Jef Klak #2 : Bout d'ficelle

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Jef Klak Hors thème


Revue de critique sociale & d’expériences littéraires

À peine huit mois après son premier numéro « Marabout », Jef Klak revient avec « Bout d’ficelle », collection Printemps - Été 2015. Huit mois qui ont paru bien courts… Parcourir France et Navarre pour rencontrer nos lecteurs.trices dans les librairies, cafés et squats en tous genres. Partager nos découvertes et nos étonnements. Recevoir les critiques. Prendre le temps nécessaire pour se retrouver. Laisser émerger les idées les plus baroques et confectionner les reportages les plus ad hoc. Composer Jef Klak en ricochets. Toujours avec trois bouts de ficelle, le collectif Jef Klak, réunissant une trentaine de personnes, s’est enrichi de nouvelles âmes, d’univers et de désirs complémentaires, pour construire une pensée commune. Une pensée commune, ce n’est pas une pensée bloc ni triste, c’est l’expression de contradictions, d’inconnues, de confrontations, de cheminements partagés. Pour répondre ensemble à ces questions : Sommes-nous condamnés à l’utopie ? À qui profite l’enquête sociale ? Les images changent-elles le monde ? Les lieux communs ont-ils été rayés de la carte ? Quels petits déjeuners pour les grands soirs ? Comment ne pas se tuer à la tâche en critiquant à la hache ? Ne pas redire, s’extirper de nos zones de confort. Aller chercher du politique là où il se terre, accueillir de nouveaux langages, mélanger les styles, se détourner du « v rai » et préférer l’intense... Aussi avons-nous choisi la contrainte, le jeu pour point de départ. Une comptine sert de fil conducteur à Jef Klak : chaque numéro se voit imposer un thème dans l’ordre de « Trois p’tits chats » – Marabout, Bout d’ficelle, Selle de ch’val, Ch’val de course, etc. Et chaque thème est déplié selon les questions sociales et esthétiques qu’il évoque : « Marabout » abordait la magie, et les relations entre croire et pouvoir, « Bout d’ficelle » se plonge dans le monde du tissu, de l’industrie textile, de la mode, des identités tant sexuelles que politiques. La suite reste à imaginer, pour vous comme pour nous. Jef Klak, d’origine flamande, c’est l’homme de la rue : Fulano de Tal en espagnol, Marko Markovic en bosnien, madame Michu, Momo ou monsieur Dupont en Hexagone. Jef Klak, c’est un collectif, une revue papier et un disque de création sonore (voir page 46), mais aussi deux autres projets éditoriaux avec des contenus spécifiques : un site Internet <jefklak.org> et un journal mural (bientôt dans votre rue). Nous ne consacrons aucune page à la publicité et ne sommes rattachés à aucun groupe. Nous n’avons reçu aucun apport financier pour l’impression de ce numéro, réemployant les revenus du premier numéro à l’impression de celui-ci. Et sommes toutes et tous bénévoles. Jef Klak se prolongera de votre lecture, des sentiments, des discussions et des joutes qu’elle suscitera.

Un collectif n’est jamais figé. Ni éternel.


Perdus qui aiment se perdre belle épine / vaste foin Nous n’avons rien sinon les mots à trouver des phrases à tenter qui ne glissent déjà retenir les images malgré nos semblants se battre et traduire devenir commun faire fou hors des colonnes où l’on marche Le faire seul ? La vie est trop grande, et la solitude un empire bien prospère. Demeure un bloc. Nous allons ailleurs. Alors, faire ensemble. Notre nom ?  Jef Klak.


BOUT D'FICELLE

« Tout n'est pas si facile, tout ne tient qu'à un fil » Paris sous les bombes, 1995 Suprême NTM

COUDRE / EN DÉCOUDRE 1- Stimulé par Suprême NTM, Jef Klak s'est posé la question de savoir ce qui, très concrètement, ne tenait qu'à un fil. Au pied de la lettre, il se trouve que sans fil, la couture n'existerait pas. Sans fil, le textile – et in fine les vêtements – n'existeraient pas. 2- Histoire de, Jef Klak a consciencieusement regardé ce qui pouvait, à l'inverse, fonctionner sans fil. Il s'est souvenu d'un slogan du secteur de la téléphonie des années 1990 : « Sans fil, le monde est à vous ». Jef Klak s'est concerté, et s'est dit qu'il était peut-être plus facile de s'approprier un monde avec fil que sans, un monde dont on peut suivre la trame, les nœuds et les motifs. 3- L'un dans l'autre, Jef Klak a donc choisi de dépeloter le textile – matière centrale de notre quotidien, artisanale ou industrielle, objet d'échange et de commerce. Le tissu, c'est quoi ? Ça sert à quoi ? C'est produit comment ? Du rapiéçage populaire au lainage industriel, du moteur de la colonisation aux délocalisations massives, du marché du recyclage au « textile intelligent », que disent le tissage et le secteur de l'habillement de nos vies, de notre histoire, de nos précarités, de nos révoltes ? 4- Après discussions, Jef Klak a admis que « tout n'est pas si facile ». Le fil, le tissu, le vêtement ne se résument pas à l'histoire de leur production. Il y a là quelque chose d’intime, qui colle à la peau, qui joue sur l'apparence et emprunte au langage, au souci de soi et des autres. Jouer avec la manière de se vêtir, d'afficher et d'utiliser son corps, pour mieux déjouer les codes du pouvoir, les normes sexuelles, les identités figées... 5- Entrer par le fil, tourner autour du fil, tirer un fil ou deux, dire ce qui peut se coudre et se tisser, montrer avec quoi l'on veut en découdre... Pour mieux se tenir chaud ensemble.


Jef Klak Hors thème

thème BOUT D’FICELLE p.44 coudre / en découdre

p.46 disque de créations sonores p.50 « Je lui dis des secrets et il les garde en lui » Quatre enfants, dix mille doudous Propos recueillis par Mathieu Rivat, Émilie Lebarbier, Noémi Aubry, Hélène Pujol, Bruno Thomé et Julia Zortea

p.54 Le dernier fil de la parenté Colliers et bouts de tissus : signes de reconnaissance des enfants abandonnés à Paris au XIXe siècle par Guillaume Normand

p.62 Chaussettes noires de rage Les premiers pas émeutiers du rock and roll français par Mickaël Correia

p.66 Armé d’épingles et de glaviots Richard Hell : quand le punk n’était pas un uniforme par Émilien Bernard

p.69 L’humide colle de veste Poème par Lou Nicollet

p.72 « Ça, c’est de la mode socialiste ! » Créateurs d’État et couturières privées, s’habiller à la soviétique . Entretien avec Larissa Zakharova Propos recueillis par Julia Zortea et Norah Benarrosh-Orsoni

Chronique Biographiques *

p.81 Nom : Tissé Édouard Kazimirovich Tissé : cinéaste pseudonyme par Oswaldo Rider

p.82 « Le voile islamique est un fossile vivant qui se porte comme un charme » Histoire des régimes de visibilité dans les cultures musulmanes et chrétiennes. Entretien avec Bruno Nassim Aboudrar Propos recueillis par Raphaël Kempf

p.90 Quelques aventures des cagoules La vérité sur un mouvement terroriste (un de plus !) qui fait trembler l’État ou comment devenir anarcho-autonome en 4 leçons Bande dessinée par Jessica Gould

p.98 « Je cocotte, mais c’est la classe » Entretien avec le Bachelor, sapologiste d’élite et tenancier de la boutique Sape & Co Propos recueillis par Émilien Bernard

Chronique Perdu/Trouvé

p.108 Rapport de l’élément de décor numéro 12 Fashion week janvier 2015 par Antoine Bérard, poète public

p.110 Milano, guide rouge Mode, précarité et biosyndicats Reportage par Ferdinand Cazalis Chronique Biographiques *

p.125 Nom : Couturier Louis-Augustin Couturier : architecte rétrofuturiste par Oswaldo Rider

p.126 L’art de bien s’habiller par Jesús Miguel Soto Nouvelle traduite de l’espagnol (Vénézuela) tirée de Perdidos en Frog par Dominique Normand et Julia Zortea

p.129 « L’organisation du marché ne me facilitait pas la tâche » Récit d’un commerce de textile aventureux, du Caire à Bangkok par Romain André et Youssef El Khayat

p.106 Comment les artistes doivent s’habiller

p.136 Esclaves de la mode

Précis de mode à l’usage des artistes en herbe

Conditions de travail des ouvrières du textile

par Roger White

par Albert Sales i Campos

Traduit de l’anglais (US) « I like your work : art and etiquette » par Maxime Dargaud-Fons

Traduit de l’espagnol par Jef Klak


p.142 Les tailleurs de Port-au-Prince Portfolio : Libéralisme postcolonial et artisanat de couture par Leah Gordon

p.148 King Cotton Fragments de l’histoire textile du capitalisme au XIXe siècle par Mathieu Léonard

p.154 Sur les ruines du futur Contre-récit de la révolution des textiles innovants à Roubaix Reportage par Mickaël Correia

p.164 Les trois « R » du Relais textile Recycler les vêtements, recycler les hommes, rénover le capitalisme Reportage par Mathieu Rivat

p.172 Du fil à la bourre Nouvelle par Benoît Vincent

p.174 « Moi, je suis venue ici, et j’ai vu c’était quoi » Rencontre avec une classe de CAP couture flou à Saint-Denis Propos recueillis par Léa Aurenty

p.188 À chaque boxeur sa manière de bander Essai littéraire par Pierre-Alexis Tchernoïvanoff

p.192 « Si tu enlèves la notion du temps, il n’y a plus de musique » Entretien avec Marco Marini sur le tissu sonore Propos recueillis par Joëlle Kehrli et Raphaël Mouterde

p.198 « Comme la page déchirée d’un journal intime » L’art du paño en prison Propos recueillis par Mickaël Correia

p.203 Le vêtement comme seconde peau Brève biographie textile de Frida Kahlo

Culture cuir et culture bear : déconstruire la « nature masculine » par Javier Sàez Traduit du catalan par Angelina Sevestre

p.234 Le Remontecouilles toulousain Slips chauffants et contraception masculine par Xavier Bonnefond et Paulin Dardel Chronique Contre la science-fiction

p.241 Fashion, sex and sci-fi Nichons de l’espace et slips du futur par Patrick Imbert Chronique Comics Politics

p.244 Super-slips vs Bat-masques

par Rachel Viné-Krupa

Vérité et Justice VS Terreur et Sécurité

p.207 Mujercitos

par Bruno Thomé

Portfolio : Travestis glamour dans la presse mexicaine par Susana Vargas Cervantès

p.217 La fabrique de l’aérobic Chimie, lycra et VHS par Rafael Luna

p.179 jours bruts à la « S »

Traduction du fanzine barcelonais Clift par Julia Zortea

Atelier textile avec des artistes handicapés mentaux

p.221 New wave cool tendance ultra droite

Reportage par Marion Dumand

p.225 Le mâle vulnérable

Chronique Pas perdus

p.254 Faire son sac Tentative de recommandation algorithmique aux marcheurs sur le départ par Nicolas Marquet

p.256 La saga des ficelles De quelques cordes qui unirent l’Europe et l’Amérique nordiques par Jacob Durieux

Quand Alain Soral faisait dans la dentelle par Jean-Baptiste Bernard

* Nouvelles Chroniques

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Jef Klak Hors thème

images

* Pour le détail (légendes et crédits) voir dernière page de la revue

couverture

P.79

P.154 > 161

P.233

Moscou 1967 Bruno Barbey / Magnum

Roubaix Florent Grouazel

Le Pisse-debout jetable Papier Gâchette

P.80

P.162-163

Istanbul Emy Nassy

tartan / 1.wav unravelled dots * Claire Williams

Par le collectif Jef Klak intérieur Lou Nicollet

P.8-9 Couvre-feu François de Jonge / Super Structure

P.36-37 Varese, 1977 Baptiste Alchourroun

P.40 & 43

P.103 sans-titre Valfret

P.104-105 isä father * Hanneriina Moisseinen

Chemins Photogrammes du film par Martine Rousset

P.106 & 107

P.45

personnages Thibald Lifolff

Tom reck Mireille Mireille

P.49

Milano 1 Alexis Berg

Argobert Bruno Thomé & Anna Guiborat-Pujol

P.112 > 123

P.54 > 59 tissus d’abandon Aurelien Gillier

P.60-61 «Sheet». Thread and clothes * Maria Lai

Milano 2 Ferdinand Cazalis

P.124 Ville tissu Camille Benarab-Lopez

P.64 & 65 deux blousons * Aurélie William Levaux et Moolinex

P.135 tanneurs de sidi moussa Bruno Barbey / Magnum

P.67 Richard Hell Lizzy Mercier Descloux

P.69 La Veste Lou Nicollet

P.70 & 71 Devantures communistes * David Hlynsky

Un exemple de tissu urbain anarchique : Montreuil * Jean Steinberg

P.175-177 CAP Couture Flou Saint-Denis Léa Aurenty

Louis Photo par Nicolas Bomal / La S Grand atelier

Cahiers de broderie Lucie Picandet

P.197 Marco Marini, Agrigento Photo par Jean-Marie Châtelier

P.200-201 Paños Collection privée Reno Leplat-Torti

P.202 Frida Maud Guely

P.139 Outburst Gaza Doriane Souilhol

P.220 Dépôt de tête Julie Jardel

P.152-153 Ouvrières textiles au Cambodge Martin Barzilai / Sub.coop

P.243 Robe de Bonneval * Anonyme / Photographie : Philip Bernard

P.244 & 251 Batman et Superman * Frédéric Logez

P.252-253 histoire de la pacification sociale * Guillaume Trouillard

P.191

P.128 Filature de Barentin Barbara Pellerin

anjelica, louredo la balançoire, urdax * Gabrielle Duplantier

P.171

P.178 & 187 P.110

P.240

P.224 Hommage à Freud * Michel Journiac

P.256 > 261 La saga des ficelles Yacine Gouaref & Yann Bagot

P.262 Maquinas Ana Tamayo

P.272-273 Sample de comics Samplerman

P.286 Voyage à Tokyo Manu Jougla

P.295 Laure * Gabrielle Duplantier

P.318 Le scooter de Popey Géraldine Stringer


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Hors-thème P.10 L’armure des journées de travail

Chronique Ciné-persistances

Chronique Master de création littéraire

P.38 « Je m’en vais lire en refilmant »

P.287

par Antoine Mouton

Conversation avec Martine Rousset, cinéaste « cabane »

Alma-Lina-Laura

P.17 Anatopées

Propos recueillis par Nicolas Rey

Nouvelle

Portfolio Portfolio d’Arnaud Lesage Chronique L’usure des mots *

P.22 L’extensible démesure des choses par Zig Blanquer Chronique Bandes déclinées

P.24 Topor & Gébé, Torpeur & Bédé Traits mêlés à l’encre de Chine par Marion Dumand Chronique Musique des entremondes

P.30 Éloge du quatre-pistes King Tubby et Lee « Scratch » Perry, le gros son du ghetto par Bruno Le Dantec

P.32 Je dois te dire une chose importante, très importante, très très importante

P.263 Avant-propos sur les sociétés de ciblage Une brève histoire des corps schématiques par Grégoire Chamayou chronique angles morts *

P.274 Super pouvoir noir Les comics à l’épreuve du Black Power par Casey Alt Traduit de l’américain par le collectif Angles morts

P.282 Lichens, chewing-gums et la petite tâche du langage là-dedans Essai littéraire par Adrien Bardi-Bienenstock et Prune Bécheau

En Empathie par Sylvain Pattieu par Laura Sellies

Le jour où j’ai décapité la Sainte Vierge par Pauline Guillerm

Chronique Dernière saison

P.298 Peine de mort, J+1 Notes sur la série TV Rectify par Sébastien Navarro

P.301 Autoportrait en cagoule Georges Courtois, malfaiteur professionnel, preneur d’otage de la cour d’assises de Nantes Propos recueillis par Clémence Durand et Ferdinand Cazalis Chronique Stade critique

P.314 D’équilibre et d’ovale Ruffec 15 - La Rochefoucauld 10 par Alexis Berg

Chronique Sur la crête

P.284 Trois jeunes garçons dans le vent contraire Du punk à l’édition critique par Paulin Dardel

par Sergio Bianchi Nouvelle traduite de l’italien par Serge Quadruppani

* Nouvelles Chroniques


Jef Klak  Bout d’ficelle Coudre / En découdre

Coudre / En découdre


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bout

d’ficelle


disque Bout d'ficelle, c’est aussi un disque de créations sonores de 80 minutes, avec treize titres réalisés spécialement pour le dossier de ce numéro de Jef Klak : des chansons, de la musique, des fictions, des reportages...

01.

On n’a pas tous les jours 20 ans

Chanson collectée par Hélène Cœur – 1min01 J’ai rencontré Colette à Orly en 2007. Retraitée de la haute couture, elle a connu tout le parcours des cousettes, l’amour du travail bien fait, le flou, le tailleur, les ateliers. Elle a encore le goût pour les belles matières et ses yeux brillent quand elle évoque « le luxe, le luxe, bien sûr, mais ce n’était pas pour nous, c’était trop beau… On travaillait dur, pour gagner très peu. On prenait une idée par-ci par-là, on n’avait pas le droit de copier, mais le dimanche, je cousais mes toilettes, j’aimais sortir, j’avais toujours des compliments sur mes tenues ». « On n’a pas tous les jours vingt ans » / Paroles de Fernand Pothier - Musique de Léon Raiter / © Les Nouvelles Éditions Méridian

de 02.

Impressions

textiles

Puzzle sonore de Quentin Mercier et Benoit Muller – 6min13 Au départ, une idée complexe de casse-tête sonore, puis un retour au réalisme, entre parole et silence. Au final, une forme très simple, le montage de deux voix d’une même génération : Gérard Yeznikian, propriétaire du magasin « Aux belles étoffes » à Besançon depuis les années 1960 (à la retraite, il vient toujours aider sa fille qui a repris l’affaire) ; Pierre Muller, chimiste retraité de l’industrie textile en Alsace, spécialisé dans les tissus africains. Un dialogue imaginé dans une composition au fil narratif en pointillé : des séquences de vies professionnelles mêlées à des sentiments intimes. Des impressions sensibles. Un jeu de piste pour relier deux vies fragmentées. Pas besoin de dessin, une histoire schématique à reconstituer soi-même, un puzzle sonore de Benoit Muller (le grand-père) et Quentin Mercier (le magasin d’à côté).

03.

Frottements

Musique de Jack In My Head – 5min10 Morceau pour étoffes, violoncelle et quelques notes de piano… Les différents tissus sont caressés, froissés, tapotés voire frappés, et viennent dialoguer avec les cordes du violoncelle ou du piano – pour aboutir à une sorte de « blues urbain cotonneux ». Crédits : Erwan Martinerie

04.

Chez Bachelor, roi de la Sape

Documentaire de création de Céline Laurens – 6min04 La sapologie est la réappropriation des codes vestimentaires des dandys occidentaux par les Congolais.e.s. Jusqu’à présent, les sapeurs s’approvisionnaient auprès des grandes marques vestimentaires occidentales. Bachelor a créé la première marque congolaise de Sape, Connivences, et tient sa boutique Sape & Co à Paris, 18e. Émilien, membre du collectif Jef Klak, se fait initier à la science-sorcellerie vestimentaire du Bachelor ; entre cabine d’essayage et rayonnage de costumes trois-pièces... Voir l’article « Je cocotte, mais c’est la classe » p.98.

05.

Le carnaval est terminé Extraits d’entretiens avec Georges Courtois, malfaiteur professionnel, par Clémence Durand et Ferdinand Cazalis – 2min32 Bandit lyrique et malicieux, Georges Courtois a passé la moitié de sa vie en prison. Dans l’« Autoportrait en cagoule » qu’on pourra lire page 301 de ce numéro de Jef Klak, il raconte sa vie, ses braquages, ses lettres d’insultes aux magistrats et son grand jour : lorsque le 19 décembre 1985, il a pris en otage la cour d’assises du tribunal de Nantes avec Karim Khalki et Patrick Thiolet. Le tout pendant 34 heures et devant les caméras de FR3. Dans ce court montage, il nous fait part de quelques-unes de ses aventures, avec pour fil conducteur le tissu… Montage : Céline Laurens

06.

La Veste

Chanson de Chtoff – 2min16 Avec le timbre d’un Vladimir Vissotski à la sauce parisienne, Chtoff traîne parfois encore ses guêtres dans les rares cabarets qui ont su résister à la branchitude de la capitale. Chansons à boire et chansons d’espoir, textes drôles et savoureux parcourant les thèmes de l’amitié, de la galère ou des amours perdues, il reprend ici un classique de son compatriote, Boulat Okoudjava. Commençant à écrire dès 1956, mais autorisé à l’ouvrir seulement en 1970, ce barde, souvent surnommé le Brassens russe, est l’un des artistes les plus populaires de l’époque soviétique. Chant et guitare : Chtoff Prise de son : Mathieu Touren Paroles et musique : Boulat Okoudjava Traduction : Serguei Saoulski

07.

Ici le combat de Lejaby

Improvisation collective sur une trame composée à partir de textes sur les conflits des Lejaby (en particulier pendant l’année 2012), par la Radio Cousue Main – 9min05 Pour une fois, la Radio Cousue Main n’est pas à la radio mais sur un CD. Pour l’occasion, nous avons eu la chance de jouer dans un grand studio avec trois micros, mais fidèles à nos contraintes de jeu, nous avons enregistré en une seule prise, dans les conditions du direct et selon un dispositif simple inspiré des débuts de la radio. Dans les journaux, imprimés ou audiovisuels, sur Internet, on a beaucoup parlé du conflit des Lejaby, en 2012, alors que l’élection présidentielle approchait. Témoignages d’ouvrières, récits journalistiques, justifications économiques, revendications sociales, avis d’experts, discours politiques, comptes-rendus plus ou moins « objectifs » : tous ces mots (et rien que ces mots) récoltés sur Internet ont été agencés dans une partition textuelle pour réactiver « le combat des Lejaby ». Cette partition a servi de base à une improvisation collective de la Radio Cousue Main (voir la partition page suivante).

08.

Des brebis, des fileuses Documentaire de création, de Céline Laurens – 8min01 Au temps des hydrocarbures, polyamides, polyester, polypropyles et autres composés chimiques, combien sont les éleveurs prêts à jeter la laine de leur troupeau qui a tant perdu de sa valeur ? Donner à entendre aujourd’hui les brebis et les fileuses s’impose. La Fibre Textile est un collectif d’amateurs-professionnels, composé d’éleveurs et d’éleveuses, de fileur. euses, de tisserand.e.s, de teinturier.e. s, de feutrier.e.s... Réuni . e . s autour d’une passion commune


pour les fibres naturelles, ils et elles échangent entre eux gestes et savoir-faire – et le partagent le plus largement possible. Ici, perpétuer les savoirs d’une filière textile artisanale de l’élevage à la couture ne se réduit pas à la muséification, mais esquisse les prémices d’une recherche d’autonomie et du plaisir de faire ensemble. Merci à Isabelle B., Isabelle N., Annick et Dominique. Plus sur le site <la-fibre-textile.com>

09.

Agrigento

Musique électroacoustique de Marco Marini (version inédite composée pour Jef Klak, d’après une pièce originale de 22min.) – 5min35 Un tissu que l’on touche, que l’on frôle ou que l’on chiffonne, fait des bruits, des bruissements plutôt. Mais celui dont joue Marco Marini est d’un tout autre type : son toucher produit des sons électroniques, avec un mystérieux procédé. Le caressant de la main, appuyant par endroits, usant de gestes prompts ou ralentis, le musicien peint tout un paysage sonore qui se dévoile au fil de ses mouvements – ici, ce sera une ville de Sicile. Cette pièce électroacoustique a été composée en prenant pour point de départ un tableau du peintre Nicolas de Staël, Agrigente (1953) (nom de la ville en question). Marco Marini nous donne à écouter une exploration inédite de la correspondance entre densité sonore et espace pictural. Voir son entretien p. 192.

10.

Les rempailleurs

Pièce radiophonique d’Émilie Mousset – 9min20 Rempailler, « recanner », réparer des chaises, c’est ce que font les ouvriers d’un atelier de Toulouse – des gestes répétitifs qui prennent du temps, pour redonner vie à des assises trouées. Ils touchent, tissent, relient, répètent avec précaution et douceur les rites d’un métier en train de disparaître... D’autant plus patiemment que dans ce métier-là, tout est affaire de toucher. Aveugles ou mal-voyants, ils sont formés et employés ici ; l’atelier est petit, il y a la place pour parler, s’écouter – et faire chanter la paille, écouter ses gestes et ceux des autres. Une histoire de lien, de raphia et de rotin, de mains qui réparent et redonnent une assise.

11.

Sur le fil du dépouillement

Rêverie documentée de Sigolène Valax – 4min46 Fil rouge de l’improvisation : apprivoiser le bruit, fabriquer une musicalité en s’emparant d’objets obsolètes, de déchets recyclés, de corps sonores mis au rebut. Comment fabriquer une musique à partir d’un « presque rien » et interroger la nature musicale des matériaux bruiteux, en révéler les sonorités organiques, les résonances écorchées ? Pascal Battus s’intéresse à un mode de production sonore où l’instrument passe par un laboratoire de démontage, de mise en pièce et de recomposition poétique. Il désosse des objets manufacturés, les réassemble et conçoit sur mesure des sonorités brutes, denses et amplifiées. Ces dispositifs peuvent être inattendus, l’enveloppe sonore n’en est pas moins soyeuse de sens. Il triture les codes de l’interprétation. Sous son impulsion, chaque élément sonore libère sa plus simple expression et crée des interférences dans la géographie sonore d’une mécanique rudimentaire, bruitiste et expérimentale.

12.

Premier de cordée

Documentaire de Marie-Noëlle Battaglia et Pol Chailloux – 10min47 Première expérience d’une course en montagne : grimper piolet en main et crampons aux pieds un couloir enneigé, reliés les uns aux autres par une corde. Loin de l’image d’Épinal du « premier » de cordée, on parle surtout de la cordée comme d’un ensemble ou d’un tout ; un certain rapport à la vie, la confiance entre les compagnons de cordée, les risques propres à la montagne – et la fascination qu’elle peut susciter. Merci à Marco, Nicolas et Matthieu.

13.

13 Fila la lana

Chanson presque cachée de Cosimo Lisi et Adrien Joly – 2min57 À partir de la version de Fabrizio De André (1940-1999), cette chanson a été reprise à la volée, un soir d’hiver réchauffé par le chianti. La plupart des textes des chansons de De André racontent les histoires d’exclus, de rebelles et de prostituées. Considérées comme d’authentiques poésies, ses œuvres sont incluses dans les anthologies scolaires de littérature italienne. D’inspiration anarchiste, il enregistra treize albums en 40 ans, en valorisant des langues mineures comme le ligure, le napolitain et le gallurais. Il traduisit également de nombreuses chansons en italien, dont les textes de sa principale source d’inspiration : Georges Brassens. C’est en voulant se nourrir de chants médiévaux que De André tombe un jour sur la chanson de Robert Marcy, mais il la croit d’un autre siècle, avec ses airs de chants pour troubadours, et il ne prend pas la peine de s’enquérir des droits éventuels. Depuis, la chanson « File la laine » est la plupart du temps attribuée au chanteur italien. Jef Klak tient à rappeler sa véritable origine : chanson à textes du parolier et compositeur Marcy, elle a été notamment interprétée par Isabelle Aubret et Jacques Douai dans les années 1950. Si la version adaptée de De André en a accentué la teneur antimilitariste, l’originale gagne en douceur et en poésie. Un grand merci à Duccio Scotini pour nous avoir mis sur la piste, et à Robert Marcy pour nos correspondances et son aimable autorisation. Chant et guitare : Cosimo Lisi Cajon et rythmique : Adrien Joly Sabots de chèvre : Ferdinand Cazalis « File la laine » Paroles et musique de Robert Marcy © Warner / Chappell Music France – 1957

créations sonores

Merci aux salariés de l’entreprise Deltapaille : messieurs Bijoux, Hoareau, Kara, Hérault, Sabrié.


Jef Klak  Bout d’ficelle Coudre / En découdre

Ouvrières ouvriers cherchant à se faire entendre toutes ces voix qui racontent le quotidien

récits de lutte

de travail à l’usine

les difficultés les occupations

les satisfactions les conflits les revendications

ce que ça leur fait à leur vie

Journalistes rédigeant des articles Discours élaborés passant au premier plan Comptes rendus synthétisant les informations expliquant « ce que l’on doit savoir » transformant en événement social et politique la lutte des ouvrières pour conserver leur emploi

et les slogans devant l’usine

« Ici la rage de Lejaby » « Ici la colère de Lejaby » « Ici Lejaby se bat »

« Ici le combat de lejaby »

expertise

asséner son

Partition pour l’improvisation collective de la Radio Cousue Main, construite en relation avec un réservoir de textes récoltés uniquement sur Internet.

Tout

r es ono

ss lan p

var i e r le s

pour ne pas oublier

des espoirs

, en un c

quelques mots

des souvenirs ce qui reste ce qui ressort

Reprenant des airs populaires mais avec des paroles évoquant leurs revendications, elles sont chantées par les ouvrières occupant l’usine d’Yssingeaux lors des visites des hommes et femmes politiques ou des représentants de l’État

d

des impressions

ép l

ercle t o u rna nt

Chacun a choisi une phrase perspectives et suit les consignes et points de vue du chef d’orchestre qui distribue et module la parole quelques voix

se d

le la fi

chansons de lutte

même temps en

lettre au président Envoyée par les ouvrières en janvier 2012 au président de la République cherchant à se faire réélire, d’abord lue par une seule voix, puis rejointe par d’autres sur les revendications principales, jusqu’à former le chœur du collectif

e en an t h ec

an aç

le m on d

aux licenciés délocalisations démonter avancer

discours proposer

des comptes Quelqu’un dirige un décompte de 1 à 8, et des hommes chacun des participants déclame un extrait de textes choisis quand son chiffre défile, d’autres et tant que le suivant n’apparaît pas solutions

icro, pour faire

calculer le bénéfice justifier les

analyser le chiffre d’affaires

le m

des arguments économiques penser

Chercher dans Wikipedia, de la création de l’entreprise aux conflits sociaux Lire sur le site du repreneur une histoire enjolivée et dépolitisée Reprendre la liste des plans sociaux jusqu’à l’occupation d’Yssingeaux

t an ev

On aimerait savoir relectures comment on est arrivé là historiques et tous les discours se suivent et se tuilent

des désirs

parce que ce n’est pas fini

« Une fois par mois, le [jeudi] soir sur Radio Campus Paris, survient une drôle d’émission faite de riens. Un studio, un micro (et un seul), un direct pour coudre une histoire dite, racontée, bruitée, onomatopée, mimée, bougée à la seule force des voix,

des corps qui se meuvent dans, près, loin, au-dessous, au-dessus, autour du micro. L’émission retrouve la simplicité de la radio de création en studio, ses multiples formes et stratégies de recréation d’un réel. » (Hervé Marchon)


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Esclaves D

Délocalisée au Sud et encadrée des régimes peu regardants sur les droits des travailleurs, la production globalisée de vêtements permet aujourd’hui d’inonder des marchés occidentaux en perpétuelle quête de nouveautés et de réduction des prix. Cette économie du prêt-à-porter vit sur le dos des ouvrières et des ouvriers exploités par les sous-traitants des grandes marques. Conditions des de travail du ouvri te xtileères Entre conditions de travail déplorables, travail des enfants et répression syndicale, la campagne internationale Vêtements propres se bat pour alerter sur les réalités sociales des travailleurs du textile, esclaves modernes.

a ns le s usine s d’Europe et des États-Unis, le s c ond it ion s de travail de l a p r o du c t i o n industrielle de vêtements ont été exécrables depuis les débuts de la Révolution industrielle, mais après la Seconde Guerre mondiale, la lutte des ouvrières 1 de la confection a pourtant permis certaines améliorations. Jusque dans les années 1960, ce secteur industriel est resté incontournable dans l’économie des pays riches, mais à partir des années 1980, avec la poussée du néolibéralisme et la fièvre du libre-échange mondialisé, la production de vêtements a été massivement délocalisée. La première grande vague de délocalisations du secteur de la confection a lieu dans les années 1970, vers la Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong-Kong et la Tunisie. L’arrivée de vêtements à bas prix sur les marchés occidentaux entraîne la signature en 1974 de l’Arrangement multifibres (AMF), établissant un système de quotas et de limitations de la production (Voir encadrés p.141). Les multinationales cherchent alors des stratégies leur permettant de contourner les obstacles posés par cet accord à la mondialisation de l’industrie de la mode. Elles se mettent en quête de fournisseurs dans des pays non concernés par le système des quotas. Dans les années 1980, la seconde vague de délocalisations abandonne les « Tigres asiatiques » pour se tourner vers des pays comme le Sri Lanka, les Philippines, le Bangladesh, la Thaïlande et l’Indonésie. Alors que le Mexique et l’Amérique centrale deviennent les pourvoyeurs privilégiés des enseignes états-uniennes, la Turquie, la Tunisie et le Maroc deviennent alors les ateliers de couture du marché européen. Malgré les limitations à l’importation imposées par l’AMF, remplacé par l’Accord sur les textiles et les vêtements lors de la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, les principales enseignes de mode et de vêtements de sport ont alors rapidement cherché à sous-traiter leur production dans les pays pauvres pour faire baisser les coûts de main-d’œuvre. Ce processus de délocalisation a été facilité par les faibles investissements nécessaires pour mettre en marche une industrie de découpe et de confection textiles, et parce que la formation des travailleuses est plus courte et plus simple que dans d’autres secteurs industriels.

de

À la fin des années 1990, d’autres pays producteurs comme le Botswana, le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, le Cambodge, le Laos ou encore la Birmanie, entrent en scène, et le modèle économique fondé sur la soustraitance se consolide. Les grandes marques, qui par le passé produisaient leurs propres vêtements, tendent à devenir des entreprises dessinant, distribuant et commercialisant des habits fabriqués dans le monde entier au sein d’ateliers et d’usines appartenant à des tiers. Pour être compétitives dans ce système qui externalise les coûts du travail vers des pays où la main d’œuvre est bon marché, les petites enseignes de la mode se regroupent et adoptent à leur tour ce même modèle commercial, donnant naissance à des entreprises internationales comme H&M ou Zara (groupe Inditex 2). Ces dernières années, les pays vers lesquels se tourne l’industrie présentent une caractéristique commune : ils sont fortement endettés auprès de banques privées, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, lesquels leur ont imposé des plans d’ajustement orientés vers l’exportation et l’intensification de leur compétitivité. Les prescriptions des institutions financières internationales, très profitables aux élites locales et aux investisseurs étrangers, ont désarmé un peu plus les travailleuses en favorisant l’exploitation systématique de populations en situation de pauvreté. Sans compter que l’industrie de la mode empêche toute tentative de développement local : elle charge les pays producteurs de la part du marché avec le moins de valeur ajoutée, et soumet le mouvement ouvrier à l’incessante menace de nouvelles délocalisations...


1. On estime que 80% des personnes travaillant dans l’industrie de la confection sont des femmes. C’est pour cette raison que, dans cet article, nous ferons plutôt référence aux travailleuses et aux ouvrières, étant entendu que cela inclura les travailleurs et les ouvriers mâles (pour autant qu’ils existent).

2. Dirigé par Pablo Isla depuis juillet 2011, Inditex (Industrias de Diseño Textil S.A.),est un groupe espagnol, leader mondial de la confection textile, devant H&M par son chiffre d'affaires et ses bénéfices. En 2013, le groupe Inditex ne fabriquait que 1% des habits qu'il vendait : ils sont principalement confectionnés dans

Une mode qui tue Depuis le milieu des années 1990, de nombreuses associations dénoncent l’exploitation des travailleuses, malgré le silence médiatique entourant le business de la confection textile mondialisée. Plus de vingt-cinq ans d’expertise, de mobilisation et de campagnes venues de réseaux syndicaux et associatifs organisés (telle la campagne Vêtements propres, VP 3), n’y ont rien changé, pas plus que les « engagements » publics de grandes firmes internationales, en réponse aux dénonciations de leurs pratiques. La menace constante de délocalisation et la faiblesse des mouvements ouvriers dans les pays producteurs perpétuent une réalité dissimulée derrière le « glamour » que nous vendent sportifs de haut niveau, top models, et designers. Pendant l’année 2010, différents mouvements internationaux se sont coordonnés dans le cadre d’une campagne dénonçant

la

l’impact de la technique du s a n d bl a s t in g (s a blage) sur la santé des travailleuses. Cette technique consiste à appliquer du sable et de l’eau sous haute pression pour user artificiellement les jeans et tracer des formes et des dessins sur le tissu. Le procédé produit de grandes quantités de poussière de silice qui, lorsqu’elles sont respirées, provoquent des dommages irréparables dans les poumons 4 . La dénonciation est partie de la Turquie où, en 2009, syndicats et collectifs ont obtenu l’interdiction de cette pratique. Dans ce pays, plus de 5000 cas de silicose, maladie pulmonaire mortelle, avaient été recensés – la protection la plus sophistiquée offerte

des ateliers au Bangladesh, au Pakistan, en Inde ou encore au Brésil. 3. Créée aux Pays-Bas en 1989, la campagne Vêtements propres (Clean Clothes Campaign) réunit des syndicats et des ONG luttant pour l’amélioration des conditions de travail dans le textile.

4. Aux États-Unis comme en Europe, le sandblasting ne peut être utilisé sans protection adéquate depuis les années 1970. 5. Clean Clothes Campaign, « Deadly Denim : Sandblasting in the Bangladesh Garment Industry », mars 2012.

aux travailleurs avant l’interdiction étant le masque de chirurgien, comme c’est encore le cas dans les pays d’Asie. En 2012, la campagne VP a publié le rapport « Jeans Mortels » 5 qui rappellait que, malgré les engagements et les communiqués publics, le sandblasting était toujours utilisé par les fournisseurs des grandes marques comme Zara, H&M, Levi’s, Diesel ou Lee. Les travailleuses interviewées déclaraient qu’il leur arrivait de faire des journées de plus de douze heures, dans des salles remplies de poussière, avec peu de ventilation et sans protection ad hoc. Beaucoup des ouvrières interrogées, sans aucune maladie off iciellement diagnostiquée, souffraient déjà d’attaques constantes de toux et de difficultés respiratoires.

Insécurité généralisée Le sandblasting n’est qu’un des nombreux processus industriels affectant la santé des travailleurs. Les substances utilisées pour la teinture et le lavage des vêtements, les lieux mal ventilés et précairement aménagés dans lesquels se déroulent les longues journées de travail, le manque d’entretien des installations, sont une constante dans l’industrie délocalisée. Les coûts économisés dans des pays comme le Bangladesh ne sont pas liés qu’au faible niveau des salaires (voir plus bas). L’extrême insécurité des usines et ateliers du Bangladesh a fait de ceux-ci le théâtre d’un grand nombre de catastrophes liées au travail. Parmi celles-ci, l’effondrement de l’usine Spectrum dans la banlieue de Dacca (capitale du Bangladesh) a eu des répercussions internationales, puisqu’elle a été un facteur déclenchant pour l’élaboration d’une ligne commune entre les différents mouvements internationaux de défense des droits des ouvrières du textile. En

17 2002, le propriétaire de l’usine avait décidé d’ajouter un étage à un immeuble qui en comptait déjà quatre. Quelques jours avant l’effondrement, les travailleuses avertissaient de l’existence de fissures dans les murs du cinquième étage et, le 11 avril 2005, en pleine nuit, l’ensemble de l’immeuble s’écroulait. L’accident a causé la mort de 64 personnes et fait 70 blessés, alors que l’immense majorité des ouvrières terminaient « officiellement » leur journée de travail à 18h. La campagne VP et les organisations locales purent vérifier que Spectrum travaillait pour les entreprises Kardstadt-Quelle, Steilmann, New Yorker, Kirsten Mode y Bluhmod, New Wave Group, Scapino, Cotton Group, Solo Invest, ou encore le groupe Inditex. Suite à cet événement, les organisations de travailleuses ont demandé à ces grandes entreprises qu’elles s’impliquent dans la création d’un fonds de compensation aux victimes et à leurs familles. Celui-ci, impulsé par Inditex, prévoyait un fonds de 533 000 euros, mais finalement, la majorité des entreprises se sont désolidarisées de cette initiative. Les familles ont attendu plus de huit mois avant de recevoir leurs premières indemnités pour faire face aux soins médicaux. Le désastre de l’usine Spectrum n’est qu’une des nombreuses catastrophes accumulées dans l’histoire récente de l’industrie bangladaise : 12 personnes mortes en août 2000 dans l’incendie de Globe Knitting, 48 morts en novembre 2000 dans l’incendie de Sagar Chowdhury Garment Factory (dont 10 enfants), 24 morts et plus de 100 blessés en août 2001 chez Macro Sweater, 9 morts et 50 blessés en mai 2004 chez Misc Complex. En 2006, un incendie dans l’usine Chittagong a tué 50 travailleuses et travailleurs,

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6. SOMO (Centre for Research on Multinational Corporations) et ICN (India Committee of the Netherlands), 2011.

et en a blessé plus de 100. La même année, l’effondrement du Phoenix Building a provoqué la mort de 19 personnes et fait plus de 50 blessés. En février 2010, lors de l’écroulement de Garib & Garib, une usine ayant comme principal client l’entreprise suédoise H&M, 21 personnes ont trouvé la mort. L’enquête de police a mis à jour des preuves qu’elle produisait aussi pour El Corte Inglés, bien que l’entreprise espagnole ait assuré qu’il s’agissait en fait d’une demande d’essai. En décembre 2010, 29 personnes sont mortes dans l’accident de That’s It Sportwear, usine qui travaillait pour des firmes nord-américaines comme The Gap, VF Corporation, JC Penney, Philips Van Heusen (propriété de Tommy Hilfiger), Abercrombie & Fitch, etc. Peu après, alors que les marques se félicitaient des résultats de leurs audits sociaux, un nouvel accident dû aux négligences du patronat a eu lieu en 24 novembre 2012. Plus de 120 personnes sont mortes ou ont été blessées alors qu’elles travaillaient dans l’usine Fashion Tazreen, fournisseur des marques C&A, Carrefour, Walmart et Kik. En arrivant sur les lieux, les pompiers ont constaté l’absence de toute sortie d’urgence et que beaucoup des travailleuses avaient sauvé leur vie en sautant des fenêtres des étages supérieurs, se blessant grièvement. 80% des incendies d’usine au Bangladesh sont causés par le mauvais état du câblage électrique, et les catastrophes les plus meurtrières sont liées à l’absence de sortie d’urgence, au mauvais état des portes, à l’absence d’extincteurs, etc. Les grandes entreprises de la mode assurent pourtant réaliser des audits périodiques dans les usines de leurs fournisseurs, incluant une section sur la sécurité au travail. La campagne VP s’est souvent faite porte-parole des revendications des groupes de travailleuses et des syndicats, et a exigé des entreprises de mode un engagement tangible sur la sécurité des travailleuses du Bangladesh et d’autres pays où existent des situations similaires. En mars 2012, le groupe Philips Van Heusen (propriétaire des marques Calvin Klein et Tommy Hilfiger, en partie impliquées dans les accidents les plus graves) a signé un « Memorandum of Understanding » (MoU) avec les syndicats du Bangladesh, la campagne VP et les groupes de défense des droits des travailleuses actifs dans le pays, afin de prévenir de futurs accidents du travail à répétition. Après des mois de pressions et de négociations, le distributeur allemand Tchibo a également signé le MoU en automne 2012. En 2013, deux nouvelles tragédies eurent néanmoins lieu : l’effondrement du Rana Plaza, tuant 1127 personnes le 23 avril et l’incendie d’une usine d’Aswad Knit Composite le 9 octobre (7 victimes).

ciations, les marques internationales, mesurant la forte sensibilité de l’opinion publique des pays riches à la présence de mineurs dans des usines insalubres, ont fait quelques efforts afin d’éviter que leur image ne soit ternie par le travail des enfants. Pour autant, l’exploitation des mineurs dans ce secteur est loin d’être éradiquée : au bout des longues chaînes de sous-traitance, garçons et filles de moins de 16 ans continuent de gonfler les rangs des travailleurs en usine. Au Maroc, par exemple, les ouvrières interrogées lors de la dernière enquête de la campagne espagnole VP expliquent que lors des vacances scolaires, de nombreuses fillettes viennent travailler à l’usine en tant qu’apprenties : elles réalisent le même travail que les adultes, mais ne touchent que 40% du salaire minimum. À l’échelle internationale, les dernières campagnes contre l’exploitation des enfants se fondent sur des rapports qui analysent les conditions de travail dans le Tamil Nadu, en Inde, au cours des années 2011 et 2012. Dans les publications « Captured by cotton » et « Maid in India », deux grandes ONG néerlandaises 6 , en collaboration avec les associations locales de défense des droits de l’homme, dénoncent le régime appelé sumangali sous lequel des centaines de milliers de jeunes filles travaillent. Celui-ci consiste à mettre de côté la paye des jeunes femmes pendant trois ans afin qu’elles puissent se constituer une dot. Bien sûr, les travailleuses ne disposent que du minimum pour vivre et accumulent les heures de travail afin que leur dot leur garantisse un « bon mariage ». Le résultat est une situation qui s’apparente fort à du travail forcé. Les marques espagnoles El Corte Inglés, Cortefield (Springfield) ou Inditex, fournies par Eastman Exports, l’une des usines ciblées dans « Captured by Cotton », ont fait publiquement part de leur engagement dans la lutte contre le travail des enfants et la pratique du sumangali. En 2011, ces entreprises ont pourtant affirmé qu’aucun de leurs fournisseurs ne maintenait ce système au travail. L’enquête « Maid in India » prouve cependant que la production de la marque Pull&Bear (appartenant à Inditex) était pourvue par la société Eastman Exports. Bien qu’Eastman ait abandonné le sumangali, l’enquête affirme que l’usine compte des travailleuses de 14 et 15 ans et que, pendant certaines périodes de pics de production, elles peuvent travailler plus de 24 heures d’affilée.

Captured by cotton Dans les années 1990, les premiers scandales liés aux conditions de travail dans les chaînes de production de l’industrie de la mode concernaient l’exploitation des travailleuses de moins de 16 ans dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Pakistan. À la suite de ces dénon-

Salaires de misère Pour les ouvrières des usines de confection, toucher un salaire qui leur permette de subvenir à leurs besoins avec un minimum de dignité reste la principale préoccupation. Si presque tous les pays ont établi des salaires minimums légaux, les gouvernements ont fixé ces minima très en deçà du niveau de subsistance, dans le but d’attirer les investisseurs étrangers. Dans certains pays, ils n’atteignent même pas les seuils de pauvreté internationalement reconnus. Au Bangladesh, c’est en-dessous d’un dollar par jour et en Inde ; au Sri Lanka, au Vietnam, au Pakistan ou au Cam-


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les tailleurs

de Port-au-Prince


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À la fin du XXe siècle, les organisations caritatives états-uniennes ont commencé à expédier des vêtements de seconde main vers Haïti, inondant le pays des vêtements usagés de la culture dominante. Entre cinq et dix ans plus tard, ces envois avaient décimé de nombreux producteurs locaux, dont la plupart étaient des tailleurs indépendants qui pouvaient subvenir aux besoins de leur famille, simplement grâce à leur savoir-faire et leur machine à coudre. Maintenant, les seuls vêtements encore généralement produits par les tailleurs locaux sont les uniformes scolaires.

Cette série comprend des portraits de tailleurs haïtiens, ainsi que des photographies d’élèves en uniformes scolaires. Ces portraits sont posés et réalisés sur une pellicule noir et blanc, avec un appareil moyen format, dont les tirages ont été réalisés par Debbie Sears, une experte de l’analogique, et colorisés à la main par une artiste et collaboratrice de longue date, Marg Dustin, qui s’est minutieusement formée à c e t t e t e c h n ique presque disparue.


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Fragments de l’histoire textile du capitalisme au XIXe siècle

King Cotton Au milieu du XIXe siècle, la production de masse de coton dans le sud des États-Unis, grâce à une main d’œuvre esclave afro-américaine, et la mécanisation des ateliers de tissage en France et en Angleterre, entraînent l’émergence d’une industrie textile mondialisée. Mais la montée en puissance du libre-échange économique et la restructuration du secteur suite à la guerre de Sécession américaine vont engendrer une crise générale du textile... ainsi que les premiers soubresauts insurrectionnels du mouvement ouvrier.

E

n 1862, le géographe Élisée Reclus brosse le tableau de la culture du coton et de l’industrie textile dans une économie entrée dans sa deuxième grande phase de mondialisation : « Près de dix millions d’hommes, appartenant à toutes les races de la terre, sont occupés à la culture du cotonnier dans les deux Amériques, sur les rivages de la Méditerranée, en Chine, dans les Indes orientales, et le produit de leur travail est mis en œuvre par dix autres millions d’hommes aux États-Unis, en Angleterre, sur les continents d’Europe et d’Asie. Les intérêts les plus considérables, les problèmes politiques et sociaux les plus importuns se rattachent à la culture de cette plante. Si les nègres d’Amérique en effet continuent à recueillir le coton, leur servitude ne peut être abolie. Et les ouvriers de la Grande-Bretagne ne sont-ils pas exposés de leur côté à la famine, si ce même produit vient à leur manquer ? Ainsi, grâce à la culture du cotonnier, la prospérité industrielle de l’Angleterre paraît intimement liée aux progrès de l’institution servile, et cette puissance, qui a tant fait pour l’abolition de la servitude des noirs dans ses propres colonies, semble devenue le grand complice des planteurs du Sud 1. »


1. Élisée Reclus, « Le Coton et la Crise américaine, les Compagnies cotonnières et les tentatives du commerce anglais depuis la rupture de l’union », Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 37, 1862 (pp. 176-208).

2. Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847. 3. J. Carceller, « La “famine du coton” », Les Échos, 28 juillet 2008.

Du travailleur esclave du sud des États-Unis à l’ouvrier des industries textiles à Manchester ou à Mulhouse, un même maillage profite au développement de l’industrie capitaliste, comme avait su le souligner Karl Marx quelques années plus tôt : « L’esclavage direct est le pivot de l’industrie bourgeoise aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n’avez pas de coton ; sans le coton, vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné leur valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce de l’univers, c’est le commerce de l’univers qui est la condition de la grande industrie. Ainsi l’esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance 2 . »

Les machines de la misère À partir du milieu du XIXe siècle, l’industrie textile connaît d’importants changements. À Mulhouse, qui est alors le centre de l’industrie cotonnière en Alsace, l’année 1852 voit l’arrivée de métiers à filer et à tisser perfectionnés et mécaniques (self-acting). Les broches mécaniques s’étendent à tous les ateliers sur tout le territoire. La modernisation de l’outillage marque le premier temps de cette mutation qui entraîne une concentration industrielle et financière de plus en plus dense au détriment des secteurs ruraux, familiaux et artisanaux du tissage. En 1860, la signature d’un traité commercial, qui accentue le contexte de libre-échange, entre la France et l’Angleterre augmente encore le poids de la compétition. Les effets de sa mise en application ne tardent pas à se faire sentir des deux côtés de la Manche : les prix s’effondrent, les industriels choisissent de moderniser leur outillage et de faire pression à la baisse sur les salaires. Par l’appel à la « solidarité des travailleurs et à la paix entre les peuples », l’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée en 1864, souhaite synchroniser la lutte des salariés français et anglais face aux effets de la concurrence internationale.

La guerre du coton Entre 1861 et 1865, la guerre de Sécession aux ÉtatsUnis, et la pénurie de coton américain qu’elle provoque, achèvent d’accélérer les mutations du secteur textile. Peu avant, nul n’imaginait qu’un conflit puisse mettre en péril le ressort de l’économie mondiale, surtout pas les esclavagistes du sud des États-Unis, confiants dans le maintien de leur hégémonie. En 1858, face à la montée des périls, le sénateur de Caroline du Sud, James Henry Hammond déclarait encore : « Qu’arriverait-il en effet si les livraisons de coton s’interrompaient brusquement ? La Grande-Bretagne s’effondrerait, entraînant dans sa chute une partie du monde civilisé. Aucun pouvoir au monde ne prendra le risque de faire la guerre au coton. Le coton est roi 3 ! » Malgré quelques atermoiements, mais guidés par leur légendaire pragmatisme, les patrons anglais

4. Claude Fohlen, L’Industrie textile sous le Second Empire, Plon, 1956.

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décident de se ranger derrière les industriels nordistes plutôt que de soutenir les planteurs esclavagistes, quitte à subir, et faire subir, les revers de la crise. En 1862 et 1863, durant le blocus du coton sudiste, les arrivages dans les ports anglais chutent de près de 75%, entraînant la fermeture de la moitié des filatures, la baisse des salaires de 25 à 40% – et jetant des milliers d’ouvriers tisserands à la rue. En 1859, on comptait 365 000 balles de coton (une balle = 227 kg selon la norme américaine) en provenance des États-Unis sur 388 000 au total débarquées sur le port du Havre ; en 1862, elles ne sont plus que 31 000, à la fin de la guerre de Sécession seulement 5000. On parle alors de la « famine du coton » et les industriels doivent se tourner vers d’autres producteurs comme l’Inde et l’Égypte. En définitive, la pénurie du coton américain conduit à une restructuration rapide du secteur. Elle permet aussi au commerce anglais, qui a su résister grâce à des pratiques spéculatives risquées mais payantes, et à un fret maritime plus puissant, de conforter son ascendant sur le commerce français. L’Empire britannique renforce d’ailleurs sa présence en Inde en y « délocalisant » une partie de sa technologie, ce qui n’est pas sans effet sur la misère de l’artisanat indigène – dans les années 1830, la fameuse image du gouverneur Lord Bentinck, évoquant les « os des tisserands [qui] blanchissent les plaines de l’Inde », reprise en 1867 par Marx dans Le Capital, rendait déjà compte des bouleversements en cours. L’époque voit aussi l’émergence d’un modèle anglo-saxon dans les rapports commerciaux, marqué par un rôle de plus en plus prégnant de la finance.

Roubaix, le Manchester français En France, les secteurs cotonniers en Alsace et en Normandie accusent le coup, mais les industries textiles, comme celles du Nord, qui ont diversifié leurs matières premières, au profit du lin, de la laine ou du chanvre, résistent un peu mieux à cette crise de 186263. Par exemple, Roubaix fait figure d’un « Manchester français », qui doit entièrement à l’industrie textile sa transformation d’un bourg de 13 000 habitants en 1830 en une ville de 65 000 en 1865. Déjà en 1853, un annuaire municipal s’enorgueillissait de « ses monstrueuses filatures, de ces nombreuses teintureries, des remarquables fabriques de tissus… qui rivalis[aient] avec les produits de tissage des centres les plus renommés ». Ses usines, propriétés d’un patronat familial et paternaliste, qui accueillaient plusieurs centaines d’ouvriers, transformaient aussi bien le coton que la laine – la part de la laine constituait 72% de l’activité textile de Roubaix, qui disposait de 10 000 métiers mécaniques à laine, la moitié de ce que comptait l’ensemble du territoire français. Pourtant en 1866-67, une nouvelle dépression va frapper le secteur textile. Dans un premier temps, le retour massif du coton américain affaiblit les industriels qui avaient prospéré sur le travail du lin et de la laine. Dès lors, la crise n’est plus causée


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par une situation de pénurie, mais par « des phénomènes inverses 4 » : les baisses des prix et du cours du coton sur les places boursières, l’encombrement du marché, le retour du coton américain et le gel des crédits par les banques – suite à divers avoirs pourris – entraînent des faillites en chaîne. Le député du Nord, Jules Brame, déclare : « Lille, Roubaix, Tourcoing, Dunkerque ont vu s’accroître la gêne, la liquidation des établissements, la souffrance des classes ouvrières. Cette partie du pays va à la ruine, à l’état de crise… Je ne le discute pas, je l’affirme. » En décembre 1867, « l’année la plus néfaste pour l’industrie cotonnière » selon l’historien Claude Fohlen, la fortune publique de Roubaix s’était amoindrie de 200 millions de francs.

Le fil tendu de l’insurrection Bien entendu, les travailleurs sont les plus durement touchés par la dépression. Au printemps 1867, sur plus de 20 000 ouvriers, près de 5000 se retrouvent sans travail. La municipalité est obligée de mettre en place des mesures de bienfaisance pour distribuer de la nourriture aux enfants pauvres. Toutefois, dans un contexte où les ouvriers ont tendance à se résigner face

13. Sur la question, voir François Jarrige, « L’AIT, les ouvriers et la question des machines (1864-1874) », à paraître dans un ouvrage collectif sur l’AIT aux éditions BRILL. Merci à François Jarrige pour ses précieuses remarques.

au marasme, c’est une décision patronale qui va faire déborder le vase le 21 février 1867. On trouve le récit détaillé de cette révolte sous la plume du journaliste pro-patronal Edmond Villetard : « En 1867, à Roubaix, on venait d’introduire de nouveaux métiers perfectionnés qui économisaient la main-d’œuvre, car un seul homme pouvait en conduire deux à la fois. Les ouvriers, trouvant juste de prendre leur part dans les bénéfices que cette amélioration procurait aux patrons, réclamèrent une augmentation qui leur fut refusée. L’établissement d’un nouveau règlement, qui imposait diverses amendes comme punition de certaines fautes, augmenta le mécontentement. Les esprits étaient fort montés, et sans doute les meneurs travaillaient à accroître cette irritation, lorsque le samedi 16 mars, l’orage, qui depuis plusieurs jours grondait sourdement, vint à éclater. Les ouvriers sortirent brusquement de leurs ateliers au milieu du jour en poussant des cris, en proférant des menaces contre plusieurs fabricants, il y avait ainsi plus de 25 000 hommes qui parcouraient les rues de la ville en semant partout la crainte par leurs vociférations. L’autorité municipale se hâta de demander des renforts à Lille. Mais avant que


14. Claude Fohlen, L’Industrie textile, op. cit., p. 429.

15. Fédération ouvrière de Rouen, Journal de Rouen, 8 novembre 1869.

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Kahlo Frida

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Br ève

biographie

te xtile

de

Le vêtement comme seconde peau Apparence et style vestimentaire riment-ils avec pure futilité ? L’œuvre et la vie de Frida Khalo affirment l’inverse. Tout au long de sa carrière, l’artiste mexicaine a joué de sa propre image comme d’un véritable langage. C’est notamment en exposant ses propres meurtrissures corporelles et ses choix vestimentaires au moyen d’autoportraits qu’elle a sublimé/mis en scène ses écueils biographiques, et développé un discours politique questionnant la féminité ou la culture indigène de son pays. 1.André Breton, « Frida Kahlo de Rivera », dans Le Surréalisme et la Peinture, Paris, Gallimard, 2002, p. 143.

«

Un ruban autour d’une bombe 1 . » C’est avec ces mots qu’André Breton, fervent admirateur de Frida Kahlo, décrit son œuvre à la fois délicate et subversive. Les rubans, motifs textiles récurrents dans la peinture de l’artiste mexicaine, témoignent du soin qu’elle portait à son apparence et ouvrent la voie à une lecture vestimentaire de sa production. Si l’habit ne fait pas la personne, les vêtements dans lesquels Frida Kahlo se représente sont l’expression d’un choix délibéré et signifiant. Dans une production composée à 43% d’autoportraits, ils révèlent les aspects multiples d’une identité dynamique. En 1925, elle a 18 ans et, suite à un accident d’autobus qui l’oblige à garder le lit plusieurs mois et dont elle conservera des séquelles à vie, Frida Kahlo commence à peindre. Lorsque le drame survient, elle est l’une des trente-cinq filles, sur deux mille élèves, à étudier à l’École nationale préparatoire de Mexico pour le concours d’entrée de la faculté de médecine. Dans cet environnement très masculin, elle cherche son style


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9.Erika Billeter, L’Autoportrait à l’âge de la photographie. Peintres et photographes en dialogue avec leur propre image, Lausanne, Musée cantonal des beaux-arts, 1985, p. 58.

et choisit de se démarquer en revêtant des costumes d’homme comme l’attestent certaines photographies d’époque. Les pantalons qu’elle porte alors lui permettent également de masquer sa jambe droite atrophiée par une poliomyélite contractée à l’âge de 11 ans et qui lui vaut durant toute son enfance le sobriquet de « Frida jambe de bois ». L’accident dont elle est victime la contraint à arrêter ses études et la conduit à choisir la peinture comme activité de substitution. Dès son premier autoportrait, Autoportrait à la robe de velours (1926), le vêtement trône au centre de sa création. La robe ultra-sensuelle dans laquelle elle apparaît marque une rupture vestimentaire radicale avec l’allure de garçon manqué qu’elle cultivait adolescente. Elle exacerbe ainsi sa féminité alors qu’elle vient d’apprendre qu’elle ne pourra jamais être mère : lors de la collision de l’autobus dans lequel elle voyageait, elle se fait empaler par une main courante qui lui transperce le bassin et le vagin. Elle dira ironiquement avoir perdu sa virginité ce jour-là, mais pas sa féminité. La robe de velours grenat brodée de délicates arabesques terre de Sienne, son port de tête altier, ainsi que le geste délicat de sa main, confère au portrait de cette jeune Mexicaine de 19 ans une allure aristocratique et surannée, empreinte de maniérisme italien. La pâleur de sa peau et ses traits exagérément allongés révèlent l’inf luence de Modigliani. Par le choix de sa tenue et la figuration de ses traits, il semblerait qu’elle ait voulu privilégier son ascendance européenne, héritée de son père allemand, en gommant tout signe visible d’indianité. Le choix de l’orthographe germanique de son prénom « Frieda », qu’elle adopte alors pour signature, va dans le même sens. Bien qu’avec la révolution de 1910 les canons de beauté tendent à se mexicaniser, les critères esthétiques, tant physiques qu’artistiques, correspondent encore, pour cette peintre novice issue de la bourgeoisie citadine de Mexico, au modèle européen en vigueur depuis la colonisation espagnole. Après deux ans de convalescence passés à peindre dans l’isolement de la maison familiale, Frida Kahlo renoue avec une vie sociale. En 1928, elle est introduite par un ancien camarade de classe dans l’entourage du révolutionnaire communiste cubain Julio Antonio Mella, exilé au Mexique, et de sa compagne, la photographe italo-américaine Tina Modotti. Quelques mois plus tard, elle adhère au Parti communiste mexicain. Lors d’une réunion politique, elle rencontre le peintre Diego Rivera. Son apparence vestimentaire témoigne alors de son engagement : elle porte l’uniforme sobre des jeunes militantes du Parti. C’est vêtue de pantalons et d’une chemise rouge brochée d’une étoile, distribuant des fusils et des baïonnettes à des ouvriers, que Rivera représente, dans la fresque Dans l’arsenal, celle qui, en 1929, devient sa nouvelle compagne. Pour Frida Kahlo, cette relation marque le début d’une vie nouvelle. Immergée dans l’univers mexicaniste de son mari, elle élargit son panorama aux coutumes et aux arts populaires. Fervent défenseur de la culture indigène, Diego Rivera aime vêtir ses modèles des costumes traditionnels pour sublimer leur beauté.

Frida Kahlo est consciente de ce penchant et, pour lui plaire, change intentionnellement de style : « Il fut un temps, confie-t-elle, où je m’habillais en homme. J’avais les cheveux coupés ras et portais des pantalons, des bottes et une pelisse de cuir mais, quand j’allais voir Diego, je mettais le costume de Tehuana 2. » Ce vêtement se compose d’un huipil, tunique sans manches d’origine préhispanique confectionnée dans une pièce de coton rectangulaire, pliée en deux moitiés et cousue sur les côtés pour permettre le passage des bras. Porté sur une large jupe longue de mousseline de couleur vive garnie de falbalas blancs d’une hauteur minimale de vingt-huit centimètres, le tissage de la toile et la richesse des broderies font son originalité. Dans le Mexique postrévolutionnaire des années 1920-30, endosser le costume des femmes indigènes de l’isthme de Tehuantepec n’a rien de folklorique mais relève d’une revendication identitaire d’ampleur nationale : « Dès le début du XXe siècle, explique l’historienne Aída Sierra, la culture urbaine naissante a eu besoin de symboles attestant de sa richesse. Avec la révolution mexicaine, ce besoin se fit plus pressant. La figure des Tehuanas faisait naître des désirs et des rêves chez ceux qui les contemplaient ; elle offrait des caractéristiques qui pouvaient effectivement représenter la grandeur du nouveau projet de nation 3 . » Si l’intérêt de Frida Kahlo pour ce vêtement coïncide avec sa rencontre avec Diego Rivera, c’est durant son premier séjour aux États-Unis qu’elle commence à le porter régulièrement. En effet, en 1930, suite à l’expulsion de Rivera du Parti communiste mexicain, accusé de collaborer avec le pouvoir en exécutant des commandes gouvernementales, le couple s’exile pendant trois ans aux États-Unis. Dans ses valises, Frida Kahlo emporte ses tenues exubérantes et chamarrées qui font sensation dans les salons de San Francisco, New York et Détroit. Elle souhaite ainsi affirmer son identité mexicaine et surtout ne pas être assimilée à la bourgeoisie locale pour laquelle elle n’a aucune estime. « Lorsqu’une communauté a peu, ou pas du tout, de contacts avec ses voisins, le fait de se vêtir de telle ou telle manière n’a probablement pas davantage valeur de signe que celui de parler telle ou telle langue […]. Il en va différemment lorsque les contacts sont fréquents ou permanents : dans ce cas, le vêtement a sans doute assez généralement une fonction de distinction, tout à fait consciente chez ceux qui le portent 4 », explique l’ethnologue Yves Delaporte, spécialisé dans l’anthropologie du vêtement. Le costume des femmes de l’isthme de Tehuantepec apparaît pour la première fois dans une toile réalisée à New York en 1933 intitulée Ma robe est suspendue là-bas. Flottant dans les airs sur un cintre accroché à un ruban tendu tel une corde à linge, il constitue le personnage principal d’un autoportrait par substitut. Frida Kahlo est absente du tableau, mais son vêtement permet à lui seul de l’identifier. L’île de Manhattan, première place financière mondiale au temps de la Grande Dépression, constitue le décor au milieu duquel est suspendu son vêtement. Ce contexte économique spécifique donne naissance à une œuvre


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dans la presse mexicaine

mujercitos

L

e terme « mujercitos » est inventé au milieu des années 1960 par Carlos Zamayoa, rédacteur en chef d’Alarma ! Unicamente la verdad. Intraduisible en français : ce jeu de mots transforme le mot « femme » (mujer) par l’ajout d’un diminutif masculin (cito). Alarma ! est un journal hebdomadaire appartenant au genre Nota Roja (littéralement, « Note rouge ») – presse mexicaine sensationnaliste qui repose essentiellement sur des photos de crimes violents et d’accidents sanguinolents. Jusqu’au milieu des années 1980, entre corps brûlés et membres arrachés, on retrouvait régulièrement dans les pages d’Alarma ! ces photos de mujercitos. Susana Vargas Cervantes a épluché tous les numéros d’Alarma ! parus entre 1963 et 1986 pour sa thèse de doctorat et l’édition d’un recueil saisissant, Mas « mujercitos ! » publié aux éditions internationales RM en 2014. Malgré vingt représentations de cadavres de transexuel.le.s, la grande majorité des photographies donnent à voir les mujercitos bien vivantes et posant, fières, arrogantes parfois, pour l’appareil. En cela, elles font exception dans les choix éditoriaux d’Alarma ! On ne sait pas toujours dans quelles conditions ces photos ont été réalisées. Pour une grande partie d’entre elles, on devine, grâce aux légendes ou à l’arrière-plan, qu’elles ont été prises dans des commissariats à l’occasion de leur arrestation. Malgré le jugement à charge du policier ou du journaliste derrière l’appareil, elles renversent le stigmate. Leurs regards et les attitudes qu’elles adoptent défient le cliché. Elles posent comme pour un magazine de mode, pas pour une brève de Nota Roja. Ce n’est

Travestis glamour

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Susana Vargas Cervantes est chercheuse en sciences humaines et sociales à l’Institut de recherches esthétiques de l’université nationale autonome de Mexico. Son travail porte sur les questions de genre et de sexualité, ainsi que les tensions méthodologiques entre l’Amérique latine et l’Amérique anglophone. Elle anime un site internet qui est un espace de débats entre féministes de pays du Nord et du Sud avec des discussions entre notamment Judith Butler et Leticia Sabsay ou Amelia Jones et Julia Antivilo... <mesasdedialogo.org>

pas seulement une féminité sexualisée qu’elles revendiquent ainsi : elles convoquent un imaginaire de stars mexicano-hollywoodiennes qui leur confère enfin la légitimité et l’existence dont elles rêvent. Depuis la colonisation espagnole, la couleur de peau a toujours été un marqueur de classe dans le système socioculturel « pigmentocratique » du Mexique ; les teints de peau plus clairs sont associés à la classe moyenne et supérieure des dirigeants européens, tandis que les teints plus sombres riment avec indigénat et statuts socio-économiques plus bas, exposés au racisme et aux discriminations professionnelles. Aussi, les noms que les mujercitos empruntent (Odette, Paulette, etc.) sonnent souvent français, les projetant dans une européanité plus blanche, perçue comme plus opulente et distinguée. Les textes qui accompagnent les photographies sont pleins de dégoût et de mépris homophobes. Parce que telle était alors la doxa au Mexique, il s’agissait sans doute pour les rédacteurs de ne pas être accusés de donner à voir ces mujercitos en tant qu’objet de désir. Elles n’en parviennent pas moins à afficher ainsi publiquement leur subjectivité féminine, lui donnant un espace de reconnaissance, de validation et de mise en valeur. Ces albums sont autant de vitrines pour leur glamour, qui permettent aux mujercitos la consolidation de leurs propres désirs. Historiquement, les sexualités périphériques au Mexique se sont réappropriées les termes les plus dénigrants en les subvertissant : c’est donc pour reconnaître une résistance en acte que Susana Vargas a eu à cœur de garder l’usage du mot « mujercitos ».


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La fabrique de l’aérobic Chimie,

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lycra et vhs

Que se passe-t-il quand un médecin militaire rencontre un chimiste, lequel croise un producteur de cassettes VHS, qui aperçoit à son tour une actrice célèbre dans la rue ? Un business fluo, tonique, intrusif, et singulièrement lucratif. Petite démonstration.

H

* En français dans le texte.

ambourg, le 27 avril 2013. Dans la salle de concerts des Docks, la foule attend avec impatience l’entrée en scène de The Knife, groupe de musique électronique arty qui ne s’est pas produit sur scène depuis sept ans, et qui vient de sortir un disque évènement. D’où l’atmosphère vibrante de désir. Le noir se fait et, par la porte de derrière, un homme apparaît, entièrement maquillé, portant moumoute, barbe et tenue de femme tout droit sortie d’une session d’aérobic des années 1980. Préfigurant plus ou moins la suite du show. Il s’agit de Tarek Halaby, autoproclamé pour l’occasion master-teacher-guru-shaman-dictator-aerobic instructor-new age workshop leader et fidèle collaborateur de l’agitateur culturel états-unien Miguel Gutierrez. Ensemble, ils ont créé la performance DEEP Aerobics (Death Electro Emo Protest Aerobics), cours d’aérobic libre qui, selon la présentation de The Knife, « s’adresse à toute personne intéressée par l’idée de combiner la joie de vivre* présente dans le vigoureux rebond de nos molécules anatomiques/spiri-


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1. NdT : Militant noir d’origine trinidadienne, Carmichael a été dirigeant du Student NonViolent Coordinating Committee (SNCC), organisation étudiante noire qui fait le choix de la non-mixité raciale. On lui doit la popularisation du mot d’ordre de « Black Power », auquel il consacrera un livre co-écrit avec Charles Hamilton. Après un bref passage au Black Panther Party, il quitte l’organisation suite à des désaccords sur la politique d’alliances avec les groupes radicaux blancs. Il part en Guinée en 1969 où il collabore avec le gouvernement de Sékou Touré et prend le nom de Kwame Ture. Il s’éteint en Guinée en 1998, après plusieurs dizaines d’années consacrées à la cause panafricaine. 2. NdT : Surnom donné à un ensemble de huit universités américaines, réputées les plus prestigieuses.

1966, le mouvement Black Power est en pleine ébullition, le Black Panther Party vient de se créer et le premier super-héros noir apparaît dans les strips de Marvel Comics. « T’Challa, la Panthère Noire » évolue dans le Wakanda, nation africaine indépendante au développement technologique avancé. Les Noirs représentés au sein de cette Black Nation fictionnelle sont médecins, hommes politiques ou simples soldats pour le plus grand bonheur des jeunes lecteurs désireux de bousculer les représentations. Malgré les diverses tentatives de Marvel Comics pour en affaiblir la dimension politique, la Panthère Noire et le Wakanda ont porté haut les couleurs de la communauté africaine-américaine, comme en attestent les courriers des lecteurs, témoins de cette lutte symbolique au sein de la culture populaire des années 1960-70.

3. NdT : Les Sept de Chicago étaient sept activistes, accusés notamment de conspiration contre le gouvernement, suite aux révoltes qui marquèrent la convention du Parti démocrate en 1968 à Chicago. Bobby Seale, qui devait initialement être jugé à leurs côtés, fit l’objet d’un procès à part. Ligoté et bâillonné pendant son procès, il fut condamné à quatre ans de prison pour outrage à magistrat.

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n juillet 1966, trois mois seulement avant la création du Black Panther Party à Oakland, en Californie, Marvel Comics présente La Panthère Noire (The Black Panther), premier superhéros noir admis dans l’univers immortel des comic books américains. D’abord conçue par Stan Lee et Jack Kirby sous le nom de « Tigre de Charbon », la Panthère Noire est officiellement intronisée dans « l’Univers Marvel » dans le numéro 52 des Quatre Fantastiques, un titre immensément populaire à l’époque. Héritière de la couronne du Wakanda, une nation africaine cachée, la Panthère Noire est dotée de la puissance, de la vitesse, des sens, des réflexes et de l’agilité d’une panthère, lui conférant ainsi des pouvoirs surnaturels. Elle n’est pas le premier personnage noir dans les comics américains, mais c’est le premier à être doté de super-pouvoirs, une avancée que Marvel qualifie fièrement d’« événement révolutionnaire ». Quelques semaines à peine avant le lancement de la Panthère Noire, la police de Greenwood, dans le Mississippi, jetait Stokely Carmichael 1 en prison, accusé d’avoir mené une foule de trois mille marcheurs pour les droits civiques, défilant sous un nouveau mot d’ordre : « Pouvoir Noir ! »

Pouvoir et Pulps « Le thème des comics, c’est le pouvoir », déclara un jour Carmine Infantino, longtemps rédacteur en chef du label concurrent de Marvel : DC Comics. Sachant que les exploits hauts en couleur des superhéros et leurs super-pouvoirs servent de fonds de commerce à la plupart des comics, sa déclaration pourrait sembler singulièrement creuse. Elle est cependant loin d’être naïve pour analyser les relations entre représentations des super-pouvoirs dans les comics et perceptions du pouvoir politique et social dans l’imaginaire culturel américain. Durant l’intense période politique des mouvements contre-culturels américains des années 1960 et 1970, les luttes sociales trouvent souvent un écho dans les pages de comics de superhéros populaires. Leur regain de popularité à cette époque est principalement dû à l’équipe innovante et audacieuse de Marvel Comics. Menée par un prolifique noyau dur constitué de Stan Lee, Steve Ditko et Jack Kirby, la maison d’édition réinvente le genre au début des années 1960, en rejetant le modèle de l’ère Superman, celui du superhéros classique conçu comme un noble sauveur surplombant


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l’humanité, au profit d’un nouveau type d’antihéros, embourbé dans des problématiques existentielles comme Monsieur tout le monde : un antihéros pour qui avoir des super-pouvoirs relève davantage d’un fardeau aliénant que d’un don libérateur. En 1971, dans un article du New York Times Magazine, « Shazam ! Here comes Captain Relevant », Saul Braun a mis en lumière l’essor de cette réaction contre-culturelle, dirigée à la fois contre les clivages traditionnels liés à la guerre froide et contre les représentations des super-pouvoirs qu’elles impliquent : « Il me paraît intéressant de remarquer que, à de rares exceptions près, la guerre du Viêtnam n’a pas suscité de résistance parmi une génération qui voyageait à travers le monde, avec une vision fantasmée du pouvoir. En revanche, elle a suscité, dans l’ensemble, l’opposition de la génération suivante qui, elle, a commencé à rejeter les comics des années 1950, avec leurs représentations du monde aseptisées, censurées et irréelles. Un monde dans lequel “nous” étions les bons et “eux” les méchants, dans lequel nous pouvions faire passer le non-respect des lois pour de l’ héroïsme, un monde dans lequel les Noirs étaient invisibles. (…) Un monde dans lequel aucun superhéros, en dépit des excès auxquels il pouvait se livrer, ne doutait jamais qu’il utilisait ses pouvoirs de façon sage et morale. » A contrario, durant les années 1960-70, l’élite des mouvements de jeunesse américains est prise d’un soudain penchant pour les nouveaux superhéros de Marvel. En septembre 1965, Esquire magazine note que « Spiderman est aussi populaire que Che Guevara dans la frange radicale des universités américaines ». Un an plus tard, le même journal se penche à nouveau sur l’immense popularité des comics Marvel pour la jeunesse de l’époque, ainsi que sur la façon dont Stan Lee a accédé au rang d’icône : « Le club de débat de l’université de Princeton a invité Stan Lee, auteur de dix comics de superhéros publiés par Marvel, pour s’exprimer dans le cadre d’une série de conférences aux côtés de Hubert Humphrey, William Scranton et Wayne Morse. [Stan Lee] a par ailleurs été invité à Bard (où il a attiré une audience plus grande que le président Eisenhower), à l’université de New York et à Columbia. [...] Comme lui a confié un membre de l’Ivy League 2 : “Les comics Marvel sont pour nous la mythologie du XXe siècle. À nos yeux, vous êtes le Homère de cette génération.” »

Le syndrome Superman La défia nce à l ’ éga rd d u modèle classiq ue des super-pouvoirs s’étend également au mouvement naissant du Black Power. Ce dernier emploie alors souvent le terme « Superman » pour symboliser les structures de pouvoir américaines dominées par les Blancs. Lors du procès des Sept de Chicago en 1969 3 , dans l’une de ses interventions explosives devenues célèbres, Bobby Seale, président du Black Panther Party, dénonce « cette administration raciste, avec ses notions inspirées de Superman et sa politique digne des comics. Nous savons bien que Superman n’a jamais sauvé aucun Noir ». Pendant une audience, Seale provoque également le juge

Julius Hoffman en déclarant : « Les Noirs ne sont-ils pas supposés être dépourvus d’esprit ? C’est ce que vous pensez. Nous avons pourtant un corps et un esprit. Je me pose la question suivante : n’avez-vous pas perdu le vôtre à cause du syndrome Superman et de toutes ces histoires de comics ? » Dans son ouvrage intitulé Seize the time : the story of the Black Panther Party and Huey P. Newton, Seale utilise également le terme « Superman » pour désigner un agent du FBI auquel il a été confronté à Oakland le 16 août 1969 : « Il m’a regardé, arborant un large sourire. Il se prenait pour Superman. D’un simple regard, il était facile de voir à quel point il a été psychologiquement abruti par des concepts à la Superman. Il a subi un tel lavage de cerveau qu’il est persuadé de défendre le prétendu “monde libre”. » De même, le poète et musicien Gil Scott-Heron, auteur en 1970 de l’hymne désormais célèbre du Black Power « The Revolution will not be televised », composa un autre morceau intitulé « Ain’t no such thing as Superman ». Le rejet du concept de « Superman » et de la culture américaine des comics par Seale et Heron, montre que pour le Black Power, dans ses différentes composantes, la catégorie de « superhéros » incarne dès le départ un symbole mythique supplémentaire des super-pouvoirs exclusivement blancs – et méritait donc d’être déconstruite de façon critique.

La panthère surgit C’est au sein de cette culture comics politiquement chargée que la Panthère Noire apparaît en 1966. Présentée dans le numéro 52 des Quatre Fantastiques, la Panthère Noire, également connue sous le nom de T’Challa, règne sur le royaume caché du Wakanda, situé dans les profondeurs de l’Afrique équatoriale. Le Wakanda abrite la seule source d’un métal précieux, le « vibranium », qui absorbe les vibrations et qui lui confère une valeur inestimable pour le développement technologique partout dans le monde. Le père de T’Challa fut tué par un chasseur d’ivoire, un Blanc du nom d’Ulysse Klaw qui tentait de prendre le contrôle des réserves de vibranium de Wakanda. T’Challa parvint à faire fuir Klaw et ses sbires du Wakanda, prétendit au rang de chef de la tribu en faisant valoir son statut d’héritier, et accepta les pouvoirs sacrés et mystérieux inhérents au titre de Panthère Noire. Peu après sa prise de pouvoir, le nouveau chef mit son propre génie scientifique au service de la transformation de son pays. Ce qui n’était que jungle devint une forteresse technologique moderne grâce à la vente « de petites quantités de vibranium à plusieurs fondations scientifiques, ce qui [lui] permit d’amasser une fortune, pareille à nulle autre sur la terre ! » T’Challa fait preuve de ruse pour attirer les Quatre Fantastiques dans son pays afin d’éprouver ses grandes aptitudes de guerrier, en vue d’un combat final avec Klaw. La Panthère Noire parvient presque à battre les Quatre Fantastiques dans la jungle, en utilisant contre chacun d’eux une série d’ingénieux pièges techniques, finalement déjoués à cause de Wyatt Wingfoot, ami amérindien de l’équipe, qui n’est pas un superhéros et que la Panthère a négligé. Elle révèle par la suite que


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son objectif n’était pas de blesser les Quatre Fantastiques, mais de s’entraîner au combat en prévision de l’invasion imminente de Klaw. Prenant conscience des nobles intentions de la Panthère Noire, les quatre superhéros lui pardonnent, peu avant que l’on apprenne que Klaw est parvenu à franchir la frontière de Wakanda. En guise de symbole du respect pour le superhéros africain, les Quatre Fantastiques apportent leur aide pour vaincre Klaw et invitent T’Challa à se joindre à eux dans leur campagne mondiale contre le Mal.

Un enthousiasme mesuré Les lecteurs s’empressent de répondre à la présentation par Marvel de son premier superhéros noir, et les réactions publiées sont dès le départ extrêmement positives. La première lettre, envoyée par un certain Henry Clay, de Détroit, paraît dans le numéro de novembre 1966 des Quatre Fantastiques : « Je me réjouis de voir que vous avez rompu avec les traditions de votre profession et introduit un Noir en tant que héros sous les traits de Gabe Jones, le sergent Fury, un homme de la rue. Ce sujet, avant Marvel, semblait être un tabou implicite, mais désormais, un véritable superhéros noir existe ! Cela m’a presque fait danser des claquettes et déambuler, abasourdi, en répétant : ”Quelle bonne nouvelle... Quelle bonne nouvelle... !” Sa présentation, ses origines et son premier combat contre un véritable super-vilain en chair et en os, tout était superbe ! J’espère le voir bientôt dans son propre comic. » Le numéro suivant des Quatre Fantastiques comporte bien plus de lettres de soutien. Linda Lee Johnson, de la Nouvelle-Orléans, félicite Lee et Kirby en déclarant : « Bravo à vous ! […] Vous êtes les premiers, les tout premiers à créer et présenter un superhéros noir. […] C’est vraiment merveilleux ! » Dans la même rubrique du courrier, Edward Koh de New Haven dans le Connecticut ajoute : « Je voudrais vous dire, Stan, combien j’ai été touché et fier de vous voir prendre position pour une cause qui le mérite. […] Vos grands idéaux dans le domaine de l’ éducation et pour d’autres questions morales et sociales me rendent fier d’ être un lecteur de Marvel. » Si ces lettres louent l’audacieuse innovation de Marvel, la plus éloquente et astucieuse de ces premières réponses reste sans doute celle de Guy Haughton du Bronx, à New York, publiée dans le numéro de février 1967 des Quatre Fantastiques : « Croyez-le ou non, mais vous êtes véritablement en train de faire diminuer la tension qui caractérise notre époque. Je pèse mes mots, vraiment. Il est si réconfortant pour un jeune Noir tel que moi – après avoir entendu parler toute la journée d’ émeutes et d’explosions raciales – de s’asseoir, d’ouvrir un magazine Marvel et, disons, en page 2, dans la septième case, de voir un homme de couleur marcher dans la rue. Vous, mes amis, ne le comprendrez sans doute jamais, mais c’est quelque chose d’exaltant. C’est psychologiquement revigorant – oui, même dans quelque chose d’aussi modeste qu’un comic – de voir la race noire reconnue. […] Puis vous êtes arrivés avec la Panthère Noire. […] Je ne veux pas avoir

l’air mélodramatique, mais je voudrais saluer votre courage, car il faut en effet du courage pour faire ce que vous avez fait. […] Mes amis, vous faites plus que divertir les masses, vous promouvez le respect humain et œuvrez pour un monde meilleur. » La question de la terre natale de la Panthère Noire est pourtant soulevée dès les premières réactions de lecteurs. Le commentaire final de Haughton suggère que le choix de faire du superhéros un Africain plutôt qu’un Africain-Américain s’apparente à une esquive politique – une décision qui permet à Marvel d’être branché et pertinent tout en maintenant prudemment les super-pouvoirs noirs loin du tumulte du Black Power qui retentit dans les rues des États-Unis : « Un petit bémol tout de même. […] C’est bien, vous avez créé un super-héros noir, mais pourquoi doit-il être chef de tribu africain et ainsi de suite ? N’aurait-il pas pu être un simple Américain ? Si vous aviez créé un superhéros italien, serait-il le Ferrari Masqué ?? » Sur la question des super-pouvoirs noirs, Haughton semble davantage intéressé par qui est digne d’exercer de tels pouvoirs. L’aspect le plus important de la Panthère Noire n’est pas son pays ou même ses super-pouvoirs, mais plutôt sa condition de Noir (blackness) – et plus cette blackness est ordinaire, mieux c’est. D’autres lecteurs ont relevé la banalité des pouvoirs du nouveau superhéros, un sentiment sans doute formulé de la manière la plus concise par Russell Bullock Jr. de Fembroke, dans le Massachusetts, pour qui « la “Sensationnelle Panthère Noire” est tout à fait déprimante ». En fait, les créateurs du superhéros, Lee et Kirby, se sont montrés indifférents à ses véritables super-pouvoirs. Plutôt que d’inventer une origine fascinante aux dons de la Panthère Noire, ses concepteurs ont réglé cette question par un mysticisme pseudo-ethnographique brumeux, en évoquant « un secret – transmis de chef de tribu en chef de tribu ! Nous ingérons certaines plantes et subissons de rigoureux rituels dont il m’est interdit de parler ! ». Ce qui a stimulé l’imagination de Lee et Kirby réside dans le pays de la Panthère Noire lui-même, le Wakanda. Tandis qu’ils ne consacrent qu’une seule case, celle qui est évoquée précédemment, à la description des super-pouvoirs de la Panthère Noire, Kirby remplit pages après pages pour décrire les méandres de branches mécaniques mystérieuses de la pseudo-jungle du Wakanda. Lee, quant à lui, comble la narration par une succession d’exclamations émerveillées à la vue de ce paradis artificiel. Après tout, les Quatre Fantastiques ont presque plus été vaincus par la jungle du Wakanda que par les super-pouvoirs de la Panthère Noire. Pour Lee et Kirby, le paysage du Wakanda, avec sa richesse technologique, recèle la composante la plus « super » du personnage de la Panthère Noire. En fusionnant de manière inextricable la figure du superhéros avec deux des utopies américaines les plus marquées par la nostalgie – le passé paradisiaque de l’éden biblique et l’ère spatiale du Tomorrowland de Disney –, Lee et Kirby ont offert une vision surprenante du Super-pouvoir Noir qui tient plus du super-lieu que du super-pouvoir.


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On dit les années 1960, les Trente Glorieuses, tout ça, mouais... Pour moi, c’était pas très glorieux. J’allais au foyer municipal, que j’appelais la « patate électrique », je ne sais plus pourquoi, et je chopais des tickets d’alimentation de la mairie. Les bleus pour la viande, les jaunes sans viande, mais avec ma sœur, on se faisait toujours éjecter de la file des bleus. On avait du ragoût de mouton sans viande, sandwich beurre-jambon sans jambon, avec margarine. Alors un jour, je devais avoir 11 ans, j’ai volé le vélo du boucher : il avait une petite roue devant et son panier plein de barbaque. Il était un peu surdimensionné pour le branleur que j’étais, fallait que je pilote à travers le cadre, du coup, je me suis pris une gamelle et le boucher m’est tombé dessus : « Dis donc, petit enculé ! » Hop, à la taule.

Le 18 décembre 2015, cela fera 30 ans, jour pour jour, que Georges Courtois, Karim Khalki et Patrick Thiollet ont pris la cour d’assises du Tribunal de Nantes en otage. Revolvers et grenades au poing, ils convoquent les caméras de FR3 et renversent la vapeur : pendant 34 heures, au lieu d’être condamnés ce jour pour divers braquages, ils font en direct à la télévision le procès de la justice, des magistrats et de la société carcérale dans laquelle ils se trouvent piégés. Cette attaque en forme de dénonciation, unique en son genre, ne s’est pas improvisée du jour au lendemain : il aura fallu des années d’humiliations subies et de coups rendus pour aboutir à ce passage à l’acte, dans une condamnation sans appel de la justice. Préférant la prison pour un mot juste qu’une liberté à demi-mot, Georges Courtois a aujourd’hui 67 ans et habite à Nantes. Il est dehors depuis l’an dernier et a passé plus de la moitié de sa vie enfermé. Dans ses Mémoires qu’il publie en novembre 2015 aux éditions du Nouvel Attila, il raconte l’escalade : comment et pourquoi la prise d’otage du tribunal avait un sens bien au-delà de sa biographie. Pendant plusieurs jours d’entretien avec lui, il nous a livré la version abrégée de son parcours de malfaiteur professionnel et d’homme de lettres malicieux.


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1. Fondé en 1820, le bagne militaire de Belle-île devient prison politique en 1849, camp de prisonniers prussiens en 1870, lieu d’internement des communardes de 1871, puis bagne pour enfants « délinquants ». En 1902, le ministère de la Justice fonde la colonie agricole et maritime de Belle-Île. Avant de devenir un Ipes ( Institution publique d’éducation surveillée) en 1945, l’établissement connaît une importante révolte des internés en 1934, suivie d’une battue pour retrouver les enfants échappés qui inspirera le poème de Prévert « Bandit, voyou, voleur, chenapan... ».

Je disais à ma mère que j’allais faire les courses, elle voulait pas que je vole, mais quand je ramenais la viande, elle la faisait cuire quand même. Ç’a toujours été comme ça, elle ne se préoccupait pas de savoir d’où venait l’oseille. Donc à cet âge-là, pour un vélo, j’ai fait mes premiers stages d’enfermement. Et puis après, faut dire que dans l’institution je ne suis pas tombé sur les bonnes personnes : des enculés qui m’ont détruit ma vision sociale, qui m’ont empêché de finir mes études ; ils m’ont mis dans des trucs contraignants, répressifs. Dès le départ, j’étais toujours ramené à ce qu’ils voulaient : ils ont décidé que je serais plombier et ils ne m’ont plus lâché avec cette idée durant toute ma jeunesse. Moi, j’ai jamais voulu faire ça, à l’époque je voulais être ingénieur, ça marquait bien. En 1961, j’ai été placé à Bordeaux, au Prado : c’était un orphelinat au départ et un bagne pour enfants par la suite, comme à BelleÎle 1 . Là, c’était chaud. Les éducateurs ont ramené un mec d’Algérie, un sergent : quand tu passais à l’interrogatoire, t’y passais bien. C’était terrible, ces gens-là étaient quasi des tor tionnaires. A lors quand t’arrives à te tirer de là, tu vas visiter une maison à côté, pour piquer deux-trois trucs à revendre et te faire la grande vie. Y’avait 280 mecs là-dedans : 200 comme moi qui faisaient l’objet d’un placement judiciaire et 80 qui étaient en placements familiaux. Ceux-là, ils restaient une semaine, et hop ils passaient en équipe A, avec nous. Forcément, ils allaient voler des voitures avec nous, donc ils se faisaient serrer ! Il y avait un mitard, avec deux pièces, une plus basse que l’autre. Ils te mettaient là, et ils envoyaient la flotte. L’eau arrivait par les trous, quinze centimètres d’eau et tu restais debout toute la journée les pieds glacés. « Tu peux t’asseoir si tu veux », qu’il disait l’autre gradé. Sur le coup, je trouvais ça rigolo, on s’en amusait plus qu’on en souffrait, mais avec le recul, faut vraiment être des enculés pour faire ça à des gosses.

Avec les potes, lors de nos escapades, il y avait le phénomène d’entraînement, une espèce d’émulation. Tu ne pouvais pas te montrer faible, quand t’étais invité à un coup tordu, fallait y aller, quoi. La moyenne, c’était 14-16 ans, que des mecs terribles qui avaient fait les 400 coups, des asociaux économiques, avec leurs parents au chômage et tout. Ma vie, aujourd’hui, je la raconte pas pour faire joli. C’est une escalade, c’était obligé que ça finisse comme ça. Quand j’avais 1415 ans déjà, je savais qu’un jour je ferai un truc terrible. Je me voyais déjà avancer dans le ravin.

Cambrioleur de jour E n 1 9 6 4 , i l s m’ont envoy é prendre mes quartiers à la maison d’arrêt de Niort. Je sors en 1965, j’avais 18 ans et je rencontre Chantal un an plus tard, qui deviendra ma femme. J’étais jeune, souvent absent pour « raisons professionnelles ». J’ai eu l’honnêteté de lui expliquer que ça allait se passer comme ça, que j’avais déjà été en prison, que je risquais de disparaître de temps en temps. Elle a dit OK, ça s’est bien goupillé, j’ai été faire six mois de prison par-ci, un an par-là, et puis on a décidé d’avoir des enfants. Je lui ai dit que ça allait continuer quand même, on a été heureux. Elle a élevé nos enfants dans ça, elle ne leur a jamais dit que j’étais à l’hôpital ou en train de travailler, mais que j’étais en prison. Ils ont machiné ça comme ça, idem pour mes petits-enfants qui ont toujours su que Papy était un gangster. Chantal, ça lui a pas fait une vie facile, avec les gamins à s’occuper toute seule et moi qui sortais un peu déphasé de temps à autre, mais elle a été une femme épatante 2. Mon vieux est mort à 39 ans, relativement jeune. En vrai, mes seuls rapports avec lui étaient de répression. Je sais pas pourquoi il était comme ça, parce que c’était un bon mec dans le fond. Il a essayé de m’entraîner dans le monde du travail avec lui, quand je suis sorti du placard à 18 ans. Moi, j’avais besoin

2.On peut entendre Chantal témoigner des difficultés d’une femme de détenus dans le film de la réalisatrice Stéphane Mercurio, À côté, 2007, aux éditions Montparnasse. Ce précieux documentaire se déroule dans la maison de l’association Ti-Tomm, et donne la parole aux femmes, mères, compagnes de prisonniers.

de respirer un peu, puis finalement je lui ai dit que ça ne m’intéressait pas ses machins maritimes. À cet âge-là, il ne déconnait plus, il ne s’avisait plus de me mettre la main dessus, sinon je l’aurais dérouillé. Mais quand j’avais 13-14 ans, fallait voir, il était sans pitié le mec. Et puis sur un chantier à Rochefort, il y est passé, accident de travail, tombé du haut d’une grue. Ça m’a passé définitivement le goût du salariat. Des années après, je suis quand même aller emmerder son entreprise, fusil au poing, pour récupérer la pension pour ma mère, sinon ils lui auraient rien filé. Bref, du coup, j’ai bougé à Paris et peu à peu, j’ai fait mes classes. J’étais quand même respectueux des gens, tout en les volant ou les dérouillant. J’étais voleur par nécessité, ce n’était pas tout à fait le même état d’esprit qu’aujourd’hui, tu n’avais pas de besoins grandioses à l’époque. Pas besoin de survêt’ dernier cri, d’ordinateur... Assez vite, je me suis mis cambrioleur de jour. On faisait les magasins : boucheries, boulangeries, charcuteries, poissonneries. On travaillait tous les midis, sauf le jeudi, le samedi et le dimanche. On faisait les commerces où le mari et la femme travaillaient. La femme derrière la caisse, et le mari derrière l’étal. On regardait leur nom sur la porte, on allait dans le couloir à côté, et on les cassait chez eux pendant qu’ils travaillaient bien comme il faut. On leur prenait au moins leur recette de la veille. Pas grand-chose, mais on en faisait cinq ou six dans la journée. Après, je me suis mis casseur de meubles, mais de châteaux seulement, hein. Là, y’avait de l’oseille. Je me suis fait des célébrités : l’ancienne propriétaire d’Une de Mai, le trotteur qu’a gagné le Prix d’Amérique ou la comtesse de Montesson, qu’était maquée avec le baron de Redé ; comme on était en forme, on les a cassés tous les deux le même jour : unis dans le bonheur comme dans le malheur ! Ça a duré de 1967 à 71, je travaillais sur commande. Je connaissais des fourgues italiens aux puces de Clignancourt. Ils avaient un mec


3. Les mutineries de l’été 1974 sont l’apogée d’une série de révoltes de prisonniers au début des années 1970 pour dénoncer leurs conditions de détention. Le 21 novembre 1971, 400 prisonniers de Poissy, rejoints par ceux de la Santé, mènent une grève de la faim contre la circulaire Pleven interdisant les colis de Noël. Le 5 décembre, la centrale de Toul se soulève,

réclamant la démission du directeur. Du 18 juillet au 5 août 1974, 89 mouvements de révolte et 9 mutineries se déclenchent, se soldant « offciellement » par la mort de sept personnes. (source : <alternativelibertaire.org/?Septembre-1971-Une-vague-de>).

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déguisé en employé EDF, et un autre en costard. Avec leur voiture bleue volée, ces deux-là repéraient les châteaux et faisaient des « contrôles de sécurité des demeures de plus de cent ans », visitaient de la cave aux combles, et récoltaient des informations : « Les propriétaires ne viennent que deux fois dans l’année, ah bon, et la prochaine fois, ce sera quand ? » Pendant la visite, ils faisaient l’inventaire de tous les meubles du château, puis donnaient la liste aux Ritals des puces. Deux ou trois mois après, ils convoquaient une équipe. On ne se connaissait pas : « Demain soir, telle adresse, vous ramenez ça. » Ils louaient des camions, nous demandaient de voler les mêmes et mettaient les plaques des camions loués sur les volés pour faire la route, parce qu’en cas de problèmes, tu jetais les papiers et la plaque, et tu laissais le bordel fauché sur place. Fallait voir ça, ils te filaient 600 000 balles au cul du camion quand t’arrivais avec le chargement ! En 1973, Carman Rives, un bon pote que j’avais rencontré gamin au Prado, dans la prison pour mômes, est arrêté pour avoir allongé un vigile. Moi, j’avais fait 19 mois de préventive pour le trafic de meubles, mais j’ai fini par obtenir un nonlieu. À ma sortie, je décide alors de braquer une armurerie, et avec le frère de Carman, on se met en route pour le libérer. Mais le frangin a pris peur que son aîné le moleste un fois dehors, car il lui avait fait quelques crasses. Le branleur m’a donc dénoncé aux f lics, qui m’ont serré et mis sur le dos une belle liste de délits, dont le braquage de l’armurerie. Je retourne donc aussi sec en préventive.

personne n’est conscient de la gravité. Il y avait déjà la radio et la presse quotidienne dans les prisons, donc on savait tout ce qui se passait ailleurs : quand ça en attaque une, c’est fini, les autres s’y mettent aussi. Y’a des mecs qui subissent des trucs sévères en prison, et pour eux, c’est chaud, ils finissent dans un état lamentable. Moi, j’ai toujours essayé de me mettre en isolement, pour avoir la paix. Je me disais que l’enfermement, c’est comme un sportif qui a un accident grave et se retrouve sur le banc : il ne regrette pas. Il vit pas son handicap comme une fatalité terrible, mais il le lie à ce qu’il aimait faire. Donc ça atténue le truc. En taule, j’ai croisé du beau monde. Le gang des Lyonnais, la French Connection, et tout le bordel. Ils voulaient pas avoir affaire avec des gens comme moi et ceux que je fréquentais à l’époque, des électrons libres. Moi, je rentre dans un bar et je peux ouvrir le feu, j’en ai rien à foutre, mais eux, ils veulent pas de ça, tu vois ? C’est des diplomates, des hommes d’affaires en réalité, ils négocient le mouvement. Ils t’envoyaient des émissaires : faut pas déconner, faut pas faire des trucs comme ça, ça la fout mal quand même, etc. D’ailleurs, y’a un inspecteur de police qui est venu un jour au tribunal et le président lui a demandé : « Qu’est-ce que vous pouvez nous dire de M. Courtois ? » Il a répondu : « On peut rien dire, parce que, vous comprenez, M. le président, les comme lui, ils font pas partie du milieu traditionnel. C’est très difficile de savoir quelles sont leurs activités criminelles exactes. » Le président l’a repris : « Parce que vous voulez dire que s’il faisait partie du milieu... » « Ah ben, l’autre a dit, même le chien du commissaire connaît tout des activités du milieu traditionnel. » Les prisonniers politiques, je les aimais bien, mais le problème, c’est que c’est des mecs qui vivent en prison, complètement à part. Les gars de l’ETA ou plus tard d’Action Directe, c’est des militants, donc des martyrs de la révolution. Ils ne sont pas concernés par ce que j’appelle le

côté social et répressif de la chose, parce qu’eux sont quasiment volontaires. Et puis fallait pas entamer une discussion, parce que là, ils n’y étaient plus du tout. Enfin, c’est toi qui n’y étais plus, ils t’attaquaient sur le prolétariat, ils te sortaient le livre, et là, t’en pouvais plus. Le gangster de base ou le mec qui est en prison pour un braquage de supermarché, il n’en a rien à foutre de Marx et de Proudhon. Les politiques, c’est des gens très conviviaux, ceci étant dit, mais si tu veux discuter du sens de la justice par exemple, ils ne parlent pas le même langage que toi, c’est pas la même justice pour eux. C’est pas le délinquant, comme moi, qu’on a traîné en prison d’année en année. C’est des gens victimes d’un système politique, pas d’un système social. Ça pourrait se rejoindre, finalement, mais c’est pas le même truc, pas la même perception de la répression.

Dans les prisons de Nantes En 1974, je faisais une licence de droit à la maison d’arrêt d’Angers, quand il y a eu les mutineries. Ç’a été les pires, avec les prisons qui brûlaient et pas mal de morts parmi les prisonniers 3 . En réalité, ce genre de choses, ça se passe dans une ambiance de fête. Je veux dire,

Les lettres d’insultes À l’époque des émeutes de 1974, les gardes mobiles viennent me chercher à la prison d’Angers, ils tuent mon chat en l’éclatant contre un mur – ouais, j’avais un chat qui s’appelait Perpète et que le directeur avait bien voulu me laisser –, ce qui me fout passablement en rogne, et ils m’emmènent à Rennes. Là, je commence à trouver que ma préventive dure un peu longtemps : 15 mois sans nouvelles, quand même ! Je décide d’interpeler le procureur pour lui dire que ça commence à bien faire et lui demander la tenue de mon procès. Il me répond laconiquement qu’il ne désire plus que je lui écrive. Là-dessus, j’apprends que mon pote Carman Rives est condamné à perpétuité pour le meurtre du vigile. On avait eu de bons moments, et l’idée qu’on l’enferme en vie, ça m’a foutu les boules. C’est alors que commence ma carrière d’insulteur. Une belle carrière.


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