Tectonique des corps (L'Ether Vague/Verdier, 2003)

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Marcel Moreau

TECTONIQUE DES CORPS Eliette Dambès Gilles Briaud Jean-David Moreau

LES AMIS DE L'ETHER VAGUE 37, rue Jean-Sizabuire 31400 TOULOUSE


DU MEME AUTEUR À L’ETHER VAGUE, PATRICE THIERRY EDITEUR Issue sans issue, 1986. Neung conscience fiction, 1990. Sacre de la femme, 1991 ( 1ère édition, Ch. Bourgois 1977). La Pensée mongole, 1991 ( 1ère édition, Ch. Bourgois 1972). Tombeau pour les enténébrés, (Photos de J-David Moreau), 1993. Les Arts viscéraux,1994 ( 1ère édition, Ch. Bourgois 1977). Le Bord de mort, 2002 ( 1ère édition, Ch. Bourgois 1974).

CHEZ D’AUTRES EDITEURS Quintes, Buchet-Chastel, 1963. Réédition Mihàly, 1998. Bannière de bave, Gallimard, 1966. La Terre infestée d’hommes, Buchet-Chastel, 1966. Le Chant des paroxysmes, Buchet-Chastel, 1967. Écrits du fond de l’amour, Buchet-Chastel, 1968. Julie ou la dissolution, Ch. Bourgois, 1971, L’Ivre Livre (Préface d’Anaïs Nin), Ch. Bourgois, 1973. À dos de Dieu, Luneau Ascot, 1980. Moreaumachie, Buchet- Chastel, 1982. Orgambide ou l’ordure lyrique, Luneau Ascot, 1980. Réédition Lettres Vives, 2002. Kamalalam, L’Age d’Homme, 1982. Cahiers caniculaires, Lettres Vives, 1982. Saulitude, (Ph. de Christian Calméjane), Accent, 1982. Incandescences, Labor, 1984. Monstre, Luneau Ascot, 1986.

(suite en fin de volume)

© Les Amis de L’Ether Vague, 2003. ISBN 2-904620-76-1


TECTONIQUE DES CORPS

à Jacques Sojcher


Eliette Dambès


Que reste-t-il du corps inarrêtable ? Ce que j'en vois : des chairs par les ans aveulies, des muscles sans panache, renonçant au soulèvement des lourdes.


Des membres indécis. Une main pour écrire le jour, et l'autre oisive, rêveuse, domestique, sauf qu'à tâtonner la nuit dans la chaleur des femmes, elle fait encore de belles trouvailles qui révèlent son talent, son doigté de sourcière, et bien que là aussi, il advienne qu'elle tremble… Car aujourd'hui, la main qui écrit est plus sûre que la main qui caresse… Il fut un temps, pas si lointain, où les deux mains pouvaient, d'une même empreinte, conduire tantôt à la dévastation, et tantôt à l'amour. Elles étaient mues par un rythme paradoxal. De la page à la peau, elles savaient, en glissant, tout inventer, de la vérité crue au rite de l'adoration… Personne n'aurait idée de lire dans les lignes de ces mains. Il n'y a plus rien à y déchiffrer, et surtout pas l'avenir, les livres s'en sont chargés. Il est petit, désormais, le champ des prédictions. Que reste-t-il du corps inarrêtable ? Ses entrailles. C'est là que tout se passe. En elles s'écrit encore mon histoire, indéfiniment. Pas seulement mon histoire : ma pensée, mes désirs, mes guerres, mes fiascos, mes résistances et tous désordres dont la baroque coalition réussit à me maintenir debout quand je ne suis plus bon qu'à plier, ou m'affaisser. Je suis un chaos, traversé d'un essieu, et je tourne. Ce corps s'est dépouillé de la plupart des avantages réunis sous le vocable précieux d'esthétique, encore en vigueur chez les mondains, ou d'harmonie, cher à l'aristocratie des maquignons. Il est perdu pour les compliments d'alcôve. Il a rejoint le cheptel commun des difformes. Quelle chance : il a le visage de ses excès. Mais ces entrailles, qui dira leur secret de jeunesse ? Elles dansent par-dessus les courbatures, les bourrelets, les signes tangibles de disgrâce motrice, et cela ne se voit parce que cela ne se sait… Quelques-uns, une élite lucide, voient et savent : les lacérateurs de masques, écorcheurs de leur état, et pourtant musiciens avant tout. Loués soient celles et ceux que séduit, à notre époque, l'invieillissable santé des hérésies, dans un ventre donné…

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Qui dira l'empire des entrailles sur les opérations subalternes de ma raison ? Si je veux connaître le corps, c'est par son art de faire voltiger ses rouilles que je dois commencer. Sinon, je n'ai plus qu'à nous regarder croupir, mes livres et moi, dans les égouts, terriblement illettrés, des apparences… J'aimerais bénéficier, comme trépassé, d'une dissection de haute volée littéraire, joyeuse. L'acte poétique par excellence, fumant si possible. Ou alors d'une autopsie en guise de biographie. Une fête des prélèvements obligatoires, chaque organe devant faire l'objet d'une scrutation passionnée, exempte d'intellectualisme : désincarnés s'abstenir, sobres et végétariens de même. Psychologues bienvenus, mais dostoïevskiens de préférence. Une race d'avant le Divan. Et que les femmes qui collèrent leur ventre au mien soient présentes à l'ouverture. Devant un tel spectacle, puissent-elles se découvrir, à l'antique, des dons d'haruspice. Pour la première fois, et pour la dernière, à titre posthume, j'accepte cette forme de voyance, moi qui les ai toutes niées, paroles de sceptique. Si elles m'aimèrent, si elles aimèrent mon corps verbal dans mon corps charnel, et l'inverse, comment ne seraient-elles pas habilitées, en tête des pythies, à lire dans mes viscères, haut lieu des sensations fortes, les remous d'une civilisation en train de naître, quitte, à ce moment-là, que la Mort dût sembler n'en retenir que les ruines ? Que reste-t-il du corps inarrêtable ? Une sorte de testament écrit avec mon membre, trempé dans mon sang, ma semence étant trop incolore et moins indélébile … Voici un extrait : « Moi, corps de qui vous savez, j'exige, quand je serai froid, que nul ne s'avise de m'incinérer. J'ai tellement brûlé de mon vivant ». Quoi, ce serait un inconnu, peut-être un médiocre, glacé du protocole, qui se permettrait de me réduire en cendres ? Je le vois d'ici, avec sa face de majordome du néant, taillée dans le lâche tissu des momies qui s'animent chaque soir, devant le petit écran, à l'affût de la salace chaleur des comédiens en rut. Ah si seulement c'était une femme aimée, cette promesse d'urne, de celles qui dressaient un bûcher entre leurs cuisses à chaque fois qu'en immolé je m'approchais d'elles, priant ma combustion d'être digne de leur jouir. Mais non, ce ne pourrait être qu'un homme, et en plus, il n'aurait pas lu mes livres.

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Après la cérémonie, il rentrerait chez lui, pour un devoir vaguement conjugal, à la rigueur vaguement excité par l'image d'un corps qui n'est pas le sien disparaissant dans les flammes. Oui, j'ai horreur des crématoriums, et de leurs officiants, et leurs façons guindées d'ajouter de l'indifférence verbale à l'indifférence des lieux. Je leur préfère ma livraison en pâture aux appétits des invertébrés et tous animalcules vermiformes capables de m'apprécier comme pourriture, et ainsi jusqu'à l'os… Je les imagine rondouillards, frétillants, ondulant de bonne chère, au sortir de mes glandes. Rentrer dans la terre, ce devrait être le but ultime du penseur tellurique. 12



On demande à mon corps d'écrire sur le corps. Merci, il a encore des choses à écrire, donc à vivre … Ne nous trompons pas sur sa placidité de corps inactuel, sourd aux agissements de la mode, portant sur la conservation des signes extérieurs de souplesse, quels que soient, à l'intérieur de l'être, ses progrès en paralysie, par les temps qui courent. Les pensées infirmes, les claudicants phantasmes, les rêves qui se traînent, de corsets en grabats, n'est-ce pas là le cortège ordinaire de nos maladies de l'esprit ?

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Ce corps et moi, nous avons des conversations fameuses. Conversations n'est pas le mot. Pas tout à fait, puisqu'elles se traduisent dans l'instant en tressaillements d'écriture. Ou en fractures hypersensibles, d'une violence instinctive, nous reliant, par la voix, au corps primordial, je veux parler de notre être complexe, monstrueux, tassé sur toutes nos identités, en bien et en mal. Ne croyez pas, nos « conversations » procèdent aussi par petites touches, d'une psychologie quasi proustienne. C'est notre côté barbare-raffiné : nous détaillons un aspect du monstre, après l'avoir, avec soin, localisé. Et quand nous abordons des sujets tels que l'art, l'amour, la société et l'incroyable disposition des hommes à vivre par bribes, broutilles et bricolages ce qu'ils pourraient vivre vertigineusement, nous nous sentons, mon corps et moi, en désaccord avec la stupide modernité de ce qui se dit, en général, sur les mêmes sujets. On nous ment, et c'est pour nous comme une fatalité, mais des meilleures, que celle qui nous convainc que l'on nous ment…

Ce corps est une espèce d'artiste tordu en tous sens, dont chaque organe développerait une œuvre affranchie des terreurs de la logique totalitaire. Décidément, il est possédé… mais contre les chaînes.

Oui, ce corps et moi nous abordons bien des sujets, parmi tous ceux qui proposent leurs charmes à notre envie d'en jouir, mais jamais nous n'évoquons celui qui obsède la plupart de nos contemporains : la surcharge pondérale. Ce n'est pas qu'il soit tabou (rien n'est tabou entre nous). Simplement, nous le trouvons dérisoire, voire d'une vulgarité sans rivages. Il est vrai, ce corps supporte une masse considérable, laquelle commence sérieusement à le voûter. Mais cette masse, c'est celle de son passé, érotique, schismatique, livresque et contradictoire. Je n'y peux rien, c'est comme ça. Il serait ridicule, de ma part, de vouloir que maigrisse un passé de cette nature, de cette vérité.

Les gens qui ne nous connaissent pas et nous voient passer, ce corps et moi, pensent immédiatement « âge », « lipides », « glucides », « laisser-aller ». Ils font erreur. Il ne leur viendrait pas à l'esprit de se dire, en nous voyant passer : « c'est une lourde histoire qui passe, une histoire insensée. » 16



C'est pourquoi je ne cesse de plaider pour une grande réforme de nos instruments de perception. Je n'en sache pas un qui ne soit à remettre en question. J'aimerais faire comprendre à quelques personnes que ce corps brasse un certain nombre de savoirs – « de vibrations savantes » – que nous découragent d'acquérir les froides structures de la dialectique. Ce qui explique que ce corps se déplace sans la traditionnelle vivacité des ingambes. C'est tout au fond de lui qu'il plie, au détriment de sa « ligne », sous des butins sans nom. Ne l'oublions pas : c'est un corps qui, quels que soient les méfaits qu'il subit de son mépris pour le sport et l'hygiène de vie, ne cesse d'écrire, avant qu'il en crève. Le corps fournit du sang à mes veines gonflées de scansion, avant qu'elles ne s'en vident. Je me demande même en quelle étrange cavité de mes poumons délabrés il puise son souffle dont il faut bien admettre, à la lecture, qu'il sort le classicisme de ses gonds, ou en déplace les vertèbres.

D'ordinaire, les mouvements intimes de notre humanité ou de notre inhumanité – réflexion, émotion, pulsion – ne participent que de très loin à la sculpture du corps. On peut être un homme nourrissant de sombres pensées dans un corps qui demeure avenant. Tout se passe dans la tête. Le mental est sans effet sur le paraître, sauf, parfois, le visage, pour peu qu'il soit cet espace où s'écrit la tragédie, en même temps qu'elle se fait.

Le corps dont il est question souffre d'une surcharge vitale, non sur ses épaules, mais dans ses profondeurs, et bien que ses épaules semblent prendre leur part du portement. Ce sont celles d'un atlante à l'envers. Souvent, j'invite ce corps à redresser son échine. Il s'agit de l'échine du sens des mots. On ne la voit jamais, celle-là, et pourtant elle me courbe, à moins qu'elle ne me désaxe. Alors, je tiens au corps ce langage : « Sois un bon atlante à l'envers, conduis-toi en seigneur, non en vassal. Sois fier de ton monstre d'antécédents. C'en est assez pour toi de porter le fardeau du monde. Le fardeau du monde est composé de trop de choses dont tu n'as que faire, et qui puent et sont encombrantes sans raison ni déraison. Ne t'obsède que de ce ruminant mythologique qui est en toi, lourd du sens des mots, accru de celui du ventre des femmes. Il pèse son poids d'essentiel. »

C'est vrai, il n'y a pas de fardeau plus somptueux, plus digne d'inventaire, que l'essentiel. Il exerce sur le corps des transformations n'ayant en somme de comptes à rendre, ou le moins possible, aux lois biologiques de la mécanique des corps, et de leur usure. En fait, le poids du sens des mots, augmenté du poids insensé de l'amour, c'est le poids de ce qui nous dépasse, le poids de l'essentiel.

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Gilles Briaud


Quoi qu'on dise, le poids de l'essentiel est toujours d'une charge plus excitante, plus riche en jouissances, fussent-elles aussi douloureuses, que le fardeau du monde. Le poids du sens des mots vit en toi, dans ton abîme, mais parce qu'il te dépasse, il n'en finit pas de créer du mouvement, de créer tout court. Donc, il te faut revoir à la hausse tout le prix que tu donnes à la vie, il te faut revoir absolument tout ce qui se dit sur ce corps, et ce qui s'en voit. Il te faut réévaluer, dans cette tardive lumière, ta marche aux ténèbres, à la Mort.


Les femmes dont tu célébras les couchers incendiaires, et les mots que tu sus remplir d'un sens, le plus souvent charnel, qui se révéla catastrophique pour le cartésianisme, sont de ce poids-là, celui des passions.

Les passions, tu en connus d'autres, certaines secondaires, voire débiles. Et je voudrais bien savoir par quelle inspirée convulsion de l'écriture tu parvins à changer ladite débilité en main-d'œuvre pour la construction de tours. Ces tours s'inclinent, se redressent, se lézardent au gré de leurs fondations ? Soit, mais c'est ta part poétique. Du solide chancelant, s'élevant des nappes souterraines, ébruitant ses voix rauques jusqu'aux confins du dire…

Décidément, un corps de possédé des mots, du sens inépuisable des mots, ne ressemble jamais tout à fait à un corps socialisé. Car c'est bien de possession qu'il s'agit et j'aurais dû commencer parlà.

Un corps de possédé a l'air de se mouvoir ou de s'immobiliser comme un corps normal. Normal, il ne peut l'être. Même quand chaque matin, il se brosse les dents et recrache son blanc brouet, il est dans l'inimitable état de saliver pour son corps verbal, sauvage, prêt à mordre, ruisselant des premières sonorités du matin, son écriture, issue des noces d'une insomnie de cette nuit et d'un brouillon de la veille. Un corps de possédé ne peut imaginer à quoi correspond un corps qui existerait sans mots. Ce serait à ses yeux un corps révolu, aspiré par sa propre tombe, ou l'habitant prématurément, moulé en elle. Il rendrait un son caverneux, au fini et à l'infini. Certes, on trouve des mots dans tous les corps, mais la plupart du temps, ils n'ont ni chair, ni sens, ni moelle, ni battante hérédité. Ils ne sont modernes que par commodité résolument frivole, ou carrément ininflammable. Bref, des mots très abstraits, inodores par définition et insipides par convenance, réglés sur l'Avoir, ne se combinant entre eux que pour échapper à un autre langage, plus dangereux, celui de l'Être, notre Immense Palpitant bien antérieur à l'imposture des nombres. 22





Un corps de possédé de mots sent tout de suite, dans un corps humain, de quoi sont faits ses mots. S'ils sont les acteurs historiques de l'histoire de ce corps. S'ils président à son incarnation de corps. Si les pensées, les sensations les plus reculées sont nommées par ces mots. Enfin, si ces mêmes mots jettent, à l'intérieur de ce corps, les bases d'une civilisation qui serait plus que la réplique de la civilisation subie. S'ils ne sont pas tout ça, les mots, alors le corps n'est plus une aventure, c'est une machine. Car il n'y a guère de grandes révélations à attendre des corps où ne circulent que des mots purement utilitaires, ayant un rapport privilégié à l'argent ou à la réussite sociale, bref ces mots qui constituent le gros du langage de l'époque, et qu'on peut lire dans les journaux, les romans, et même dans les traités que l'on nous présente comme des philosophies. Ils sonnent creux, en quoi, hélas, ils sont terriblement efficaces, et par efficacité, j'entends un rapport direct, assidu, aux choses de la raison, donc de l'ordre établi, la satisfaction d'appétits liés à l'air du temps.

Le corps du possédé, pour peu qu'il soit bien né, se forme et se déforme selon le sens vertigineux dont il a rechargé les mots. Les mots profonds comme fer de lance de la libération de soi, c'est cela que le corps se tue à dire. Irréductible à toute espèce de cloisonnement, de type « dogme » ou « slogan », il opère des trouées dans le mur des aliénations. Lui répugne la seule idée de collaborer avec son ennemi de toujours : le concept. Son rôle, c'est de recruter dans les instincts, ou pour eux, des mots qui, quand on les lit, se donnent à renifler. Certains transpirent de la syntaxe, tantôt herbivore, tantôt carnassière, selon l'estomac où l'écriture se fait. C'est assez fou, quand on y songe, ce qui se passe dans le corps du possédé de mots. Des phrases s'y pressent, encore partielles, dans des intuitions, déjà prophétiques, qui s'étendent. Des forces réputées obscures, désormais fulgurantes, poussent à l'éloquence le corps hier taciturne. Elles-mêmes sont intarissables, depuis que le possédé les alphabétisa. Elles se parlent la langue survoltée des puissances de la nuit, à l'affût des aurores. Bizarrement, les mots résonnent comme des nouveautés, dans le corps en voie de péremption.

Du coup, des vérités surgissent, bondissantes, du ventre verbal, le même que le charnel. Dans le corps possédé, la conscience est toujours au bord d'une éjection de ce genre, inouïe, de la beauté d'une parturition. Et peut-être, oui, peut-être, que de telles vérités, inouïes, de la beauté d'une parturition, manquaient cruellement, jusque-là, à l'évolution des connaissances sur ce qu'est un corps, et sur ce qu'est sa place dans la culture universelle.

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Dans ce cas, le corps possédé de mots serait une anomalie de taille, indispensable à la santé de la conscience. Pour le reste, nous ne savons rien de la santé de ce corps. Il est possible que ce soit un équilibre obtenu, presque par miracle, entre les maladies mortelles de la chair et celles de l'esprit, littérature incluse. Toutes ces maladies sont prêtes à se déclarer, tour à tour ou simultanément, et nul doute qu'elles en vacillent d'impatience morbide. Elles n'en sont empêchées que par les prouesses d'équilibre que réussit à créer entre les unes et les autres le corps verbal du possédé de mots, ancré dans son corps organique. 30



On l'aura compris, le possédé n'attire dans son corps que des mots intenses, rompus aux passions, dont celle de la vérité, ils n'ont pas leurs pareils pour soulever des blocs de non-dit, les lancer en l'air, jouir de leur retombée au sol (la page …), brisés, fragmentés d'importance, exhalant ainsi leur substance sonore (voir à ce sujet l'état de mes manuscrits).

Rien de commun avec l'industrie des mots, vous savez, ceux qui ne songent qu'à nous confire en conditionnement, ou en idolâtrie … Ah ceux-là, comme ils s'entendent, sans relâche, à consacrer le divorce des entreprises de l'esprit d’avec celles du corps. Ah ceux-là, je répugne à m'en servir pour mes allumages, et pourtant le bois de la langue de bois est si sec… C'est d'autres mots que le corps a besoin pour s'opposer à sa transformation en chose. Des mots, n'est-ce pas, qui auraient au moins une certaine expérience des gouffres, ou à défaut la bravoure d'y descendre, ce que j'appelle le fer de lance de toute libération.

Dans la possession, je vous le dis, les mots sont comme en proie à des mouvements tournants. Giratoires, ils démontrent leur aptitude à la danse. Danser pour trouver, dans l'apesanteur, ce qu'on cherche de si profond : un monde en soi, autre que le monde connu, plus vif que lui. Dans la possession, les mots agissent aussi par frappes horizontales. Pointus, ils démontrent leur aptitude au transpercement. Transpercer pour trouver, dans la pénétration, ce qu'on cherche de si lointain : un monde en soi, autre que le monde visible, plus vrai que lui. Un corps possédé de mots forcément ne peut être arrêté par les mots. Tranquille au-dehors, et audedans, enférocé de verbe. Et pourtant, il arrive que les mots se figent, dans des circonstances dramatiques, ou tragi-comiques. Un mot manque à l'appel, un petit bout de pensée ou de phrase. C'est une considérable absence dans le mouvement irrépressible. Le corps possédé s'interrompt de gravir ou de plonger, de s'enivrer. Dans la longue chaîne des engendrements d'un mot par un autre, il y a comme un lourd silence, en retard d'une musique, dont on ne sait où elle se tapit, dans la polyrythmie en suspens. Alors, le corps du possédé se déplie, tourne en rond, se brutalise, se caresse. Deux possibilités s'offrent à lui pour débusquer le mot ou la pensée lacunaire. Il emploiera l'explosif, ou la séduction, c'est-à-dire la bonté de la poudre, ou la magie du style. Et souvent, ça marche. Les mots se remettent en branle, et je n'en vois plus la fin.

Il est cependant d'autres cas où ils semblent ne plus avancer, ni danser. Par exemple, lors de collisions verbales en cascade. Les mots se télescopent, comme sous l'effet d'un « excès de vitesse », de « rage de gagner ». Ils se heurtent jusqu'à s'encastrer les uns dans les autres. Les plus durs,

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j'entends « les plus forts en sens », survivent. Les moins signifiants, eux, restent sur le carreau, disloqués ou morts. J'en ramasse à la cuillère. Ils disparaissent de mon mouvement, toujours inexorable. (Voir à ce sujet l'état de mes manuscrits.)

Et dire que tout cela, ces collisions, ces disloqués, ces illisibles, ces enchevêtrés, c'est encore du savoir, quoi qu'on en pense, un savoir oblique, sans doute méconnaissable au premier abord, défiguré par la violence du choc, mais qui n'a pas dit son dernier mot. Un jour, j'ai vu surgir, d'un tas de corps sonores mal en point, un superbe néologisme, bien droit, bien musclé, avec une gueule de brigand. Je me rendis vite compte qu'il était doué de quelques propriétés de nature à galvaniser la bande d’obscures paroles qu'il entraînait derrière lui, à l'assaut de la vérité du livre en train de se faire.

Il ne faudrait tout de même pas oublier que c'est cela aussi, écrire : provoquer des accidents, parfois des cataclysmes qui se propageront ensuite en feux talismaniques. Enfin, dans ce corps possédé, il n'est pas rare du tout, oh même pas du tout exceptionnel, que les mots découvrent les vertus de la lenteur. Ils descendent de tension, se relâchent, respirent large et doux, après avoir soufflé le vent déracinant. Ils ne déposent pas les armes. Ils aiment, et soudain tout est clément. La Femme arrive.

Pour reculer les limites du vrai, ils avaient puisé dans d'extrêmes énergies, s'étaient dépensés en ruées d'autrefois, du temps des hordes d'or. Mais pour aimer, ils consentent à moduler leur rythme, jusqu'à délicatesse. Le corps possédé de mots s'altère en corps attentif à l'Autre. Le pas pour atteindre à l'amour et le pas pour toucher à la vérité procèdent peut-être du même et ancestral et ensorcelant tempo, mais ils se séparent sur la question des sentiments. Le démon de la vérité, lui, ne fait pas dans les sentiments. Tandis que l'amour, fût-ce le plus fou – et peut-être d'abord le plus fou – ne peut se passer de la cadence artisanale des tressaillements. Sans eux, comme éviterait-il que sa course au plaisir des sens ne se termine en chute monotone, ou en « devoir conjugal », expression résumant à elle seule la secrète défaite « des unions qui durent » ? Voilà où en est le corps possédé de mots, lui qui, ne pouvant s'empêcher d'aimer la femme, ne peut non plus s'empêcher d'aimer la vérité. Son problème, c'est de réconcilier les deux rythmes, celui qui s'emporte pour écrire cette vérité, celui qui s’infléchit pour adorer cette femme.

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Jean-David Moreau



De ce fait même, on trouve beaucoup de contradictions forcenées dans un corps de possédé. Il vaut mieux en rire. Et se dire qu'après tout, ce n'est plus tellement un corps d'écrivain. Depuis longtemps, le chercheur s'est substitué à l'écrivain, ce qui explique que ses mots de possédé s'allongent à perte de vue vers un sens inatteignable. Ce sens lui apparaît furtivement, tantôt dans le fond du ventre féminin, tantôt dans le fond de l'écriture matricielle. Il est bien difficile de savoir ce qu'est la possession autrement qu'à travers ces deux façons de se tendre, en vain, vers l'absolu. Nous sommes en plein dans la luxure fuyante des approximations. C'est ainsi que quand la femme s'absente de mon amour, pour toutes sortes de raisons en rapport avec l'inexactitude des jours propices aux rapprochements affectifs, le corps du chercheur possédé redouble d'activités pénétrantes. Je n'en veux pour preuve qu'un mot, pris au hasard, il y a de cela quelques instants. J'ai vu ce mot, dans le corps du possédé, se raidir, puis s'étirer, comme aux plus riches heures du priapisme, à l'époque où ne fût venu à l'idée de personne de considérer cet état comme pathologique. À un tel degré, la bandaison d'un mot, c'est quelque chose. D'ailleurs, il n'était pas seul, ils étaient plusieurs à vouloir envahir les goulots d'étranglement du dire, tout en les évasant. Mais ce n'est pas tout. La place que tient la femme dans ma création génère autant de mots femelles que de mots mâles. S'il en était autrement, ce serait une terrible injustice. Dans un corps de possédé, existent, au titre de la littérature, des mots vulvaires. Je n'en veux pour preuve que l'un d'eux, pris au hasard, il y a de cela quelques instants. Il ne durcit pas, lui. Il s'ouvre, humide, sur l'abysse illisible. Plus que jamais, on est dans l'infatigable relation corps-écriture. Le mot vulvaire ne se dresse ni ne se brandit, il s'approfondit, comme on approfondit à l'envi le sens des mots, par mouillure humorale. Le féminin verbal et le masculin se livrent à une séduction qui dépasse le temps de séduire. Ils se croisent, se frôlent, se touchent, s'électrisent, se caressent. Je ne connais ballet plus voluptueux. Ses figures, toutes improvisées, rivalisent d'audace, d'inspiration. On n'imagine pas, quand on lit telle œuvre, de quelles étreintes de cet ordre peut naître une pensée apparemment anodine, mais dont la justesse et la puissance se projettent dans le devenir de son écriture. Nous sommes loin des accidents que j'évoquais plus haut. Nous sommes dans la continuité, sans hiatus annoncé, de l'acte amoureux d'écrire. Cela nous console de l'amour humain, qui, lui, sans cesse, tend à se désunir.

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Qu'on ne se trompe cependant pas sur ce que je viens de dire. Il n'est pas dans mon propos de sexualiser la pratique verbale. Je ne suis pas un obsédé de ce genre. Le corps possédé me donne simplement l'occasion de me pencher, à ma manière, sur le mystère du rythme. Ce rythme ne m'a jamais quitté. Je suis né de lui, avec lui. Peut-être est-ce parce qu'il est inhumain qu'il est permanent, ou parce qu'il est démesuré, qui sait ? Et un rythme inhumain, par quelles inexplicables pulsions des mots peut-il produire une musique et une culture ne sortant pas de l'humanité, c'est sans doute cette énigme qui fait la différence entre un corps possédé de verbe et un qui ne l'est pas. Je n'ai pas d'autres précisions à fournir sur ce thème inépuisable. C'est une vérité qui reste à découvrir, à l'autopsie, ou à la dissection. Aujourd'hui, j'ai joué à me viviséquer, un peu, beaucoup, passionnément, pour le plaisir plus que pour la douleur. 38







Néanmoins, néanmoins… Plus que dans un corps sourd à sa propre biophonie, donc d'une constitution traditionnelle, dans le corps possédé se produisent des phénomènes d'extension du verbe à des fins retentissantes, la plupart imprévisibles… Dans le corps possédé, aucun mot ne peut être réduit à lui-même. J'ai beau en écrire un tout petit, d'une syllabe, un nain dans le monde des sonorités, eh bien, il est déjà grandissant. Par exemple JE. Il n'a l'air de rien, ce JE. En plus, il boite, on le dirait amputé de U. Ce n'est pourtant pas un JEU d'écrire JE, soudain. Ne pas croire ça. C'est une sacrée responsabilité que de l'écrire, lui ou un autre, comme VOLUBILIS. On ne sait jamais ce qui peut sortir d'un tel JE. Voyez comme il se fait remuant. Puis, il gonfle, il éclate, dégouline, ensemence les mots passant à sa portée. Il se multiplie par débauche spontanée, se répand en une longue phrase, généalogiquement ouverte à des lignées transversales. On le pensait mégalo, mais non, c'est un JE qui s'envoie des TU, des IL, des ELLE, des NOUS et des VOLUBILIS, qui eux-mêmes sont extensibles à l'insigne pouvoir du corps possédé de perpétuer l'espèce verbale. Du coup, ce JE, qui est à l'origine d'un livre dont l'achèvement est improbable, montre sa vraie nature de corps, à l'intérieur du corps. Il est là, pour la concupiscence au service de la reproduction. N'exagérons pas. Il n'est pas seul dans son cas. Ils sont des milliers, ne seraient-ils qu'une poignée, capables de converger vers l'épicentre de ce que nous appelons encore, faute de mieux, la littérature, dans un corps possédé. Ce mystère de l'épicentre, cause de bien des tremblements intimes ou de révolutions internes, je ne puis que l'approcher. Il est insondable. Il n'y avait pas de mot plus humble, plus idiot, voire plus ridicule, que ce JE. Et voilà qu'à force d'écrire, d'écrire inexorablement, je lui trouve des liens organiques avec tous les mots dont j'ai pu sauver le sens, et la palpitation, dans la déroute générale du langage. Ils ont du destin, puisqu'ils ont du Désir… Ainsi donc, grâce à la possession, tous mes mots ont un corps, un destin, une histoire, du désir. Ce sont des êtres, humains et inhumains, comme nous. Nous savons maintenant que ces mots, au cours de leur existence, plus durable que la nôtre, ont tué et enfanté, aimé et haï, comme nous. Ils respirent, pètent, rotent, pissent et défèquent, comme les mammifères réputés supérieurs que nous sommes. Ils jouissent et pleurent, comme des héros, ou des anti-héros. Chacun a été trahi ou traître, glorifié, étoilé, exclus, exilé, misérable ou puissant, comme tout ce qui arrive à une vie d'homme ou de femme. Il en est qui sont malades, et il en est qui meurent, sans qu'on s'en aperçoive, et cet anonymat nous dit quelque chose, à nous leurs semblables. Alors, quand on sait cela, qu'ils sont de chair et de sang, et même qu'ils ont une âme, depuis les premiers lapsus de l'homme préhistorique, on comprend le sens de leur présence dans le corps, au point que le corps en soit possédé. Lecteur, lectrice, entendez-vous en bas, au loin, les hordes

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sémantiques piétiner nos algèbres et nos a priori, et trancher leur cou à nos robots naissants ? Entendez-vous gronder, dans nos entrailles, les voix de cette insurrection ? Rassurez-vous, ce n'est pas grave. Ce serait plutôt enivrant, salubre et fondateur, la tectonique des corps. Et j'ai eu l'impression, plus d'une fois, que le corps possédé disparaissait sous le texte. C'était ce texte qui me tenait lieu de corps, d'identité charnelle. Lui qui avait faim, soif, et marchait comme un bipède sur la route de la mort, tout en désirant au passage les ultimes belles choses de la vie.Il avait mes yeux, ma bouche, ma main à écrire et l'autre à polir. Il en savait plus long que mes sens sur ce que signifiait pour cette écriture et pour ce corps : « avoir été tant jusqu'à n'être plus que l’ombre de ses restes ». Ce texte tenait dans sa poigne ce sacre sensoriel, plus un, présentement innommable, qu'on ne déchiffrerait que plus tard, après l'avoir dansé en soi, à en perdre le souffle et la stabilité.

Ce texte a été écrit pour l'exposition qui se tint à l’Hôtel de Tonnac, à Gaillac, en septembre 2003, consacrée à trois artistes du corps : Eliette Dambès, Gilles Briaud, Jean-David Moreau. On peut le lire comme une agitation d'écrivain, amicale, connivente, et davantage, autour de leurs œuvres.


DU MEME AUTEUR, suite : Le Grouilloucouillou, avec Roland Topor, Atelier Clot, Bramsen et Georges, 1987. Treize portraits, avec Antonio Saura, Atelier Clot, Bramsen et Georges, 1987. Amours à en mourir, Lettres Vives, 1988. Opéra gouffre, La Pierre d’Alun, 1988. Mille voix rauques, Buchet-Chastel, 1989. Le Charme et l’épouvante, La Différence, 1992. Chants de la tombée des jours, Cadex, 1992. Stéphane Mandelbaum, Devillez, 1992. Grimoires et Moires, avec M. Liénard, Altamira, 1992. Noces de mort, Lettres Vives, 1993. Bal dans la tête, La Différence, 1995. La compagnie des femmes, Lettres Vives, 1996. Insensément ton corps, Cadex, 1997. Les Tanagras, La Pierre d’Alun, 1997. Extase pour une infante roumaine, Lettres Vives, 1998. La jeune fille et son fou, Lettres Vives, 1998. La Vie de Jéju, Actes sud, 1998. Féminaire, Lettres Vives, 2000. Lecture irrationnelle de la Vie, Complexe, 2001. L’amour est le plus beau des dialogues de sourds,ULB Création, 2001. Corpus scripti, Denoël, 2002.


Eliette Dambès Beaux-Arts de Toulouse - 1978. Expositions de groupes à Toulouse, Pau, Allemagne (peintures et dessins). Restauration et réalisation de peintures murales (France). Dessins archéologiques (Maroc).

Illustrations d’ouvrages pour les éditions L’Ether Vague : nombreux dessins in revue L’Ether Vague n°5 & n°8; couverture de : Christine François, La Mort-fendue, 1987; hors-texte de : Marcel Moreau, Sacre de la femme, 1991; dessins in Portait de l’Editeur en montreur d’ours, Patrice Thierry, 1999.

Gilles Briaud Beaux-Arts de Bordeaux - 1973. Arts Graphiques de Urbino (Italie) 1974. Beaux-Arts de Toulouse - 1977. Réalisation d’une série de 25 planches linogravées sur le thème de «L’Hérésiarque». Expositions collectives à Toulouse, Bordeaux, Rabastens… Restauration de peintures murales à Corte. Expositions personnelles en France, Allemagne, Pays-Bas, Cameroun (peintures, dessins, gravures).

Jean-David Moreau 1984 - Henri Alekan introduit deux photographies de J-D Moreau dans Des lumières et des ombres, Ed. du Sycomore.

Expositions personnelles : 1992 - D’ombre et de corp à Elne. D’ombre et de corps et Nus à l’argile à Hornu ( Belgique ). 1995 - Nus au parquet au Centre Wallonie Bruxelles, Paris. 1998 - 2000 : Recherche personnelle, galerie M.R. à Angoulême. Idem, Saint-Geours-de-Marenne. Cinquante portraits, SaintGermain les Corbeil. Continent noir, atelier Guy Lebègue à Nontron; Idem, Saint-Geours-de-Marenne; Idem, galerie Bruno Delarue, Paris. Les eaux du dessous, galerie M.R., Angoulême; Continent noir et Tombeau pour les enténébrés, Espace Frankin, Angoulême. Mises à nu, Laboratoire Imaginoir, Paris. Quatre thèmes, galerie Le Corbusier, Trappes.

Publications : 1993 - Ouvrage de photographies contenant 99 photos de charbonnages désaffectés du Nord en collaboration avec Marcel Moreau pour les textes : Tombeau pour les enténébrés, Éditions L’Ether Vague. 2000 - Distraction, avec un texte de Julien Bosc, Éditions Détroits.

Pour le cinéma : Photos de paysages et portraits inclus dans le film : Moreau de Michel Jakar. Diffusé sur la chaîne Arte en 1997.


ACHEVE D’IMPRIMER EN JUILLET

2003

PAR L’IMPRIMERIE DE LA

M ANUTENTION A

MAYENNE FRANCE

Dépôt légal : septembre 2003


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