelle verbalement, à tout ce qui naviguera à portée de leur voix de sirène, et ajouter quelques commentaires dont voici le thème : les Autorités allemandes très touchées par les malheurs de la France lâchement bombardée, incendiée, détruite, ne veulent pas la démunir de travailleurs en un temps où ils sont nécessaires à la réparation et à la reconstruction. Les fourbes ! Ils ne déportent plus parce qu’il n’y a plus de trains et ils font de la grande philanthropie avec leur impossibilité de véhiculer les esclaves. Ils utilisent leurs verrues. C’est trop grossier, trop allemand, chacun sait de quoi il retourne. Le maquis est né de la déportation. ––––– 1. On verra plus loin que « le Singe » est un autre membre du réseau Brutus. 571
En Allemagne, le maquis est appelé l’armée Sauckel1, du nom de l’inventeur de la déportation en masse. Lundi 17 juillet 1944 La veuve Henriot a réclamé la fusillade de trois cents otages, on a ouvert les portes de la prison de la Santé aux miliciens dans la nuit du 13 juillet et ils ont massacré. La rue de la Santé a retenti des cris des victimes. C’est là que Mandel aurait été tué. Il est dit dans la Bible : « A chaque blessure qui m’est infligée, je tue un homme. A chaque meurtrissure, un adolescent. Caïn se venge sept fois, Malek se venge soixante-dix-sept fois ! » La progression géométrique des vengeances, la grande avalanche. Les soixante-dix kilos de guano de [ ? ] ont ramené l’aiguille au zéro. Fragilité de la civilisation. De jeudi soir six heures à ce matin huit heures, je fus délivré de cette obsession du bagne nazi. On a fêté le 14 juillet, ce fut une fête, car je suis resté dans ma tanière et je n’ai pas vu une seule gueule de Boche. Trois jours et quatorze heures, un centième de l’année. Cinq ans de guerre, le onzième de cinquante-cinq, mon âge, ou presque. Quand l’autre a cessé, j’avais vingt-huit ans et demi, elle durait depuis quatre ans et trois mois, le septième de ma vie d’alors. C’est bien dans ce rapport que l’autre me parut plus longue que celle-ci. Elle fut pourtant assez passionnante et même faste, relativement. Mais le temps psychologique est une fonction de l’âge aussi, et cela va sans dire, de l’équation individuelle. Corollairement, en naissant, on a déjà vécu un temps infini, et un enfant de six mois a autant vécu qu’un Mathusalem. Des souvenirs d’enfance restent présents jusqu’au dernier sommeil, qui sont des images d’événements très fugitifs. Tandis que des événements lents, continus, comme par exemple les rites du dîner, si caractéristiques de chaque famille, par des petits détails imperceptibles à l’étranger, sont complètement dissous dans le temps. Mauvais temps depuis le 6 juin. Les opérations en Normandie ont été gênées, mais peut-être que maintenant elles en sont aidées, s’ils déchargent à Cherbourg leurs cargaisons de tanks. Il n’y a que cette solution pour refouler les sauvages dans leurs forêts : vingt mille chars fonçant sur leurs bagnoles à gazogènes, en huit jours la pièce est jouée. Chaque matin, je vois les grands soldats de l’Europe fricoter leur gazo, ramper sous l’épurateur, tisonner dans l’œil du cyclope pour attiser la flamme et jurer comme des charretiers français, la ––––– 1. Voir note p. 318. 572
gueule noire, les mains noires, leur pauvre costume loqueteux, noir et humide. Puis, ils s’unissent pour pousser au cul d’un camion qui, au bas de la rue de Constantinople, commence à tousser, il y a de l’espoir, on pousse encore à la descente de la rue de Rome et une demi-heure après on voit enfin le véhicule wehrmacheux revenir et s’accrocher la remorque d’un second camion, qui, à son tour, et ainsi de suite. Après deux heures de travail, les sept ou huit engins peuvent partir pour le front de l’ouest avec toutes nos malédictions et nos souhaits de vie éternelle. C’est avec ça qu’ils font la guerre, avec ça et des branchages dessus. Les œufs sont à dix-huit francs pièce. Nous mangeons des petits pois couleur de lentille, à goût de plâtre. C’est dur à manger, long à cuire, et ça coûte quand même vingt-cinq francs le kilo. Mais ça ne les vaut pas. Un employé de mon bureau a été en Normandie pour se ravitailler. Il trouva un peu de beurre et des légumes, mais il fut arrêté par des Européens qui lui prirent sa marchandise et voulurent aussi lui voler sa bicyclette. Il baragouina un peu d’allemand et réussit à la leur arracher. Déconfit, il continua ses recherches, ré-acheta du beurre, et sur le chemin du retour se fit dévaliser par des gendarmes français. Sa croisière lui coûta mille neuf cents francs. Autant dire qu’il est prêt à assassiner Vichy et Berlin. Moi, je les assassinerais bien pour rien ! et sans remords, sans choc psychologique en retour, car ce serait par haine pure, donc sans mauvaise conscience et sans mauvaise inconscience. Tel le Héros. C’est le seul sens de sans peur et sans reproche. Mardi 18 juillet 1944 Un Russe de ce bureau, qui fait sa nourriture intellectuelle du Pariser Zeitung y lit ce matin que quatre cent soixante terroristes ont été fusillés hier. Sont appelés terroristes tous ceux qu’on veut supprimer, ce qui fait que cela ne signifie plus rien, sinon quatre cent soixante crimes. Il paraît que ce torchon donne chaque jour le palmarès des martyrs. Habituellement, c’est une centaine, maintenant c’est cinq cents. La civilisation avance à grands pas. Cette répression exagérée ferme les portes latérales. Il n’y a place, maintenant, que pour la plus cruelle révolution. Il y a trop de crimes à venger, et trop de criminels qui veulent vivre. Avec les moyens modernes, la pire barbarie couche avec la civilisation la plus évoluée. 573
Mercredi 19 juillet 1944 Jusqu’au 31, la poire d’angoisse. Je n’aurai jamais un jour de repos, une minute de sécurité. Il me faut une énorme vitalité durant le première quinzaine, pour ne pas me détruire durant la seconde. Jeudi 20 juillet 1944 Le cantinier est le chef d’une bande noire qui écume la région prénormande. Chaque jour son Lombroso part avec la camionnette Hispano décorée de la pancarte Junk et passe ainsi à travers les mailles gendarmiques, qu’elles soient européennes ou non. Ce matin, onze heures, retour d’un premier voyage avec deux cochons vivants, des bicyclettes, du savon, une lourde caisse* que deux manœuvres ont transportée difficilement dans la canfouïne du salop et des sacs de je ne sais quoi, pommes de terre, haricots ou choses de ce genre. Deux jeunes gangsters, gardes du corps du Lombroso, débarquèrent les cochons, par les oreilles et la queue. Les cochons braillèrent comme seuls des cochons savent brailler. Les fenêtres se garnirent de moult peuple, badauds et crève-la-faim, non seulement les fenêtres de l’établissement, mais celles des maisons voisines et dont les rayons visuels percent le ciment de notre cour. Plutôt que de débarquer leurs cochons devant la porte de la bauge les y pousser délicatement à l’abri des curieux, c’est à l’autre bout de la cour qu’ils les mirent sur pattes et les chassèrent à coups de manches à balai, et à coups de bottes dans le ventre. Les bêtes, un peu abruties, dépaysées, allèrent très lentement, humant le sol, marchant en zigzags au gré de leur flair, assez insouciantes des coups. Leur traversée dura bien un quart d’heure. Je crois traduire fidèlement les sentiments du peuple en disant : « Ils nous prennent tout, ces salauds ! Qu’un groupe de résistants attaque, la nuit prochaine, cette boîte de pourceaux, en tuant, tant qu’il y en a, ceux à deux pattes, pour la satisfaction des Dieux, ceux à quatre pattes pour nourrir quelques pauvres bougres dont nous sommes ! Et même, qu’ils les brûlent tous, qu’ils aient des pattes ou qu’ils n’en aient pas, car nous avons aussi faim de justice ! Tant de provocation dépasse la limite de l’infamie ! »
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Le sarcophage contenait cent kilos de beurre que ces voyous ont payé quatre-vingts francs le kilo et qu’ils revendent huit cents. Ça trafique à ciel ouvert. 574
A la fenêtre, le caïd, gros et rose, admirait ses cochons en fumant cigarette sur cigarette ; avec lui était un Teuton dont les babines salivaient. Les journaux annoncent la mort de Sadi Lecointe, un m’as-tuvu de l’aviation. Ce qui est troublant, c’est que les journaux d’aujourd’hui sont des journaux européens et que Sadi Lecointe a été de la bande à Pierre Cot1. Peut-être avait-il donné des gages aux Allemands depuis, c’est possible, car c’était tout le contraire d’un homme. Au temps du Front populaire, s’étant fait nommer par Cot inspecteur de l’aviation de Tourisme, il avait acheté tous les avions de tourisme qu’il était chargé d’inspecter, pour les revendre aux révolutionnaires espagnols. Prix d’achat : vingt mille francs ; prix de vente : cent mille et davantage à la disposition de Usted. Sadi Lecointe était un être très bête mais roublard, cachant une certaine astuce de mauvais aloi sous les apparences du chictypisme. Pour qu’il soit cité dans la presse pourrie de 1944, il faut bien qu’il ait léché les orteils des barbares. Il est mort à cinquante-trois ans, un an de moins que moi. Urémique, dit-on. C’est une maladie de fixation, en général ; peut-être a-t-il eu la mauvaise conscience, malgré sa très faible intelligence. Vendredi 21 juillet 1944 Une bombe terroriste a chu sur le Caligula2. Il n’est que blessé, dit-on. Et son entourage de généraux est un peu fripé. C’est une bombe qui blessa tout le monde et qui ne tua personne. A moins que la Providence protectrice des Puissants, bourrelle des faibles, n’ait failli à son devoir. Bientôt, nous danserons la danse du scalp. Hier soir, place Villiers, près de la statue de Becque3, un jeune homme peignait. Sa toile était presque terminée, c’était ce qu’on voit en regardant le boulevard des Batignolles. C’était très juste, très exact, les tons étaient de belle qualité. Au moins trente badauds l’entouraient, les yeux en puits de mine, ––––– 1. Pierre Cot (1895-1977), député radical-socialiste, il fut plusieurs fois ministre de l’Air entre 1933 et 1938. A partir de 1943, il représente les radicaux socialistes à l’Assemblée consultative d’Alger. Réélu député après la guerre, il se rapprochera des communistes. 2. Il s’agit de l’attentat manqué du 20 juillet 1944, contre Adolf Hitler, organisé par les membres du « complot des généraux ». 3. Henry Becque (1837-1899), auteur dramatique : Les Corbeaux, La Parisienne. 575
enchaînés. Malgré les soucis de l’heure, des ménagères avec leur sac à provisions, des employés revenant du bagne et qui se hâtent en temps ordinaire pour rentrer chez soi pour fuir les occasions de s’indigner : Boches, flics, gangsters restaient là devant les sortilèges. Samedi 22 juillet 1944 Ça y est, le Caligula déconne. Il a parlé pour rassurer son peuple. « Mon créateur, dit-il, mes soldats, mon peuple... » Il y a des gens qui se croient Napoléon ou Jésus Christ. Ce qui est intéressant, c’est qu’il saute sur une interprétation de cet événement1 pour prouver et, d’abord se prouver à lui-même, qu’il a raison. « Mon créateur veut que je continue ma tâche, donc... » Il a une mauvaise conscience, il a des doutes, il se raccroche à tout ce qui passe. « Si je ne suis pas mort, dit-il, c’est que Dieu est d’accord, et je continue pour le bien du peuple allemand. » C’est la seule raison qu’il a de continuer, mais s’il se trompe ? Aux dernières nouvelles, il y a quelques généraux tués par la bombe et un nombre incertain d’idem massacrés par les policiers. C’est toujours ça de moins sur la Terre. Quant au colonel qui a lancé la grenade, il n’a que ce qu’il mérite, car, si un de ses soldats avait lancé aussi maladroitement son engin, il l’eût indubitablement foutu au bloc. Le Thénardier de la cantine a le privilège de vendre des cassecroûte dans les bureaux. Une serveuse se balade avec des tartines beurrées et des verres de café ersatz. Cinquante grammes de pain avec une pellicule de beurre : douze francs cinquante, un verre de jus deux francs cinquante. Il exige aussi un ticket de cent grammes pour le pain. Comme tout le monde ici fabrique des tickets, il refuse les faux, et la serveuse, avouant ne pas distinguer les vrais des faux, ramasse d’abord les tickets, les marque, va les présenter au gangster et revient avec la marchandise s’il y a lieu ; s’il n’y a pas lieu, elle rend les faux tickets. Ce qui est aberrant c’est que ce bandit du marché noir, ce délinquant invétéré, ce gibier de potence fasse le gendarme et soit d’une inflexible rigueur pour des contrevenants de si piètre envergure. C’est veulant ! c’est humain, c’est dégueulasse. L’homme est une très méchante bête. Il est naturellement asocial et antinaturellement social, ceci parce qu’il a conscience de sa faiblesse. ––––– 1. L’échec de l’attentat. 576
Il a besoin de se vêtir, de se chauffer, etc., ce qu’il ne peut pas faire soi-même. Mais sa nature est celle du gorille, animal solitaire et asocial. Seulement, le gorille est fort, assez fort pour n’avoir besoin de personne pour le défendre. Le gorille ne supporte pas la captivité. Le gorille, c’est un homme ! L’homme, c’est un chien. Dimanche 23 juillet 1944 Nouvelles misères. Électricité : de onze heures du soir à cinq heures du matin seulement. La moitié des lignes de métro ; la demie de ce qui restait, s’entend. La queue aux boulangeries dès six heures du matin. Rien à manger. Pétain ne dit plus rien. Cette restriction verbale est bien la seule qui nous soit agréable. Mais on se console en pensant que Eux aussi sont gênés. Et plus que nous ! Les soldats premiers du monde se déplaçaient par voie souterraine avec toute leur ferraille, maintenant ils iront pedibus. Les vivres ne viennent plus sur notre table parce que les locomotives sont cassées. Mais elles sont cassées aussi pour transporter les approvisionnements des premiers soldats du Monde, et on sait que sans armes et sans boustife, le premier vaut le dernier. Aujourd’hui dimanche, commence le régime des dimanches sans métro. Arrêt total du seul véhiculage qui nous restait, et, comme la courbe s’infléchit de plus en plus vite vers moins l’infini, il faut s’attendre d’ici peu à rester fixé chez soi comme une huître à son rocher. Les travailleurs, qui ne fichent déjà pas grand chose, abandonnent par grappes l’usine, sous le prétexte puissant du manque de transports. Le peu de travail qui se fait en France, c’est pour Eux, donc notre misère les atteint dans leurs œuvres vives. Ce qui peut nous advenir, c’est de végéter quelques semaines en remuant le moins possible, en grignotant quelques trompe-la-faim, mais au bout du tunnel, nous voyons la lumière. Tandis qu’eux, ils descendent les premières marches du gouffre. Nous avons l’espoir, nous n’avons que ça ; mais Eux n’ont même pas ça. Voilà pourquoi nous vivons encore. On signale d’un peu partout des bagarres de Boches. L’idiot ayant demandé aux troupes de renouveler leur serment de fidélité à sa personne, il y a ceux qui sont pour, et au moins autant qui sont contre, d’où tapage dans la rue de Constantinople cette nuit, au garage à gazomobiles. Et hier, rue des Saussaies, à la Gestapo où, il y a un an, j’ai passé deux heures d’angoisse1. C’est comme sous les Césars, quand les soldats tuaient Galba pour mettre Othon à sa ––––– 1. Voir, supra, 12 avril, 3 et 5 mai 1943. 577
place, et ainsi de suite. Nous revoyons un monde où règne la lie de l’humanité : les militaires, les massacreurs, les casseurs de vaisselle, les propres à rien, avec leur rage de n’être propres à rien si ce n’est à démolir. Toujours la contradiction Homme-Société. Lundi 24 juillet 1944 Ce matin, c’est la recherche d’un itinéraire qui occupe les Parisiens et les soldats européens provisoirement à Paris. J’ai trouvé quelque chose qui va. Je prends toujours à Villiers, je change à Opéra et je descends à La Motte P.1 ; de là, un quart d’heure à pied. Devant Dupleix, des couillons wehrmacheux, avec toute leur ferraille, me demandèrent : « Métro ». Au lieu de les envoyer à La Motte qui est à cinq cents mètres, je les ai éjectés vers le Trocadéro qui se trouve à deux kilomètres. Ça les entraînera. Pour les envoyer à « Pluton » ou à « Styx », je l’eusse fait avec un certain plaisir. Pétain et Laval ont félicité Adolf et la Providence ; quand ils ouvrent la gueule, c’est pour insulter les Français. Au gibet de Montfaucon ! B., qui habite près de Dreux, nous rapporte que sa femme, qui parle teuton, a interviouvé le chef d’une bande qui campait près de leur demeure. Il y avait de tout dans ce ramassis, des Croates, des Hongrois, Autrichiens, Slovaques, mais pas d’Allemands. Ils avaient entre dix-huit et cinquante ans. C’était très mélangé. Elle demanda pourquoi il n’y avait plus d’avions européens, il lui fut répondu qu’il y avait encore des avions en magasin, mais qu’il n’y avait plus d’aviateurs. « Vous allez en Normandie ? — Oui. — Qu’allez-vous y faire ? — Crever ! » Ce n’est plus la Bamboula, la Rigolboche de 1940. Alors, ils criaient tous « Heil Hitler ! » qui donne du beurre, des fesses et du Tchampaigne. Maintenant, ils vont crever. Réalisme politique. Mardi 25 juillet 1944 J’ai déjà sorti plus de dix-sept mille francs ce mois-ci. J’en toucherai neuf mille cinq cents. Je vais au gouffre. On a mangé quelques ––––– 1. La Motte-Piquet. 578
poignées de nouilles. Les derniers restes de ma liberté, de mon indépendance, qui se dissolvent. Restera la mort. L’écœurement ; ma volonté s’effiloche comme ce nuage, là-bas. Une nouvelle affiche : « Travail ». C’est un marteau, appuyé à quelque chose, le fer par terre. Sur le manche pousse un rameau vert. Quand poussent les feuilles sur un manche de marteau, ou des champignons, tout le monde sait ce que cela signifie. Le populo regarde cette affiche, et passe, en haussant les épaules. Freudiquement parlant, c’est encore un signe de punition, d’impuissance, de castration. On dit que Ongle d’étoupe, notre ancien Kommandant du grosse Parisse, a été massacré par les sauvages gestapeux. C’est lui que la marquise de Castellane appelait « le plus charmant de nos charmants vainqueurs » ; cette marquise est certainement la plus putain de nos sales putains. Il a fait fusiller des centaines d’otages. Justice est faite en partie du moins. Némésis, priez pour nous ! Quarante-neuf mois d’occupation toxique. Mille neuf cent quarante-deux jours. A midi, bagarre d’avions au ras des toits. Ils sont passés audessus de l’usine, des balles sont entrées dans les greniers. J’en vis quelques-unes dont l’impact produisit sur les tuiles une bouffée de fumée. Les maisons d’en face ont des blessures légères. Une feuille d’acanthe du portail du 13 (nous sommes au 10) était en petits morceaux sur le trottoir, la concierge l’a balayée et une tache blanche, leucoplasique disent, je crois, les médecins, atteste l’héroïsme du 13 rue Sextius-Michel. Si c’eût été un soldat qui l’eût reçue sur le coin de la gueule, on en eût fait un héros de la grande guerre. La charcuterie du coin de la rue Viala et de la rue Saint-Charles, à trente mètres d’ici, a reçu trois balles dans sa devanture, l’une d’elles a traversé le ventre et la cuisse du charcutier. Celui-ci, en tant que charcutier sans charcuterie et en tant que population civile, n’aura pas droit à la distinction de héros. Ça lui apprendra. Mercredi 26 juillet 1944 Grand succès de l’affiche au marteau printanier. Un ouvrier, sa musette à l’épaule, bavait devant, comme un chien devant une andouille. « Marteau avec bourgeon pour forgeron ayant poil dans la main. Modèle breveté. La plus belle invention du siècle ! Élimine toute fatigue. Donne au travailleur de l’ombre et des fruits. »
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Vendredi 28 juillet 1944 La cigarette est à huit francs, soit un franc par centimètre, ce qui met le mégot à un franc. Tout le reste est à l’avenant, sauf les salaires qui sont gelés en l’air depuis 1936. Des peintres sont venus faire un raccord sous le mur de la cuisine, on leur demande combien coûterait le badigeonnage de toute la pièce, qui en a grand besoin ; les ouvriers dirent quatre mille francs. Ils ajoutèrent qu’à ce prix le patron ferait plus de soixante pour cent de bénéfice net alors qu’autrefois il en eût fait dix à quinze pour cent. Je vois dans la feuille d’informations d’un syndicat catholique d’ingénieurs que dorénavant les prix seront bloqués afin que le prix des choses ne monte plus. C’est comme au cirque, les comités d’organisation ont fait monter, durant quatre ans, les prix de vente de leur camelote et ne tiennent pas à ce que les salaires s’élèvent à leur remorque. Quand Gugusse veut boxer avec Monsieur Loyal, il pose ses conditions : « Quand je dis arrête, tu arrêtes ! » Il colle une gifle à Loyal et crie du même coup : « Arrête ! » La riposte est interdite. Maintenant, les repus bloquent les prix ! et le gouvernement paternel du Pétain trouve cela très bien. Le chef commande, l’esclave n’a qu’à obéir et encore doit-il adorer son chef ! L’adoration sera sanglante. Beaucoup de généraux européens se font châtier ou poirer ou colpiter.1 Il n’est pas de jour qu’on ne nous en signale deux ou trois. Si la théorie des actes manqués est vraie, cela signifie qu’ils ne croient plus au succès de leurs armes. Monsieur de l’aboiement2, ministre intellectuel du grand Râche, a fait un discours que les journaux nous amènent et qui, développant la théorie du miracle, dénonce la complicité du Tout-Puissant. Alors que les peuples, en ce siècle XXe, se dirigent malgré tout vers la connaissance, leurs dirigeants en restent au fétichisme des Zoulous, Canaques et tutti quanti, adorateurs d’animaux et de phénomènes météorologiques. On pense à Plutarque et ses conneries d’éclipse, de pluies de sang et de grenouilles. Tout se passait déjà comme si Thucydide n’avait pas existé. Les politiciens sont des conservateurs. Il est vrai qu’une foule d’abrutis est plus docile qu’un peuple intelligent. La force par la bêtise. Ce matin, en catimini, on a rétabli quelques lignes de métro. ––––– 1. En répression du « complot des généraux », Hitler, en quelques semaines, décapite la Wehrmacht. Le maréchal Rommel se suicida. 2. Goebbels ? 580
Beaucoup de travailleurs prenaient des vacances avec ce puissant motif : « Je ne peux pas venir, pas de métro ! » Des soldats teutons on dû rouspéter aussi. Alors, on nous redonne notre métro. S’ils avaient réfléchi avant de l’enlever, ils n’auraient pas l’air si con aujourd’hui. Quand on est stupide c’est pour toujours. Samedi 29 juillet 1944 Les Russes disent que les pertes européennes sur le front de l’est sont de douze mille têtes par jour. Si l’on ajoute les autres fronts de guerre, Italie, Normandie, bombardements et attentats terroristes, on peut chiffrer à vingt mille. Ceci depuis le 6 juin. Cela fait cinq cent mille hors d’usage par mois, en négligeant le dimanche, puisque Dieu est avec eux. Ce sont là des pertes militaires seulement. Cela fera six millions par an, belle moisson. C’est pour cela qu’ils font des soldats avec n’importe quoi. La race divine se fit aider par les dégénérés, les ivrognes, les négrifiés ! Ils en viendront, pour peu que cela dure, à regretter d’avoir tué les juifs. Ils en eussent fait des soldats ; ils les eussent promus à la plus haute dignité, à la plus haute noblesse, la noblesse du massacreur et de l’abruti. Il y a quelques jours, à la gare de triage de la gare de l’Est, deux trains de troupes nazies étaient en gare, attendant que la voie fût libre ; un autre train de permissionnaires et autres, allant en Teutonie, attendait, à un ou deux kilomètres, que les autres soient partis pour entrer en gare. Le chef de gare reçut un coup de téléphone lui ordonnant de faire avancer ce train, voie X quai Y. Il le fit. Des bombardiers ploutocrates-bolchéviques tombèrent comme la misère sur le pauvre monde et pulvérisèrent les trois trains et les mille quatre cents soldats du Râche qu’ils avaient le grand honneur de transporter. On fit une enquête, on n’a jamais su qui avait donné cet ordre. On le saura un jour. On a arrêté des otages et tout le personnel fait la grève. Un aspirant, sorti de Saint-Cyr en 1939 et prisonnier depuis quatre ans, envoie une lettre à transmettre à sa fiancée qui habite Rennes, où les lettres n’arrivent plus. C’est une lettre de déficient mental. Des fautes d’orthographe à chaque mot et une résignation mystique à faire vomir. Paraît qu’il y en a beaucoup comme lui, dans les camps. Quelles épaves viendront échouer sur les rivages de la nouvelle France ! C’est frémissant ! Seuls rentreront vivants les gangsters qui ont profité des malheurs du monde. C’est sur ce fumier que se crée une nouvelle élite. Les brigands de l’an mille ont fait la queue de paon jusqu’en 89 dans leur postérité. C’est l’ignominie humaine. 581
Je vois par la fenêtre les policiers qui ont pris leur quartier dans les écoles. Ils ont des vêtement neufs, des souliers neufs, un harnachement pour revolver et mitraillette en cuir verni. Ça mange ! les malheureux crèvent. La merde monte à cheval. Dimanche 30 juillet 1944 Les journaux se chamaillent. Je suis Partout attaque Gringoire et l’accuse d’opportunisme.1 Gringoire plus crapule encore que Je suis Partout (en supposant que cela soit possible) commence à louvoyer. Il a fermé la gueule à un sieur Béraud2, spécialiste des insultes à l’Angleterre. Dans ces boîtes à vermine, qui se disent « Palais de Justice », ne devrait-on pas appliquer aux journalistes les lois relatives à la prostitution et au vagabondage spécial ? Cette guerre fera cent millions de cadavres. Pour quatre-vingtquinze millions au moins, ce sera un châtiment. Resteront deux milliards de salauds pour empoisonner la planète. Ça ne finira donc jamais, cette bouffonnerie ? Quelle bouffonnerie ? La présence de l’homme sur la Terre ! Lundi 31 juillet 1944 On a des nouvelles du Singe3. Les tortures se font coram populo. On invite une soixantaine de sauvages à assister à l’arrachage des ongles, aux bains dans l’eau glacée, aux coups de marteau sur les phalanges. Beaucoup de femmes se délectent, les dactylos de la Gestapo en sont friandes. La dernière trouvaille des bourreaux est la suivante : d’un coup de scalpel on trace une ligne d’une narine à l’autre en passant par la base du nez, cette partie qui se trouve entre les yeux, puis, on épluche la peau du nez, on le dépouille. Il ––––– 1. Les deux principaux hebdomadaires de la collaboration. Je suis partout tirait à 300 000 exemplaires en 1942. Y écrivaient notamment Robert Brasillach, Georges Blond, Thierry Maulnier et Lucien Rebatet. Gringoire, qui avait déjà, avant la guerre, poussé Roger Salengro au suicide, paraissait en zone « libre ». Sa rubrique « Service de la voirie » (sic) était entièrement consacrée aux dénonciations. 2. Henri Béraud. Collaborateur de Gringoire. S’était signalé dès 1935 par une série d’articles intitulés : « Faut-il réduire l’Angleterre en esclavage ? » Condamné à mort en 1944. Gracié par de Gaulle. 3. Voir note p. 571. 582
paraît que la souffrance est horrible. Il y eut, en contrepartie, des actions belles. La concierge, le jeune homme, à se remémorer après la victoire. Mardi 1er août 1944 Un calculateur de SNCASO vient me demander un renseignement. Il a une trentaine d’années, il a l’air travailleur. Je lui explique ; il suit difficilement et me dit, un peu découragé : « C’est difficile, ça ! » Alors, je ne puis me retenir : « Ce n’est pas plus difficile pour vous aujourd’hui que d’apprendre à faire une multiplication quand vous aviez sept ans. Seulement à sept ans, vous aviez de l’audace et aujourd’hui, vous n’en avez plus ! » Et voilà, ça me fait encore un ennemi de plus ! Le secret, c’est d’avoir sept ans toute la vie. Je fais des lectures appropriées : La Justice intérieure d’Allendy, La vie de Denys le Tyran de Diodore1. Ce n’est pas parce que les armées du XXe siècle ont des millions d’abrutis que leurs libido-dominandards sont ipso facto de plus grands génies, comme ils disent. Syracuse contre Reggio ou contre Carthage, c’est assez pour occuper la cervelle d’acier du plus grand stratège de tous les temps. Une femme de ménage, dans son ménage, a autant de tracas que Caligula. La réflexion sur le Lacédémonien qui alla vendre Platon au marché des esclaves m’a gonflé de torpeurs enivrantes. « Il n’est pas de lâcheté qu’un Spartiate ne soit capable de faire. » C’est exactement ce qu’on peut dire des Prussiens. Influence de l’évocation. Il y a quelques jours j’ai rêvé une scène étrange. A un croisement de rue, cela ressemblait à un cours de petite ville, quatre musiciens jouaient de la trompette, il y avait une trompette ténor, une basse et les deux autres s’étageaient entre les quatre voix classiques. Le ténor lança un solo de grande beauté, l’accompagnement des quatre autres était magnifique, alors s’avança sur la route une armée en marche, une armée très XVIIIe siècle partant pour la guerre ; la trompette basse s’avança quelque peu sur la route transversale où son équipe se trouvait pour atteindre la rive de la route des armées et, avant que les premiers soldats n’atteignissent le croisement, il joua un discours très convaincant, très persuasif, en l’appuyant de ––––– 1. Denys l’Ancien, tyran de Syracuse (- 430, - 367). — Diodore de Sicile, historien grec (- 90, - 20). 583
gestes très nobles, très émouvants de la main et du bras gauche. Au sommet de sa péroraison, l’armée s’arrêta, fit demi-tour et reprit son chemin en sens inverse, cela se fit sans bruit, sans secousses, comme une figure de danse. Et mon rêve disparut dans la nuit du sommeil. J’entends souvent de la musique ; en rêve, je n’ai jamais entendu de poèmes. Et c’est toujours de la musique instrumentale, jamais de chants. « Il n’y aura pas de nouveaux riches dans cette guerre-ci ! » disaient nos gouvernants en 1939 ! Que serait-ce alors s’il y en avait ! Le marché noir s’en donne à cœur joie ; c’est peut-être le chant du cygne, mais enfin. On m’en cite qui gagnent dix millions par semaine. Un camion se loue quarante mille francs par jour. Avec un camion, on peut rapporter quatre mille kilos de beurre acheté quatre-vingts francs revendu huit cents. Bénéfice : trois millions. Maurice, hier soir, prit un verre de bière à la terrasse d’un café des Champs-Élysées. A la table voisine, une pouffiasse, genre princesse du marché noir, avec deux gangsters et un chien galeux, dermatoseux, teigneux ou quelque chose de ce genre. L’un des marlous lui demande : « Ce qu’il a ton chien ? » Elle répond : « Il mange trop de viande ! » Mercredi 2 août 1944 Il y a trente ans, commençait la guerre de Trente Ans. On partait pour la guerre mal préparé, et même non préparé, mais on avait le cœur au ventre. La tonalité du peuple était décidée et non pleurnicharde et avachie comme elle le fut en 1939. Les chansons populaires étaient Viens Poupoule, Métroli, Métropo, Métrotain, Dans mon p’tit panier. En 1939 régnaient les nourritures déliquescentes de Tino Rossi, Sablon, Tranchant, Fréhel. Il y a huit jours, les Idiots suppriment le métro, ou presque. Quatre jours après, ils le rétablissent. Entre-temps, à l’usage, au bout de quatre jours, ils avaient enfin compris que si cela gênait les Parisiens, cela gênait encore plus les soldats premiers du monde. Ils n’ont pas de bottes de sept lieues, les ogres. Ils ont des jambes, tout comme les dégénérés, les négriférés, les ivrognes, ni plus ni moins, à cela près que les races inférieures dont nous sommes ne se baladent pas avec des kilos de ferraille sur les épaules. Si c’était d’après un plan prévu à l’avance alors c’est encore plus grave.
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La semaine dernière ils supprimèrent les cinémas. Aujourd’hui ils permettent la réouverture de deux salles d’actualités et, qui plus est, où la projection sera permanente ! Ces galoches intellectuelles ont vu dans un éclair d’intelligence qu’ils s’étaient privés d’un grand moyen de propagande. En quoi ils ont eu tort, car la propagande n’est plus de saison. Les jeux sont faits. Leur fameuse organisation ! Et c’est comme ça en toutes choses, même chez les techniciens à objet limité comme ceux que je suis obligé de respirer depuis bientôt quatre ans. Ce qui les caractérise, c’est leur flair à retardement. Jeudi 3 août 1944 Les Américains dévalent vers Rennes. Les Russes ensouricient les divisions de la Baltique et vont les ramasser à l’épuisette. Dans nos métros, une affiche nous informe que : « Les Anglo-Américains prennent votre vie, l’Allemagne demande votre travail ! » Que nous restera-t-il, bon dieu ! Notre pied pour vous le foutre aux fesses. Les vainqueurs deviennent hargneux. Hier le Doré a semoncé un qui ne fichait pas grand chose, mais enfin, relativement, il travaillait. Il en fichait beaucoup moins autrefois et on trouvait ça très bien. Alors le Doré lui a crié, très surexcité : « Les Anglais s’approchent et vous ne travaillez pas ! » Nous n’avons pas encore compris la valeur de cet argument. D’autant moins que le travail que nous faisons semblant de faire n’a rien à voir avec l’avance des armées anglaises, ni avec leur éloignement, si cela avait lieu, ni avec rien de ce genre. On passe à l’encre des notes qui ont été gribouillées au crayon en allemand et dont on ne peut reproduire des tirages lisibles. Ces papiers iront encombrer les archives, jamais personne ne les lira. Heureusement, car nous connaissons trop peu l’allemand pour lire des pattes de mouches en gothique, genre ordonnance de médecin, aussi faisons-nous des gribouillis approximatifs. Quelqu’un qui ne sait pas lire dirait, en les voyant : « M’est avis que ça doit être de l’écriture ! » En quoi il se tromperait grossièrement. C’est un gribouillis, et voilà tout ! Vendredi 4 août 1944 Il n’y a plus qu’une chose qui existe : la guerre. Il n’y a plus qu’elle dans les cervelles, dans les cœurs, dans les entrailles, dans les genoux. Ils sont à Rennes et à Dinan. Les premiers soldats du monde déposent leurs armes et filent seuls au camp de prisonniers, tout comme les dégénérés, les pourris des races inférieures. C’est 585
rafraîchissant pour l’esprit, cela satisfait la justice intérieure. Nous avons reçu hier soir un colis de Rennes, ce sera le dernier. Il nous réconforta d’un kilo de beurre et d’un saucisson. Nous avons bâfré immédiatement, et bu un litre de vin rouge qui, miraculeusement, nous tomba d’un autre azimut. Nous pouvons attendre quelques jours. La Providence nous nourrit comme elle nourrit les petits oiseaux. Des miettes tomberont encore des fenêtres. Farman1 a fermé ses portes brusquement, le 1er août au soir. Les nazis sont repartis brutalement (comme tout ce qu’ils font), le personnel est au repos provisoirement avec les trois-quarts du salaire départemental, c’est-à-dire à peu près la moitié de ses appointements normaux. C’est un provisoire définitivement provisoire. Samedi 5 août 1944 Hier soir, je me rasais. Le jeune homme de Caen me cria à travers la maison : « Platon2 a été enlevé ! » Son accent normand m’a fait croire qu’il y avait un point d’interrogation au bout. Je répondis fortissimo : « Oui, il a été vendu comme esclave. » C’est un aficionado des mots croisés, je pensai qu’il en cherchait un, et j’ajoutai : « C’est Denys, le tyran de Syracuse, qui a fait le coup ! » « Ah ! » répondit-il. Une demi-heure plus tard, j’entendis mon fils dire que l’amiral Platon avait été enlevé par des terroristes. Je compris le « Ah ! » du jeune homme, il signifiait : « Si tu veux, mon vieux ; moi, les fous, je ne les contrarie pas, c’est trop dangereux ! » Le cantinier gangster a déménagé cette nuit. Passant ce matin devant sa bauge, je vis par la porte ouverte des débris de papiers et autres saletés qu’on laisse après soi quand on quitte un appartement, presque tous les meubles avaient disparu, seules restaient les armoires de la marine, qui ne valent pas le voyage. Ce signe est plus éloquent qu’un discours du Fuhrerissime. Les rats foutent le camp de la galère. On le retrouvera, et on ne l’enterrera pas avec son argent ! Dimanche 6 août 1944 Hier soir, entrée dans Brest des troupes américaines. Au sud, elles atteignent la Loire, elles sont aussi à trois kilomètres de Mayenne. En trois jours ils ont occupé la Bretagne. Très aidés par ––––– 1. Le constructeur aéronautique. 2. Voir note p. 71. 586
les forces secrètes. A l’est, les armées entrent en Prusse. En Italie, prise de Florence. Devant la débâcle, les nazis sont pris d’une refureur de pillage. Ils razzient les fermes abandonnées et les derniers juifs de Paris. Leurs camions, au lieu de ravitailler les armées, vident le pays. Croient-ils donc qu’on n’ira pas rechercher chez eux ce qu’ils nous prennent ? Leur stupidité est colossale. Hier après-midi, les miliciens sont venus piller, à l’instar, le caboulot du coin de la rue de Constantinople. C’était autrefois un petit bistrot genre cochers et chauffeurs. Je me souviens d’y avoir déjeuné pour cinq francs, le jour que j’emménageai ici, le 15 octobre 1931. Fermé depuis deux ans, il venait d’être rouvert, modifié en bar américain pour gangsters du marché noir et, en vue de l’occupation américaine, c’était devenu un speak-easypince-au-cul où le cocktail coûtait cent francs ou davantage et baptisé « Le Nautique », sans doute parce que réservé aux poissons. Les miliciens sont venus enlever les stocks et fermer la boutique. Des affiches, collées sur la façade, informent la population que c’était là une insulte au pauvre peuple que des oisifs aient pu s’empiffrer et se soûler alors que les enfants manquent de lait et que les mères font la queue devant les boulangeries. Ils ont raison, mais quand il n’y a pas d’eau, on ne peut pas nager. Et si ceci peut exister, c’est que le régime qu’ils soutiennent est une ignominie. C’est dommage que ce soient des miliciens qui fassent ce nettoyage. C’est pour leur propagande, et ils cachent ainsi leurs crimes crapuleux. De Gaulle a donné aux Bretons le signal de l’insurrection. Empêcher les destructions, faire prisonniers tous les Allemands (on sait ce que cela veut dire), arrêter les collaborateurs, couper la retraite des ennemis, occuper les usines et faire la grève. Très intéressante expérience. Mardi 8 août 1944 Encore un déménagement. Je reviens dans la salle des pas perdus. Le Doré est mobilisé. Il est venu hier en soldat, il nous a dit qu’il faisait une période d’instruction, quatre ou cinq jours. Ce midi, le directeur m’a dit qu’il ne reviendrait pas de sitôt, pas plus que deux autres, de la même escouade. Il ne reste que deux Prussiens, le nouveau directeur et le type du planning, pour les paperasses. Le nouveau directeur, comme tout nouveau directeur, inaugure son règne par un déménagement général. Ceux qui étaient en bas vont en haut, ceux qui étaient à droite vont à gauche, etc., ce qui 587
signifie pour cet idiot que, avant lui, ça marchait mal et que, dorénavant, ce sera tout le contraire, c’est-à-dire que ça marchera bien. Mercredi 9 août 1944 Ce que ces idiots-là peuvent aimer l’uniforme, même militaire ! Cela me dépasse. Les quatre ou cinq derniers récupérés n’avaient jamais fait de service militaire, ils étaient d’un temps ou l’Allemagne n’avait pas le droit de s’armer, sauf avec des volontaires pour assurer la sécurité intérieure. Les voici simples troufions, très heureux, apparemment, très flattés, honorés de porter la livrée verte. J’ai pour les militaires un mépris qui s’est étendu à tout ce qui porte un uniforme. Je suis d’une race de paysans qui ont beaucoup souffert de ces gens-là, et peut-être aussi ai-je entendu dans mes premières années, dont le souvenir a disparu de ma conscience, les réflexions sévères mais justes de mon grand-père. Ce dont je me souviens encore, c’est de ses récits de l’occupation prussienne de 1870. Le Caligula a pendu un maréchal et neuf généraux !1 C’est merveilleux, maraviglia che tu sei ! Un prince qui pend ses généraux, c’est plus beau que du Machiavel. Tue-les tous ! tu s’ras un pote ! Il se tuera soi-même à la péroraison d’un discours, perché au sommet d’un amas de généraux morts. Ce sadique ira jusqu’au bout du néant, mais satisfait, car ce néant sera son œuvre. Jeudi 10 août 1944 Des histoires courent les rues. On ne sait où sont les Américains. Certains disent Chartres, d’autres, Nogent-le-Rotrou. On m’a dit hier qu’un petit tank américain arrivé sur la place de Chartres s’était arrêté devant la terrasse d’un café, que les Américains s’étaient assis à une table et avaient commandé à boire, comme s’ils étaient chez eux, et qu’ils furent faits prisonniers. Si ce n’est pas vrai, c’est du moins très américain. Le cantinier et Cœur-de-cire se sont fait mitrailler sur la route de Château-Thierry. Ils revenaient avec un chargement de bouteilles de champagne, en deux voitures. D’abord, la camionnette à Lombroso, puis une voiture avec les deux gangsters susnommés et deux soldats prussiens pour la figuration. C’est la voiture qui a été touchée et incendiée, les deux gangsters se sont tirés de là indemnes, mais les deux soldats sont brûlés. ––––– 1. Toujours à la suite du complot du 20 juillet. 588
Lombroso a ramené les protégés de la Providence et ceci confirme mes suppositions d’hier quand je vis des caisses de champagne monter l’escalier et s’engouffrer chez le cantinier. Cœur-de-cire se soûle et trafique. Ça, c’est national-socialiste. Le vieux Riquier, en tant que complice-porteur, a dû vider une bouteille, il fit du scandale l’après-midi ; auguste, leur biture. Hier les Américains sont entrés à Blois. Deux soldats allemands s’habillèrent en civil, volèrent une voiture et cinglèrent vers Paris. Ils prirent à bord trois personnes en villégiature à Blois. Ces personnes sont de la famille à R., dessinateur ici, qui vient de nous raconter ça. On lui a dit aussi que des soldats nazis rejoignaient les maquisards. Vendredi 11 août 1944 Ce matin en sortant de chez moi, j’eus une impression étrange : angoisse, monde nouveau, solitude, lumière insensible, inhumaine. Au coin de la rue, quatre cyclistes arrêtés complotaient à voix basse ; devant le garage wehrmacheux, un groupe d’ouvriers était formé comme pour parler et écouter, mais restait silencieux. Devant la boulangerie, une file de fantômes. C’était un autre monde. Un changement de décor alors qu’il est planté et que le rideau va se lever. Descendant l’escalier de Grenelle, deux journaux fixés par des punaises sont fixés sur la vitrine de la marchande de journaux. Une petite affiche : « Lisez-les, ne les achetez pas ! » Derrière sa vitre, la marchande regarde sa clientèle, stoïque, statue du sacrifice. On croit que c’est parce que l’augmentation du prix des journaux (ils sont à deux francs depuis hier, au lieu de un franc), augmentation sans publicité, plutôt honteuse, n’a pas eu sa répercussion sur la prime du vendeur. On n’a pas de renseignements précis sur la situation du front de bataille. Les hypothèses vont leur train et deviennent facilement des certitudes. On parle de Rambouillet, d’Orléans. Ce qui est plus réel, c’est la fuite précipitée des entreprises allemandes exploitant à Paris. Fiexler a fichu son camp hier brusquement en payant quarantehuit heures de salaire. J’ai peur pour nos salaires. Plus on attend pour nous liquider, moins nous avons de chances d’être payés. L’ordre de repli ne leur laissera pas le temps de régler nos comptes. Depuis demain midi jusqu’à mercredi matin, l’établissement sera fermé et le métro sera gelé. En quatre jours, ils ont le temps de disparaître. Je crains qu’ils n’aient choisi ces jours de chômage pour 589
planter un drapeau. La question financière, cette putain, cette infernale saleté va se poser comme une bouche parmi mes préoccupations. Jamais je ne m’en sortirai. Je n’en puis plus. Je n’accepte pas mon destin. Et puis, ça va être la recherche d’une nouvelle situation, les visites aux usines. « Que voulez-vous ? D’où sortez-vous ? » Toujours recommencer, à cinquante-quatre ans. Et cette masse de mépris quand je répondrai : « De nulle part ! » Une humiliation de plus. Je ne devrais plus les sentir, je devrais avoir une carapace de durillons, eh bien, non, c’est de plus en plus insupportable. Les autres maisons liquident. Une délégation a été demander des explications au directeur. Celui-ci fait l’idiot, il a répondu qu’il y avait beaucoup de travail et qu’il allait y en avoir encore davantage, qu’il n’était nullement dans son intention de fermer la boîte, etc. etc. On lui a rétorqué : « Oui, mais supposons que, quand même, si ça arrivait... » Il a répondu que tout le personnel serait payé, or nous partons demain midi pour jusqu’au mercredi matin. Nous croyons tous que lorsque nous reviendrons ici, les oiseaux se seront envolés avec l’argent dans le bec. Hier, chez Fiexler, cela ne s’est pas passé sans heurts. Le personnel a sauté sur le matériel revendable, machines à écrire, et autre, pour se payer sur l’occupant. Le directeur leur a dit que c’était du vol. Il lui fut répondu : « Tu t’es pas regardé ? » Alors il a mis les pouces, il a payé six semaines de préavis. Ici, ce qui peut arriver c’est que le directeur soit parti et la porte fermée. Pour se faire payer, il faudra aller à Dessau. Samedi 12 août 1944 Grève des chemins de fer. T. nous dit que les Prussiens ont prélevé des otages parmi les cheminots de la gare des Batignolles, mais les cheminots en ont pris aux nazis. On dit que Bordeaux est aux mains du maquis et qu’une colonne de blindés fonce de Nantes sur Bordeaux sans rencontrer d’obstacles. On dit que Pithiviers est au pouvoir du maquis, que la route de Melun est coupée, qu’ils sont à Rambouillet, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, on dit qu’ils foutent le camp vers l’est par tous les moyens, qu’à Vincennes on ne peut pas dormir, à cause du tintamarre des camions qui filent vers l’est. On dit encore qu’en banlieue, ils obligent les habitants à creuser des tranchées. Les trois-quarts de ces choses sont vraies ou le seront bientôt, les autres sont vraisemblables.
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Mardi 16 août 1944 Venu à pied. Une heure de marche, vu beaucoup de camions chargés de combattants sans armes venant de l’ouest, filant vers l’est. Le long de la Seine, du pont d’Iéna au pont de Passy, j’ai flâné et admiré la retraite des premiers soldats du monde, retraite exécutée suivant des plans précis, nous diront-ils. Les véhicules se succèdent à la file indienne depuis hier midi. Certains camions rapportent des porcs ; les autres, les hommes. Tout cela fiche le camp. J’ai agité la main au passage d’un camion surchargé de ces clochards verdâtres : « Au revoir ! A la prochaine ! On vous a assez vus ! » Lu un bouquin nazi, un roman d’un certain Hans Fallada, Gustave de Fer. Cela a paru durant l’occupation, il y a deux ans, au plus fort de l’inflation littéraire nazie. Ce livre a été adopté par le régime parce qu’il y a une scène qui montre un jeune nazi sympathique à l’auteur. Mais tout le reste, et y en a-t-il ! du reste : deux volumes de quatre cents pages serrées, est une description de l’Allemand moyen qui est sévère mais juste. On est certain, après cette planche anatomique que ces animaux-là sont les victimes d’une éducation militaro-bourricale du plus lourd calibre, ils sont abrutis à la limite de rupture, cela les rend veules, sans ressource morale. Ah ! pour le coude à coude, comme ils disent, sincères salutations ! Et encore c’est apparent, ça s’entre-déchire plus que chez nous. Ce n’est pas de la chamaillerie, c’est de la haine sanglante. La famille Gustave de Fer élevée suivant le principe du Chef n’a produit que des épaves, un abruti qui se fait tuer bêtement, pour le plaisir, un escroc, une putain et un pauvre refoulé qui accepte la vie grise et obtuse. La famille Gustave de Fer, c’est l’Allemagne prussiannisée telle que nous la voyons et telle que nous la verrons tant que ce système sera appliqué. Conclusion : le milieu a plus d’influence que l’hérédité. On me dit que les paysans normands ont soûlé à mort les massacreurs. Ils boivent comme des nègres ; encore des refoulés, comme dit Jean. Je n’ai pas vu d’agents de police ce matin, des Batignolles à Grenelle. On me dit qu’ils ont pris le maquis parce que les Prussiens voulaient les saisir soit pour faire des tranchées, soit pour les habiller en vert avec casque et fusil. Rien n’a changé pour nous, la preuve que ces gens-là ne servent ordinairement à rien. Extraordinairement, ils nous tapent dessus à la disposition du voyou au pouvoir. Lu l’histoire de Raspoutine écrite par une bourrique. Ils se fourrent partout, ces parasites. Cela est vu d’une façon très étroite, cela cherche surtout à vanter le tsar et la tsarine. Mais on 591
sort de ce bouquin avec la certitude que l’auteur était plus ignoble que Raspoutine. Ce moujik n’est pas antipathique, au contraire ; il a été entraîné à faire de la politique, c’est ce qui l’a pourri. Les ministres l’ont contaminé. Lui n’avait que des instincts, boire, forniquer. C’est pourquoi il était sympathique. Il n’aimait pas l’argent ni la puissance, il n’était pas intrigant. Ceux qui voulurent s’en servir étaient eux, des libido-dominandards, les plus salauds des salauds. De toute la bande, tsar compris, ce Raspoutine était le plus élevé dans l’ordre des valeurs humaines. Mercredi 17 août 1944 La fuite vers l’est continue. Des tanks, des canons, des camions de civils nazis se hâtent. Les conducteurs, en sortant de Paris, demandent la route de Reims. Ici on brûle des papiers. On jette les dossiers par les fenêtres du troisième et des travailleurs poussent ça dans le trou de la chaufferie. La cheminée crache des petits papillons noirs. Les radiateurs chauffent la maison alors qu’il y a déjà trente degrés à l’ombre. Nous faisons nos paquets et nous serons payés ce soir à six heures. « C’est un mauvais moment à passer, mais nous aurons la victoire et nous reprendrons notre activité ; nous vous aviserons par lettre, quand nous aurons besoin de vous. » Et voilà, on ne peut tout de même pas leur dire qu’ils mentent, il y a des mitraillettes qui ne demandent qu’à nous nettoyer. On dit que les Alliés ont contourné Paris par le sud et seraient à Meaux. Doit-on le croire ? Hier soir, B.B.C. disait : « Radio-Paris annonce que nous sommes entre Dreux et Chartres ! » Ce fut dit sur un ton moqueur, sarcastique, et même rigolard. Il se pourrait qu’ils fussent à l’est du méridien zéro. Cet après-midi il n’y a que des faces réjouies. On va avoir deux mois d’appointements dans la poche et ces salauds-là fichent leur camp plus vite qu’ils ne sont venus. La police à Pétain qui salissait les écoles s’embarque dans des camions et file je ne sais où, mais pour la Normandie. Nous allons rester entre nous enfin, entre nous, hommes libres en vue du port de la Liberté. Vendredi 18 août 1944 Et voilà ! je suis un bourgeois, un de l’élite, je vis de mes rentes, j’ai touché vingt-neuf mille deux cents francs hier soir, deux mois plus mes vacances, sans retenue légale, ce qui veut dire qu’ils 592
n’ont pas le temps de régler leurs comptes avec le fisc et qu’ils se confient à nous pour faire le nécessaire. Ils sont gourdes jusque-là. Nous profiterons de leur culbute pour déclarer au fisc que nous avons chômé toute cette année. « Prouvez-le ! » « Et vous, trouvezle ! » « Écrivez à Berlin, demandez à Adolf son livre de comptes. Hi ! Hi ! Hi ! » Ce matin, je suis allé admirer la débâcle. Ça file toujours vers l’est. Une petite voiture stoppée devant la gare Saint-Lazare et appartenant provisoirement à deux simples troufions avait sur le coussin arrière deux postes de T.S.F. volés dans les maisons. Un vieux balayeur de la ville regardait cela très tristement. Je lui dis : « Hein ! Ils ont des réflexes, dans leur escampette, ils pensent aux amis, ils leur rapportent des souvenirs ! » Il me raconta qu’avanthier, ils avaient tué son gendre à G. Le Châtel pour piller sa maison. Dans la journée, ils avaient fait plusieurs villas. Ils font sauter la porte avec une grenade, tuent les habitants, fouillent. Ils prennent ce qu’ils trouvent de plus revendable. Ils avaient montré au gendre des poignées de bijoux et lui avaient dit : « Ce soir, tu y passeras, toi aussi ! » Il avait pris ça pour une galéjade. Ce n’en fut pas une. Il eut la gorge traversée par une balle de revolver. Il laisse deux enfants, dont un de quatre mois. Le vieux n’ajouta rien. Je lui dit : « Ils le paieront cher ! » Il s’éloigna en traînant les pieds, tel un fantôme qui glisse dans le brouillard. Il a de soixante à soixante-dix ans. Il est brisé. Boulevard de la Madeleine, j’ai vu le grand défilé de l’armée en déroute. C’est à qui ira le plus vite. Beaucoup sont en remorque. Les Alliés vont pouvoir faire la chasse au lapin sur la route de Reims. Les badauds sont debout le long des trottoirs et regardent passer la cavalcade. Ils pensent : « Enfin ! On les aura vus fiche le camp plus vite qu’ils ne sont venus ! On a vécu pour voir ça, on est content ! » Quatorze heures. Les Alliés sont à Saint-Germain. Paris serait déclarée ville ouverte et à minuit plus un Allemand ne devra être dans Paris. Demain, entrée des troupes alliées. Voilà les derniers tuyaux ! Notre espoir est dans le même sens, aussi y croyons-nous fermement ! Si c’est une blague, nous aurons du moins passé une journée agréable. Dix-huit heures. Je suis encore sorti pour jouir de ce spectacle unique, les chars, les camions, les voitures blindées défilent place Clichy et place Saint-Lazare. Il y a des pannes qui nous paraissent bien longues à réparer. Devant la C.P.M.E, deux camions-citernes pour essence sont là depuis ce matin, les massacreurs nagent dans le cambouis. Va falloir qu’ils filent à pinces, Gehen, nicht fahren. On 593
nous annonce le couvre-feu pour neuf heures. Dès neuf heures, ils tireront sur tout ce qui remue. C’est que la nuit dernière, les résistants en ont démoli quelques-uns. Des affiches officielles des gaullistes sont apposées dans les administrations. Je me suis pesé chez Bailly : soixante-cinq kilos. Je faisais soixante-quinze à quatre-vingts avant l’ordre nouveau. Je n’ai maigri que de douze kilos cinq cents grammes, valeur moyenne. Ce n’est pas beaucoup, mais je suis faible. Durant cette semaine il fallut que je fisse dix kilomètres à pied chaque jour, je suis épuisé, je finirai mon étape en me traînant à trois kilomètres à l’heure. Samedi 19 août 1944 Ce matin, à sept heures et demie, je suis sorti pour voir « s’il y en avait encore ». Il y en a encore quelques-uns, très peu ; il m’a fallu aller jusqu’au garage de la rue Boursault pour en voir une demidouzaine qui partaient avec des tonnes de butin. Un vieux camion surchargé qui n’arrivera jamais au port et quelques petites voitures de l’O.T. bourrées de valises et de paquets. Le grand garage Citroën qui repose sur les voies de la gare SaintLazare est évacué. Plus de sentinelles, plus de barrières. On me dit, quand je me gargarisais de cette fin d’empire, que le drapeau tricolore était brandi sur la mairie du XVIIe arrondissement. « Allons voir ça ! », dis-je, et avec quelques badauds, nous allâmes admirer cette audace. En effet, un drapeau à croix de Lorraine est accroché et la place est garnie de citoyens et citoyennes en extase. Les grilles sont fermées. On nous dit que c’est occupé par la Résistance depuis sept heures ce matin. Les Allemands à cinquante mètres de là, mais trop occupés à charger leurs voitures. Il y a encore des départs, mais vingt fois moins nombreux qu’hier. Le défilé de la cavalcade a duré trois jours. C’était désordonné, très bigarré. Cela n’avait rien de militaire, ce n’est certainement pas un repli prévu sur des positions préparées à l’avance. De temps à autre une explosion, sans doute des ouvrages qu’ils font sauter. Mais ce n’est pas la destruction systématique qu’on aurait pu craindre de ces sauvages. On les sait capables de tout, on envisageait avec inquiétude leurs réactions de l’adieu ! Cela se passera assez doucement, croiton. Ils n’ont pas le temps de démolir. Nous attendons les Alliés. Certains disent que c’est pour cet après-midi. Les désirs font avancer la réalité à coups de pied dans les fesses.
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Dimanche 20 août 1944 Hier fut une journée de mitraillade. Un groupe de résistance occupe le carrefour Rome-Batignolles. Leur refuge est le garage de la rue Boursault ; par les fenêtres de ce bâtiment, qui donnent sur le chemin de fer, ils ont un beau champ de tir sur les voitures qui filent ouest-est sur le boulevard des Batignolles et poursuivent vers la rue de Rome. Hier soir, vers huit heures et demie, ils immobilisèrent d’une balle un camion de l’armée en déroute comportant quatre soldats et des armes. Ils en tuèrent deux, en blessèrent un, le quatrième se sauva et revint un quart d’heure plus tard avec un camion armé de grosses mitrailleuses, qui, après quelques salves au hasard, ne sachant pas d’où venaient les coups, se recula à l’abri des maisons en laissant un homme qui fut abattu avec applaudissements de la foule qui regardait prudemment par les fenêtres. J’entendis des cris : « Il n’y en a plus un ! », puis : « Bravo, ça y est, il est tué ! » La danse du scalp. Le camion partit chercher des renforts, alors, des résistants vinrent pour prendre le chargement, firent un prisonnier, caché dans la voiture, la foule se précipita pour voir. Le camion revint avec une chenillette portant un petit canon. Tout le monde se dispersa en moins d’un quart de seconde. Le camion emmena l’autre en remorque et disparut vers la gare Saint-Lazare. Aujourd’hui, la chasse recommence. Un homme fait le guet sur le boulevard et signale les voitures à abattre ; quand elle aborde l’espace du sacrifice, des grenades tombent des toits, des mitraillettes tirent par les fenêtres. Les rescapés signalent-ils à leurs gendarmes l’attentat, alors un tank vient, mais les francs-tireurs se tiennent cois et les nazis, croyant avoir eu à faire à des groupes mobiles, continuent leur recherche plus loin, au diable. Entre deux attaques, les partisans se promènent sur le boulevard. Ce matin, un nègre à casquette blanche, très fier, avec le fusil sur le bras droit, un fusil allemand. On dit que toutes les portes de Paris sont aux mains des résistants qui empêchent le départ des Allemands coincés dans Paris. Il y eut des violentes actions à la gare de l’Est, la Préfecture de Police est assiégée par les policiers passés à la Résistance. Le préfet de police et une trentaine de collaborateurs sont enfermés. A midi, hier, mon fils vit une escarmouche place de la Concorde, cinq agents de police en uniforme transportaient un chargement d’armes dans une voiture de la police. Un civil fit un signe à deux gendarmes allemands qui les firent stopper et ces policiers en guimauve levèrent 595
les bras et se rendirent, un des cinq réussit à se faufiler dans le jardin des Tuileries. Les quatre autres sont bons pour le poteau. Ils eussent mieux fait de tirer les premiers. Il y a encore des soldats allemands à Paris, mais ils se parquent avec leurs voitures sur les grands-places, Invalides, Saint-Augustin, Champs-Élysées. Peutêtre attendent-ils de l’essence ou des ordres. Ils ne savent que faire ; la kommandantur n’existe plus, car le centre de résistance du quartier aurait déjà été liquidé. Ce qui manque aux résistants, ce sont des armes. X. me disait avant hier qu’il disposait de revolvers pour cinq mille hommes. Rien ne s’oppose à l’entrée des Alliés, on les attend depuis hier matin. Cette nuit, le plus étincelant orage que j’aie jamais vu, de trois à quatre heures du matin. Nous avons d’abord cru que les Prussiens faisaient sauter Paris. Une moitié du ciel devenait blanc. Ce n’étaient pas des éclairs, c’étaient des effluves comme dans les tubes à vide. Le tonnerre semblait venir de partout. Comme la nuit précédente, une grande lueur rouge au nord-est semblait refléter un immense incendie. Seize heures trente. Grand mouvement de foule, les gens stationnant aux entrées des maisons, pour voir, se précipitent dans la rue et courent vers le boulevard des Batignolles. Un homme passe en courant : l’Armistice pour Paris est signé. Le tank du boulevard, qui était aux prises avec les résistants, sort un drapeau blanc, le nègre s’avance et saute sur le capot, il accroche le drapeau français ; les Allemands, quatre gros paysans, sortent et distribuent des paquets de cigarettes. Des voitures à haut-parleur ont, paraît-il, passé et dit que les Allemands de Paris s’étaient rendus. Les Américains doivent entrer dans deux heures. La foule va voir le tank, mais une voiture allemande, deux sauvages devant, arrive à toute allure. Ils ne savent pas que c’est fini, la foule se précipite vers eux en leur faisant des gestes qui veulent signifier « Arrêtez, c’est fini ! » Les deux idiots se méprennent et tirent dans le tas, des gens tombent, le reste revient par ici comme une bande de petits canards, les résistants tirent et tuent les deux gaffeurs, et rangent les cadavres dans le ruisseau. Dix-sept heures trente. Une voiture passe : « Sortez les drapeaux ! » Vite, je cloue nos deux drapeaux sur les manches de deux balais et je les installe au balcon. Applaudissements dans la rue. Nous les avons fabriqués hier, un vieux drap, de l’encre rouge empruntée à la concierge, de l’encre bleue de notre flacon. Il faudra le retirer chaque soir et avant chaque pluie, car s’il pleut dessus, ce ne seront plus des drapeaux. Des voisins ont été baguenauder dans le quartier. A la mairie du XVII e , des chevelures sont accrochées à la grille, on tond des femmes qui aimaient inconsidérément les Prussiens et on leur peint 596
une croix gammée sur le derrière. On arrête les hommes et on les garde provisoirement, on étudiera leur cas. Dix-neuf heures. Un téléphonage à transmettre à notre voisin de Sèze. Son père mortellement blessé. A vingt et une heures, revenu chez soi, nous dit qu’il fut tué par une balle au cœur, venue du Luxembourg, toujours occupé par les Prussiens. Ils tirent sur tout ce qui remue dans la rue de Tournon et la rue de Seine. Le docteur de Sèze habite rue de Seine. Il sortait pour satisfaire sa curiosité. A peine eût-il mis le pied dehors, qu’il reçut ce fameux produit de la civilisation : une balle allemande. A sa femme qui voulait l’accompagner, il avait dit : « Non, il faut qu’il en reste un ! » Phrase inconsciente, prémonitoire. Lundi 21 août 1944 Sorti ce matin à huit heures et demie. La rue Boursault renforce ses barricades. La mairie du XVIIe s’isole aussi. Des chevelures pendant aux grilles. Avenue de Clichy, L’Humanité est affiché, ainsi que des tracts demandant de pavoiser et de joindre aux drapeaux français des drapeaux alliés ; si on n’en a pas, en faire suivant le modèle ci-dessous. Et au-dessous, on voit les trois drapeaux anglais, américain et russe. La compétition pour le pouvoir commence déjà. Ils veulent beaucoup de drapeaux russes pour propagander. Sur la devanture d’un magasin, avenue de Clichy, à la craie : « Ici, ce matin un Français est mort pour la France ». Et sur le trottoir, des fleurs. Vu un convoi de quatre camions allemands avec tirailleurs prêts à tirer. Il passait boulevard des Batignolles. Maintenant, à onze heures, les mitraillettes recommencent. Il y a encore des fuyards nazis qui traversent Paris. Ils ne se sentent pas dans un climat bienveillant et sans doute tirent-ils inconsidérément, ce qui amène des échanges d’aménités métalliques. C’est un changement de coordonnées. On se sent instable. Il faudrait une conclusion rapide, car il faut craindre que les groupes de résistance, jusque-là unis contre le Boche, se divisent et se désunissent pour leurs doctrines particulières. Les magasins sont fermés. Je n’ai pas vu d’Allemands dans ma tournée, mais mon fils qui revient de la Madeleine en a vu beaucoup, ainsi que des soldats de la résistance au brassard tricolore. Ça ne faisait pas mauvais ménage. On s’attend quand même à de sérieuses bagarres. La foudre est répandue, il suffit d’une allumette. On dit que les Américains sont à Versailles et Leclerc à dix kilomètres au sud de Paris, venant d’Orléans. De Gaulle est arrivé à Cherbourg hier. On pourra dire à 597
l’Allemagne vaincue et ruinée ce qu’un prophète disait à Ninive : « Tous ceux qui entendent parler de toi applaudissent à ta destinée ; car sur qui ta méchanceté n’est-elle pas passée ? » Mardi 22 août 1944 Nous sommes toujours livrés aux bêtes. Les mitraillades continuent. Les résistants se sont installés aussi au collège Chaptal. Hier soir, une voiture allemande monta la rue de Rome, nous la vîmes passer ; trente secondes après son passage, nous entendons la fusillade et l’arrêt de la voiture. Tous les spectateurs de la rue de Rome, le nez à la fenêtre ou sur le seuil de leur boutique, comme le petit bossu, horloger du 58, se reculent un peu pour être protégés par le mur. Nous vîmes d’abord un Allemand, mitraillette au bras, descendre en courant, puis un deuxième et au bout de quelques secondes, un troisième au col galonné, qui rasait le mur ; il eut une hésitation, appela les fuyards qui n’entendirent point, ou tout comme, et finalement s’en fut par la même route. J’entendis l’applaudissement des badauds, l’affaire était terminée, ils avaient deux prisonniers et le nègre enlevait la voiture. Ce matin, nous voyons monter un camion recouvert de feuillage sur lequel deux nazis étaient tranquillement assis comme des paysans qui reviendraient de la foire. Nous nous disons : « Ça y est, en vl’a un qui entre dans l’épuisette ! » La mitraillade éclate, en une minute un tué, deux fusillés, deux prisonniers. Deux minutes après, le camion et les sauvages sont embarqués, mis au frigidaire quelque part, la route est libre pour une nouvelle capture. Cela dure depuis quatre jours. Preuve que l’ennemi n’a plus d’organisation, plus de liaison. On nous téléphone qu’aux Invalides et au Luxembourg, les mitraillades sont copieuses. Paris est en guerre et Paris est victorieux. L’ennemi reçoit une correction à chaque fois qu’il s’aventure dans les rues. Cela s’est fait sans armes, sans armée régulière. Les premières armes leur ont été prises. Elles ont servi à s’en procurer d’autres, et cela s’accroît en progression géométrique. Admirable cohésion et grande propreté. Il n’y a pas de place pour les voyous chez eux. On voudrait bien que les Américains nous amènent de quoi manger. On va crever de faim. Les journaux reparaissent. Hier, L’Humanité, aujourd’hui Libération. Tous pour de Gaulle, unanimement. La haine du Boche est au plus haut sommet. On en mangerait tout crus. 598
Ces arriérés voulaient faire de nous des Périclès et des Ilotes. Race ignoble, leur orgueilleuse bêtise fut bien la plus écœurante misère que nous dûmes supporter. On y sentait une irrémédiable servitude pendant mille ans avec la destruction au bout, quand ils auraient eu assez lapiné pour se partager le monde sans risquer le retour de manivelle. Assurbanipal à Suse. Mercredi 23 août 1944 Les mitraillades s’apaisent. Cette nuit, vers onze heures, quelques grandes explosions avec lueurs, au large vers le sud. Les Américains sont à Sens, mais ils nous oublient. Je ne crois pas les voir avant dimanche. On s’impatiente. Midi. L’Insurrection a repris et accru son activité. Les journaux de ce matin réclament unanimement cette reprise. On voit clairement maintenant que de Gaulle, maître incontesté de la France, pour le moment, tient à ce que les Alliés entrent dans Paris libéré par les Parisiens et avec des reliefs du festin, c’est-à-dire des démolitions fumantes. On nous invite à dresser des barricades, à déterrer les pavés. C’est très adroit, il faut que ceux qui ont quitté la putain France, il y a quatre ans, réforment leur jugement et reprennent avec nous des relations d’égal à égal. Si l’on veut dire : « La France s’est libérée elle-même, voyez le sang de sa libération », il faudra bien qu’ils nous réhabilitent. Jusqu’à ces derniers mois, ils pouvaient douter de notre guérison. Jeudi 24 août 1944 Le courant électrique ne nous est donné que de onze heures et demie à minuit et demi, une heure par jour. Cette nuit, comme chaque nuit, je me suis levé pour aller l’entendre1. Elle nous a annoncé la libération de Paris et de Marseille. C’est ainsi que Paris a appris qu’il était libéré. Hier soir à huit heures, il y avait encore des coups de feu. Depuis le matin, trois ou quatre chars allemands, entre Villiers et Rome essayaient d’avoir à merci le nid de résistance qui, de la rue Boursault comme point central, lançait des groupes mobiles qui se retranchaient au collège Chaptal et dans les immeubles. Vers le soir, les résistants fichèrent le feu à un des chars et les autres décanillèrent. Quelques minutes après, je vis un convoi monter la rue de Rome, cinq voitures diverses chargées de butin et d’une ––––– 1. La radio. Blanchard, ces jours-ci, écrit vite. 599
dizaine de massacreurs, qui paraissaient insouciants et comme si leur conscience était pure. J’attendis la manœuvre habituelle. Ça ne manqua pas ; vingt secondes après, la fusillade chanta, les voitures s’arrêtèrent, la dernière fit marche arrière avec un bruit de moteur qui indiquait un nombre de tours minute au-delà du maximum réglementaire. Deux autres prirent quand même le soin de tourner bride et je vis trois véhicules redescendre ; l’un perdait du liquide, eau ou essence. Trois autres massacreurs, descendus de leur voiture, rasaient les murs, fusil aux mains, mais ne tiraient point, ne sachant d’où les coups sortaient. Deux voitures restèrent aux résistants, comme récompense. Quelques minutes plus tard, je vis monter la procession des brancardiers installés rue de Naples. Blouse blanche, casque blanc, à la file indienne, ils montaient lentement, posément, la rue de Rome, comme des fantômes ou plutôt des porteurs nègres de la brousse. Un prêtre, soutane noire et casque blanc, maigre, cintré, tenait son livre de messe d’une main et un drapeau blanc à croix rouge de l’autre. C’était très silencieux et ordonné. Je les vis redescendre un quart d’heure après par la rue de Constantinople, il y avait un corps dans la civière, recouvert d’un drap. Je n’ai pas pu voir si c’était un mort. Il y a des chances. Le nègre est le chef du groupe, il a été blessé au bras dimanche ; son docteur, qui est un de mes voisins, a été le panser. Sa chambre est garnie de bouteilles, champagne et autres nectars, et de paquets de cigarettes ; c’est sa part sur les prises. C’est un ancien sous-officier d’infanterie de marine. Vendredi 25 août 1944 Cinquante mois d’occupation. C’est fini, sauf quelques groupes d’abrutis cernés dans quelques repaires. Hier soir, vers huit heures, on apprenait que la division Leclerc était à Bourg-la-Reine. Vers neuf heures, c’est le boulevard Kellerman qui la voyait ; à neuf heures et demie, on nous donna le courant électrique, et on nous radio-reportait l’entrée à Paris. Vers dix heures, réception d’un officier à l’Hôtel de Ville1. Tout Paris était en joie dans les rues. Dans la nôtre, on chanta la Marseillaise. Les cloches sonnèrent, puis ce furent les explosions et les canonnades. Les nazis faisaient sauter leurs dépôts de munitions et démolissaient ce qu’ils pouvaient, persévérant dans leur être. Ils canonnèrent Vanves et Clamart avec ––––– 1. Le capitaine Dronne, de la 2e DB, premier officier français à entrer dans Paris, à la tête d’une petite troupe de cent cinquante hommes, atteignit l’Hôtel de Ville à 21 h 22, le jeudi 24 août. 600
leurs batteries de Longchamp. Ils tiennent absolument à vider leurs canons sur les Parisiens. Leur facture sera plus salée, voilà tout ! On pense que, demain, de Gaulle fera son entrée solennelle à Paris. C’est une nuit d’enthousiasme que Paris a vécue, malgré les sauvages qui se manifestent encore de temps à autre. Ces salauds-là ne circulent plus, mais où ils sont, ils crachent encore sur les passants. Sadiques et abrutis, voilà ce qu’ils sont ; on aura du mal à en faire des civilisés. Soir. A midi, je m’en fus baguenauder vers la gare Saint-Lazare. Deux voitures blindées de la division Leclerc étaient en embuscade rue d’Anjou, entre la rue de la Pépinière et le boulevard Haussmann. Une attaque avait lieu d’une part contre la Kommandantur place de l’Opéra, et d’autre part, contre les hôtels de la rue de Rivoli, près de la Concorde. La foule entourait les deux voitures, des fleurs étaient posées dessus. Des femmes firent descendre un soldat pour l’embrasser. Le pauvre ne savait que faire, c’était un brave paysan, genre tourlourou la riflette. Puis deux femmes se disputèrent. L’une dit à l’autre : « T’as du culot, t’as embrassé des Allemands pendant quatre ans et puis maintenant tu sautes au cou des Français ! Moi, au moins je n’ai jamais embrassé d’Allemands ; les autres oui, ça j’en ai eu des compagnies, même des régiments, mais pas de Boches, ça jamais. T’as du culot ! c’est moi qui te le dis ! » Les badauds, dont je suis, s’amusaient follement. Puis, on arrêta un collaborateur qui tirait du revolver par sa fenêtre, en se cachant derrière un drapeau tricolore tout neuf. Il était surveillé par un chef de F.F.I. qui lui sauta sur le paletot et l’amena entre les voitures. La foule voulait en faire du pâté. On le fit entrer dans un consulat qui se trouvait là, celui de Suède, je crois. Ce fumier était livide, il devait avoir fait dans sa culotte. Cinquante ans environ, petit, une tête de faux témoin. Il habite rue du Rocher, juste en face de la rue d’Anjou. Les voisins disent que c’est un Italien qui pendant quatre ans fit la ribouldingue avec les Prussiens. On signala ensuite une arrivée de chars Tigres à l’autre extrémité de la rue, alors toute la foule voulut se précipiter en paquet dans la rue de la Pépinière, ce fut un beau cafouillis. Au bout de cinq minutes, comme rien ne bougeait à l’horizon, le flot se reforma autour des libérateurs, pour se retransformer en jurant quelques minutes plus tard. Je suis parti, cela a dû continuer ainsi. On dit que la Kommandantur est prise, on y a mis le feu et les occupants ont fait « camarade ! », ce qui se fait comme le salut hitlérien mais avec les deux mains. La caserne de Latour-Maubourg est prise, aussi on dit que, en ce moment, celle de l’École militaire ; il y 601
a pour quelques jours de nettoyage, mais leur sort est réglé, ils sont faits comme des rats. Ce matin, un avion nazi a lancé des tracts qui nous incitent à massacrer les résistants, et qui font du grand chantage, par-dessus le marché. « Notre force est intacte, disent-ils, nous pouvons vous affamer, nous pouvons détruire Paris, mais nous ne le faisons pas, parce que nous sommes civilisés et que nous admirons Paris, cité spirituelle. Vous avez eu la paix, pendant quatre ans, vous avez été heureux avec nous, plus heureux que vous ne le serez jamais si d’autres viennent nous remplacer. Luttez contre la Résistance, maîtrisez les terroristes ou sinon, nous vous tuons tous ! » Ces idiots-là sont stupides. Et ils sous-estiment l’être humain dont nous sommes ! Chez eux, ça prend ! Dix-huit heures trente. On vient de nous appeler pour démolir les barricades. Un chef de police nous crie : « Il n’y a plus d’Allemands à Paris, sauf les prisonniers, il faut déblayer les rues. Tous aux barricades ! » Je descends vite, j’y cours. Il y avait au moins cinq cents personnes, hommes, femmes, enfants, et voici qu’une mitrailleuse nous envoie des balles, par rafales. Cela a duré cinq minutes. Au bout de dix minutes, il n’y avait plus personne sur la place, nous étions tous garés dans les rues avoisinantes. J’étais derrière la pissotière de la rue de Rome, face à Chaptal. J’ai regardé toutes les fenêtres des environs, pour surprendre un tireur, je n’ai rien vu. D’autres, aussi ont regardé. On n’a que des impressions vagues et diverses sur le point de tir. C’est un salaud de milicien ou autre, qui tire d’une mansarde ou d’un toit. Samedi 26 août 1944 Été, hier soir, près de l’Opéra voir les Américains qui se groupaient pour la nuit près de l’Hôtel Scribe. Un délire, une hallucination collective. Depuis leur arrivée boulevard de la Madeleine, vers cinq heures du soir, c’est l’explosion de quatre années de refoulement. La joie éclate comme des chaudières surpressées. Les voitures américaines arrivent avec des monceaux de Parisiens juchés, lovés, pendants, sous lesquels disparaissent les deux soldats, équipage de cet objet roulant dont on ne sait plus si c’est quelque chose qui ressemble à une voiture, sauf que ça avance. Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’y a pas d’accident. Un seul inconnu conduit tout cela, ça ne se heurte pas, ça se frôle en caresses. Les femmes sont en grande majorité dans ces bateaux de la Joie. 602
Près des voitures arrêtées, c’est un défilé de femmes qui embrassent l’Américain, d’hommes qui étreignent leurs mains, leurs bras. Vers six heures mon fils, qui était déjà là, en vit un qui sortit de son essaim d’abeilles avec la figure rougie par le rouge à lèvres. Ces hommes, fatigués, certains n’avaient pas dormi depuis quatre jours, semblaient s’éveiller dans un monde nouveau. La plupart ont des yeux d’enfants sans mauvaise pensée, je veux dire sans mettre du sexuel dans ces effusions, sauf un, un gros qui avait beaucoup du Boche dans la carrure, les manies, le visage et surtout la nuque à plis, et qui parlait français. Un couple, le mari et la femme, apparemment, l’atteignent enfin pour lui souhaiter la bienvenue, ils se disent quelques mots, je ne sais quoi, des banalités, le germanoïde prend la femme, la serre fortement en se collant à elle et la tient longtemps visages soudés, puis il la lâche et dit au mari : « Voilà comment il faut agir. » Ce fut vraiment pénible, et heureusement exceptionnel. Ce fut comme un sauvage qui arriverait au bordel. Or, ces jeunes femmes sont tout autre chose que des putains. Ce n’est pas au milieu de ce peuple de labeur, mais propre, somme toute, le peuple de Paris, qui a, sinon la pureté mais, du moins, le goût, le sens de la tenue, que les putains se risqueraient à venir exercer leur métier. Ces gens sont tout simplement redevenus des enfants, ils reçoivent un jouet longtemps désiré. La foule donne aux femmes l’autorisation de manifester leur folie et en même temps, les garantit contre les risques de violences, ce qui fait qu’elles paraissent plus dévergondées qu’elles ne le seront jamais, même en pensée. Ce fut vraiment la seule couleur sale de ce spectacle inoubliable. Les F.F.I. sont incorporés dans la division Leclerc. Le gouvernement de Gaulle apparaît jusqu’ici, dans tous ses actes, muni d’une grande intelligence politique. Ces groupements sont formés de jeunes gens très audacieux et leurs actions, dans les mains de politiciens gangsters, pourraient faire dégringoler l’économie du pays, plus bas que le zéro où elle repose. Ils ont appris ce que c’est que la force et ont vu que la Force est bonne. Des fourbes pourraient s’en servir, maintenant, pour des fins moins pures. On canalise ce torrent, on l’incorpore dans l’armée régulière. On va leur dire qu’on a besoin d’eux pour dresser les fauves outreRhin, pour occuper, œil pour œil, dent pour dent. Ce qui veut dire, avec intérêts comparés, payables tout de suite. Nous avons souffert, mais la race des seigneurs en verra d’autres, et de cruelles !
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Dimanche 27 août 1944 Hier, après-midi mémorable. Nos libérateurs défilant aux Champs-Élysées. Nous partîmes vers une heure et demie, le défilé avait été annoncé pour trois heures et demie. Tout le peuple dévalait la colline, par la rue de Rome, la rue du Rocher, la rue d’Amsterdam. Nous prîmes la rue Royale, les trottoirs étaient impraticables, nous marchions sur la chaussée. Un étroit couloir, au milieu, était réservé, par accord tacite, aux blindés surchargés de Parisiens et aux camions de banlieusards chargés à couler bas. Tout cela se passait sans heurt, infiniment mieux réglé que s’il y eût eu une armée de flics. On comprend la sentence tant de fois ressassée : le peuple le plus intelligent de la Terre, et le plus sensible. Non pas qu’il faille l’accepter dans le sens de « groupe de gens dont chaque élément est d’une intelligence remarquable », mais c’est la réaction collective qui donne cette impression et la phrase est juste si on la transpose sur ce plan de pensée. On pourrait sans doute trouver pour ce phénomène une expression plus précise, mais à quoi bon se pilonner la cervelle, puisque tout le monde ici comprend. Place de la Concorde, nous dûmes longer l’Hôtel Crillon pour atteindre l’avenue Gabriel, tant la foule était dense ; beaucoup de gros chars formaient le cercle, monstrueux monuments. Sur certains d’entre eux, les hommes étaient coiffés du béret de marin français, c’était une section de fusiliers marins. Drôle de navires, dis-je, pour naviguer sur les prairies hostiles. A cent cinquante mètres de là, nous prîmes notre place au ras du trottoir, près d’un tas de bicyclettes en pile de dominos, la première s’appuyant contre un bec de gaz ; derrière, il y avait un mutilé de guerre dans sa petite voiture, près de lui restait une place où se mit ma femme, je me tins derrière elle et nous nous maintînmes là, au soleil, pendant une heure et demie au moins. Le temps passa vite. Au bout d’un quart d’heure, il y avait déjà sept ou huit rangées de spectateurs derrière nous. Je résistais de mon dos et de mon centre de gravité reporté à dix centimètres en arrière à la poussée qui nous eût étendus sur les vélos et leurs méchantes aspérités. Le temps passa vite, car nous vîmes défiler les cortèges qui allaient à la place de l’Étoile pour prendre place dans le cortège. Les fifis (ainsi appelle-t-on les F.F.I., Forces Françaises de l’Intérieur), les groupes d’ambulanciers, les groupes de résistance : Libération, Combat, les libérés de la Santé où deux négresses en costume traditionnel des Antilles dansaient en marchant, la jeune avait un costume bleu ciel de toute beauté. Nous vîmes passer les voitures blindées, les chars, les voitures de radio et de cinéma. 604
La foule applaudissait tout ce qui passait. Je ne vis jamais pareille unanimité. Une voiture à haut-parleur s’arrêtait tous les dix mètres pour nous dire que le général de Gaulle nous confiait sa sécurité, l’improvisation de la cérémonie et les nazis encore présents à Paris n’ayant pas permis à la police de nettoyer Paris. Deux avions lents passaient et repassaient à vingt mètres audessus de nous en faisant des balancements d’hommes soûls pour répondre aux applaudissements. Une voiture nous jeta des flopées de bandes de papiers portant « Vive la France », ou « Vive de Gaulle ». Des débrouillards montaient dans les arbres et s’asseyaient sur la première branche, en face de nous ce fut un jeune pompier avec son casque pendu à la ceinture. On faisait ce qu’on voulait, la police étalée sur chaque bas-côté à raison d’un agent tous les quatre mètres était aussi insouciante que la foule, faisait ellemême partie de la foule, avec les mêmes sentiments, et au même titre, ce qui sans doute ne s’était jamais vu et ne se verra jamais plus. Le défilé s’approchait lentement et fut devant nous sans qu’on s’en soit aperçu, d’abord un motocycliste américain, espèce d’acrobate qui serpentait, allant d’un trottoir à l’autre, comme s’il répandait des fleurs, puis des tanks, puis un groupe de fifis que de Gaulle voulut mettre à l’honneur, les ayant choisis parmi ceux qui avaient accompli de hauts faits lorsqu’il les passa en revue place de l’Étoile. Au premier rang, notre nègre, le bras en écharpe, la démarche victorieuse. Gentillesse pour associer l’Empire à la délivrance de Paris. Après deux gros tanks suivant les rives du cortège, vient un groupe d’hommes, dont de Gaulle, au centre du premier rang, d’abord difficile à repérer à cause de son costume sans marques distinctives, au milieu d’une cinquantaine vêtus de la même modestie. Il regardait les deux rives en délire avec un visage pétrifié par l’émotion, tendant les mains, paumes en l’air tantôt à droite, tantôt à gauche, geste plutôt esquissé qu’accompli. Son défilé à pied, à côté de ses compagnons d’armes, son geste simple et modeste fit une impression inoubliable sur le million d’êtres qui le virent. Derrière vinrent les groupes de résistants, les voitures de l’armée Leclerc. Une voiture blindée eut beaucoup de succès ; à l’avant sur un support d’épouvantail à moineau était accroché le manteau du commandant du grand Paris 1, comme une voile de misaine. Les grands ––––– 1. Le général Dietrich von Chöltitz, qui avait capitulé le 25 août, sans exécuter l’ordre qu’il avait reçu de faire sauter les ponts et édifices parisiens préalablement minés. 605
revers rouges, la basque relevée pour montrer la magnifique doublure en vison, elle se balançait grotesquement plate et vide et évoquait la couenne de lard qui, il y a huit jours, la gonflait. Et au bout d’un quart d’heure, très fatigués, mais heureux d’avoir vu un tel unique spectacle, nous partîmes, les jambes raides. Arrivés sous les ombrages, je proposai d’aller jusqu’à l’avenue Gabriel et là, en longeant les hôtels, de faire cap vers l’ouest pour virer jusque chez nous, par la rue Saint-Honoré, la rue d’Aguesseau et la rue d’Anjou. Nous longions les jardins de l’ambassade d’Angleterre, cachés à la vue par une grille pleine, c’est-à-dire recouverte de plaques de tôle. En un certain point nous fûmes suffoqués par une violente odeur de caca comme si nous marchions dans une fosse d’aisance. Cette odeur venait d’au-delà de cette grille, passant par-dessus, débordant, si je puis dire, pour se déverser dans la rue. Le haut de la grille était protégé par des barbelés oxydés, pourris, après quatre ans d’âge, ce qui est vieux pour du barbelé. Je dis à ma femme : « Voilà, ces salauds-là occupaient l’ambassade d’Angleterre ; avant de partir ils ont répandu de la merde dans les jardins. » Elle me répondit : « Parle pas comme ça, ne soit pas si grossier ! » N’empêche que je continuai mon discours sur ce sujet en disant que c’était la coutume chez les seigneurs de ce peuple, que chez ma mère, en 1914, deux officiers qui avaient couché à la maison, après avoir exigé les draps brodés, la paire d’apparat de ma pauvre mère, avaient couché là, bottés et éperonnés et s’étaient accroupis dessus, le matin avant de partir, et que chez des voisins, ils avaient ouvert la tapisserie de deux beaux fauteuils anciens pour s’en servir. Nous hâtâmes le pas vers des paysages mieux fleuris et voici qu’une mitraille éclate, les gens s’affolent, je ne voyais ni d’où cela partait, ni où cela arrivait. Je décidai de ne pas bouger, ma femme s’allongea à plat ventre, le nez sur le sol ; je m’accroupis contre le soubassement en pierre, l’œil aux aguets. De l’autre côté de la rue, près des bosquets des Ambassadeurs, un fifi vit quelque chose qui bougeait dans un gros arbre et, des agents survenant, ils tirèrent des coups de feu vers le haut de l’arbre. Le fifi épaulait lentement son fusil et tirait puis regardait, comme un chasseur regarde si sa perdrix tombe. Je décidai donc de gagner la rue de l’Élysée, qui était à dix mètres de là, et je tâchai de convaincre ma femme ; finalement je lui commandai de me suivre ou que je la laissais là. J’atteignis le coin et je retournai quelques pas pour chercher cette mauvaise tête, mais elle venait en courant à son maximum de vitesse ; sitôt arrivée au coin 606
elle me dit qu’elle avait perdu son bracelet, je refis le chemin et retrouvai le bracelet. Une dizaine de personnes y étaient passées, mais le genre de préoccupation qui les absorbe était autre que de ramasser des trésors. C’est un bracelet en argent que je lui ai acheté il y a dix ans à Saint-Malo et qui vaut deux cents francs, mais il vaut plus que n’importe quelle fortune pour nous et sa valeur a encore beaucoup augmenté depuis hier soir, quatre heures et demie, quand je le ramassai. Croyant nous mettre à l’abri de la fusillade, elle se fit plus intense. Il apparut que des salopards étaient aussi embusqués dans les jardins de l’Élysée ; suivant la foule, nous entrâmes dans un palais et nous attendîmes une accalmie. Un quart d’heure après, nous filâmes vers la rue Saint-Honoré. Mon fils qui était au carrefour Marigny, à cent cinquante mètres plus à l’ouest, eut la même aventure. A la Concorde, ce fut une attaque du même genre, au Petit Palais aussi. C’était préparé ; l’heure H avait été posée à quatre heures et demie, les salopards avaient estimé que ce serait là l’heure réelle du défilé et voulaient mettre le désordre dans la cérémonie. Elle eut lieu une demi-heure trop tard. Les journaux nous dirent que la rue de Rivoli fut aussi arrosée. Il y a quelques victimes mais peu, eu égard au nombre de coups tirés. A Notre-Dame, pendant le Te Deum, il y eut aussi une mitraillade. Il y a encore des Allemands cachés dans les combles des bâtiments qu’ils occupaient, et aussi des miliciens. Pendant une semaine encore, nous aurons de ces incidents. On en arrête un peu partout ; quand la foule en voit traîner un par les agents vers les fifis, elle saute dessus et les met en bouillie. Le docteur, notre voisin, qui s’occupait d’un blessé près de l’avenue Victor Emmanuel, vit un Allemand abattu par un agent et qui, quoique blessé, lui foutit un grand coup de pied dans le ventre, en gratification de quoi, l’agent le laissa là à la disposition de la foule qui fit le lion. Ce fut quand même une journée inoubliable, qui s’inscrira dans l’histoire de Paris comme la plus grandiose des expériences collectives. Cela baignait dans une atmosphère de joie divine et l’unanimité de ce peuple, son unité psychique, firent de cette cérémonie quelque chose d’unique dans la vie de tout un peuple. Rien n’est perdu, le surréel peut sauver le monde. Dans l’homme, si mauvais par ailleurs, il y a cette étincelle d’espoir qui peut tout enflammer, tout réduire en cendres, et tout faire renaître. Phénix.
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Lundi 28 août 1944 J’ai eu un frisson à retardement1. La comtesse a été libérée de Fresnes vendredi. C’est chez elle que le Singe et Ricou ont été pris par la Gestapo, il y a quelques semaines. Ayant établi une souricière dans l’appartement, ils en prirent encore une demi-douzaine. Ils eurent en mains les derniers rapports envoyés à Londres, ou plutôt les doubles de ces rapports. Les originaux étaient partis peu avant. Sur chaque rapport était noté le nom de l’informateur, profession et lieu de naissance. Il ne manquait plus que l’adresse. Comment se fait-il qu’ils ne m’ont pas déniché ? Ni Jacquet ? Je pense qu’ils eurent d’autres préoccupations, avec les derniers événements depuis l’attentat contre Hitler, surtout, puis les soucis du déménagement. Chez la comtesse, ils ont volé trois cent mille francs de bijoux. C’est la misère maintenant pour elle. Elle pense que le Singe a été embarqué pour l’Allemagne par le septième convoi qui suivit l’ordre de repli. Elle l’a vu une fois, à Fresnes, il avait le visage tuméfié. Elle n’a pas de nouvelles de Ricou. La Gestapo avait déjà mon dossier, à la suite de ma folie de mai 1943. Les fifis ont reçu le droit de perquisitionner pour dépister les ennemis et les amis des ennemis, aussi des gangsters se sont hâtés de s’infiltrer dans ces organisations sommairement organisées pour cambrioler et assassiner au besoin. Ce sont les mêmes qui jouèrent aux policiers ou aux gestapistes pendant quatre ans. Les Allemands protégeaient ces crapules, on espère que le nouveau gouvernement les mettra hors d’usage. Autre visage du salopard : un trafiquant du marché noir qui fit une fortune insolente pendant ces quatre années, a collé ses deux fils dans les F.F.I. Mes fils avaient rompu toute relation avec eux à cause de leurs sentiments germanophiles. Un mois avant la fin, ils s’infiltrèrent dans un groupe de résistance. Alibi pour le père et sa fortune rapinée sur la misère du peuple. Leur cousine, qui nous raconta ça et à qui nous manifestons notre étonnement, nous dit : « Eh ! que voulez-vous ! pendant longtemps on n’a pu savoir lequel serait le plus fort, on pouvait difficilement prendre parti ! » Et voilà, c’était dit sans ironie, avec conviction, avec l’assurance de pratiquer une morale supérieure, irréprochable ! C’est désespérant. Il est six heures, c’est la sortie des bureaux, beaucoup de cyclistes montent et descendent la rue de Rome, un chat traverse, sans doute lui donne-t-on à manger à cette heure-ci, chez le voisin d’en face. Les cyclistes lui laissent la voie libre, ils s’écartent gentiment. ––––– 1. Voir, supra, 12 avril, 3 et 5 mai 1943. 608
Il a fallu des milliers d’années pour atteindre ce niveau de civilisation. Du fait même que ceci fut possible, on ne voit pas pourquoi l’impossible ne serait pas, lui aussi, possible. Vendredi 1er septembre 1944 Hier après-midi, Grécourt et Verger sont venus me voir. L’usine est occupée par les communistes. Grécourt, qui était vaguement communisant, a été un des premiers à y aller fouiner. Il a trouvé les dossiers du personnel. Je pense qu’il avait un certain intérêt à cela, car il avait écrit une lettre au directeur en novembre dernier qui n’était pas très française. Le fait même qu’il m’a dit avoir trouvé dans certains dossiers des lettres compromettantes de certains de ses camarades me fait croire que c’était bien pour étouffer la sienne, qu’il s’est hâté. Ils m’ont demandé si je voulais reprendre la direction de la maison, le cas échéant ; je leur ai dit oui, sans toutefois m’engager, parce que j’ai eu l’impression qu’ils voulaient présenter au syndicat un projet assez précis. Mais je suis tranquille, si la Maison reprend son activité, ce sera sous la tutelle d’une société nationale qui casera là quelqu’un de plus larbin que moi. Je ne tiens d’ailleurs pas à cet honneur, j’ai besoin de gagner ma garce de vie, c’est pourquoi je ne puis refuser sans me sentir coupable de lèsefamille, mais je souhaite de tout mon cœur qu’on ne m’offre pas cette gorgée de poison. Guyomard, venu ce matin sans savoir que j’avais vu Grécourt hier, m’en dit pis que pendre. Puis il se plaint que cet infernal cambrioleur ait été coffrer les dossiers. Guyomard allait là-bas aussi pour purger son dossier ; c’est sans doute à cause de son engagement pour l’Allemagne, il y a un an, engagement qui n’a pas été suivi parce que j’ai arrangé la chose. Grécourt a enfermé les dossiers et veut s’en servir pour épurer. Il voulait aussi, du même coup, consolider sa situation, car il a réussi à se faire nommer chef de groupe, par des flatteries envers le vainqueur, alors qu’il n’est pas capable de tenir cette fonction autrement que sur des manœuvres extra-profesionnelles. Quant à Verger, qui est propre, je pense qu’il veut trouver une situation au plus vite, faute de monnaie. Si je prends la direction, je suis obligé de lui offrir une place intéressante. Guyomard me raconte que les Prussiens sont partis vendredi 18, dans la soirée, peu avant l’occupation de l’usine par les fifis. Ils avaient réquisitionné des Citroëns et durant toute la journée de vendredi, ils vendirent les meubles, ils se firent ainsi beaucoup d’argent de poche pour le voyage. Le Herr Director a dit à Guyomard qu’ils reviendraient dans trois 609
mois. Quelques maquereaudins, parmi le personnel de la Maison, ont acheté des bureaux, des tables, des planches à dessiner, dans l’espoir de les revendre avec bénéfice. Cinq cents francs les tables, bureaux que ces salauds achetèrent six mille francs et qui en valaient trois cents au maximum, déjà déglinguées à cause du bois vert dont elles étaient faites. Sur les six mille francs, le Prussien qui passait la commande reprenait deux mille francs pour ses menus plaisirs de Paris. Il y eut, il y a six mois, un client de cinquante tables. Mieux vaut dire que ce gaulâfron a dû nager dans le beurre et dans le champagne. C’est la propreté nazie ! Que la vérole le pourrisse ! Guyomard me dit aussi l’esprit 1936 qui infecte le piquet d’occupation. Ces gens veulent faire n’importe quoi, des casseroles, des poêles à frire. C’est de l’artisanat système Pétain. Pas besoin d’une grande usine pour ça. Et puis, aucune idée pour l’outillage, l’approvisionnement et le financement. Les innocents, qui ont lu des récits d’U.R.S.S. rédigés pour les besoins de la cause. Dans un mois, ils iront sonner à la porte d’un industriel ancien régime, ils imploreront pour une nouvelle servitude, comme en 1936. Ils n’ont rien appris. Guyomard, en venant ici, a rencontré le cantinier Baumann, rue de Constantinople. Il en fut tellement estomaqué qu’il resta comme une bête et ne sut que dire. Baumann en a profité pour dégoiser son petit boniment : « Je suis officier français, je vis chez Bréguet ; chez Farman, ça va reprendre, au revoir. » Ce salaud-là disait, il y a trois mois : « Je suis officier allemand ! » Comme officier, ce chenapan n’a jamais connu que l’office, quand il lavait la vaisselle, avant la guerre. Et puis ce matin, de crier tout de suite : « Je suis Français ! » Mais que ce gangster soit resté en France, c’est étonnant, et c’est ce même étonnement qui a gelé Guyomard. Samedi 2 septembre 1944 Vu dans un journal d’hier soir une photo de la visite du général Valin, ministre de l’Air, à l’usine de Sartrouville. Je pense que c’est Hurel qui l’a emmené là, et de ce coup, se montrant aux côtés de Valin, il se refait une virginité. Les malins se démerderont toujours, sous n’importe quel régime. Un médecin nous dit qu’il soigne un de ses clients arrêté et torturé par la Gestapo. Il fut martyrisé au centre d’abjection du boulevard Victor. On lui a matraqué la verge à coups de nerf de bœuf. Les journaux nous informent aussi qu’aux femmes on leur brûlait la pointe des seins. Sans parler de toutes sortes d’autres cruautés. Ces deux-ci dénotent une psychopathie sexuelle caractérisant le 610
régime prussien et tous les refoulements qu’il provoque. Par le fer et par le feu, disait Bismarck. La torture est une suite logique. Quand on glisse dans le précipice on ne peut plus s’arrêter. Les procédés modernes de la propagande ont fait que la barbarie est devenue totale. La liberté demande un combat de tous les jours, une vigilance sans égale. La première défaillance conduit à ce que nous venons de voir. Importance de la pensée dans les sociétés humaines. Demain, cinq ans de guerre. Un plan quinquennal, en somme ; les plans quinquennaux ont été des plans de guerre. Voici dix ans et plus que cette expression est vulgarisée. C’est qu’il faut cinq ans pour équiper une armée. Y. Leroux est venu cet après-midi ; engagé dans la division Leclerc il y a trois semaines, le voici déjà dans une section de chars. Il part demain pour Reims. Il nous dit que l’abbé Fleury a été abattu par les nazis après qu’ils lui eurent coupé les oreilles et crevé les yeux. Les Américains sont trop doux envers les Allemands, aussi la division Leclerc ne fait pas de prisonniers. Elle les supprime. Une patrouille ayant ramené deux cents Boches au poste de commandement se fit vertement réprimander. On colla les deux cents Européens au mur et on les envoya en plein ciel de gloire, dans la demeure des héros. Le commandement américain se plaint qu’elle ne fasse pas suffisamment de prisonniers. Il n’a pas encore compris qu’il y a des comptes à régler. Les pages littéraires reparaissent. C’est la ruée vers la renommée. Cette course est assez ridicule ; à les lire, ce furent tous des héros de la Résistance. Il y en eut, bien sûr, mettons cinq pour cent, les autres sont des vaniteux gueulants. Ça se tassera. Le Singe est libéré, le convoi de Fresnes a été échangé contre des blessés. Tous ceux qui furent arrêtés avec lui sont saufs et vont revenir. C’est une nommée Chantal qui a pu revenir vite qui a apporté la nouvelle. Mardi 5 septembre 1944 Toujours la vie restreinte et recluse. Pas de lumière, pas de transports, nouilles synthétiques et pain noir, mais on sait que tout cela va finir et qu’on ne revivra pas cela d’ici longtemps. On est délivré aussi du poids de l’injustice. Comment quatre-vingts millions d’Allemands peuvent-ils s’accommoder d’un système policier aussi serré ? Car eux aussi étaient tenus à beaucoup de prudence et la prudence ne suffit pas, il faut aussi la chance. Quand un policier avait envie d’un cadavre, il se servait. Rien à dire, un policier a toujours raison. C’est l’article 1er de leur système. 611
Lu une nouvelle de Tolstoï qui se termine ainsi : « Quant à Nicolas Ier, il était heureux d’avoir écrasé l’Hydre de la révolution, non seulement en Pologne, mais encore dans toute l’Europe. Il était fier de n’avoir pas transgressé les traditions de l’autocratie russe et d’avoir soumis la Pologne pour le plus grand bien de sa patrie. Et des hommes, chargés de constellations, chamarrés de broderies, le couvraient de tant de louanges qu’il croyait sincèrement qu’il était un grand homme, que sa vie avait donné le bonheur à l’humanité en général et aux Russes en particulier, alors qu’il avait employé toutes ses forces à leur débauche et à leur abrutissement. » Que Tolstoï ait pu écrire et publier ce texte montre dans quel abîme l’Allemagne est tombée. L’Allemagne où un texte de ce genre n’aurait pu ni être écrit, ni être publié. Mercredi 13 septembre 1944 Les délégués de l’usine sont venus me demander de prendre la direction de la maison1. J’ai accepté, en vertu du principe amor fati. J’ai été me présenter au ministère avant-hier. Le ministre va nommer un administrateur provisoire, la maison étant considérée comme en faillite et placée sous séquestre. Il s’agit de terminer les travaux en cours. Cinquante appareils en réparation. Le motif le plus puissant est de donner du travail et, par conséquent, des salaires à mille ouvriers qui n’ont rien touché depuis le 14 août et qui sont dans l’attente de la bienfaisante monnaie. Une commission d’épuration fonctionne. Ce qui est nouveau, c’est que les hommes sont nature, cela change avec la fourberie des dirigeants bourgeois. Leur volonté de travailler est grande, ils veulent montrer que le prolétariat est capable de mieux faire que les capitalistes. Allons-y. J’aurais préféré un emploi moins cahoteux, moins exigeant, où j’eusse des loisirs poétiques. Mais me voici replongé dans le tout ou rien, ma destinée. Georgette Char est à Paris, elle a téléphoné dimanche soir. Surprise. Char est chef maquisard2, elle n’a pas de nouvelles depuis juillet, alors qu’il partait pour Alger. ––––– 1. Junkers, mis sous séquestre par les autorités de la Libération. Blanchard occupera ce poste pendant trois mois. En 1945, il sera chef d’études à la SCAN (Société nationale de construction aéronautique) ; de fin 1945 à janvier 1948, ingénieur à la Société d’Études et de Travaux industriels modernes, et de février 1948 à sa retraite, en 1955, ingénieur à la société de construction aéronautique Hurel-Dubois. 2. Chef du secteur de l’Armée secrète Durance-Sud depuis 1941, Char s’était engagé en 1943 dans les F.F.C. (Forces françaises combattantes). Chargé de mission de première classe avec le grade de capitaine, il est chef 612
Vendredi 15 septembre 1944 Après diverses fortunes, dues surtout à l’avidité des deux grandes sociétés nationales, Sud-Est et Sud-Ouest, un administrateur est désigné pour gérer l’entreprise. Je prends la direction comme si j’avalais une purge. Ça va être un esclavage de tous les instants, moi qui n’aime rien tant que la solitude et le silence, je vais être à la merci de tous. La position sera difficile à tenir. Le personnel qui m’a plébiscité va abuser de son autorité et me rendre la vie écœurante. Je vais être le domestique de tous. Il faut que je commence bien ou je suis foutu ! Ah ! si je n’avais pas ce besoin d’argent ! Quand reprendrai-je la poésie ? Trouver un emploi standard en ce moment, impossible. Il y a trop de personnel disponible et pas de travail, pas de matière, pas d’outillage ; il va falloir employer tous ces gens à n’importe quoi en donnant à ce n’importe quoi un visage d’utilité primordiale. Que la guerre finisse vite ! Ayons la chance, la très grande chance de voir durer trente ans cette guerre de cent ans. Le rééquipement civil du pays absorbera la main-d’œuvre surnuméraire et tout se tassera. Mais jusque-là, il faut vivre et vivre est un problème de fer. Impitoyable et sans solution satisfaisante, définitive, équilibrée. Vendredi 22 septembre 1944 Rêve. Je suis au pied d’un mur, un mur d’édifice public, genre palais de Chaillot. A cinq ou six mètres de hauteur, une horloge à mécanisme visible, très originale, tout en hauteur. Je dois réparer cette horloge. J’ai une échelle simple, mais plus large en bas qu’en haut, comme sont les échelles doubles. Je la pose contre le mur pour atteindre l’horloge. Elle est un peu courte, je la rapproche du mur pour gagner un peu de hauteur, j’essaie de monter, elle n’est pas assez penchée, et elle revient sur moi, je l’éloigne du mur, je monte, elle est trop basse. Je prends un escalier et je monte dans les étages ; derrière ce mur, je vois une salle contenant le mécanisme, qui commande tout, ––––– départemental (Basses-Alpes) de la section atterrissage-parachutage, et adjoint au chef régional du réseau Action. En juillet 1944, il est appelé à Alger, à l’état-major interallié, et sera officier de liaison du général Cochet et directeur du centre des missions parachutées, en préparation du débarquement de Provence. 613
donc je vais réparer ici, puis je me dis qu’il faut changer l’horloge même, et me voici revenu au problème de l’échelle. Mardi 26 septembre 1944 Chômage, ma terreur ! ce sont des loisirs dont je ne profite pas, toujours torturé par mes devoirs. Quarante ans d’esclavage industriel ont fait que je ne puis profiter de mes loisirs que s’ils sont pris aux dépens d’autrui. La perfection fut atteinte pendant l’hiver et le printemps 1943 chez Junkers. Je continue mon cours de résistance, plutôt pour clarifier mes notions que pour enseigner. Le soviet de l’usine avait rêvé de prendre la succession de Junkers, encouragé d’ailleurs par les chefs syndicalistes qui sont en majorité communistes et partisans de la dictature du prolétariat. Mais, comme en 1936, les lois qui régissent les entreprises industrielles n’ont pas prévu les soviets. Et cela, les chefs de la C.G.T. le savent bien, mais ils se gardent de le dire à leurs troupes. Lorsqu’on est venu me chercher, il y avait déjà deux semaines que la comédie durait. Le ministre de l’Air, un communiste1, a un cabinet civil cégétiste. Les ouvriers, ayant été exposer leur volonté de puissance, furent reçus à bras ouverts par un attaché de cabinet nommé Ducret. Le comité informa l’assemblée qui fut pleine d’espoir et d’allégresse puis retourna au ministère afin de toucher la somme nécessaire au paiement des salaires d’août. Là, le camarade Ducret s’enfonça davantage ; il leur dit de nommer un directeur et qu’alors le ministre passerait une commande, laquelle commande, communiquée au ministre des Finances, déclencherait l’ouverture d’un compte et celle des écluses du Pactole. C’est de ce coup qu’à la recherche d’un directeur, on vint me chercher pour tel. J’allai le lendemain voir Ducret, conduit par le comité. La commande était partie par la poste. « Vous ne l’avez pas reçue ? » nous dit le camarade Ducret, avec ses yeux ronds. Nous ne l’avons jamais reçue, mais la Société nationale du Sud-Est la vit arriver chez elle avec la recommandation de nous passer des commandes de sous-traitant. L’époustoufle continuait. Le beau Ducret engagé dans sa démagogie s’enfonçait toujours plus avant dans les marécages. Ensuite, ce fut ––––– 1. Fernand Grenier, auquel allait succéder, le 23 octobre, le chef de F.T.P., Charles Tillon. Sur l’histoire, compliquée et peu documentée, de l’industrie aéronautique française après la guerre, on peut toujours consulter les mémoires de Charles Tillon, On chantait rouge (Robert Laffont, 1977). Son point de vue, on s’en doute, n’est pas le même que celui de Blanchard. 614
son déménagement de Saint-Didier au boulevard Victor, ensuite il y eut un changement de ministère, le camarade Tillon remplaçant le camarade Grenier. Tillon revient d’Alger. Quarante-huit heures d’arrêt, puis on me donna une décision : « Monsieur Blanchard assurera les fonctions de directeur technique de la société Junkers, 10, rue Sextus Michel, Paris XVe. Fait à Paris, le 19 septembre 1944. Le ministre de l’Air : Tillon. » Je n’en croyais pas mes yeux ! C’est un texte uniquement décoratif et qui veut dire néant. Mais le camarade Ducret me dit en me le donnant : « Allez avec ça à la direction technique et on vous donnera tout ce qu’il faut pour fonctionner. » J’étais ébloui, mais je pensais que nous vivions sous une législation nouvelle, celle du gouvernement d’Alger, inconnue ici, pleine de surprises. Nous allâmes à la direction technique, rue de la Convention. Là, on me dit de rendre visite au chef d’arrondissement, place de l’Alma. Je demandai quelques explications, on m’expliqua une drôle de chose : les usines et le matériel appartenaient aux Finances, administration des dossiers, et l’exploitation se faisait sous la tutelle du ministère de l’Air. « Vous comprenez, c’est très simple ! Ponction, Finances — Fonctionnement, Air. » Je fis de grands yeux, mais je n’osai pas dire que « Es war furter auf der tiefe ! » Je vis donc Monsieur Philippe, Ingénieur de l’Arrondissement, qui me dit être heureux de faire ma connaissance mais qu’il n’avait pour mon établissement ni commande ni crédit. Et qu’il ne voyait pas comment tout cela pourrait s’arranger. Je vis que c’étaient toujours les lois de règlements d’avant 1940 qui étaient en vigueur et, fort de cette certitude, je rebondis chez Ducret, avec ma délégation, afin d’éclaircir le patouillage dans lequel nous suffoquions. Je fis un exposé très clair de la situation et le camarade Ducret, très gêné dans ses souliers, souligna la pertinence de mes propos. Je conclus en disant : « Il y a deux solutions : continuer à vouloir mettre sur pied une entreprise ouvrière, et alors, attendre que la législation industrielle soit adaptée à notre désir, ce qui, au mieux, demandera plusieurs mois, ou nous intégrer dans une société nationale, qui payerait immédiatement le passif Junkers sur sa trésorerie et ensuite s’arrangerait avec l’État. » Ducret dit : « Oui, je ne vois pas d’autre solution. » Je pressai donc le soviet de demander à leurs mandants une décision ou l’autre. L’après-midi du même jour, ils me disent leur accord pour l’intégration dans une société nationale. Je pris rendez-vous avec de l’É., président du Sud-Est, je le vis vendredi et il refusa un si beau cadeau qui consistait à lâcher cinq millions immédiatement. 615
Il me dit toutefois que si l’État lui donnait l’ordre de nous absorber, il le ferait, car alors, il pourrait exiger des Finances le financement immédiat de ses débours. Je revins à l’usine et le comité décida de faire de l’agitation syndicaliste, par meetings ou autres manifestations, afin qu’on changeât ces lois mécréantes qui empêchent l’accession du prolétariat au pouvoir industriel. Hier, ils décidèrent de faire une démarche au ministère des Finances ; je ne voulus point y participer parce que je jugeai ce voyage très inutile. Il y allèrent seuls et on les reçut très bien ; on les envoya rue de la Banque, à l’administration des Domaines, où on les reçut très bien aussi et où on leur dit : « Ayez une commande de l’Air et nous vous donnerons de l’argent ! » Le serpent se mord la queue ; on doit s’adresser à l’Air, après un mois de pérégrinations. J’avais raison de ne rien augurer de bon de ces attaques contre la boule de caoutchouc de l’Administration. Or, il est bien établi que l’Air ne nous donnera jamais une commande : à qui la donnerait-il ? Nous n’existons pas, légalement parlant ! Voilà où mène le chictypisme d’un attaché de cabinet ! Maintenant me voici dans mes quatre murs, j’attends que la C.G.T. aille secouer le ministre, je ne peux rien faire de plus que ce que je fais. D’ailleurs, il y a d’autres maisons dans notre cas, c’est une solution générale qu’il faut trouver. Et puis, des usines ferment ; chaque jour jette sur le trottoir son plein de nouveaux chômeurs. Les Américains embauchent une demi-douzaine de laveurs de voitures et c’est une queue de cinq cents personnes qui se présentent au guichet. On va revivre les mois de 1940 avec cette différence toutefois que la vie est quatre fois plus chère. Un mois de ce cafouillage et de Gaulle sera vomi. Ce qui étonne, c’est que nous avons donné jusqu’à huit cents millions par jour aux vainqueurs et qu’on ne trouve pas quatre-vingts millions pour apaiser la tempête ! On suppose des manœuvres sombres dans ce nouveau gouvernement. D’autant plus que des troubles sociaux feraient une déplorable impression aux observateurs alliés qui mesurent en ce moment la température et la tension artérielle de la France. Samedi 30 septembre 1944 Été chez l’oculiste pour les verres. Je lui dis que je me suis esquinté la vue en lisant à la lumière de la chandelle, quand j’étais jeune, puis, la sous-alimentation de ces quatre années. Il me dit : « Oui ! c’est l’âge, aussi1 ! » C’est la première fois que j’entends cela. ––––– 1. Blanchard a cinquante-quatre ans. 616
Ça fait un étrange frisson. De maintenant, jusqu’à mon dernier jour, je n’ai pas fini de l’entendre ! Encore un changement de coordonnées. Dimanche 1er octobre 1944 Hier, après déjeuner, vers deux heures, un coup de téléphone : Char lui-même, arrivé au milieu de la nuit, m’annonce qu’il vient me voir illico. Je savais qu’il avait fait le débarquement en Provence parce qu’il était allé en mission à Alger quelques semaines auparavant. Mais depuis, plus d’indications précises sur sa situation. Ce fut une sacrée surprise. Je me suis mis au balcon ensoleillé pour le voir au plus vite. Vers quatre heures seulement, je le vis descendre d’une voiture officielle décorée d’une grande cocarde sur l’aile. Je le vis en raccourci, les galons de capitaine sur les pattes d’épaules. En moins de rien, il fut au cinquième où je l’attendais sur le palier, piétinant le tapis. Nous nous embrassâmes, il m’apparut comme un soleil, en magnifique santé et plus grand et plus large que jamais, je pensai au grand Ferré, sans même que je me souvinsse exactement de ce grand Ferré, si ce n’est d’une image de mon cours d’histoire lorsque j’avais huit ou neuf ans. Enfin, le voici, il a passé à travers le feu. Il est capitaine du maquis et il ne passera pas dans le joug de l’armée régulière. Il n’est pas fait pour la servitude militaire, il en porte, innée, la grandeur. Il vient à Paris pour sauver les droits sacrés de ses deux mille hommes du maquis des Basses-Alpes et leur faciliter le dur passage à la vie de citoyen, eux dont la place est maintenant prise par les assis, eux qui ont abandonné leur part pour lutter contre le barbare et eux, enfin, qu’on veut incorporer dans le troupeau de moutons de l’armée régulière. Si encore ils étaient sûrs d’être bien reçus, mais c’est qu’ils sont indésirables. Voyons, des hommes qui n’ont pas suivi les cours, qui n’ont pas pratiqué les grands moments d’avant-guerre, qui n’ont pas gravi les échelons un à un ! Cela ne se fait pas. On veut bien d’eux pour le moment… Non, ces gens se sentent de trop et veulent rentrer chez eux. Ils ont leur orgueil, les autres ont leur vanité. Char a vu la vie à Alger. Il en est revenu écœuré. C’est la badernerie vichyssoise et tous les vices d’avant-guerre : peur du canon, concessions, gabegie, arrivisme, du « War and lechery » de Thersite, ils ne gardent que « Lechery ». Les Anglais et les Américains les regardent et s’en tiennent à leur jugement d’avant-guerre : « Frenches 617
are whores1 ! » On comprend maintenant leur réticence. De Gaulle a une extraordinaire valeur morale mais il lui manque d’être une crapule, car, comment mater les crapules si on ignore que ça puisse exister, la crapule ! De Gaulle règne innocemment ! ce qui est impossible. Il nous faudrait un Saint-Just, nous avons Jeanne d’Arc. Il faudrait un peu moins de pureté et un peu de dureté. Voilà notre conversation. Char est désenchanté. Il a raison, mon ami. Je vois toutes les velléités de notre gouvernement, je ne vois aucune réalisation. Mais je crois quand même que le peuple de France, et par suite la presse, ne laissera pas passer les saletés que les Algériens supportent, et la dénonciation publique de tels stupres en rendra l’accomplissement difficile et la répression certaine. Le gouvernement se sentant approuvé par le peuple pourra agir brutalement. Ce n’est pas demain que la France sera guérie de vingt ans de peste politique genre Machiavel et tutti quanti. Le virus est encore virulent. Les satrapes ne lâcheront pas comme ça leur satrapisme. La Russie en est aussi, elle trompe les communistes français pour le plus grand bien du Tsarisme stalinien. Devant son jeu si clair, les travailleurs sont aveugles, ils en sont encore au marxisme. Benoît me racontait, il y a huit jours, qu’Herriot, avant la guerre, s’étant plaint à Molotov de l’attitude embarrassante des communistes français qui lui rendaient sa tâche très difficile, s’entendit répondre le plus naturellement du monde : « Fusillez-les ! »2 La pauvre France, usée, pillée, et qui veut vivre comme une princesse de légende, me fait l’effet de cette vieille folle en falbalas miteux et en dentelles 1900 qui faisait des grâces, avenue du Bois. Durant un mois, nous avons été ivres, maintenant nous avons la bouche amère. Je crois quand même que nous avons vécu un temps hors série et un temps que les historiens feront reluire. Dans cent ans, cela paraîtra grandiose, et histoire ou pas histoire, il y a eu de la grandeur. Samedi 7 octobre 1944 La vie reprend peu à peu. L’électricité nous est rendue de sept heures du soir à sept heures du matin. Hier, je tourne le bouton du ––––– 1. « Les Français sont des putes ! » 2. Édouard Herriot (1872-1957), président du Conseil et ministre des Affaires étrangères du juin 1924 à avril 1925. C’est son gouvernement qui reconnut l’U.R.S.S. — Viatcheslav Molotov, ministre des Affaires étrangères de Staline de 1939 à 1949, il fut l’artisan du Pacte germano-soviétique. 618
poste, on donne une pièce d’après Jules Romain : 6 octobre1. On annonce, c’était le 6 octobre 1908, il y a trente-six ans. Déjà trente-six ans. Je venais d’entrer à l’école des matelots mécaniciens de Toulon. Je revois mes dix-huit ans, mon départ dans la vie d’études, de labeur harassant, et je me vois aujourd’hui, en vue de la vieillesse, de l’angoisse d’une vie qui serait à refaire ; j’ai appris à apprendre et je suis désespéré. Pourquoi ne suis-je pas resté dans mon innocence de la dix-huitième année ? J’envie ma femme qui a toujours quinze ans et qui lit des romans d’amour. Vendredi 13 octobre 1944 Chômage. Le froid et le dénuement pour le peuple. Des privilégiés gavés, insolents. L’humanité a baissé d’un cran durant cette guerre. La soûlerie de la libération s’apaise, les rides apparaissent, ou plutôt, le trou-du-cul dans la bouche, comme disent les marins. Le ministre de l’Air, un communiste, ne fait rien et promet tout. J’ai exposé notre situation au comité d’usine, cela a duré près de deux heures. Je leur ai dit des vérités. J’avais fait, ces jours derniers, une enquête avec l’inspection des Domaines pour obtenir des précisions sur la charge de travail et les prévisions financières de notre entreprise. On nous promet trois mois de travail pour trois cents ouvriers. Deux mille quatre cents sur deux mille sept cents seront chômeurs. Pour le moment, nous sommes deux mille sept cents chômeurs provisoires. Les réprouvés le seront plutôt définitifs. J’ai promis aux ouvriers de leur dire des vérités, que c’était pénible pour moi de le faire alors qu’il en est d’autres qui sont payés pour cela et qui disent des mensonges par crainte de leur déplaire. J’ai appelé cela la lâcheté. Ils comptaient sur deux mille quatre cents travailleurs, les trois cents autres étant déclarés indésirables par leurs commissions d’Épuration. Et voici que la proportion se renverse, malgré les belles paroles de fer-blanc des gens du ministère. Ils sont furieux, mais résignés. Pas furieux contre moi, au contraire. Je craignais le sort du messager de Cléopâtre, mais non, ce ne sont pas des femmes hystériques, ils sont habitués aux mauvais coups du sort. Ils me sont même très reconnaissants de leur avoir dit tout cela. Une centaine travaille pour l’honneur, ils pensent qu’on ––––– 1. Adaptation radiophonique du roman Le 6 octobre, qui ouvre le cycle des Hommes de bonne volonté (1932) sur l’évocation de la journée du 6 octobre 1908. 619
donnait huit cents millions aux Boches et qu’on n’en trouve pas quatre-vingts pour les empêcher de crever ! Le Croquefromage est arrêté. Il a fallu deux mois pour que ce saligaud soit mis où il aurait dû être depuis quatorze ans que j’ai le déshonneur de le connaître, s’il y avait eu une justice et ses balances et son glaive autrement qu’en peinture. Les besoins d’argent de ce cravateux grandissaient logarythmiquement quand et quand sa boursouflure et sa réussite. Il demandait des avances sur son traitement et Mazer, le président de la SNCASO, demandait ce qu’il pouvait bien faire de son argent tellement cela dépassait les besoins normaux largement calculés. Ces derniers temps, ce casanova de banlieue entretenait une serveuse de la cantine d’usine comme si elle eût été une vedette de cinéma, sans compter les coups de fourchettes à droite et à gauche au gré des vents. Ces gens qui décrochent une situation supérieure à leur mérite croient qu’elle est due à leur mérite et filent comme la comète ; un vide lumineux passe dans le ciel et s’en va au néant d’où il était fortuitement sorti peu auparavant. La chance du spermatozoïde à qui échoit la fécondation et qui donne un con, un malfaiteur, dix mille fois pour une. Tout rentre dans l’ordre. Tant pis pour les braves bougres qui se sont trouvés sur sa trajectoire. C’est la vie, la putain de vie.
Samedi 14 octobre 1944 Char n’a pas retéléphoné. Lundi 16 octobre 1944 W., de Rennes, nous raconte les châtiments infligés aux collaborateurs. Des femmes déshabillées, barbouillées au goudron et parquées dans des locaux municipaux où les Sénégalais, délurés, les gardaient à coups de crosses. V., à Sèvres, a vu le défilé des femmes coupables, dans la grande rue ; l’une d’elles avait ses règles, une serviette entre les cuisses, un gendarme la lui enleva et son sang lui coulait le long des jambes. Elles étaient complètement nues. On les fit défiler dans la cour de la mairie, tout le peuple, derrière les grilles. On les tondit, certaines eurent des croix gammées dessinées dans le dos avec la pointe d’un coutelas. La guérison fut très longue, les plaies s’envenimèrent. Une de ces femmes s’ouvrit les veines des poignets, mais elle n’en mourut point. On assassina ceux et celles qui avaient dénoncé des 620
patriotes, on les tua proprement, sur-le-champ, mais les femmes qui forniquèrent avec les sauvages furent plus maltraitées que les traîtres, somme toute, pour peu qu’il leur restât un fifrelin d’honneur, ce dont on doute. Ça a été pour elles un mauvais moment à passer, mais elles sont prêtes à recommencer avec les Américains, ou les Patagons. Sauf celle qui a voulu se tuer et qui n’a pas réussi, et encore, pas sûr ! Il est remarquable que la foule réagit plus cruellement contre les débordements sexuels que contre tout autre dommage causé à la tribu. On assomme sur le champ un dénonciateur, on lacère une femme qui a fauté avec un ennemi. On fait durer le plus longtemps possible le plaisir de la voir souffrir, on l’humilie, on la saigne. Les Allemands ont salement torturé aussi les Résistants, mais ceux-là étaient des spécialistes, des hommes de métier. Je veux seulement parler de la foule et de ses réactions instinctives. J’avais une dizaine d’années, une fille du pays faisait la putain, les voisins l’insultaient dans la rue à chaque rencontre ; j’en entendis un lui dire : « On te foutra un fer rouge dans le cul, salope ! » Cette phrase me plongea dans d’intenses méditations. Il y avait des ivrognes et des voleurs, dans le pays, on les supportait, je crois même qu’ils étaient admirés ; la pauvre Marie-couche-toi-là qui se faisait violer pour six sous derrière une meule ou un buisson, était crucifiée. Je crois bien que les plus ardents étaient ceux qui la trouvaient à la faveur de la nuit, et d’autre part, celles dont l’alimentation sexuelle était déficiente. Les uns parce qu’elle partageait, les autres parce qu’elle les frustrait. Il y a peut-être encore d’autres motifs inconscients. A voir ! Mardi 17 octobre 1944 Jean, retour de Lannemezan1. Les fifis furent nombreux, après la bataille. Aujourd’hui, tous les habitants portent le brassard. C’est à qui aura tué le plus de Prussiens. Mais quand il y avait des Prussiens, on se tenait prudemment au fond de la cave. Le régent Horthy2 démissionne : « Il est clair, pour tout homme ––––– 1. Voir note 2, p. 326. 2. L’amiral Miklos Horthy, régent de Hongrie depuis 1920. Il s’opposa aux tentatives de restauration impériale de Charles Ier de Habsbourg. Dictateur de fait depuis 1931, allié de Mussolini et d’Hitler, il combattit à leurs côtés. En octobre 1944, il tente de négocier un armistice séparé avec les Alliés, mais il est enlevé par les SS et déporté en Allemagne. En 1949, il se réfugie au Portugal, où il meurt en 1957. 621
sensé, que l’Allemagne a perdu la guerre » dit ce fumier galonné, donc, passons du côté des vainqueurs. Cet acrobate demande l’armistice. La Gestapo a dû lui rentrer sa demande dans la gorge. Voici ce beau con d’andouille de dictateur qui s’aperçoit après tout le monde que l’Allemagne est vaincue ; il connaît Mouche en lait, l’amiral. Et c’est cet aveugle qui conduisait les borgnes. What a rascal ! Cet amiral-maquereau se reproche simplement d’avoir misé sur le mauvais cheval. Or, s’il avait été opposé au nazisme, et celui-ci eût-il été vainqueur, c’eût été un sale enculé quand même pour avoir soutenu une doctrine aussi vile et inhumaine. Ce Machiavel de Hongrie est encore plus bête que méchant. Sa crevaison sera un exemple pour les autres. Ils sont tous comme ça, les libido-dominandards, tous soûls de pouvoir et de tyrannie, ils perdent la notion de l’homme. L’État moderne favorise une telle ivresse. Les hommes ont trois cents ans de retard sur la connaissance. Le communisme, en se réalisant, donne à quelques individus un pouvoir exorbitant. Il se détruit soi-même. Jeudi 19 octobre 1944 J’ai fait une tentative poétique. J’ai écrit Eaux et Forêts, en partant du Poème errant qui a dix mois1. C’est très pénible de reprendre le fil coupé. Cela m’était difficile de continuer, il y a un an, j’étais sursaturé, j’aurais fini par déconner, par m’anéantir. Ma notion de poésie est exigeante. C’est moi-même, le tout-ou-rien, je ne puis rien faire à moitié, ce qui était difficile l’an dernier l’est encore plus aujourd’hui. Et plus encore à cause des recherches qui me vrillent la pensée, je suis mécontent de ce que j’écris ; il y a autre chose, mais l’obstacle est opaque, infranchissable, je me désespère. Ce que je viens d’écrire me dégoûte, autrefois cela m’incitait à chercher mieux, aujourd’hui je me casse le crâne sur le roc. Mon Nabuchodonosor est assez révélateur de cette tendance. Et puis, je n’ai plus cet espoir de communiquer par la publication. Je suis seul, mes essais sincères de participation poétique ont échoué. Ce n’est pas faute de bonne volonté, j’ai été extrêmement gentil, j’ai donné tout ce que je pouvais donner, sans rien recevoir, ou presque, ce dont je ne me suis jamais plaint. Mais il y a quelque ––––– 1. Voir note 1, p. 437. Eaux et Forêts, dont le « Poème errant », est la première pièce (et « Nabuchodonosor » la dernière) constitue la première partie de la suite intitulée Poésie, propriété de la matière (I Eaux et Forêts — II Organisation — III Culture), qui figurera en 1947 dans La Hauteur des murs. 622
chose en moi qui éloigne l’explorateur. Il y a quelques années, chez Potez, des personnes qui avaient affaire à moi et qui m’entendaient pour la première fois, avaient la voix tremblante, et il y en eût même qui ne purent dire ce qu’ils avaient à dire. Il y eut d’autres cas que je ne sus qu’indirectement. Je crois que ceux qui entrent d’emblée dans mon intimité gardent inconsciemment du recul, et à la moindre faille, ce recul devient évident. D’où le peu de persistance de mes relations. L’agressivité congénitale, primitive, et la couche d’extrême bonté qui la recouvre doivent déconcerter. C’est un mélange inquiétant. Au Salon d’Automne 1943, ce fut Braque qui rayonna de tous les feux de la renommée. Et vraiment, c’était bien. Aujourd’hui, c’est Picasso, mais c’est moins bien. Moins bien, en tant qu’exposition publique. Ce serait mieux si c’était non un salon, mais un laboratoire privé. Les alchimistes se cachaient, que diable ! J’admire ces œuvres dernière manière, mais je ne les aime pas. Si j’étais riche, je ne courrais pas après, et si j’en avais, je les mettrais au grenier, dans une caisse que j’irais ouvrir de temps en temps et je les regarderais clandestinement. Ceci se passerait quand j’en aurais gros sur le cœur, et passablement plein le dos de la nature humaine. Picasso est un dieu qui voit les hommes et ce qui s’y rapporte (le chat en bronze, par exemple) comme une femme sensible voit une araignée sur son oreiller ou une mouche verte sur un rideau. Il me semble qu’il y a quelque chose dans Shakespeare qui exprime cela, c’est quand il dit, à peu près, que l’homme est dans les mains de dieu comme une mouche entre les ongles d’un enfant cruel. En sortant de l’exposition Picasso, on voit les visages comme il nous les montre, c’est réel, et c’est supérieurement peint. Il n’y a que lui qui peut faire ainsi et sa vision du monde est originale, profondément originale. Mais tout de même, Picasso est communistestalinien. Il s’en vante, c’est un frère, un apôtre de la fraternité humaine, un pour qui l’homme est un dieu, ou tout au moins, comme on disait au XVIIIe siècle, la plus belle créature de Dieu. Et voici que ce prêtre de la « personne humaine » nous dépiaute ladite personne de tout ce qui nous donne un espoir sur sa libération future, lointainement future, et ne nous laisse que la partie fantoche, haineuse, rossarde, hideuse. Il semble ne voir que cela. C’est une fameuse contradiction. Il me rejoint quand je pense que l’Homme est la plus sale bête de la création, seulement il ne me viendra jamais à l’idée de m’afficher comme étant fier d’être de cette race-là. Il est lucide quand il peint, il ne l’est plus quand il fait de la politique. Il ne nous montre dans cette dernière attitude aucune originalité. Tout ceux qui « font » de la politique sont ainsi. Et leur 623
gueule, alors, n’est pas belle à voir. Bon Dieu de nom de Dieu ! Non, elles sont bien comme celles qu’il peint. Vendredi 20 octobre 1944 La reprise de l’usine marche à reculons. Ni l’Air, ni les Finances ne veulent la diriger. Quand l’Air est seul, il dit que c’est les Finances qui font de l’obstruction, quand on interroge les Finances, c’est l’Air qui ne fait pas ce qu’il faudrait. Avant-hier, tous deux en présence ont dit que c’était à moi de faire marcher. A moi ! pauvre de moi, sans argent, sans pouvoirs, sans commande, sans matières, sans main-d’œuvre, à moi qui suis nanti d’un titre honorifique, directeur technique d’Honneur d’une chose qui n’existe pas légalement et qui touche zéro franc zéro centime, à moi qui suis un pur esprit et qui dirige un symbole d’usine ! Les vagues démontées d’une mer de deux mille cinq cents chômeurs vont se briser sur moi. Je vois venir le moment où tous ces démagogues vont leur confier entre quatre yeux que c’est moi le saboteur, l’ennemi du peuple numéro un. Quelle bande de lâches ! Aussi j’ai fait une lettre au directeur des Domaines qui, au dire non confirmé par l’intéressé du chef de cabinet civil de Tillon, assure la direction générale. Je le mets devant huit groupes de décisions urgentes à prendre avant toute remise en marche et je lui écris que c’est bien lui le responsable, d’après l’Air. Qu’ils se bagarrent, pendant ce temps-là j’assisterai au pugilat. Qu’ils se bouffent, je serai satisfait. Et voilà pour eux. Quant au personnel, il est impossible ; je vois ce que c’est que la pagaille démagogique. J’ai expliqué il y a huit jours que nous n’avions que pour trois mois de travail à trois cents ouvriers ; le ministre a dit publiquement que le personnel de l’Aviation devait être réduit de moitié, ce qui est encore une flatterie, car cinquante mille travailleurs cela fait six milliards par an pour les salaires, au moins autant pour la matière, coût douze milliards, rien que pour le matériel d’aviation, des fortunes harmoniques pour la marine, l’armée, les chemins de fer, les canons, les ports, on arrive à un budget genre États-Unis d’Amérique. Et où aura-t-on la matière ? et le [ ? ] pour l’utilisation de ces machines par les économats, soigneux, militaires ? Autant dire tout de suite qu’il y aura du travail pour quinze mille travailleurs au plus, mais voilà, il faut du courage, ce qui n’est pas le défaut d’un démagogue ! J’ai expliqué cela à la commission exécutive. Ils ont très bien compris. Ils devaient me faire une liste d’élimination. Ils réunissent une assemblée générale qui décide que les deux mille cinq cents tra624
vailleurs devaient tous retravailler ici. Évidemment, on leur demande leur avis, chacun voit pour soi, aucun ne veut se sacrifier. La commission exécutive, obéissant à la voix puissante de l’assemblée, revint donc sur la parole et notifia hier, aux Finances, l’ukase de la reprise des deux mille cinq cents. Autant dire qu’on ne rouvrira jamais. Il y a d’un côté les exigences d’une collectivité mal informée, et qui se croit forte de son nombre et de son anonymat ; de l’autre, il y a les exigences de la réalité. La réalité ne cédera pas. Eux non plus, d’où l’impossibilité d’une solution. Quant à moi, Directeur technique honoraire, je leur ai dit que le programme des travaux prévoyait une charge de cinquante mille heures par mois et que je ne dirigerai pas une usine où l’on fait une heure par jour et par ouvrier de travail utile, soit un rendement de dix pour cent. Ma conscience professionnelle ne le permettrait pas. Qu’ils aillent voir les dirigeants. Donc, la guerre est déclarée. C’est le ministère qui va prendre l’orage. Il sera amusant de voir qui des deux ouvrira le premier parapluie. Ce qui est maintenant acquis aux yeux du plus bête, c’est que personne ne veut diriger cette affaire, ni les Finances, ni l’Air. Les Finances disent : « Si c’était si bon que cela, l’Air aurait sauté dessus ! alors pourquoi moi ? » Ce qui est juste. Après la bourrasque brutale et sans nuance du personnel, cela va encore être plus indésirable. Ça promet ! vont-ils dire, et de se défiler sur la pointe des pieds. Dimanche 22 octobre 1944 Reprendre la poésie. Eaux et Forêts1, très mauvais, un an de sommeil poétique, repos exagéré. Il y a un an, je commençais à dérailler par surproduction. Aujourd’hui, je suis rouillé, les articulations sont dures. Je lis dans une étude sur le dressage des insectes : « Dans toutes les expériences sur la formation d’habitudes, on constate que pour chaque espèce animale, et même pour chaque individu, il y a pour un apprentissage rapide un optimum de nombre d’épreuves par série avec un optimum de l’entre-temps des épreuves. C’est un fait connu que si les épreuves sont trop nombreuses, le résultat est moins bon. » Évidemment, le poète, espèce animale, c’est bien ça. Ce n’est que ça, somme toute, et c’est bien ce qui en fait la supériorité incontournable. ––––– 1. Voir, supra, le 19 octobre 1944. 625
Mardi 24 octobre 1944 Impossibilité de remettre l’usine en activité. La politique paralyse tous les mouvements. A la fin de cette semaine, je démissionne. Si l’on fonctionnait, je démissionnerais aussi. Car la dernière assemblée générale (il y en a une ou deux par semaine) a décidé que la direction ne serait nommée que pour un mois et qu’on renouvellerait après un vote favorable ; sinon, on en prendrait un autre. Or, il n’y a qu’un hurluberlu comme moi qui ait accepté de tenir cet emploi de tête de turc. Les effets d’une direction ne peuvent être jugés qu’à plusieurs mois de distance. Et, comme les premiers mois sont les plus durs, puisqu’il faut organiser, ces innocents s’imaginent qu’ils trouveront des volontaires pour recevoir des coups ! Si je refuse une augmentation indue, je suis balayé ; si j’exige un peu d’activité et de rendement, idem. Si je laisse faire, si l’usine devient l’abbaye de Thélème, au bout de trois mois, on me balancera à cause de mauvais résultats financiers ! Impossibilité absolue de tenir, sauf pour quelqu’un qui profiterait de deux ou trois mois de direction pour plonger ses pattes dans les caisses et dans les ristournes, pots-de-vin, dessous de table, etc. Tout comme la Pologne s’est endormie, politiquement parlant, en 1790, et s’est réveillée telle que en 1919, ce qui en faisait un régime anachronique avant cette guerre, la politique, en France, est exactement celle des années de 1936 à 1939, une politique sophistiquée par une propagande folle, et puissante en moyens de corruption. Seulement, aujourd’hui, elle continue sans qu’on ait à alimenter en monnaies françaises et étrangères, ça marche tout seul, il y a eu formation d’habitudes. La guerre n’a rien appris à ces intoxiqués. La Russie, c’est celle de 1917. Tout s’est figé dans leurs cervelles. La C.G.T. est plus que jamais la C.G.T., dirigée politiquement avec des déclarations bruyantes d’indépendance politique. La politique, cette survivance du cannibalisme primitif, aveugle ces gens. Alors que tout, même la philosophie, reconsidère les problèmes un peu bousculés par les découvertes scientifiques de ces trente dernières années, les politiciens en sont encore au tam-tam et aux dieux de la Forêt ! Tous ceux qui se rehissent au pouvoir ont encore, dans leur cœur, dans leur barbaque, l’admiration secrète d’Hitler, celui qui obtenait 99,9 % des voix, celui qui employait des moyens de bateleur et de sorcier nègre pour transir un peuple hystérique. Tous ces politicards sont là, marqués, mais hitlérisés. La socialisation n’est pour eux qu’un moyen de s’emparer rapidement de vastes conglomérats économiques, d’abord réunis par une loi, 626
deuxièmement pris en mains par un gangster, ça va plus vite que le gonflage progressif, à travers deux ou trois générations de travailleurs fous de travail, d’un héritage qui échoit enfin à un rigolo qui le mange en moins que rien. Car enfin, le politicard peut le manger tout de suite, et quand c’est mangé, il court à un autre râtelier en mettant la catastrophe sur le compte d’un parti adverse. Le minimum de travail et le maximum de richesses ! Voilà le politicard, cette ordure, cette anomalie du XXe siècle. « Nègres, tous des nègres ! » Sur les murs de Paris, la Comédie Française nous informe qu’une grande séance consacrée aux poètes de la Résistance aura lieu, etc. Parmi les poètes de la Résistance : Paul Claudel1 ! administrateur de « Gnôme et Rhône B.M.W. ». Voilà qui est consolant pour l’esprit, l’esprit de contradiction, bien entendu. Paul Éluard est aussi au programme. Ça, c’est consolant aussi, pour le même dit esprit, mais dans un autre sens. La Comédie Française, cet éternel bordel ! Nous assistons à un panorama de cocasses spectacles, je ne donnerais pas ma place pour un empire ! Un homme qui a une manière de faire, et qui s’y tient, comme Éluard, un homme qui joue des coudes et qui est à l’affût de toutes rencontres, comme Éluard, par exemple, un homme qui se sculpte sa statue, qui veille à ne pas dérailler de son image, une fois pour toute établie, qui reçoit les hommages de toutes sortes de flatteurs flattés, qui croit que ça y est, qui s’imagine enfin qu’il lui suffit d’écrire le mot arbre, ou le mot fenêtre au milieu d’une page blanche pour croire qu’il a écrit un chef-d’œuvre immortel, alors que le même mot, écrit par un idiot, ne sera qu’une idiotie, un homme de ce genre, comme Éluard, par exemple, se trompe et trompe le monde. Ce qui est dommage pour lui et pour le monde. Évidemment, le mot seul écrit par lui peut faire paraître tout ce qu’il a déjà dit, tout ce qu’il a écrit avec ce mot, toutes les images qui forment à ce mot un vêtement caractéristique et, alors, sur des gens comme moi, ce mot a une valeur, éluardienne par exemple, mais enfin, c’est illusoire, ou plutôt momentané, car, dans vingt ans, le monde éluardien sera loin derrière l’horizon et le mot poème paraîtra un peu enfantin. Voyons aujourd’hui, les petites manies verlainiennes ! Que sontelles devenues ? Elles ne retiennent plus l’attention de personne. Voyons aussi les grosses manies victor hugoliennes : quand on les remarque c’est pour les déplorer. Un autre génie du même genre, ––––– 1. Voir note p. 211. 627
c’est Picasso, par exemple, tellement on lui dit qu’il a du génie, tellement il est assez bête pour les écouter, qu’il croit qu’il suffit de gribouiller n’importe quoi, yeux fermés, sur le cul d’une enveloppe, pour, parce que c’est lui Picasso, donner un pur chef-d’œuvre, inoubliable et inimitable. La tête enflée, c’est l’expression qu’on donne à ce phénomène, dans le monde des coureurs cyclistes. Mercredi 25 octobre 1944 La France pourrie continue sur son erre, se relèvera-t-elle ? On ne voit aucun signe de récupération. Le marché noir est encore plus insolent. Le marché tout court, le marché contrôlé est semblable au marché noir. Une modiste de Normandie est venue à Paris acheter trois ou quatre mille francs de brimborions qu’elle va revendre vingt mille francs en arrivant dans son village. Ce qu’elle a acheté un franc, elle le revendra dix francs, ce qu’elle a acheté quinze francs elle le revendra neuf cents. Ces mêmes, on peut les avoir à soixante francs si on les achète à l’usine qui les fabrique, à la condition de connaître quelqu’un parmi les seigneurs de cette usine, car il leur est interdit de vendre au détail et ils ne le font que s’ils sont sûrs de la personne qui achète. Celui qui gagne le moins dans l’affaire, c’est le pauvre bougre qui les fait. Dès qu’un objet est fabriqué par ces esclaves modernes qu’on appelle prolétariat industriel, des trafiquants se jettent dessus et se le repassent avec trois cents pour cent de bénéfices et les parias sont au chômage, les parias crèvent, les salauds sont repus. Le gouvernement dit : « Je vous promets la justice sociale ! » et ça continue. Words ! Words ! Words ! Vendredi 27 octobre 1944 Enfin, les Finances ont collé à l’Air ce morceau embarrassant que nous sommes. L’Air a un ministre tout neuf qui a amené un cabinet tout neuf, aussi sont-ils un peu dépaysés. Ils me font l’effet des nouveaux dans les classes enfantines. Seulement, ils sont mauvais joueurs, ils mentent et n’arrivent plus à se dépêtrer de leurs mensonges. Ce sont de pauvres innocents. Reste maintenant à trouver un directeur général. Aucun homme bien informé n’acceptera de jouer ce rôle. Donc ils ne trouveront qu’un margoulin qui viendra ici pour durer ce que ça durera, et essayer de se remplir les poches en prévision de l’avenir et de ses vaches maigres. Je vais assister au spectacle, à la course de taureaux. Ce serait si simple et c’est si compliqué avec ces pauvres politiciens ! Et c’est cette race-là qui mène le monde ! C’est cocasse. 628
Lundi 30 octobre 1944 Poésie 441a paru, plus flambant que jamais. On y voyait naguère, en dernière page, la liste des abonnés d’honneur : Pétain, Laval, de Brinon, etc. Ce numéro, premier de la Libération, n’a plus le palmarès, mais les premières pages sont là pour dire que toute l’équipe était résistante, F.F.I. A part cette affirmation, il n’y a aucun de ces trous-du-cul qui soit mort pour la cause ou simplement emprisonné. Éluard en est, on cite son courage pour avoir publié Poésie et Vérité 42 qui a paru à La Main à plume2, mais on ne dit rien de La Main à plume, ni de son imprimeur qui ont risqué beaucoup plus, car Éluard aurait trouvé une fente pour se répandre, mais pas eux. Enfin, ce sont tous des héros de la Résistance, ils le crient bien fort, cela leur donne du talent, tant mieux. Mais la poésie est bien maigre, bien déficiente, sous-alimentée. C’est du prêchi-prêcha patriotard, le robinet à alexandrins coule comme une chasse d’eau. Pierre Emmanuel donne un paquet de vingt-deux vers dans lequel je compte trois petites images qui se cachent. C’est un discours plat : « Je chante un homme. Si ma voix est dure, c’est que pleurer ôterait à mon chant de sa haine : ce mort veut la vengeance, et non les pleurs. Plus tard nous nous tairons sur lui, pieusement. Les tertres de silence comme le sien, ce sont autant d’autels de la Patrie, etc. etc. » « Les tertres de silence », voici la première petite image. On appelle ça de la poésie 44, il est vrai que tous les douze pieds on va à la ligne. Premièrement, entre c’est et que ; deuxièmement entre haine et ce ; troisièmement, entre tard et nous ; quatrièmement, entre tertres et de silence ; cinquièmement, entre autant et d’autels. C’est très simple, comme fabrication, on peut en faire autant avec le manuel d’infanterie.3 Éluard annonce son Éternelle Revue4. ––––– 1. La revue de Pierre Seghers. Voir note 1, p. 119. 2. Voir note p. 26. Le groupe de La Main à plume qui, lui, n’a jamais embouché la grande trompette de la patrie, comptera huit morts sous les balles ou dans les camps nazis. 3. Il s’agit du poème « Sur un martyr », qui figure dans le recueil La Liberté guide nos pas (Seghers, 1945). 4. Après deux numéros « clandestins », L’Éternelle revue, dirigée par Louis Parrot et Paul Éluard, paraît au grand jour en décembre 1944, avec des textes d’Aragon, Char, Éluard, Leiris, Paulhan, Ponge, Prévert, Triolet, Tzara. Cette « nouvelle série » eut cinq numéros. 629
Au sommaire, un palmarès... Jean Paulhan (Juste), Édith Thomas (Anne), Michel Leiris (Hugo Vic), Jean Lescure (Jean Delamaille)... etc. Les noms entre parenthèses sont les noms de guerre. Voilà encore de la poésie éternelle en préparation. Pourtant, nous sommes gavés : Aujourd’hui un seul mot Rue des Saussaies Une neige noire qui tombe En hésitant Camions avec des canons de caisses une machine à coudre Place de la Concorde un camion allemand chargé de bidets, et la suite, signé Claude Roy, un héros. On finira par fouiller chez les traîtres pour en trouver un peu, de poésie. Ils nous écœurent avec leur confusion. Éluard se fait interviewer par Le Figaro. Si on lui avait prédit cela il y a dix ans, il aurait eu une crise de nerfs : « Il faut fixer des formules qui seront ensuite par le cœur, ou la raison, ou le comportement, dans certains événements... La poésie, dans ces temps modernes, a pour elle une nouveauté : c’est qu’elle s’est mise à signifier. La poésie d’expérimentation du surréalisme est close. » Éluard a attendu la Libération pour trahir. « Vive La Fontaine ! » crie-t-il ! Et vive Déroulède ! vive Tartempion ! vive la sagesse des nations ! Un petit « Tiens ! » vaut mieux que deux « Tu l’auras ! » Tu l’auras, le fauteuil à Bonnard !1 Jeudi 2 novembre 1944 Personne ne travaille et chacun dit que c’est l’autre qui sabote ; l’autre, c’est la cinquième colonne. Toujours l’imprécision des termes. Tant qu’on ne dira pas : « C’est monsieur Untel, telle rue, tel numéro », je croirai plutôt que c’est le machiavélisme des partis politiques qui reprend de son vomissement d’antan. Ignoble politique de femmes hystériques ! L’esclavage des passions, le plus grand de tous les esclavages, règne en souverain. Chaque parti est hitlérien dans son essence ; je ne dis pas pour Hitler, non je dis hitlérien comme je dirais que Proust est bergsonien. Tout doucement, on juge les traîtres. On en condamne d’abord un à mort, puis le lendemain on condamne à vingt ans un salaud qui en ––––– 1. A l’Académie française, dont Abel Bonnard, ministre de l’Éducation nationale de Vichy, venait d’être exclu. 630
a fait plus que le premier. Alors, l’opinion rugit. Tant pis pour le troisième, on le condamnera à mort, puis avec prudence et astuce, on donnera vingt ans, dix ans, jusqu’à ce que l’opinion re-rugisse. Tant pis pour le suivant de ces messieurs ! Et la manœuvre continuera jusqu’à ce que l’opinion se calme et s’occupe d’autres choses. On appelle ça de la justice. C’est plutôt l’expérience de Pavlov avec les moules. On pourrait faire une loterie nationale avec les noms des traîtres. Dieu choisirait parmi ses enfants ! Je répoète. Je suis très mécontent de mes derniers poèmes. Ce n’est pas cela, c’est laid. Mais je les garde et je les relis pour essayer de trouver mon chemin. Je ne les publierai pas. D’ailleurs s’ils étaient « bien », je ne les publierais encore pas. J’ai rompu les amarres avec la tribu. Quand je lis ce qui paraît en ce moment sous le nom de poésie, je trouve quand même que la mienne a une autre allure, mais, mesurée à ce que je veux, elle ne vaut rien. Je cherche dans le noir. J’étais dans la cave, à la fin de l’hiver dernier, sans bougie. Je grattais le sol pour trouver quelques débris de charbon, avec la main droite ; la main gauche tenait le seau. Fatigué, je me suis assis un moment, j’étais dans la tombe, c’était bien. Quand j’écris un poème, c’est cela. Le repos, après les tâtonnements dans la nuit. Le succès et l’échec n’ont plus de sens. Vendredi 3 novembre 1944 Suppression des Milices patriotiques1 et autres armées politiciennes. Aussitôt, agitation. La C.G.T. est poussée au crime. L’exemple des nazis n’a pas été perdu pour tout le monde. Ils ont vu que la force était bonne. La force, ça se voit, c’est un objet. L’intelligence n’a pas ce pouvoir de persuasion. Des politiciens pourris, toujours les mêmes, tirent les ficelles ; les pauvres êtres, toujours victimes, abrutis par quatre années d’esclavage, marchent sans comprendre, à pleins godillots, dans la merde ! Les plus primitifs prennent le contrôle d’une entreprise. Tous les droits leur sont acquis, arrestation, perquisitions, tortures, exécutions, et après ça, on est content, on a fait marcher l’usine ; bien sûr, si l’usine ne tourne pas, c’est la faute aux autres, à la cinquième colonne, aux forces d’argent, à ceci, à cela. Les malins ––––– 1. Troupes de réserves des F.T.P., relevant théoriquement du Conseil national de la Résistance, en réalité créées par le Parti communiste et lui appartenant. Elles comptèrent jusqu’à 60 000 hommes et devaient, dans l’esprit de leurs dirigeants, assurer l’épuration. Dissoutes par de Gaulle le 28 octobre 1944. 631
dans la coulisse se réjouissent dans leur cœur de corbeau. Faire croire aux gens qu’ils sont libres et les mener par la longe, à l’abattoir ou pire, par la satisfaction de leurs pitoyables instincts. La propagande nazie a fait des petits, en tant que méthode, s’entend ! Cela va de mal en pis. Quand la C.G.T. aura dix millions d’adhérents, dont neuf millions neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille indifférents, les mille autres s’installeront au pouvoir et se boulotteront jusqu’au dernier : le tyran, le dictateur. Je répète encore : pourquoi les politiciens se recrutent-ils dans la boue ? Le bandit Petiot1, recherché depuis des mois, a été arrêté hier ; il était F.F.I., et comme tel, engagé dans l’armée régulière comme capitaine sous un faux nom. Les F.F.I. veulent assurer la police du pays. Ce sont pour la plupart des F.F.I. de dernière heure et qui ont vu là un filon à exploiter, comme le Petiot qui espère ainsi sauver sa tête. Mais, qu’il soit pris au moment où le gouvernement entre en lutte contre les organisations para-policières, c’est une drôle de coïncidence. En politique, on peut tout supposer, à la condition que ce soit vil et bas. La clique à Éluard donne de la voix en faveur des milices. Toujours l’obéissance aux mots d’ordre staliniens, comme il disait si bien ! (Les criminels se sont d’instinct insérés dans les F.F.I. pour opérer sans risque : prussiens, poltrons.) Samedi 4 novembre 1944 Rêve. Je vois le Doré. Sa figure seulement, il est debout, il me dit des choses désagréables, très en colère. Peu à peu, sa figure se cadavérise, des taches grises gagnent de chaque côté des yeux qui sont brillants, vivants, mais terrifiés. Sa bouche est celle d’un corps en décomposition. Je lui dis : « Mais non, Monsieur Doring », et je suis extrêmement ému, compatissant, j’essaie de le réconforter.
Lundi 6 novembre 1944 Le jeune pharmacien réfugié de Caen que nous avons hébergé cet été avait une manie étrange, il allumait ses pets avec son briquet ; cela faisait, paraît-il, une belle flamme bleue. Dans une lettre à mon fils, il écrit : « Je me rétracte pour en allumer un ! » ––––– 1. Le docteur Petiot. 632
Ce serait donc possible qu’un ventre explose comme il est relaté plus haut à la date du 17 juin ! Lu dans Le criminel et les juges, page 94 : « Chez les criminels névrotiques, les châtiments réellement prononcés, de même que les dures situations de la vie dans lesquelles de tels hommes se laissent entraîner avec une inconsciente intention, affaiblissent le dépendance du Moi vis-à-vis du Surmoi. » Mardi 7 novembre 1944 Ce matin, dans le métro gonflé d’humanité, un homme mangeait un biscuit à dix centimètres de mon nez. Il y a trois mois, j’eusse éprouvé la réaction animale de lui sauter dessus pour lui prendre sa proie, sans même regarder la nature de cette proie. Et je n’étais pas une exception. Quand une personne mâchait quelque chose, les regards se fixaient et on devinait la question : « Qu’est-ce qu’il bouffe, celui-là ? » C’était une injure envers ceux qui ne mangeaient pas. Aujourd’hui, cette réaction a disparu. On ne crève plus de faim. Peut-on s’améliorer en approfondissant la connaissance de soimême ? S’améliorer, peut-être, dans la mesure où toute connaissance améliore, mais se sauver ? Non. En psychanalyse, il y a l’autre, qui dirige, qui interroge, qui capte la confiance. Mais seul à seul il n’y a pas d’autre. Le cas d’Allendy est une preuve. Il ne s’est pas sauvé. Peut-être n’a-t-on pas le courage, la cruauté d’aller jusqu’au bout ? J’avais commencé mon journal avec l’intention de me nettoyer, j’ai échoué, je me suis éparpillé dans les niaiseries, j’ai trouvé des astuces pour éviter la traversée, je me suis étendu sur la plage, j’ai joué au tennis, j’ai bu des cocktails en regardant la mer, mais je n’ai pas quitté le rivage. J’ai eu peur de me regarder. Dans ma poésie je me regarde, mais caché dans la forêt des images. On révise les listes électorales. Je n’ai jamais voté, je n’ai jamais été inscrit. Il y a quelques temps j’avais eu l’intention de participer désormais à cette manifestation. Le moment approche où je dois me décider. Je ne le ferai pas. Je trouve beaucoup de motifs pour me soutenir, les mêmes qu’autrefois : la bassesse des candidats, la fripouillerie des programmes, les manœuvres de gangsters des comités électoraux, les escroqueries, les marchandages, la mauvaise foi des libido-dominandards. En tout cela, j’ai raison, car l’homme n’a pas changé, les politiciens n’ont rien appris, le peuple est un peu plus abruti. Raisonnablement, j’ai raison, mais ce n’est pas par raison que je suis violemment asocial, c’est l’inconscient qui est ainsi, et 633
juger consciemment de l’inconscient c’est idiot, c’est aussi une escroquerie que je m’inflige à moi-même, le comble de la saleté, de cette vilenie que je reproche aux autres. Et je leur en veux d’autant plus qu’ils m’obligent à me tromper moi-même, d’où la recrudescence de mon asociabilité. Comment sortir de là ? Je suis ce que je suis, irrémédiablement. Écrire et publier, c’était chercher l’autre ; l’autre, c’est le lecteur attentif et son porte-parole : la critique. Mais, là encore, c’est surestimer la race humaine. Je vois des exemples, je prends celui d’Éluard, par exemple, le plus célèbre parmi les poètes contemporains, les critiques se copient, et le prototype se perd dans la nuit des temps. Un jeune homme mal informé et obnubilé par une amitié mal entendue a dit quelques mots prétendant résoudre le problème Éluard ; depuis, on a glosé sur ce texte, mais je doute qu’Éluard en ait tiré un renseignement utile. Sa vanité est satisfaite dans la mesure où elle n’est pas trop usée, sa propre connaissance n’en a pas profité. Son drame intérieur n’a pas été résolu. Alors, à quoi bon ! A ceux qui ont la gale, les précautions ! Mercredi 8 novembre 1944 Dans vingt ans, si ce n’est avant, il y aura une nouvelle guerre, sous une forme ou une autre, mais enfin destruction de personnes et de biens, etc. etc. La politique et le sport sont les deux soupapes de sûreté des instincts ; s’ils sont insuffisants, reste la connaissance de l’homme pour sa libération. Cela, la politique ne le permettra pas et le sport s’en fiche, c’est de l’abrutissement. Si l’on sauvegarde les instincts, il faut les sublimer. « La poésie sera faite par tous ! » A partir de l’instant où ils sont sublimés, la sublimation s’éteint, la génération qui vient rattrape le fil et tire encore plus fort, la solution n’est pas durable. On se demande si un grand sacrifice annuel ne ferait pas mieux l’affaire, le centième de la population serait crucifié en grande pompe. Ce seraient des volontaires, on refuserait du monde. C’est certain ! Comment sublimer si l’on n’est pas persécuté ? La tendance à surestimer l’adversaire et l’adversité fait la poésie plus forte. Samedi 11 novembre 1944 Un cafard grandiose et hideux, à se tuer ! Pourquoi ? Je ne sais. Touché quarante-deux mille six cents francs du liquidateur Junkers. 634
Premièrement : Impression d’avoir touché cette grosse somme que je n’ai pas gagnée. Deuxièmement : Lié à un nouveau travail qui me déplaît. Travail de garagiste, réparer soixante avions boches – diriger des hommes, travail et pieuvre – et un travail de peu d’intérêt. Habitué à la recherche solitaire, me voici à l’opposé de ma nature. Écrit Organisation. Le dernier morceau, « Boire l’obstacle », m’a paru être un adieu à la poésie, à la vie1. Quand pourrai-je reprendre ? Et les années passent, cinquante-cinq ans. Vingt-six ans depuis l’autre armistice, 11 novembre 1918 ! Souvenir, parce que j’avais acquis une situation et un peu d’argent, je défiais l’adversité, je me croyais quelqu’un ! Misère ! Enfin, je ne verrai pas le prochain armistice, à moins d’appeler armistice la défaite de ma vie, au jour J qui ne pourra être qu’un jour comme aujourd’hui. Dimanche 12 novembre 1944 Cafard un peu moins noir, mais gris quand même. Je cherche la cause. Peut-être est-ce cette fête populaire qui ressemble à un 14 juillet. Et pourtant, avant-hier, je ne pouvais en avoir conscience, mais j’en avais l’inconscience. J’avais lu une affiche dans l’usine, conviant tout le personnel au défilé de l’après-midi. Pourtant, aucun plus que moi n’a désiré la libération. Mais l’unanimité d’une foule me paraît une attaque personnelle. Je me souviens de ma phobie d’enfant qui, elle, se souvenait d’avant le déluge. Vendredi 17 novembre 1944 Donné Wanderers2 et les sonnets à Parisot3 qui me les a demandés. A l’eau ! ––––– 1. Organisation est la deuxième partie de Poésie, propriété de la matière (voir note p. 622). S’il est vrai que, pour Blanchard, vie et révolte sont une seule et même chose, on peut effectivement lire comme un adieu dans ces lignes : « Oh ! ce n’est rien, ce n’est pas la mer à boire ! On dit oui ! Tout simplement, et le harpon est dans la bête. La faim, l’âcreté de l’oubli, l’immense orgueil, l’immense os de la terre, oh oui ! toutes les servitudes ! » Fausse sortie (fausse défaite) : Blanchard, encore une fois, rebondira. 2. Wanderers of the dark, poème de février 1943 (in La Hauteur des murs). Voir, supra, le 1er janvier 1943. 3. Henri Parisot. Voir notes 3, p. 91 et p. 221. 635
Le cafouillis continue de plus belle à l’usine, et aussi ailleurs. Toute l’industrie est rossardisée. Les gens gueulent : du Travail ! Nous voulons une France forte ! Quand on leur en donne, ils se croisent les bras. Ils cherchent d’autres motifs à leur paresse, et ils en trouvent : épuration trop lente, cinquième colonne, les forces d’argent, etc. Au ministère, on sait tout cela, mais on recule devant les décisions à prendre. Le Parti communiste est aux ordres de Staline, celui-ci est nationaliste, il veut les détroits. D’abord, il caresse de Gaulle, il aura un appui à la rédaction du traité de paix. Si la France recule, il fait agir la C.G.T. qui déboulonnera de Gaulle et nommera un chien couchant. S’ils s’en foutent du communisme, les Russes ! Ils tireront les ficelles du prolétariat français par le relais des comités d’usine. D’où noyautage moscovite, pression sur les ouvriers pour adhérer au parti : « Adhère ou crève ! » Les comités d’épuration sont dans leurs mains ; sauf un certificat de ce comité on ne trouve pas de travail, c’est la contrepartie, comme faisait le parti nazi en 1933-1934. Tout cela au nom de la liberté, contre le fascisme. Suprême escroquerie. Le voleur crie « Au voleur ! » Lundi 20 novembre 1944 Pris entre le marteau et l’enclume depuis quatre ans, je ne supporterai pas une cinquième année. Or, pris maintenant entre le ministère et le comité d’usine, c’est plus insupportable qu’entre les Boches et les nôtres. Je vais démissionner dès que l’Air aura réquisitionné. Je suis sans forces, ces travaux me dégoûtent. Et cet hiver froid, cafardeux, ces instincts libérés et qui dépassent la ligne des abîmes. Cette sinusoïde qui monte vers les « + » avec plus d’amplitude qu’elle n’était descendue vers les « - ». Cette critique à plein tuyau, après un silence obligé, mais qui s’exerce sur ceux qui restent, sur les voisins, sur les lampistes, comme on dit, et non sur les nazis, et pour cause puisqu’ils ne sont plus ici, et s’ils étaient ici, eh bien, on fermerait ça. Comme autrefois. Que vais-je devenir ? A cinquante-cinq ans, sans situation. Encore un an avant que mes fils soient à peu près tirés d’affaire. Les Boches ont pourri la France pour vingt ans. Le Tsar a bien l’intention de s’en servir. Nous avons goûté l’esclavage, on croirait que nous en redemandons. Mercredi 21 février 1945 Me voici à Argenteuil, dans une sordide boîte, depuis dix jours, dont sept à ne rien faire, l’usine étant inondée. Depuis hier, l’eau se 636
retire doucement. Elle a envahi les fosses d’aisance dont la riche matière s’est dilatée, diluée, et maintenant que le fleuve regagne son lit, la merde est étendue sur le sol, impalpable mais odorante. Sous notre bureau gît une réserve d’immondices. Madame M., venue de S. M. l’É. 1 nous rapporte des histoires d’occupants américains. « Tout ce que les Boches ont oublié de casser, les Américains le font. » Et la guerre se passe à six cents kilomètres de là. Ils coupent les arbres, déménagent les châteaux, violent les femmes et tuent leurs nègres. Certains Français avides sont très ignobles. Deux chauffeurs nègres conduisaient une citerne d’essence. Les Français soûlèrent les nègres et obtinrent de leur en acheter deux cents litres. Ils les soûlèrent davantage jusqu’à ce qu’ils reposassent sur l’herbe dans le plus profond, le plus ivre des sommeils. Les voleurs vidèrent ce qu’ils pouvaient emporter, puis s’en allèrent en laissant le robinet ouvert. Les nègres se réveillèrent et virent le ruisseau d’essence qui les baignait. Comprenant qu’ils allaient passer en justice et être pendus, ils se tuèrent. Chacun prit son couteau, une espèce de baïonnette ouverte, et se l’enfonça de bas en haut sous la mâchoire inférieure, entre le menton et le cou, là où la chair est tendre. Dans un château normand, occupé par des officiers, la châtelaine surprit ces idiots-là travestis avec sa garde-robe ; le plus bête avait revêtu la robe de mariée. Elle est âgée de trente-deux ans, veuve depuis peu d’un capitaine, tué sur le front dans une action héroïque, doublement, car il était volontaire pour une mission sans espoir. Elle a dû abandonner sa propriété aux barbares. Dans un autre château, ils ont sorti tous les meubles (meubles anciens de haute qualité) et les ont déposés sur la pelouse pour ensuite se meubler selon leur goût. Les propriétaires ont dû vendre tout leur mobilier qui eût été voué à la destruction par les intempéries. Ils coupèrent les pommiers de madame M. sans nécessité si ce n’est d’avoir l’horizon dégagé. Elle alla sur le lieu du massacre et tenta de les apitoyer, elle en vint à pleurer ses pauvres arbres ! Ils rirent comme jamais, car, disaient-ils, c’était bien la première fois qu’ils voyaient une femme pleurant pour un arbre abattu ! Dans vingt ans nous aurons encore une autre guerre. Les politiciens emmerdent le monde avec leurs funèbres accusations : les marchands de canons, les trusts; les deux cents familles, etc. Et l’homme, alors ? Il est pur ? Pur salaud, oui ! ––––– 1. Il pourrait s’agir de Saint-Maixent-l’École, dans les Deux-Sèvres. 637
Jeudi 22 février 1945 Je vins pour la première fois à Argenteuil voici trente et un ans, à peu près exactement (février ou mars 1914). Encore plus qu’aujourd’hui, j’avais atteint une très profonde misère, mais j’avais vingt-quatre ans et l’espoir dans le sang, tandis qu’aujourd’hui je suis désenchanté. Une annonce du Moniteur de la Flotte offrant un emploi de chef d’atelier m’avait aguiché. La Société des Agglomérés de Paris était une bicoque sordide, comme celle-ci, sauf qu’elle était plus sale, cette saleté surnuméraire provenant de la poussière de charbon, matière première indispensable à la confection des briquettes (vocation de ce noir ergastule) et de l’argile des champs voisins, matière seconde. Ce taudis était déposé sur l’autre rive de la Seine, en plein champ, à l’extrémité nord de la ville, tandis qu’aujourd’hui je suis à l’extrémité sud. Quand je vins m’y présenter, je dus faire un grand détour en passant par le pont de bois. Je trouvai là un directeur, une brute à l’accent germanique qui me confia qu’il avait été, peu de temps auparavant, directeur des tramways de Reims. Je pense qu’il avait dû être dans tas de choses, mais avec un égal succès, en un mot, que c’était le plus agité propre-à-rien que je vis jamais. Il me fit visiter ses établissements. Sous un appentis, il y avait une presse à agglomérer, alimentée par un transporteur. Là, il engueula furieusement, et en allemand, l’homme qui manœuvrait l’ustensile et je fus surpris de la docilité et de la terreur que traduisait le visage poupin de cet esclave. Je demandai ensuite, pour meubler la conversation, s’il y avait un laboratoire. Il me dit « oui », et me conduisit dans une vieille cabane de jardinier pleine de vieilles choses inutiles, vieilles planches, brouette cassée, casseroles percées, ferraille rouillée. Je n’avais qu’à admirer, si je ne voulais pas lui déplaire. Je fis comme si j’avais été satisfait et il m’engagea pour le lendemain au tarif, élevé pour l’époque, de trois cents francs par mois. Le lendemain matin au petit jour brumeux, très exécution capitale, j’attendis mon nouveau seigneur au bord du fleuve et nous passâmes en barque, le Charon de ce Styx ayant été appelé, à peu près comme on appelle un cheval. Dans le courant de la journée, la machine s’étant arrêtée sans que je susse jamais pourquoi, l’énergumène m’écuma des injures auxquelles je répondis en allant remettre mon pardessus et en reprenant à travers champs la route de la liberté. Il essaya de me barrer la route, ne comprenant pas pourquoi je m’en allais. L’état de rage et d’imprécations devait lui être si naturel que, pour lui, le monde était un monde de rage et d’imprécations. Je revins à Paris, 638
et je louai dans un hôtel de la rue Bernouilli une soi-disant chambre à quatre francs la semaine. La porte était vitrée et, toute la nuit, j’étais réveillé par les clients qui croyaient que c’était là un buen-retiro et non une chambre. Certains, très pressés par les circonstances, secouaient violemment la porte et faisaient pas mal de tapage. Je faisais un léger repas par jour, un repas à soixante-quinze centimes ou un franc, je battais le pavé pour trouver un emploi, finalement je trouvai une place de dessinateur à Puteaux et je revins à la surface, péniblement, durement. Je revins à Argenteuil au début de 1918 (il y a vingt-sept ans) où je mis en route l’usine d’hydravions que Levy venait de louer à cent mètres d’ici. Cette fois, c’est en Directeur que je foulais le sol de ce rivage. Maintenant, je redescends la sinusoïde et c’est en claquepatin que je suis revenu. Me voici, vieux Protée, sur le rivage boueux d’une Seine jaunâtre. Vendredi 23 février 1945 Le héros du XVIIe, le nègre Dickson, qui fut à l’honneur au lendemain de la Libération et qui défila auprès de de Gaulle le 26 août, a payé sa dette à la société.1 Cette dette était lourde. Il avait été milicien, cambrioleur, maquereau et d’autres choses de ce genre. Plus de soixante plaintes s’accumulaient sur le bureau de la police. On l’incarcéra au Mont-Valérien ; on laissa, avec intention, une porte ouverte et le héros voulut, évidemment, s’envoler de la cage. A ce moment, une balle l’envoya plus loin qu’il ne pensait. L’autorité avait officiellement châtié un fugitif. Ainsi il n’y eut pas de jugement, ce qui arrangeait tout. L’hermine de la Résistance restait à peu près blanche. Lundi 26 février 1945 Je me souviens de ces idiots qui disaient en 1939 : « Cette fois-ci, il n’y aura pas de nouveaux riches. Nous ne tolérerons pas ! Ah ! mais ! » Eh bien ! il y en a davantage, et, corollairement, il y a beaucoup plus de nouveaux pauvres. Mais les nouveaux riches 1945 sont moins purs que ceux de 1918. Ils avaient alors leurs biens au soleil : usines, chantiers. On connaissait leurs noms, leurs visages, on les décorait, ils pouvaient dire : « Oui, j’ai gagné de l’argent, mais j’ai ––––– 1. On l’a vu passer à plusieurs reprises dans ces pages, entre le 20 et le 27 août 1944. 639
fourni des armes, des obus, des avions, des navires qui nous ont donné la victoire ! » et ils avaient raison. Leur dynamisme avait été dirigé dans ce sens, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’eussent point fripouillé au marché noir si l’occasion s’était présentée. Ils sont en dehors du bien et du mal. D’ailleurs, en vingt ans, l’État a ravalé les bénéfices de guerre de 1914-1918. Cette fois-ci, les fripouillards se cachent, chaque blatte sous son pavé moussu, avec son or et ses bijoux. Et le revolver sur la fesse droite. Tous les commerçants sont des nouveaux riches. Ils n’ont visiblement rien à vendre, mais les annonces des journaux offrent des boutiques de coiffeurs pour cinq cent mille francs. Je crois bien me souvenir du commerçant de Kant qui a intérêt à être honnête. Il dit à peu près : « Si un enfant vient acheter quelques objets, je ne profite pas de sa candeur, je lui vends l’objet au prix fixé ; si je le fripouillais, on finirait par le savoir et la clientèle irait ailleurs et ce serait la faillite. » En ce moment, on se fiche de la clientèle, on n’a pas de quoi la rassasier, aussi, on fripouille tant qu’on peut, puisqu’on y a intérêt. Ce n’est pas l’État qui s’en plaindra. L’État a besoin que le monde soit ignoble, c’est sa seule façon d’être. Vendredi 2 mars 1945 Un négociant israélite revenu dans la maison traîne en justice la concierge et le probloque parce que l’administrateur provisoire est venu, pendant l’occupation, enlever six mille kilos de cuivre rouge en dépôt dans la cave. Or, la concierge, qui est honnête et très patriote, a exigé de l’administrateur une lettre de décharge, se méfiant de l’oiseau cuivreux, en connaissance de cause. Le juge d’instruction ne suffisant pas à étancher sa colère, cet impétueux imprécateur crie à pleine gorge dans la maison qu’il fera fusiller la concierge et tout le monde, mais il se garde bien de toucher au promoteur de la saisie, l’administrateur des biens juifs. Pourquoi ? S’il tient à tuer quelqu’un, qu’il aille sur le Rhin. Il fallait que cette pauvre femme se fît tuer sur le tas de cuivre ! Ils sont tous comme ça ! Mon nouveau buveur de sang apprend qu’un de ses ouvriers de La Rochelle est retourné dans la ville pour y chercher des affaires personnelles et en est revenu. Il lui écrit donc de retourner à La Rochelle et d’en rapporter des objets à lui, buveur de sang ! Il est très étonné que l’autre refuse l’obéissance à ses ordres ! Or, il y a de grands risques, c’est une question de vie ou de meurtres. Mais à ces riches égoïstes, tout leur est dû, surtout pour sauver leurs objets. Drôle de mentalité ! Merde à tous ! 640
Mardi 6 mars 1945 Un discours de de Gaulle qui montre à quel point six mois de mauvaises fréquentations l’ont pu contaminer. Le voici politicard. Il s’est adapté ; pour éviter les brûlantes questions actuelles, il décrit un avenir lointain, il se lance dans le vague, l’imprécis, le sans-objet. Il se croit déjà dans une réunion électorale où la redondance et la sentimentalité ont un rang privilégié. On pourrait écrire un florilège de la fourberie. Les derrières qui se sont assis aux premières places à la Foire de la Résistance y seraient à l’honneur. Deux ou trois petits maquereaux, après avoir vendu de tout aux Allemands, cuivre, conserves, femmes, sœurs et fiancées, ont pris du service à Libération-Soir, un journal enfin propre. Finie, la presse pourrie d’autrefois ! Ces petits salauds vont chaque après-midi en Normandie en camionnette, pour porter aux populations normandes la nourriture intellectuelle à un franc cinquante la feuille. Ils en ramènent des choses qui se vendent très cher : beurre, chocolat américain, essence, viande, etc. Ils gagnent en moyenne dix mille francs par mois. Il y a quelques semaines, les gendarmes de Lisieux les arrêtèrent sur la route, trouvèrent quatre-vingt-dix kilos de viande et confisquèrent la voiture. Le directeur de Libération-Soir fit le nécessaire pour récupérer sa voiture, en couvrant ses petits gangsters. Il attesta que cette viande était destinée à la cantine du journal et le ministre envoya à la gendarmerie de Lisieux l’ordre de rendre la voiture. Le petits voyous ont recommencé leur trafic avec la bénédiction, et sans doute, aussi la participation aux bénéfices, de Monsieur le Directeur de Libération-Soir, pourfendeur du marché noir, professeur de vertu civique et républicaine. C’est à leur cracher dans la gueule !
Mercredi 7 mars 1945 Les prix montent toujours, mes ressources diminuent. L’heure de la délivrance approche : les usines tournent à vide, les arrivistes ont toutes les chances. Ils en profitent. Je suis désenchanté, la vie est absurde. J’hésite seulement sur le moyen d’en sortir. Mon patron vole l’État. Il se fait payer pour du personnel qu’il n’a jamais eu, on lui demande des feuilles de paye, il répond qu’elles sont à La Rochelle. Or, comme La Rochelle est occupée par les Boches, l’État lui donne l’argent immédiatement, la justification sera présentée quand La 641
Rochelle sera délivrée1. Mais alors, les papiers auront disparu, évidemment. Le gangster gardera l’argent. De même pour les commandes en cours. Tout était fini à quatre-vingt-dix pour cent, prêt à livrer. En fait, ce n’était pas commencé, on lui paye donc quatrevingt-dix pour cent de ses marchés, sur lesquels il n’avait dépensé que cinq à dix pour cent au plus. Comme on ne retrouvera jamais ces pièces, la vie est belle. Au début de la guerre, il fit réquisitionner pour son usage une vedette de chez Junkers. Il la copia en dix exemplaires, qu’il vendit à la Marine ; mais parmi les dix, il inséra la vieille réquisitionnée et garda une vedette neuve pour lui. Il s’était offert un cadeau de l’État. Ce qui prouve que l’État, c’est la pire des choses. Donc, vive l’État ! On pourrait multiplier ces exemples par cent mille, on ne se tromperait pas de beaucoup. La secrétaire du Singe, Charlotte, est maintenant capitaine. Elle touche un rappel de solde pour le temps de l’occupation. Elle me porte sur la feuille avec le grade de lieutenant et va me faire octroyer un an et un quart ou deux ans de solde afférente. Bien sûr qu’elle le fait parce que la liste ne peut se limiter à elle seule. Et voilà, j’hésite, je suis au bout de la longe, je vais être lâche encore un coup. Je crois même que je la remercierai. Par ces temps troubles, l’honnête homme se fiche dans la Seine ou pompe le tuyau de son réchaud à gaz. J’étais angoissé, suant, cette nuit quand je me voyais vieilli et que j’imaginais une maladie, par exemple. Où irai-je ? A l’hospice des vieillards ? Et voir disparaître mes livres, et les quelques objets qui me tiennent compagnie depuis vingt ans et plus ! Impossible. Alors, je faisais le tour des moyens de disparaître. Je penche pour le revolver ou le gaz. Jamais dans ma sacrée vie où, depuis mes premières années, l’idée de la mort volontaire me tenaille, je n’ai autant souffert de cette angoisse. La Terre qui m’a vomi, lutte pour que je n’y replonge point. Et pourtant c’est mon grand désir, ce l’a toujours été. Ces idiots qui m’appelaient l’homme des trusts ! Je suis l’homme du néant. Vendredi 9 mars 1945 Les gangsters de la rue Coriolis. C’est une affaire de trafic d’essence avec les Américains. Honorer ––––– 1. La Rochelle se trouvait à l’intérieur de la « poche de Royan », que les Allemands tinrent jusqu’au 15 avril 1945, ne se rendant que trois semaines avant la capitulation générale. 642
le nom de Coriolis1 en lui consacrant une rue et le mêler, par suite, à des gangsters, c’est inacceptable. La société salit tout ce qu’elle touche. Rendons-lui la monnaie de sa pièce. Chions dans sa gueule. Mardi 13 mars 1945 Travailler avec des fripouilles m’écœure. D’autant plus que je puis mesurer la différence qu’il y a entre l’humilité et l’humiliation. L’un me ravale aux travaux d’apprenti, l’autre m’emploie comme alibi pour tirer l’argent du ministère. Il se fait allouer trente-cinq mille francs par mois pour lui-même, alors qu’il exploite une affaire de travaux publics. Tout l’état-major de cette affaire est d’ailleurs payé sur le compte du ministère de l’Air. Quand le fonctionnaire lui fit remarquer que trente-cinq mille francs c’était beaucoup, il répondit qu’il ne pouvait pas vivre avec moins, lui, sa femme et ses deux enfants. Le ministre est un communiste qui a un cabinet de prolétaires abrutis par la politique. C’est plus fripouillard que cela ne le fut jamais. Est-ce impéritie ? Est-ce concession ? Il m’a dit avant que je n’entre chez lui : « Moi, je n’ai pas voulu travailler pour les Boches, j’ai fait un appareil école dans la clandestinité. » C’est cet appareil école que je suis chargé de faire voler et dont je dois corriger auparavant les erreurs de construction. Or, son entourage me dit qu’il n’a fait que travailler pour l’armée allemande : lits, armoires, toutes sortes de meubles. Et même il lui offrit son cher hydravion-école-de-la-clandestinité, offre à laquelle les nazis ne répondirent même pas, tant ils étaient au courant de cette ordure. Et notre gaudissard de crier de plus en plus fort : « Il est ici, l’avion, il a été fait à leur nez et à leur barbe ! ils n’y ont vu que pouic. Et encore, en pleine libération, je l’ai amené de Marans2 à Paris, à travers la bataille ! » Tous comme ça, ces salauds : « C’est la plus mauvaise roue de la diligence qui fait le plus de bruit. » Les gens murmurent. Hier, une femme, au marché, disait : « Depuis qu’il est là, ce grand cornichon, ça ne va pas mieux ! » Ce grand cornichon, c’est de Gaulle. En fait, le ravitaillement est plus mauvais, le marché noir est plus actif, on ne trouve absolument plus de chaussures ni de linge, on n’a pas de charbon, et on nous dit qu’il n’y en aura pas pour le ––––– 1. Gustave Coriolis (1792-1843), mathématicien français, auteur, notamment, d’un théorème de mécanique qui intervient dans l’étude des courants aériens. 2. Charente-Maritime. 643
prochain hiver. Le travail est comme s’il n’y en avait plus, on nous paie une aumône mais non un salaire. L’exploitation de l’homme par l’homme est plus florissante que jamais. La seule chose qui est à porter à l’actif du régime, c’est qu’on ne rencontre plus les sales gueules de Boches dans les rues. Il n’y a pas identité entre l’actif et le passif. Et comme on sait que le passif est dû pour une grande part au cafouillage des administrations, on considère ce bilan comme largement déficitaire ; c’est malheureux à dire, mais enfin on le dit quand même. Jeudi 15 mars 1945 Il y a le patron, un forban d’une exigence terrible, il y a le directeur, un gros porc qui a coutume de parler aux chevaux et qui dirige une douzaine d’esclaves, tout le personnel de cette société au capital de quatre millions huit cent mille francs, puis il y a le directeur technique, D., fripouille en bois sec, fourbe et avare, qui n’a plus que deux esclaves, le pauvre Lachèvre et moi. Tous trois savent à peine lire et écrire, ils se conduisent avec leur personnel comme on ne le voit plus que dans les romans de Dickens, et encore s’agissait-il d’enfants abandonnés. Ils me rappellent les patrons d’il y a cinquante ans, dans les petites villes, alors que le malheureux travailleur ne pouvait aller ailleurs, sauf à déménager et à abandonner son jardin, sa famille, ses habitudes. Les places étaient peu nombreuses et confiées à vie ou presque. Lachèvre est malade, il a manqué deux jours, il est revenu hier après-midi avec un certificat de médecin lui prescrivant quinze jours de repos. A peine ouvrait-il la bouche pour expliquer son cas, que D. lui dit : « Au travail ! je n’ai pas le temps ! » Et voilà ce pauvre Lachèvre au travail avec son certificat médical dans la poche. Depuis mon enfance, je n’ai vu une telle sordide férocité. Ces trois fumiers se prennent pour les propriétaires de nos personnes, de nos pensées, même. Résolu à chercher une altercation, je suis arrivé ce matin avec une heure de retard. Ce chafouin blaireau était à sa table, usé par la rage. Je fis celui qui ne le voyait point, j’allai serrer la main à Lachèvre. Ce puant jésuite fesse-de-rat vint me souhaiter le bonjour avec une gueule toute en miel. Il se doute de ce que je lui prépare et il vient faire sa chattemite. Évidemment, je ferais mieux d’attendre la fin du mois et ma paye, mais je suis en surpression. Si cela éclate, il refusera de me payer, il faudra que j’attaque aux Prud’hommes et il me fera durer un an ou deux. Ces gangsters-là peuvent attendre, c’est leur force, leur moyen de puissance. Voilà le drame. 644
Celui qui vit au jour le jour est dans les pattes de celui qui peut attendre. C’est affreux. Et l’État protège ces foutues bourriques ! L’État souteneur. Ils ont le sadisme de l’humiliation. C’est la seule façon qu’ils ont de se prouver à eux-mêmes qu’ils ont en quelque manière un epsilon de supériorité. Vendredi 16 mars 1945 En décembre 1940, Fesse-de-Rat vint me trouver1 et me demanda de lui tracer les lignes de sa coque et de lui déterminer les échantillons. Il m’informa que je toucherais deux mille francs par mois tant que cela durerait. Deux mille francs par mois pour mon travail du dimanche, c’était intéressant. Je touchai un chèque de deux mille francs à la fin du premier mois, puis, au cours du deuxième, je lui donnai ce qu’il m’avait demandé. Je ne le revis plus qu’en décembre 1944 et je ne reçus plus jamais l’ombre de son argent. Il avait cru que les renseignements que je lui avais donnés lui suffiraient pour construire lui-même. Il y a un mois, au début de l’inondation, je lui dis que sa coque ferait de l’eau et comme le niveau de la Seine touchait déjà le redan dans le hangar de Sartrouville, j’insistai cruellement sur le bonheur du malheur de l’inondation qui allait permettre l’expérience à peu de frais. Il parut sûr de son travail, ce peigne-cul ! Aujourd’hui, le contremaître est venu lui dire que son chef-d’œuvre était plein d’eau. Les deux mille francs qu’il a économisés, ce qui fait vingt-quatre mille pour un an, durée probable de ma collaboration qui eût alors été efficace, ne sont rien à côté du million qu’il gâche et des espérances de commandes ultérieures qu’il n’aura plus jamais. Je me réjouis dans mon cœur. Fesse-de-Rat est en train de rédiger la facture mensuelle qu’il va transmettre au Ministère. Il me demande à combien d’heures de travail on doit estimer telle chose, puis telle autre, soixante heures parci, cent cinquante par-là, six cents heures plus loin, cela fait en tout, à peu près quatre mille heures ; comme il n’y a que quatre ouvriers productifs et que nos heures égalent vingt ouvriers, je m’aperçois qu’il invente seize ouvriers, et comme il va les facturer à cent trentetrois francs l’heure alors qu’il leur donne trente francs, que l’usine ne lui coûte rien puisqu’elle appartient à l’État, que par ailleurs, il touche pour son administration et son bureau d’étude de douze personnes (en réalité trois), on voit que le métier est lucratif, même ––––– 1. Blanchard travaillait alors comme ingénieur à la Société d’appareillage de précision, et comme attaché au service des Recherches scientifiques du ministère de la Marine. 645
quand on ne produit rien, surtout quand on ne produit rien. Puisqu’alors, on n’use pas les outils. Et voilà pourquoi les cent millions de billets que l’État a ravalés il y a deux mois sont déjà dégobillés. Il y avait autrefois un Stavisky, un Oustric, etc. etc., qui de temps à autre, pompaient la finance publique, ils sont maintenant des milliers. Dans un an, on pourra se torcher les fesses avec des billets de cinq mille. Les usines ont leur destin. Cette boîte fut, pendant l’autre guerre et durant les dix années qui suivirent, la propriété d’un sieur Schreck (en allemand : épouvantail) qui se l’était appropriée à la foire d’empoigne. Le véritable maître, un nommé Lévèque, un besogneux margoulin du début de l’aviation, avait été fait prisonnier à Charleroi en août 1914 et mort en captivité ; deux ou trois ans après, le sieur Épouvantail, démarcheur de la firme, était devenu par gradation l’heureux possesseur. Je connus cet apache en 1917. Il logeait au Terminus Nord, prêt à sauter en Belgique sitôt l’armistice sonnée avec sa cassette aux sept millions (c’est lui qui me le disait) tant la haine du peuple contre les nouveaux riches était violente. A l’armistice, l’euphorie de la victoire détourna le courant des passions, l’Épouvantail fut peu à peu rassuré et finalement acheta le château de la Frette et devint maire pour avoir offert une pompe aux pompiers du village. Après divers avatars, il disparut et sans doute alla-t-il se cacher pour mourir, comme les petits oiseaux de François Coppée. En 1930, la Lorraine, hypertrophiée par deux ou trois gangsters qui avaient atteint on ne sait comment les fauteuils d’administrateurs et formé un groupement pompeusement appelé Société Générale Aéronautique, digérèrent l’affaire Schreck et, après faillite plus que frauduleuse, la nationalisation de 1937 la reçut en héritage. Après avoir pourri au bord de l’eau, la voici dans les serres d’un quatrième larron, je dis bien quatrième ; par les trois autres voleurs, j’entends l’Épouvantail, le baron Vicaire pas si vicaire que ça et l’État briscard, braqueur et fouille-la merde. Je lui souhaite un incendie qui disperserait au vent d’ouest ces vieilles planches pourries. Le feu purifie tout. Amen. Dimanche 18 mars 1945 E. condamné à la prison éternelle, à la confiscation des biens, à la dégradation militaire et à divers autres avantages sociaux. Il n’a fait la grimace qu’à l’annonce de la dégradation militaire. Pourquoi faut-il qu’un militaire soit abruti à ce point ? Qu’est-ce 646
qu’un militaire ? Un homme de main au service de ce qu’il y a de plus pourri dans cette pourriture qu’on nomme l’humanité, c’est-àdire au service du pouvoir politique. Il n’y a pas de quoi pleurer, jésuite étoilé, balayures de confessionnal ! Je crois avoir rapporté l’injure que me fit ce salaud alors qu’il était capitaine canonnier sur le « Patrie », vers 1911. Par ailleurs, comme disent les marins, il en a fait pleurer, des mères ! car en tant que charité chrétienne, c’était un dur, un inhumain, un impitoyable fléau. Il valait mieux passer par la coursive tribord quand sa barbe de caniche et ses yeux de loup balayaient le coursive bâbord. Pourvoyeur de la prison maritime, il lui fallait, chaque matin, comme petit déjeuner, un petit mois de prison par-ci, un petit mois par-là. Sa rage était au maximum quand il sortait de dire ses prières, longtemps agenouillé devant l’autel de voyage qu’il installait dans sa chambre. Était-ce ce foutu Dieu de miséricorde et de bonté qui l’inspirait ? C’est dans la nature des choses, des choses divines, s’entend. On va refaire des pièces de cinq francs. Il faut aller loin dans la mémoire pour revoir les pièces d’argent portant la gueule de Louis ou de Napoléon III et, sur la tranche, l’inscription « Dieu protège la France ». J’espère qu’on nous donnera quelque chose de ce genre, par exemple : « L’État protège les gangsters ». On se souviendra longtemps du 24 août 1944. Que la Liberté était belle, ce jour-là ! Je vois dans un hebdomadaire franco-anglais deux pages consacrées à Éluard. C’est de l’hagiographie débridée ; on lui donne quarante ans alors qu’il en a cinquante (ou plutôt quarante-neuf, quatre-vingt-quinze), comme les vieilles coquettes. On nous dit que, réfugié dans un asile de fous1, il tomba dans les bras d’Aragon. La folie était donc nettement caractérisée. Sa douce femme Nusch, épuisée par les privations et qui se trouvait mal en faisant la queue, a droit à la pitié des lecteurs qui ignorent de quelle queue il s’agit puisqu’elle et lui se gavaient dans les restaurants de marché noir et finissaient les nuits dans des partouzes avec Auric2, Hugnet, [ ? ] et quelques fils du peuple de ce genre. ––––– 1. De novembre 1943 à février 1944, Éluard avait vécu caché à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban (Lozère), où il écrivit Souvenirs de la maison des fous, publié en 1946 aux éditions Pro-Francia. C’est cette même année 1943 qu’il renoue avec Aragon, avec qui il animera le Comité national des écrivains, et qu’il rassemble pour les Éditions de Minuit les textes de L’Honneur des Poètes (voir note 1, p. 349). 2. Georges Auric (1899-1983), compositeur français, membre du Groupe des Six. 647
La femme d’Hugnet, vendeuse dans une maison de lampes T.S.F., gagnait cinquante mille francs par mois en trafiquant avec les lampes de son patron, Éluard trafiquait sur les tableaux de Picasso, [ ? ] et Auric trafiquaient dans le journalisme pro-boche. Les voilà, les purs esprits dématérialisés du matérialisme dialectique stalinien. Purs voyous, petits mecs ! Mercredi 21 mars 1945 La France est imprégnée de nazisme, bien qu’elle s’en défende et qu’elle massacrerait celui qui le dirait publiquement (une preuve encore qu’elle est profondément contaminée). On dira qu’il est plus facile de descendre que de monter, mais, du moins, Hitler a toujours dit ce qu’il pensait, et c’est pourquoi on ne le croyait pas, tant on est accoutumé à voir de la fourberie partout où la politique a traîné ses menstrues. Hitler n’a jamais dit qu’il respecterait la personne humaine ni qu’il instituerait un régime de liberté. Mais nos nazis honteux ajoutent la fourberie et le mensonge à leur dictature larvée. Ce n’est pas demain que nous reverrons la liberté de la presse. Je ne la reverrai sans doute jamais. Quant à la liberté du travail, c’est fini pour un siècle. Jeudi 22 mars 1945 Encore des histoires de gangsters. Ce n’est vraiment pas ma faute s’il y en a tant. Les industriels qui avaient des marchés de l’État ont été de grands profiteurs de la libération. Le maître dont je suis l’esclave provisoire avait, en 1940, une commande d’avions Morane. Il n’avait jamais rien construit de ce genre, son occupation habituelle était de fabriquer des caisses d’emballage pour Potez. A la débâcle, il s’est fait payer cent voitures, ce qui fait cinq ou six millions, alors qu’il n’avait même pas encore approvisionné. De même pour un lot de caisses pour moteurs dont il avait le marché en mains et rien d’autre. Il a trouvé des fonctionnaires pour certifier que tout cela avait été construit mais détruit ou pillé par la Wehrmacht. Combien de ces ignobles saligauds bénissent le saint nom de la Wehrmacht ! En ce moment, la comédie continue. A l’imitation des nazis, l’État paye les fournisseurs sur feuilles de frais et non par état de livraison, ce qui fait qu’on touche chaque mois pour ce qu’on aurait dû construire et qu’on ne livrera jamais. Si on ajoute à cela qu’une grande partie de la jeunesse a fait son 648
apprentissage de trafiquant au marché noir, on s’étonne de l’étonnement de Duhamel1 devant le peu de considération que nos Alliés manifestent pour la France. Monsieur Duhamel croit-il donc que les observateurs anglais et américains ont des yeux pour ne point voir ? La France a acquis le goût de la servitude. Elle a appris en moins de rien à se servir des méthodes de force. Les prochaines élections se feront avec des mitraillettes. Il y a une Gestapo à la C.G.T. Des délégations vont jusque chez les ministres pour imposer tel ou tel à la direction de ceci ou de cela. A charge par le nouveau promu de faire le bonheur de sa clientèle. La décadence romaine, la toute-puissance de l’État, voir Dioclétien. Et tout cela en gueulant « Vive la Liberté ! » En fait, l’esclavage est devenu plus intolérable par le fait qu’on ne peut plus crier sa peine. Malheur à ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront massacrés s’ils osent dire un mot de leur souffrance. Les communistes, autrefois anti-coloniaux, à l’instar de Marx, eux qui combattirent avec Abd el-Krim il y a vingt ans2, ne jurent plus que par l’Empire. Eux qui gardaient leurs balles pour les généraux, les voici maintenant qui crient : « Vive de Gaulle, vive l’armée. » Si on leur dit : « Comme vous avez changé ! » alors, ils ameutent la foule et lynchent le Huron. Je ne donnerais pas cher de la peau du pauvre attardé qui oserait chanter l’Internationale. « Je les pourrirai », a dit Hitler. Il n’a pas eu de mal. Ils étaient mûrs. H. venu me voir, retour d’Alger. Il est capitaine de Frégate, il voulait reprendre sa place dans une société nationale ; la C.G.T. s’y est opposée. Il a demandé une entrevue avec ces nobles messieurs, elle a eu lieu chez Jugeau, ce chafouin avorton de la haine dont j’ai déjà parlé. On lui a reproché son attitude en 1936. Et voilà. Si on n’avait pas trouvé cela, on aurait cherché si son grand-père n’avait pas, un jour, crié « A bas Staline ! » Tout le monde a lu Le Loup et l’agneau3, pas besoin d’insister. Les nazis enlevaient la carte de travail à ceux qui n’aimaient pas énormément Monsieur Hitler, la C.G.T. fait de même. Les nazis sont des barbares, les C.G.tistes sont des raffinés. La France n’est plus la France, elle est nazicule. Qu’irait-elle faire à San Francisco4 ! Sa place est à Berchtesgaden. ––––– 1. Georges Duhamel. 2. Au moment de la guerre du Rif (1925-1926) laquelle, on le sait, joua un rôle important dans la politisation du surréalisme. 3. La fable de La Fontaine : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » 4. Du 23 avril au 26 juin 1945, devait se tenir à San Francisco la conférence internationale chargée d’élaborer la charte des Nations unies. 649
Vendredi 23 mars 1945 Le grand argument des refus, le voici : « Ne vous plaignez pas, pensez à ceux qui ont tout perdu et vous vous réjouirez d’avoir encore vos quatre membres et vos yeux ! » Le plus comique est que ce sont les profiteurs qui disent cela, avec leur gros ventre et leurs millions. Mon gangster disait à un employé qui crevait de faim et qui avait le toupet de lui demander une petite augmentation (ceci se passait à La Rochelle) : « Pas besoin d’aller au restaurant, mange des crustacés, la plage en est pleine ! » Prêcher la résignation, n’est-ce pas déjà l’occupation des princes de l’Église, des princes de la politique, des princes du marché noir. Un peuple résigné donne la sécurité aux crapules. On nous compare aussi aux soldats qui donnent leur vie sur le champ de bataille. On ne nous apprend rien. En 1914-1918, à Dunkerque, je regardais les Dunkerquois vivre dans les caves avec un sentiment de honte, parce que j’étais plus heureux qu’eux. Ils avaient à se débrouiller chaque jour pour vivre. Il leur fallait trouver les dix ou quinze francs sans lesquels ils eussent crevé, et la recherche de cette monnaie est un poison de l’existence. Le loyer, se vêtir, se nourrir, trouver un emploi, supporter continuellement cette lutte ignoble, c’est une souffrance qui n’a pas de nom. Les relations entre soldats sont facilitées par l’absence de ces soucis, on l’a bien vu en 1919, lorsque les anciens bons copains voulurent continuer leur camaraderie de front. En moins d’un instant, tout cela fut pourri. Ne restèrent que quelques affairistes qui transformèrent ces bons sentiments en instruments de travail. Dégradation de l’homme. On ne peut pas aussi être soldat toute sa vie. Lundi 26 mars 1945 Près du pont de Bezons, il y a un marché. Le traversant, l’autre matin, je badaudais parmi les étalages de pauvres et rares choses que les marchands étalaient, par habitude professionnelle. Car est-il besoin de faire appel au goût artistique des clients pour les séduire, en ces temps de misère ? Un pauvre vieux disposait, très lentement, sur une table de un mètre carré environ, cinq ou six peignes, de ceux qu’on pouvait acheter pour cinquante centimes aux Uniprix d’avant-guerre. C’est la dernière qualité, celle après laquelle il n’y a plus rien, sauf le peigne du père Adam qui comporte les quatre doigts et le pouce. Je lui demandai le prix, il me répondit entre cinquante et cent francs. Il devait y avoir des nuances imperceptibles dans la qualité de leur 650
matière, de leur indéfinissable matière, à moins qu’il ne voulût dire que l’aspect du client introduisait dans l’évaluation un coefficient variant de un à deux. Je lui dis que je trouvais cela cher. Il me répondit : « Que voulez-vous ! c’est la faute à Hitler ! » Un ouvrier vint badauder et s’introduire dans la discussion, il fit une analogie avec le commerce des blaireaux qui sont vendus cinquante francs et qui durent trois jours ; ils périssent en perdant leurs poils, ce qui est effectivement la mort pour un blaireau. Je crois que la France a pris l’habitude de la sordidité et qu’elle l’aime. Elle se délecte au milieu de ses poux. Sentiment de culpabilité du chien crevé au fil de l’eau, ou quoi ? « Énervée », comme on disait autrefois. Encore une gangstérie de mon gangster. En 1939-1940, pour son usine de La Rochelle, il avait reçu une commande pour la réparation de trois avions de la Marine, il avait aussi reçu de l’État des stocks de matières pour lesdites réparations : contreplaqués, pointes, rivets, plateaux de frein, tubes d’aciers, tôles, boulons, etc. etc. A la débâcle, il n’avait encore rien réparé, mais il avait installé et outillé son usine en vue de réparer. Vichy liquidant les marchés, mon gangster garda précieusement la matière fournie par l’État et dénonça ces pauvres Prussiens comme des voleurs et foutus pillards qui lui avaient tout pris. La dette étant ainsi effacée, il travailla pour le grand Reich et en fit des quantités de meubles et d’objets utiles qu’il vendit très cher. Quand les Prussiens prirent son usine pour fortifier l’Atlantique, mon délicat gangster vint à Paris et se fit attribuer une consolation de deux cent cinquante mille francs par mois par le comité d’organisation. Au bout de quelques mois, il proposa un arrangement à forfait ; le comité lui donnerait un million huit cent mille d’un seul geste et serait quitte envers lui pour toute la durée de l’occupation, ce qui causerait moins de dérangement de part et d’autre, car, il est très fatigant, bien sûr, d’aller toucher deux cent cinquante billets à chaque fin de mois. Deux ou trois mois après le paiement du forfait, vint la Libération. La Fortune sourit aux audacieux ! Je crois avoir parlé d’un certain Pissavy que j’ai fréquenté durant une heure alors que j’étais directeur du séquestre Junkers. Ce rat, ami de Jugeau, l’avait amené aux Domaines et cet être, habillé en capitaine aviateur, on se demandait pourquoi, m’avait fait l’impression d’un avéré véreux. Or, cette puanteur est maintenant Directeur général de la Société du Nord. C’est le Populaire, journal socialiste qui nous l’apprend, et du même coup il nous confie que ce cloporte était autrefois liquidateur de faillite. Le Populaire fait état d’un 651
petit incident qui s’est passé aux Mureaux pour agiter son fouet. Mais le véritable objet est d’avertir le parti communiste d’avoir à partager les gâteaux avec le parti socialiste. Toujours mettre des communistes à la tête des usines nationalisées, cela pourrait changer l’attitude du parti socialiste dans cette question primordiale de la nationalisation des moyens de production. Toujours la lutte des ôte-toi de là que je m’y mette contre les j’y suis j’y reste. Fesse-de-Rat devait partir vendredi. Il se fit taper par la dactylo un superbe ordre de mission pour la maison de moteurs qui se trouve à Paris. Les autorités civiles et militaires devant lui faciliter sa mission par tous les moyens, en chemin de fer, en automobile, en motocyclette, et à bicyclette. Cet ordre me paraissait vraiment très beau. Je le vis sur sa table et quand je le revis cinq minutes plus tard, le cachet du ministère était dessus, avec une de ces grandioses signatures illisibles qui frappent de stupeur les gendarmes et les chefs de gare. Je voulus savoir par quelle opération singulière cette pièce avait été homologuée sans bruit ni mouvement. Lachèvre m’apprit que Fesse-de-Rat avait un faux cachet dans sa poche. Mon petit malin de Fesse-de-Rat voulait aller pour ses vacances de Pâques chez lui, dans les Landes, avec frais de déplacements et couchette en première classe sans faire la queue au guichet des fiches d’admission, mais son compère, au bout du téléphone, lui coupa le souffle en lui ordonnant de rester à Paris parce qu’il avait besoin de lui ici ! Une demi-heure avant de filer, Fesse-de-Rat était pâle comme un navet. C’est un coup de pied en vache que son complice lui donnait. Camaraderie de gangsters et rappel à l’ordre. Le Machiavel de Moscou1 s’est rapproché de l’Église, il va, un de ces jours s’agenouiller devant le Pape et baiser son anneau, nous verrons cela, et tous les communistes de France, du même coup, d’aller à confesse et à la procession. C’est que le Père des peuples, qui n’en est pas à un reniement près, veut captiver les États du Proche-Orient et de la Grèce où vit une majorité de chrétiens orthodoxes, afin de s’assurer une protection des détroits qui vont bientôt devenir sa propriété. Opportunisme moscovite devant lequel un million de Français ne voient que libération du prolétariat. L’abrutissement devient inquiétant. Dans le train de ce matin, j’avais près de moi deux hommes de trente ans qui discutaient passionnément du match de football d’hier après-midi. J’ai compris ce que veut dire Freud quand il parle de conjuration par le sport et la politique. L’abrutissement est devenu de plus en plus inquiétant. Nos bienheureux fils verront la guerre de 1975-1990. Nous pouvons nous ––––– 1. Staline. 652
consoler, à la manière des repus : « Nous avons souffert ! mais eux ! qu’est-ce qu’ils prendront ! » Mercredi 28 mars 1945 Vu Hg. et Dubuis hier matin. Je me suis arrangé avec eux. Je commence mes nouveaux travaux le 1er avril et je travaillerai chez moi. Hg. m’explique le mécanisme des Sociétés nationales : l’État commande des prototypes aux firmes privées ; ceux qui donneront de bons résultats, ou supposés tels, seront construits en série par les Sociétés nationales, mais toutefois les dites sociétés, afin de ne pas être troublées dans leur sommeil, passeront commande de ces mêmes séries à des firmes privées. C’est très Ubu. C’est pourquoi je crois que ce sera ainsi. En arrivant à Argenteuil, vers onze heures du matin, j’attaquai Fesse-de-Rat. Je lui dis : « On m’a signalé hier soir un emploi intéressant et j’y suis allé ce matin, mais je n’ai pas eu de bons résultats. Je tiens quand même à vous avertir que je cherche ailleurs et que je vous quitterai dès que j’aurai trouvé ! » Fesse-de-Rat devint quasi livide. Depuis, il est presque invisible, il se tient affolé devant le Bottin, dans le bureau du Directeur. C’est le capitaine qui a perdu sa compagnie et qui n’ose reparaître seul devant son général. Il est à prévoir que le gangster va lui tomber dessus et l’accuser de tout, all’ordinario. Quand tout va bien, c’est grâce au général et ce qui va mal, c’est la faute à Fesse-de-Rat ; du moins, c’est l’opinion strictement personnelle du général. Jeudi 29 mars 1945 Quatre heures trente, on dit que la guerre est finie. On est content, mais on a de la difficulté à l’admettre, on s’était habitué. Tout le monde doute, chacun demande au voisin : ce n’est pas une blague ? Est-ce bien vrai ? Vous l’avez entendu à la radio ? On répond : « Non, c’est Untel qui l’a dit. » On va voir Untel qui renvoie à Untel numéro deux, etc. Voici encore une guerre terminée, attendons maintenant la prochaine, qui ne saurait tarder, étant donné l’état d’abrutissement et de bassesse où l’homme est tombé. Aux dernières nouvelles, c’était un canard. Les armées s’avancent, mais on n’est pas encore au dernier couac.1 ––––– 1. La capitulation allemande fut signée le 7 mai à Reims et le 8 mai à Berlin. 653
Vendredi 30 mars 45 Fesse-de-Rat, fertile en ressources, n’a pas informé le gangster de ma démission parce qu’alors, il y eût eu conflit avec coups de gueule et sans aucun doute suppression de ses vacances. Alors il fit une note au directeur qui n’est revenu ici qu’hier après-midi, alors que lui, Fesse-de-Rat, quittait Paris vers midi. Le directeur, un gros cochon, téléphona au gangster qui vint immédiatement chercher une explication. Je lui dis, comme à Fesse-de-Rat, que sa maison d’aviation m’apparaissait sans avenir et que je perdais mon temps ici. Il se lança dans un discours interminable ponctué de nombreux « Je suis honnête ! » que je ne lui demandais pas, ce qui prouve qu’il se sait crapule. Il termina en disant : « ... l’appareil vole, fait ses essais et j’ai une commande de série, alors on gagnera beaucoup d’argent et vous en profiterez. » J’étais excédé de son verbiage plein de contrevérités ; il me quitta, persuadé qu’il m’avait entourloupé alors que j’étais décidé plus que jamais à lui tirer une grande révérence. Ce que je vais faire dans une heure ou deux, sitôt mon enveloppe en lieu sûr dans ma poche de derrière. Je me souviendrai de ces deux mois de bouche amère. J’en tire une haine plus profonde de l’État, ce gros pourri d’idiot qui se laisse pomper par de pareilles sangsues et qui y prend plaisir. La France est bien foutue, le discours du ministre des Finances1 n’y changera rien et fait l’effet d’une histoire de fous. Un capitaine de navire qui ne voit pas que son bateau fait de l’eau. Encore une histoire de mon gangster. Son bureau de Bâtiment se trouve à Paris, près du pont Mirabeau, où il a un caissier, une secrétaire-dactylo-téléphoniste, etc., et trois ou quatre commis-architectes. La secrétaire a vingt ans, elle est assez aguicheuse et mutine quatre-vingts pour cent pur jus. Un après-midi, le gangster arrive et lui dit : « Pierrette, venez avec moi. Nous allons à Argenteuil. — Dois-je prendre mon bloc-notes ? — Non, pas la peine. En route. » Et il l’embarque dans sa voiture de gangster. Arrivé à Argenteuil, il descend, lui dit de rester assise, pose un paquet sur le bureau, remonte dans la voiture et file vers Paris. Il traverse le bois de Boulogne, s’arrête dans un lieu désert, enlace Pierrette, et lui dit : « J’aime Pierrette, voilà, je veux m’envoyer Pierrette, j’en ai envie ! » Elle, un peu trop surprise, se rebiffe, se débat, il se fâche et crie : « Si, je veux Pierrette ! » Elle répond nerveusement : « Non, je ne ––––– 1. René Pleven. 654
veux pas Léon ! » Alors, fou de rage, il lui passe les doigts sur la bouche, qui était très garnie de rouge, et lui barbouille le visage. Il fonce vers le premier métro, la fiche dehors et lui dit de regagner le bureau. Elle arrive au bureau telle que, et raconte son histoire à toute la troupe. Il arriva une demi-heure plus tard, comme si rien ne s’était passé. Il paye, il a tous les droits, c’est sa façon de voir la vie, à ce débardeur. Depuis quatre mille ans qu’il y a annales ou histoire, le monde n’a pas changé. Trois catégories, les prêtres, les nobles et les puants. Aujourd’hui ce sont : les militants politiques, les fournisseurs, et les salariés. Ceux qui travaillent, ceux qui font travailler et ceux qui profitent des uns et des autres. Tout cela avec des idéologies, des doctrines universelles. Cela me fait l’effet d’un salaud qui excite une femme hystérique, jusqu’à la faire enfermer chez les fous. La femme hystérique, c’est la foule des abrutis de la politique. Je passais hier près de la Madeleine, je vis, rue de Sèze, une plaque en marbre noir avec des lettres d’or : « Comité d’organisation des bouillons et potages ». Cela m’a consolé de bien des peines et des soucis. Ce fut une très réconfortante hilarité.
Mardi 4 avril 1945 Rêve étrange, cette nuit. Je me trouve dans une forêt d’Asie, je vois, dans un lac de boue, des enfants se vautrer, comme des hippopotames, ils me voient et me poursuivent. Près de moi, je vois un asiate aux joues rouges, un collier de barbe noir et des yeux étincelants. Nous fuyons ensemble, il connaît très bien la forêt. Harcelés, nous grimpons un de ces arbres géants, nous allons à la cime où se trouvent des boules, genre boules de gui mais beaucoup plus grosses, nous nous asseyons làdedans comme dans de confortables fauteuils, nous reposons, je sens que je dors, puis, de la cime, nous atteignons le faîte d’une muraille en faïence rouge très lisse, qui entoure une ville immense et très étrange, silencieuse, très luisante dans la pénombre, ou plutôt le crépuscule. Nous glissons très vite, le faîte a une pente, c’est alors que le mur a une hauteur décroissante mais nous sommes à une centaine de mètres au-dessus du sol, nous glissons sans fatigue, sans vertige, j’ai une grande admiration pour l’asiate. Au bout d’une très longue et très apaisante glissade, nous posons le pied sur le carrelage d’une cour, l’asiate se dirige vers une porte, je le suis, très confiant dans son habileté. Une femme d’un certain âge sort d’une autre porte et dit : « J’ai du cidre ! » Nous entrons. Ce rêve s’arrête 655
au moment où nous mettons le pied sur le seuil. Est-ce parce que je suis hanté par la poussée des jeunes qui prennent toutes les places et font que je suis constamment inquiet sur la possibilité de gagner ma vie. Qu’est-ce, cet asiate ? Est-ce Hurel ? Est-ce Char, qui est venu dimanche ? Il est probable que les deux sont cet homme extraordinaire qui m’a sauvé. La participation de Char vient aussi de ce que j’ai besoin d’être poétiquement sauvé. Les deux causes forment une dose mortelle. Vendredi 13 avril 1945 Les prisonniers reviennent. Beaucoup s’aperçoivent qu’ils sont cocus. Aussi, le gouvernement a pondu des décrets qui faciliteront les divorces. On dit que, dans ce quartier-ci, un prisonnier est revenu, un après-midi de la semaine dernière. Il trouve sa petite fille, qui a sept ou huit ans et un bébé dans un berceau. La mère était au dehors. Il demande à sa petite ce qu’est ce bébé, elle lui répond : « C’est ma petite sœur ! » Alors, le pauvre prisonnier lance la petite sœur par la fenêtre. Il habite au sixième. Or, ce n’était pas une petite sœur, c’était un enfant que la mère avait pris en nourrice, pour gagner un peu d’argent, mais la petite fille avait l’habitude de l’appeler ainsi. La femme, qui était une très honnête personne, revint, vit et s’enfuit. On ne sait ce qu’elle est devenue. On pense qu’elle est allée se fiche dans la Seine. Samedi 14 avril 1945 Cinquante-cinq ans aujourd’hui. Quand donc cela sera-t-il fini ! Magnifique journée, soleil de juin, et pourtant, en moi, une brume pesteuse à couper au couteau. Char m’a envoyé un exemplaire de Seuls demeurent. C’est une grande œuvre. En voici encore un qui résist much, little obey aux schèmes de la célébrité à bas prix.1 Tous les libido-dominandards du papier noirci ont glissé dans la poésie de la Résistance, c’est-à-dire la facilité, vers l’anti-poésie. Ils ne pardonnent pas à ceux qui méprisent ces moyens de lutteur de foire. Alors, c’est la Terreur dans les lettres2 ; ils font le vide sur la ––––– 1. Seuls demeurent est le premier recueil de René Char publié chez Gallimard. Appelé à un grand retentissement, il marque le début de la notoriété de Char. 2. Sous-titre de l’essai de Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, ou la Terreur dans les lettres (Gallimard, 1941). 656
place et cabriolent au milieu des abrutis. Ils leur font croire qu’il n’y a qu’eux au ciel de la Poésie. Abdication, suprême astuce. Les abrutis ne pouvant pas comparer, ils ne voient que ce qu’on leur montre. Je parierai tout ce qu’on voudra, que le silence prémédité recouvrira ouateusement le livre de Char. Si ces gens-là ne voient pas leur propre bassesse, c’est beaucoup plus grave que je ne le pensais. Car on devra supporter une bassesse professionnelle, du genre de celle des politiciens. Côté grossièrement matériel, nous crevons de faim, et nous manquons de tout. C’est pis qu’en 1944. L’agronome qui nous disait en décembre dernier : « Dans dix mois, il n’y aura plus rien à manger ! » avait raison. On ne voulait pas le croire, mais il savait de quoi il s’agissait. Il dit maintenant : « Dans un an, la famine ! » Et, ma foi, je le crois. Les paysans, traqués par les barèmes impossibles et l’augmentation des salaires de leurs ouvriers (trente francs l’heure) réduisent leur personnel et ne cultivent que ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes. De même pour les animaux, avec cette aggravation qu’on ne leur laisse rien pour les nourrir. Et puis, lorsqu’ils ont besoin d’un objet, ils sont obligés de l’acheter au marché noir. Le jeu ne vaut pas la chandelle. Et voilà comment notre pays, déjà muet, meurt. La censure agit davantage encore sur les informations économiques. Elle s’occupe, en somme, de ce qui ne la regarde pas. Ça finira mal. Aux gens qui se plaignent, on répond par des menaces, on les accuse d’être des hitlériens. Et ceux qui matamorisent le pauvre peuple sont des profiteurs gavés et sucrés. C’est gros, c’est bien nippé, c’est soûl du soir au matin, et ça donne des leçons de patriotisme. La fourberie et le toupet triomphent. De quoi vomir. Char m’a dit : « Envoyez un poème à Fontaine1. » Je n’ai pas envoyé un poème, mais une note sur Seuls demeurent. Je serai cent mille fois plus heureux de faire cet hommage à Char que de voir mon nom et ma photo sur toutes les fontaines de France et d’outre––––– 1. Fontaine, revue mensuelle publiée à Alger, puis à Paris, de 1939 à 1947, n’était pas à proprement parlé un organe de la « poésie de Résistance », même si celle-ci n’était pas absente de ses pages. Mais on y trouve aussi les signatures de Breton, Césaire, Char, Gracq, Jouve, Larronde, Michaux, Paz, Queneau, Reverdy, Schehadé, Soupault, etc. Son numéro 36 (1944) comportait des extraits de Seuls demeurent, première publication de Char depuis 1939. Quant à la note de Blanchard, nous en ignorons tout. 657
mer. Eh bien, ces salauds-là ne m’ont pas répondu. Ce n’est pas demain que je leur enverrai à nouveau un texte. Ces gens-là sont des gueulards de la Résistance, j’aurais dû me méfier. En appréciant la poésie de Char, implicitement, je leur fais honte de la leur. Surmonter, sinon, se soumettre ou se démettre. Conclusion : surmonter ou crever, l’injure aux lèvres. Ma situation est difficile à définir… l’isolement du vagabond. Samedi 21 avril 1945 Le Singe est revenu avant-hier. Parti de Weimar à neuf heures du matin, il était à Paris à midi. Le soir, à sept heures, réunion d’accueil avenue Georges V. Il est méconnaissable. Neuf mois au camp d’extermination Heilrich, près de Weimar. Il n’a pu résister que parce qu’il ne voulait pas mourir. Ce fut atroce. Les sadiques geôliers ne leur laissaient pas une minute de paix, on les schlaguait avec un bout de câble électrique dénudé à l’extrémité. Il vit deux sauvages parier, l’un dit à l’autre : « Un paquet de cigarettes que j’abats celui-là ! » « Tope là ! » répondit l’autre idiot. Pan ! le prisonnier s’abat. Le vainqueur gagne son paquet de cigarettes et rit de toute sa gueule de cochon. La nuit, revue de pieds ; les salauds enlèvent les couvertures et schlaguent les pieds sales. Or, le camp est un champ de boue et il n’y a pas d’eau pour se laver. Autant dire que tous y passent, jusqu’à ce que la fatigue arrête les bras. Douze heures de travail par jour, à construire une ligne de chemin de fer. Nourriture : un litre d’eau chaude dans laquelle baignent quelques rondelles de rutabagas. Le neveu de de Gaulle était venu pour interroger le revenant. Il demanda si les habitants du village savaient ce qui se passait dans le camp. Bien sûr, il y avait des maisons à trente mètres de là et on pouvait tout voir à travers les fils barbelés. Enfin, on les exterminait abominablement. Et puis, il y avait des mouchards. L’isolement moral était parfait. Certains vendaient leurs camarades pour un morceau de pain. Des jeunes hommes se prostituaient aux tortionnaires et recevaient en échange des vêtements et de la nourriture. Tous les cercles de l’enfer réunis en un seul. Le neveu demanda aussi si les prisonniers pouvaient pratiquer leur religion ; croit-il que ce sont des hommes, ces bourreaux ? Illusion de la jeunesse ! Le fait de porter une médaille ou un scapulaire désignait la proie de choix aux sadiques. Voilà à quoi mène la politique : un peuple intoxiqué revenu aux tam-tams et au scalp. Ce qui est plus grave, c’est que la France même est contaminée. Nous y allons, c’est certain, nous glissons lentement sur la pente. 658
Le Singe fut scientifiquement torturé lorsqu’on le prit, en juillet dernier. On lui frappa le crâne pendant des heures avec un marteau de médecin, celui qui sert à tâter les réflexes rotuliens. Il sentait glisser vers l’inconscience et comme on lui demandait à chaque coup son nom, il répétait mentalement : « Je suis Martin », sans arrêt, de façon à se créer ce réflexe. Il tint bon. Les bourreaux ne surent jamais qu’ils avaient pris un homme qu’ils recherchaient depuis trois ans et dont ils avaient amené la femme en otage. Il ne sait toujours pas ce qu’elle est devenue. La cruauté méthodique des Allemands est pire que celle des canaques, car elle est étudiée pour briser aussi l’âme. Il faudra des années de soins pour rétablir ceux qui la subirent. Nos Marocains sont d’une sauvagerie plus pure, si l’on peut dire. On me dit qu’en Italie, lorsqu’ils prenaient un village, ils violaient même les grands-pères. Ils pillaient et se vêtaient de leur butin, chemises de femme, complets d’homme, bijoux, linge de table, ils s’entouraient le corps de tout cela, et portaient des colliers d’or, des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets. Leur furie apaisée, c’était fini ; comme le tigre qui a bien déjeuné, ils roupillaient. Nos nazis font le mal pour abaisser l’homme ; nos zoulous violent, pillent et tuent sans s’occuper de la victime, ils ne font qu’assouvir leurs instincts. Il y a une très grande différence. Les nègres américains aussi délirent parfois, et on voit que cette grande différence dont je parle c’est celle du possédé et du bourreau. Madame M., veuve de Cherbourg, nous parle d’une jeune fille, trouvée dans un bois, qui avait été violée et dont les seins étaient mangés et le corps lacéré. Il y a l’amok du Malais, il y a l’amusement d’Assurbanipal et de Mourad. Mercredi 25 avril 1945 La campagne électorale bat son plein.1 Il y a deux fois plus de partis qu’avant la guerre et ils sont plus fourbes. Aucun n’ose dire ce qu’il est. Le parti communiste s’intitule, pour la circonstance : « Union patriotique républicaine antifasciste ». S’ils gagnent, alors ils enlèveront leur masque et redeviendront communistes, ou plutôt staliniens, comme dit Éluard. Le manque de papier a réduit à rien la propagande écrite, il y a aussi beaucoup de néophytes, parmi les électeurs : les femmes et les jeunes. On peut facilement les blouser avec un titre panachard et ––––– 1. Il s’agit des élections municipales des 29 avril et 13 mai 1945, les première depuis 1935. Elles sont marquées par un fort glissement à gauche. 659
insane. Les nationalismes sont tellement exaspérés que les partis les plus internationalistes se maquillent en patriotards. Que sortirat-il de cela ? Rien de bon. L’homme est devenu plus mauvais, la collectivité qui est un homme multiplié par n millions ne peut pas être devenue parfaite. On a le gouvernement qu’on mérite. On n’a pas fini d’en voir ! Il y a une prochaine guerre en puissance, l’étatisme nous y conduit. Les conflits économiques ou même simplement commerciaux deviendront des conflits d’États. Le tout-à-l’État conduit au fascisme, quoi qu’en disent les patriotes républicains antifascistes. Il est vrai qu’ils le savent très bien, mais ils désirent le pouvoir et les richesses du pouvoir. Quand ils y seront, ils instaureront le fascisme, mais sous un autre nom, comme en Russie, par exemple. Reverrons-nous la liberté de la presse, la liberté de voyager, la liberté de travailler ? Je ne crois pas. Les castes resteront. Les libido-dominandards ont vu et apprécié la méthode de coercition et d’enrichissement qui s’y rattache. Les crétins peuvent gouverner avec cette foutue machine. Madame M., venant d’Alençon, nous raconte les rapines de la préfecture de l’Orne. Ces messieurs se meublent avec les laissés-pourcompte des Allemands qui auraient dû être vendus aux sinistrés. La femme d’un employé sinistré a été dire ce qu’elle en pensait au secrétaire général et le mari a été renvoyé. Ce secrétaire général, qui vient de se marier, s’était offert un beau cadeau de noces, avec la complicité du directeur des Domaines. Le marché noir est plus florissant que jamais. La C.G.T. plus salope que toujours. Les fonctionnaires plus pourris, le peuple plus bête, les journaux plus ignobles. Jeudi 26 avril 1945 Hier, réunion avec le Singe. Il nous a dit qu’à son camp, à Helricht, ou un nom de ce genre, près de Weimar, les geôliers étaient des bagnards, des condamnés de droit commun auxquels on donnait cette fonction. Ils étaient bien nourris et bien soignés. On ne leur demandait qu’un nombre de morts suffisants. Ils tuèrent des hommes à coups de bâton. A l’infirmerie, on opérait des gens qui n’avaient pas besoin de tant de soins, on les obligeait à se faire opérer et on les ouvrait avec les instruments qui venaient de servir à tailler dans les gangreneux, et cela sans nettoyer les lames. Il y a encore là-bas des malades incurables qui meurent chaque jour. Les valides sont revenus, les Américains avaient commencé rapidement l’évacuation par avions. Mais un capitaine français, du service des prisonniers, a pris en charge tous les Français du camp, et cet hurluberlu ne fait rien, que se baguenauder avec son petit chien. Quand un malade lui 660
adresse la parole, il répond : « Voyez mon secrétaire ! » Lequel secrétaire est un petit embusqué genre danseur mondain. Les Américains ont naturellement laissé la place au capitaine français. Le Singe était furieux, il venait d’apprendre cela par un nouvel arrivant qui avait réussi à s’enfuir par ses propres moyens. Il y a cinq jours qu’il est arrivé à Paris et il a déjà compris dans quel état moral est la France. Aussi a-t-il le cœur plein de rage. Il a été secouer les bureaux pour qu’on évacue ses camarades, il veut qu’ils meurent en France, et non dans ce camp d’horreur où il y a des milliers de cadavres et des souvenirs douloureux. Il a raison. Il n’y a rien à faire pour les sauver, mais aussi peut-on adoucir leurs derniers jours. J. a dit que les Américains nous avaient refusé l’administration des mines de Sarre parce que nous n’étions pas fichus d’exploiter nos propres mines, donc pas la peine de s’occuper de celles du voisin ! En toute bonne foi, on ne peut que lui donner raison. Dès cet été, le charbon va manquer, on va nous diminuer notre électricité. Les mines ne produiront plus, les hommes ne travaillent pratiquement pas, c’est la dictature du prolétariat. La période électorale est commencée, les partis crachent dans le micro à longueur de journée. Pourriture verbale. Comment nous sortirons-nous de ce bourbier ? C’est la question que tous les gens honnêtes se posent. Et les prix montent toujours. Nous sommes en pleine inflation. Avant un an, nous aurons chu dans le précipice. Alors, ce sera le règne de l’étranger ou la dictature militaire, pas de Gaulle mais un autre, un de Lattre de Tassigny1 ou quelque chose de ce genre. Dimanche 6 mai 1945 Quand un journal a décrit un événement auquel j’ai été mêlé assez pour en connaître, j’ai pu hurler au mensonge. C’était toujours faux, et ce qui est pis, tendancieux. On nous a déclaré, depuis août dernier, que jamais, jamais plus, comme disait le corbeau, on ne verrait cela. On devait avoir enfin une presse épurée, propre, exacte, etc. Et ceux qui gueulaient le plus étaient les nationaux-communistes qui ne rêvent que domination et dictature. Je lis dans un torchon de leur obédience, Action, un texte sur les A.E.B., anciens Junkers Werk dont j’ai été durant trois mois l’infor––––– 1. Jean-Marie de Lattre de Tassigny (1889-1952), général en 1939, il rejoint Alger en 1943. A la tête de la 1ère Armée française, participe au débarquement de Provence, libère Toulon, Marseille, Lyon, Dijon, l’Alsace et reçoit la capitulation allemande à Berlin, le 8 mai 1945. 661
tuné directeur. On y dit que les ouvriers ont chassé les Allemands de l’usine et l’ont défendue, les armes à la main, puis que, dès le 25 août, ils ont remis en marche et ont travaillé sans être payés jusqu’à fin octobre. Depuis, ils sortent trois avions par semaine pour les forces françaises qui réduisent les Boches de l’Atlantique. Quand le dernier Allemand a quitté, le 17 août à six heures et demie du soir, avec son camion plein de matériel et de vivres, pas un homme n’a bougé. Le cantinier est ensuite sorti avec sa camionnette chargée à couler bas et son tueur allongé sur le chargement, mitraillette braquée. Il a eu tort de s’inquiéter, les fiers à bras étaient terrés dans les bistrots des environs. Deux heures après, quand ils furent certains qu’ils ne reviendraient pas de sitôt, ils entrèrent et pillèrent la cantine où restaient encore quelques centaines de demibouteilles d’armagnac. Puis, le lendemain, après la cuvée, ils se harnachèrent avec des brassards et des revolvers et firent leur persil sur le pas de la porte. Quant aux trois appareils par semaine, sur dix-sept appareils complètement terminés au départ des Boches, un seul a fait un vol, neuf mois après. Mon projet, en octobre, était de terminer en trois mois les soixante appareils en magasin. Ce qui était facilement possible. Pourquoi faire croire ces choses ! Parce que les salauds qui dirigent le parti veulent blouser le populo et leur arracher des voix aux élections. Presse pourrie est toujours un pléonasme. Un autre cite Proudhon : « La propriété, c’est le vol ». Il coupe la phrase et ne cite que la partie qui lui convient, la suite : « ... mais le boulevard de la liberté » reste dans sa plume. Ces salauds-là sont des faussaires. Je les hais. Ma chatte est morte l’autre nuit. Au vrai, je l’ai tuée. C’est la désolation dans la maison, une douleur irraisonnée, animale. Deux bœufs longtemps liés l’un à l’autre, l’un disparaît, l’autre en meurt. C’est un peu cela. Durant seize ans (les enfants avaient sept et neuf ans quand nous la recueillîmes) nous vivions ensemble, c’était l’idole du foyer. C’était une siamoise un peu sauvage, mais tellement attachée à nous, sans bassesse, sans servilité. Une noble bête. Les nuances de son miaulement en faisaient un langage que nous comprenions. Sa mère a essayé de se suicider en se lançant contre les murs, la tête en avant, quand mon ami, le docteur L., la donna à un confrère qui, effrayé, la lui ramena. Très faible à sa naissance et moins débrouillarde que ses frères et ses sœurs, elle était piteuse quand nous l’eûmes. Ma femme la prit un peu par pitié, la voyant si chétive. Elle tenait dans la poche de mon pyjama ; nous la nourrîmes avec un biberon de poupée. N’ayant plus de mère, elle tétait mon oreille et elle conserva cette habitude jusqu’aux derniers jours. 662
Elle avait, avec chacun de nous, des habitudes différentes. Il y a huit jours, elle perdit l’appétit et la curiosité, elle devint triste et se tenait accroupie, immobile et indifférente, pendant des heures. Le vétérinaire lui fit une piqûre d’huile camphrée et pronostiqua une tumeur du foie. Vendredi matin, elle eut un abcès qui visiblement la faisait souffrir ; l’après-midi fut calme, le soir s’annonçait supportable mais, vers onze heures, elle chercha un endroit où elle pourrait moins souffrir. Après avoir fait plusieurs poses, elle se remit où elle était et quelques minutes plus tard repartit, mais ses pattes de derrière étaient mortes, elle remorquait son arrière-train en peinant avec ses pattes de devant, comme un cheval qui démarre une charge. Elle luttait avec un courage extraordinaire pour fuir, fuir quoi ? La mort. Je la pris et elle me fixa avec ses pupilles dilatées, la tête extrêmement jeune et vivante, ses yeux criaient au secours et avaient foi dans mon pouvoir de la débarrasser de sa souffrance. Elle en parut heureuse pendant une minute, puis elle chercha à se mettre sur mon épaule, ainsi qu’elle le faisait souvent. Il m’a semblé que ses réflexes la conduisaient à rechercher les endroits et les positions où elle fut heureuse, comme si ce n’était pas la maladie, mais les forces extérieures qui la tourmentaient. Je la portai dans la cuisine et j’ouvris la porte du fourneau à gaz. Elle voulut y aller ; souvent quand le four était chaud, nous laissions la porte ouverte et elle entrait s’y coucher, ayant toujours été très frileuse. Alors, j’ai refermé la porte, j’ai ouvert le gaz. Je l’entendis remuer deux ou trois fois, puis plus rien ; je la sortis, elle était délivrée. Il y a quatre ans, je vis déjà la mort de Bamboula, qui agonisa pendant deux ou trois jours. Il y a une telle vitalité dans les chats que leur agonie est terrible. C’est un spectacle insupportable. Ses quelques heures de souffrances ont cruellement payé les seize heureuses années que nous lui avions données. Car les bêtes qu’on aime et qu’on soigne sont heureuses, oui. Mardi 8 mai 1945 Dernier jour de cette guerre. Ce n’est pas la même joie qu’en 1918, ce n’est pas celle du 25 août 1944. C’est autre chose, on craint la drôle de paix, pour avoir trop souri de la drôle de guerre. L’inquiétude et la méfiance font, sur ce ciel magnifiquement bleu d’aujourd’hui, des plaques de lèpre. La nature est toujours comparable à elle-même, mais les hommes sont plus vils, plus bas, qu’ils ne le furent depuis que j’ai les yeux ouverts, et la mémoire étanche. On pense confusément que cela n’est pas fini. La canaquerie devra trouver des exutoires. Les partis 663
politiques sont des abcès qui devront crever, un jour ou l’autre, mais avant peu. La pourriture est dans les cervelles, la confusion, la fourberie, l’abrutissement, la rossarderie. Nous n’avons pas fini de nous indigner, dans les deux sens du mot. On dit Hitler mort. Certaines rumeurs le donnent mort en combattant, ce qui lui assurerait la vie éternelle. D’autres parlent de suicide, ce qui la lui ôterait, et d’autres enfin, de congestion cérébrale. De toute façon, cet aliéné a été jusqu’au bout de son destin cohérent et sa monomanie était certaine. Qu’il ait entraîné des centaines de millions d’abrutis (car dans toutes les parties du monde, il y en avait), c’est là le phénomène collectif qu’il serait très intéressant d’étudier. Il est à craindre, malheureusement, qu’avec la tournure nationale-communiste que prend l’abrutissement du monde moderne, la psychanalyse, seule science qui pourrait débrouiller ce problème, ne soit interdite, comme elle l’est en Russie et autres dictatures. Je vois un Hitler ayant subi à Vienne, alors qu’il cherchait à gagner sa vie, des humiliations qui l’ont empoisonné. Et toute sa vie n’aurait été qu’une vengeance contre le monde hostile. Il ne vivait que pour se vider de cette souffrance, et comme c’était un artiste raté, c’est la politique qui l’a sauvé, car vivre avec une humiliation dans le cœur, c’est impossible. Mussolini, l’autre révolté, a été abattu comme un Vitellius, un Galba1 quelque chose de ce genre, mais ce qui m’apparaît magnifique, dans sa mort telle qu’elle fut racontée à la radio, c’est sa maîtresse se plaçant devant lui pour recevoir la balle mortelle. Mussolini usé, vieilli, tragique vagabond sans espoir, et cette jeune femme attachée à cette épave, mourant dans le même naufrage ! Alors, et le « Donec eris felix » ? Le bon sens en défaut, l’irrationnel, l’antiLa Fontaine, l’imprévisible, ce geste insensé et cette fidélité dans l’infortune, c’est beau. Il y a parfois de la noblesse dans le monde ; alors, tous les abrutis en rigolent, bande de fumiers ! On nous disait hier, à la radio : « Le général de Gaulle va vous parler incessamment. » Aujourd’hui, on nous dit : « A quinze heures, le général de Gaulle vous annoncera une bonne nouvelle. » Or tout le monde sait qu’à quinze heures on annoncera la fin de la guerre. Radio-Londres nous a même confié ce midi que de Gaulle l’annonce––––– 1. Mussolini fut exécuté avec sa maîtresse, Clara Petacci, le 27 avril 1945, par des partisans communistes. Leurs cadavres furent ensuite pendus par les pieds à des crochets de boucherie. — Galba, empereur romain (5-69), massacré par les prétoriens. Vitellius, autre empereur (15-69), égorgé par la foule sur le Forum. 664
rait à quinze heures en même temps que Churchill, Staline, etc. On veut nous faire une bonne surprise, c’est touchant. La radio ajoute : « Faites marcher vos postes, que les commerçants l’installent dans leur boutique, faites-les fonctionner dans la rue. Que ceux qui n’ont pas déclaré leur poste le fassent hurler, aucun contrôle radiophonique ne les embêtera cet après-midi ! » Voilà qui est réjouissant, l’État qui recommande de frauder. Oh ! la bonne république. Il est vrai que les gangsters continuent à gangstériser. Ma femme demande ce matin du savon au marchand, on lui tend un bloc de deux kilos environ de la qualité d’avant-guerre, et on lui dit : « C’est neuf cents francs. » « Il y a erreur ! c’est du savon avec ticket que je demande. » Alors, il remporte son bon savon et revient avec une ordure à quarante francs et qui ne vaut pas deux sous. On ne se cache plus pour fricoter. Délicieux gouvernement provisoire ! Enfin, il y a deux ans aujourd’hui, je passais devant la Gestapo, rue des Saussaies. J’ai eu la chance de m’en sortir. Délicieuse Gestapo ! L’État, c’est toujours l’État, et ce sera toujours de la merde. Mercredi 9 mai 1945 Maurice parti ce matin pour Mulhouse, en costume d’adjudant. N., un camarade, a voulu épater son quartier, il y a quelques jours, il descendit de chez lui en tenue fringante et s’y prit de telle façon qu’il rencontra sa concierge. « La guerre est finie, alors vous partez ? » « Elle m’a vexé, la vache ! » avoua-t-il. Le fait est cocasse, on les mobilise le jour de la victoire. Il est vrai qu’ils vont au service de santé du rapatriement. Il en faut, c’est certain. Jeudi 10 mai 1945 On nous apprend que Léon Blum1 a dansé dans sa chambre quand les soldats alliés y sont entrés. Lui qui a tant travaillé pour le réarmement de l’Allemagne ! L’inventeur du pouvoir d’achat par l’inflation et de la paix perpétuelle par le désarmement de la France. « C’est à nous de montrer l’exemple, disait-il. Quand les autres pays verront cela, ils en feront autant, tellement ce sera beau ! » Cornichon ! ––––– 1. Interné après l’armistice, Léon Blum fut l’un des accusés du procès (vichyste) de Riom, en 1942, à l’issue duquel il fut livré aux Allemands et déporté à Buchenwald. 665
Ce qui est curieux, c’est le respect que les nazis ont montré à l’égard des politiciens, même antinazis, qui leur tombaient dans les pattes. Ils les ont bien soignés, même lorsqu’ils se croyaient définitivement vainqueurs. Ils n’ont pas tué Mandel1, ce sont les miliciens de Darnand qui ont fait le coup. On nous dit que Herriot, Reynaud, Gouin,2 etc. ont pu écrire des livres ou des mémoires justificatifs, qu’ils vont en hâte publier. (Tant pis pour nous !) S’ils avaient été simples citoyens, et non pas à Buchenwald, mais seulement à Poissy, ou à Clairvaux, en temps de paix s’entend, ils n’auraient pas eu droit au papier ni à la plume. Ils eussent fabriqué des espadrilles. Cette condescendance pour les politiciens ne s’explique que par une loi du milieu, un code de l’honneur gangster, ou alors un respect conservateur de la sagesse des nations des vieux proverbes, les loups ne se mangent pas entre eux par exemple. Ils ont assassiné des enfants à la mamelle qui auraient pu devenir de bons nazis, tout est possible, et ils ont conservé des vieux requins pourris, irrémédiablement fixés. Mardi 29 mai 1945 Que la Libération était belle sous l’oppression ! On n’a récupéré aucune des libertés qui étaient incluses dans ce mot de Libération. On ne nous envoie plus à Dachau ou à Buchenwald, mais on nous fait crever en tapinois. C’est l’hypocrisie merdeuse des temps modernes. La presse a un privilège, elle en abuse. France libre, après avoir fait une campagne pour la réouverture des boîtes de nuit, afin, disait-il, de faire vivre cent mille personnes, maquereaux et putains, vient de relancer dans la circulation le nommé Makhonin, un escroc qui a sévi pendant l’entre-deux-guerres et qu’on croyait brûlé. La presse d’autrefois était achetée, celle-ci est vendue. Je me suis noyé dans le travail. Je n’ai pas levé le nez depuis quinze jours. J’en suis abruti, mais j’ai vécu quinze jours. Hier soir, de onze heures à minuit, la radio a parlé de Char. Je suis bien content pour lui, mais les récitants étaient bien mauvais ! Ils disent cela comme si c’étaient des compliments pour la fête à grand-père. ––––– 1. Georges Mandel (1885-1944), plusieurs fois ministre dans les gouvernements de l’entre-deux-guerres. Opposé à l’armistice en 1940. Interné par Vichy qui le livra aux Allemands, il fut abattu par des miliciens pendant son transfert, dans la forêt de Fontainebleau. 2. Édouard Herriot : voir note 2, p. 618. — Paul Reynaud (1878-1966), président du Conseil en mars 1940. Autre accusé du procès de Riom. Déporté en Allemagne. — Félix Gouin, futur président du Conseil (S.F.I.O.) en 1946. 666
G. est revenu me voir. Il craint que je ne l’oublie. Il est de cette centaine de techniciens renvoyés à la SNCASO pour faire de la place aux militants communistes. Ceux-ci veulent toutes les places, et tout de suite ! comme on disait déjà en 1924, quand les radicaux se hissèrent au pouvoir, mais il s’agissait alors des places politiques, Directeur du Journal officiel, Directeurs d’offices représentatifs et pas fatigants, ces nouveaux seigneurs faisaient ensuite appel à des esclaves techniciens pour régler les affaires courantes. Mais aujourd’hui il leur faut toutes les places, depuis chef d’équipe jusqu’à directeur général. La formation technique, si importante dans la construction aéronautique, est maintenant considérée comme un accessoire superflu, ce qui est juste, puisqu’ils ne savent même pas ce que c’est ! Ce qu’on ne connaît pas n’existe pas. G. me signale la nullité étincelante de son nouveau chef, qui se croit obligé, dans les discussions techniques, de dire son opinion et laisse voir son ignorance. Il n’a même pas l’intelligence de se taire. L’aviation française, en août 1944, avait dix années de retard (en qualité) sur l’aviation anglo-américaine. Aujourd’hui, elle en a onze, l’an prochain, elle en aura douze. Même si nous comblions notre retard, cela ne nous rendrait pas le marché extérieur, si indispensable pour notre relèvement économique. Il faudrait que nous menions le train. Ce n’est pas en décapitant l’armature technique et en y mettant des gueulards de meetings qu’on fera des choses nouvelles. La vanité des politiciens est immense et pitoyable. Le chef de Gaulle disait à son personnel, à la veille du cortège du 1er mai : « Tous demain au défilé ! Je veux vous y voir tous ! » De gueuler en chœur, ça leur donne des connaissances techniques, ça leur donne surtout des illusions. Ce sont les nouveaux seigneurs, ils savent tout sans jamais avoir rien appris. Ils sont gonflés des défauts qu’ils reprochaient aux autres. Ils criaient contre les injustices et en commettent de cent fois plus écœurantes. Quand ils s’apercevront de leur insuffisance ce sera peut-être pis encore pour nous, car chaque seigneur s’attachera un vrai technicien comme un sénateur romain s’attachait un affranchi. Mais, quand le sénateur pétera, ce sera l’affranchi qui puera et on le passera à la casserole. Comme le disait Hitler en 1939 : « Il n’y a pas grande différence entre le régime russe et le mien ! » A quoi Staline n’a pas réagi, et pour cause. Le programme national-communiste1 ––––– 1. Il apparaît décidément que le terme de « national-communisme » n’a pas été inventé le 13 novembre 1991... « Les hommes ont d’ordinaire, je le sais, la faiblesse de croire que ce qu’il vivent est nouveau. » (Annie Le Brun : Les Assassins et leurs miroirs). 667
peut lui aussi se résumer par « Travail, Famille, Patrie », moyens de chantage envers les esclaves, moyen classique de tout gouvernement, quel qu’il soit. Mercredi 30 mai 1945 Y., de la division Leclerc, est passé, se rendant en permission. Eisenhower renvoie la division en France parce que les hommes sont trop durs pour les Allemands. Il nous raconte que dans une bourgade, ils donnèrent deux heures aux habitants pour vider les lieux, et les réunirent ensuite sur la place. Chaque vaincu avait son baluchon de choses précieuses. Les soldats les leur prirent et les renvoyèrent chez eux. C’était pour leur prendre les richesses transportables et peu visibles, bijoux, argent, etc. Beaucoup de soldats font fortune en un jour. D’autres forcèrent les portes d’un couvent et violèrent les bonnes sœurs. Il y eut réclamation au commandant, celui-ci réunit ses hommes : « Combien en avez-vous violées ? — Six ! mon commandant ! — Ce n’est pas beaucoup ! Rompez ! » Jeudi 31 mai 1945 Une cousine, de passage à Paris, est venue dormir ici. Elle vient de revoir son beau-frère, prisonnier libéré, rentré via Odessa. Les Russes, ou plus exactement les Mongols, les dévalisent, et ils en tuent aussi. Ils tuent tout ce qui n’est pas russe. Ils sont avides d’or et dès qu’ils rencontrent des prisonniers alliés qui viennent se confier à leurs soins, ils leur collent la mitraillette au creux de l’estomac et les fouillent. Ils leur retirent l’alliance du doigt ; si elle est difficile à enlever, ils coupent le doigt. Ils prennent le portefeuille et les vêtements, s’ils sont confortables, puis ils donnent un violent coup de crosse au plexus et le pauvre bonhomme s’abat pour quelques minutes. Je trouve tout cela réconfortant ! Chaque matin, quand je me lève, j’ouvre la fenêtre et je hurle : « Humanité ! je te chie dans la gueule ! » Et, plus je vois de choses, moins j’ai de remords ! Dimanche 3 juin 1945 Demain, échange de billets. Les gangsters ont frétillé frénétiquement depuis huit jours pour caser leurs fafiots. On a vendu, près de la Bourse, des nouveaux billets. Certains disent que ces billets étaient faux, d’autres que ce sont des billets émis en Corse lors de la 668
Libération, d’autres enfin que deux milliards ont été volés et qu’on les écoule avec profit. Cette opération pourrait être efficace, mais avec l’État-pourri, c’est douteux. Toujours l’hypocrisie merdeuse qu’on retrouve aussi à Rome où le binoclard1 dénonce le nazisme et se vante d’avoir lutté et crié contre depuis toujours, comme un vulgaire chef communiste. En voici encore un qui n’a jamais varié ! Tout le monde sera d’accord, mais dans le sens qui convient. Émeute des prisonniers libérés. On me rapporte que ceux qui travaillaient autrefois en usine et dont la place est obligatoirement réservée, ne sont pas passés la reprendre. Ils préfèrent changer de métier et se dirigent vers des situations lucratives, commerce et combine. Au point de vue réaliste, ils n’ont pas tort ; l’industrie est devenue un régime de parias, d’out-laws plus exactement. Un chef de la C.G.T. a pissé un texte sableux où il reprend l’habituel ricanement économiste distingué pour parler de ce qu’il ignore et se faisant de son ignorance une supériorité. Les idiots qui le lisent seront heureux. Les dénigrements genre Canard Enchaîné satisfont les abrutis. Si l’on rétorquait par syndicaliste aviné on aurait tort, ce serait descendre et patauger dans la même boue. Ces fumiers-là masturbent le peuple et se font des rentes avec ça. Ces pousse-aucrime intoxiquent la masse et un beau jour ne pourront plus la maîtriser. Ils font des hommes des animaux politiques, des hallucinés de la vidange. Jeudi 7 juin 1945 Churchill, combattu par les Étatistes, fait face comme un lion. Il dénonce l’adoration abjecte de l’État des doctrinaires étatistes et par conséquent totalitaires, genre Staline, Hitler, Mussolini, etc. Un homme d’État qui dégonfle les adorateurs du Moloch, c’est beau à voir ! Il parle en connaissance de cause, mais il parle, ce que beaucoup n’osent pas faire, il y a une hypocrisie abjecte qui consiste à vouloir torpiller les Statolâtres par la douceur et la chattemite. Churchill mange le morceau. « Bien rugi ! Lion ! » La France en crève, sa devise pourrait s’écrire : « Rien ne se crée, tout se perd ». Mercredi 25 juillet 1945 Huit jours de coliques avec des souffrances intolérables. Maladie de suppléance. ––––– 1. Toujours Pie XII, qui se montra pour le moins complaisant à l’égard du nazisme. 669
Voici trois mois que j’ai fait ma grande découverte : « Il n’y a pas d’espoir ». Comment vivre avec une pareille pensée ? La France est de plus en plus pourrie. Les militaires réquisitionnent des voitures, puis ils les remettent aux Domaines qui les revendent à des amis, avec soulte1, dessous-de-table, pots-de-vinasse, etc. etc. Les fonctionnaires trafiquent, les infirmières sortent les vivres destinés aux malades et les vendent au marché noir. Tout ce qui détient un peu d’autorité en trafique pour faire fortune. Des policiers avaient donné soixante millions en billets de banque à un gangster pour qu’il les changeât par la Suisse, c’était un piège. Le gangster a fui avec le magot, les policiers l’ont rattrapé, coffré. Le gangster avait dans son affaire un comte et un colonel. La justice militaire le prit en charge et le relâcha au grand dépit des policiers qui avaient, pour une fois, bien travaillé. C’est dire s’ils sont dégoûtés. G., venu me voir avant-hier, a une voiture Citroën de 1938 qu’il a réussi à cacher durant l’occupation. Les militaires français la réquisitionnent. (Ils payent quarante mille francs et la revendent cent quatre-vingt mille francs.) Quelqu’un dit à G. : « Allez voir le colonel Untel, du service de réquisition. Donnez-lui douze mille francs, il vous fera rendre votre voiture. » G. y va, donne les douze mille francs en tremblant, le colonel les prend comme s’il ne faisait que cela dans la vie et rend la voiture. Sans doute était-il mécontent de la part que le gang des Domaines lui réservait. L’État augmente à chaque instant les impôts, et comme ces impôts ne touchent plus la production des biens utiles, mais le capital, l’État s’appauvrit d’autant, il mange son blé en herbe. La production est nulle, et des millions de parasites vivent comme des princes sur la peau du pays. Le gouvernement est content, c’est l’euphorie du paralytique général, c’est la folie des grandeurs. Et la dictature au bout du chemin. Une dictature déclarée, car pour l’instant, c’est aussi une dictature, mais chattemiteuse, hypocrite, fourbissime. Pauvre France, pauvre petite pourriture exsangue ! La Croix-Rouge américaine distribuait des layettes aux femmes qui attendent un bébé. La Croix-Rouge française voulut en profiter, elle obtint le monopole de la distribution, mais les Américains n’ont pas confiance. Aux futures mamans qui, ne sachant pas que c’est ailleurs, vont encore s’inscrire à l’American Red Cross, on les envoie à la Croix-Rouge, mais on leur dit : « Venez nous tenir au courant ! » ––––– 1. « Somme d’argent qui, dans un partage, compense l’inégalité des lots, ou qui, dans un échange, compense l’inégale valeur des objets échangés. » (Petit Robert) 670
Une dame étant allée chercher ce qui lui est dû a été refoulée, on lui a dit : « Attendez que le bébé soit là, et revenez, on verra ! » Les Américains surveillent le manège. Il est probable que tout le matériel a déjà filé au marché noir. Notre flambard ministre de l’Air, Tout-en-gueule1, construit une aviation puissante, la première du monde, comme toujours. Buteau, un de mes anciens dessinateurs, a rengagé. Il est pilote à Tours. Mais il n’y a pas d’avion ; aussi, il prend trois jours de vacances par semaine, vient à Paris en payant un quart de place, avec deux grosses valises gonflées de beurre, œufs, volailles, gigots, et repart à vide en ce qui concerne les valises et à plein pour ce qui est du portefeuille. Son costume d’intrépide aviateur lui permet de passer ses valises à travers la flicaille. Somme toute, c’est un pilote ravitailleur. On n’en finirait pas de raconter ces histoires. Pendant ce temps, de Gaulle chante la Marseillaise ! et les prébendiers de la Résistance s’engraissent. Ils ne la feront pas, leur révolution, ils seront repus avant. On ne fait pas la Révolution quand on est millionnaire et qu’on déborde d’alcool et de mangeaille. Ils en viendront à désirer un Louis XVIII qui les conservera dans cet état. Plus ça mange, plus ça gueule contre les nuages pour pas qu’ils aient le ventre gros, et ressemblent vaguement à Crésus. Diriger la colère du peuple contre les nuages, c’est le réflexe conditionné de ces animaux. Que ne vont-ils chez Staline, l’assassin de Koudratieff ? Que ne vont-ils en Russie, leur patrie ? Les prisonniers qui en reviennent ne sont pas pressés d’y retourner. Ils disent que c’est un pays qui a cent ans de retard. Les poux, les puces et les cafards y sont comme chez eux, même dans les trains sanitaires. Leur propagande est grossièrement esbroufeuse. Elle monte en bouquet une petite fleur des champs et les pauvres types d’ici croient à ce paradis de la vermine. Ceux qui y croient le plus n’y resteraient pas une semaine. On me dira : Ils ont gagné la guerre ! Et puis, les succès militaires ne prouvent rien ! (Nietzsche) Toujours est-il que la pauvre France pourrait s’appeler U.R.S.S., ce qui signifierait Union des Républiques Socialistes Satrapiques. Une satrapie étant, non plus une unité géographique, mais sociale, pseudo-professionnelle, ou un groupement de hasard assez indéfinissable et dû au bon plaisir et l’appétit féroce d’un effronté tyranneau à qui tout est permis, du fait de son adhésion au parti auquel il ristourne une partie de ses rapines. Voici venu le temps des assassins. Pauvre petite chose pourrie et braillarde ! ––––– 1. Charles Tillon. 671
Il est évident qu’il y a des satrapies de toutes les idéologies, mais il n’y a en somme que des satrapies de libido-dominandards. Celui qui ne peut pas être dirigeant de la C.G.T. ou délégué d’usine devient mandataire aux Halles, ou membre d’un comité d’organisation ou sous-préfet, ou militaire au service de Réquisition, ou membre de l’assemblée consultative, directeur de journal, inspecteur du contrôle économique, cambrioleur, trafiquant de devises, etc. Chacun choisit ensuite une idéologie adéquate. Les gens honnêtes y perdent à coup sûr et leur toison et leur peau. Hurler : « Produisons ! » est devenu une très lucrative occupation, mais produire, c’est la tâche des pauvres idiots peigne-cul et crève-la-faim. Mercredi 8 août 1945 Jamais, comme depuis hier matin, la Terre ne fut entourée d’un tel nuage de paroles stupides. Tous les slogans sur la guerre impossible désormais, sur la paix perpétuelle par la Science, etc. à cause de cette bombe atomique lancée sur les Japonais. Les politiciens vont s’y mettre, alors on peut prédire qu’en paix éternelle nous serons servis ! Les Russes voudraient déjà avoir cette arme en main pour asservir les planètes. Ce qu’on peut souhaiter, c’est qu’arrive le phénomène que prévoyait Joliot-Curie il y a quelques années. De proche en proche, tout l’univers se désintégrerait, un atome démolissant l’autre, il n’est que de commencer. On a déjà peur que cela arrive, c’est bien pourquoi les esprits clos se réfugient dans le bon côté de la chose, pour ne pas penser au mauvais. Mais qu’est ce que cela peut bien faire, que le monde explose et disparaisse ? Qui le saura ? Qui cela gênera-t-il, dès que ce sera fait ? Personne, évidemment, puisqu’il n’y aura plus un atome. Alors ? pourquoi pleurer la disparition de l’univers, cela n’a pas de sens. Pour un homme qui a perdu la mémoire, il n’y a plus de passé. Pour un homme sans espoir, il n’y a plus d’avenir ; s’il n’y a plus de passé ni d’avenir, il n’y a plus de présent. Amen ! En attendant cette solution élégante, les puissants sucrent leurs gaufres, et aussi les poux des puissants, et leurs vermines, et leurs acarus sarcoptiles. De belles miettes en billets de mille tombent de leurs pattes en pluie bienfaisante sur tous les crapauds à deux pieds. Quelle pouffiasserie enduit la terre de France ! Corruption et bassesse. Le procès Pétain continue de drainer son pus. Il dure depuis quinze jours. Il durera encore autant, le peuple commence à s’en lasser. C’est dire si cet étalage de saletés est déconcertant ! Accusé, témoins et juges sont également répugnants. On ne peut régner 672
innocemment. Ce qui fait vil et bas, c’est ce tribunal d’exception où, de temps à autre, un juré se lève pour accuser l’accusé ou le témoin d’un grief personnel. « Vous dites, Monsieur, que vous n’êtes pour rien dans l’établissement des camps de concentration puisque vous avez quitté votre charge le 10 février 1941 ? Ce n’est pas vrai puisque moi, vous m’y fourrâtes le 15 ! » Cela répugne un peu qu’une victime soit juge. Quant aux politiciens Daladier, Raynaud et Cie, il apparaît, puisqu’ils transforment leur témoignage en défense d’euxmêmes, qu’ils ont grosse marmelade de culpabilité sur leur vieille serpillière de conscience. Les trois grands se partagent le monde, comme dans Antoine et Cléopâtre1, la beuverie sur le bateau où Antoine Staline aurait bien voulu qu’on noyât Auguste et Lépide. Mais on croirait qu’Auguste et Lépide ne furent pas si saouls et qu’ils le flouèrent dans les grandes longueurs, avec leur bombe atomique. Antoine sentant que la guerre du Pacifique pouvait encore s’étirer sur un an ou deux veut attendre le dernier quart d’heure pour intervenir juste ce qu’il faut et profiter du gibier blessé. Les deux compères durent déplorer cet atermoiement avec tous les attributs d’une fausse déception. Puis, quelques jours après, la bombe explose2, dans les deux sens du mot. Si le Japon demande immédiatement la paix, le tour est joué. Le Moscove n’a pas le temps d’intervenir et on ne l’invitera pas au découpage de l’oie. On lui fera même sentir que s’il veut recevoir quelques atomes sur la gueule, on peut, on a de quoi ! Le Moscove aux grandes dents doit refermer sa devanture. C’est réjouissant, car il se tenait mal depuis quelque temps, il jouait au grand vainqueur, au champion toutes catégories. Il est bien capable d’envoyer les savants en Sibérie pour n’avoir pas inventé ce petit joujou à décerveler. La comédie est savoureuse, mais les places sont chères, et c’est nous, pauvres couillons honnêtes, qui payons tout, musique, lumières, costumes, feux de bengale, atomes et purée de cervelles et cadavres de Dachau, ces petits pains qui sortent du four. Jeudi 9 août 1945 Et voilà, le génial père des peuples a déclaré la guerre au Japon. Cela veut dire que dans un mois la sinistre plaisanterie sera finie. Ils pourront commencer à préparer la prochaine. Celle de 1960. J’espère qu’entre-temps nous aurons quelques révolutions, d’abord celle de 1946, ici même. Il faut peu de chose pour qu’elle ––––– 1. De Shakespeare. 2. 6 août 1945 : Hiroshima. 673
explose cette année même. Le mécontentement est général, sauf exceptions rares et très intéressées de par leur activité malpropre. France, petite principauté balkanique, à vendre au plus offrant, ou, à défaut, à n’importe qui ! On prendra des colonies qui sont la chair du fruit, on jettera ensuite le noyau véreux à la poubelle. La seule chose qui nous reste n’est même pas à nous. Et ça gueule ! Ça gueule ! Samedi 18 août 1945 Sur la partie claire d’une affiche, au coin de la rue Bernouilli, écrit à la craie bleue : « Au départ des Américains, que vont devenir les putains ? » C’est d’une poésie douteuse, mais enfin pas plus mauvaise que celle de Poésie 45 ou de L’Éternelle revue1. Ça doit être Aragon, il est à court de papier, il écrit sur les murs. Mais pourquoi diable s’inquiète-t-il du sort des putains ? Elles se débrouillent bien ; les mille trois cents tauliers qui éternellement gouvernent la France, y pourvoiront. On fera, à toute limite, une loi qui obligera chaque citoyen à aller au bordel au moins une fois par mois. Tous aux urnes et aux bordels. Les camarades syndiqués sauront l’exiger, vive le droit au travail ! Une voiture conduite par un jeune officier aviateur de vingtquatre ou vingt-cinq ans, officier de la Légion d’honneur et une demi-douzaine de décorations sur deux rangs, accroche un camion militaire au coin de la rue du Rocher et de Stockholm. La foule badaude commence à s’amonceler, personne n’a vu comment cela s’est passé. Le jeune officier demande au soldat conducteur du camion les renseignements nécessaires pour son rapport. Dans la foule, une voix murmure : « Bien sûr, c’est le pauvre soldat qui aura tort ! » Les gens se communiquent leurs impressions, chacun faisant le renseigné pour épater l’autre et, en vérité, ne sachant pas de quoi il s’agit. Un énergumène commence à dire des choses désagréables pour l’officier. Celui-ci le remet à sa place. L’énergumène se met à crier ses faits d’armes de 1914-1918 et dit : « Oui, les jeunots, ça ne vaut rien, ça s’est fait piler en 1940 (alors qu’en 1940, ce jeune homme n’était certainement pas en âge d’être soldat) ; nous, nous avons fait la guerre, vous, vous n’êtes que des rien du tout, etc. » L’officier commence à s’énerver et dit : « Chaque fois qu’on vient ici, c’est la même chose ! Il va falloir que cela change ! » Deux ouvriers du gaz sont là, visiblement hostiles, et l’un dit à l’autre, goguenar––––– 1. Voir note 4, p. 629. 674
dant et clignant de l’œil : « Oui, mon vieux, ça va changer, t’en fais pas ! » Il pense évidemment à l’avènement bolchevique des prochaines élections. Qu’il aille donc en Russie, il y verra du changement ! Il y a un an et plus, quand une affaire de ce genre arrivait entre Allemands, les badauds faisaient un détour. France ! petite pourriture hargneuse et rossarde ! Mardi 21 août 1945 Le général Eisenhower en visite à Moscou déclare à la presse qu’il est temps de supprimer les militaires, « A commencer par moi », précise-t-il. Dire cela dans le rayon d’action du maréchalissime Staline, c’est beau ! Le général Marshall, chef des armées américaines à Washington, vient de dire la même chose. Les Américains nous donnent des leçons dont nous ne profiterons pas. Autre point à considérer : la collaboration des savants aux applications de la science. Il est évident qu’ils se compromettent salement, qu’ils s’encanaillent en participant à la guerre, à l’industrie, au bien-être et au mal-être des peuples. Platon a déjà dit cela et Archimède était un salaud qui construisit des machines de guerre. Léonard1 en était un autre. En Allemagne, les savants ne se croyaient pas déshonorés en rédigeant des normes de calculs pour l’aviation, mais tout le monde sait que l’Allemagne c’est la barbarie, la méchanceté, la dégueulasserie, la merde du monde. Aussi voulons-nous les imiter. Nous pouvons être aussi dégueulasses qu’eux, nous en avons les moyens, la Milice était plus abjecte que la Gestapo, nos politiciens sont plus ignobles que les nazis. Il ne leur manque qu’un peu de courage, mais cela vient, tout doucement, avec beaucoup de mitraillettes et de malabars, nous verrons cela bientôt. Mercredi 22 août 1945 Reçu une carte de Char. Il y avait quatre mois que je n’avais plus de ses nouvelles. Il est très inconstant. Fontaine n’a pas publié mon compte-rendu.2 J’en suis heureux. J’ai fait plaisir à Char et je ne collaborerai pas à Fontaine qui est une mare croupissante et nauséabonde. Fontaine de pisse et Poésie ––––– 1. De Vinci, qui imagina de nombreuses machines de guerre. 2. Voir note p. 657. Rappelons que Fontaine, pendant la guerre, paraissait à Alger. 675
45 sont à peu près les deux seules revues un peu lues. Elles se sont avancées sous le masque de la Résistance, quoique ayant paru sous Vichy en léchant les fesses du Maréchal et en publiant par-ci par-là des poèmes abscons qu’on pourrait à la rigueur interpréter comme résistants. Ce fut là leur astuce. Sitôt la libération, Seghers et Fouchet, les deux entrepreneurs de littérature, se sont hissés aux premières loges et ont publié toute cette poésie de propagande qui sera la honte de ces deux années 1944 et 1945. Les haut-le-corps commencent à se faire entendre. Mais cela ne fait rien, les positions sont acquises. Ces deux prostitués changeront de marlous et crieront très fort. Tous les kiosques à journaux vendent cette salade. Ils ont du papier, de l’argent. Il y a certainement la moitié du tirage qui retourne en magasin. Mais enfin, ce papier gâché empêche les autres de paraître. Pas de concurrence, les prix sont élevés, c’est du commerce fructueux et pas fatigant. G.L.M.1 m’a téléphoné, il y a deux mois qu’il est revenu de captivité, il me doit neuf mille francs. Je trouvais très naturel qu’il fît le mort. Il veut me voir. Peut-être a-t-il besoin d’argent ! Mais c’est fini. S’il veut partager ma misère, il sera le bienvenu. Autant dire que voici encore un ami qui va me lâcher. Aussi, je vais tout de suite lui dire que je ne publierai plus rien, parce que je suis sans un. L’entretien sera bref et tel qu’on peut le prévoir. Vendredi 24 août 1945 Un an de libération. On entend cette semaine une diarrhée de discours d’autant plus bêtes qu’on s’approche des élections et que chaque parti cherche à attirer l’attention et à nous en faire accroire. Chaque clan s’attribue le monopole de la victoire, ce qui veut dire qu’il veut s’en faire attribuer les privilèges. Une phrase, devenue écœurante tant elle est répétée, nous est infligée plus que jamais. Le ton s’y ajoute, c’est pompeux, bossuétique. « O héros ! vous ne serez pas morts en vain ! Vous n’êtes pas morts pour que vos sacrifices soient demeurés vains ! Non ! nobles martyrs, dormez en paix, nous sommes là, nous les purs, et votre héroïsme n’aura pas été vain ! » Le mot vain revient comme l’aïoli. Mais si, bande de canailles, ces morts furent vaines comme toutes les morts, et comme vos vies, tas de politiciens. Je hais la politique et les politiciens. Ils ne résoudront jamais les deux problèmes principaux de la société : premièrement écono––––– 1. Guy Lévis Mano. 676
mique, deuxièmement psychique. Ce sont ces mauvais médecins qui entretiennent les maladies pour conserver leur clientèle. Quand je pense à eux, je vois un énergumène qui a fichu le feu à une ferme, qui se démène autour des flammes, sauve un bâton de chaise et se fait proclamer grand homme et sauveur de l’humanité par un troupeau de pauvres jobards fourvoyés par ses paroles, vaines et insensées. Autre aspect de l’anniversaire de la Libération, c’est l’asinus asinum fricat des hommes de lettres. Je lis dans Ce Soir1 que tout le monde récitait les poèmes d’Éluard et d’Aragon en chassant l’ennemi ! J’ai lu autrefois dans Plutarque que les soldats grecs vaincus en Sicile gagnaient leur aumône en récitant Sophocle. J’étais jeune, je n’en ai pas cru un mot. A fortiori aujourd’hui. Mardi 28 août 1945 Vu G.L.M. Il est écœuré. Tous ceux qui reviennent de captivité sont dans le même état. Ils ont des mouches vertes sur le cœur. L’état moral de la France leur apparaît répugnant. Nous qui sommes restés ici, nous avons subi la chute continue, il y eut une lente adaptation, sans chocs. Mais eux, qui tombent brusquement dans la fosse à caca, ils sont un peu suffoqués. G.L.M. était communisant avant 1940. Il revient anti-Russe et par suite, anti-communiste, parce qu’il a fréquenté les Russes, par la force des choses, là-bas, en Prusse orientale. Les prébendiers de la Résistance l’ont aussi violemment empesté. Le margoulin de Poésie 45 surtout2, qui obtient trois tonnes de papier par mois alors qu’on ne lui en accorde que trois cents kilos et encore, parce qu’il revient de captivité ! Et puis, le margoulin trafique au marché des changes, grâce à son compte clearing avec la Suisse. Ses ressources impures font qu’il empêche les éditeurs travailleurs et honnêtes, comme G.L.M., de vivre, par un certain dumping littéraire. Les auteurs qui avaient des contrats les ont rompus unilatéralement. Il a payé pour les autres. Revenu après que les malins aient pris le butin, le voici dans la mélasse, avec son dégoût, son amertume. Un système où la crapule fait la loi est un système stable, ces salauds le savent bien. ––––– 1. Quotidien communiste dirigé par Aragon. 2. Pierre Seghers. 677
Dimanche 2 septembre 1945 Sixième anniversaire de la déclaration de guerre. On n’en parle pas, on parle un peu de la capitulation japonaise qui a lieu today et on parle beaucoup du voyage en Amérique de notre grand Cornichon1 qui, après un an de soviétolâtrie, s’est tout de même aperçu qu’il n’avait rien à attendre de ce côté-là. Plutôt que d’aller peloter les fesses à Staline, il eût mieux fait de réfléchir pendant quelques mois et peut-être n’aurait-il pas eu la honte d’aller mendier à Washington et d’y faire sa Salomé pour avoir un petit quelque chose. Trop tard ! Nous passerons maintenant auprès d’eux pour la prostituée diplomatique de l’Europe, rôle tenu autrefois tantôt par l’Italie, tantôt par les agglomérations balkaniques. Il n’aura rien tant que les élections n’auront pas eu lieu, et comme elles seront déplorablement canaques, nous devrons nous débrouiller seuls avec notre misère. Nous n’aurons même pas à vendre nos colonies, car elles tomberont toutes seules dans le panier à Truman, comme des pommes mûres. La racaille s’agite. Tous en veulent, du pouvoir ! La vermine frétille dans son caca, les patrons de claque, les repus de la consultation, les prébendiers de la Résistance, les trafiquants du marché noir, les enculés de la presse, les machiavels du crottin et les titulaires de compte-clearing nous escagassent les oreilles avec leurs cris de volaille affamée. Il n’est question que de réformes de structures, de justice sociale, de peuple souverain, de bonheur, prospérité, d’équité de la personne humaine ; que de saletés il faut entendre ! Et ça prend ! Plus c’est bête, mieux ça vaut. Lu dans Le Canard enchaîné une ordure sur Char. Encore un journal qui ne veut plus de l’ancien régime et qui n’a changé en rien, depuis trente ans qu’il empoisonne les pauvres types demi-intellectuels. Lu une chronique de Devaux, le vulgarisateur, où il décrit les expériences concernant les effets du fluide des guérisseurs. Il donne une recette pour guérir certaines maladies. Faites tremper le bras d’une personne en bonne santé dans une cuvette d’eau pendant une demi-heure, puis boire cette eau à raison de six cuillerées à bouche par jour. Nos ancêtres, qui buvaient le pipi de vache, avaient donc raison. La faculté de ce temps-là recommandait la liqueur de millefleurs, qui était l’urine de génisse recueillie à l’aube, au robinet, si je puis dire, par un matin de mai ou de septembre, dans un pré fleuri. On comprend. La génisse s’éveillait alors forte, reposée, et pleine encore des rêves roses de la nuit, on buvait sa première pisse du ––––– 1. De Gaulle. 678
jour, bien chargée de fluide et, sans doute, d’hormones. Il était recommandé de la boire écumeuse et chaude, si on pouvait le supporter. Mais enfin, on devait faire un effort pour ne pas la refouler. Cela guérissait tout. On y reviendra ! Ce n’est pas un changement de structure, bien sûr, mais on revient, au nom de la science, aux modèles dont on se moquait il n’y a pas si longtemps. Peut-être que demain on découvrira la toile d’araignée et le bouillon de poux. Ces médicaments ont l’avantage de coûter moins cher que ceux du pharmacien en l’an de disgrâce 1945. Dimanche 23 septembre 1945 Nous nous enfonçons chaque jour un peu plus dans l’ordure politique et voici venu le temps des élections et de ses canaqueries hystériques1. Ceux qui devraient garder leur dignité d’homme, les poètes, naviguent le vent dans le cul et comme le vent souffle de Russie, ils croassent dans les marais staliniens. Ils appellent à s’engager. Je lis, dans les Lettres Moscovites dites Françaises2 : « Un poète s’engage ! » Affirmation qui recouvre une mauvaise conscience. On vient de fêter la mémoire de Barbusse. Les communes de banlieue ont toutes une rue Henri Barbusse ; aussi, un écrivain qui veut l’immortalité adhère au parti coco, car tout ce qu’a fait ce dit Barbusse, fut d’y adhérer, son œuvre littéraire se réduisant à une ordure sous-zolaque qui s’appelle Le Feu (on se demande pourquoi, puisque c’est de la merde). Le résultat temporel, c’est que tous ces illustres poètes se graissent les gencives abondamment. Ils ont des postes alimentaires à la radio et à l’Information. Ils trafiquent avec les bons de papier et les devises, ceci par le truchement des compte-clearing. Ils trafiquent impunément au marché noir. « A nous toutes les places, et tout de suite ! » Que demain vienne un Caligula, et ils seront tous caligulistes. Leur avidité est d’autant plus écœurante qu’ils se cachent sous le masque de la Résistance. Ils ont le toupet de parler au nom de ceux qui sont tombés dans les pattes nazies. Faire parler les morts, c’est rentable, ils ne sont plus là pour rouspéter. « Tout est permis ! Tout ce qui rapporte est bien, tout ce qui fait connaître nos petits talents est très bien. » ––––– 1. Élections cantonales, sauf à Paris. La S.F.I.O. obtient 23,6 % des suffrages exprimés, les communistes 21,2 %. 2. Voir note p. 503. 679
Jeudi 27 septembre 1945 Reçu de Char la version définitive du Marteau sans Maître suivi de Moulin Premier. C’est édité par Corti ; l’original de Moulin Premier a été fait par G.L.M. qui va râler, ayant pour Corti les sentiments les plus crustaciques, les plus crabeux ; Char m’a dédié un poème, ce qui m’a fait grand plaisir.1 Vu la section technique pour expliquer certaines choses au sujet du projet. Ces larveux larbins qui ont encouragé H. tant que cela ne les engageait en rien, se défilent maintenant qu’on leur demande si oui ou non ils en veulent. Ils parlaient de nous commander un essai au tunnel par le raccordement de l’aile et du mât. C’est caligulesque. C’est comme si la Transat, après avoir encouragé l’étude d’un paquebot disait, en fin de compte, au constructeur : « Ce qu’il me faut, c’est le sifflet du maître de manœuvre ! » Je ne pense pas qu’il y aura une suite. Cinq mois de travail pour rien. Ils ne veulent même pas de l’avion à télévision, ni du record du monde d’altitude, ni de l’avion de tourisme. Ils veulent rester tranquilles, leur cul sur une chaise et roupiller sur leurs longues oreilles. Les socialistes ont le vent dans le dos. Ils vont atteindre le pouvoir, et chasser les communistes pour prendre les places. On va assister à la corrida. Après tout, c’est nous qui payons. Nous pouvons bien rire un peu. en supposant qu’il nous soit encore permis de rire ! Mardi 2 octobre 1945 Une phrase m’est apparue cette nuit : « L’enfer, c’est quand on a perdu l’espoir. » Où ai-je lu ça ? Il y a certainement très longtemps. La mémoire est une très mystérieuse machine. Mercredi 3 septembre 1945 Mon successeur à la Junkers est en prison. Il maquillait les ordres de mission du ministère et les vendait aux transporteurs du marché ––––– 1. Le Marteau sans Maître, suivi de Moulin Premier (Librairie José Corti, 1945). Les exemplaires de tête comportent une pointe sèche de Picasso. La première édition du Marteau sans Maître avait paru aux Éditions surréalistes en 1934 (pointe sèche de Kandinsky), et celle de Moulin Premier chez G.L.M., en effet, en 1936. Quant au poème dédié à Blanchard, il s’agit de « Les Observateurs et les rêveurs ». 680
noir. Ceux-ci terrorisaient les policiers de la route en leur disant qu’ils transportaient du matériel de guerre secret et qu’ils avaient l’ordre de défendre leur chargement contre tout regard indiscret. Deux gendarmes ont regardé quand même et ont vu les appétissants gigots. Ils arrêtèrent les trafiquants qui dévoilèrent le truc. Voilà pourquoi mon communiste directeur voulait tant prendre ma place. Cet ennemi du profit n’est peut-être qu’un collectionneur enragé, amateur de gravures, particulièrement celles de la Banque de France. Peut-être encore alimentait-il la caisse du Parti ? Dimanche 7 octobre 1945 Ce qui me tient debout, vivant, c’est le mépris. Le manque d’imagination des financiers de l’État est troublant. Ils se débattent dans leur déficit comme des cancrelats dans une bouteille. Ils ne savent que renforcer les impôts anciens. Il y a dix ans, j’avais ouvert une nouvelle voie, j’avais indiqué au ministre des Finances un terrain giboyeux. Il ne m’a jamais répondu. C’était trop bien. Je lui signalai que l’air, l’eau, la lumière, la neige, le chaud et le froid naturels, la poussière, la boue, etc. etc., étaient propriété de l’État. Un homme qui respire vole de l’air à l’État, il doit payer selon sa capacité thoracique. Des inspecteurs du thorax seraient là pour ramasser la monnaie. Il y aurait aussi un impôt sur les parapluies et les imperméables, ceux qui n’en ont pas payeront davantage à cause de l’eau d’imbibition qu’ils ramènent chez eux et qu’ils volent à l’État. (Un pauvre payera donc plus qu’un riche, ce qui est tout à fait normal.) Voilà le principe. L’application n’est qu’une affaire de doigté. Je propose maintenant un impôt sur les organes superflus, un impôt de luxe, en somme. Il vise les organes qui ne sont pas nécessaires à l’exercice du métier (pour celui-ci on a déjà l’impôt sur les salaires, qui est très bien, mais un peu bête). Exemple : un comptable n’a pas besoin de jambes, il ne compte pas avec ses pieds, donc il se sert de ses jambes pour son plaisir personnel. Taxe pour les jambes de comptables. Un sonneur de cloche n’a pas besoin d’yeux. Taxe pour les yeux. Un politicien n’a pas besoin de cervelle. Taxe de luxe pour la cervelle. Etc. etc. Ce sera d’autant plus indiqué qu’avec l’Étatisme grandissant, on sera voué dès le berceau à une profession irrévocable. Les employés des P.T.T. n’ont pas besoin d’oreilles puisqu’ils ne répondent jamais quand on leur demande quelque chose, les gardes mobiles n’ont pas besoin de langue ni de phosphore dans le crâne. Le facteur n’a pas besoin de fesses pour s’asseoir. Oh ! que c’est giboyeux ! 681
P. S. : Rétablir l’impôt des portes et fenêtres, pour l’air de l’État, sa température, et ses courants d’air, et établir un impôt sur les poches de vêtements, un bon citoyen n’a rien à cacher à l’État, et les poches c’est plein d’air et quelquefois d’eau de première qualité, l’eau électrique des orages. Autres sources d’impôts : former une brigade de dons et legs, une brigade d’entôlage, une de cambrioleurs, une de stupéfiants, avec interconnexion pour arracher des testaments, en faveur de…, aux vieux intoxiqués, et interconnexion avec la brigade des internements administratifs, elle sous le haute direction de l’Intérieur. L’État est au-delà de toute ignominie (Hegel).
Mercredi 9 octobre 1945 « Les peuples ne veulent pas la guerre. » Ce n’est pas vrai. Ils ne disent pas qu’ils la veulent, ils ne savent pas qu’ils la veulent. Et pourtant, c’est ce qu’ils veulent le plus, plus que le pain, plus que l’alcool, l’amour et le tabac. Car ils la veulent, dès leur jour de naissance jusqu’à la minute de leur mort. Mais ils ne veulent pas l’avouer et cette confession rentrée les rend sadiques et cruels par-dessus le marché. Le bloumeux écrit dans son torchon électoral1 que la bombe atomique étant une production collective, la collectivité doit en avoir la garde. Articulation de fourbe et d’escroc sur les sens possibles du mot collectivité. Voilà la propreté intellectuelle des politiciens. Reçu l’Avenir du Surréalisme de Stil.2 Il me signale que ce cahier a été mis sous clef par La Main à plume, elle-même. « C’est un passé qui n’a plus de sens aujourd’hui. » Je pense que ce qui a un sens aujourd’hui, pour eux, c’est la politique et même la démagogie stalino-cégétique. C’est dommage. Ils lâchent la proie pour l’ombre. Ils vieilliront dans l’amertume des regrets. Pauvres enfants ! Ce qui leur a échappé, c’est un certain souci de la forme, ou plutôt un partage formel3, comme l’exprime Char. Ce partage formel ––––– 1. Probablement Léon Blum, et probablement Le Populaire. 2. Voir note p. 497. 3. « Partage formel » est le titre d’une section de Seuls demeurent. Peut-être Blanchard fait-il allusion à la proposition suivante : « L’imagination consiste à expulser de la réalité plusieurs personnes incomplètes pour, mettant à contribution les puissances magiques et subversives du désir, obtenir leur retour sous la forme d’une présence entièrement satisfaisante. C’est alors l’inextinguible réel incréé. » 682
tient l’œuvre debout dans la bourrasque et lui donne de belles rides, comme la propreté intellectuelle en donne aux visages qui vieillissent. Vu le Salon d’automne, même impression. Les Matisse sont solides parce qu’ils sont beaux aussi. Les Braque, il y a deux ans, m’ont frappé au centre même de mon inquiétude par cette forme qui coïncide avec l’immobilisation de toutes les audaces dans leurs attitudes les plus convaincantes. Mardi 16 octobre 1945 La mise à mort de Laval fut comparable à une méprisable corrida. Ce fut ignoble.1 Jusqu’au bout, ce Laval aura été un politicien-né. Il lui fallait jusqu’aux moelles avoir cet instant de fourberie et de crapuleuse astuce qui fait le propre du politicien. Jusqu’à la dernière minute, il aura floué les professionnels de la Justice et de la police au point de les déconsidérer un peu plus et de laisser des doutes sur la validité ou la propreté de son procès. Quant aux juges, ils firent l’effet de sadiques infrapourris, vils et bas. Ce sont, ma foi, des juges nés, c’est-à-dire des assassins instinctifs qui trouvèrent inconsciemment dans la vocation du juge un moyen de satisfaire leur cruauté impunément et même honorablement, si j’ose dire ! Tous ces personnages considérables occupés à faire dégueuler à Laval son poison et le traînant au poteau sitôt sa conscience réveillée ! Pouah ! Saloperie de société ! Semaine électorale : les politiciens nagent dans leur jus de merde ! « Je ne vous demande pas de voter pour l’homme que je suis, mais pour l’idée que je représente ! » On entend cette grossièreté à longueur de journée. Ils se rendent compte que leur personne est méprisée et ils se méprisent eux-mêmes. Dimanche 21 octobre 1945 La libération de Paris aurait eu lieu un peu plus tard et j’allais à Buchenwald. J’ai eu froid au cœur en apprenant cela hier. Quand les salauds chopèrent le Singe2, ils découvrirent la liste des agents, dont j’étais, noms et adresses. ––––– 1. La veille de son exécution, après cinq jours d’un procès bâclé (4-9 octobre), Laval s’empoisonna au cyanure. On parvint à le sauver in extremis — pour le fusiller. 2. Voir, supra, le 28 août 1944. 683
Les ennuis de ces messieurs les salauds retardèrent les opérations de police. L’arrestation du Singe est du 3 juillet. Le 4 août, ils arrêtèrent la directrice d’une école de Dijon, qui était sur la liste. (Elle est morte là-bas.) Mon tour approchait. Ces salauds travaillaient méthodiquement. J’y serais passé à mon tour. Le grain de sel est passé à travers la pluie, encore un coup. Aujourd’hui, élections. Le peuple souverain exerce pour un jour sa souveraineté, puis, pendant mille cinq cents autres jours, il sera battu, exploité, maltraité, bafoué, cocu, dépouillé et soûlé de mots vagues et pâteux. Je ne participe pas à ce tam-tam zoulou. Victime et non-complice, le mépris me tient debout. Strong I stand. Des ingénieurs allemands ont été embauchés par la SNCASO. Pour les loger, on a fichu à la rue des familles françaises. Et ce ne sont pas des antinazis ni des juifs, mais de purs nazis. Après avoir décapité l’industrie aéronautique, on y case des Boches. Et ce sont des communistes qui font ce beau micmac1. Hitler disait en août 1939 à son peuple pour expliquer l’alliance avec Staline : « Nos deux régimes ne diffèrent que très peu, nous étions faits pour nous entendre ! » C’est exact. Fumier politique. De quoi dégueuler. Dimanche 11 novembre 1945 Grande chienlit patriotarde, c’est la fête des cadavres. Pas de triomphe, des lamentations. La prochaine guerre s’abattra en ricanant sur ces nom-de-dieu de neurasthéniques. Quel monde de gisants : ceux qui pourrissent dans la terre et ceux qui pourrissent dessus. Que de souvenirs aux morts ! Énervés de Jumièges ! Lundi 17 décembre 1945 Plongé dans une nouvelle aventure depuis le 1er décembre, sans force, comme un noyé étendu sur la berge, j’ouvre une bouche de poisson pour re-respirer un peu le travail d’autrefois. Je re-débute dans une pièce située au haut d’un hôtel particulier, rue de Constantine, numéro 21. En 1913, le 1er juillet, après avoir quitté la marine, j’entrai au service de construction des Manufactures de l’État, au 65 quai d’Orsay, à deux pas d’ici, au pigeonnier d’un hôtel particulier de noble cidevant. L’État, ou les trusts comme ils disent, ont pris la place des ––––– 1. Voir note p. 614. 684
princes et des connétables. Bientôt ce seront les Calibans qui viendront se moucher le nez dans les Gobelins. Au rez-de-chaussée, il n’y a rien, sauf le portier. Au premier il y a un immense salon avec lustres et tapisseries. Au deuxième, ce sont des pièces de demi-intimité. Le bureau de Monsieur le Duc, la salle à manger particulière, fumoir, etc. Au troisième, chambre à coucher de Monsieur, chambre de Madame, salle de bains de Monsieur, salle de bains de Madame, etc. du même genre. Au quatrième les combles, avec eau chaude et eau froide, au moins dix chambres élégantes pour les domestiques. Le premier étage était visiblement destiné aux grandes réceptions. Il y faut au moins cinquante personnes en grande tenue pour que cela n’ait pas l’air d’un Sahara. Plus on monte plus cela devient habitable. Je me contenterais d’une chambre au grenier. On se croirait dans un roman de Paul Bourget. La maison est de son temps, la décoration aussi, 1875-1880. C’était du temps où ils vivaient bien, les salauds ! Depuis quinze jours que je vis dans ce drôle de pays je me sens dans la peau de ces zigotos à moustaches, à tuyau de poêle, à faux cols de dix centimètres de hauteur, à gardénia grand comme une salade. Je pince les fesses de la comtesse qui plie comme une flamme et se tortille sur la bobèche d’une infinie robe pleine de cigales. Et je lui serre la taille déjà transformée en cou de poulet. Mais où sont donc vos boyaux, chère amie ? où votre colon, où votre duodénum ? Pour ce qui est des nichons, je les vois, montgolfières. Et vlan ! à cinq heures, la nuit tombante, je prends ma canne à pomme d’or, ma pelisse et mon tuyau et je foule l’esplanade des Invalides en fumant un havane à bague d’or. Je vais dans la nuit, on ne voit plus que le point rouge de mon cigare sous les frondaisons ! Ha ! Merde !1 Mardi 18 décembre 1945 Il y a plus vil que la prostituée, il y a le démagogue. Qu’il y ait des élections tous les dix du mois, et nous glisserons à l’abîme en croyant au bonheur prochain. « Retroussez vos manches ! cela va déjà mieux. » Hélas ! Vendez vos vêtements, pour manger un rogaton puant, et allez à poil cela ira tout à fait bien. Il arrive que des gens qui rentrent tard la nuit soient dévalisés et déshabillés par les apaches. C’est du retroussage de manches à la mode de 1945. ––––– 1. Les deux derniers paragraphes de ce passage seront repris presque mot pour mot dans Nous autres sans patrie (1947), où ils deviendront le « Soliloque du chômeur ». 685
Le grand cornichon1 nous a arrosés d’un discours insane, il y a huit jours. Il est devenu politicien, c’est-à-dire un intoxiqué crétin. Dans tous les sinistères règnent l’impéritie et la concussion. Ils ont tous le regret de la guerre et de la servitude. Sous l’occupation et les bombardements, ils avaient trouvé leur point d’équilibre. Ils veulent une nouvelle guerre, plus crasseuse, et une nouvelle servitude, plus totale. Ils ou Il ? Caliban ! Un peuple qui supporte à ce point le crime et l’injustice est vicié jusqu’aux moelles. Il aime la trique et les coups de pied au cul. Mardi 8 janvier 1946 Nous n’avons pas encore touché le fond de la misère. On souhaite que tout aille plus mal, le plus vite possible afin qu’on voie clair dans cette nuit ignoble. L’État se gonfle comme un mange-merde de la rade de Toulon, à midi, quand les matelots vident leurs gamelles dans la manche à saleté. L’État se nourrit de saletés. La France fut une grande nation, mais, pour le moment ce n’en est plus qu’une très petite, aussi, doit-elle faire comme les petites nations, s’accrocher à un gros navire qui a le vent dans le cul. D’où les trois grands partis politiques. Chacun a sa préférence pour une des trois grandes baleines qui ornent ce monde visqueux. Tout se résume à cela. Le pays déchiré au tripilium2 agonise sans se décider franchement. Plus exactement, le pays a craqué, il est cassé en trois et veut encore faire illusion, d’où la fourberie des politiciens qui croient encore à leur libre arbitre. On ne travaille plus, on se tape les uns sur les autres, on s’accuse de tout et on colle sur le dos du vent toutes nos fautes. Les intellectuels, lâches, comme toujours, se laissent noyauter par ––––– 1. Encore de Gaulle. 2. Sur le tripilium, instrument de torture de l’Antiquité, on lit, dans le traité Résistance des matériaux, de Blanchard : « (...) La civilisation avançant à pas de géants, on apporta du doigté, de la mesure, on inventa le tripilium (ce mot est devenu travail). C’est à Rome, la Ville éternelle, berceau de la civilisation, centre spirituel de l’univers, qu’on étendit un homme comme vous et moi, plus innocent que vous et moi, qu’on l’étendit sur du sable fin, tamisé, comme s’il s’agissait de Vénus Anadyomène. Un câble au poignet droit, un au gauche, un troisième qui fait délicatement le tour des chevilles (...) et attention au commandement : Ho ! hisse ! Ho ! hisse ! Tout doux, les gars ! comme pour une mariée, encore un petit coup (...) Il faut aller jusqu’à la limite de la mort. Il ne faut pas casser le jouet. » (Cf. Maurice Blanchard, le matériau résiste encore, op. cit.). 686
les Calibans. Des feuilles nouvelles paraissent qui se disent sans parti, pour dire la vérité, et sont mues par les communistes, dialecticiens du chewing-gum. La cotisation C.G.T. est de trente francs par mois, ce qui fait à peu près deux cents millions qui entrent dans la caisse électorale du parti. Les prochaines élections auront lieu dans quatre mois avec des moyens d’intimidations inouïs. Les Russes y mettront le prix. Ces salauds, dont nous n’avons rien à attendre de bon, font tout ce qu’ils peuvent pour nous contaminer. Les hommes de lettres marchent là-dedans, les yeux clos. Jamais la France n’a vu, dans son histoire littéraire, une terreur comparable à celle-ci. Ce n’est qu’engagement, marxisme et libération de l’homme. Tout cela afin de se servir de l’homme comme un moyen de conquête. Il n’y a pas d’impérialisme russe, disent-ils, puisque l’impérialisme est un attribut du capitalisme ! Voilà où, intellectuellement, on en est ! Quand les loups seront repus, peut-être se dépiauteront-ils l’un l’autre comme en 1793, après avoir avalé les coffres de la Compagnie des Indes ! En ce moment, ils digèrent les Banques et les Mines, ils vont maintenant avaler l’Électricité et les assurances. Après cela, peut-être voudront-ils jouir de leurs neuves richesses et les garder pour la joie de leur vieux jours. Alors aurons-nous, peut-être, un peu de paix jusqu’à ce que de nouveaux « Ote-toi-d’là-quej’mymette » ouvrent la panse des « J’y suis j’y reste.» Vive la grande philosophie et la dialectique. Ils en ont plein la gueule, de leur dialectique. Il n’y a rien de plus bête qu’un homme de lettres, me disait Corti1, il y a dix ans. Je ne voulais pas le croire mais maintenant, je croirai tout ce qu’il dira. Il voit clair, le malin Corti ! Politique, opium du peuple. S. me dit qu’à la Société du Nord, on les abonne de force à l’Humanité, que chacun grogne intérieurement, se révolte en silence contre la dictature du parti, qu’il n’y aurait pas deux cent mille cgtistes sur les sept millions inscrits, s’il n’y avait cette menace du pain quotidien. Un meneur tient vingt hommes en esclavage, les surveille, les espionne, ramasse les cotisations, vend les journaux. Quant au travail, il ne peut en être question, c’est un conte de ma mère l’oie. ––––– 1. José Corti. 687
Lundi 14 janvier 1946 Je pense plus que jamais à cette mienne interrogation : « Pourquoi le personnel politique se recrute-t-il dans la boue ? » Une revue lancerait cette enquête, elle aurait un succès extraordinaire. Pas une n’oserait ! Ha ! si j’étais directeur de revue ! Mais voilà, justement, je ne le serai jamais. Je vais quand même suggérer cela aux Temps modernes1, cela me fera un ennemi de plus, qu’est-ce que cela fait, un de plus ou un de moins, c’est négligeable. Pour le cas, improbable, où ma suggestion serait retenue, je demanderais pour seule récompense qu’on insérât ma réponse. La voici : Le pouvoir est source de corruption. Si, toutefois, un homme propre, ou plutôt naïf, entre par erreur dans la politicaille, il a vite fait d’être corrompu. Tout lui est permis, et en avant dans les ignominies. C’est que la boue était en lui, et son accession au pouvoir crève la marque et fait déborder la merde. S’il s’adapte, ma proposition est démontrée ; s’il se révolte et quitte la fosse aux crabes, alors elle est encore démontrée, puisque l’homme propre a fui la pourriture et les pourris. Lundi 21 janvier 1946 C’est fait ! Le grand cornichon s’en va fièrement2 après avoir fichu la pagaille. La politique le dégoûte, il n’est pas le seul en son genre, mais il le savait, alors pourquoi a-t-il fourré son grand nez dans la fosse d’aisance ? Il y a un an, il se ruait vers la Russie, ce n’était pas pressé mais cela donnait du plaisir aux canaques du Parti. Ensuite, il annonçait l’étatisation délirante3 qui les chatouillait très agréablement. En vertu du théorème « Faites du bien à un marin, il vous chie dans la main », et compte tenu de la grâce accordée à Thorez pour sa désertion et de sa réintégration dans la nationalité française, qu’il avait légitimement et consciencieusement perdue4, il était logique de prévoir que ses chouchous lui briseraient les pattes ––––– 1. La revue de Sartre, créée en 1945. 2. En désaccord avec « le régime des partis », de Gaulle avait démissionné la veille (20 janvier) de son poste de président du Conseil. Un gouvernement Félix Gouin lui succédera le 26 janvier. 3. La vague de nationalisations de 1945-1946 : Renault, transports aériens, banques, gaz et électricité, assurances, etc. 4. Le 9 novembre 1939, obéissant aux ordres du Komintern, Maurice Thorez était arrivé à Moscou, accompagné de sa femme et de son fils. Il devait y rester pendant toute la durée de la guerre — ce qui le plaçait objectivement 688
quand les temps seraient venus. Quels temps ? Ceux de l’avènement au pouvoir, par la loi, si possible, sinon par la force, et ce, avant les prochaines élections. Le voilà servi. Et il s’en va en claquant la porte, ce dont les autres se moquent. Un pays affaibli et divisé tombe dans les mains de l’étranger ou dans les griffes d’un dictateur. La lutte était donc circonscrite entre de Gaulle dictateur et le complexe dictature plus étranger que représente le parti communiste soi-disant français. Il fallait choisir entre la vérole et la peste. Mieux valait la vérole, si l’on en croit la statistique de la mortalité. La mort dans l’âme, le dégoût au cœur, il fallait qu’il restât. Quand on proclame qu’on donne sa vie à la France, on vainc ses humeurs, ses répugnances et on combat. La politique est une ordure, chéri ? Eh bien, il ne fallait pas commencer. D’autant plus, espèce de grande andouille, que tu as laissé autour de ta grande personne, des petites bêtes hargneuses, puantes et libido-dominandardes auxquelles il eût fallu botter le derrière dès les premiers jours, et non les faire danser sur tes genoux. On aurait dit : « Bécassine au pouvoir » quand il s’agissait de politique intérieure et Rodomont pour la politique extérieure. Notre or a fondu, l’industrie est décapitée, le commerce est drogué, l’agriculture à vau-l’eau et les banques sont nationalisées, ce qui est pour elles la plus grave maladie qui soit au monde. Et il dit, après ça : « Bonsoir messieurs, amusez-vous bien ! » C’est très curieux. Jugeau, l’hérédo à face de hyène, ce crétin à face de mort est nommé directeur de l’Office national des recherches aéronautiques. Encore un militant pur, c’est-à-dire sans aucun mélange des technicités ni de rien d’autre, qui va diriger la renaissance aéronautique française. Dans notre malheur, nous avons quand même des occasions de rire. Vendredi 1er février 1946 Nous avons enfin un nouveau gouvernement1. Il phrasouille, il frétille, il se croit Napoléon ou Jésus Christ. Dans quinze jours, il
––––– en position de déserteur et lui valut le perte de la nationalité française. Il revint en France le 25 novembre 1945, après de longues tractations entre de Gaulle et le P.C.F., et une amnistie prononcée le 6 novembre. Le prix à payer par Thorez fut la dissolution des Milices patriotiques et des Comités de libération ; le salaire, sa participation au gouvernement. 1. Le gouvernement Gouin, avec Francisque Gay (M.R.P.) et Maurice Thorez comme vice-présidents du Conseil. 689
sera peut-être mort et d’autres salauds, qui auront à leur tour pris le pouvoir, les trépigneront. Dans le programme de nos nouveaux princes, on nous promet l’augmentation des impôts et le blocage des salaires, puis, on vendra une partie des entreprises récemment nationalisées, sans doute pour les voler derechef, et ainsi de suite, tant qu’il y aura des couillons pour les acheter. Cela rappelle un peu les biens nationaux de 1795 et la suite. Nous avons gaspillé notre or et nous gagerons nos assignats sur les déflations récentes et à venir. C’est une façon de vivre, elle en vaut une autre, pas plus. C’est, paraît-il, ce qu’on nomme le capitalisme d’État ou Les Fourberies de Stalin. On va nous faire voir l’ignoble accouplement de ces deux saletés : le capitalisme et l’État. Mercredi 6 février 1946 Dimanche dernier, il y eut cinquante pour cent d’abstentions à une élection partielle en Seine-et-Oise. Le citoyen trouve sa position de défense dans la non-résistance tout comme les Hindous, et les peuplades colonisées. Il y a dix ans, on trouvait un peu ridicule cette façon de résister, mais nous étions mal placés pour en juger. Maintenant que nous sommes un pays où le travailleur, le vrai travailleur, celui qui travaille (je ne tiens pas compte du sens que les politiciens donnent à ce mot, évidemment) est découragé par les satrapies étatiques, est désespéré, désenchanté, écœuré, il se réfugie dans l’abstention et dans l’immobilité, dans la non-participation au programme de l’État, c’est-à-dire des trois partis qu’on appelle grands, un peu par flatterie, beaucoup par dérision. Si la moitié de la France ne veut pas être complice, il faudra bien que cela change, même et surtout s’ils emploient la trique. On ne gouverne pas un peuple qui ne consent pas, sauf pendant un temps très court, le temps qu’il faut pour le massacrer. On y va ! Ils auront notre peau, peut-être, mais pas notre consentement. Les journaux ont reparu. Chaque matin, dans le métro, revoici le repas intellectuel des humains. La bonne nourriture de l’esprit hautement faisandé fuse des torche-culs déployés. Les rayons gamma de la presse pourrie, de la presse bubonique, bombardent les cervelles closes. Et je vois, par les yeux de la pensée, comme dit Shakespeare, tous ces gens, s’en essuyer le fondement, d’ici une heure ou deux. Les usines nationalisées embauchent à portes ouvertes, comme Apollon. Ainsi, quand on dira, en haut lieu : « Veuillez virer vingtcinq pour cent du personnel », eh bien, on videra les nouveaux et ainsi, on aura maintenu les choses de l’État. 690
Il faut bien conserver des électeurs1 pour le mois de mai. Les finances du pays, on s’en fout. Dimanche 10 février 1946 Jeudi matin en entrant au métro Villiers, je bute sur Amoureux, un employé de Sartrouville, à qui, de 1932 à 1939, je confiais des notes et documents pour qu’il les remît au chef d’atelier ou aux approvisionnements. C’était alors un coursier, ce sont des gens sans métier et sans désir d’en exercer, ou sans dispositions naturelles pour apprendre quoi que ce soit. N’empêche que c’était alors un brave type, honnête et flemmard, qui se laissait vivre et éliminait toute inquiétude d’ordre professionnel, social et même, je crois, privé. L’angoisse n’était pas son fort. Je lui dis : « Toujours à Sartrouville ? — Oui, et vous ? — Eh bien moi, je cherche du travail, je suis chômeur depuis un an, parce que j’ai refusé d’adhérer au parti communiste. Et comme il fallait de bonnes places aux camarades staliniens, ils m’ont renvoyé pour caser un crétin de salaud qui se nomme Vager et que vous avez pu connaître et apprécier à Sartrouville, quand il était dessinateur dans mon service. Ce qui me console un peu, c’est que cela s’est fait absolument partout, dans tous les Kolkhoses, je veux dire. » Je lui ai répondu cela avec un sourire à la Voltaire, j’ai vu que le sourire par lequel il me répondit était un peu maculé. Je descendis dans le trou à pets avec l’impression de l’avoir contré, ce qui me fit plaisir. Arrivé au bureau, je raconte la chose à Sevage, qui sort de Sartrouville, et il m’apprend que le zèbre est maintenant sous-directeur du Kolkhose. Il faut au soviet local des chefs à tout faire, ils ne pouvaient pas mieux choisir que cette figure en mastic. Sevage m’apprend aussi qu’à cette même usine (S. habite Sartrouville et sa femme y travaille encore), le personnel ouvrier volait des roues d’avions, des tubes, etc. et utilisaient leurs loisirs à construire des remorques de bicyclettes qu’ils échangeaient contre de l’argent. On passe le temps dans cette usine de repos, à fabriquer mille quatre cents avions de tourisme licence belge, modèle 1930, que notre ministre brute de Tillon a l’intention de vendre au public et aux amateurs étrangers. Il n’en vendra aucun, à moins de perdre trois cent mille francs sur chaque appareil. Au bout d’un an, la direction a constaté que quelques centaines de roues avaient disparu. Il y a ––––– 1. Le 2 juin, devaient se dérouler les élections pour la deuxième Assemblée constituante. 691
huit jours, on fit la fouille à la sortie du soir et on chopa les larcins de la journée. Une vingtaine d’ouvriers étaient pincés. On se contenta de les congédier après paiement des salaires et indemnités diverses. La pénitence est douce. Une direction menée par les ouvriers ne peut pas faire mieux. Elle est nommée pour ce genre d’activité, mais pas pour produire. Un discours de ministre effacera tout cela. Les canaques intellectuels sont de plus en plus canaques. Il faut choisir : « Etes-vous pour l’homme, ou contre l’homme ? » Dans les Temps modernes, l’un d’eux donne des directives aux peintres. Il se croit déjà commissaire du peuple aux Beaux-Arts ! Le choix pour la [ ? ] de la liberté, or, le choix est fait dans chacun avant que la question ne se pose. Il est en surfusion. La question, c’est la perturbation qui cristallise le sel. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de liberté ? Dans ce sens-là, non, il n’y en a pas. Dans d’autres sens, nous en perdons au moins une chaque jour. Dans peu de temps, on pourra dire que non seulement la liberté n’existe pas, mais que les libertés n’existent plus. Pas même pour les satrapes dont le tout est permis est un leurre. M. a examiné un prisonnier rapatrié de Russie. Il a attendu un an dans un camp situé entre Saint-Petersbourg et Arkhangelsk. Ils étaient plusieurs milliers dans ce camp. Ils y sont encore, sauf cinq, dont celui-ci. Ils ont beaucoup souffert. Les Russes leur ont pris leurs vêtements qui étaient déjà fatigués par quatre ans de captivité et leur ont donné des vêtements russes en camelote comparable au papier d’emballage. On les menait dans les bois, abattre des arbres et fendre des bûches. Puis on les emmenait à la chasse, ou au terrassement tout cela sans plan de travail, sans suite dans les idées, tout à fait ubuesque. Officiers et soldats étaient nivelés, il n’y avait plus que des captifs, des moutons dans un parc. Parmi le groupe de cinq il y avait un lieutenant qui parlait un peu le russe, en un an il fit de grands progrès et, parlant aux geôliers, il obtint enfin d’être rapatrié par Mourmansk à la première occasion mais, ayant gagné ce premier set, il remit la question en jeu pour ses quatre compagnons. Après trois mois, il remporta la victoire. Tous cinq revenus avec le dégoût inextinguible de la Russie et des Russes. Lu dans un livre d’Amérique : « Le général Grant avait été élu président des U.S.A. en 1868 parce qu’il était un grand héros militaire. Il était honnête, mais le choix n’en était pas moins mauvais car il n’avait pas de compétence politique et s’y connaissait mal en hommes. Ceux qu’il mit en fonction pratiquèrent la corruption la plus éhontée que notre pays ait jamais connue. 692
Une lutte acharnée pour la possession des biens matériels devint générale. La fraude se répandit dans les gouvernements d’États, de comtés, de villes. » Certains disent que l’histoire ne se répète pas. D’autres disent qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jugez et comparez. Vendredi 1er mars 1946 Nous descendons toujours la pente du gouffre. Pourrait-on calculer la pente de la trajectoire. Si la courbe est logarithmique, nous toucherons le fond cette année même ; si elle est 1/2 gt2, ce sera pour l’an prochain, mais de toute façon, on y va ! et on ne s’arrêtera que lorsqu’on y sera, dirait un La Palice revenu dans ce monde, à supposer qu’il n’en foute pas le camp avant d’avoir dit une seule parole. Un menuisier travaille avec moi, il installe une moquette d’aménagement pour le nouvel avion clandestin. Son collègue, qui vient de temps à autre, est un poivrot. Celui qui travaille est un homme très sensé et honnête. Il ferait honte à nos ministres. Il me dit que le poivrot a été veuf avec trois enfants, il y a quelques années. Il a cherché, pour se remarier, une veuve aussi, ayant beaucoup d’enfants. Elle en avait cinq. Il lui en a refait deux autres et, compte tenu de deux qui sont morts, il en a donc huit pour le moment. Il touche de six à huit mille francs par mois au titre des allocations familiales. L’État paternel veille sur la vie des petits enfants ! mais le père boit l’allocation. Avant-hier soir, chez le bistrot, il en était à son quinzième verre de vin, ce qui lui faisait une addition de deux cent dix francs (quatorze francs le petit verre) pour un litre de liquide, environ. Dans sa légère ivrerie, il voulait offrir une tournée générale, il se prenait pour un ministre ou tout au moins pour un constituant. Et voilà ! l’État fait son devoir ! il paye. Mais il ne va pas voir si son argent est employé comme convenu. Les gosses sont dans la saleté et dans la famine et le bistrot est dans l’opulence. Il n’y aurait aucune atteinte à la liberté si l’on contrôlait l’emploi des allocations, car, enfin, ceux qui méprisent l’État, dont je suis, ne demandent pas d’allocations, et prient l’État-merdeux de leur foutre la paix. S’il ne le fait pas, on mord ! Ce que je fais ! Mais ceux qui acceptent l’aumône de ce salaud acceptent par cela même que ce foutu salaud vienne fourrer son groin dans leur linge. Il est vrai que si l’État-salaud collait un contrôleur à son poivrot, ils boiraient la prime au coude-à-coude ! (Encore une expression d’aujourd’hui.) 693
Dimanche 3 mars 1946 Je lis un ouvrage sur les bêtes sauvages, c’est très intéressant. J’adore ça. On en conclut que l’homme est le plus cruel des animaux, ce qui n’est pas nouveau, mais enfin on est heureux d’en avoir une preuve justifiée. Le Sultan Soleil qui s’était octroyé le titre suprême de Tigre de Mysore et qui lançait ses prisonniers de guerre aux tigres, du haut d’un rocher, disait : « Il vaut mieux vivre deux ans comme un tigre que deux cents ans comme un mouton », ce qu’il advint. Mussolini, en nous déclarant la guerre en 1940, a dégoisé le même boniment aux Italiens (il avait remplacé le tigre par un lion, en Europe c’est mieux, mais pour les hindous, le tigre vaut plus que le lion qui y est inconnu, presque) qui applaudirent frénétiquement. Ce salaud de politicien était un plagiaire, comme de juste. Ces ratés ne sont même pas foutus de trouver une image neuve. Nos constituants1 sont de la même couvée. Leur constitution patauge, elle se noie dans les phrasouilles archi-usées pour dire en réalité ceci, qui est la constitution : Article premier :
Seuls politiciens et scélérats auront tous les droits. Article deuxième :
La force crée le droit. Article troisième et dernier :
La justice est le droit du plus fort. Ils n’oseraient pas, les lâches ! Mais c’est bien ce qu’ils pensent et veulent. Dès que deux bêtes se battent, ou une bête et un homme, ou même deux hommes, ce qui est équivalent, les vautours s’assemblent sur les arbres, venus de tous les points du ciel, site et hauteur. Ils sont au théâtre, ou plutôt au cirque, ce n’est pas la curiosité ni la libido sciendi qui les meut, c’est la bidoche du vaincu. Dès que le vainqueur est repu et va dormir, les politiciens, pardon ! les vautours s’abattent sur les débris et nettoient promptement les os. En moins d’un quart d’heure, il ne reste rien de la France, pardon ! de la victime, sauf quelques os et des bouts de peau. Quinze jours de soleil et de pluie, le vent aidant et rien ne restera de ce qui fut une créature du bon Dieu. Ha ! Ha ! Ha ! ––––– 1. Les députés de la première Assemblée constituante. 694
Mercredi 6 mars 1946 Chaque jour amène son éboulis, on choit à vue de nez. Les petits mecs qui nous gouvernent se coupent une rondelle de tibia à midi, une autre à minuit et gueulent en chœur : « Ça va déjà mieux, la France est une grande puissance, de plus en plus grande ! » Ce matin, au changement Opéra, un flic se tenait debout, près d’un banc d’attente. Je m’approche, il gardait un vieillard allongé sur ce banc, la figure maigre et cireuse. Il était ou mort ou sans connaissance. Ses vêtements étaient propres mais usés jusqu’à l’os. Celui-ci est mort coram populo, mais combien se cachent pour mourir comme disait cet académicien de Coppée en parlant des pitizoizots. Quand nous serons au bout de la longe, nos petits mecs appelleront les Russes qui n’attendent que cela pour venir nous esclavager, et nos p’timecs, alors, de foirer dans leurs caleçons. Jeudi 7 mars 1946 On a arrêté trente hommes qui s’étaient réunis quelque part pour adorer la Quatrième Internationale. Pourquoi arrête-t-on ces gens-là ? Ne proclame-t-on pas, urbi et orbi, la liberté d’opinion et de réunion, etc. etc. ? Eh bien ! c’est parce qu’ils étaient trente. Si dangereux que ça, trente types ? me dit un naïf bécassin. Mais non, bêta, il aurait fallu qu’ils fussent dix mille et armés de mitraillettes et incendiant, tuant, cambriolant, etc. etc., et le gouvernement, terré dans ses caves, les aurait alors invités au festin du pouvoir. Sont-ils bêtes de n’être que trente, tandis qu’à cent francs par tête, ils en eussent trouvé cent mille et, du coup, monté sur le trône, Dieu les eût récompensés au centuple. Je cherche le problème du gorille. Cestuy-notre-ancêtre ne peut vivre captif. On dit qu’après quelques jours de carcere dolce, quand il a vu qu’il n’existe aucun moyen d’en sortir, quand il n’a plus d’espoir, il meurt. Il ne meurt ni de faim, ni de froid, ni de soif, il ne se coupe pas les veines du poignet comme Sénèque, il ne fait ni sa Cléopâtre ni son Hitler, il se couche à la nuit tombante et ne revient plus jamais. Il doit se dire : « Je veux mourir maintenant ! » et il meurt. C’est cela que je nomme le secret du gorille. Mardi 12 mars 1946 Les bêtes de proie sont à l’affût dans les broussailles, les vautours se rassemblent sur les plus hauts perchoirs, prêts à bondir sur le butin. 695
La révolution, qui n’arrangera rien, mais qui finira la démolition, pèse lourd sur le pays. L’abcès va crever, tout le monde sent l’odeur, entend les pulsations qui cognent sur la peau d’une France bubonique. Si les nationaux-communistes qui se disent français estiment une défaillance de leurs électeurs au prochain vote qui doit se passer dans deux mois, ils prendront, avant cette épreuve, ou tâcheront de prendre le pouvoir par tous les moyens ainsi que disait Maurras, leur maître en machiavélisme, malgré qu’ils en aient. Et alors, s’ils réussissent, il n’y aura plus d’élections avant l’an 2000. Si ces sauvages pensent revenir à la Chambre avec des sièges nouveaux, alors, il prendront le pouvoir légalement, ou soi-disant. Et ils supprimeront également les futures élections ou bien les modifieront de telle sorte que cela reviendra au même. Le fourbe de Moscou, qui a préparé ce coup, a de la suite dans les idées. Depuis la Libération, il y a déjà dix-neuf mois de cela, le programme de sabotage et d’appauvrissement du pays a été poursuivi aux cris de : « Produisons ! A bas les trusts ! A bas tout le monde ! » et l’on décapitait l’industrie, et l’on ruinait les paysans et l’on pénalisait le travail, on le rendait écœurant par les entraves de toutes sortes qui étaient travesties en mesure contre les vichyssois, les cagoulards, les deux cents familles, etc. etc. Ah ! ce fut bien mené, jamais le mépris du peuple n’a été poussé aussi loin par les fils du peuple1. Quelle entourloupette, mes aïeux ! Lundi 25 mars 1946 Un maquereau, je veux dire un journaliste, dégoise son petit couplet au micro. C’est sans doute pour un complexe de culpabilité qu’il cherche ainsi à se blanchir alors qu’on ne lui demandait rien. Il nous dit que la presse, maintenant délivrée des puissances d’argent, est saine, belle, propre, et ceci et cela, et rose et parfumée. N’y a-t-il que les puissances d’argent qui asservissent ? Le virus de la domination est polymorphe et je pense que la forme argent est encore la moins pesteuse. N’a-t-il pas su, ce sagouin, ce qui se passait dans les camps de la mort, chez Hitler, son cher maître en domination ! Était-ce une question d’argent ? Alors ! Mais non, fourbaque, et tu sais bien qu’on peut être maître d’un homme autrement qu’avec du pèze. Prends le ––––– 1. Allusion au titre l’« autobiographie » de Maurice Thorez, Fils du peuple (1937), écrite en réalité par le représentant du Komintern à Paris, Jean Fréville. 696
serf du moyen âge, en France, ou celui de Moscou, il y a cinquante ans et moins, mettons la semaine dernière, on lui dit : « Si tu ne travailles pas pour moi, je te tue, ou je supprime le brouet quotidien. » Et le pauvre type est coincé. Il ne peut se sauver avec un hectare de terre dans la poche, ni avec une charrue. Mais si son travail avait été rémunéré en monnaie négociable, il aurait pu, avec de la patience (et un esclave est patient, oh ! combien), il aurait pu accumuler quelques piécettes, les cacher et fuir. Cet argent lui aurait permis de vivre quelques jours, le temps de larguer les amarres et de trouver la pâture des oiseaux que Dieu, dit-on, distribue de temps à autre. Conclusion, l’argent est la moins cruelle des astuces de la domination. Alors, petit mec ! de quoi vis-tu ? Tu lèches la main qui te nourrit, petit chien galeux, et tu chantes les louanges de ton maître à la gueule de vache. Tu n’as pas la conscience tranquille, hein ! cette fameuse conscience tranquille dont Nietzsche disait qu’elle est la plus infâme des fourberies. Jeudi 28 mars 1946 Un historien écrit qu’après la guerre de Sécession, les démagogues exhibèrent leurs chemises sanglantes pour obtenir des voix. Autant dire que toutes les guerres sont des guerres de Sécession. Il dépeint aussi la pourriture, la fourberie et la crapulerie de tout ce qui ressortit à l’État. On s’y croirait ! Blum, cette vérolée fillette, est partie pour les États-Unis en costume d’Esmeralda. Il va quêter pour la France, c’est-à-dire pour le parti socialiste, indirectement s’entend, en vue des élections prochaines, unique objet de leur désir. Si les États-Unis nous donnent une aumône, c’est qu’ils auront perdu leur bon sens, ou bien qu’ils veulent nous achever, comme certains font, dans le monde des puissants et des salauds, en collant dans les pattes d’un vieillard lubrique une jeune garce qui a le cul frétillant. On lui fait creuser sa tombe avec sa pine, on l’envoie aux Enfers par la diritta via pour lui barboter son saint frusquin. Comme saint Frusquin, ma foi, nous avons encore les Antilles qui font opportunément partie du domaine de Monroe.1 ––––– 1. Léon Blum s’est rendu aux États-Unis pour négocier les accords économiques dit « Blum-Byrnes », qui ne sont pas sans évoquer les accords du GATT — y compris, déjà, un furieux débat sur l’« exception culturelle » en matière de cinéma. Accords signés le 28 mai. — Selon la doctrine Monroe, formulée en 1823, les Antilles faisaient partie de la zone d’influence américaine. 697
Dimanche 31 mars 1946 La nationalisation des grandes banques a permis à l’État d’emprunter les fonds des déposants. Les dits déposants ayant découvert l’astuce retirent ce qu’ils peuvent du naufrage et confient les épaves aux banques non-nationalisées. A son tour, l’État va nationaliser celles-ci pour attraper le gibier qui ne sait plus où se terrer. La chasse est ouverte. Une peuplade hindoue était terrorisée par un tigre. Elle consulta le fakir et lui demanda son intervention magique. « Je puis, dit-il, remplacer le tigre par un nuage de sauterelles, dites-moi ce que vous préférez ? » Le tigre y est encore. Dramatis personae : Travail : denrée périssable instantanément. Capital : denrée incorruptible et corruptrice. Le diamant et la merde. Dimanche 2 juin 1946 J’ai travaillé, j’ai ramé sur une foutue galère depuis trois mois. J’ai vécu trois mois. Aujourd’hui : Élections1. Les veaux vont à l’abattoir, motu proprio. Autrefois, c’était le jour solennel des gueules soûles. Maintenant, je ne sais quelle en est la couleur, je ne sors jamais le dimanche, jour de ténèbres populaires. Je me souviens encore de ce poivrot de mon pays que je n’ai jamais connu que par son prénom « Tchoubite », qui, la gorge sèche, plus qu’indifférent à la politicaille, devenait calibanesque dès qu’un Stéfano le gargarisait en quantité suffisante, mais qui ensuite devenait nietzschéen lorsque la mesure était dépassée. N’ayant pas été poussé assez tôt vers l’urne, il ne voulut plus y aller quand on l’y poussa, le bulletin impérativement planté dans la patte crispée. « Non ! j’ira point ! va-z-y, toué, proparien ! vote pour min tehu du bien ! tu minj’ras bien », et il partit se coucher. Il y a environ un mois, le lendemain du référendum2 pour la cons––––– 1. Progrès du M.R.P., stabilité du P.C.F., recul de la S.F.I.O. Ces élections entraînent la formation du gouvernement Georges Bidault (M.R.P.), Maurice Thorez et Félix Gouin étant vice-présidents du Conseil. 2. Le 5 mai, avait eu lieu un référendum qui rejeta le projet de constitution élaboré par la première Assemblée constituante. 698
titution, la concierge me demanda de lui expliquer ce que c’était que cette constitution. « Vous avez voté, hier ? — Oui. — Et vous ne saviez pas de quoi il s’agissait ? — J’ai demandé, on m’a dit que c’était dans le journal, j’ai fait le tour du quartier, j’ai dû aller jusqu’à la rue de Bourgogne pour en trouver un, et il n’y avait rien dessus. — Enfin, dis-je, vous avez voté, c’est l’essentiel, le hasard est moins bête que les hommes, ou du moins, plus honnête. » Tout cela me réjouit, moi qui ai toujours recommandé le tirage au sort restreint, parmi les candidats choisis dans les asiles d’aliénés et, pour le moins, incurables. On prendrait d’abord les fous à lier, puis ceux des cabines capitonnées, etc. Jeudi 6 juin 1946 Deuxième anniversaire du débarquement. Roosevelt mort, Churchill vomi, de Gaulle écœuré, seul Staline reste. Le rideau de la tragédie se baisse sur le triomphe de la bestialité. La matière vivante, pourriture de l’univers, fait des dieux à son image. All is right ! Lu dans les Lettres Françaises. Le sommaire canaque sous le masque du désintéressement artistique. « SOS. seule Paris. JF. bl. 32 a. b.sit. cherc. agr. compagnie. Écr. j. n° 3064. » « Vve. 28 a. inst. 1 enf. corr. av. M. bien 30-40 a. ay. sit. stable. Paris. réf. R. j. 3060. » « J.F. 25 a. b.s.t.r. cath. corr. M. 28-35 a. aim. enf. mus. litt. voy. b.sit. Ph. ret. Écr. j. 3061. » « Tr. sér. Vve b.t.r. conf. sle. appr. pror. dés. mar. off. fonct. sup. 5055. dist. sér. Écr. j. 3063. » « M. 40 a. 1m83. sér. affect. dist. symp. bell. sit. et avoir. ép. fme d’int. 30-39. grande. bien. très sér. possédant ind. ou gros commerce. Écr. j. n° 3065. » « Maman 2 pet. garç. dés conn. en vue mar. M. 40 a. à 55 a. même blessé de gue. cath. de préfer. Fonct. ou comm. Écrire. » « Paris. 2 J.F. brune et bl. b. éduc. dés. rnc. agré. camarades. Écr. j. n°. 3066. » Et voilà le maquerellage de ces honnêtes salauds, et de ce Morgan1 ––––– 1. Claude Morgan fut le premier directeur (jusqu’en 1953) des Lettres Françaises. 699
qui s’appelle Lecomte, fils d’académicien, et futur académicien luimême, quand Thorez Bidochard sera roi de France. Les Lettres Françaises, pour suivre le principe bien connu, ne sont pas du tout françaises, mais moscovites. Et voilà les purs, les incorruptibles, les je ne mange pas de ce pain-là ! A quatre-vingt-quinze francs la ligne, ils sont prêts à toutes les servitudes. Fumiers ! Lundi 10 juin 1946 Né dans un monde hostile, je ne puis vivre et crever que dans un monde hostile.1 Samedi 22 juin 1946 Revenant de chez Maeght où s’étale assez chancreusement l’exposition Lipchitz2, je longeais le boulevard Hausmann en méditant noir sur noir. Je vis tout à coup en relevant la tête une plantation de flics tels des vits de cire un soir de première communion. Ils empêchaient les voitures de continuer leur chemin, les détournaient et puis reprenaient leur immobilité de becs de gaz éteints. On préparait la route à une caravane officielle. Arrive d’abord un motocycliste à tête de granit, dans sa gueule un sifflet de flic, et il poussait sa double croche à chaque seconde. Puis une voiture découverte avec un appui pour tirer à la mitraillette et debout, un super flic, un homme de bossoir par temps de brume. Enfin, trois ou quatre autos de luxe entourées de flics sur motos vromb ! comme des mouches autour des chevaux galeux. Les vitres de ces voitures étaient relevées et on ne pouvait voir la gueule de ces seigneurs. Ils devaient avoir salement chaud dans ces corbillards ! Et comme ça devait puer ! Les glaces épaisses et à peine transparentes, un peu jaunâtres, sont certainement des glaces pour renvoyer les balles. C’était tout à fait hitlérien. Ils ont peur qu’on les canarde. C’est beau, le pouvoir ! Hein ? petites fripouilles qui voyez les autres à votre image ? Votre caleçon sent plus la merde ––––– 1. Cette formulation reviendra dans le poème La mort et le vagabond : « Celui qui naquit dans un monde hostile vivra et mourra dans un monde hostile. » C’était une constante de la pensée de Blanchard, et la matière de cette pensée : « Le monde hostile et mon enfance devint ma nourriture coutumière. » (La Ligne droite, 1950). 2. La galerie Maeght, rue de Téhéran. — Jacques Lipchitz, sculpteur. 700
que la sueur, bien qu’elles y soient toutes deux en abondance. J’évite toujours ces rencontres, je suis irrésistiblement poussé à l’agression. C’est ce qui m’est arrivé, il y a trois ans1, avec la compagnie des Boches. Il me semble ainsi que ces précautions de foireux que prennent les libido-dominandards attirent le châtiment qu’ils ont cent fois par jour mérité. S’ils se baladaient comme tout le monde, ils ne risqueraient rien. L’intelligence n’est pas leur fort. Le match France-Hongrie est commencé. Le match Inflation. Les Hongrois ont beaucoup d’avance sur nous, ils en sont au billet de 100 x 109, mais nous les rattraperons ! Mardi 25 juin 1946 Nous avons un nouveau gouvernement. Le cabinet Racaille ayant démissionné, Monsieur Crapule en a formé un autre. Reçu d’Amérique la revue View, numéro consacré à la France ; une douzaine d’écrivains et poètes, dont je suis, et une douzaine de peintres, dont Coutaud et Hérold. Elle donne Wanderers in the dark2 traduit en anglais, pas mal, sauf deux points qui m’ont fait grimacer. Mais tout de même, ça fait plaisir ! Rejeté en France, débouté de toutes les revues qui se prétendent indépendantes, et être favorisé en Belgique et aux USA, je ne pouvais rien désirer de mieux. Mon grand défaut, c’est de ne pas aller lécher les fesses des directeurs de revue. Ceux de l’étranger n’en demandent pas tant ! Ils savent bien que les voyages sont impossibles, aussi se disent-ils : « S’il était ici, il viendrait sûrement nous fleurir ! » et ils font comme si. Assez candides pour croire aux flatteries, ils le sont également pour croire à des manquements indépendants de ma volonté. Si j’étais là-bas, ce serait peut-être vice-versa. On voit combien facilement, ici, ils gobent tout ce qui s’amène de métèques. Dimanche 30 juin 1946 Nous sommes noyés dans la salive atomique. C’est ce soir, dit-on, qu’on nous fera entendre le pétard de Bikini. Place Villiers, un camelot a installé sa petite table pliante et une pancarte annonce : « Plus fort qu’Hiroshima ! Plus fort que Bikini ! ... Le peigne incassable ! » C’est peut-être bien cet humoriste qui a raison. ––––– 1. Voir, supra, le 5 mai 1943. 2. Voir note p. 90. 701
Lundi 1er juillet 1946 La radio-diffusion nationale française, qui, par ordre d’entrée en intelligence, vient immédiatement après celles du Guatemala et de l’Albanie, nous a infligé un reportage de Bikini qui ressemblait à des élucubrations d’homme soûl, lorsqu’il commence à éructer et à vouloir s’allonger par terre pour un profond sommeil. Quand le Directeur général est remplacé, ce qui arrive à chaque changement de ministère, c’est-à-dire tous les trois mois, l’équipe des speakers est aussi balayée, et le nouveau Directeur amène ses chouchous et partisans et les fait sur-le-champ des champions du monde qui se fichent la gueule par terre au premier pas. Cela ne fait rien, on les payera quand même. Faut bien qu’ils mangent ! S’ils ne font pas cela, ils cambrioleront, ils assassineront, alors autant les avoir là, sous la main, à peu près inoffensifs. Mardi 9 juillet 1946 Char vient de publier les Feuillets d’Hypnos1. Il a failli avoir le prix des Critiques, cent mille francs, modèle 1946. De quoi passer agréablement deux mois de vacances. Et puis, Gilbert Lely2 a fait une conférence salle d’Iéna. Nous étions deux cents personnes. Des déclamateurs ont fait des frisettes aux très beaux textes de Char qui s’en serait bien passé. Les récitants ont cette manie de nous donner une interprétation alors qu’on leur demande une typographie. La poésie moderne, ce n’est pas La Cigale et la fourmi. Devant la carence de bons récitants, mieux vaut rester chez soi et lire. A l’enquête d’Action3 (un torchon communiste) : Doit-on brûler Kafka ? (Ce qui signifie : nous voulons brûler les livres non-communistes-staliniens, dites oui et nous le ferons, nous n’attendrons que votre vœu, ce sera notre alibi car nous n’avons pas le courage d’agir mais nous voudrions bien, sans risques, etc.) Char a répondu, mais l’expression les grands Russes apporte la bonne équivoque. ––––– 1. Collection « Espoir », dirigée par Albert Camus (Gallimard, 1946). 2. Gilbert Lely (1904-1985), le poète de Ma Civilisation, le biographe inspiré de Sade. La conférence de Lely sur Feuillets d’Hypnos eut lieu le 3 juillet 1946. Le texte en fut publié l’année suivante, aux éditions Variété, sous le titre René Char. Il a été réédité en 1971 dans le « Cahier de l’Herne » consacré à Char. 3. Action, 5 juillet 1946. 702
Joë Bousquet1 a donné la meilleure et la plus nette réponse. Il est vrai qu’il se fiche des conséquences. Tout est là. On peut mesurer le réalisme de chacun des interviouvés à l’obscurité propice aux dégonflages et aux mises au point qui les fera toujours retomber sur leurs pattes. Moi aussi, j’ai répondu, bien qu’on ne m’ait rien demandé, mais ces petits salauds ne la publieront pas ! Je les ai arrangés aux petits oignons, ces petits dialecticiens du riquiqui. Ils ne répondront même pas avec les armes de leurs malabars. Ce sont des lavettes pisseuses, des petites vérolées connasses, des salopes à six sous la passe. A botter ! Dimanche 14 juillet 1946 Jour amer. La radio nous barbouille les oreilles avec le défilé patriotard du matin. Ce qui est nouveau c’est qu’entre les tirailleurs marocains et l’infanterie coloniale, on a placé les ouvriers en tenue de travail. Cela rappelle les défilés de Nuremberg, ces travailleurs avec leur pelle ou leur pioche sur l’épaule. Tous ces abrutis à tête de bois ont laissé chez nous une abondante progéniture. Deux mille travailleurs qui gueulaient autrefois : « A bas l’armée ! » ont marché au pas, comme des S.S., au milieu d’une armée équipée de chars américains et de fusils anglais. Il n’y eut point de défilé d’avions, c’eût été trop pénible. Nos Junkers 52, nos Maraudeurs, nos Spitfire au-dessus de Paris et nos travailleurs de l’armement faisant les pitres au-dessous ! De quoi rire et s’amuser. Vu au Cinéac, la fête fédérale à Moscou. Des figurants en costume provincial venus de tous les coins de l’Empire du Tsar défilent et font de la gymnastique sur la place du Kremlin. C’est un grand film publicitaire en couleurs qui a dû coûter quelques mois de famine et de vermine à des millions de moujiks. On nous montre souvent Staline, qui a l’air d’un gardien de square. Il fait une tête sans expression et plisse des petits yeux de cochon afin d’enfariner un peu sa fourberie et sa cruauté. Il m’a rappelé ce chef pirate que dépeint Monfreid dans un de ses livres. ––––– 1. Sur la profonde — quoiqu’assez mystérieuse — affinité qui unissait Bousquet et Blanchard, voir l’hommage du second au premier (Journal des poètes, 1948, repris dans Les Barricades mystérieuses, Plasma, 1982), les lettres de Bousquet (in Correspondance, Gallimard, 1969) et notre Maurice Blanchard (Poètes d’aujourd’hui) pp. 35-39. 703
Chose curieuse, il est aussi isolé, dans sa tribune, que le sultan Abdul-Hamid dans son palais. Je serais étonné qu’il n’eût point, lui aussi, un revolver chargé dans sa poche droite. Son entourage a une gueule de musée de cire. Tous les visages paraissent préfabriqués. Une grosse femme a une face de saindoux. Mais, est-ce réellement une femme ? C’est peut-être le grand eunuque. Les flammes humaines sont éteintes. C’est la sérénité de la cendre ou le revolver sur la nuque. Quant au spectacle, c’est très Folies Bergères avec des milliers de Staline girls and boys. C’est le parfait abrutissement. C’est la baraque des puces savantes agrandies cent mille fois. Ce qu’un satrape peut faire d’un peuple ! De quoi gémir et pleurer ! Vu G.L.M. La revue suisse Lettres va me publier1. L’Amérique, la Belgique, la Suisse. Cela va bien ! Il n’y aura bientôt plus qu’en France... T. M. n’a pas répondu. Parisot, devenu gérant chez Gallimard a reçu ordre de me lâcher, Vrilles et Pierre à feu ne paraissent pas2, sans doute par épuisement des fonds. La Mafia est toute-puissante. J’aime à croire que l’an prochain elle défilera aussi en uniforme. Aragon, Cassou, Éluard, Guillevic, avec masque à gaz et mitraillette, cela vaudra les puces savantes de Moscou. Lundi 15 juillet 1946 Le prix des choses s’est accru de cinquante pour cent en six mois. Nous glissons sur la pente de l’abîme. Un œuf coûte cinq francs soit cent cinquante fois le prix de 1914, il valait alors deux sous. Le litre de vin est à cinquante francs le litre contre trente centimes, le louis d’or est vendu cinq à six mille francs, alors qu’il est à deux mille en ––––– 1. Pas tout de suite, cependant. A notre connaissance, Blanchard n’a pas collaboré qu’une fois à la revue Les Lettres, qui n’était pas suisse mais française, avec La Ligne droite (n° 13, 1950). En 1954, sous le titre « Poésie vivante », cette revue fit paraître, en trois volumes, une anthologie de la poésie française. Blanchard figure dans le deuxième volume, consacré aux « poèmes en prose ». 2. Vrilles : ? Pierre à feu : recueil de textes en hommage à Matisse, réunis par Jacques Kober et publié par la galerie Maeght dans la collection « Pierre à feu » (le titre exact de l’ouvrage est Les Miroirs profonds). Les illustrations de Matisse étaient destinées à illustrer Les Fleurs du mal. Ensemble assez hétéroclite et réunissant curieusement, à cette date, outre Blanchard, qui y donne Le Casseur d’images (repris dans La Hauteur des murs), Aragon, Éluard, Roger Caillois, Gilbert Lely, Char, Georges Hugnet, Édouard Jaguer, Yves Battistini, René de Solier, etc. 704
Suisse et au Portugal. La différence des deux prix constitue la prime d’instabilité de notre monnaie. On escompte le pire et on se couvre, on se débarrasse pour de l’or de ce papier dont la valeur tend vers zéro, pendant qu’il en est temps encore. Il y a changement de coordonnées. L’État Moloch vient de nationaliser le gaz et l’électricité, suite logique : les taxes afférentes viennent de faire un nouveau saut alors qu’on discute au même moment du blocage des prix. Les requins repus sont chassés par des requins affamés. Et la belle astuce dialectique, c’est de dépouiller le peuple au nom du peuple et pour la libération du peuple. Qu’y a-t-il de plus imposant, de la bêtise du peuple ou du culot des requins ? Un vieux marin que nous nommions la Crépine, parce que la petite vérole, sinon la grande, avait fait de son visage une écumoire et qui avait bourlingué dans les mers du sud, nous décrivait les mœurs des requins. « Une tribu de requins, ce n’est pas tellement différent. Ça a le sens du rendement. Dans une crique où nous aimions nous baigner, il en venait un qui nous gênait bien. Il avait croqué la jambe du maître coq et, pour finir avec cet emmerdeur, nous nous mîmes en chasse. Nous avions saisi un jeune singe, nous le trempâmes à la remorque après l’avoir ficelé sur une bouée de sauvetage et, à l’affût à l’arrière de la chaloupe, nous fusillâmes le pirate alors qu’il emportait déjà le singe, la bouée et un bout de filin. Nous fûmes très heureux d’être débarrassés de ce parasite. Le lendemain, il y en avait un autre. La tribu avait désigné un remplaçant pour la corvée du ravitaillement. Nous n’avons pas voulu lutter, nous avons cherché un autre endroit mieux fréquenté. » Lundi 29 juillet 1946 La hausse des salaires sera sans doute décrétée cette semaine, mais les prix n’ont pas attendu. Ils ont grimpé agilement la semaine passée et jamais les salaires ne les rejoindront. C’est toujours la même comédie. Et notre Président Bido1 de nous faire hier un discours pour nous prouver que tout va bien et qu’il faut s’unir et travailler et marcher d’un même pas confiant sur la route du glorieux et resplendissant destin de la France, etc. etc. Toujours la même comédie, l’éternelle escroquerie, la sempiternelle ordure de politicard. Et ce peuple d’idiots qui supporte ce déluge de caca, et qui, même, ouvre le bec et en redemande ! Merde ! ––––– 1. Georges Bidault, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. 705
Terminé Nous autres1. Cela m’empoisonnait depuis un an, et même davantage. La machine à tirer est ici et je vais faire une première édition. Je vais pouvoir maintenant reprendre le fil, essayer. Les couches de silence se sont posées les unes sur les autres et je suis loin de tout, dans la tombe d’une tombe d’une tombe and so on… Travail écœurant avec H., qui a tout de la vieille bourgeoise qui est toujours au cul de sa bonne, à lui demander quand elle aura fini ceci, et qu’elle doit faire aussi cela, et préparer telle chose pour dixsept heures moins cinq, et telle autre pour onze heures moins quatre, tout cela alors qu’il est déjà onze heures. C’est mon destin de tomber dans les pattes de salauds qui serrent la vis du pressoir tant qu’il y a du jus ou jusqu’à ce que la vis casse. Tout cela parce qu’au début je les laisse prendre du champ et parce que je suis affligé de cette affreuse maladie : la conscience professionnelle. Toujours, les gens avec qui j’ai à faire agissent de même, donc, cela ne tient pas à leur caractère, mais au mien. Ils ont beaucoup de travail pour peu d’argent, mon mépris de toutes ces choses leur apparaît comme une naïveté irréfragable, et leur fripouillerie, si petite soit-elle, s’enfle de jour en jour, jusqu’à ce que j’empile mes ustensiles dans ma serviette et que je m’en aille en silence, sauf la porte qui claque un peu. Je suis maintenu au coefficient 1,66 par rapport à 1939. Seize mille plus quelque chose contre dix mille. Il faut, pour vivre, quatre fois officiellement et dix fois au marché noir, moyenne six à sept fois. J’ai le revolver sur la nuque. Je ne puis pas aller ailleurs parce que non-C.G.T., alors la manœuvre est simple : chantage total. Bourricot marocain, mon semblable, mon frère ! Dimanche 4 août 1946 Il y a un 4 août qui est célèbre dans l’histoire de France, celui où une classe de fumiers à rubans abandonna ses privilèges, qui ne furent pas perdus pour autant. Et une autre classe de fumiers les ––––– 1. Nous autres sans patrie. Suite de poèmes « politiques », pour l’essentiel anti-staliniens, qui sont un peu dans l’œuvre de Blanchard ce qu’est Je ne mange pas de ce pain-là dans l’œuvre de Péret, ou plutôt les Poèmes indésirables dans celle d’Armand Robin. De ces textes, Blanchard effectuera l’année suivante (1947) un tirage « aux dépens de l’État » — c’est-à-dire avec les stencils de son employeur — tirage qu’il distribuera lui-même dans son usine, défiant ainsi ouvertement la C.G.T. Nous autres sans patrie a été repris dans le volume Plasma Les Barricades mystérieuses (1982) et dans Maurice Blanchard, le matériau résiste encore (Éditions du Rewidiage, 1993). 706
ramassa. Ils ont changé de mains plusieurs fois depuis. Ils sont encore en train de changer aujourd’hui. Des trusts s’en vont, d’autres viennent, non moins avides, non moins salauds, c’est dans ce sens qu’ils sont progressifs, comme ils disent maintenant, dans leur jargon de politiciens pourris (pléonasme). Ma tante est bistrote rue de Crimée, quartier d’apaches. Viennent boire au comptoir : Serge le rouquin, Fernand les trois doigts (comme son nom l’indique), Jo la Patinette, parce qu’il a une auto grandsport, et Didi le pâle, un nègre. Hier, un vendeur à la sauvette et sa garce firent leurs confidences en sirotant le pastis. Ils vendent cinquante kilos de citrons par jour. Achetés cent francs le kilo, ils les revendent deux cents francs, gain quotidien, cinq mille francs. Ils dépensent quinze cents francs pour se nourrir. C’est-à-dire qu’ils ne se privent pas des joies de la terre et ils mettent en banque vingt mille francs par mois. Le reste va aux distractions. Et c’est ainsi, depuis le vendeur à la sauvette jusqu’au président du gouvernement, que s’épanouit la justice sociale, la renaissance française, et la chute du franc, celle-ci en grandes rosaces, comme des papillons célestes pleurant sur le monde et se reproduisant exponentiellement durant leur parachutage. Ces citrons entrent en France par des ouvertures bien déterminées et bien gardées par les fonctionnaires. S’ils filent au marché noir, c’est que les fonctionnaires fonctionnent magnifiquement et si les fonctionnaires fonctionnent si magnifiquement, c’est que les ministres gangstérisent souverainement. L’État pourri empoisonne la vie du travailleur. Je lis un jus sur Hitler par un psychopathologue ; les composantes de son caractère étaient, avidité, perversité, vanité. Cela fait penser à la devise de notre putain de République. Mais il n’est pas besoin d’aller rechercher ces composantes dans l’autre monde, ce sont là celles de tous les politiciens, même les agitateurs de village. Ce qui est intéressant, c’est ce que dit le sorbonnagre au sujet de l’application inconsciente de la loi des diversions par cet énergumène qui entraîna quatre-vingts millions de Prussiens dans sa folie. C’est bien la méthode employée par les artistes, eux qui ne sont pas autre chose que des psychopathes : rechercher des admirateurs et transférer ainsi le venin qui les tuerait s’il ne se déversait dans la moelle épinière des dingos qui forment la presque totalité du genre humain. Dimanche 11 août 1946 Quel battage éhonté sur la carcasse défunte de Gertrude Stein ! Est-ce l’attrait du dollar ? Est-ce parce qu’elle était juive ? Est-ce 707
pour ses Picasso ? Un peu de chaque, sans doute. Mais la lecture de son testament expliquerait ces torrents de larmes. J’ai vu son frère, il y a dix ans environ. C’était un gangster et un ignoble bidochard, un type à pendre et à brûler en pleine place publique. Il dirigeait un gang qui vendait du parfum à la sauvette aux environs de Richelieu-Drouot. Il avait monté une petite boutique sur les boulevards qu’il avait baptisée (?) La Boîte à Parfums, en vertu (?) de cette loi psychologique des compensations qu’Azaïs a développée il y a cent ans. Des ressources pas très propres (on parlait d’un vieil Américain très riche qu’il terrorisait et pillait) lui avaient permis d’installer une succursale à Montparnasse, près du métro Vavin. C’était un gros et flasque fumier d’une grossièreté et d’une amoralité scandaleuses, pourri jusqu’au fondement. Les putains du boulevard venaient à la Boîte se ravitailler en saletés odorantes. Quand il en trouvait une à son goût, il disait à un de ses carambouilleurs : « Elle te plaît ! Tiens voilà cent francs, va coucher avec et tu reviens me raconter comment ça s’est passé. » Il avait un flair de chien de chasse pour dépister la plus virulente vérolée du quartier. Le carambouilleur prenait les cent francs, allait boire un coup quelque part et revenait une heure après lui faire un récit très salé et inventé de toutes pièces. Le gros impuissant revivait ainsi les priapées de sa jeunesse et jouissait à l’avance de la gueule que ferait sa victime quand il s’apercevrait qu’il y avait un serpent sous les fleurs et quand la roséole s’épanouirait. Il en était pour ses frais et un jour n’y tenant plus et ayant demandé gourdement pourquoi, il s’entendit répondre : « Je ne risque rien, c’est moi qui lui ai collée ! » Il lui donna encore cent francs pour le plaisir qu’il en retirait en pensant que cela faisait un de plus qui allait aussi propager la peste. Un démoniaque salaud. Dimanche 25 août 1946 Pour le deuxième anniversaire de la Libération, le gouvernement des trois gangs1 a organisé une chienlit avec cymbales et grosse caisse pour tâcher de regonfler le tonus civique d’une population écœurée par la vanité de leurs sales gueules d’escrocs. Les prébendiers de la Résistance qui ont agrippé le pouvoir nous prêchent l’union sous leur haute et éclairée direction. C’est toujours la même chanson depuis qu’il y a des sociétés et des crapules qui les charançonnent. Il est bien évident qu’il faut payer les frais de guerre. On raconte que Napoléon avait, un soir de bataille, consolé un soldat ––––– 1. P.C.F., S.F.I.O., M.R.P. 708
désespéré d’avoir cassé sa lance : « Ne pleure pas, elle est payée ! » C’était une façon de parler. On avait peut-être payé le marchand de lances, mais avec une hypothèque sur la production future. Tout se paye, d’une façon ou de l’autre, et même de toutes les façons. Mardi 10 septembre 1946 Avant-hier soir, un certain Bidault, président du gouvernement provisoire, nous a assommé d’un discours où la gourderie soutenait la vanité. Il trouve que tout va très bien depuis qu’il est là, au gouvernail de cette vieille barque pourrie qu’on appelle encore France. La France fait plutôt l’effet d’une vieille catin décatie qui se croit encore quelque chose et qui rabâche ses grandeurs disparues. Ce Bidault boit1 comme quatre, dit-on. C’est sans doute l’excuse de son discours qu’il récita du ton d’un crétin qui se prendrait pour l’Himalaya. Il mit des points et des virgules n’importe où, si bien qu’on ne pouvait distinguer la syntaxe et le sens de son long et vide prêchiprêcha qu’il nous débita de ce ton sûr de soi et de la facilité avec laquelle il gouvernait avec le petit doigt seulement la lourde mariesalope gouvernementale. Petit et ridicule. Aux chiottes ! Hier, mariage de Pierre2. Journée amusante jusqu’à plus soif. Nous arrivâmes à la mairie du XIXe. On nous colla provisoirement dans la salle d’attente des mariages. Banquettes de velours rouge, lourdes boiseries Troisième République. Un grand tableau représentant un homme de 1895 en jaquette et faux col en zinc de dix centimètres, le chapeau haut de forme posé par terre sens dessus dessous, en bonne position pour être photographié. Le zigoto, à genoux et souriant ou adorant, ou suppliant une femme genre Comédie Française qui prend la pose de Bérénice guettant son Titus par la fenêtre et prête à s’évanouir. Titre : L’Instant éternel. Peint comme une carte postale et avec toute la précision qui est due au peuple amoureux des détails. Couturières et tailleurs peuvent discuter sur la fabrique du surjet et de l’ourlet. Je suis content d’avoir vu cela une fois dans ma vie. Inoubliable. Un invité me fit retourner afin que j’admirasse Lola de Monteiro, une Espagnole en robe rose affligée d’une fleur rouge. Cela doit être plus récent, 1920 peut-être, mais également pitoyable. Cette jouissance artistico-espagnole fut interrompue par l’invitation à passer dans la salle des mariages. Là, devant nos regards respectueux, s’étale sur toute la largeur et toute la hauteur du mur une toile représentant un mariage. Tout y ––––– 1. Exact, à en croire plusieurs historiens. 2. Un cousin de Maurice Blanchard. 709
est. Le maire ressemble à Gambetta, en plus soigné. La mariée est idéale et toutes voiles dehors comme une frégate sous bonne brise, les parents, les témoins, les invités sont parfaits. C’en est dégoûtant et on sort de là avec l’affirmation que le douanier Rousseau avait du génie. Les négociants1 à la sauvette vinrent à la noce. L’homme m’expliqua sa vie : « J’étais fumiste dans une grande entreprise, je l’ai connue, elle m’a appris à faire le citron (elle, c’est son associée, une romanichelle parisianisée). Alors, j’ai quitté l’usine et ce n’est pas demain que j’y remettrai les pieds. Mais c’est dur, le citron ; on fait cinquante kilos par jour, cela me fait deux voyages de vingt-cinq kilos. Je prends le métro à Crimée et je descends à Marbeuf. Il y a un changement, c’est fatigant ! On bénèfe de quatre à cinq mille francs par jour, mais on mérite bien ça. » Et la romanichelle engrène : « Je vends tout en une heure, j’ai une bonne clientèle. Au Berry, au Triumph, les clients m’attendent, ça part en fusée. Je porte cinq kilos à chaque tournée pas plus, si les flics m’embarquent, ils confisquent. Ils ne peuvent rien faire d’autre, ils me relâchent au bout d’une heure ou deux, sauf une fois que je suis restée jusqu’au lendemain midi. Mais ils sont chics, ils rigolent. Si le citron ne marchait plus, je sais faire le radis et la salade, alors, on se débrouillera toujours ! » Quand nous les avons quittés, c’était l’heure du dernier métro, la gitane nous dit : « Si vous le ratez, revenez, vous viendrez coucher chez nous, on mettra un matelas par terre ! » Ces gens-là sont très sympathiques. Nous n’avons pas raté le dernier métro. La journée a été plantureuse. De midi à minuit, ce fut une ripaille. Vers la fin, le marié a voulu me soûler à mort, il donna la consigne à la serveuse afin que mon verre fût toujours plein. C’était du Bourgogne divin ! J’ai laissé faire et j’ai bu sans faiblesse. De temps à autre, j’allais comme pour pisser, je me chatouillais la luette du bout de l’index, le liquide explosait dans la faïence, et je revenais faire le plein. Ç’aurait pu être éternel. En sortant, j’avais le teint frais, l’œil clair et la jambe précise. J’étais bien. Il en a été pour ses bouteilles de Bourgogne ! Je voudrais faire chaque mois, au moins, une cuite dirigée comme celle-ci. J’étais très bien. Ma femme aussi. Nous étions seuls dans le wagon des premières entre Crimée et Opéra. Je lui ai peloté les fesses. Elle était bien aussi, elle n’a pas fait de drame, nous étions très gais. ––––– 1. Voir, supra, le 4 août 1946. 710
Jeudi 12 septembre 1946 Hier, Madame Jacquet m’a décoré de la C.d.g1. « Au nom du général de Gaulle, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés. » J’étais au garde à vous, encore sous le bienfaisant climat de ma cuite. Elle m’a embrassé, je l’ai embrassée, on s’est embrassés, puis on a bu une bouteille. J’étais bien de nouveau. Je n’étais pas complètement éteint. J’étais à quatre-vingt-dix minutes sous les feux, comme il est dit chez les marins d’un navire prêt à appareiller avec préavis de une heure et demie, alors qu’il faut trois ou quatre heures si l’on part de la température zéro. Vendredi 18 octobre 1946 En pleine pourriture électorale2, en pleine puanteur politique, avec le tam-tam des scandales, plus gros, plus grands qu’ils ne furent jamais, puisque l’État gonflé de pus et de dirigisme va crever un de ces matins et répandre la peste sur les rares refuges qui nous restent. Un peuple d’abrutis tend la gorge au boucher. Je ne reverrai plus jamais la liberté toute relative de 1920-1934. Les œufs sont à vingt francs. Le prix des choses a monté de trente pour cent en un mois. Nos gangsters nous disent que tout va bien et que la France est sauvée. Jeudi 29 mai 1947 Je reprends ce cahier. J’avais cessé parce qu’il ne se passe que des choses ignobles et cela devenait fastidieux. Petitesse et ignominie. Voici le cadre de nos évolutions en l’an trois de la Libération. Peut-être allons-nous voir de grands événements s’il est vrai que des signes étranges précèdent toujours les bouleversements sociaux, comme disent Tite Live et tutti quanti. Pour la journée d’hier, nous avons eu une bonne sœur qui faisait ––––– 1. Croix de guerre. Avec la citation suivante : « Agent informateur ayant fait preuve d’une volonté tenace de servir, en même temps que d’une grande compétence en matière aéronautique. A donné au réseau de renseignements un travail particulièrement remarquable par sa précision et sa valeur technique, apportant ainsi une aide des plus efficaces au combat et à la victoire. » 2. La campagne pour les élections législatives de novembre 1946. 711
la putain et la gangstère avec deux de ses amants. A eux trois, ils ont étranglé une vieille femme pour lui voler huit mille francs de bijoux. Et d’une. Puis, le recteur de l’Académie de Paris est pris la main dans le sac. Quatre-vingts millions de trafic d’or, de devises et de bons d’État. Le gouvernement est socialiste et le recteur est communiste-ploutocrate1. Il y a de l’eau dans le gaz du mariage socialostalinien, aussi les socialistes jouent un tour de cochon aux cocos. Nous attendons la riposte. Peut-être mettra-t-on Gouin en taule pour son trafic de vin ! Ce serait beau. L’équilibre est toujours un spectacle apaisant. Mercredi 18 juin 1947 Septième anniversaire de l’exode. Le mardi 18 juin 1940, j’étais dans cette ferme de Saint-Benoît à attendre l’inattendu. Les Lettres Françaises de ce matin nous disent leur admiration pour une poésie de ce genre : « Je n’ai pas oublié cette maison d’école où je naquis en février 1920, les vieux murs à la chaux ni la lampe à pétrole dans la classe étouffée par le poids du jardin. » Il est vrai que le cafouilleux qui a écrit cela est un gus du parti. Alors, c’est génial, tout simplement ! Voilà où nous en sommes, sept ans après la défaite et trois ans après la Libération ! Mercredi 24 décembre 1947 Justice bien française. L’entraîneur A. Musard, auteur de la substitution de cheval, a fait des aveux complets. Le cheval Tonton qui a couru à la place de Victorieux a été mis en fourrière et tous deux sont disqualifiés. Et voilà ! Le maître est un gangster très aimé des gouvernants, il suffit qu’il soit gangster comme eux, mais on frappe sur le cheval. Il est vrai que s’il n’y avait pas de chevaux, il n’y aurait pas de substitution ni de délits, c’est donc bien la faute aux chevaux ! Lundi 5 janvier 1948 J’ai l’impression que l’année 1948 sera une année flamboyante. ––––– 1. Gouvernement Paul Ramadier depuis janvier 1947. Il y a encore des ministres communistes. 712
Mardi 1er juin 1948 Midi et demi, naissance de Denis1. Jeudi 9 juin 1948 Envoyé à Jean de Boschère2 La Hauteur des murs3 en remerciement de son Derniers poèmes de l’obscur qui se termine magnifiquement, avec cette dédicace : A Jean de Boschère dont j’admire l’impitoyable cheminement vers les portes du Problème et l’incessant renouvellement, toujours surprenant mais axé dans le système de référence de sa personnalité, cette personnalité qui est la plus haute joie des enfants de la Terre, disait Goethe. Puisse-je trouver la vertu d’évoluer parallèlement et, sur les hauteurs, sentir sur mes joues le vent d’acier de la vérité, et m’en réjouir enfin ! Jeudi 16 septembre 1948 Je viens enfin d’écrire Le Festin du pauvre4, après un an de silence noir. Pas un seul cochon n’a parlé de La Hauteur des murs. Ça leur écorcherait la gueule, sans doute. La politique a tout pourri. Je suis dans une période de basse marée. Or, seules les basses marées sont mortelles5. Il faut donc m’en sortir. Je regarde en arrière et je considère mon sur-instinct d’enfance qui m’a permis plusieurs fois de m’en tirer avec agrandissement. 1901-1906 à 1912-etc. ––––– 1. Le premier petit-fils de Maurice Blanchard, fils de Maurice. 2. Jean de Boschère (1878-1953), poète, romancier, conteur — trop peu connu malgré de récentes rééditions — fut une des cinq (cinq !) personnes auxquelles Blanchard, en 1949, pensait adresser un exemplaire de L’Homme et ses miroirs (les autres étant Breton, Char, Hubert Juin et Henri Parisot). Les Derniers poèmes de l’Obscur avaient paru au Sagittaire en 1948. 3. Publié en 1947 chez G.L.M., ce recueil regroupe la plupart des textes écrits par Blanchard dans la période couverte par le Journal. A lire cette page, on peut se demander si l’ouvrage n’est pas antidaté et n’aurait pas paru, en réalité, en 1948. L’achevé d’imprimer est pourtant bien de septembre 1947. 4. Première pièce de la suite intitulée La Ligne droite (Les Lettres n° 13, 1950). 5. In « Le Festin du pauvre », précisément. 713
En 1942-1943 surtout, en plein esclavage, je me suis réfugié dans mon journal et dans ma poésie, ce fut la belle époque des Douze poèmes et des Pelouses fendues. C’est le transfert qu’il faut chercher ! Peut-être sauve-t-on sa vie en la perdant ! Mais un vieux ressort a moins de souplesse, il a une flèche résiduelle. Il me faut vaincre quand même ! Je vais essayer encore un coup. Verhesen, typographe amateur, va m’imprimer cinquante exemplaires de Cartes sur table, devenu L’Homme et ses miroirs1 puisque des politiciens ont pris le titre, je ne veux tout de même pas avoir la réputation de manger leur merde. Verhesen m’admire, combien de temps cela durera-t-il ? J’en ai déjà vu passer quelques-uns : Salmon, Bousquet, Éluard, Char, Boschère, pour ne citer que les chefs de file. Qu’en reste-t-il : des cicatrices ! Et la bande à Arnaud ? Il est vrai que pour ceux-ci, ils sont au chaud dans la fosse à guano du parti communiste ! Horrible, mort horrible, ces jeunes gens d’un talent naissant qui vont se faire châtrer par ces ignobles cons de Thorez et compagnie ! Quelle folie les a envahis ! Il faut toujours s’opposer à la canaille.2 Je ne puis avancer que si on me barre la route, le monde hostile de mon enfance est devenu ma nécessaire nourriture3, d’où mon agressivité et ma haine des humains, des sales gueules de copie conforme. Les animaux ont cent fois plus de personnalité que cet abruti troupeau nourri de slogans, de films idiots, de journaux pourris et puants et de lois idiotes, ces dernières étant au nombre de plus de sept cent mille, en plus ou moins éclatante vigueur. Corruptissima republica, plurimae leges. Vendredi 17 septembre 1948 Écrit L’Eau est une oreille, deuxième poème de ma nouvelle série. Ça sort bien. J’étais un peu engourdi par un an de stérilité due au silence des cons qui merdoient leurs chroniques poétiques à la for––––– 1. Fernand Verhesen, poète et éditeur belge. C’est lui qui, en 1949, publiera L’Homme et ses miroirs (avec des illustrations de René Mels), à l’enseigne des Éditions du Cormier (Bruxelles). En 1988, Fernand Verhesen a consacré un numéro de la revue Le Courrier du Centre international d’études poétiques, qu’il dirige, à la publication de lettres inédites de Blanchard, pour l’essentiel liées à la publication et à l’accueil de L’Homme et ses miroirs. Il est aussi l’un des préfaciers de Débuter après la mort (Plasma, 1977). 2. Allusion à l’épisode dit du « surréalisme révolutionnaire ». 3. Voir note 1, p. 700. 714
tune du pot. Cette série aura quatorze pièces1, je veux en écrire une par semaine, il le faut. Après, on verra. Il me faut cela pour revivre et dire merde à la misère. Samedi 18 septembre 1948 Baptême de Denis. C’est la première fois que j’assiste à cette opération magique. Aussi l’ai-je suivie en état d’émerveillement. Cela se passe dans un coin de l’église, un peu clandestinement ; l’enchanteur prononce des paroles qui doivent venir de quarante millénaires, par le sens tout au moins, et frotte son pouce sur le front, la bouche et derrière la nuque de l’enfant. Le tout à voix basse. Le sorcier de la tribu, à l’entrée d’une grotte, a conjuré les sorts contraires et éloigné les mauvais esprits. Cromagnon avait déjà atteint le bout du monde spirituel. On est envoûté par ces choses ! Mardi 26 octobre 1948 Lettre à Char pour Fureur et mystère2. Mon bien cher René Char, Merci d’avoir lancé cette nuit d’étoiles dans la brumasse où je me perds. Dans Le Météore du 13 août vous aviez laissé entrer le violon et le violoncelle dans votre orchestre, c’est peut-être ce qui l’avait écarté du Poème pulvérisé. Le voici à sa place, maintenant, et la Fontaine est pleinement accordée à ces instruments du méridien. C’est ainsi que je vois les choses, et l’imagination va audevant de l’existence. Je fais imprimer, en Belgique, cinquante exemplaires d’un petit livre3 qui a été refoulé par Fontaine et vomi par Maeght, c’est ma dernière carte et elle est perdue d’avance. Ainsi, tout sera parfait. Je suis au milieu du désert, c’est ainsi qu’on voit le mieux l’horizon et je vous vois grandir pour le bien d’un petit nombre, les meilleurs, dont je veux être. Bien affectueusement. (Au verso, Terre fortunée4.) ––––– 1. Il s’agit toujours de La Ligne droite, qui ne comportera finalement que sept pièces. 2. Qui venait de paraître chez Gallimard. « La Fontaine narrative », et « Le Poème pulvérisé », sont deux des sections du recueil. 3. L’Homme et ses miroirs. Voir, supra, le 16 septembre 1948. 4. « Terre fortunée » est un poème de Le Pain la lumière (G.L.M., 1955). 715
Lundi 3 avril 1950 Samedi 1er avril, séance rue Férou. Vingt-cinq auditeurs environ. Les étudiants sont en vacances depuis le 29 mars. Laude, Chabrun, Arnaud, Bucaille, Passeron et Bureau s’y sont mis de tout leur cœur.1 4 août 1953 Rentrée de vacances : quinze jours à Montdidier. Vu, à l’état civil de la mairie, que je naquis de père inconnu le 14 avril 1890. Déclaration de la sage-femme qui m’a jeté dans ce baquet d’ordures qu’on nomme la vie, bien qu’on puisse voir parfois des îles violettes à l’horizon, quand on est capable de les créer. Légitimé par le mariage, le 14 novembre 1892. Quand je demande une copie de l’acte de naissance, on ne signale pas cette aventure. Pourquoi ? ai-je demandé. Parce qu’il y a une loi de 1900, environ, qui impose le silence à ces sortes de déclarations. Cela devait gêner une sale gueule de politicien pourri et on a fait une loi qui corrompt la Vérité. Je pense que depuis on a fait des progrès, et dans tous les sens. On nage dans le caca ! On peut être prince, écrire comme un cochon et penser comme une vache. Mené Denis au jardin zoologique du bois de Boulogne. Au parc des jeunes cochons, on vend des biberons de lait que les enfants offrent aux animaux. Les cochons se ruent sur le grillage, le plus débrouillard arrache violemment le biberon des mains de l’enfant et se sauve, poursuivi par la troupe. On croirait assister à une séance d’investiture à la Chambre des Députés. Une dizaine de biberons vides gisent sur le sol au milieu des odeurs fortes et des déjections. Que c’est humain ! Trop humain !
––––– 1. Le 1er avril 1950, Noël Arnaud et ses amis avaient organisé à la Maison des lettres, rue Férou, et dans le cadre des soirées du « Messager boiteux de Paris » (avatar de La Main à plume) une soirée d’hommage à Blanchard, à laquelle participèrent effectivement Jean Laude, Jean-François Chabrun, Max Bucaille, René Passeron et Jacques Bureau. 716
Réponse à la lettre de Maurice Blanchard reproduite pages 149 et 150. Paris le 5 février 1943
Monsieur Maurice BLANCHARD 4, rue de Copenhague Paris – 8°
Monsieur,
Je vous remercie de l’intéressante lettre que vous m’avez fait parvenir et à laquelle je m’excuse de répondre avec un tel retard, et peut-être des fautes de frappe. Les réflexions que vous faites sont, ma foi, fort pertinentes, et j’y souscris entièrement lorsque vous parlez de cette caricature hybride qu’on appelle l’État Français. Mais vous faites une grossière erreur. Je suis moi-même en fort mauvais termes avec cette institution officielle, et j’ai eu les honneurs dernièrement d’une visite, d’ailleurs fort courtoise, mais assez symptomatique. Je ne suis pas certain que l’on ait transformé en pierres les Français d’aujourd’hui, et il me semble au contraire que ces pierres-là sont singulièrement remuantes. Je ne leur attribue guère d’imagination, peu d’intelligence en général, mais admettez avec moi que ce sont des pierres hurlantes, gueulantes souvent, et qu’il vaut mieux gouverner sans elles qu’avec elles. A propos de consentement des peuples, je me permets de vous indiquer que lorsqu’une nation se sent gouvernée, elle n’éprouve pas le besoin de faire de la politique ; si les Français se sont pris pour des Talleyrand depuis deux ans et plus, c’est parce que la République les avait habitués à une sorte de complicité morale, toute morale, dans ses affaires publiques. Les Français sont assez vexés aujourd’hui de n’être que zéro. Mais à qui la faute ?
Il est un fait que dans l’existence, il faut prendre parti, et c’est un mot du Maréchal de France. Mais si les Français prennent parti aujourd’hui, c’est à contrecourant. Pourquoi, sinon parce qu’il y a d’autres que nous, qui parlant plus fort ou plus longtemps, se font mieux entendre. Je crois que les Français, avec ou sans musique, sont, pour un certain temps, hors de cause. La guerre est par-dessus leurs têtes, et ils trouvent que ce n’est pas suffisant. La plupart d’entre eux souhaitent la catastrophe. J’avoue ne pas partager leurs gôuts. Veuillez croire, cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
Jean HÉROLD-PAQUIS Radio-Journal de Paris
Table
Présentation de Pierre Peuchmaurd
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Note sur le journal
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Journal
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Lettre de Jean Hérold-Paquis
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Achevé d’imprimer le 17 octobre 1994 par PARAGRAPHIC 31240 L’Union (Toulouse) & (16) 61.74.27.67 Dépôt légal 4e trimestre 1994.